Les quinze joyes de mariage: Conforme au manuscript de la bibliothèque publique de Rouen
PRÉFACE DE L’ÉDITION DE 1853.
Parmi les ouvrages sans nombre inspirés aux écrivains satiriques par les malices du sexe et les inconvénients plus ou moins réels du lien conjugal, les QUINZE JOYES DE MARIAGE doivent être placées au premier rang. Ce n’est ni une satire froide et railleuse, ni un tissu d’invectives et d’obscénités ; c’est une étude approfondie du cœur humain, une analyse patiente et délicate, un tableau achevé, dont toutes les nuances sont fondues avec harmonie. C’est l’œuvre d’un maître, d’un grand maître, et c’est à coup sûr son chef-d’œuvre. Que d’art il lui a fallu pour arriver à ce ton de douce philosophie, de résignation inébranlable, qui règne dans tout son livre ! pour retracer de ce pinceau délicat des misères qu’il peint trop bien pour n’en être pas profondément touché ! Et cet art est si bien déguisé sous les négligences de style, les répétitions recherchées, les naïvetés séduisantes, qu’on seroit tenté de le nier, n’étoit la combinaison savante, l’observation d’une poétique particulière, évidemment indiquée surtout par la répétition constante de cette ritournelle originale et désespérante qui termine chacune des Quinze Joies.
On ne connoît point encore d’une manière certaine l’auteur des QUINZE JOYES DE MARIAGE, qui partagent en cela le sort de tant d’autres chefs-d’œuvre. Cependant l’opinion qui attribue cet ouvrage à l’auteur du Petit Jehan de Saintré, Antoine de La Sale, est fondée sur des considérations qui lui donnent une vraisemblance presque équivalente à la certitude. C’est M. André Pottier, bibliothécaire de la ville de Rouen, qui, en faisant connoître l’existence d’un manuscrit de cet ouvrage, a le premier émis cette opinion. Voici comment il s’exprimoit dans une Lettre à M. Techener, publiée dans la Revue de Rouen, octobre 1830, et tirée à part, in-8o :
« Aucun critique, que je sache, ne s’est occupé de rechercher quel pouvait avoir été l’auteur de cette étude si approfondie des vices et des travers de son temps. Le Duchat, dans l’édition de 1734, n’a proposé sur ce sujet aucune conjecture ; ce qui prouve que ni lui, ni aucun autre, n’avaient connaissance de notre manuscrit et de l’énigme qui le termine : car on se serait empressé de publier cette dernière, d’abord ; puis, ensuite, on aurait tenté de l’expliquer.
» Voici cette énigme et les lignes qui la suivent, transcrites, à la fin du manuscrit, de la même main que le corps de l’ouvrage :
De labelle la teste oustezTresvistement davant le mondeEt samere decapitezTantost et apres lesecondeToutes trois a messe vendrontSans teste bien chantée et dicteLe monde avec elles tendrontSur deux piez qui le tout acquite.En ces huyt lignes trouverez le nom de celui qui a dictes les XV joies de Mariage au plaisir et à la louange des mariez. Esquelles ils sont bien aises. Dieu les y veille continuer.
Amen. Deo gratias.
» De grâce, Monsieur, quel sera l’heureux Œdipe qui surprendra le secret de ce nouveau Sphinx… Pour moi, j’avoue que j’y ai perdu mon gaulois. J’avais pourtant cru entrevoir une issue à ce dédale cryptonymique ; mais mon fil, peu solide d’ailleurs, s’est rompu au quatrième vers, et le reste subsiste impénétrable pour moi[1]. Quoi qu’il en soit, je veux vous faire part de ma tentative d’explication…
» C’est évidemment une charade, dont il s’agit de rassembler les membres épars ; ce sont des lettres ou des syllabes qu’il faut extraire et coordonner. Or, j’ai pensé que c’étaient des syllabes, et que, puisque l’on devait décapiter la belle, sa mère, et le seconde, si l’on faisait attention que ces mots étaient écrits dans l’original de manière à ne composer avec l’article qui les précède qu’un seul vocable, on devait les considérer comme autant de mots complets, et opérer sur eux en conséquence de cette donnée. L’auteur, pensais-je, s’est peut-être amusé à combiner ce redoublement d’obscurité, qui devait, selon toutes apparences, faire faire fausse route à la plupart des interprétateurs. Les syllabes obtenues par le procédé indiqué seraient la, sa, le ; or, c’est exactement, et avec son orthographe primitive, le nom patronymique de l’ingénieux auteur du Petit Jehan de Saintré, d’Antoine Lasale. Ce résultat une fois trouvé, des inductions, des demi-preuves, se présentaient en foule pour l’appuyer. La date des Quinze Joyes, rapportée à 1450, et celle du Petit Jehan, fixée à 1459, concordaient parfaitement. Le Duchat remarque que le dialecte picard règne d’un bout à l’autre du premier ouvrage. Or, Antoine Lasale, qui fut le courtisan assidu de Philippe le Bon, et l’un des ornements de cette petite cour libertine que Louis XI, encore dauphin et réfugié dans le Brabant, tenait à Geneppe, qui data même de cette dernière localité son célèbre roman, dut passer la plus grande partie de sa vie dans les Pays-Bas, et, par conséquent, être complétement imbu du dialecte picard. Enfin, quels rapprochements ne présenteraient pas, si l’on venait à les détailler, les compositions connues d’Antoine Lasale et celle que j’essaye de lui attribuer ? N’existe-t-il pas, en effet, d’incontestables analogies entre l’histoire de la Dame des belles cousines, cette peinture de mœurs élégantes, mais faciles et relâchées, dans laquelle perce, en définitive, une satire piquante de la légèreté des femmes ; entre les Cent Nouvelles nouvelles, curieux répertoire d’anecdotes scandaleuses, véritable martyrologe de maris trompés, dont notre auteur dut être un des rédacteurs principaux, puisqu’une des nouvelles porte son nom, et enfin les Quinze Joyes de Mariage, railleuse antiphrase, analyse satanique de toutes les douleurs sans remède, de toutes les infortunes sans retour dont l’auteur se plaît à tresser exclusivement le lien conjugal ? »
Les raisons sur lesquelles se fonde M. Pottier pour attribuer les Quinze Joyes à Antoine de La Sale ont paru tellement concluantes, que son opinion a été généralement adoptée, et qu’il ne nous est pas même venu à la pensée de la contester. Loin de là, nous allons signaler quelques petites circonstances qui nous paroissent propres à les corroborer.
Antoine de La Sale, né en 1398, en Touraine selon les uns, en Bourgogne selon les autres, séjourna pendant quelque temps en Italie. Il étoit à Rome en 1422. A son retour il fut secrétaire de Louis III, duc d’Anjou et comte de Provence ; il fut viguier d’Arles. Il dut par conséquent séjourner assez long-temps en Provence ; or nous avons trouvé dans les Quinze Joyes un grand nombre d’expressions en usage ou particulièrement ou exclusivement dans le midi de la France, et nous en avons indiqué plusieurs dans les notes. Plus tard, Antoine de La Sale passa au service de René d’Anjou, s’établit en Flandres, et fut un des ornements de la petite cour du dauphin de Viennois, qui fut plus tard le roi de France Louis XI. Or, Le Duchat a reconnu dans son livre le dialecte picard. Ajoutons que l’auteur des Quinze Joyes est sans cesse préoccupé du dauphin de Viennois et qu’il en parle constamment. Ajoutons encore que nous avons trouvé, dans la cinquième Joye (p. 47, lig. 13), cette locution si connue qui fait encore aujourd’hui le fond de la langue belge, le fameux savez-vous ? Ajoutons que l’auteur des Quinze Joyes n’est guère plus bienveillant pour certains moines que l’auteur du Petit Jehan de Saintré ne l’étoit pour damp abbé. Du reste, on s’occupe beaucoup en ce moment d’Antoine de La Sale. Un érudit ingénieux lui attribue la Farce de Pathelin. S’il parvient à démontrer cette paternité, ce sera une raison de plus pour lui accorder celle des Quinze Joyes, car ces deux ouvrages présentent une analogie frappante de langage et d’idées[2].
L’époque de la composition des Quinze Joyes concorde parfaitement avec l’opinion qui attribue cet ouvrage à Antoine de La Sale. Elle est antérieure à 1464, date du manuscrit de Rouen. Il y est parlé, comme d’un événement déjà éloigné, d’une bataille de Flandres, que Le Duchat suppose être celle de Rosbecque, en 1382 ; il y est question de prisonniers faits par les Anglois : Le Duchat conclut de ces circonstances que l’ouvrage a dû être écrit vers 1450. Nous ne dirons rien de la mention des pèlerinages de Notre-Dame de Lorette, qui ne se trouve que dans les éditions de Rosset, et peut émaner de lui. Nous nous bornerons à ajouter qu’il est question, dans la huitième Joye, d’un enfant nouveau né que l’on choyé comme s’il étoit le dauphin de Viennois, ce qui pourroit, à la rigueur, être une allusion au fils de Louis XI, né en 1459.
Les Quinze Joyes de mariage furent accueillies avec la faveur qu’elles méritoient[3]. Il s’en répandit promptement des copies plus ou moins fidèles. Ces copies sont maintenant perdues, et le manuscrit de Rouen est le seul qui se soit conservé, ou du moins le seul que l’on connoisse. Mais lorsque l’imprimerie s’en empara, elles étoient assez communes, et diverses éditions furent faites sur des manuscrits. Nous connoissons quatre rédactions différentes, dont nous allons parler avec quelque détail.
A. Le manuscrit de Rouen, que M. Pottier décrit ainsi : « C’est un volume in-4, complet, quoique dépouillé de sa reliure, transcrit à longues lignes de 26 à la page, sur papier très-fort, au filigrane d’un bœuf, et contenant en tout 152 feuillets. La souscription qui se lit à la fin, tracée en encre rouge, de la même main que le corps du volume et que toutes les rubriques, donne exactement la date de sa transcription :
Anno Domini millemo ccccmo lxiiijo (1464) in mense novembris fuit exactus pns liber, etc.
» Ce volume est entièrement écrit de la même main, et dans le caractère qu’on est convenu d’appeler bâtarde ancienne ou cursive gothique, sauf toutefois la première ligne de chaque division capitulaire, qui est en lettres de forme un peu altérées. L’écriture en est assez belle, grosse et peu chargée d’abréviations. Les initiales des chapitres sont des plus simples et des plus communes. Ce manuscrit ne contient ni miniatures ni ornements calligraphiques.
» C’est évidemment le produit du travail d’un copiste, car c’est un de ces recueils de pièces dissemblables dont la fantaisie du propriétaire peut seule expliquer la réunion inattendue. Les trois ouvrages qu’il contient ne présentent pas même l’ombre d’une analogie. Le premier est une Relation de la captivité et de la mort de Richard II, roi d’Angleterre… Le second renferme des Enseignements d’un père à son fils, ou, si l’on veut, une espèce de Castoiement, en prose dialoguée… Enfin, le troisième, et le seul qui doive nous occuper, est celui qui est connu par de nombreuses éditions, sous le titre de : Les Quinze Joyes de mariage, ou encore sous celui de : La Nasse, mais qui n’en porte aucun dans notre manuscrit. Il commence, d’une manière abrupte, au verso d’un feuillet, par ce préambule, le même quant au fond, mais tout autre dans la forme, que celui de l’édition de 1734, où il est qualifié de préface :
» Pluseurs ont travaillé à monstrer… »
» Ce manuscrit fait partie de ceux de la bibliothèque de Rouen, parmi lesquels il est coté Y. 15-13, dans le catalogue provisoire. Il provient de la bibliothèque des Capucins de la même ville, lesquels l’avaient reçu on ne sait à quelle époque, avec un grand nombre de manuscrits français, des capucins de Mortagne, qui les tenaient d’une demoiselle de la Barre, comme cela est consacré par cette note que portent tous les manuscrits de cette origine : Donné aux PP. capucins de Mortagne, en 1675, par madem. de la Barre, seur de Mons. Aboz. »
Le manuscrit ainsi décrit par M. Pottier contient, quoi qu’on en ait pu dire, le texte le plus complet et le plus correct des Quinze Joyes de mariage. On pourroit croire que c’est là le manuscrit original, si diverses circonstances, notamment un certain nombre de fautes, ne prouvoient que c’est l’œuvre d’un copiste qui ne comprenoit pas toujours ce qu’il écrivoit.
B. 1. Édition originale. Petit in-fol. gothique à 2 colonnes, de 50 feuillets, dont le premier et le dernier sont blancs, signatures A.-Fv.
Cette édition, selon M. Brunet, a dû être imprimée à Lyon, de 1480 à 1490. Elle contient un bon texte, qui se rapproche beaucoup de celui du manuscrit de Rouen. Malheureusement elle offre de nombreuses lacunes et quelques fautes d’impression. Elle ne porte point de titre, ni aucune mention de date ni de lieu d’impression.
2. Les XV joyes de mariage. In-4 gothique, de 46 ff. à longues lignes, sign. A.-F.
Reproduction de l’édition originale, avec ses lacunes et quelques fautes de plus, faite à la fin du quinzième siècle. Les initiales ont été laissées en blanc.
C. 1. Les quinze joies de mariage. Imprimé à Paris, par Jehan Treperel, demourant sus le pont Nostre-Dame, à lymage Sainct-Laurent. In-4 goth. de 56 ff., sign. A. Eiij.
Cette édition, qui, selon M. Brunet, doit être de l’an 1499 au plus tard, est la plus mauvaise de celles que nous connoissons. Indépendamment du style, qui a été maladroitement retouché, elle offre des lacunes considérables, dont une, dans la quinzième joie, équivaut à dix pages de notre édition.
2. Les qinze ioyes de mariaige. Imprimées à Paris. VI. f. Petit in-8 gothique, de 48 ff. sign. A.-F.
Reproduction de l’édition Treperel, avec quelques additions déplorables, que nous donnons néanmoins dans les Variantes.
3. Les quinze joies de mariage. Paris, Techener, 1837, in-16 gothique.
Réimpression de l’édition de Treperel, avec un avant-propos, quelques variantes tirées du manuscrit, un glossaire, et une comparaison de quelques passages du texte de cette édition avec celui de Le Duchat. Malheureusement l’éditeur n’a pas été à même de tirer du manuscrit tout le parti possible, et n’a pas connu l’édition originale : d’où il suit que son travail n’est pas tel qu’on devoit l’attendre de son érudition.
D. 1. Les quinze joyes de mariage, extraictes d’un vieil exemplaire escrit à la main, passez sont quatre cens ans (publ. par François de Rosset). Paris, 1595, in-12.
2. Les mêmes, Rouen, Raphael du Petit Val. 1596, in-12.
3. Les mêmes. Rouen, 1606, in-12.
4. Les mêmes. Lyon, P. Rigaud. 1607. pet. in-12.
5. Les mêmes. Paris, 1620, in-12.
6. Les mêmes, avec des remarques, etc. (par Le Duchat). La Haye, 1726. in-12.
7. Les mêmes, avec les mêmes remarques. La Haye, 1734, in-8.
François de Rosset étoit de bonne foi lorsqu’il annonçoit la publication d’un manuscrit ; seulement il se trompoit sur son âge. Le manuscrit dont il s’est servi étoit très-bon, et, malgré les changements de style qu’il crut devoir faire, son texte est le meilleur de ceux qui ont paru jusqu’à présent. Il se rapproche infiniment de celui du manuscrit, et il est presque complet. Les changements faits par de Rosset ne sont pas d’ailleurs aussi considérables qu’on pourroit le croire. Le prologue seul, que toutes les autres éditions donnent à peu près tel que nous le reproduisons, a été entièrement défiguré par lui.
M. Brunet indique d’autres éditions : 1o Lyon, Claude Nourry, 1520, in-4 ; 2o Lyon, Olivier Arnoullet, sans date, in-4 gothique ; 3o sans lieu ni date, petit in-4 gothique de 47 feuillets à longues lignes, qui diffère de l’édition in-4 sans date dont nous avons déjà parlé. Nous n’avons pu voir ces éditions, qui contiennent peut-être des textes différents de ceux que nous connoissons.
Les Quinze Joyes de mariage ont été traduites en vers anglois et imprimées à Londres par Winken de Worde, 1509, in-4.
Dans l’édition que nous donnons au public, nous avons tâché d’établir un texte aussi complet, aussi correct que possible ; nous avons adopté celui du manuscrit de Rouen, dont nous possédons une copie collationnée par M. A. de Montaiglon avec le soin qu’il apporte à tous ses travaux. A l’aide des anciennes éditions, nous avons rétabli quelques passages et comblé quelques lacunes. Enfin, nous avons fait tout ce qui dépendoit de nous pour rendre à ce livre sa forme primitive. Nous donnons à la fin du volume l’indication de toutes les modifications de quelque importance que nous avons cru pouvoir nous permettre. Pour faciliter l’intelligence de quelques passages, nous avons conservé diverses notes de Le Duchat (signées L. D.) et de l’éditeur de 1837 (édit. de 1837), et nous en avons ajouté quelques unes. Nous serons heureux si nos soins contribuent à faire mieux connoitre un des livres les plus remarquables de notre langue, un livre qui a exercé sur notre littérature une influence incontestable, qui n’étoit pas inconnu à Rabelais et dont Molière s’est inspiré.
P. J.
Le vœu que j’exprimois, en 1853, dans les quelques lignes qui précèdent, s’est réalisé plus complétement que je ne l’espérois. Les Quinze joyes de mariage ont conquis dans la littérature une place qu’elles ne perdront plus. On peut dire qu’elles sont devenues un livre classique. Elles figureront désormais dans toutes les bibliothèques, à côté de Villon, de Marot et de Rabelais.
Ma première édition, tirée à un nombre d’exemplaires relativement considérable, s’est placée avec rapidité. Le public en attend une nouvelle, la voici. Je n’avois rien à changer au texte, mais j’ai multiplié les notes : cet ouvrage ne s’adressant plus seulement à un cercle restreint d’érudits, il a fallu aplanir toutes les difficultés qui pourroient rebuter les lecteurs les moins versés dans la connoissance de notre ancienne littérature. J’espère y avoir réussi.
P. Jannet.
Paris, 3 avril 1857.