Les quarante-cinq — Tome 3
LXXXII
CE QUI ARRIVA DANS LE RÉDUIT DE MAÎTRE BONHOMET
Lorsque le capitaine rentra dans le réduit avec un panier de douze bouteilles à la main, Chicot le reçut d'un air tellement ouvert et souriant, que Borromée fut tenté de prendre Chicot pour un niais.
Borromée avait hâte de déboucher les bouteilles qu'il était allé chercher à la cave; mais ce n'était rien, en comparaison de la hâte de Chicot.
Aussi les préparatifs ne furent-ils pas longs. Les deux compagnons, en buveurs expérimentés, demandèrent quelques salaisons, dans le but louable de ne pas laisser éteindre la soif. Ces salaisons leur furent apportées par Bonhomet, auquel chacun d'eux jeta un dernier coup d'oeil.
Bonhomet répondit à chacun d'eux; mais si quelqu'un eût pu juger ces deux coups d'oeil, il eût trouvé une grande différence entre celui qui était adressé à Borromée et celui qui était adressé à Chicot.
Bonhomet sortit et les deux compagnons commencèrent à boire.
D'abord, comme si l'occupation était trop importante pour que rien dût l'interrompre, les deux buveurs avalèrent bon nombre de rasades sans échanger une seule parole.
Chicot surtout était merveilleux; sans avoir dit autre chose que:
— Par ma foi, voilà du joli bourgogne!
Et:
— Sur mon âme, voilà d'excellent jambon!
Il avait avalé deux bouteilles, c'est-à-dire une bouteille par phrase.
— Pardieu! murmurait à part lui Borromée, voilà une singulière chance que j'ai eue de tomber sur un pareil ivrogne.
A la troisième bouteille, Chicot leva les yeux au ciel.
— En vérité, dit-il, nous buvons d'un train à nous enivrer.
— Bon! ce saucisson est si salé! dit Borromée.
— Ah! cela vous va, dit Chicot, continuons, l'ami, j'ai la tête solide.
Et chacun d'eux avala encore sa bouteille.
Le vin produisait sur les deux compagnons un effet tout opposé: il déliait la langue de Chicot et nouait celle de Borromée.
— Ah! murmura Chicot, tu te tais, l'ami; tu doutes de toi.
— Ah! se dit tout bas Borromée, tu bavardes, donc tu te grises.
— Combien faut-il donc de bouteilles, compère? demanda Borromée.
— Pour quoi faire? dit Chicot.
— Pour être gai.
— Avec quatre, j'ai mon compte.
— Et pour être gris?
— Mettons-en six.
— Et pour être ivre?
— Doublons.
— Gascon! pensa Borromée; il balbutie et n'en est encore qu'à la quatrième.
— Alors nous avons de la marge, dit Borromée, en tirant du panier une cinquième bouteille pour lui et une cinquième pour Chicot.
Seulement Chicot remarquait que des cinq bouteilles rangées à la droite de Borromée, les unes étaient à moitié, les autres aux deux tiers, aucune n'était vide.
Cela le confirma dans cette pensée qui lui était venue tout d'abord, que le capitaine avait de mauvaises intentions à son égard.
Il se souleva pour aller au devant de la cinquième bouteille que lui présentait Borromée, et oscilla sur ses jambes.
— Bon! dit-il, avez-vous senti?
— Quoi?
— Une secousse de tremblement de terre.
— Bah!
— Oui, ventre de biche! heureusement que l'hôtellerie de la Corne d'Abondance est solide, quoiqu'elle soit bâtie sur pivot.
— Comment! elle est bâtie sur pivot? demanda Borromée.
— Sans doute, puisqu'elle tourne.
— C'est juste, dit Borromée en avalant son verre jusqu'à la dernière goutte; je sentais bien l'effet, mais je ne devinais pas la cause.
— Parce que vous n'êtes pas latiniste, dit Chicot, parce que vous n'avez pas lu le traité De natura rerum; si vous l'eussiez lu, vous sauriez qu'il n'y a pas d'effet sans cause.
— Eh bien! mon cher confrère, dit Borromée, car enfin vous êtes capitaine comme moi, n'est-ce pas?
— Capitaine depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, répondit Chicot.
— Eh bien! mon cher capitaine, reprit Borromée, dites-moi, puisqu'il n'y a pas d'effet sans cause, à ce que vous prétendez, dites-moi quelle était la cause de votre déguisement?
— De quel déguisement?
— De celui que vous portiez lorsque vous êtes venu chez dom Modeste.
— Comment donc étais-je déguisé?
— En bourgeois.
— Ah! c'est vrai.
— Dites-moi cela, et vous commencerez mon éducation de philosophe.
— Volontiers; mais, à votre tour, vous me direz, n'est-ce pas, pourquoi vous étiez déguisé en moine? confidence pour confidence.
— Tope! dit Borromée.
— Touchez là, dit Chicot, et il tendit sa main au capitaine.
Celui-ci frappa d'aplomb dans la main de Chicot.
— A mon tour, dit Chicot.
Et il frappa à côté de la main de Borromée.
— Bien! dit Borromée.
— Vous voulez donc savoir pourquoi j'étais déguisé en bourgeois? demanda
Chicot d'une langue qui allait s'épaississant de plus en plus.
— Oui, cela m'intrigue.
— Et vous me direz à votre tour?
— Parole d'honneur.
— Foi de capitaine; d'ailleurs n'est-ce pas chose convenue?
— C'est vrai, je l'avais oublié. Eh bien! c'est tout simple.
— Dites alors.
— Et en deux mots vous serez au courant.
— J'écoute.
— J'espionnais pour le roi.
— Comment, vous espionniez.
— Oui.
— Vous êtes donc espion par état?
— Non, en amateur.
— Qu'espionniez-vous chez dom Modeste?
— Tout. J'espionnais dom Modeste d'abord, puis frère Borromée ensuite, puis le petit Jacques, puis tout le couvent.
— Et qu'avez-vous découvert, mon digne ami?
— J'ai d'abord découvert que dom Modeste était une grosse bête.
— Il ne faut pas être fort habile pour cela.
— Pardon, pardon, car Sa Majesté Henri III, qui n'est pas un niais, le regarde comme la lumière de l'Église, et compte en faire un évêque.
— Soit, je n'ai rien à dire contre cette promotion, au contraire; je rirai bien ce jour-là; et qu'avez-vous découvert encore?
— J'ai découvert que certain frère Borromée n'était pas un moine, mais un capitaine.
— Ah! vraiment! vous avez découvert cela?
— Du premier coup.
— Après?
— J'ai découvert que le petit Jacques s'exerçait avec le fleuret, en attendant qu'il s'escrimât avec l'épée, et qu'il s'exerçait sur une cible, en attendant qu'il s'exerçât sur un homme.
— Ah! tu as découvert cela! dit Borromée, en fronçant le sourcil, et, après, qu'as-tu découvert encore?
— Oh! donne-moi à boire, ou sans cela je ne me souviendrai plus de rien.
— Tu remarqueras que tu entames la sixième bouteille, dit Borromée en riant.
— Aussi je me grise, dit Chicot, je ne prétends pas le contraire; sommes- nous donc venus ici pour faire de la philosophie?
— Non, nous sommes venus ici pour boire.
— Buvons donc!
Et Chicot remplit son verre.
— Eh bien! demanda Borromée lorsqu'il eut fait raison à Chicot, te souviens-tu?
— De quoi?
— De ce que tu as vu encore dans le couvent?
— Parbleu! dit Chicot.
— Eh bien! qu'as-tu vu?
— J'ai vu que les moines, au lieu d'être des frocards, étaient des soudards, et au lieu d'obéir à dom Modeste, t'obéissaient à toi. Voilà ce que j'ai vu.
— Ah! vraiment; mais sans doute ce n'est pas encore tout?
— Non; mais à boire, à boire, à boire, ou la mémoire va m'échapper.
Et comme la bouteille de Chicot était vide, il tendit son verre à
Borromée, qui lui versa de la sienne.
Chicot vida son verre sans reprendre haleine.
— Eh bien! nous rappelons-nous? demanda Borromée.
— Si nous nous rappelons?… je le crois bien!
— Qu'as-tu vu encore?
— J'ai vu qu'il y avait un complot.
— Un complot! dit Borromée, pâlissant.
— Un complot, oui, répondit Chicot.
— Contre qui?
— Contre le roi.
— Dans quel but?
— Dans le but de l'enlever.
— Et quand cela?
— Quand il reviendrait de Vincennes.
— Tonnerre!
— Plaît-il?
— Rien. Ah! vous avez vu cela?
— Je l'ai vu.
— Et vous en avez prévenu le roi!
— Parbleu! puisque j'étais venu pour cela.
— Alors c'est vous qui êtes cause que le coup a manqué?
— C'est moi, dit Chicot.
— Massacre! murmura Borromée entre ses dents.
— Vous dites? demanda Chicot.
— Je dis que vous avez de bons yeux, l'ami.
— Bah! répondit Chicot en balbutiant, j'ai vu bien autre chose encore. Passez-moi une de vos bouteilles, à vous, et je vous étonnerai quand je vous dirai ce que j'ai vu.
Borromée se hâta d'obtempérer au désir de Chicot.
— Voyons, dit-il, étonnez-moi.
— D'abord, dit Chicot, j'ai vu M. de Mayenne blessé.
— Bah!
— La belle merveille! il était sur ma route. Et puis, j'ai vu la prise de
Cahors.
— Comment! la prise de Cahors! vous venez donc de Cahors?
— Certainement. Ah! capitaine, c'était beau à voir, en vérité, et un brave comme vous eût pris plaisir à ce spectacle.
— Je n'en doute pas; vous étiez donc près du roi de Navarre?
— Côte à côte, cher ami, comme nous sommes.
— Et vous l'avez quitté?
— Pour annoncer cette nouvelle au roi de France.
— Et vous arrivez du Louvre?
— Un quart d'heure avant vous.
— Alors, comme nous ne nous sommes pas quittés depuis ce temps-là, je ne vous demande pas ce que vous avez vu depuis notre rencontre au Louvre.
— Au contraire, demandez, demandez, car, sur ma parole, c'est le plus curieux.
— Dites, alors.
— Dites, dites! fit Chicot; ventre de biche! c'est bien facile à dire:
Dites!
— Faites un effort.
— Encore un verre de vin pour me délier la langue… tout plein, bon. Eh bien! j'ai vu, camarade, qu'en tirant la lettre de Son Altesse le duc de Guise de ta poche, tu en as laissé tomber une autre.
[Illustration: Ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois. — PAGE 105.]
— Une autre! s'écria Borromée en bondissant.
— Oui, dit Chicot, qui est là.
Et après avoir fait deux ou trois écarts, d'une main avinée, il posa le bout de son doigt sur le pourpoint de buffle de Borromée, à l'endroit même où était la lettre.
Borromée tressaillit comme si le doigt de Chicot eût été un fer rouge, et que ce fer rouge eût touché sa poitrine au lieu de toucher son pourpoint.
— Oh! oh! dit-il, il ne manquerait plus qu'une chose.
— A quoi?
— A tout ce que vous avez vu.
— Laquelle?
— C'est que vous sussiez à qui cette lettre est adressée.
— Ah! belle merveille! dit Chicot en laissant tomber ses deux bras sur la table; elle est adressée à madame la duchesse de Montpensier.
— Sang du Christ! s'écria Borromée, et vous n'avez rien dit de cela au roi, j'espère?
— Pas un mot, mais je le lui dirai.
— Et quand cela?
— Quand j'aurai fait un somme, dit Chicot.
Et il laissa tomber sa tête sur ses bras, comme il avait laissé tomber ses bras sur la table.
— Ah! vous savez que j'ai une lettre pour la duchesse? demanda le capitaine d'une voix étranglée.
— Je sais cela, roucoula Chicot, parfaitement.
— Et si vous pouviez vous tenir sur vos jambes, vous iriez au Louvre?
— J'irais au Louvre.
— Et vous me dénonceriez?
— Et je vous dénoncerais.
— De sorte que ce n'est pas une plaisanterie?
— Quoi?
— Qu'aussitôt votre somme achevé….
— Eh bien?
— Le roi saura tout?
— Mais, mon cher ami, reprit Chicot en soulevant sa tête et en regardant Borromée d'un air languissant, comprenez donc; vous êtes conspirateur, je suis espion; j'ai tant par complot que je dénonce; vous tramez un complot, je vous dénonce. Nous faisons chacun notre métier, et voilà. Bonsoir, capitaine.
Et en disant ces mots, non-seulement Chicot avait repris sa première position, mais encore il s'était arrangé sur son siège et sur la table de telle façon, que le devant de sa tête étant enseveli dans ses mains et le derrière abrité par son casque, il ne présentait de surface que le dos.
Mais aussi, ce dos, dépouillé de sa cuirasse placée sur une chaise, s'était complaisamment arrondi.
— Ah dit Borromée, en fixant sur son compagnon un oeil de flamme, ah! tu veux me dénoncer, cher ami?
— Aussitôt que je serai réveillé, cher ami, c'est convenu, fit Chicot.
— Mais il faut savoir si tu te réveilleras! s'écria Borromée.
Et, en même temps, il appliqua un furieux coup de dague sur le dos de son compagnon de bouteille, croyant le percer d'outre en outre et le clouer à la table.
Mais Borromée avait compté sans la cotte de mailles empruntée par Chicot au cabinet d'armes de dom Modeste.
La dague se brisa comme du verre sur cette brave cotte de mailles, à laquelle, pour la seconde fois, Chicot devait la vie.
En outre, avant que l'assassin fût revenu de sa stupeur, le bras droit de Chicot, se détendant comme un ressort, décrivit un demi-cercle et vint frapper d'un coup de poing pesant cinq cents livres le visage de Borromée, qui alla rouler, tout sanglant et tout meurtri, contre la muraille.
En une seconde, Borromée fut debout; en une autre seconde il eut l'épée à la main.
Ces deux secondes avaient suffi à Chicot pour se redresser et dégainer à son tour.
Toutes les vapeurs du vin s'étaient dissipées comme par enchantement; Chicot se tenait à demi rejeté sur sa jambe gauche, l'oeil fixe, le poignet ferme et prêt à recevoir son ennemi.
La table, comme un champ de bataille sur lequel étaient couchées les bouteilles vides, s'étendait entre les deux adversaires, et servait de retranchement à chacun.
Mais la vue du sang qui coulait de son nez sur son visage, et de son visage à terre, enivra Borromée, et, perdant toute prudence, il s'élança contre son ennemi, se rapprochant de lui autant que le permettait la table.
— Double brute! dit Chicot, tu vois bien que décidément c'est toi qui es ivre, car, d'un côté à l'autre de la table, tu ne peux pas m'atteindre, tandis que mon bras est de six pouces plus long que le tien, et mon épée de six pouces plus longue que la tienne. Et la preuve, tiens!
Et Chicot, sans même se fendre, allongea le bras avec la rapidité de l'éclair, et piqua Borromée au milieu du front.
Borromée poussa un cri, plus encore de colère que de douleur; et comme, à tout prendre, il était d'une bravoure excessive, il redoubla d'acharnement dans son attaque.
Chicot, toujours de l'autre côté de la table, prit une chaise et s'assit tranquillement.
— Mon Dieu! que ces soldats sont stupides! dit-il en haussant les épaules. Cela prétend savoir manier une épée, et le moindre bourgeois, si c'était son bon plaisir, les tuerait comme mouches. Allons, bien! il va m'éborgner maintenant. Ah! tu montes sur la table; bon! il ne manquait plus que cela. Mais prends donc garde, âne bâté que tu es, les coups de bas en haut sont terribles, et, si je le voulais, tiens, je t'embrocherais comme une mauviette.
Et il le piqua au ventre, comme il l'avait piqué au front.
Borromée rugit de fureur, et sauta en bas de la table.
— A la bonne heure, dit Chicot; nous voilà de plain-pied, et nous pouvons causer tout en escrimant. Ah! capitaine, capitaine, nous assassinons donc quelquefois comme cela dans nos moments perdus, entre deux complots?
— Je fais pour ma cause ce que vous faites pour la vôtre, dit Borromée, ramené aux idées sérieuses, et effrayé, malgré lui, du feu sombre qui jaillissait des yeux de Chicot.
— Voilà parler, dit Chicot, et cependant, l'ami, je vois avec plaisir que je vaux mieux que vous. Ah! pas mal.
Borromée venait de porter à Chicot un coup qui avait effleuré sa poitrine.
— Pas mal, mais je connais la botte; c'est celle que vous avez montrée au petit Jacques. Je disais donc que je valais mieux que vous, l'ami, car je n'ai point commencé la lutte, quelque bonne envie que j'en eusse; il y a plus, je vous ai laissé accomplir votre projet, en vous donnant toute latitude, et même encore, dans ce moment, je ne fais que parer; c'est que j'ai un arrangement à vous proposer.
— Rien! s'écria Borromée, exaspéré de la tranquillité de Chicot, rien!
Et il lui porta une botte qui eût percé le Gascon d'outre en outre, si celui-ci n'eût pas fait, sur ses longues jambes, un pas qui le mit hors de la portée de son adversaire.
— Je vais toujours te le dire, cet arrangement, pour ne rien avoir à me reprocher.
— Tais-toi! dit Borromée, inutile, tais-toi!
— Écoute, dit Chicot, c'est pour ma conscience; je n'ai pas soif de ton sang, comprends-tu? et ne veux te tuer qu'à la dernière extrémité.
— Mais, tue, tue donc, si tu peux! s'écria Borromée exaspéré.
— Non pas; déjà une fois dans ma vie j'ai tué un autre ferrailleur comme toi, je dirai même un autre ferrailleur plus fort que toi. Pardieu! tu le connais, il était aussi de la maison de Guise, lui, un avocat.
— Ah! Nicolas David! murmura Borromée, effrayé du précédent et se remettant sur la défensive.
— Justement.
— Ah! c'est toi qui l'as tué?
— Oh! mon Dieu, oui, avec un joli petit coup que je vais te montrer, si tu n'acceptes pas l'arrangement.
— Eh bien! quel est l'arrangement, voyons?
— Tu passeras du service du duc de Guise à celui du roi, sans quitter cependant celui du duc de Guise.
— C'est-à-dire que je me ferais espion comme toi?
— Non pas, il y aura une différence; moi on ne me paie pas, et toi on te paiera; tu commenceras par me montrer cette lettre de M. le duc de Guise à madame la duchesse de Montpensier; tu m'en laisseras prendre une copie, et je te laisserai tranquille jusqu'à nouvelle occasion. Hein! suis-je gentil?
— Tiens, dit Borromée, voilà ma réponse.
La réponse de Borromée était un coupe sur les armes, si rapidement exécuté, que le bout de l'épée effleura l'épaule de Chicot.
— Allons, allons, dit Chicot, je vois bien qu'il faut absolument que je te montre le coup de Nicolas David, c'est un coup simple et joli.
Et Chicot, qui jusque-là s'était tenu sur la défensive, fit un pas en avant et attaqua à son tour.
— Voici le coup, dit Chicot: je fais une feinte en quarte basse.
Et il fit sa feinte; Borromée para en rompant; mais, après ce premier pas de retraite, il fut forcé de s'arrêter, la cloison se trouvant derrière lui.
— Bien! c'est cela, tu pares le cercle, c'est un tort, car mon poignet est meilleur que le tien; je lie donc l'épée, je reviens en tierce haute, je me fends, et tu es touché, ou plutôt tu es mort.
En effet, le coup avait suivi ou plutôt accompagné la démonstration, et la fine rapière, pénétrant dans la poitrine de Borromée, avait glissé comme une aiguille entre deux côtes et piqué profondément, et avec un bruit mat, la cloison de sapin.
[Illustration: Jacques Clément.]
Borromée étendit les bras et laissa tomber son épée, ses yeux se dilatèrent sanglants, sa bouche s'ouvrit, une écume rouge parut sur ses lèvres, sa tête se pencha sur son épaule avec un soupir qui ressemblait à un râle, puis ses jambes cessèrent de le soutenir, et son corps, en s'affaissant, élargit la coupure de l'épée, mais ne put la détacher de la cloison, maintenue qu'elle était contre la cloison par le poignet infernal de Chicot, de sorte que le malheureux, semblable à un gigantesque phalène, resta cloué à la muraille que ses pieds battaient par saccades bruyantes.
Chicot, froid et impassible comme il était dans les circonstances extrêmes, surtout quand il avait au fond du coeur cette conviction qu'il avait fait tout ce que sa conscience lui prescrivait de faire, Chicot lâcha l'épée qui demeura plantée horizontalement, détacha la ceinture du capitaine, fouilla dans son pourpoint, prit la lettre et en lut la suscription:
Duchesse de Montpensier.
Cependant le sang filtrait en filets bouillants de la blessure, et la souffrance de l'agonie se peignait sur les traits du blessé.
— Je meurs, j'expire, murmura-t-il; mon Dieu, seigneur, ayez pitié de moi!
Ce dernier appel à la miséricorde divine, fait par un homme qui sans doute n'y avait guère songé que dans ce moment suprême, toucha Chicot.
— Soyons charitable, dit-il, et puisque cet homme doit mourir, qu'il meure au moins le plus doucement possible.
Et s'approchant de la cloison, il retira avec effort son épée de la muraille, et, soutenant le corps de Borromée, il empêcha que ce corps ne tombât lourdement à terre.
Mais cette dernière précaution était inutile, la mort était accourue rapide et glacée, elle avait déjà paralysé les membres du vaincu; ses jambes fléchirent, il glissa dans les bras de Chicot et roula lourdement sur le plancher.
Cette secousse fit jaillir de la blessure un flot de sang noir, avec lequel s'enfuit le reste de la vie qui animait encore Borromée.
Alors Chicot alla ouvrir la porte de communication, et appela Bonhomet.
Il n'appela pas deux fois, le cabaretier avait écouté à la porte, et avait successivement entendu le bruit des tables, des escabeaux, du frottement des épées et de la chute d'un corps pesant; or, il avait, surtout après la confidence qui lui avait été faite, trop d'expérience, ce digne monsieur Bonhomet, du caractère des gens d'épée en général, et de celui de Chicot en particulier, pour ne pas deviner de point en point ce qui s'était passé.
La seule chose qu'il ignorât, c'était celui des deux adversaires qui avait succombé.
Il faut le dire à la louange de maître Bonhomet, sa figure prit une expression de joie véritable, lorsqu'il entendit la voix de Chicot, et qu'il vit que c'était le Gascon qui, sain et sauf, ouvrait la porte.
Chicot, à qui rien n'échappait, remarqua cette expression, et lui en sut intérieurement gré.
Bonhomet entra en tremblant dans la petite salle.
— Ah! bon Jésus! s'écria-t-il, en voyant le corps du capitaine baigné dans son sang.
— Eh! mon Dieu, oui, mon pauvre Bonhomet, dit Chicot, voilà ce que c'est que de nous; ce cher capitaine est bien malade, comme tu vois.
— Oh! mon bon monsieur Chicot, mon bon monsieur Chicot! s'écria Bonhomet prêt à se pâmer.
— Eh bien! quoi? demanda Chicot.
— Que c'est mal à vous d'avoir choisi mon logis pour cette exécution; un si beau capitaine!
— Aimerais-tu mieux voir Chicot à terre et Borromée debout?
— Non, oh! non! s'écria l'hôte du plus profond de son coeur.
— Eh bien! c'est ce qui devait arriver cependant sans un miracle de la
Providence.
— Vraiment?
— Foi de Chicot; regarde un peu dans mon dos, mon dos me fait bien mal, cher ami.
Et il se baissa devant le cabaretier pour que ses deux épaules arrivassent à la hauteur de son oeil.
Entre les deux épaules le pourpoint était troué, et une tache de sang ronde et large comme un écu d'argent rougissait les franges du trou.
— Du sang! s'écria Bonhomet, du sang! ah! vous êtes blessé!
— Attends, attends.
Et Chicot défit son pourpoint, puis sa chemise.
— Regarde maintenant, dit-il.
— Ah! vous aviez une cuirasse! ah! quel bonheur, cher monsieur Chicot; et vous dites que le scélérat a voulu vous assassiner?
— Dame! il me semble que ce n'est pas moi qui ai été m'amuser à me donner un coup de poignard entre les deux épaules. Maintenant que vois-tu?
— Une maille rompue.
— Il y allait bon jeu bon argent, ce cher capitaine; et du sang?
— Oui, beaucoup de sang sous les mailles.
— Enlevons la cuirasse alors, dit Chicot.
Chicot enleva la cuirasse et mit à nu un torse qui semblait ne se composer que d'os, de muscles collés sur les os, et de peau collée sur les muscles.
— Ah! monsieur Chicot, s'écria Bonhomet, vous en avez large comme une assiette.
— Oui, c'est cela, le sang est extravasé; il y a ecchymose, comme disent les médecins; donne-moi du linge blanc, verse en partie égale dans un verre de bonne huile d'olive et de la lie de vin, et lave-moi cette tache, mon ami, lave.
— Mais ce corps, cher monsieur Chicot, ce corps, que vais-je en faire?
— Cela ne te regarde pas.
— Non. Donne-moi encre, plume et papier.
— A l'instant même, cher monsieur Chicot.
Bonhomet s'élança hors du réduit.
Pendant ce temps, Chicot, qui n'avait probablement pas de temps à perdre, chauffait à la lampe la pointe d'un petit couteau, et coupait au milieu de la cire le scel de la lettre.
Après quoi, rien ne retenant plus la dépêche, Chicot la tira de son enveloppe et la lut avec de vives marques de satisfaction.
Comme il venait d'achever cette lecture, maître Bonhomet rentra avec l'huile, le vin, le papier et la plume.
Chicot arrangea la plume, l'encre et le papier devant lui, s'assit à la table, et tendit le dos à Bonhomet avec un flegme stoïque.
Bonhomet comprit la pantomime et commença les frictions.
Cependant, comme si, au lieu d'irriter une douloureuse blessure, on l'eût voluptueusement chatouillée, Chicot, pendant ce temps, copiait la lettre du duc de Guise à sa soeur, et faisait ses commentaires à chaque mot.
Cette lettre était ainsi conçue:
« Chère soeur, l'expédition d'Anvers a réussi pour tout le monde, mais a manqué pour nous; on vous dira que le duc d'Anjou est mort; n'en croyez rien, il vit.
Il vit, entendez-vous, là est toute la question.
Il y a toute une dynastie dans ces mots; ces deux mots séparent la maison de Lorraine du trône de France mieux que ne le ferait le plus profond abîme.
Cependant ne vous inquiétez pas trop de cela. J'ai découvert que deux personnes que je croyais trépassées, existent encore, et il y a une grande chance de mort pour le prince dans la vie de ces deux personnes.
Pensez donc à Paris seulement; dans six semaines il sera temps que la Ligue agisse; que nos ligueurs sachent donc que le moment approche et se tiennent prêts.
L'armée est sur pied; nous comptons douze mille hommes sûrs et bien équipés; j'entrerai avec elle en France, sous prétexte de combattre les huguenots allemands qui vont porter secours à Henri de Navarre; je battrai les huguenots, et, entré en France en ami, j'agirai en maître. »
— Eh! eh! fit Chicot.
— Je vous fais mal, cher monsieur? dit Bonhomet, suspendant les frictions.
— Oui, mon brave.
— Je vais frotter plus doucement, soyez tranquille.
Chicot continua.
« P.S. J'approuve entièrement votre plan à l'égard des Quarante- Cinq; seulement, permettez-moi de vous dire, chère soeur, que vous ferez à ces drôles-là plus d'honneur qu'ils n'en méritent…. »
— Ah! diable! murmura Chicot, voilà qui devient obscur. Et il relut:
« J'approuve entièrement votre plan à l'égard des Quarante-Cinq…. »
— Quel plan? se demanda Chicot.
« Seulement, permettez-moi de vous dire, chère soeur, que vous ferez à ces drôles-là plus d'honneur qu'ils n'en méritent. »
— Quel honneur?
Chicot reprit:
« Qu'ils n'en méritent.
Votre affectionné frère,
H. DE LORRAINE. »
— Enfin, dit Chicot, tout est clair, excepté le post-scriptum. Bon! nous surveillerons le post-scriptum.
— Cher monsieur Chicot, se hasarda de dire Bonhomet, voyant que Chicot avait cessé d'écrire, sinon de penser, cher monsieur Chicot, vous ne m'avez point dit ce que j'aurais à faire de ce cadavre.
— C'est chose toute simple.
— Pour vous qui êtes plein d'imagination, oui, mais pour moi?
— Eh bien! suppose, par exemple, que ce malheureux capitaine se soit pris de querelle dans la rue avec des Suisses ou des reîtres, et qu'on te l'ait apporté blessé, aurais-tu refusé de le recevoir?
— Non, certes, à moins que vous ne me l'eussiez défendu, cher monsieur
Chicot.
— Suppose que, déposé dans ce coin, il soit, malgré les soins que tu lui donnais, passé de vie à trépas entre tes mains. Ce serait un malheur, voilà tout, n'est-ce pas?
— Certainement.
— Et au lieu d'encourir des reproches, tu mériterais des éloges pour ton humanité. Suppose encore qu'en mourant, ce pauvre capitaine ait prononcé le nom bien connu pour toi du prieur des Jacobins Saint-Antoine.
— De dom Modeste Gorenflot? s'écria Bonhomet avec étonnement.
— Oui, de dom Modeste Gorenflot. Eh bien! tu vas prévenir dom Modeste; dom Modeste s'empresse d'accourir, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, tu comprends, il est important qu'on retrouve la bourse, je te dis cela par manière d'avis, et comme on retrouve dans une des poches du mort sa bourse, et dans l'autre cette lettre, on ne conçoit aucun soupçon.
— Je comprends, cher monsieur Chicot.
— Il y a plus, tu reçois une récompense au lieu de subir une punition.
— Vous êtes un grand homme, cher monsieur Chicot; je cours au prieuré
Saint-Antoine.
— Attends donc, que diable! j'ai dit, la bourse et la lettre.
— Ah! oui, et la lettre, vous la tenez?
— Justement.
— Il ne faudra pas dire qu'elle a été lue et copiée?
— Pardieu! c'est justement pour cette lettre parvenue intacte que tu recevras une récompense.
— Il y a donc un secret dans cette lettre?
— Il y a, par le temps qui court, des secrets dans tout, mon cher
Bonhomet.
Et Chicot, après cette réponse sentencieuse, rattacha la soie sous la cire du scel en employant le même procédé, puis il unit la cire si artistement, que l'oeil le plus exercé n'y eût pu voir la moindre fissure.
Après quoi, il remit la lettre dans la poche du mort, se fit appliquer sur sa blessure le linge imprégné d'huile et de lie de vin en manière de cataplasme, remit la cotte de mailles préservatrice sur sa peau, sa chemise sur sa cotte de mailles, ramassa son épée, l'essuya, la repoussa au fourreau et s'éloigna.
Puis, revenant:
— Après tout, dit-il, si la fable que j'ai inventée ne te paraît pas bonne, il te reste à accuser le capitaine de s'être passé lui-même son épée au travers du corps.
— Un suicide?
— Dame! cela ne compromet personne, tu comprends.
— Mais on n'enterrera point ce malheureux en terre sainte.
— Peuh! dit Chicot, est-ce un grand plaisir à lui faire?
— Mais, oui, je crois.
— Alors, fais comme pour toi, mon cher Bonhomet; adieu.
Puis, revenant une seconde fois:
— A propos, dit-il, je vais payer, puisqu'il est mort.
Et Chicot jeta trois écus d'or sur la table.
Après quoi, il rapprocha son index de ses lèvres en signe de silence et sortit.
LXXXIII
LE MARI ET L'AMANT
Ce ne fut pas sans une puissante émotion que Chicot revit la rue des Augustins si calme et si déserte, l'angle formé par le pâté de maisons qui précédaient la sienne, enfin sa chère maison elle-même avec son toit triangulaire, son balcon vermoulu et ses gouttières ornées de gargouilles.
Il avait eu tellement peur de ne trouver qu'un vide à la place de cette maison; il avait si fort redouté de voir la rue bronzée par la fumée d'un incendie, que rue et maison lui parurent des prodiges de netteté, de grâce et de splendeur.
Chicot avait caché dans le creux d'une pierre servant de base à une des colonnes de son balcon, la clef de sa maison chérie. En ce temps-là une clef quelconque de coffre ou de meuble égalait en pesanteur et en volume les plus grosses clefs de nos maisons d'aujourd'hui; les clefs des maisons étaient donc, d'après les proportions naturelles, égales à des clefs de villes modernes.
Aussi Chicot avait-il calculé la difficulté qu'aurait sa poche à contenir la bienheureuse clef, et avait-il pris le parti de la cacher où nous avons dit.
Chicot éprouvait donc, il faut l'avouer, un léger frisson en plongeant les doigts dans la pierre; ce frisson fut suivi d'une joie sans pareille lorsqu'il sentit le froid du fer.
La clef était bien réellement à la place où Chicot l'avait laissée.
Il en était de même des meubles de la première chambre, de la planchette clouée sur la poutre et enfin des mille écus sommeillant toujours dans leur cachette de chêne.
Chicot n'était point un avare: tout au contraire; souvent même il avait jeté l'or à pleines mains, sacrifiant ainsi le matériel au triomphe de l'idée, ce qui est la philosophie de tout homme d'une certaine valeur; mais quand l'idée avait cessé momentanément de commander à la matière, c'est-à-dire lorsqu'il n'y avait pas besoin d'argent, de sacrifice, lorsqu'en un mot l'intermittence sensuelle régnait dans l'âme de Chicot, et que cette âme permettait au corps de vivre et de jouir, l'or, cette première, cette incessante, cette éternelle source des jouissances animales, reprenait sa valeur aux yeux de notre philosophe, et nul mieux que lui ne savait en combien de parcelles savoureuses se subdivise cet inestimable entier que l'on appelle un écu.
— Ventre de biche! murmurait Chicot accroupi au milieu de sa chambre, sa dalle ouverte, sa planchette à côté de lui et son trésor sous ses yeux; ventre de biche! j'ai là un bienheureux voisin, digne jeune homme, qui a fait respecter et a respecté lui-même mon argent; en vérité c'est une action qui n'a pas de prix par le temps qui court. Mordieu! je dois un remercîment à ce galant homme, et ce soir il l'aura.
Et là-dessus Chicot replaça sa planchette sur la poutre, sa dalle sur la planchette, s'approcha de la fenêtre, et regarda en face.
La maison avait toujours cette teinte grise et sombre que l'imagination prête comme une couleur de teinte naturelle aux édifices dont elle connaît le caractère.
— Il ne doit pas encore être l'heure de dormir, dit Chicot, et d'ailleurs ces gens-là, j'en suis certain, ne sont pas de bien enragés dormeurs; voyons.
Il descendit et alla, préparant toutes les gracieusetés de sa mine riante, frapper à la porte du voisin.
Il remarqua le bruit de l'escalier, le craquement d'un pas actif, et attendit cependant assez longtemps pour se croire obligé de frapper de nouveau.
A ce nouvel appel, la porte s'ouvrit, et un homme parut dans l'ombre.
— Merci et bonsoir, dit Chicot en étendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mes grâces, mon cher voisin.
— Plaît-il? fit une voix désappointée et dont l'accent surprit fort
Chicot.
En même temps l'homme qui était venu ouvrir la porte faisait un pas en arrière.
— Tiens! je me trompe, dit Chicot, ce n'est pas vous qui étiez mon voisin au moment de mon départ, et cependant, Dieu me pardonne, je vous connais.
— Et moi aussi, dit le jeune homme.
— Vous êtes monsieur le vicomte Ernauton de Carmainges.
— Et vous, vous êtes l'Ombre.
— En vérité, dit Chicot, je tombe des nues.
— Enfin, que désirez-vous, monsieur? demanda le jeune homme avec un peu d'aigreur.
— Pardon, je vous dérange peut-être, mon cher monsieur?
— Non, seulement vous me permettrez de vous demander, n'est-ce pas, ce qu'il y a pour votre service.
— Rien, sinon que je voulais parler au maître de la maison.
— Parlez alors.
— Comment cela?
— Sans doute; le maître de la maison, c'est moi.
— Vous? et depuis quand je vous prie?
— Dame! depuis trois jours.
— Bon! la maison était donc à vendre?
— Il paraît, puisque je l'ai achetée.
— Mais l'ancien propriétaire?
— Ne l'habite plus, comme vous voyez.
— Où est-il?
— Je n'en sais rien.
— Voyons, entendons-nous bien, dit Chicot.
— Je ne demande pas mieux, répondit Ernauton avec une impatience visible; seulement entendons-nous vite.
— L'ancien propriétaire était un homme de vingt-cinq à trente ans, qui en paraissait quarante?
— Non; c'était un homme de soixante-cinq à soixante-six ans, qui paraissait son âge.
— Chauve?
— Non, au contraire, avec une forêt de cheveux blancs.
— Il a une cicatrice énorme au côté gauche de la tête, n'est-ce pas?
— Je n'ai pas vu la cicatrice, mais bon nombre de rides.
— Je n'y comprends plus rien, fit Chicot.
— Enfin, reprit Ernauton, après un instant de silence, que vouliez-vous à cet homme, mon cher monsieur l'Ombre?
Chicot allait avouer ce qu'il venait faire; tout à coup le mystère de la surprise d'Ernauton lui rappela certain proverbe cher aux gens discrets.
— Je voulais lui rendre une petite visite comme cela se fait entre voisins, dit-il, voilà tout.
De cette façon, Chicot ne mentait pas et ne disait rien.
— Mon cher monsieur, dit Ernauton avec politesse, mais en diminuant considérablement l'ouverture de la porte qu'il tenait entrebâillée, mon cher monsieur, je regrette de ne pouvoir vous donner des renseignements plus précis.
— Merci, monsieur, dit Chicot, je chercherai ailleurs.
— Mais, continua Ernauton, en continuant de repousser la porte, cela ne m'empêche point de m'applaudir du hasard qui me remet en contact avec vous.
— Tu voudrais me voir au diable, n'est-ce pas? murmura Chicot, en rendant salut pour salut.
Cependant comme, malgré cette réponse mentale, Chicot, dans sa préoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton, enfermant son visage entre la porte et le chambranle, lui dit:
— Bien au revoir, monsieur.
— Un instant encore, monsieur de Carmainges, fit Chicot.
— Monsieur, c'est à mon grand regret, répondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j'attends quelqu'un qui doit venir frapper à cette porte même, et ce quelqu'un m'en voudrait de ne pas mettre toute la discrétion possible à le recevoir.
— Il suffit, monsieur, je comprends, dit Chicot; pardon de vous avoir importuné, et je me retire.
— Adieu, cher monsieur l'Ombre.
— Adieu, digne monsieur Ernauton.
Et Chicot, en faisant un pas en arrière, se vit doucement fermer la porte au nez.
Il écouta pour voir si le jeune homme défiant guettait son départ, mais le pas d'Ernauton remonta l'escalier; Chicot put donc regagner sans inquiétude sa maison, dans laquelle il s'enferma, bien résolu à ne pas troubler les habitudes de son nouveau voisin; mais, selon son habitude à lui, à ne pas trop le perdre de vue.
En effet, Chicot n'était pas homme à s'endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance, sans avoir palpé, retourné, disséqué ce fait avec la patience d'un anatomiste distingué; malgré lui, et c'était un privilège ou un défaut de son organisation, malgré lui toute forme incrustée en son cerveau se présentait à l'analyse par ses côtés saillants, de façon que les parois cérébrales du pauvre Chicot en étaient blessées, gercées et sollicitées à un examen immédiat.
Chicot, qui jusque-là avait été préoccupé de cette phrase de la lettre du duc de Guise:
« J'approuve entièrement votre plan à l'égard des Quarante-Cinq, » abandonna donc cette phrase dont il se promit de reprendre plus tard l'examen, pour couler à fond, séance tenante, la préoccupation nouvelle qui venait de prendre la place de l'ancienne préoccupation.
Chicot réfléchit qu'il était on ne peut plus étrange de voir Ernauton s'installer en maître dans cette maison mystérieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout à coup.
D'autant plus, qu'à ces habitants primitifs pouvait bien se rattacher pour
Chicot une phrase de la lettre du duc de Guise relative au duc d'Anjou.
C'était là un hasard digne de remarque, et Chicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels.
Il développait même à cet égard, lorsqu'on l'en sollicitait, des théories fort ingénieuses.
La base de ces théories était une idée qui, à notre avis, en valait bien une autre.
— Cette idée, la voici.
Le hasard est la réserve de Dieu.
Le Tout-Puissant ne fait donner sa réserve qu'en des circonstances graves, surtout depuis qu'il a vu les hommes assez sagaces pour étudier et prévoir les chances d'après la nature et les éléments régulièrement organisés.
Or, Dieu aime ou doit aimer à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux, dont il a déjà puni l'orgueil passé en les noyant, et dont il doit punir l'orgueil à venir en les brûlant.
Dieu donc, disons-nous, ou plutôt disait Chicot, Dieu aime à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux avec les éléments qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuvent prévoir l'intervention.
Cette théorie, comme on le voit, renferme de spécieux arguments, et peut fournir de brillantes thèses; mais sans doute le lecteur, pressé comme Chicot de savoir ce que venait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gré d'en arrêter le développement.
Donc Chicot réfléchit qu'il était étrange de voir Ernauton dans cette maison où il avait vu Remy.
Il réfléchit que cela était étrange par deux raisons: la première, à cause de là parfaite ignorance où les deux hommes vivaient l'un de l'autre, ce qui faisait supposer qu'il devait y avoir eu entre eux un intermédiaire inconnu à Chicot.
La seconde, que la maison avait dû être vendue à Ernauton, qui n'avait pas d'argent pour l'acheter.
— Il est vrai, se dit Chicot en s'installant le plus commodément qu'il put sur sa gouttière, son observatoire ordinaire, il est vrai que le jeune homme prétend qu'une visite va lui venir, et que cette visite est celle d'une femme; aujourd'hui, les femmes sont riches, et se permettent des fantaisies. Ernauton est beau, jeune et élégant: Ernauton a plus, on lui a donné rendez-vous, on lui a dit d'acheter cette maison; il a acheté la maison, et accepté le rendez-vous.
Ernauton, continua Chicot, vit à la cour; ce doit donc être quelque femme de la cour à qui il ait affaire. Pauvre garçon, l'aimera-t-il? Dieu l'en préserve! il va tomber dans ce gouffre de perdition. Bon! ne vais-je pas lui faire de la morale, moi?
De la morale doublement inutile et décuplement stupide.
Inutile, parce qu'il ne l'entend point, et que l'entendit-il, il ne voudrait pas l'écouter.
Stupide, parce que je ferais mieux de m'aller coucher et de penser un peu à ce pauvre Borromée.
À ce propos, continua Chicot devenu sombre, je m'aperçois d'une chose: c'est que le remords n'existe pas, et n'est qu'un sentiment relatif; le fait est que je n'ai pas de remords d'avoir tué Borromée, puisque la préoccupation où me met la situation de M. de Carmainges me fait oublier que je l'ai tué; et lui de son côté, s'il m'eût cloué sur la table comme je l'ai cloué contre la cloison, lui, n'aurait certes pas à cette heure plus de remords que je n'en ai moi-même.
Chicot en était là de ses raisonnements, de ses inductions et de sa philosophie, qui lui avaient bien pris une heure et demie en tout, lorsqu'il fut tiré de sa préoccupation par l'arrivée d'une litière venant du côté de l'hôtellerie du Fier-Chevalier.
Cette litière s'arrêta au seuil de la maison mystérieuse.
Une femme voilée en descendit, et disparut par la porte qu'Ernauton tenait entr'ouverte.
— Pauvre garçon! murmura Chicot, je ne m'étais pas trompé, et c'était bien une femme qu'il attendait, et là-dessus je m'en vais dormir.
Et là-dessus Chicot se leva, mais restant immobile quoique debout.
— Je me trompe, dit-il, je ne dormirai pas; mais je maintiens mon dire: si je ne dors pas, ce ne sera point le remords qui m'empêchera de dormir, ce sera la curiosité, et c'est si vrai ce que je dis là, que, si je demeure à mon observatoire, je ne serai préoccupé que d'une chose, c'est à savoir laquelle de nos nobles dames honore le bel Ernauton de son amour.
Mieux vaut donc que je reste à mon observatoire, puisque si j'allais me coucher, je ne me relèverais certainement pas pour y revenir.
Et là-dessus, Chicot se rassit.
Une heure s'était écoulée à peu près, sans que nous puissions dire si Chicot pensait à la dame inconnue ou à Borromée, s'il était préoccupé par la curiosité ou bourrelé par le remords, lorsqu'il crut entendre au bout de la rue le galop d'un cheval.
En effet, bientôt un cavalier apparut enveloppé dans son manteau.
Le cavalier s'arrêta au milieu de la rue et sembla chercher à se reconnaître.
Alors le cavalier aperçut le groupe que formaient la litière et les porteurs.
Le cavalier poussa son cheval sur eux; il était armé, car on entendait son épée battre sur ses éperons.
Les porteurs voulurent s'opposer à son passage; mais il leur adressa quelques mots à voix basse, et non seulement ils s'écartèrent respectueusement, mais encore l'un d'eux, comme il eut mis pied à terre, reçut de ses mains les brides de son cheval.
L'inconnu s'avança vers la porte, et y heurta rudement.
— Tudieu! se dit Chicot, que j'ai bien fait de rester! mes pressentiments, qui m'annonçaient qu'il allait se passer quelque chose, ne m'avaient point trompé. Voilà le mari, pauvre Ernauton! nous allons assister tout à l'heure à quelque égorgement.
Cependant, si c'est le mari, il est bien bon d'annoncer son retour en frappant si rudement.
Toutefois, malgré la façon magistrale dont avait frappé l'inconnu, on paraissait hésiter à ouvrir.
— Ouvrez! cria celui qui heurtait.
— Ouvrez, ouvrez! répétèrent les porteurs.
— Décidément, reprit Chicot, c'est le mari; il a menacé les porteurs de les faire fouetter ou pendre, et les porteurs sont pour lui.
Pauvre Ernauton! il va être écorché vif.
Oh! oh! si je le souffre, cependant, ajouta Chicot.
Car enfin, reprit-il, il m'a secouru, et par conséquent, le cas échéant, je dois le secourir.
Or, il me semble que le cas est échu ou n'échoira jamais.
Chicot était résolu et généreux; curieux, en outre; il détacha sa longue épée, la mit sous son bras, et descendit précipitamment son escalier.
Chicot savait ouvrir sa porte sans la faire crier, ce qui est une science indispensable à quiconque veut écouter avec profit.
Chicot se glissa sous le balcon, derrière un pilier et attendit.
A peine était-il installé que la porte s'ouvrit en face, sur un mot que l'inconnu souffla par la serrure; cependant il demeura sur la porte.
Un instant après, la dame apparut sur l'encadrement de cette porte.
La dame prit le bras du cavalier qui la reconduisit à la litière, en ferma la porte et monta à cheval.
— Plus de doute, c'était le mari, dit Chicot, bonne pâte de mari après tout, puisqu'il ne cherche pas un peu dans la maison pour faire éventrer mon ami de Carmainges.
La litière se mit en route, le cavalier marchant à la portière.
— Pardieu! se dit Chicot, il faut que je suive ces gens-là; que je sache ce qu'ils sont et où ils vont; je tirerai certainement de ma découverte quelque solide conseil pour mon ami de Carmainges.
Chicot suivit en effet le cortège, en observant cette précaution de demeurer dans l'ombre des murs et d'éteindre son pas dans le bruit du pas des hommes et des chevaux.
La surprise de Chicot ne fut pas médiocre, lorsqu'il vit la litière s'arrêter devant l'auberge du Fier-Chevalier.
Presque aussitôt, comme si quelqu'un eût veillé, la porte s'ouvrit.
La dame, toujours voilée, descendit, entra et monta à la tourelle, dont la fenêtre du premier étage était éclairée.
Le mari monta derrière elle.
Le tout était respectueusement précédé de dame Fournichon, laquelle tenait à la main un flambeau.
— Décidément, dit Chicot en se croisant les bras, je n'y comprends plus rien!…
LXXXIV
COMMENT CHICOT COMMENÇA A VOIR CLAIR DANS LA LETTRE DE M. DE GUISE
Chicot croyait bien avoir déjà vu quelque part la tournure de ce cavalier si complaisant; mais sa mémoire, s'étant un peu embrouillée pendant ce voyage de Navarre, où il avait vu tant de tournures différentes, ne lui fournissait pas avec sa facilité ordinaire le nom qu'il désirait prononcer.
Tandis que, caché dans l'ombre, il se demandait, les yeux fixés sur la fenêtre illuminée, ce que cet homme et cette femme étaient venus faire en tête-à-tête au Fier-Chevalier, oubliant Ernauton dans la maison mystérieuse, notre digne Gascon vit ouvrir la porte de l'hôtellerie, et, dans le sillon de lumière qui s'échappa de l'ouverture, il aperçut comme une silhouette noire de moinillon.
— Oh! oh! murmura-t-il, voilà ce me semble une robe de jacobin; maître Gorenflot se relâche-t-il donc de la discipline, qu'il permet à ses moutons d'aller vagabonder à pareille heure de la nuit et à pareille distance du prieuré?
Chicot suivit des yeux ce jacobin pendant qu'il descendait la rue des Augustins, et un certain instinct particulier lui dit qu'il trouverait dans ce moine le mot de l'énigme qu'il avait vainement demandé jusque-là.
D'ailleurs, de même que Chicot avait cru reconnaître la tournure du cavalier, il croyait reconnaître dans le moinillon certain mouvement d'épaule, certain déhanchement militaire qui n'appartiennent qu'aux habitués des salles d'armes et des gymnases.
— Je veux être damné, murmura-t-il, si cette robe-là ne renferme point ce petit mécréant qu'on voulait me donner pour compagnon de route et qui manie si habilement l'arquebuse et le fleuret.
A peine cette idée fut-elle venue à Chicot, que, pour s'assurer de sa valeur, il ouvrit ses grandes jambes, rejoignit en dix pas le petit compère, qui marchait retroussant sa robe sur sa jambe sèche et nerveuse pour aller plus vite.
Cela ne fut pas difficile, d'ailleurs, attendu que le moinillon s'arrêtait de temps en temps pour jeter un regard derrière lui, comme s'il s'éloignait à grand'peine et à regret.
Ce regard était constamment dirigé vers les vitres flamboyantes de l'hôtellerie.
Chicot n'avait pas fait dix pas qu'il était certain de ne pas s'être trompé.
— Holà! mon petit compère, dit-il; holà! mon petit Jacquot: holà! mon petit Clément. Halte!
Et il prononça ce dernier mot d'une façon si militaire, que le moinillon en tressaillit.
— Qui m'appelle? demanda le jeune homme avec un accent rude et plus provocateur que bienveillant.
— Moi! répliqua Chicot en se dressant devant le jacobin; moi, me reconnais-tu, mon fils?
— Oh! monsieur Robert Briquet! s'écria le moinillon.
— Moi-même, petit. Et où vas-tu comme cela si tard, enfant chéri?
— Au prieuré, monsieur Briquet.
— Soit; mais d'où viens-tu?
— Moi?
— Sans doute, petit libertin.
Le jeune homme tressaillit.
— Je ne sais pas ce que vous dites, monsieur Briquet, reprit-il; je suis, au contraire, envoyé en commission importante par dom Modeste, et lui-même en fera foi près de vous, si besoin est.
— Là, là, tout doux, mon petit saint Jérôme; nous prenons feu comme une mèche, à ce qu'il paraît.
— N'y a-t-il pas de quoi, lorsqu'on s'entend dire ce que vous me dites?
— Dame! c'est que, vois-tu, une robe comme la tienne sortant d'un cabaret à pareille heure….
— D'un cabaret, moi?
— Eh! sans doute, cette maison d'où tu sors, n'est-ce pas celle du Fier-
Chevalier? Ah! tu vois bien que je t'y prends!
— Je sortais de cette maison, dit Clément, vous avez raison, mais je ne sortais pas d'un cabaret.
— Comment, fit Chicot, l'hôtellerie du Fier-Chevalier n'est-elle pas un cabaret?
— Un cabaret est une maison où l'on boit, et comme je n'ai pas bu dans cette maison, cette maison n'est point un cabaret pour moi.
— Diable! la distinction est subtile, et je me trompe fort, ou tu deviendras un jour un rude théologien; mais enfin si tu n'allais pas dans cette maison pour y boire, pourquoi donc y allais-tu.
Clément ne répondit rien, et Chicot put lire sur sa figure, malgré l'obscurité, une ferme volonté de ne pas dire un seul mot de plus.
Cette résolution contraria fort notre ami, qui avait pris l'habitude de tout savoir.
Ce n'était pas que Clément mît de l'aigreur dans son silence; bien au contraire, il avait paru charmé de rencontrer d'une façon si inattendue son savant professeur d'armes, maître Robert Briquet, et il lui avait fait tout l'accueil qu'on pouvait attendre de cette nature concentrée et revêche.
La conversation était complètement tombée. Chicot, pour la renouer, fut sur le point de prononcer le nom de frère Borromée; mais, quoique Chicot n'eût point de remords, ou ne crût pas en avoir, ce nom expira sur ses lèvres.
Le jeune homme, tout en demeurant muet, semblait attendre quelque chose; on eût dit qu'il regardait comme un bonheur de rester le plus longtemps possible aux environs de l'hôtellerie du Fier-Chevalier.
Robert Briquet essaya de lui parler de ce voyage que l'enfant avait eu un instant l'espoir de faire avec lui.
Les yeux de Jacques Clément brillèrent aux mots d'espace et de liberté.
Robert Briquet raconta que, dans le pays qu'il venait de parcourir, l'escrime était fort en honneur: il ajouta négligemment qu'il en avait même rapporté quelques coups merveilleux.
C'était mettre Jacques sur un terrain brûlant. Il demanda à connaître ces coups, et Chicot, avec son long bras, en dessina quelques-uns sur le bras du petit frère.
Mais tous ces marivaudages de Chicot n'amollirent pas l'opiniâtreté du petit Clément: et tout en essayant de parer ces coups inconnus que lui montrait son ami maître Robert Briquet, il gardait un obstiné silence à l'endroit de ce qu'il était venu faire dans le quartier.
Dépité, mais maître de lui, Chicot résolut d'essayer de l'injustice; l'injustice est une des plus puissantes provocations qui aient été inventées pour faire parler les femmes, les enfants et les inférieurs, de quelque nature qu'ils soient.
— N'importe, petit, dit-il, comme s'il revenait à sa première idée, n'importe, tu es un charmant moinillon; mais tu vas dans les hôtelleries, et dans quelles hôtelleries encore; dans celles où l'on trouve de belles dames, et tu t'arrêtes en extase devant la fenêtre où l'on peut voir leur ombre; petit, petit, je le dirai à dom Modeste.
Le coup frappa juste, plus juste même que ne l'avait supposé Chicot, car il ne se doutait pas, en commençant, que la blessure dût être si profonde.
— Ce n'est pas vrai! s'écria-t-il, rouge de honte et de colère, je ne regarde point les femmes.
— Si fait, si fait, poursuivit Chicot, il y avait au contraire une fort belle dame au Fier-Chevalier, lorsque tu en es sorti, et tu t'es retourné pour la voir encore, et je sais que tu l'attendais dans la tourelle, et je sais que tu lui as parlé.
Chicot procédait par induction.
Jacques ne put se contenir.
— Sans doute, je lui ai parlé! s'écria-t-il, est-ce un péché que de parler aux femmes?
— Non, lorsqu'on ne leur parle pas de son propre mouvement et poussé par la tentation de Satan.
— Satan n'a rien à faire dans tout ceci, il a bien fallu que je parle à cette dame puisque j'étais chargé de lui remettre une lettre.
— Chargé par dom Modeste! s'écria Chicot.
— Oui, allez donc vous plaindre à lui maintenant!
Chicot, un moment étourdi et tâtonnant dans les ténèbres, sentit à ces paroles un éclair traverser l'obscurité de son cerveau.
— Ah! dit-il, je le savais bien, moi.
— Que saviez-vous?
— Ce que tu ne voulais pas me dire.
— Je ne dis pas même mes secrets, à plus forte raison les secrets des autres.
— Oui; mais à moi.
— Pourquoi à vous?
— A moi qui suis un ami de dom Modeste, et puis à moi….
— Après?
— A moi qui sais d'avance tout ce que tu pourrais me dire.
Le petit Jacques regarda Chicot en secouant la tête avec un sourire d'incrédulité.
— Eh bien! dit Chicot, veux-tu que je te raconte, moi, ce que tu ne veux pas me raconter?
— Je le veux bien, dit Jacques.
Chicot fit un effort.
— D'abord, dit-il, ce pauvre Borromée….
La figure de Jacques s'assombrit.
— Oh! fit l'enfant, si j'avais été là….
— Si tu avais été là?
— La chose ne se serait point passée ainsi.
— Tu l'aurais défendu contre les Suisses avec lesquels il avait pris querelle?
— Je l'eusse défendu contre tout le monde!
— De sorte qu'il n'eût pas été tué?
— Ou que je me fusse fait tuer avec lui.
— Enfin, tu n'y étais pas, de sorte que le pauvre diable est trépassé dans une méchante hôtellerie et en trépassant a prononcé le nom de dom Modeste?
— Oui.
— Si bien qu'on a prévenu dom Modeste?
— Un homme tout effaré, qui a jeté l'alarme dans le couvent.
— Et dom Modeste a fait appeler sa litière, et a couru à la Corne d'Abondance.
— D'où savez-vous cela?
— Oh! tu ne me connais pas encore, petit; je suis un peu sorcier, moi.
Jacques recula de deux pas.
— Ce n'est pas tout, continua Chicot qui s'éclairait, à mesure qu'il parlait, à la propre lumière de ses paroles; on a trouvé une lettre dans la poche du mort.
— Une lettre, c'est cela.
— Et dom Modeste a chargé son petit Jacques de porter cette lettre à son adresse.
— Oui.
— Et le petit Jacques a couru à l'instant même à l'hôtel de Guise.
— Oh!
— Où il n'a trouvé personne.
— Bon Dieu!
— Que M. de Mayneville.
— Miséricorde!
— Lequel M. de Mayneville a conduit Jacques à l'hôtellerie du Fier-
Chevalier.
— Monsieur Briquet, monsieur Briquet, s'écria Jacques, si vous savez cela!…
— Eh! ventre de biche! tu vois bien que je le sais, s'écria Chicot, triomphant d'avoir dégagé cet inconnu, si important pour lui, des langes ténébreux où il était enveloppé d'abord.
— Alors, reprit Jacques, vous voyez bien, monsieur Briquet, que je ne suis pas coupable.
— Non, dit Chicot, tu n'es coupable ni par action, ni par omission, mais tu es coupable par pensée.
— Moi?
— Sans doute, tu trouves la duchesse fort belle.
— Moi!
— Et tu te retournes pour la voir encore à travers les carreaux.
— Moi!!!
Le moinillon rougit et balbutia:
— C'est vrai, elle ressemble à une vierge Marie qui était au chevet de ma mère.
— Oh! murmura Chicot, combien perdent de choses les gens qui ne sont pas curieux!
— Alors il se fit raconter par le petit Clément, qu'il tenait désormais à sa discrétion, tout ce qu'il venait de raconter lui-même, mais, cette fois, avec des détails qu'il ne pouvait savoir.
— Vois-tu, dit Chicot quand il eut fini, quel pauvre maître d'escrime tu avais dans frère Borromée!
— Monsieur Briquet, fit le petit Jacques, il ne faut pas dire de mal des morts.
— Non, mais avoue une chose.
— Laquelle?
— C'est que Borromée tirait moins bien que celui qui l'a tué.
— C'est vrai.
— Et maintenant, voilà tout ce que j'avais à te dire. Bonsoir, mon petit
Jacques, à bientôt, et si tu veux….
— Quoi, monsieur Briquet?
— Eh bien! c'est moi qui te donnerai des leçons d'escrime à l'avenir.
— Oh! bien volontiers.
— Maintenant, en route, petit, car on t'attend avec impatience au prieuré.
— C'est vrai; merci, monsieur Briquet, de m'en avoir fait souvenir.
Et le moinillon disparut en courant.
Ce n'était pas sans raison que Chicot avait congédié son interlocuteur. Il en avait tiré tout ce qu'il voulait savoir et, d'un autre côté, il lui restait encore quelque chose à apprendre.
Il rejoignit donc à grands pas sa maison. La litière, les porteurs et le cheval étaient toujours à la porte du Fier-Chevalier.
Il regagna sans bruit sa gouttière.
La maison située en face de la sienne était toujours éclairée.
Dès lors, il n'eut plus de regards que pour cette maison.
Il vit d'abord, par la fente d'un rideau, passer et repasser Ernauton, qui paraissait attendre avec impatience.
Puis il vit revenir la litière, il vit partir Mayneville, enfin, il vit entrer la duchesse dans la chambre où palpitait Ernauton plutôt qu'il ne respirait.
Ernauton s'agenouilla devant la duchesse qui lui donna sa blanche main à baiser.
Puis la duchesse releva le jeune homme et le fit asseoir devant elle, à une table élégamment servie.
— C'est singulier, dit Chicot, cela commençait comme une conspiration, et cela finit comme un rendez-vous d'amour.
Oui, continua Chicot, mais qui l'a donné ce rendez-vous d'amour?
Madame de Montpensier.
Puis s'éclairant à une lumière nouvelle:
— Oh! oh! murmura-t-il. « Chère soeur, j'approuve votre plan à l'égard des Quarante-Cinq: seulement, permettez-moi de vous dire que c'est bien de l'honneur que vous ferez à ces drôles-là. »
Ventre de biche! s'écria Chicot, j'en reviens à ma première idée; ce
n'est pas de l'amour, c'est une conspiration.
Madame la duchesse de Montpensier aime M. Ernauton de Carmainges; surveillons les amours de madame la duchesse.
Et Chicot surveilla jusqu'à minuit et demi, heure à laquelle Ernauton s'enfuit, le manteau sur le nez, tandis que madame la duchesse de Montpensier remontait en litière.
— Maintenant, murmura Chicot en descendant son escalier, quelle est cette chance de mort qui doit délivrer le duc de Guise de l'héritier présomptif de la couronne? quelles sont ces gens que l'on croyait morts et qui sont vivants?
Mordieu! je pourrais bien être sur la trace!
LXXXV
LE CARDINAL DE JOYEUSE
La jeunesse a des opiniâtretés dans le mal et dans le bien qui valent l'aplomb des résolutions d'un âge mûr.
Tendus vers le bien, ces sortes d'entêtements produisent les grandes actions et impriment à l'homme qui débute dans la vie un mouvement qui le porte, par une pente naturelle, vers un héroïsme quelconque.
Ainsi Bayard et du Guesclin devinrent de grands capitaines pour avoir été les plus hargneux et les plus intraitables enfants qu'on eût jamais vus; ainsi ce gardeur de pourceaux dont la nature avait fait le pâtre de Montalte, et dont le génie fit Sixte-Quint, devint un grand pape pour s'être obstiné à mal faire sa besogne de porcher.
Ainsi les pires natures Spartiates se développèrent-elles dans le sens de l'héroïsme, après avoir commencé par l'entêtement dans la dissimulation et la cruauté.
Nous n'avons ici à tracer que le portrait d'un homme ordinaire; cependant plus d'un biographe eût trouvé dans Henri du Bouchage, à vingt ans, l'étoffe d'un grand homme.
Henri s'obstina dans son amour et dans sa séquestration du monde. Comme le lui avait demandé son frère, comme l'avait exigé le roi, il demeura quelques jours seul avec son éternelle pensée; puis, sa pensée s'étant faite de plus en plus immuable, il se décida un matin à visiter son frère le cardinal, personnage important, qui à l'âge de vingt-six ans était déjà cardinal depuis deux ans, et qui de l'archevêché de Narbonne était passé au plus haut degré des grandeurs ecclésiastiques, grâce à la noblesse de sa race et à la puissance de son esprit.
François de Joyeuse, que nous avons déjà introduit en scène pour éclaircir le doute de Henri de Valois à l'égard de Sylla, François de Joyeuse, jeune et mondain, beau et spirituel, était un des hommes les plus remarquables de l'époque. Ambitieux par nature, mais circonspect par calcul et par position, François de Joyeuse pouvait prendre pour devise: Rien n'est trop, et justifier sa devise.
Peut-être seul de tous les hommes de cour et François de Joyeuse était un homme de cour avant tout, il avait su se faire deux soutiens des deux trônes religieux et laïque desquels il ressortissait comme gentil homme français et comme prince de l'Eglise; Sixte le protégeait contre Henri III, Henri III le protégeait contre Sixte. Il était Italien à Paris, Parisien à Rome, magnifique et adroit partout.
L'épée seule de Joyeuse, le grand-amiral, donnait à ce dernier plus de poids dans la balance; mais on voyait, à certains sourires du cardinal, que, s'il manquait de ces pesantes armes temporelles que, tout élégant qu'il était, maniait si bien le bras de son frère, il savait user et même abuser des armes spirituelles confiées à lui par le souverain chef de l'Église.
Le cardinal François de Joyeuse était promptement devenu riche, riche de son propre patrimoine d'abord, puis ensuite de ses différents bénéfices. En ce temps-là, l'Église possédait, et même possédait beaucoup, et quand ses trésors étaient épuisés, elle connaissait les sources, aujourd'hui taries, où les renouveler.
François de Joyeuse menait donc grand train. Laissant à son frère l'orgueil de la maison militaire, il encombrait ses antichambres de curés, d'évêques, d'archevêques; il avait sa spécialité. Une fois cardinal, comme il était prince de l'Église, et par conséquent supérieur à son frère, il avait pris des pages à la mode italienne et des gardes à la mode française. Mais ces gardes et ces pages n'étaient encore pour lui qu'un plus grand moyen de liberté. Souvent il rangeait gardes et pages autour d'une grande litière, par les rideaux de laquelle passait la main gantée de son secrétaire, tandis que lui, à cheval, l'épée au dos, courait la ville déguisé avec une perruque, une fraise énorme, et des bottes de cavalier dont le bruit réjouissait l'âme.
Le cardinal jouissait donc d'une fort grande considération, car, à de certaines élévations, les fortunes humaines sont absorbantes, et forcent, comme si elles étaient composées rien que d'atomes crochus, toutes les autres fortunes à s'allier à elles comme des satellites, et par cette raison, le nom glorieux de son père, l'illustration récente et inouïe de son frère Anne, jetaient sur lui tout leur éclat. En outre, comme il avait suivi scrupuleusement ce précepte, de cacher sa vie et de répandre son esprit, il n'était connu que par ses beaux côtés, et, dans sa famille même, passait pour un fort grand homme, bonheur que n'ont pas eu bien des empereurs chargés de gloire et couronnés par toute une nation.
Ce fut vers ce prélat que le comte du Bouchage alla se réfugier après son explication avec son frère, après son entretien avec le roi de France. Seulement, comme nous l'avons dit, il laissa s'écouler quelques jours pour obéir à l'injonction de son aîné et de son roi.
François habitait une belle maison dans la Cité. La cour immense de cette maison ne désemplissait pas de cavaliers et de litières; mais le prélat, dont le jardin confinait à la berge de la rivière, laissait ses cours et ses antichambres s'emplir de courtisans; et, comme il avait une porte de sortie sur la berge, et un bateau qui le transportait sans bruit aussi loin et aussi doucement qu'il lui plaisait, près de cette porte, il arrivait souvent que l'on attendait inutilement le prélat, auquel une indisposition grave ou une pénitence austère servait de prétexte pour ne pas recevoir. C'était encore de l'Italie au sein de la bonne ville du roi de France, c'était Venise entre les deux bras de la Seine.
François était fier, mais nullement vain; il aimait ses amis comme des frères et ses frères presque autant que ses amis. Plus âgé de cinq ans que du Bouchage, il ne lui épargnait ni les bons ni les mauvais conseils, ni la bourse ni le sourire.
Mais comme il portait merveilleusement bien l'habit de cardinal, du Bouchage le trouvait beau, noble, presque effrayant, en sorte qu'il le respectait plus peut-être qu'il ne respectait leur aîné à tous deux. Henri, sous sa belle cuirasse et ses chamarrures de militaire fleuri, confiait en tremblant ses amours à Anne, il n'eût pas même osé se confesser à François.
Cependant, lorsqu'il se dirigea vers l'hôtel du cardinal, sa résolution était prise, il abordait franchement le confesseur d'abord, l'ami ensuite.
Il entra dans la cour d'où sortaient à l'instant même plusieurs gentilshommes fatigués d'avoir sollicité, sans l'avoir obtenue, la faveur d'une audience.
Il traversa les antichambres, les salles, puis les appartements. On lui avait dit, à lui comme aux autres, que son frère était en conférence; mais il ne serait venu à aucun domestique l'idée de fermer une porte devant du Bouchage.
Du Bouchage traversa donc tous les appartements et parvint jusqu'au jardin, véritable jardin de prélat romain, avec de l'ombre, de la fraîcheur et des parfums, comme on en trouve aujourd'hui à la villa Pamphile ou au palais Borghèse.
Henri s'arrêta sous un massif: en ce moment la grille du bord de l'eau roula sur ses gonds, et un homme entra caché dans un large manteau brun et suivi d'une sorte de page. Cet homme aperçut Henri, qui était trop absorbé dans son rêve pour penser à lui, et se glissa entre les arbres, évitant d'être vu ni par du Bouchage ni par aucun autre.
Henri ne prit pas garde à cette entrée mystérieuse; ce ne fut qu'en se retournant qu'il vit l'homme entrer dans les appartements.
Après dix minutes d'attente, il allait y entrer à son tour et questionner un valet de pied pour savoir à quelle heure précisément son frère serait visible, quand un domestique, qui paraissait le chercher, l'aperçut, vint à lui et le pria de vouloir bien passer dans la salle des livres, où le cardinal l'attendait.
Henri se rendit lentement à cette invitation, car il devinait une nouvelle lutte: il trouva son frère le cardinal qu'un valet de chambre accommodait dans un habit de prélat, un peu mondain peut-être, mais élégant et surtout commode.
— Bonjour, comte, dit le cardinal; quelles nouvelles, mon frère?
— Excellentes nouvelles quant à notre famille, dit Henri; Anne, vous le savez, s'est couvert de gloire dans cette retraite d'Anvers, et il vit.
— Et, Dieu merci! vous aussi vous êtes sain et sauf, Henri?
— Oui, mon frère.
— Vous voyez, dit le cardinal, que Dieu a ses desseins sur nous.
— Mon frère, je suis tellement reconnaissant à Dieu, que j'ai formé le projet de me consacrer à son service; je viens donc vous parler sérieusement de ce projet, qui me parait mûr, et dont je vous ai déjà dit quelques mots.
— Vous pensez toujours à cela, du Bouchage? fit le cardinal en laissant échapper une légère exclamation, qui indiquait que Joyeuse allait avoir un combat à livrer.
— Toujours, mon frère.
— Mais c'est impossible, Henri, reprit le cardinal; ne vous l'a-t-on pas déjà dit?
— Je n'ai pas écouté ce que l'on m'a dit, mon frère, parce qu'une voix plus forte, qui parle en moi, m'empêche d'entendre toute parole qui me détournerait de Dieu.
— Vous n'êtes pas assez ignorant des choses du monde, mon frère, dit le cardinal du ton le plus sérieux, pour croire que cette voix soit véritablement celle du Seigneur; au contraire, et je l'affirmerais, c'est un sentiment tout mondain qui vous parle. Dieu n'a rien à voir dans cette affaire, n'abusez donc pas de son saint nom, et surtout ne confondez pas la voix du ciel avec celle de la terre.
— Je ne confonds pas, mon frère, je veux dire seulement que quelque chose d'irrésistible m'entraîne vers la retraite et la solitude.
— A la bonne heure, Henri, et nous rentrons dans les termes vrais. Eh bien! mon cher, voici ce qu'il faut faire; je m'en vais, prenant acte de vos paroles, vous rendre le plus heureux des hommes.
— Merci! oh! merci, mon frère!
— Écoutez-moi, Henri. Il faut prendre de l'argent, deux écuyers, et voyager par toute l'Europe, comme il convient à un fils de la maison dont nous sommes. Vous verrez des pays lointains, la Tartarie, la Russie même, les Lapons, ces peuples fabuleux que ne visite jamais le soleil; vous vous ensevelirez dans vos pensées jusqu'à ce que le germe dévorant qui travaille en vous soit éteint ou assouvi… Alors vous nous reviendrez.
Henri, qui s'était assis, se leva plus sérieux que n'avait été son frère.
— Vous ne m'avez pas compris, dit-il, monseigneur.
— Pardon, Henri, vous avez dit retraite et solitude.
[Illustration: Par retraite et solitude, j'ai entendu parler du cloître, mon frère. — PAGE 121.]
— Oui, j'ai dit cela; mais, par retraite et solitude, j'ai entendu parler du cloître, mon frère, et non des voyages; voyager, c'est jouir encore de la vie, moi je veux presque souffrir la mort, et, si je ne la souffre pas, la savourer du moins.
— C'est là une absurde pensée, permettez-moi de vous le dire, Henri, car enfin quiconque veut s'isoler est seul partout. Mais soit, le cloître. Eh bien! je comprends que vous soyez venu vers moi pour me parler de ce projet. Je connais des bénédictins fort savants, des augustins très ingénieux, dont les maisons sont gaies, fleuries, douces et commodes. Au milieu des travaux de la science ou des arts, vous passerez une année charmante, en bonne compagnie, ce qui est important, car on ne doit pas s'encrasser en ce monde, et si au bout de cette année, vous persistez dans votre projet, eh bien! mon cher Henri, je ne vous ferai plus opposition, et moi-même vous ouvrirai la porte qui vous conduira doucement au salut éternel.
— Vous ne me comprenez décidément pas, mon frère, répondit du Bouchage en secouant la tête, ou plutôt votre généreuse intelligence ne veut pas me comprendre: ce n'est pas un séjour gai, une aimable retraite que je veux, c'est la claustration rigoureuse, noire et morte; je tiens à prononcer mes voeux, des voeux qui ne me laissent pour toute distraction qu'une tombe à creuser, qu'une longue prière à dire.
Le cardinal fronça le sourcil et se leva de son siège.
— Oui, dit-il, j'avais parfaitement compris, et j'essayais, par ma résistance sans phrases et sans dialectique, de combattre la folie de vos résolutions; mais vous m'y forcez, écoutez-moi.
— Ah! mon frère, dit Henri avec abattement, n'essayez pas de me convaincre, c'est impossible.
— Mon frère, je vous parlerai au nom de Dieu d'abord, de Dieu que vous offensez, en disant que vient de lui cette résolution farouche: Dieu n'accepte pas des sacrifices irréfléchis. Vous êtes faible, puisque vous vous laissez abattre par la première douleur; comment Dieu vous saurait-il gré d'une victime presque indigne que vous lui offrez?
Henri fit un mouvement.
— Oh! je ne veux plus vous ménager, mon frère, vous qui ne ménagez personne d'entre nous, reprit le cardinal; vous qui oubliez le chagrin que vous causerez à notre frère aîné, à moi.
— Pardon, interrompit Henri, dont les joues se couvrirent de rougeur, pardon, monseigneur, le service de Dieu est-il donc une carrière si sombre et si déshonorante, que toute une famille en prenne le deuil! Vous, mon frère, vous dont je vois le portrait en cette chambre, avec cet or, ces diamants, cette pourpre, n'êtes-vous pas l'honneur et la joie de notre maison, bien que vous ayez choisi le service de Dieu, comme mon frère aîné celui des rois de la terre?
— Enfant! enfant! s'écria le cardinal avec impatience; vous me feriez croire que la tête vous a tourné. Comment! vous allez comparer ma maison à un cloître; mes cent valets, mes piqueurs, mes gentilshommes et mes gardes, à la cellule et au balai, qui sont les seules armes et la seule richesse du cloître! Êtes-vous en démence? N'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous repoussez ces superfluités qui sont mon nécessaire, les tableaux, les vases précieux, la pompe et le bruit? Avez-vous, comme moi, le désir et l'espoir de mettre sur votre front la tiare de saint Pierre? Voilà une carrière, Henri; on y court, on y lutte, on y vit; mais vous! vous, c'est la sape du mineur, c'est la bêche du trappiste, c'est la tombe du fossoyeur que vous voulez; plus d'air, plus de joie, plus d'espoir! Et tout cela, j'en rougis pour vous qui êtes un homme, tout cela, parce que vous aimez une femme qui ne vous aime pas. En vérité, Henri, vous faites tort à votre race!
— Mon frère! s'écria le jeune homme pâle et les yeux flamboyants d'un feu sombre, aimez-vous mieux que je me casse la tête d'un coup de pistolet, ou que je profite de l'honneur que j'ai de porter une épée pour me l'enfoncer dans le coeur? Pardieu! monseigneur, vous qui êtes cardinal et prince, donnez-moi l'absolution de ce péché mortel, la chose sera faite si vite que vous n'aurez pas eu le temps d'achever cette laide et indigne pensée: que je déshonore ma race, ce que, grâce à Dieu, ne fera jamais un Joyeuse.
— Allons, allons, Henri! dit le cardinal en attirant à lui son frère, et le retenant dans ses bras, allons, cher enfant, aimé de tous, oublie et sois clément pour ceux qui t'aiment. Je t'en supplie en égoïste; écoute: chose rare ici-bas, nous sommes tous heureux, les uns par l'ambition satisfaite, les autres par les bénédictions de tout genre que Dieu fait fleurir sur notre existence; ne jette donc pas, je t'en supplie, Henri, le poison mortel de la retraite sur les joies de ta famille; songe que notre père en pleurera, songe que tous, nous porterons au front la tache noire de ce deuil que tu vas nous faire. Je t'adjure, Henri, de te laisser fléchir: le cloître ne te vaut rien. Je ne te dis pas que tu y mourras, car tu me répondrais, malheureux, par un sourire, hélas! trop intelligible; non, je te dirai que le cloître est plus fatal que la tombe: la tombe n'éteint que la vie, le cloître éteint l'intelligence, le cloître courbe le front, au lieu de relever au ciel; l'humidité des voûtes passe peu à peu dans le sang et s'infiltre jusque dans la moelle des os, pour faire du cloîtré une statue de granit de plus dans son couvent. Mon frère, mon frère, prends-y garde: nous n'avons que quelques années, nous n'avons qu'une jeunesse. Eh bien! les années de la belle jeunesse se passeront aussi, car tu es sous l'empire d'une grande douleur, mais à trente ans tu te feras homme, la sève de maturité viendra; elle entraînera ce reste de douleur usée, et alors tu voudras revivre, mais il sera trop tard, car alors tu seras triste, enlaidi, souffreteux, ton coeur n'aura plus de flamme, ton oeil n'aura plus d'étincelles, ceux que tu chercheras, te fuiront comme un sépulcre blanchi, dont tout regard craint la noire profondeur: Henri, je te parle avec amitié, avec sagesse; écoute-moi.
Le jeune homme demeura immobile et silencieux. Le cardinal espéra l'avoir attendri et ébranlé dans sa résolution.
— Tiens, dit-il, essaie d'une autre ressource, Henri; ce dard empoisonné que tu traînes à ton coeur, porte-le partout, dans le bruit, dans les fêtes, assieds-toi avec lui à nos festins; imite le faon blessé, qui traverse les taillis, les halliers, les ronces, pour essayer d'arracher de son flanc la flèche retenue aux lèvres de la blessure; quelquefois la flèche tombe.
— Mon frère, par grâce, dit Henri, n'insistez pas davantage; ce que je vous demande, n'est point le caprice d'un instant, la décision d'une heure, c'est le fruit d'une lente et douloureuse résolution. Mon frère, au nom du ciel, je vous adjure de m'accorder la grâce que je vous demande.
— Eh bien! quelle grâce demandes-tu, voyons?
— Une dispense, monseigneur.
— Pour quoi faire?
— Pour abréger mon noviciat.
— Ah! je le savais, du Bouchage, tu es mondain jusque dans ton rigorisme, pauvre ami. Oh! je sais la raison que tu vas me donner. Oh! oui, tu es bien un homme de notre monde, tu ressembles à ces jeunes gens qui se font volontaires et veulent bien du feu, des balles, des coups, mais non pas du travail de la tranchée et du balayage des tentes. Il y a de la ressource, Henri; tant mieux, tant mieux!
— Cette dispense, mon frère, cette dispense, je vous la demande à genoux.
— Je te la promets; je vais écrire à Rome. C'est un mois qu'il faut pour que la réponse arrive; mais en échange, promets-moi une chose.
— Laquelle?
— C'est, pendant ce mois d'attente, de ne refuser aucun des plaisirs qui se présenteront à vous; et si dans un mois vous tenez encore à vos projets, Henri, eh bien! je vous livrerai cette dispense de ma main. Êtes vous satisfait maintenant et n'avez-vous plus rien à demander?
— Non, mon frère, merci; mais un mois, c'est si long, et les délais me tuent.
— En attendant, mon frère, et pour commencer à vous distraire, vous plairait-il de déjeuner avec moi? J'ai bonne compagnie ce matin.
Et le prélat se mit à sourire d'un air que lui eût envié le plus mondain des favoris de Henri III.
— Mon frère… dit du Bouchage en se défendant.
— Je n'admets pas d'excuse; vous n'avez que moi ici, puisque vous arrivez de Flandre, et que votre maison ne doit pas être remontée encore.
A ces mots, le cardinal se leva, et tirant une portière qui fermait un grand cabinet somptueusement meublé:
— Venez, comtesse, dit-il, que nous persuadions M. le comte du Bouchage de demeurer avec nous.
Mais au moment où le cardinal avait soulevé la portière, Henri avait vu, à demi-couché sur des coussins, le page qui était rentré avec le gentilhomme de la grille du bord de l'eau, et dans ce page, avant même que le prélat n'eût dénoncé son sexe, il avait reconnu une femme.
Quelque chose comme une terreur subite, comme un effroi invincible le prit, et tandis que le mondain cardinal allait chercher le beau page par la main, Henri du Bouchage s'élançait hors de l'appartement, si bien que lorsque François ramena la dame, toute souriante de l'espoir de ramener un coeur vers le monde, la chambre était parfaitement vide.
François fronça le sourcil, et s'asseyant devant une table chargée de papiers et de lettres, il écrivit précipitamment quelques lignes.
— Veuillez sonner, chère comtesse, dit-il, vous avez la main sur le timbre.
Le page obéit.
Un valet de chambre de confiance parut.
— Qu'un courrier monte à l'instant même à cheval, dit François, et porte cette lettre à M. le grand-amiral, à Château-Thierry.
LXXXVI
ON A DES NOUVELLES D'AURILLY
Le lendemain de ce jour, le roi travaillait au Louvre avec le surintendant des finances, lorsqu'on vint le prévenir que M. de Joyeuse l'aîné venait d'arriver et l'attendait dans le grand cabinet d'audience, venant de Château-Thierry, avec un message de M. le duc d'Anjou.
Le roi quitta précipitamment sa besogne et courut à la rencontre de cet ami si cher.
Bon nombre d'officiers et de courtisans garnissaient le cabinet; la reine- mère était venue ce soir-là, escortée de ses filles d'honneur, et ces demoiselles si fringantes étaient des soleils toujours escortés de satellites.
Le roi donna sa main à baiser à Joyeuse et promena un regard satisfait sur l'assemblée.
[Illustration: Est-ce que je ne me trompe pas, mon Dieu? — PAGE 133.]
Dans l'angle de la porte d'entrée, à sa place ordinaire, se tenait Henri du Bouchage, accomplissant rigoureusement son service et ses devoirs.
Le roi le remercia et le salua d'un signe de tête amical, auquel Henri répondit par une révérence profonde.
Ces intelligences firent tourner la tête à Joyeuse qui sourit de loin à son frère, sans cependant le saluer trop visiblement de peur d'offenser l'étiquette.
— Sire, dit Joyeuse, je suis mandé vers Votre Majesté par M. le duc d'Anjou, revenu tout récemment de l'expédition des Flandres.
— Mon frère se porte bien, monsieur l'amiral? demanda le roi.
— Aussi bien, sire, que le permet l'état de son esprit, cependant je ne cacherai pas à Votre Majesté que monseigneur paraît souffrant.
— Il aurait besoin de distraction après son malheur, dit le roi, heureux de proclamer l'échec arrivé à son frère tout en paraissant le plaindre.
— Je crois que oui, sire.
— On nous a dit, monsieur l'amiral, que le désastre avait été cruel.
— Sire….
— Mais que, grâce à vous, bonne partie de l'armée avait été sauvée; merci, monsieur l'amiral, merci. Ce pauvre monsieur d'Anjou désire-t-il pas nous voir?
— Ardemment, sire.
— Aussi, le verrons-nous. Êtes-vous pas de cet avis, madame? dit Henri, en se tournant vers Catherine, dont le coeur souffrait tout ce que son visage s'obstinait à cacher.
— Sire, répondit-elle, je serais allée seule au devant de mon fils; mais, puisque Votre Majesté daigne se réunir à moi dans ce voeu de bonne amitié, le voyage me sera une partie de plaisir.
— Vous viendrez avec nous, messieurs, dit le roi aux courtisans; nous partirons demain, je coucherai à Meaux.
— Sire, je vais donc annoncer à monseigneur cette bonne nouvelle?
— Non pas! me quitter si tôt, monsieur l'amiral, non pas! Je comprends qu'un Joyeuse soit aimé de mon frère et désiré, mais nous en avons deux… Dieu merci!… Du Bouchage, vous partirez pour Château-Thierry, s'il vous plaît.
— Sire, demanda Henri, me sera-t-il permis, après avoir annoncé l'arrivée de Sa Majesté à monseigneur le duc d'Anjou, de revenir à Paris?
— Vous ferez comme il vous plaira, du Bouchage, dit le roi.
Henri salua et se dirigea vers la porte. Heureusement Joyeuse le guettait.
— Vous permettez, sire, que je dise un mot à mon frère? demanda-t-il.
— Dites. Mais qu'y a-t-il? fit le roi plus bas.
— Il y a qu'il veut brûler le pavé pour faire la commission, et le briller pour revenir, ce qui contrarie mes projets, sire, et ceux de M. le cardinal.
— Va donc, va, et tance-moi cet enragé amoureux.
Anne courut après son frère et le rejoignit dans les antichambres.
— Eh bien! dit Joyeuse, vous partez avec beaucoup d'empressement, Henri?
— Mais oui, mon frère.
— Parce que vous voulez bien vite revenir?
— C'est vrai.
— Vous ne comptez donc séjourner que quelque temps à Château-Thierry?
— Le moins possible.
— Pourquoi cela?
— Où l'on s'amuse, mon frère, là n'est point ma place.
— C'est justement, au contraire, Henri, parce que monseigneur le duc d'Anjou doit donner des fêtes à la cour, que vous devriez rester à Château-Thierry.
— Cela m'est impossible, mon frère.
— A cause de vos désirs de retraite, de vos projets d'austérité?
— Oui, mon frère.
— Vous êtes allé au roi demander une dispense?
— Qui vous a dit cela?
— Je le sais.
— C'est vrai, j'y suis allé.
— Vous ne l'obtiendrez pas.
— Pourquoi cela, mon frère?
— Parce que le roi n'a pas intérêt à se priver d'un serviteur tel que vous.
— Mon frère le cardinal fera alors ce que Sa Majesté ne voudra pas faire.
— Pour une femme, tout cela!
— Anne, je vous en supplie, n'insistez pas davantage.
— Ah! soyez tranquille, je ne recommencerai pas; mais, une fois, allons au but. Vous partez pour Château-Thierry; en bien! au lieu de revenir aussi précipitamment que vous le voudriez, je désire que vous m'attendiez dans mon appartement; il y a longtemps que nous n'avons vécu ensemble; j'ai besoin, comprenez cela, de me retrouver avec vous.
— Mon frère, vous allez à Château-Thierry pour vous amuser, vous. Mon frère, si je reste à Château-Thierry, j'empoisonnerai tous vos plaisirs.
— Oh! que non pas! je résiste, moi, et suis d'un heureux tempérament, fort propre à battre en brèche vos mélancolies.
— Mon frère….
— Permettez, comte, dit l'amiral avec une impérieuse insistance, je représente ici notre père, et vous enjoints de m'attendre à Château- Thierry; vous y trouverez mon appartement qui sera le vôtre. Il donne, au rez-de-chaussée, sur le parc.
— Si vous ordonnez, mon frère… dit Henri avec résignation.
— Appelez cela du nom qu'il vous plaira, comte, désir ou ordre, mais attendez-moi.
— J'obéirai, mon frère.
— Et je suis persuadé que vous ne m'en voudrez pas, ajouta Joyeuse en pressant le jeune homme dans ses bras.
Celui-ci se déroba un peu aigrement peut-être à l'accolade fraternelle, demanda ses chevaux et partit immédiatement pour Château-Thierry.
Il courait avec la colère d'un homme contrarié, c'est-à-dire qu'il dévorait l'espace.
Le soir même il gravissait, avant la nuit, la colline sur laquelle
Château-Thierry est assis, avec la Marne à ses pieds.
Son nom lui fit ouvrir les portes du château qu'habitait le prince; mais, quant à une audience, il fut plus d'une heure à l'obtenir.
Le prince, disaient les uns, était dans ses appartements; il dormait, disait un autre; il faisait de la musique, supposait le valet de chambre.
Seulement nul, parmi les domestiques, ne pouvait donner une réponse positive.
Henri insista pour n'avoir plus à penser au service du roi et se livrer, dès lors, tout entier à sa tristesse.
Sur cette insistance, et comme on le savait lui et son frère des plus familiers du duc, on le fit entrer dans l'un des salons du premier étage, où le prince consentait enfin à le recevoir.
Une demi-heure s'écoula, la nuit tombait insensiblement du ciel.
Le pas traînant et lourd du duc d'Anjou résonna dans la galerie; Henri, qui le reconnut, se prépara au cérémonial d'usage.
Mais le prince, qui paraissait fort pressé, dispensa vite son ambassadeur de ces formalités en lui prenant la main et en l'embrassant.
— Bonjour, comte, dit-il, pourquoi vous dérange-t-on pour venir voir un pauvre vaincu?
— Le roi m'envoie, monseigneur, vous prévenir qu'il a grand désir de voir
Votre Altesse, et que, pour la laisser reposer de ses fatigues, c'est Sa
Majesté qui se rendra au devant d'elle et qui viendra visiter Château-
Thierry demain au plus tard.
— Le roi viendra demain! s'écria François avec un mouvement d'impatience.
Mais il se reprit promptement.
— Demain, demain! dit-il, mais, en vérité, rien ne sera prêt au château ni dans la ville pour recevoir Sa Majesté.
Henri s'inclina en homme qui transmet un ordre, mais qui n'a point charge de le commenter.
— La grande hâte où Leurs Majestés sont de voir Votre Altesse ne leur a pas permis de penser aux embarras.
— Eh bien! eh bien! fit le prince avec volubilité, c'est à moi de mettre le temps en double. Je vous laisse donc, Henri; merci de votre célérité, car vous avez couru vite, à ce que je vois: reposez-vous.
— Votre Altesse n'a pas d'autres ordres à me transmettre? demanda respectueusement Henri.
— Aucun. Couchez-vous. On vous servira chez vous, comte. Je n'ai pas de service ce soir, je suis souffrant, inquiet, j'ai perdu appétit et sommeil, ce qui me compose une vie lugubre et à laquelle, vous le comprenez, je ne fais participer personne.
A propos, vous savez la nouvelle?
[Illustration: Le prince passa son bras autour de la taille de Diane. —
PAGE 137.]
— Non, monseigneur; quelle nouvelle?
— Aurilly a été mangé par les loups….
— Aurilly! s'écria Henri avec surprise.
— Eh! oui… dévoré!… C'est étrange: comme tout ce qui m'approche meurt mal! Bonsoir, comte, dormez bien.
Et le prince s'éloigna d'un pas rapide.
LIXXVII
DOUTE
Henri descendit, et en traversant les antichambres il trouva bon nombre d'officiers de sa connaissance qui accoururent à lui, et qui avec force amitiés lui offrirent de le conduire à l'appartement de son frère, situé à l'un des angles, du château.
C'était la bibliothèque que le duc avait donnée pour habitation à Joyeuse, durant son séjour à Château-Thierry.
Deux salons, meublés au temps de François 1er, communiquaient l'un avec l'autre et aboutissaient à la bibliothèque; cette dernière pièce donnait sur les jardins.
C'est dans la bibliothèque qu'avait fait dresser son lit Joyeuse, esprit paresseux et cultivé à la fois: en étendant le bras il touchait à la science, en ouvrant les fenêtres il savourait la nature; les organisations supérieures ont besoin de jouissances plus complètes, et la brise du matin, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs ajoutaient un nouveau charme aux triolets de Clément Marot ou aux odes de Ronsard.
Henri décida qu'il garderait toutes choses comme elles étaient, non pas qu'il fût mu par le sybaritisme poétique de son frère, mais au contraire par insouciance, et parce qu'il lui était indifférent d'être là ou ailleurs.
Mais comme, en quelque situation d'esprit que fût le comte, il avait été élevé à ne jamais négliger ses devoirs envers le roi ou les princes de la maison de France, il s'informa avec le plus grand soin de la partie du château qu'habitait le prince depuis son retour.
Le hasard envoyait, sous ce rapport, un excellent cicérone à Henri; c'était ce jeune enseigne dont une indiscrétion avait, dans le petit village de Flandre où nous avons fait faire une halte d'un instant à nos personnages, livré au prince le secret du comte; celui-ci n'avait pas quitté le prince depuis son retour, et pouvait parfaitement renseigner Henri.
En arrivant à Château-Thierry, le prince avait d'abord cherché la dissipation et le bruit; alors il habitait les grands appartements, recevait matin et soir, et, pendant la journée, courait le cerf dans la forêt, ou volait à la pie dans le parc; mais depuis la nouvelle de la mort d'Aurilly, nouvelle arrivée au prince sans que l'on sût par quelle voie, le prince s'était retiré dans un pavillon situé au milieu du parc; ce pavillon, espèce de retraite inaccessible, excepté aux familiers de la maison du prince, était perdu sous le feuillage des arbres, et apparaissait à peine au-dessus des charmilles gigantesques et à travers l'épaisseur des haies.
C'était dans ce pavillon que depuis deux jours le prince s'était retiré; ceux qui ne le connaissaient pas disaient que c'était le chagrin que lui avait causé la mort d'Aurilly qui le plongeait dans cette solitude; ceux qui le connaissaient prétendaient qu'il s'accomplissait dans ce pavillon quelque oeuvre honteuse ou infernale qui, un matin, éclaterait au jour.
L'une ou l'autre de ces suppositions était d'autant plus probable, que le prince semblait désespéré quand une affaire ou une visite l'appelait au château; si bien qu'aussitôt cette visite reçue ou cette affaire achevée, il rentrait dans sa solitude, servi seulement par deux vieux valets de chambre qui l'avaient vu naître.
— Alors, fit Henri, les fêtes ne seront pas gaies, si le prince est de cette humeur.
— Assurément, répondit l'enseigne, car chacun saura compatir à la douleur du prince, frappé dans son orgueil et dans ses affections.
Henri continuait de questionner sans le vouloir, et prenait un étrange intérêt à ces questions; cette mort d'Aurilly qu'il avait connu à la cour, et qu'il avait revu en Flandre; cette espèce d'indifférence avec laquelle le prince lui avait annoncé la perte qu'il avait faite; cette réclusion dans laquelle le prince vivait, disait-on, depuis cette mort; tout cela se rattachait pour lui, sans qu'il sût comment, à la trame mystérieuse et sombre sur laquelle, depuis quelque temps, étaient brodés les événements de sa vie.
— Et, demanda-t-il à l'enseigne, on ne sait pas, avez-vous dit, d'où vient au prince la nouvelle de la mort d'Aurilly?
— Non.
— Mais enfin, insista-t-il, raconte-t-on quelque chose à ce sujet?
— Oh! sans doute, dit l'enseigne; vrai ou faux, vous le savez, on raconte toujours quelque chose.
— Eh bien! voyons.
— On dit que le prince chassait sous les saules près de la rivière, et qu'il s'était écarté des autres chasseurs, car il fait tout par élans, et s'emporte à la chasse comme au jeu, comme au feu, comme à la douleur, quand tout à coup on le vit revenir avec un visage consterné.
Les courtisans l'interrogèrent, pensant qu'il ne s'agissait que d'une simple aventure de chasse.
Il tenait à la main deux rouleaux d'or.
— Comprenez-vous cela, messieurs? dit-il d'une voix saccadée; Aurilly est mort, Aurilly a été mangé par les loups!
Chacun se récria.
— Non pas, dit le prince, il en est ainsi, ou le diable m'emporte; le pauvre joueur de luth avait toujours été plus grand musicien que bon cavalier; il paraît que son cheval l'a emporté, et qu'il est tombé dans une fondrière où il s'est tué; le lendemain deux voyageurs qui passaient près de cette fondrière, ont trouvé son corps à moitié mangé par les loups, et la preuve que la chose s'est bien passée ainsi, et que les voleurs n'ont rien à faire dans tout cela, c'est que voici deux rouleaux d'or qu'il avait sur lui et qui ont été fidèlement rapportés.
— Or, comme on n'avait vu personne rapporter ces deux rouleaux d'or, continua l'enseigne, on supposa qu'ils avaient été remis au prince par ces deux voyageurs, qui, l'ayant rencontré et reconnu au bord de la rivière, lui avaient annoncé cette nouvelle de la mort d'Aurilly.
— C'est étrange, murmura Henri.
— D'autant plus étrange, continua l'enseigne, que l'on a vu, dit-on, encore, — est-ce vrai? est-ce une invention? — le prince ouvrir la petite porte du parc, du côté des châtaigniers, et, par cette porte, passer comme deux ombres. Le prince a donc fait entrer deux personnes dans le parc, les deux voyageurs probablement; c'est depuis lors que le prince a émigré dans son pavillon, et nous ne l'avons vu qu'à la dérobée.
— Et nul n'a vu ces deux voyageurs? demanda Henri.
— Moi, dit l'enseigne, en allant demander au prince le mot d'ordre du soir pour la garde du château, j'ai rencontré un homme qui m'a paru étranger à la maison de Son Altesse, mais je n'ai pu voir son visage, cet homme s'étant détourné à ma vue et ayant rabattu sur ses yeux le capuchon de son justaucorps.
— Le capuchon de son justaucorps!
— Oui, cet homme semblait un paysan flamand, et m'a rappelé, je ne sais pourquoi, celui qui vous accompagnait, quand nous nous rencontrâmes là- bas.
Henri tressaillit; cette observation se rattachait pour lui à cet intérêt sourd et tenace que lui inspirait cette histoire: à lui aussi qui avait vu Diane et son compagnon confiés à Aurilly, cette idée était venue que les deux voyageurs qui avaient annoncé au prince la mort du malheureux joueur de luth, étaient de sa connaissance.
Henri regarda avec attention l'enseigne.
— Et quand vous crûtes avoir reconnu cet homme, quelle idée vous est venue, monsieur? demanda-t-il.
— Voici ce que je pense, répondit l'enseigne; cependant je ne voudrais rien affirmer; le prince n'a sans doute pas renoncé à ses idées sur la Flandre; il entretient en conséquence des espions; l'homme au surcot de laine est un espion, qui dans sa tournée aura appris l'accident arrivé au musicien et aura apporté deux nouvelles à la fois.
— Cela est vraisemblable, dit Henri rêveur; mais cet homme, que faisait- il quand vous l'avez vu?
— Il longeait la haie qui borde le parterre, vous verrez cette haie de vos fenêtres, et gagnait les serres.
— Alors vous dites que les deux voyageurs, car vous dites qu'ils sont deux….
— On dit qu'on a vu entrer deux personnes, moi, je n'en ai vu qu'une seule, l'homme au surcot.
— Alors, selon vous, l'homme au surcot habiterait les serres?
— C'est probable.
— Et ces serres, ont-elles une sortie?
— Sur la ville, oui, comte.
Henri demeura quelque temps silencieux; son coeur battait avec violence; ces détails, indifférents en apparence pour lui, qui semblait dans tout ce mystère avoir une double vue, avaient un immense intérêt.
La nuit était venue sur ces entrefaites, et les deux jeunes gens causaient sans lumière dans l'appartement de Joyeuse.
Fatigué de la route, alourdi par les événements étranges qu'on venait de lui raconter, sans force contre les émotions qu'ils venaient de faire naître en lui, le comte était renversé sur le lit de son frère et plongeait machinalement les yeux dans l'azur du ciel, qui semblait constellé de diamants.
Le jeune enseigne était assis sur le rebord de la fenêtre, et se laissait aller volontiers, lui aussi, à cet abandon de l'esprit, à cette poésie de la jeunesse, à cet engourdissement velouté de bien-être que donne la fraîcheur embaumée du soir.
Un grand silence couvrait le parc et la ville, les portes se fermaient, les lumières s'allumaient peu à peu, les chiens aboyaient au loin dans les chenils contre les valets chargés de fermer le soir les écuries.
Tout à coup l'enseigne se souleva, fit avec la main un signe d'attention, se pencha en dehors de la fenêtre et appelant d'une voix brève et basse le comte étendu sur le lit:
— Venez, venez, dit-il.
— Quoi donc? demanda Henri, sortant violemment de son rêve.
— L'homme, l'homme!
— Quel homme?
— L'homme au surcot, l'espion.
— Oh! fit Henri en bondissant du lit à la fenêtre et en s'appuyant sur l'enseigne.
— Tenez, continua l'enseigne, le voyez-vous là-bas? il longe la haie; attendez, il va reparaître; tenez, regardez dans cet espace éclairé par la lune; le voilà, le voilà!
— Oui.
— N'est-ce pas qu'il est sinistre?
— Sinistre, c'est le mot, répondit du Bouchage en s'assombrissant lui- même.
— Croyez-vous que ce soit un espion?
— Je ne crois rien et je crois tout.
— Voyez, il va du pavillon du prince aux serres.
— Le pavillon du prince est donc là? demanda du Bouchage, en désignant du doigt le point d'où paraissait venir l'étranger.
— Voyez cette lumière qui tremble au milieu du feuillage.
-Eh bien?
— C'est celle de la salle à manger.
— Ah! s'écria Henri, le voilà qui reparaît encore.
— Oui, décidément il va aux serres rejoindre son compagnon; entendez- vous?
— Quoi?
— Le bruit d'une clef qui crie dans la serrure.
— C'est étrange, dit du Bouchage, il n'y a rien dans tout cela que de très ordinaire, et cependant….
— Et cependant vous frissonnez, n'est-ce pas?
— Oui! dit le comte, mais qu'est-ce encore?
On entendait le bruit d'une espèce de cloche.
— C'est le signal du souper de la maison du prince; venez-vous souper avec nous, comte?
— Non, merci, je n'ai besoin de rien, et si la faim me presse, j'appellerai.
— N'attendez point cela, monsieur, et venez vous réjouir dans notre compagnie.
— Non pas; impossible.
— Pourquoi?
— S.A.R. m'a presque enjoint de me faire servir chez moi; mais que je ne vous retarde point.
— Merci, comte, bonsoir! surveillez bien notre fantôme.
— Oh! oui, je vous en réponds; à moins, continua Henri, craignant d'en avoir trop dit, à moins que le sommeil ne s'empare de moi. Ce qui me paraît plus probable et plus sain que de guetter les ombres et les espions.
— Certainement, dit l'enseigne en riant.
Et il prit congé de du Bouchage.
A peine fut-il hors de la bibliothèque, que Henri s'élança dans le jardin.
— Oh! murmura-t-il, c'est Remy! c'est Remy! je le reconnaîtrais dans les ténèbres de l'enfer.
Et le jeune homme, sentant ses genoux trembler sous lui, appuya ses deux mains humides sur son front brûlant.
— Mon Dieu! dit-il, n'est-ce pas plutôt une hallucination de mon pauvre cerveau malade, et n'est-il pas écrit que dans le sommeil ou dans la veille, le jour ou la nuit, je verrai incessamment ces deux figures qui ont creusé un sillon si sombre dans ma vie?
En effet, continua-t-il comme un homme qui sent le besoin de se convaincre lui-même, pourquoi Remy serait-il ici, dans ce château, chez le duc d'Anjou? Qu'y viendrait-il faire? Quelles relations le duc d'Anjou pourrait-il avoir avec Remy? Comment enfin aurait-il quitté Diane, lui, son éternel compagnon? Non! ce n'est pas lui.
Puis, au bout d'un instant, une conviction intime, profonde, instinctive, reprenant le dessus sur le doute:
— C'est lui! c'est lui! murmura-t-il désespéré et en s'appuyant à la muraille pour ne pas tomber.
Comme il achevait de formuler cette pensée dominante, invincible, maîtresse de toutes les autres, le bruit aigu de la serrure retentit de nouveau, et quoique ce bruit fût presque imperceptible, ses sens surexcités le saisirent.
Un inexprimable frisson parcourut tout le corps du jeune homme.
Il écouta de nouveau.
Il se faisait autour de lui un tel silence, qu'il entendait battre son propre coeur.
Quelques minutes s'écoulèrent sans qu'il vît apparaître rien de ce qu'il attendait.
Cependant, à défaut des yeux, ses oreilles lui disaient que quelqu'un approchait.
Il entendait crier le sable sous ses pas.
Soudain la ligne noire de la charmille se dentela; il lui sembla sur ce fond sombre voir se mouvoir un groupe plus sombre encore.
— Le voilà qui revient, murmura Henri, est-il seul? est-il accompagné?
Le groupe s'avançait du côté où la lune argentait un espace de terrain vide.
C'est au moment où, marchant en sens opposé, l'homme au surcot traversait cet espace, que Henri avait cru reconnaître Remy.
Cette fois Henri vit deux ombres bien distinctes; il n'y avait point à s'y tromper.
Un froid mortel descendit jusqu'à son coeur et sembla l'avoir fait de marbre.
Les deux ombres marchaient vite, quoique d'un pas ferme; la première était vêtue d'un surcot de laine, et, à cette seconde apparition comme à la première, le comte crut bien reconnaître Remy.
La seconde, complètement enveloppée d'un grand manteau d'homme, échappait à toute analyse.
Et cependant, sous ce manteau, Henri crut deviner ce que nul n'eût pu voir.
Il poussa une sorte de rugissement douloureux, et dès que les deux mystérieux personnages eurent disparu derrière la charmille, le jeune homme s'élança derrière et se glissa de massifs en massifs à la suite de ceux qu'il voulait connaître.
— Oh! murmurait-il tout en marchant, est-ce que je ne me trompe pas, mon
Dieu? est-ce que c'est possible?
LXXXVIII
CERTITUDE
Henri se glissa le long de la charmille par le côté sombre, en observant la précaution de ne point faire de bruit, soit sur le sable, soit le long des feuillages.
Obligé de marcher, et, tout en marchant, de veiller sur lui, il ne pouvait bien voir. Cependant, à la tournure, aux habits, à la démarche, il persistait à reconnaître Remy dans l'homme au surcot de laine.
De simples conjectures, plus effrayantes pour lui que des réalités, s'élevaient dans son esprit à l'égard du compagnon de cet homme.
Ce chemin de la charmille aboutissait à la grande haie d'épines et à la muraille de peupliers qui séparait du reste du parc le pavillon de M. le duc d'Anjou, et l'enveloppait d'un rideau de verdure au milieu duquel, comme nous l'avons dit, il disparaissait entièrement dans le coin isolé du château. Il y avait de belles pièces d'eau, des taillis sombres percés d'allées sinueuses, et des arbres séculaires sur le dôme desquels la lune versait les cascades de sa lumière argentée, tandis que, dessous, l'ombre était noire, opaque, impénétrable.
En approchant de cette haie, Henri sentit que le coeur allait lui manquer.
En effet, transgresser aussi audacieusement les ordres du prince et se livrer à des indiscrétions aussi téméraires, c'était le fait, non plus d'un loyal et probe gentilhomme, mais d'un lâche espion ou d'un jaloux décidé à toutes les extrémités.
Mais comme, en ouvrant la barrière qui séparait le grand parc du petit, l'homme fit un mouvement qui laissa son visage à découvert, et que ce visage était bien celui de Remy, le comte n'eut plus de scrupules et poussa résolument en avant, au risque de tout ce qui pouvait arriver.
La porte avait été refermée; Henri sauta par-dessus les traverses et se remit à suivre les deux étranges visiteurs du prince.
Ceux-ci se hâtaient.
D'ailleurs un autre sujet de terreur vint l'assaillir.
Le duc sortit du pavillon au bruit que firent sur le sable les pas de Remy et de son compagnon.
Henri se jeta derrière le plus gros des arbres, et attendit.
Il ne put rien voir, sinon que Remy avait salué très bas, que le compagnon de Remy avait fait une révérence de femme et non un salut d'homme, et que le duc, transporté, avait offert son bras à ce dernier comme il eût fait à une femme.
Puis tous trois, se dirigeant vers le pavillon, avaient disparu sous le vestibule, dont la porte s'était refermée derrière eux.
— Il faut en finir, dit Henri, et adopter un endroit plus commode d'où je puisse voir chaque signe sans être vu.
Il se décida pour un massif situé entre le pavillon et les espaliers, massif au centre duquel jaillissait une fontaine, asile impénétrable, car ce n'était pas la nuit, par la fraîcheur et l'humidité naturellement répandues autour de cette fontaine, que le prince affronterait l'eau et les buissons.
Caché derrière la statue qui surmontait la fontaine, se grandissant de toute la hauteur du piédestal, Henri put voir ce qui se passait dans le pavillon, dont la principale fenêtre s'ouvrait tout entière devant lui.
Comme nul ne pouvait, ou plutôt ne devait pénétrer jusque-là, aucune précaution n'avait été prise.
Une table était dressée, servie avec luxe et chargée de vins précieux enfermés dans des verres de Venise.
Deux sièges seulement à cette table attendaient deux convives.
Le duc se dirigea vers l'un, et quittant le bras du compagnon de Remy, en lui indiquant l'autre siège, il sembla l'inviter à se séparer de son manteau, qui, fort commode pour une course nocturne, devenait fort incommode lorsqu'on était arrivé au but de cette course, et que ce but était un souper.
Alors, la personne à laquelle l'invitation était faite jeta son manteau sur une chaise, et la lumière des flambeaux éclaira sans aucune ombre le visage pâle et majestueusement beau d'une femme que les yeux épouvantés de Henri reconnurent tout d'abord.
C'était la dame de la maison mystérieuse de la rue des Augustins, la voyageuse de Flandre: c'était cette Diane enfin dont les regards étaient mortels comme des coups de poignard.
Cette fois elle portait les habits de son sexe, était vêtue d'une robe de brocart; des diamants brillaient à son cou, dans ses cheveux et à ses poignets.
Sous cette parure, la pâleur de son visage ressortait encore davantage, et sans la flamme qui jaillissait de ses yeux, on eût pu croire que le duc, par l'emploi de quelque moyen magique, avait évoqué l'ombre de cette femme plutôt que la femme elle-même.
Sans l'appui de la statue sur laquelle il avait croisé ses bras plus froids que le marbre lui-même, Henri fût tombé à la renverse dans le bassin de la fontaine.
Le duc semblait ivre de joie; il couvait des yeux cette merveilleuse créature qui s'était assise en face de lui, et qui touchait à peine aux objets servis devant elle. De temps en temps François s'allongeait sur la table pour baiser une des mains de sa muette et pâle convive, qui semblait aussi insensible à ses baisers que si sa main eût été sculptée dans l'albâtre dont elle avait la transparence et la blancheur.
De temps en temps, Henri tressaillait, portait la main à son front, essuyait avec cette main la sueur glacée qui en dégouttait et se demandait:
— Est-elle vivante? est-elle morte?
Le duc faisait tous ses efforts et déployait toute son éloquence pour dérider ce front austère.
Remy, seul serviteur, car le duc avait éloigné tout le monde, servait ces deux personnes, et de temps en temps, frôlant avec le coude sa maîtresse lorsqu'il passait derrière elle, semblait la ranimer par ce contact, et la rappeler à la vie ou plutôt à la situation.
Alors un flot de vermillon montait au front de la jeune femme, ses yeux lançaient un éclair, elle souriait comme si quelque magicien avait touché un ressort inconnu de cet intelligent automate et avait opéré sur le mécanisme des yeux l'éclair, sur celui des joues le coloris, sur celui des lèvres le sourire.
Puis elle retombait dans son immobilité.
Le prince cependant se rapprocha, et par ses discours passionnés commença d'échauffer sa nouvelle conquête.
Alors Diane, qui, de temps en temps, regardait l'heure à la magnifique horloge accrochée au-dessus de la tête du prince, sur le mur opposé à elle, Diane parut faire un effort sur elle-même et, gardant le sourire sur les lèvres, prit une part plus active à la conversation.
Henri, sous son abri de feuillage, se déchirait les poings et maudissait toute la création, depuis les femmes que Dieu a faites, jusqu'à Dieu qui l'avait créé lui-même.
Il lui semblait monstrueux et inique que cette femme, si pure et si sévère, s'abandonnât ainsi vulgairement au prince, parce qu'il était doré en ce palais.
Son horreur pour Remy était telle, qu'il lui eût ouvert sans pitié les entrailles, afin de voir si un tel monstre avait le sang et le coeur d'un homme.
C'est dans ce paroxysme de rage et de mépris, que se passa pour Henri le temps de ce souper si délicieux pour le duc d'Anjou.
Diane sonna. Le prince, échauffé par le vin et par les galants propos, se leva de table pour aller embrasser Diane.
Tout le sang de Henri se figea dans ses veines. Il chercha à son côté s'il avait une épée, dans sa poitrine s'il avait un poignard.
Diane, avec un sourire étrange, et qui certes n'avait eu jusque-là son équivalent sur aucun visage, Diane l'arrêta en chemin.
— Monseigneur, dit-elle, permettez qu'avant de me lever de table, je partage avec Votre Altesse ce fruit qui me tente.
A ces mots, elle allongea la main vers la corbeille de filigrane d'or, qui contenait vingt pêches magnifiques, et en prit une.
Puis, détachant de sa ceinture un charmant petit couteau dont la lame était d'argent et le manche de malachite, elle sépara la pêche en deux parties et en offrit une au prince, qui la saisit et la porta avidement à ses lèvres, comme s'il eût baisé celles de Diane.
Cette action passionnée produisit une telle impression sur lui-même, qu'un nuage obscurcit sa vue au moment où il mordait dans le fruit.
Diane le regardait avec son oeil clair et son sourire immobile.
Remy, adossé à un pilier de bois sculpté, regardait aussi d'un air sombre.
Le prince passa une main sur son front, y essuya quelques gouttes de sueur qui venaient de perler sur son front, et avala le morceau qu'il avait mordu.
Cette sueur était sans doute le symptôme d'une indisposition subite; car, tandis que Diane mangeait l'autre moitié de la pêche, le prince laissa retomber ce qui restait de la sienne sur son assiette, et, se soulevant avec effort, il sembla inviter sa belle convive à prendre avec lui l'air dans le jardin.
Diane se leva, et sans prononcer une parole prit le bras que lui offrait le duc.
Remy les suivit des yeux, surtout le prince que l'air ranima tout à fait.
Tout en marchant, Diane essuyait la petite lame de son couteau à un mouchoir brodé d'or, et le remettait dans sa gaîne de chagrin.
Ils arrivèrent ainsi tout près du buisson où se cachait Henri.
Le prince serrait amoureusement sur son coeur le bras de la jeune femme.
— Je me sens mieux, dit-il, et pourtant je ne sais quelle pesanteur assiège mon cerveau; j'aime trop, je le vois, madame.
Diane arracha quelques fleurs à un jasmin, une branche à une clématite et deux belles roses qui tapissaient tout un côté du socle de la statue, derrière laquelle Henri se rapetissait effrayé.
— Que faites-vous, madame? demanda le prince.
— On m'a toujours assuré, monseigneur, dit-elle, que le parfum des fleurs était le meilleur remède aux étourdissements. Je cueille un bouquet dans l'espoir que, donné par moi, ce bouquet aura l'influence magique que je lui souhaite.
Mais, tout en réunissant les fleurs du bouquet, elle laissa tomber une rose, que le prince s'empressa de ramasser galamment.
Le mouvement de François fut rapide, mais point si rapide cependant qu'il ne donnât le temps à Diane de laisser tomber, sur l'autre rose, quelques gouttes d'une liqueur renfermée dans un flacon d'or qu'elle tira de son sein.
Puis elle prit la rose que le prince avait ramassée et la mettant à sa ceinture:
— Celle-là est pour moi, dit-elle, changeons.
Et, en échange de la rose qu'elle recevait des mains du prince, elle lui tendit le bouquet.
[Illustration: Le prince ne donnait aucun signe d'existence. — PAGE 142.]
Le prince le prit avidement, le respira avec délices et passa son bras autour de la taille de Diane. Mais cette pression voluptueuse acheva sans doute de troubler les sens de François, car il fléchit sur ses genoux et fut forcé de s'asseoir sur un banc de gazon qui se trouvait là.
Henri ne perdait pas de vue ces deux personnages, et cependant il avait aussi un regard pour Remy, qui, dans le pavillon, attendait la fin de cette scène, ou plutôt semblait en dévorer chaque détail.
Lorsqu'il vit le prince fléchir, il s'approcha jusqu'au seuil du pavillon. Diane, de son côté, sentant François chanceler, s'assit près de lui sur le banc.
L'étourdissement de François dura cette fois plus long-temps que le premier; le prince avait la tête penchée sur la poitrine. Il paraissait avoir perdu le fil de ses idées et presque le sentiment de son existence, et cependant le mouvement convulsif de ses doigts sur la main de Diane indiquait que d'instinct il poursuivait sa chimère d'amour.
Enfin, il releva lentement la tête, et ses lèvres se trouvant à la hauteur du visage de Diane, il fit un effort pour toucher celles de sa belle convive; mais comme si elle n'eût point vu ce mouvement, la jeune femme se leva.
— Vous souffrez, monseigneur? dit-elle, mieux vaudrait rentrer.
— Oh! oui, rentrons! s'écria le prince dans un transport de joie; oui, venez, merci!
Et il se leva tout chancelant; alors, au lieu que ce fût Diane qui s'appuyât à son bras, ce fut lui qui s'appuya au bras de Diane; et grâce à ce soutien, marchant plus à l'aise, il parut oublier fièvre et étourdissement; se redressant tout à coup, il appuya, presque par surprise, ses lèvres sur le col de la jeune femme.
Celle-ci tressaillit comme si, au lieu d'un baiser, elle eût ressenti la morsure d'un fer rouge.
— Remy, un flambeau! s'écria-t-elle, un flambeau!
Aussitôt Remy rentra dans la salle à manger et alluma, aux bougies de la table, un flambeau isolé qu'il prit sur un guéridon; et, se rapprochant vivement de l'entrée du pavillon ce flambeau à la main:
— Voilà, madame, dit-il.
— Où va Votre Altesse? demanda Diane en saisissant le flambeau et détournant la tête.
— Oh! chez moi!… chez moi!… et vous me guiderez, n'est-ce pas, madame? répliqua le prince avec ivresse.
— Volontiers, monseigneur, répondit Diane.
Et elle leva le flambeau en l'air, en marchant devant le prince.
Remy alla ouvrir, au fond du pavillon, une fenêtre par où l'air s'engouffra de telle façon, que la bougie portée par Diane lança, comme furieuse, toute sa flamme et sa fumée sur le visage de François, placé précisément dans le courant d'air.
Les deux amants, Henri les jugea tels, arrivèrent ainsi, en traversant une galerie, jusqu'à la chambre du duc, et disparurent derrière la tenture de fleurs de lis qui lui servait de portière.
Henri avait vu tout ce qui s'était passé avec une fureur croissante, et cependant cette fureur était telle qu'elle touchait à l'anéantissement.
On eût dit qu'il ne lui restait de force que pour maudire le sort qui lui avait imposé une si cruelle épreuve.
Il était sorti de sa cachette, et, brisé, les bras pendants, l'oeil atone, il se préparait à regagner, demi-mort, son appartement dans le château.
Lorsque, soudain, la portière derrière laquelle il venait de voir disparaître Diane et le prince se rouvrit, et la jeune femme, se précipitant dans la salle à manger, entraîna Remy, qui, debout, immobile, semblait n'attendre que son retour.
— Viens!… lui dit-elle, viens, tout est fini….
Et tous deux s'élancèrent comme ivres, fous ou furieux dans le jardin.
Mais, à leur vue, Henri avait retrouvé toute sa force; Henri s'élança au devant d'eux, et ils le trouvèrent tout à coup au milieu de l'allée, debout, les bras croisés, et plus terrible dans son silence, que nul ne le fut jamais dans ses menaces. Henri, en effet, en était arrivé à ce degré d'exaspération, qu'il eût tué quiconque se fût avisé de soutenir que les femmes n'étaient pas des monstres envoyés par l'enfer pour souiller le monde.
Il saisit Diane par le bras, et l'arrêta court, malgré le cri de terreur qu'elle poussa, malgré le couteau que Remy lui appuya sur la poitrine, et qui effleura les chairs.
— Oh! vous ne me reconnaissez pas, sans doute, dit-il avec un grincement de dents terrible, je suis ce neuf jeune homme qui vous aimait et à qui vous n'ayez pas voulu donner d'amour, parce que, pour vous, il n'y avait plus d'avenir, mais seulement un passé. Ah! belle hypocrite, et toi, lâche menteur, je vous connais enfin, je vous connais et vous maudis; à l'un je dis: je te méprise; à l'autre: tu me fais horreur!
— Passage! cria Remy, d'une voix étranglée, passage! jeune fou… ou sinon….
— Soit, répondit Henri, achève ton ouvrage, et tue mon corps, misérable, puisque tu as tué mon âme.
— Silence! murmura Remy furieux, en enfonçant de plus en plus sa lame sous laquelle criait déjà la poitrine du jeune homme.
Mais Diane repoussa violemment le bras de Remy, et saisissant celui de du
Bouchage, elle l'amena en face d'elle.
Elle était d'une pâleur livide; ses beaux cheveux, raidis, flottaient sur ses épaules; le contact de sa main sur le poignet d'Henri faisait à ce dernier un froid pareil à celui d'un cadavre.
— Monsieur, dit-elle, ne jugez pas témérairement des choses de Dieu!… Je suis Diane de Méridor, la maîtresse de M. de Bussy, que le duc d'Anjou laissa tuer misérablement quand il pouvait le sauver. Il y a huit jours que Remy a poignardé Aurilly, le complice du prince; et quant au prince, je viens de l'empoisonner avec un fruit, un bouquet, un flambeau. Place! monsieur, place à Diane de Méridor, qui, de ce pas, s'en va au couvent des Hospitalières.
Elle dit, et, quittant le bras de Henri, elle reprit celui de Remy, qui l'attendait.
Henri tomba agenouillé, puis renversé en arrière, suivant des yeux le groupe effrayant des assassins, qui disparurent dans la profondeur des taillis, comme eût fait une infernale vision.
Ce n'est qu'une heure après que le jeune homme, brisé de fatigue, écrasé de terreur et la tête en feu, réussit à trouver assez de force pour se traîner jusqu'à son appartement; encore fallut-il qu'il se reprît à dix fois pour escalader la fenêtre. Il fit quelques pas dans la chambre et s'en alla, tout trébuchant, tomber sur son lit.
Tout dormait dans le château.
LXXXIX
FATALITÉ
Le lendemain, vers neuf heures, un beau soleil poudrait d'or les allées sablées de Château-Thierry.
De nombreux travailleurs, commandés la veille, avaient, dès l'aube, commencé la toilette du parc et des appartements destinés à recevoir le roi qu'on attendait.
Rien encore ne remuait dans le pavillon où reposait le duc, car il avait défendu, la veille, à ses deux vieux serviteurs, de le réveiller. Ils devaient attendre qu'il appelât.
Vers neuf heures et demie, deux courriers, lancés à toute bride, entrèrent dans la ville, annonçant la prochaine arrivée de Sa Majesté.
Les échevins, le gouverneur et la garnison prirent rang pour faire haie sur le passage de ce cortège.
A dix heures le roi parut au bas de la colline. Il était monté à cheval depuis le dernier relais. C'était une occasion qu'il saisissait toujours, et principalement à son entrée dans les villes, étant beau cavalier.
La reine-mère le suivait en litière; cinquante gentilshommes, richement vêtus et bien montés, venaient à leur suite.
Une compagnie des gardes, commandée par Crillon lui-même, cent vingt Suisses, autant d'Écossais, commandés par Larchant, et toute la maison de plaisir du roi, mulets, coffres et valetaille, formaient une armée dont les files suivaient les sinuosités de la route qui monte de la rivière au sommet de la colline.
Enfin le cortège entra en ville au son des cloches, des canons et des musiques de tout genre.
Les acclamations des habitants furent vives; le roi était si rare en ce temps-là, que, vu de près, il semblait encore avoir gardé un reflet de la Divinité.
Le roi, en traversant la foule, chercha vainement son frère. Il ne trouva que Henri du Bouchage à la grille du château.
[Illustration: Veuillez prévenir madame la supérieure. — PAGE 148.]
Une fois dans l'intérieur, Henri III s'informa de la santé du duc d'Anjou, à l'officier qui avait pris sur lui de recevoir Sa Majesté.
— Sire, répondit celui-ci, Son Altesse habite depuis quelques jours le pavillon du parc, et nous ne l'avons pas encore vue ce matin. Cependant il est probable que, se portant bien hier, elle se porte bien encore aujourd'hui.
— C'est un endroit bien retiré, à ce qu'il paraît, dit Henri, mécontent, que ce pavillon du parc, pour que le canon n'y soit pas entendu?
— Sire, se hasarda de dire un des deux serviteurs du duc, Son Altesse n'attendait peut-être pas si tôt Votre Majesté.
— Vieux fou, grommela Henri, crois-tu donc qu'un roi vienne comme cela chez les gens sans les prévenir? M. le duc d'Anjou sait mon arrivée depuis hier.
Puis, craignant d'attrister tout ce monde par une mine soucieuse, Henri, qui voulait paraître doux et bon aux dépens de François, s'écria:
— Puisqu'il ne vient pas au devant de nous, allons au devant de lui.
— Montrez-nous le chemin, dit Catherine du fond de sa litière.
Toute l'escorte prit la route du vieux parc.
Au moment où les premiers gardes touchaient la charmille, un cri déchirant et lugubre perça les airs.
— Qu'est cela? fit le roi se tournant vers sa mère.
— Mon Dieu! murmura Catherine essayant de lire sur tous les visages, c'est un cri de détresse ou de désespoir.
— Mon prince! mon pauvre duc! s'écria l'autre vieux serviteur de François en paraissant à une fenêtre avec les signes de la plus violente douleur.
Tous coururent vers le pavillon, le roi entraîné par les autres.
Il arriva au moment où l'on relevait le corps du duc d'Anjou, que son valet de chambre, entré sans ordre, pour annoncer l'arrivée du roi, venait d'apercevoir gisant sur le tapis de sa chambre à coucher.
Le prince était froid, raide, et ne donnait aucun signe d'existence qu'un mouvement étrange des paupières et une contraction grimaçante des lèvres.
Le roi s'arrêta sur le seuil de la porte, et tout le monde derrière lui.
— Voilà un vilain pronostic! murmura-t-il.
— Retirez-vous, mon fils, lui dit Catherine, je vous prie.
— Ce pauvre François! dit Henri, heureux d'être congédié et d'éviter ainsi le spectacle de cette agonie.
Toute la foule s'écoula sur les traces du roi.
— Étrange! étrange! murmura Catherine agenouillée près du prince ou plutôt du cadavre, sans autre compagnie que celle des deux vieux serviteurs; et, tandis qu'on courait toute la ville pour trouver le médecin du prince et qu'un courrier partait pour Paris afin de hâter la venue des médecins du roi restés à Meaux avec la reine, elle examinait avec moins de science sans doute, mais non moins de perspicacité que Miron lui-même aurait pu le faire, les diagnostics de cette étrange maladie à laquelle succombait son fils.
Elle avait de l'expérience, la Florentine; aussi avant toute chose, elle questionna froidement, et sans les embarrasser, les deux serviteurs, qui s'arrachaient les cheveux et se meurtrissaient le visage dans leur désespoir.
Tous deux répondirent que le prince était rentré la veille à la nuit, après avoir été dérangé fort inopportunément par M. Henri du Bouchage, venant de la part du roi.
Puis ils ajoutèrent qu'à la suite de cette audience, donnée au grand château, le prince avait commandé un souper délicat, ordonné que nul ne se présentât au pavillon sans être mandé; enfin, enjoint positivement qu'on ne le réveillât pas au matin, ou qu'on n'entrât pas chez lui avant un appel positif.
— Il attendait quelque maîtresse, sans doute? demanda la reine-mère.
— Nous le croyons, madame, répondirent humblement les valets, mais la discrétion nous a empêchés de nous en assurer.
— En desservant, cependant, vous avez dû voir si mon fils a soupé seul?
-Nous n'avons pas desservi encore, madame, puisque l'ordre de monseigneur était que nul n'entrât dans le pavillon.
— Bien, dit Catherine, personne n'a donc pénétré ici?
— Personne, madame.
— Retirez-vous.
Et Catherine, cette fois, demeura tout à fait seule.
Alors, laissant le prince sur le lit, comme on l'avait déposé, elle commença une minutieuse investigation de chacun des symptômes ou de chacune des traces qui surgissaient à ses yeux comme résultat de ses soupçons ou de ses craintes.
Elle avait vu le front de François chargé d'une teinte bistrée, ses yeux sanglants et cerclés de bleu, ses lèvres labourées par un sillon semblable à celui qu'imprimé le soufre brûlant sur des chairs vives.
Elle observa le même signe sur les narines et sur les ailes du nez.
— Voyons, dit-elle en regardant autour du prince.
Et la première chose qu'elle vit, ce fut le flambeau dans lequel s'était consumée toute la bougie allumée la veille au soir par Remy.
— Cette bougie a brûlé longtemps, dit-elle, donc il y a longtemps que
François était dans cette chambre. Ah! voici un bouquet sur le tapis….
Catherine le saisit précipitamment, puis remarquant que toutes les fleurs étaient encore fraîches, à l'exception d'une rose qui était noircie et desséchée:
— Qu'est cela? murmura-t-elle, qu'a-t-on versé sur les feuilles de cette fleur?… Je connais, il me semble, une liqueur qui fane ainsi les roses.
Elle éloigna le bouquet d'elle en frissonnant:
— Cela m'expliquerait les narines et la dissolution des chairs du front; mais les lèvres?
Catherine courut à la salle à manger. Les valets n'avaient pas menti, rien n'indiquait qu'on eût touché au couvert depuis la fin du repas.
Sur le bord de la table, une moitié de pêche, dans laquelle s'imprimait un demi-cercle de dents, fixa plus particulièrement les regards de Catherine.
Ce fruit, si vermeil au coeur, avait noirci comme la rose et s'était émaillé au dedans de marbrures violettes et brunes. L'action corrosive se distinguait plus particulièrement sur la tranche, à l'endroit où le couteau avait dû passer.
— Voilà pour les lèvres, dit-elle; mais François a mordu seulement une bouchée dans ce fruit. Il n'a pas tenu longtemps à sa main ce bouquet, dont les fleurs sont encore fraîches, le mal n'est pas sans remède, le poison ne peut avoir pénétré profondément.
Mais alors, s'il n'a agi que superficiellement, pourquoi donc cette paralysie si complète et ce travail si avancé de la décomposition! Il faut que je n'aie pas tout vu.
En disant ces mots, Catherine porta ses yeux autour d'elle, et vit suspendu à son bâton de bois de rose, par sa chaîne d'argent, le papegai rouge et bleu qu'affectionnait François.
L'oiseau était mort, raide, et les ailes hérissées.
Catherine ramena son visage anxieux sur le flambeau dont elle s'était déjà occupée une fois, pour s'assurer, à sa complète combustion, que le prince était rentré de bonne heure.
— La fumée! se dit Catherine, la fumée! La mèche du flambeau était empoisonnée; mon fils est mort!
Aussitôt elle appela. La chambre se remplit de serviteurs et d'officiers.
— Miron! Miron! disaient les uns.
— Un prêtre, disaient les autres.
Mais elle, pendant ce temps, approchait des lèvres de François un des flacons qu'elle portait toujours dans son aumônière, et interrogea les traits de son fils pour juger l'effet du contre-poison.
Le duc ouvrit encore les yeux et la bouche; mais dans ses yeux ne brillait plus un regard, à ce gosier ne montait plus la voix.
Catherine, sombre et muette, s'éloigna de la chambre en faisant signe aux deux serviteurs de la suivre avant qu'ils n'eussent encore communiqué avec personne.
Alors elle les conduisit dans un autre pavillon, où elle s'assit, les tenant l'un et l'autre sous son regard.
— M. le duc d'Anjou, dit-elle, a été empoisonné dans son souper, c'est vous qui avez servi ce souper?
A ces paroles on vit la pâleur de la mort envahir le visage des deux hommes.
— Qu'on nous donne la torture, dirent-ils; qu'on nous tue, mais qu'on ne nous accuse pas.
— Vous êtes des niais; croyez-vous que si je vous soupçonnais, la chose ne serait pas faite? Vous n'avez pas, je le sais bien, assassiné votre maître, mais d'autres l'ont tué, et il faut que je connaisse les meurtriers. Qui est entré au pavillon?
— Un vieil homme, vêtu misérablement, que monseigneur recevait depuis deux jours.
— Mais… la femme?
— Nous ne l'avons pas vue… De quelle femme Votre Majesté veut-elle parler?
— Il est venu une femme qui a fait un bouquet….
[Illustration: Diane avait déjà pris l'habit de l'ordre. — PAGE 149.]
Les deux serviteurs se regardèrent avec tant de naïveté, que Catherine reconnut leur innocence à ce seul regard.
— Qu'on m'aille chercher, dit-elle alors, le gouverneur de la ville et le gouverneur du château.
Les deux valets se précipitèrent vers la porte.
— Un moment! dit Catherine, en les clouant par ce seul mot sur le seuil. Vous seuls et moi nous savons ce que je viens de vous dire; je ne le dirai pas, moi; si quelqu'un l'apprend, ce sera par l'un de vous; ce jour-là vous mourrez tous deux. Allez!
Catherine interrogea moins ouvertement les deux gouverneurs. Elle leur dit que le duc avait reçu de certaine personne une mauvaise nouvelle qui l'avait affecté profondément, que là était la cause de son mal, qu'en interrogeant de nouveau les personnes, le duc se remettrait sans doute de son alarme.
Les gouverneurs firent fouiller la ville, le parc, les environs, nul ne sut dire ce qu'étaient devenus Remy et Diane.
Henri seul connaissait le secret, et il n'y avait point danger qu'il le révélât.
Tout le jour, l'affreuse nouvelle, commentée, exagérée, tronquée, parcourut Château-Thierry et la province; chacun expliqua, selon son caractère et son penchant, l'accident survenu au duc.
Mais nul, excepté Catherine et du Bouchage, ne s'avoua que le duc était un homme mort.
Ce malheureux prince ne recouvra pas la voix ni le sentiment, ou, pour mieux dire, il ne donna plus aucun signe d'intelligence.
Le roi, frappé d'impressions lugubres, ce qu'il redoutait le plus au monde, eût bien voulu repartir pour Paris; mais la reine-mère s'opposa à ce départ, et force fut à la cour de demeurer au château.
Les médecins arrivèrent en foule; Miron seul devina la cause du mal, et jugea sa gravité; mais il était trop bon courtisan pour ne pas taire la vérité, surtout lorsqu'il eut consulté les regards de Catherine.
On l'interrogeait de toutes parts, et il répondait que certainement M. le duc d'Anjou avait éprouvé de grands chagrins et essuyé un violent choc.
Il ne se compromit donc pas, ce qui est fort difficile en pareil cas.
Lorsque Henri III lui demanda de répondre affirmativement ou négativement à cette question:
— Le duc vivra-t-il?
— Dans trois jours, je le dirai à Votre Majesté, répliqua le médecin.
— Et à moi, que me direz-vous? fit Catherine à voix basse.
— A vous, madame, c'est différent; je répondrai sans hésitation.
— Quoi?
— Que Votre Majesté m'interroge.
— Quel jour mon fils sera-t-il mort, Miron?
— Demain au soir, madame.
— Si tôt?
— Ah! madame, murmura le médecin, la dose était aussi par trop forte.
Catherine mit un doigt sur ses lèvres, regarda le moribond et répéta tout bas son mot sinistre:
— Fatalité!
XC
LES HOSPITALIÈRES
Le comte avait passé une terrible nuit, dans un état voisin du délire et de la mort.
Cependant, fidèle à ses devoirs, dès qu'il entendit annoncer l'arrivée du roi, il se leva et le reçut à la grille comme nous avons dit; mais après avoir présenté ses hommages à Sa Majesté, salué la reine-mère et serré la main de l'amiral, il s'était renfermé dans sa chambre, non plus pour mourir, mais pour mettre décidément à exécution son projet que rien ne pouvait plus combattre.
Aussi, vers onze heures du matin, c'est-à-dire quand à la suite de cette terrible nouvelle qui s'était répandue: Le duc d'Anjou est atteint à mort! chacun se fut dispersé, laissant le roi tout étourdi de ce nouvel événement, Henri alla frapper à la porte de son frère qui, ayant passé une partie de la nuit sur la grande route, venait de se retirer dans sa chambre.
— Ah! c'est toi, demanda Joyeuse à moitié endormi: qu'y a-t-il?
— Je viens vous dire adieu, mon frère, répondit Henri.
— Comment, adieu?… tu pars?
— Je pars, oui, mon frère, et rien ne me retient plus ici, je présume.
— Comment, rien?
— Sans doute; ces fêtes auxquelles vous désiriez que j'assistasse n'ayant pas lieu, me voilà dégagé de ma promesse.
— Vous vous trompez, Henri, répondit le grand-amiral; je ne vous permets pas plus de partir aujourd'hui que je ne vous l'eusse permis hier.
— Soit, mon frère; mais alors, pour la première fois de ma vie, j'aurai la douleur de désobéir à vos ordres et de vous manquer de respect; car à partir de ce moment, je vous le déclare, Anne, rien ne me retiendra plus pour entrer en religion.
— Mais cette dispense venant de Rome?
— Je l'attendrai dans un couvent.
— En vérité, vous êtes décidément fou! s'écria Joyeuse, en se levant avec la stupéfaction peinte sur son visage.
— Au contraire, mon cher et honoré frère, je suis le plus sage de tous, car moi seul sais bien ce que je fais.
— Henri, vous nous aviez promis un mois.
— Impossible, mon frère!
— Encore huit jours.
— Pas une heure.
— Mais tu souffres bien, pauvre enfant!
— Au contraire, je ne souffre plus, voilà pourquoi je vois que le mal est sans remède.
— Mais enfin, mon ami, cette femme n'est point de bronze: on peut l'attendrir, je la fléchirai.
— Vous ne ferez pas l'impossible, Anne; d'ailleurs, se laissât-elle fléchir maintenant, c'est moi qui ne consentirais plus à l'aimer.
— Allons! en voilà bien d'une autre.
— C'est ainsi, mon frère.
— Comment! si elle voulait de toi, tu ne voudrais plus d'elle! mais c'est de la rage, pardieu!
— Oh! non, certes! s'écria Henri avec un mouvement d'horreur, entre cette femme et moi il ne peut plus rien exister.
— Qu'est-ce à dire? demanda Joyeuse surpris, quelle est donc cette femme alors? Voyons; parle, Henri; tu le sais bien, nous n'avons jamais eu de secrets l'un pour l'autre.
Henri craignit d'en avoir trop dit, et d'avoir, en se laissant aller au sentiment qu'il venait de manifester, ouvert une porte par laquelle l'oeil de son frère pût pénétrer jusqu'au terrible secret qu'il renfermait dans son coeur; il tomba donc dans un excès contraire, comme il arrive en pareil cas, et pour rattraper la parole imprudente qui lui était échappée, il en prononça une plus imprudente encore.
— Mon frère, dit-il, ne me pressez plus, cette femme ne m'appartiendra plus, puisqu'elle appartient maintenant à Dieu.
— Folies, contes! cette femme, une nonnain! elle vous a menti.
— Non, mon frère, cette femme ne m'a point menti, cette femme est Hospitalière; n'en parlons plus et respectons tout ce qui se jette dans les bras du Seigneur.
Anne eut assez de pouvoir sur lui-même pour ne point manifester à Henri la joie que cette révélation lui causait.
Il poursuivit:
— Voilà du nouveau, car vous ne m'en avez jamais parlé.
— C'est du nouveau, en effet, car elle a pris récemment le voile; mais, j'en suis certain, comme la mienne, sa résolution est irrévocable. Ainsi, ne me retenez plus, mon frère, embrassez-moi comme vous m'aimez; laissez- moi vous remercier de toutes vos bontés, de toute votre patience, de votre amour infini pour un pauvre insensé, et adieu!
Joyeuse regarda le visage de son frère; il le regarda en homme attendri qui compte sur son attendrissement pour décider la persuasion dans autrui.
Mais Henri demeura inébranlable à cet attendrissement, et répondit par son triste et éternel sourire.
Joyeuse embrassa son frère, et le laissa partir.
— Va, se dit-il à lui-même, tout n'est point fini encore, et, si pressé que tu sois, je t'aurai bientôt rattrapé.
Il alla trouver le roi qui déjeunait dans son lit, ayant Chicot à ses côtés.
— Bonjour! bonjour! dit Henri à Joyeuse, je suis bien aise de te voir,
Anne, je craignais que tu ne restasses couché toute la journée, paresseux!
Comment va mon frère?
— Hélas! sire, je n'en sais rien, je viens vous parler du mien.
— Duquel?
— De Henri.
— Veut-il toujours se faire moine?
— Plus que jamais.
— Il prend l'habit?
— Oui, sire.
— Il a raison, mon fils.
— Comment, sire?
— Oui, l'on va vite au ciel par ce chemin.
— Oh! dit Chicot au roi, on y va bien plus vite encore par le chemin que prend ton frère.
— Sire, Votre Majesté veut-elle me permettre une question?
— Vingt, Joyeuse, vingt! je m'ennuie fort à Château-Thierry, et tes questions me distrairont un peu.
— Sire, vous connaissez toutes les religions du royaume?
— Comme le blason, mon cher.
— Qu'est-ce que les Hospitalières, s'il vous plaît?
— C'est une toute petite communauté très distinguée, très rigide, très sévère, composée de vingt dames chanoinesses de saint Joseph.
— Y fait-on des voeux?
— Oui, par faveur, et sur la présentation de la reine.
— Est-ce une indiscrétion que de vous demander où est située cette communauté, sire?
— Non pas: elle est située rue du Chevet-Saint-Landry, dans la Cité, derrière le cloître Notre-Dame.
— A Paris?
— A Paris.
— Merci, sire.
— Mais pourquoi diable me demandes-tu cela? Est-ce que ton frère aurait changé d'avis et qu'au lieu de se faire capucin, il voudrait se faire Hospitalière maintenant?
— Non, sire, je ne le trouverais pas si fou, d'après ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire; mais je le soupçonne d'avoir eu la tête montée par quelqu'un de cette communauté; je voudrais, en conséquence, découvrir ce quelqu'un et lui parler.
— Par la mordieu! dit le roi d'un air fat, j'y ai connu, voilà bientôt sept ans, une supérieure qui était fort belle.
— Eh bien! sire, c'est peut-être encore la même.
— Je ne sais pas; depuis ce temps, moi aussi, Joyeuse, je suis entré en religion; ou à peu près.
— Sire, dit Joyeuse, donnez-moi, à tout hasard, je vous prie, une lettre pour cette supérieure, et mon congé pour deux jours.
— Tu me quittes! s'écria le roi, tu me laisses tout seul ici?
— Ingrat! fit Chicot en haussant les épaules; est-ce que je ne suis pas là, moi?
— Ma lettre, sire, s'il vous plaît, dit Joyeuse.
Le roi soupira, et cependant il écrivit.
— Mais tu n'as que faire à Paris? dit Henri en remettant la lettre à
Joyeuse.
— Pardon, sire, je dois escorter ou du moins surveiller mon frère.
— C'est juste; va donc, et reviens vite.
Joyeuse ne se fit point réitérer cette permission; il commanda ses chevaux sans bruit, et s'assurant que Henri était déjà parti, il poussa au galop jusqu'à sa destination.
Sans débotter, le jeune homme se fit conduire directement rue du Chevet-
Saint-Landry.
Cette rue aboutissait à la rue d'Enfer, et à sa parallèle, la rue des
Marmouzets.
Une maison noire et vénérable, derrière les murs de laquelle on distinguait quelques hautes cimes d'arbres, des fenêtres rares et grillées, une petite porte en guichet; voilà quelle était l'apparence extérieure du couvent des Hospitalières.
Sur la clef de voûte du porche, un grossier artisan avait gravé ces mots latins avec un ciseau:
MATRONAE HOSPITES
Le temps avait à demi rongé l'inscription et la pierre.
Joyeuse heurta au guichet et fit emmener ses chevaux dans la rue des Marmouzets, de peur que leur présence dans la rue ne fit une trop grande rumeur.
Alors, frappant à la grille du tour:
— Veuillez prévenir madame la supérieure, dit-il, que monseigneur le duc de Joyeuse, grand-amiral de France, désire l'entretenir de la part du roi.
La figure de la religieuse qui avait paru derrière la grille rougit sous sa guimpe, et le tour se referma.
Cinq minutes après, une porte s'ouvrait et Joyeuse entrait dans la salle du parloir.
Une femme belle et de haute stature fit à Joyeuse une profonde révérence, que l'amiral lui rendit en homme religieux et mondain tout à la fois.
— Madame, dit-il, le roi sait que vous devez admettre, ou que vous avez admis au nombre de vos pensionnaires une personne à qui je dois parler. Veuillez me mettre en rapport avec cette personne.
— Monsieur, le nom de cette dame, s'il vous plaît?
— Je l'ignore, madame.
— Alors, comment pourrai-je accéder à votre demande?
— Rien de plus aisé. Qui avez-vous admis depuis un mois?
— Vous me désignez trop positivement ou trop peu cette personne, dit la supérieure, et je ne pourrais me rendre à votre désir.
— Pourquoi?
— Parce que, depuis un mois, je n'ai reçu personne, si ce n'est ce matin.
— Ce matin?
— Oui, monsieur le duc, et vous comprenez que votre arrivée, deux heures après la sienne, ressemble trop à une poursuite pour que je vous accorde la permission de lui parler.
— Madame, je vous en prie.
— Impossible, monsieur.
— Montrez-moi seulement cette dame.
— Impossible, vous dis-je…. D'ailleurs, votre nom suffit pour vous ouvrir la porte de ma maison; mais pour parler à quelqu'un ici, excepté à moi, il faut un ordre écrit du roi.
— Voici cet ordre, madame, répondit Joyeuse en exhibant la lettre que
Henri lui avait signée.
La supérieure lut et s'inclina.
— Que la volonté de Sa Majesté soit faite, dit-elle, même quand elle contrarie la volonté de Dieu.
Et elle se dirigea vers la cour du couvent.
— Maintenant, madame, fit Joyeuse en l'arrêtant avec politesse, vous voyez que j'ai le droit; mais je crains l'abus et l'erreur; peut-être cette dame n'est-elle pas celle que je cherche, veuillez me dire comment elle est venue, pourquoi elle est venue, et de qui elle était accompagnée?
— Tout cela est inutile, monsieur le duc, répliqua la supérieure, vous ne faites pas erreur, et cette dame qui est arrivée ce matin seulement après s'être fait attendre quinze jours, cette dame que m'a recommandée une personne qui a toute autorité sur moi, est bien la personne à qui monsieur le duc de Joyeuse doit avoir besoin de parler.
A ces mots, la supérieure fit une nouvelle révérence au duc et disparut.
Dix minutes après, elle revint accompagnée d'une Hospitalière dont le voile était rabattu tout entier sur son visage.
C'était Diane, qui avait déjà pris l'habit de l'ordre.
Le duc remercia la supérieure, offrit un escabeau à la dame étrangère, s'assit lui-même, et la supérieure partit en fermant de sa main les portes du parloir désert et sombre.
— Madame, dit alors Joyeuse sans autre préambule, vous êtes la dame de la rue des Augustins, cette femme mystérieuse que mon frère, M. le comte du Bouchage, aime follement et mortellement.
L'Hospitalière inclina la tête pour répondre, mais elle ne parla pas.
Cette affectation parut une incivilité à Joyeuse; il était déjà fort mal disposé envers son interlocutrice; il continua:
— Vous n'avez pas supposé, madame, qu'il suffît d'être belle, ou de paraître belle, de n'avoir pas un coeur caché sous cette beauté, de faire naître une misérable passion dans l'âme d'un jeune homme et de dire un jour à cet homme: Tant pis pour vous si vous avez un coeur, je n'en ai pas, et ne veux pas en avoir.
— Ce n'est pas cela que j'ai répondu, monsieur, et vous êtes mal informé, dit l'Hospitalière, d'un ton de voix si noble et si touchant que la colère de Joyeuse en fut un moment affaiblie.
— Les termes ne font rien au sens, madame; vous avez repoussé mon frère, et vous l'avez réduit au désespoir.
— Innocemment, monsieur, car j'ai toujours cherché à éloigner de moi M. du Bouchage.
— Cela s'appelle le manège de la coquetterie, madame, et le résultat fait la faute.
— Nul n'a le droit de m'accuser, monsieur; je ne suis coupable de rien; vous vous irritez contre moi, je ne répondrai plus.
— Oh! oh! fit Joyeuse en s'échauffant par degrés, vous avez perdu mon frère, et vous croyez vous justifier avec cette majesté provocatrice; non, non, la démarche que je fais doit vous éclairer sur mes intentions; je suis sérieux, je vous le jure, et vous voyez, au tremblement de mes mains et de mes lèvres, que vous aurez besoin de bons arguments pour me fléchir.
L'Hospitalière se leva.
— Si vous êtes venu pour insulter une femme, dit-elle avec le même sang- froid, insultez-moi, monsieur; si vous êtes venu pour me faire changer d'avis, vous perdez votre temps: retirez-vous.
— Ah! vous n'êtes pas une créature humaine, s'écria Joyeuse exaspéré, vous êtes un démon!
— J'ai dit que je ne répondrais plus; maintenant ce n'est point assez, je me retire.
Et l'Hospitalière fit un pas vers la porte.
Joyeuse l'arrêta.
— Ah! un instant! Il y a trop longtemps que je vous cherche pour vous laisser fuir ainsi; et puisque je suis parvenu à vous joindre, puisque votre insensibilité m'a confirmé dans cette idée, qui m'était déjà venue, que vous êtes une créature infernale, envoyée par l'ennemi des hommes pour perdre mon frère, je veux voir ce visage sur lequel l'abîme a écrit ses plus noires menaces, je veux voir le feu de ce regard fatal qui égare les esprits. A nous deux, Satan!
Et Joyeuse, tout en faisant le signe de la croix d'une main, en manière d'exorcisme, arracha de l'autre le voile qui couvrait le visage de l'Hospitalière; mais celle-ci, muette, impassible, sans colère, sans reproche, attachant son regard doux et pur sur celui qui l'outrageait si cruellement:
— Oh! monsieur le duc, dit-elle, ce que vous faites là est indigne d'un gentilhomme!
Joyeuse fut frappé au coeur: tant de mansuétude amollit sa colère, tant de beauté bouleversa sa raison.
— Certes, murmura-t-il après un long silence, vous êtes belle, et Henri a dû vous aimer; mais Dieu ne vous a donné la beauté que pour la répandre comme un parfum sur une existence attachée à la vôtre.
— Monsieur, n'avez-vous point parlé à votre frère? ou si vous lui avez parlé, il n'a point jugé à propos de vous faire son confident; sans cela il vous eût raconté que j'ai fait ce que vous dites: j'ai aimé, je n'aimerai plus; j'ai vécu, je dois mourir.
Joyeuse n'avait pas cessé de regarder Diane; la flamme de ces regards tout-puissants s'était infiltrée jusqu'au fond de son âme, pareille à ces jets de feu volcaniques qui fondent l'airain des statues rien qu'en passant auprès d'elles.
Ce rayon avait dévoré toute matière dans le coeur de l'amiral; l'or pur bouillonnait seul, et ce coeur éclatait comme le creuset sous la fusion du métal.
— Oh! oui, dit-il encore une fois d'une voix plus basse et en continuant de fixer sur elle un regard où s'éteignait de plus en plus le feu de la colère; oh! oui, Henri a dû vous aimer…. Oh! madame, par pitié, à genoux, je vous en supplie, madame, aimez mon frère!
Diane resta froide et silencieuse.
— Ne réduisez pas une famille à l'agonie, ne perdez pas l'avenir de notre race, ne faites pas mourir l'un de désespoir, les autres de regret.
Diane ne répondait pas et continuait de regarder tristement ce suppliant incliné devant elle.
— Oh! s'écria enfin Joyeuse en étreignant furieusement son coeur avec une main crispée; oh! ayez pitié de mon frère, ayez pitié de moi-même! Je brûle! ce regard m'a dévoré!… Adieu, madame, adieu!
Il se releva comme un fou, secoua ou plutôt arracha les verrous de la porté du parloir, et s'enfuit éperdu jusqu'à ses gens, qui l'attendaient au coin de la rue d'Enfer.