Les Rêveries du Promeneur Solitaire: Ouvrage faisant suite aux Confessions
The Project Gutenberg eBook of Les Rêveries du Promeneur Solitaire
Title: Les Rêveries du Promeneur Solitaire
Author: Jean-Jacques Rousseau
Release date: May 24, 2021 [eBook #65434]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Hathi Trust.)
LES RÊVERIES
DU
PROMENEUR SOLITAIRE
PAR
J.-J. ROUSSEAU
Ouvrage faisant suite aux CONFESSIONS
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXXII
TABLE
NOTE DE L'ÉDITEUR
PREMIÈRE PROMENADE
SECONDE PROMENADE
TROISIÈME PROMENADE
QUATRIÈME PROMENADE
CINQUIÈME PROMENADE
SIXIÈME PROMENADE
SEPTIÈME PROMENADE
HUITIÈME PROMENADE
NEUVIÈME PROMENADE
DIXIÈME PROMENADE
SOMMAIRES DES PROMENADES
NOTE DE L'ÉDITEUR
Les Rêveries du promeneur solitaire, que nous réimprimons aujourd'hui dans notre collection des Petits Chefs-d'œuvre, sont comme une dernière partie ajoutée par Jean-Jacques Rousseau à ses Confessions. Aussi avons-nous cru être agréable aux bibliophiles en leur offrant cet opuscule à la suite des Confessions, qui ont paru tout récemment dans notre Petite Bibliothèque artistique, avec la belle suite des eaux-fortes de M. Hédouin.
Les Rêveries, le dernier ouvrage de Rousseau, se composent de dix Promenades. La dixième, écrite moins de trois mois avant sa mort et consacrée entièrement au souvenir de Mme de Warens, est restée inachevée. Arrivé au déclin de sa vie et éloigné de plus en plus du commerce de ses semblables, Rousseau a voulu encore consacrer ses derniers jours à s'étudier lui-même, se livrant, comme il le dit, à la seule douceur que le monde ne pût lui ôter, celle de «converser avec son âme». Les loisirs de ses promenades journalières ayant été souvent remplis de contemplations charmantes dont il regrettait d'avoir perdu le souvenir, il a entrepris de fixer par l'écriture celles qui pourraient lui revenir encore. Voici, d'ailleurs, en quels termes il expose lui-même le plan de son travail:
«Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste, toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connoissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentimens et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l'étrange état où je suis.»
Rousseau ajoute qu'il n'a plus donné à ses Rêveries le titre de Confessions parce qu'il «ne sentoit plus rien à dire qui pût le mériter». On pourrait alors se demander pourquoi il les a écrites; objection à laquelle il a répondu à l'avance en disant qu'il ne les écrivit que pour lui-même. Il n'attache, si on l'en croit, aucune importance à ces conversations intimes qu'il met sur le papier. «Qu'on épie ce que je fais, dit-il à ce propos, qu'on s'inquiète de ces feuilles, qu'on s'en empare, qu'on les supprime, qu'on les falsifie, tout cela m'est égal désormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me les enlève de mon vivant, on ne m'enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit, et dont la source ne peut s'éteindre qu'avec mon âme.»
Nous avons peine à croire, pour notre part, que Rousseau ait jamais pu être aussi indifférent au sort de ce qui tombait de sa plume, et nous n'éprouvons aucunement le scrupule d'aller contre les intentions de l'auteur en livrant de nouveau son œuvre à la publicité.
Ce qu'on peut dire des Rêveries, c'est qu'elles sont l'élucubration d'un esprit fatigué, découragé, et de plus en plus aigri par la misanthropie. Elles ne se recommandent, sans doute, ni par la même valeur littéraire, ni par le même attrait que les Confessions; mais, si elles n'ont pas tout l'éclat du génie de Rousseau, elles en portent encore le puissant reflet. On y trouve de jolies anecdotes et de charmantes descriptions qui en rendent la lecture intéressante. Il suffit, du reste, que Rousseau les ait regardées comme la suite de ses Confessions pour qu'on doive les garder de tomber dans l'oubli.
Après le remarquable travail que M. Marc-Monnier a placé en tête de notre édition des Confessions, nous n'avons pas pensé qu'il y eût lieu de faire une préface pour les Rêveries. La préface de cet opuscule a été faite d'ailleurs par Rousseau lui-même dans la première Promenade, dont nous venons, pour ainsi dire, de donner le résumé.
LES RÊVERIES
DU
PROMENEUR SOLITAIRE
PREMIÈRE PROMENADE
Me voici donc seul sur la terre, n'ayant de frère, de prochain, d'ami, de société, que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché, dans les raffinemens de leur haine, quel tourment pouvoit être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachoient à eux. J'aurois aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes: ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puisqu'ils l'ont voulu! Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d'un coup d'œil sur ma position: c'est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d'eux à moi.
Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette étrange position, elle me paroît encore un rêve. Je m'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente, que je dors d'un mauvais sommeil, et que je vais me réveiller bien soulagé de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j'aie fait sans que je m'en aperçusse un saut de la veille au sommeil, ou plutôt de la vie à la mort. Tiré, je ne sais comment, de l'ordre des choses, je me suis vu précipité dans un chaos incompréhensible, où je n'aperçois rien du tout; et plus je pense à ma situation présente, et moins je puis comprendre où je suis.
Eh! comment aurois-je pu prévoir le destin qui m'attendoit? comment le puis-je concevoir encore aujourd'hui que j'y suis livré? Pouvois-je, dans mon bon sens, supposer qu'un jour moi, le même homme que j'étois, le même que je suis encore, je passerois, je serois tenu, sans le moindre doute, pour un monstre, un empoisonneur, un assassin; que je deviendrois l'horreur de la race humaine, le jouet de la canaille; que toute la salutation que me feroient les passans seroit de cracher sur moi, qu'une génération tout entière s'amuseroit d'un accord unanime à m'enterrer tout vivant? Quand cette étrange révolution se fit, pris au dépourvu, j'en fus d'abord bouleversé. Mes agitations, mon indignation, me plongèrent dans un délire qui n'a pas eu trop de dix ans pour se calmer; et, dans cet intervalle, tombé d'erreur en erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j'ai fourni, par mes imprudences, aux directeurs de ma destinée, autant d'instrumens qu'ils ont habilement mis en œuvre pour la fixer sans retour.
Je me suis débattu longtemps aussi violemment que vainement. Sans adresse, sans art, sans dissimulation, sans prudence, franc, ouvert, impatient, emporté, je n'ai fait, en me débattant, que m'enlacer davantage et leur donner incessamment de nouvelles prises qu'ils n'ont eu garde de négliger. Sentant enfin tous mes efforts inutiles, et me tourmentant à pure perte, j'ai pris le seul parti qui me restoit à prendre, celui de me soumettre à ma destinée, sans plus regimber contre la nécessité. J'ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux, par la tranquillité qu'elle me procure et qui ne pouvoit s'allier avec le travail continuel d'une résistance aussi pénible qu'infructueuse.
Une autre chose a contribué à cette tranquillité. Dans tous les raffinemens de leur haine, mes persécuteurs en ont omis un que leur animosité leur a fait oublier; c'étoit d'en graduer si bien les effets qu'ils pussent entretenir et renouveler mes douleurs sans cesse en me portant toujours quelque nouvelle atteinte. S'ils avoient eu l'adresse de me laisser quelque lueur d'espérance, ils me tiendroient encore par là. Ils pourroient faire encore de moi leur jouet par quelque faux leurre, et me navrer ensuite d'un tourment toujours nouveau par mon attente déçue. Mais ils ont d'avance épuisé toutes leurs ressources; en ne me laissant rien, ils se sont tout ôté à eux-mêmes. La diffamation, la dépression, la dérision, l'opprobre dont ils m'ont couvert, ne sont pas plus susceptibles d'augmentation que d'adoucissement; nous sommes également hors d'état, eux de les aggraver, et moi de m'y soustraire. Ils se sont tellement pressés de porter à son comble la mesure de ma misère que toute la puissance humaine, aidée de toutes les ruses de l'enfer, n'y sauroit plus rien ajouter. La douleur physique elle-même, au lieu d'augmenter mes peines, y feroit diversion. En m'arrachant des cris, peut-être elle m'épargneroit des gémissemens, et les déchiremens de mon corps suspendroient ceux de mon cœur.
Qu'ai-je encore à craindre d'eux, puisque tout est fait? Ne pouvant plus empirer mon état, ils ne sauroient plus m'inspirer d'alarmes. L'inquiétude et l'effroi sont des maux dont ils m'ont pour jamais délivré: c'est toujours un soulagement. Les maux réels ont sur moi peu de prise; je prends aisément mon parti sur ceux 'que j'éprouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouchée les combine, les retourne, les étend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur présence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitôt qu'ils arrivent, l'événement, leur ôtant tout ce qu'ils avoient d'imaginaire, les réduit à leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je ne me les étois figurés; et même, au milieu de ma souffrance, je ne laisse pas de me sentir soulagé. Dans cet état, affranchi de toute nouvelle crainte et délivré de l'inquiétude de l'espérance, la seule habitude suffira pour me rendre de jour en jour plus supportable une situation que rien ne peut empirer; et, à mesure que le sentiment s'en émousse par la durée, ils n'ont plus de moyens pour le ranimer. Voilà le bien que m'ont fait mes persécuteurs en épuisant sans mesure tous les traits de leur animosité. Ils se sont ôté sur moi tout empire, et je puis désormais me moquer d'eux.
Il n'y a pas deux mois encore qu'un plein calme est rétabli dans mon cœur. Depuis longtemps je ne craignois plus rien, mais j'espérois encore; et cet espoir, tantôt bercé, tantôt frustré, étoit une prise par laquelle mille passions diverses ne cessoient de m'agiter. Un événement aussi triste qu'imprévu vient enfin d'effacer de mon cœur ce foible rayon d'espérance, et m'a fait voir ma destinée fixée à jamais sans retour ici-bas. Dès lors je me suis résigné sans réserve, et j'ai retrouvé la paix.
Sitôt que j'ai commencé d'entrevoir la trame dans toute son étendue, j'ai perdu pour jamais l'idée de ramener de mon vivant le public sur mon compte, et même ce retour, ne pouvant plus être réciproque, me seroit désormais bien inutile. Les hommes auroient beau revenir à moi, ils ne me retrouveroient plus. Avec le dédain qu'ils m'ont inspiré, leur commerce me seroit insipide et même à charge, et je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrois l'être en vivant avec eux. Ils ont arraché de mon cœur toutes les douceurs de la société. Elles n'y pourroient plus germer derechef à mon âge; il est trop tard. Qu'ils me fassent désormais du bien ou du mal, tout m'est indifférent de leur part; et, quoi qu'ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi.
Mais je comptois encore sur l'avenir, et j'espérois qu'une génération meilleure, examinant mieux et les jugemens portés par celle-ci sur mon compte et sa conduite avec moi, démêleroit aisément l'artifice de ceux qui la dirigent et me verroit enfin tel que je suis. C'est cet espoir qui m'a fait écrire mes Dialogues, et qui m'a suggéré mille folles tentatives pour les faire passer à la postérité. Cet espoir, quoique éloigné, tenoit mon âme dans la même agitation que quand je cherchois encore dans le siècle un cœur juste; et mes espérances, que j'avois beau jeter au loin, me rendoient également le jouet des hommes d'aujourd'hui. J'ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondois cette attente. Je me trompois. Je l'ai senti par bonheur assez à temps pour trouver encore, avant ma dernière heure, un intervalle de pleine quiétude et de repos absolu. Cet intervalle a commencé à l'époque dont je parle, et j'ai lieu de croire qu'il ne sera plus interrompu.
Il se passe bien peu de jours que de nouvelles réflexions ne me confirment combien j'étois dans l'erreur de compter sur le retour du public, même dans un autre âge, puisqu'il est conduit, dans ce qui me regarde, par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m'ont pris en aversion. Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point. Les mêmes passions s'y perpétuent, et leur haine ardente, immortelle comme le démon qui l'inspire, a toujours la même activité. Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les médecins, les oratoriens, vivront encore; et, quand je n'aurois pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu'ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire, après ma mort, qu'ils n'en laissent à ma personne de mon vivant. Peut-être, par trait de temps, les médecins, que j'ai réellement offensés, pourroient-ils s'apaiser; mais les oratoriens, que j'aimois, que j'estimois, en qui j'avois toute confiance, et que je n'offensai jamais; les oratoriens, gens d'église et demi-moines, seront à jamais implacables; leur propre iniquité fait mon crime, que leur amour-propre ne me pardonnera jamais; et le public, dont ils auront soin d'entretenir et ranimer l'animosité sans cesse, ne s'apaisera pas plus qu'eux.
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m'y voilà tranquille au fond de l'abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même.
Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais. Je n'ai plus, en ce monde, ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serois tombé de celle que j'habitois. Si je reconnois autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeans et déchirans pour mon cœur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m'entoure sans y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m'indigne, ou de douleur qui m'afflige. Écartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m'occuperois aussi douloureusement qu'inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite de l'examen sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme, puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ôter. Si, à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures, je parviens à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et, quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre, je n'aurai pas tout à fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir encore; chaque fois que je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'avoit mérité mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste, toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu, et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connoissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentimens et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l'étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions; mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon cœur s'est purifié à la coupelle de l'adversité, et j'y trouve à peine, en le sondant avec soin, quelque reste de penchant répréhensible. Qu'aurois-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées? Je n'ai pas plus à me louer qu'à me blâmer; je suis nul désormais parmi les hommes, et c'est tout ce que je puis être, n'ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans y nuire à autrui ou à moi-même, m'abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu'il est en moi. Mais, dans ce désœuvrement du corps, mon âme est encore active, elle produit encore des sentimens, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s'être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un obstacle, et je m'en dégage d'avance autant que je puis.
Une situation si singulière mérite assurément d'être examinée et décrite, et c'est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès, il y faudroit procéder avec ordre et méthode; mais je suis incapable de ce travail, et même il m'écarteroit de mon but, qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur moi à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l'air pour en connoître l'état journalier. J'appliquerai le baromètre à mon âme, et ses opérations, bien dirigées et longtemps répétées, me pourroient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n'étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations, sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien: car il n'écrivoit ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du départ, je reste, comme je l'espère, dans la même position où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et, faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société, et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge comme je vivrois avec un moins vieux ami.
J'écrivois mes premières Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes persécuteurs, pour les transmettre, s'il étoit possible, à d'autres générations. La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit; je sais qu'elle seroit inutile, et le désir d'être mieux connu des hommes, s'étant éteint dans mon cœur, n'y laisse qu'une indifférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et des monumens de mon innocence, qui déjà peut-être ont été tous pour jamais anéantis. Qu'on épie ce que je fais, qu'on s'inquiète de ces feuilles, qu'on s'en empare, qu'on les supprime, qu'on les falsifie, tout cela m'est égal désormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me les enlève de mon vivant, on ne m'enlèvera ni le plaisir de les avoir écrites, ni le souvenir de leur contenu, ni les méditations solitaires dont elles sont le fruit, et dont la source ne peut s'éteindre qu'avec mon âme. Si dès mes premières calamités j'avois su ne point regimber contre ma destinée et prendre le parti que je prends aujourd'hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs épouvantables machines eussent été sur moi sans effet, et ils n'auroient pas plus troublé mon repos par toutes leurs trames qu'ils ne peuvent le troubler désormais par tous leurs succès: qu'ils jouissent à leur gré de mon opprobre, ils ne m'empêcheront pas de jouir de mon innocence et d'achever mes jours en paix malgré eux.
SECONDE PROMENADE
Ayant donc formé le projet de décrire l'état habituel de mon âme dans la plus étrange position où se puisse jamais trouver un mortel, je n'ai vu nulle manière plus simple et plus sûre d'exécuter cette entreprise que de tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent, quand je laisse ma tête entièrement libre et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans gêne. Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi, sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu.
J'ai bientôt senti que j'avois trop tardé d'exécuter ce projet. Mon imagination, déjà moins vive, ne s'enflamme plus, comme autrefois, à la contemplation de l'objet qui l'anime; je m'enivre moins du délire de la rêverie; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu'elle produit désormais; un tiède alanguissement énerve toutes mes facultés; l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et, sans l'espérance de l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerois plus que par des souvenirs: ainsi, pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d'aliment pour mon cœur sur la terre, je m'accoutumois peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au dedans de moi.
Cette ressource, dont je m'avisai trop tard, devint si féconde qu'elle suffit bientôt pour me dédommager de tout. L'habitude de rentrer en moi-même me fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de mes maux. J'appris ainsi par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous, et qu'il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux. Depuis quatre ou cinq ans je goûtois habituellement ces délices internes que trouvent dans la contemplation les âmes aimantes et douces. Ces ravissemens, ces extases, que j'éprouvois quelquefois en me promenant ainsi seul, étoient des jouissances que je devois à mes persécuteurs: sans eux je n'aurois jamais trouvé ni connu les trésors que je portois en moi-même. Au milieu de tant de richesses, comment en tenir un registre fidèle? En voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire j'y retombois. C'est un état que son souvenir ramène, et qu'on cesseroit bientôt de connoître en cessant tout à fait de le sentir.
J'éprouvai bien cet effet dans les promenades qui suivirent le projet d'écrire la suite de mes Confessions, surtout dans celle dont je vais parler, et dans laquelle un accident imprévu vint rompre le fil de mes idées et leur donner pour quelque temps un autre cours.
Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevarts jusqu'à la rue du Chemin-Vert, par laquelle je gagnois les hauteurs de Ménilmontant, et de là, prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversois jusqu'à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages; puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m'amusois à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m'ont toujours donné des sites agréables, et m'arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J'en aperçus deux que je voyois assez rarement autour de Paris, et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L'une est le Picris hieracioïdes, de la famille des composées, et l'autre le Buplevrum falcatum, de celle des ombellifères. Cette découverte me réjouit et m'amusa très longtemps, et finit par celle d'une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir, le Cerastium aquaticum, que, malgré l'accident qui m'arriva le même jour, j'ai retrouvé dans un livre que j'avois sur moi, et placé dans mon herbier.
Enfin, après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyois encore en fleurs, et dont l'aspect et l'énumération qui m'étoit familière me donnoient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l'impression non moins agréable, mais plus touchante, que faisoit sur moi l'ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avoit achevé la vendange; les promeneurs de la ville s'étoient déjà retirés, les paysans aussi quittoient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offroit partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultoit de son aspect un mélange d'impression douce et triste, trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyois au déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentimens vivaces, et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentois venir le froid des premières glaces, et mon imagination tarissante ne peuploit plus ma solitude d'êtres formés selon mon cœur. Je me disois en soupirant: «Qu'ai-je fait ici-bas? J'étois fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n'a pas été ma faute, et je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes œuvres qu'on ne m'a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentimens sains, mais rendus sans effet, et d'une patience à l'épreuve des mépris des hommes.» Je m'attendrissois sur ces réflexions, je récapitulois les mouvemens de mon âme dès ma jeunesse, et pendant mon âge mûr, et depuis qu'on m'a séquestré de la société des hommes, et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenois avec complaisance sur toutes les affections de mon cœur, sur ses attachemens si tendres, mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s'étoit nourri depuis quelques années, et je me préparois à les rappeler assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j'avois pris à m'y livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, et je m'en revenois très content de ma journée, quand, au fort de ma rêverie, j'en fus tiré par l'événement qui me reste à raconter.
J'étois, sur les six heures, à la descente de Ménilmontant, presque vis-à-vis du Galant-Jardinier, quand, des personnes qui marchoient devant moi s'étant tout à coup brusquement écartées, je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s'élançant à toutes jambes devant un carrosse, n'eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m'aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j'avois d'éviter d'être jeté par terre étoit de faire un grand saut, si juste que le chien passât sous moi tandis que je serois en l'air. Cette idée, plus prompte que l'éclair, et que je n'eus le temps ni de raisonner ni d'exécuter, fut la dernière avant mon accident. Je ne sentis ni le coup, ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit, jusqu'au moment où je revins à moi.
Il étoit presque nuit quand je repris connoissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venoit de m'arriver. Le chien danois, n'ayant pu retenir son élan, s'étoit précipité sur mes deux jambes, et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avoit fait tomber la tête en avant; la mâchoire supérieure, portant tout le poids de mon corps, avoit frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avoit été d'autant 'plus violente qu'étant à la descente, ma tête avoit donné plus bas que mes pieds. Le carrosse auquel appartenoit le chien suivoit immédiatement, et m'auroit passé sur le corps si le cocher n'eût à l'instant retenu ses chevaux.
Voilà ce que j'appris par le récit de ceux qui m'avoient relevé et qui me soutenoient encore lorsque je revins à moi. L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description.
La nuit s'avançoit. J'aperçus le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentois encore que par là. Je naissois dans cet instant à la vie, et il me sembloit que je remplissois de ma légère existence tous les objets que j'apercevois. Tout entier au moment présent, je ne me souvenois de rien; je n'avois nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m'arriver; je ne savois ni qui j'étois, ni où j'étois; je ne sentois ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyois couler mon sang comme j'aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentois dans tout mon être un calme ravissant, auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus.
On me demanda où je demeurois; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j'étois; on me dit à la Haute-Borne, c'étoit comme si l'on m'eût dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville et le quartier où je me trouvois: encore cela ne put-il suffire pour me reconnoître; il me fallut tout le trajet de là jusqu'au boulevard pour me rappeler ma demeure et mon nom. Un monsieur que je ne connoissois pas, et qui eut la charité de m'accompagner quelque temps, apprenant que je demeurois si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchois très bien, très légèrement, sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j'avois un frisson glacial qui faisoit claquer d'une façon très incommode mes dents fracassées. Arrivé au Temple, je pensai que, puisque je marchois sans peine, il valoit mieux continuer ainsi ma route à pied que de m'exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi-lieue qu'il y a du Temple à la rue Plâtrière, marchant sans peine, évitant les embarras, les voitures, choisissant et suivant mon chemin tout aussi bien que j'aurois pu faire en pleine santé. J'arrive, j'ouvre le secret qu'on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l'escalier dans l'obscurité, et j'entre enfin chez moi sans autre accident que ma chute et ses suites, dont je ne m'apercevois pas même encore alors.
Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j'étois plus maltraité que je ne pensois. Je passai la nuit sans connoître encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain: j'avois la lèvre supérieure fendue en dedans jusqu'au nez; en dehors, la peau l'avoit mieux garantie, et empêchoit la totale séparation; quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très enflé, et qu'une contusion forte et douloureuse empêchoit totalement de plier. Mais, avec tout ce fracas, rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là.
Voilà très fidèlement l'histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris, tellement changée et défigurée qu'il étoit impossible d'y rien connoître. J'aurois dû compter d'avance sur cette métamorphose; mais il s'y joignit tant de circonstances bizarres, tant de propos obscurs et de réticences l'accompagnèrent, on m'en parloit d'un air si risiblement discret, que tous ces mystères m'inquiétèrent. J'ai toujours haï les ténèbres; elles m'inspirent naturellement une horreur que celles dont on m'environne depuis tant d'années n'ont pas dû diminuer. Parmi toutes les singularités de cette époque, je n'en remarquerai qu'une, mais suffisante pour faire juger des autres.
M***, avec lequel je n'avois jamais eu aucune relation, envoya son secrétaire s'informer de mes nouvelles, et me faire d'instantes offres de service qui ne me parurent pas, dans la circonstance, d'une grande utilité pour mon soulagement. Son secrétaire ne laissa pas de me presser très vivement de me prévaloir de ses offres, jusqu'à me dire que, si je ne me fiois pas à lui, je pouvois écrire directement à M***. Ce grand empressement et l'air de confidence qu'il y joignit me firent comprendre qu'il y avoit sous tout cela quelque mystère que je cherchois vainement à pénétrer. Il n'en falloit pas tant pour m'effaroucher, surtout dans l'état d'agitation où mon accident et la fièvre qui s'y étoit jointe avoient mis ma tête. Je me livrois à mille conjectures inquiétantes et tristes, et je faisois sur tout ce qui se passoit autour de moi des commentaires qui marquoient plutôt le délire de la fièvre que le sang-froid d'un homme qui ne prend plus d'intérêt à rien.
Un autre événement vint achever de troubler ma tranquillité. Mme *** m'avoit recherché depuis quelques années, sans que je pusse deviner pourquoi. De petits cadeaux affectés, de fréquentes visites, sans objet et sans plaisir, me marquoient assez un but secret à tout cela, mais ne me le montroient pas. Elle m'avoit parlé d'un roman qu'elle vouloit faire pour le présenter à la reine. Je lui avois dit ce que je pensois des femmes auteurs. Elle m'avoit fait entendre que ce projet avoit pour but le rétablissement de sa fortune, pour lequel elle avoit besoin de protection; je n'avois rien à répondre à cela. Elle me dit depuis que, n'ayant pu avoir accès auprès de la reine, elle étoit déterminée à donner son livre au public. Ce n'étoit plus le cas de lui donner des conseils qu'elle ne me demandoit pas, et qu'elle n'auroit pas suivis. Elle m'avoit parlé de me montrer auparavant le manuscrit. Je la priai de n'en rien faire, et elle n'en fit rien.
Un beau jour, durant ma convalescence, je reçus de sa part ce livre tout imprimé et même relié, et je vis dans la préface de si grosses louanges de moi, si maussadement plaquées et avec tant d'affectation, que j'en fus désagréablement affecté. La rude flagornerie qui s'y faisoit sentir ne s'allia jamais avec la bienveillance; mon cœur ne sauroit se tromper là-dessus.
Quelques jours après, Mme *** me vint voir avec sa fille. Elle m'apprit que son livre faisoit le plus grand bruit à cause d'une note qui le lui attiroit: j'avois à peine remarqué cette note en parcourant rapidement ce roman. Je la relus après le départ de Mme ***; j'en examinai la tournure; j'y crus trouver le motif de ses visites, de ses cajoleries, des grosses louanges de sa préface; et je jugeai que tout cela n'avoit d'autre but que de disposer le public à m'attribuer la note, et par conséquent le blâme qu'elle pouvoit attirer à son auteur dans la circonstance où elle étoit publiée.
Je n'avois aucun moyen de détruire ce bruit et l'impression qu'il pouvoit faire; et tout ce qui dépendoit de moi étoit de ne pas l'entretenir, en souffrant la continuation des vaines et ostensibles visites de Mme *** et de sa fille. Voici pour cet effet le billet que j'écrivis à la mère:
Rousseau, ne recevant chez lui aucun auteur, remercie Mme *** de ses bontés et la prie de ne plus l'honorer de ses visites.
Elle me répondit par une lettre honnête dans la forme, mais tournée comme toutes celles que l'on m'écrit en pareil cas. J'avois barbarement porté le poignard dans son cœur sensible, et je devois croire, au ton de sa lettre, qu'ayant pour moi des sentimens si vifs et si vrais elle ne supporteroit point sans mourir cette rupture. C'est ainsi que la droiture et la franchise en toute chose sont des crimes affreux dans le monde; et je paroîtrois à mes contemporains méchant et féroce quand je n'aurois à leurs yeux d'autre crime que de n'être pas faux et perfide comme eux.
J'étois déjà sorti plusieurs fois, et je me promenois même assez souvent aux Tuileries, quand je vis, à l'étonnement de plusieurs de ceux qui me rencontroient, qu'il y avoit encore à mon égard quelque autre nouvelle que j'ignorois. J'appris enfin que le bruit public étoit que j'étois mort de ma chute; et ce bruit se répandit si rapidement et si opiniâtrément que, plus de quinze jours après que j'en fus instruit, l'on en parla à la cour comme d'une chose sûre. Le Courrier d'Avignon, à ce qu'on eut soin de m'écrire, annonçant cette heureuse nouvelle, ne manqua pas d'anticiper à cette occasion sur le tribut d'outrages et d'indignités qu'on prépare à ma mémoire après ma mort, en forme d'oraison funèbre.
Cette nouvelle fut accompagnée d'une circonstance encore plus singulière que je n'appris que par hasard, et dont je n'ai pu savoir aucun détail. C'est qu'on avoit ouvert en même temps une souscription pour l'impression des manuscrits que l'on trouveroit chez moi. Je compris par là qu'on tenoit prêt un recueil d'écrits fabriqués tout exprès pour me les attribuer d'abord après ma mort: car de penser qu'on imprimât fidèlement aucun de ceux qu'on pourroit trouver en effet, c'étoit une bêtise qui ne pouvoit entrer dans l'esprit d'un homme sensé, et dont quinze ans d'expérience ne m'ont que trop garanti.
Ces remarques, faites coup sur coup, et suivies de beaucoup d'autres qui n'étoient guère moins étonnantes, effarouchèrent derechef mon imagination que je croyois amortie; et ces noires ténèbres, qu'on renforçoit sans relâche autour de moi, ranimèrent toute l'horreur qu'elles m'inspirent naturellement. Je me fatiguai à faire sur tout cela mille commentaires, et à tâcher de comprendre des mystères qu'on a rendus inexplicables pour moi. Le seul résultat constant de tant d'énigmes fut la confirmation de toutes mes conclusions précédentes, savoir, que, la destinée de ma personne et celle de ma réputation ayant été fixées de concert par toute la génération présente, nul effort de ma part ne pouvoit m'y soustraire, puisqu'il m'est de toute impossibilité de transmettre aucun dépôt à d'autres âges sans le faire passer dans celui-ci par des mains intéressées à le supprimer.
Mais cette fois j'allai plus loin. L'amas de tant de circonstances fortuites, l'élévation de tous mes plus cruels ennemis, affectée, pour ainsi dire, par la fortune, tous ceux qui gouvernent l'État, tous ceux qui dirigent l'opinion publique, tous les gens en place, tous les hommes en crédit, triés comme sur le volet parmi ceux qui ont contre moi quelque animosité secrète, pour concourir au commun complot, cet accord universel est trop extraordinaire pour être purement fortuit. Un seul homme qui eût refusé d'en être complice, un seul événement qui lui eût été contraire, une seule circonstance imprévue qui lui eût fait obstacle, suffisoit pour le faire échouer. Mais toutes les volontés, toutes les fatalités, la fortune et toutes les révolutions, ont affermi l'œuvre des hommes; et un concours si frappant, qui tient du prodige, ne peut me laisser douter que son plein succès ne soit écrit dans les décrets éternels. Des foules d'observations particulières, soit dans le passé, soit dans le présent, me confirment tellement dans cette opinion que je ne puis m'empêcher de regarder désormais comme un de ces secrets du Ciel impénétrables à la raison humaine la même œuvre que je n'envisageois jusqu'ici que comme un fruit de la méchanceté des hommes.
Cette idée, loin de m'être cruelle et déchirante, me console, me tranquillise, et m'aide à me résigner. Je ne vais pas si loin que saint Augustin, qui se fût consolé d'être damné si telle eût été la volonté de Dieu: ma résignation vient d'une source moins désintéressée, il est vrai, mais non moins pure, et plus digne à mon gré de l'Être parfait que j'adore.
Dieu est juste; il veut que je souffre, et il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance; mon cœur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée; apprenons à souffrir sans murmure: tout doit à la fin rentrer dans l'ordre, et mon tour viendra tôt ou tard.
TROISIÈME PROMENADE
Je deviens vieux en apprenant toujours.
Solon répétoit souvent ce vers dans sa vieillesse. Il a un sens dans lequel je pourrois le dire aussi dans la mienne; mais c'est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l'expérience m'a fait acquérir: l'ignorance est encore préférable. L'adversité sans doute est un grand maître; mais ce maître fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu'on en retire ne vaut pas le prix qu'elles ont coûté. D'ailleurs, avant qu'on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l'à-propos d'en user se passe. La jeunesse est le temps d'étudier la sagesse; la vieillesse est le temps de la pratiquer. L'expérience instruit toujours, je l'avoue; mais elle ne profite que pour l'espace qu'on a devant soi. Est-il temps, au moment qu'il faut mourir, d'apprendre comment on auroit dû vivre?
Eh! que me servent des lumières si tard et si douloureusement acquises sur ma destinée et sur les passions d'autrui dont elle est l'œuvre? Je n'ai appris à mieux connoître les hommes que pour mieux sentir la misère où ils m'ont plongé, sans que cette connoissance, en me découvrant tous leurs pièges, m'en ait pu faire éviter aucun. Que ne suis-je resté toujours dans cette imbécile mais douce confiance qui me rendit durant tant d'années la proie et le jouet de mes bruyans amis, sans qu'enveloppé de toutes leurs trames j'en eusse même le moindre soupçon! J'étois leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyois aimé d'eux, et mon cœur jouissoit de l'amitié qu'ils m'avoient inspirée, en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité, que le temps et la raison m'ont dévoilée, en me faisant sentir mon malheur, m'a fait voir qu'il étoit sans remède, et qu'il ne me restoit qu'à m'y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi, dans mon état, sans utilité présente et sans profit pour l'avenir.
Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d'apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carrière? Il ne reste plus à penser alors que comment on en sortira. L'étude d'un vieillard, s'il lui en reste encore à faire, est uniquement d'apprendre à mourir; et c'est précisément celle qu'on fait le moins à mon âge; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfans, et en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes gens. C'est que, tous leurs travaux ayant été pour cette vie, ils voient à sa fin qu'ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s'en vont. Ils n'ont songé à rien acquérir durant leur vie qu'ils pussent emporter à leur mort.
Je me suis dit tout cela quand il étoit temps de me le dire, et si je n'ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n'est pas faute de les avoir faites à temps et de les avoir bien digérées. Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure, par l'expérience, que je n'étois pas fait pour y vivre, et que je n'y parviendrois jamais à l'état dont mon cœur sentoit le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentois n'y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautoit déjà par-dessus l'espace de ma vie, à peine commencée, comme sur un terrain qui m'étoit étranger, pour se reposer sur une assiette tranquille où je pusse me fixer.
Ce sentiment, nourri par l'éducation dès mon enfance, et renforcé, durant toute ma vie, par ce long tissu de misères et d'infortunes qui l'a remplie, m'a fait chercher, dans tous les temps, à connoître la nature et la destination de mon être avec plus d'intérêt et de soin que je n'en ai trouvé dans aucun autre homme. J'en ai beaucoup vu qui philosophoient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur étoit pour ainsi dire étrangère. Voulant être plus savans que d'autres, ils étudioient l'univers pour savoir comment il étoit arrangé, comme ils auroient étudié quelque machine qu'ils auroient aperçue, par pure curiosité. Ils étudioient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connoître; ils travailloient pour instruire les autres, mais non pas pour s'éclairer en dedans. Plusieurs d'entre eux ne vouloient que faire un livre, n'importoit quel, pourvu qu'il fût accueilli. Quand le leur étoit fait et publié, son contenu ne les intéressoit plus en aucune sorte, si ce n'est pour le faire adopter aux autres et pour le défendre au cas qu'il fût attaqué, mais du reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s'embarrasser même que ce contenu fût faux ou vrai, pourvu qu'il ne fût pas réfuté. Pour moi, quand j'ai désiré d'apprendre, c'étoit pour savoir moi-même, et non pas pour enseigner; j'ai toujours cru qu'avant d'instruire les autres il falloit commencer par savoir assez pour soi; et de toutes les études que j'ai tâché de faire en ma vie au milieu des hommes, il n'y en a guère que je n'eusse faites également seul dans une île déserte où j'aurois été confiné pour le reste de mes jours. Ce qu'on doit faire dépend beaucoup de ce qu'on doit croire; et, dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature, nos opinions sont la règle de nos actions. Dans ce principe, qui fut toujours le mien, j'ai cherché souvent et longtemps, pour diriger l'emploi de ma vie, à connoître sa véritable fin, et je me suis bientôt consolé de mon peu d'aptitude à me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu'il n'y falloit pas chercher cette fin.
Né dans une famille où régnoient les mœurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j'avois reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d'autres diroient des préjugés qui ne m'ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore, et livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l'espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien; et bientôt, gagné par l'habitude, mon cœur s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de Mme de Warens, m'affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeunesse, l'étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcèrent auprès d'elle mes dispositions naturelles aux sentimens affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénélon. La méditation dans la retraite, l'étude de la nature, la contemplation de l'univers, forcent un solitaire à s'élancer incessamment vers l'auteur des choses, et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde, je n'y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout, et jeta l'indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvoit se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j'espérois peu, j'obtins moins, et je sentis, dans des lueurs même de prospérité, que, quand j'aurois obtenu tout ce que je croyois chercher, je n'y aurois point trouvé ce bonheur dont mon cœur étoit avide sans en savoir démêler l'objet. Ainsi tout contribuoit à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devoient m'y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu'à l'âge de quarante ans, flottant entre l'indigence et la fortune, entre la sagesse et l'égarement, plein de vices d'habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connoître.
Dès ma jeunesse j'avois fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir, et celui de mes prétentions en tout genre; bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir, et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m'occuper de l'avenir. Le moment venu, j'exécutai ce projet sans peine, et, quoique alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j'y renonçai, non seulement sans regret, mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l'incurie et au repos d'esprit qui fut toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes. Je renonçai à toutes parures; plus d'épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure; une perruque toute simple, un bon gros habit de drap; et, mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittois. Je renonçai à la place que j'occupois alors, pour laquelle je n'étois nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j'avois eu toujours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeoit une autre plus pénible, sans doute, mais plus nécessaire dans les opinions; et, résolu de n'en pas faire à deux fois, j'entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulois le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venoit de se faire en moi; un autre monde moral qui se dévoiloit à mes regards; les insensés jugemens des hommes, dont, sans prévoir encore combien j'en serois la victime, je commençois à sentir l'absurdité; le besoin toujours croissant d'un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m'avoit atteint que j'en étois déjà dégoûté; le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j'en venois de passer la plus belle moitié, tout m'obligeoit à cette grande revue dont je sentois depuis longtemps le besoin. Je l'entrepris donc, et je ne négligeai rien de ce qui dépendoit de moi pour bien exécuter cette entreprise.
C'est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde, et ce goût vif pour la solitude qui ne m'a plus quitté depuis ce temps-là. L'ouvrage que j'entreprenois ne pouvoit s'exécuter que dans une retraite absolue; il demandoit de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre, dont ensuite je me trouvai si bien que, ne l'ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d'instans, je l'ai reprise de tout mon cœur et m'y suis borné sans peine aussitôt que je l'ai pu; et, quand ensuite les hommes m'ont réduit à vivre seul, j'ai trouvé qu'en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avoient plus fait pour mon bonheur que je n'avois su faire moi-même.
Je me livrai au travail que j'avois entrepris avec un zèle proportionné et à l'importance de la chose, et au besoin que je sentois en avoir. Je vivois alors avec des philosophes modernes qui ne ressembloient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avoient ébranlé toutes les certitudes que je croyois avoir sur les points qu'il m'importoit le plus de connoître: car, ardens missionnaires d'athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n'enduroient point sans colère que, sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement qu'eux. Je m'étois défendu souvent assez foiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir; mais jamais je n'adoptai leur désolante doctrine; et cette résistance à des hommes, aussi intolérans, qui d'ailleurs avoient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité.
Ils ne m'avoient pas persuadé, mais ils m'avoient inquiété. Leurs argumens m'avoient ébranlé sans m'avoir jamais convaincu; je n'y trouvois point de bonne réponse, mais je sentois qu'il y en devoit avoir. Je m'accusois moins d'erreur que d'ineptie, et mon cœur leur répondoit mieux que ma raison.
Je me dis enfin: «Me laisserai-je éternellement ballotter par les sophismes des mieux disans, dont je ne suis pas même sûr que les opinions qu'ils prêchent et qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leur intérêt de faire croire ceci ou cela, rendent impossible à pénétrer ce qu'ils croient y eux-mêmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti? Leur philosophie est pour les autres; il m'en faudroit une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu'il est temps encore, afin d'avoir une règle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l'âge, dans toute la force de l'entendement; déjà je touche au déclin; si j'attends encore, je n'aurai plus, dans ma délibération tardive, l'usage de toutes mes forces; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité; je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd'hui de mon mieux possible, saisissons ce moment favorable: il est l'époque de ma réforme externe et matérielle, qu'il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes; et soyons pour le reste de ma vie ce que j'aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé.»
J'exécutai ce projet lentement et à diverses reprises, mais avec tout l'effort et toute l'attention dont j'étois capable. Je sentois vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendoient. Je m'y trouvai d'abord dans un tel labyrinthe d'embarras, de difficultés, d'objections, de tortuosités, de ténèbres, que, vingt fois tenté de tout abandonner, je fus près, renonçant à de vaines recherches, de m'en tenir, dans mes délibérations aux règles de la prudence commune, sans plus en chercher dans des principes que j'avois tant de peine à débrouiller; mais cette prudence même m'étoit tellement étrangère, je me sentois si peu propre à l'acquérir, que la prendre pour mon guide n'étoit autre chose que vouloir, à travers les mers et les orages, chercher, sans gouvernail, sans boussole, un fanal presque inaccessible et qui ne m'indiquoit aucun port.
Je persistai: pour la première fois de ma vie j'eus du courage, et je dois à son succès d'avoir pu soutenir l'horrible destinée qui dès lors commençoit à m'envelopper sans que j'en eusse le moindre soupçon. Après les recherches les plus ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je me décidai pour toute ma vie sur tous les sentimens qu'il m'importoit d'avoir; et, si j'ai pu me tromper dans mes résultats, je suis sûr au moins que mon erreur ne peut m'être imputée à crime: car j'ai fait tous mes efforts pour m'en garantir. Je ne doute point, il est vrai, que les préjugés de l'enfance et les vœux secrets de mon cœur n'aient fait pencher la balance du côté le plus consolant pour moi. On se défend difficilement de croire ce qu'on désire avec tant d'ardeur; et qui peut douter que l'intérêt d'admettre ou rejeter les jugemens de l'autre vie ne détermine la foi de la plupart des hommes sur leur espérance ou leur crainte? Tout cela pouvoit fasciner mon jugement, j'en conviens, mais non pas altérer ma bonne foi: car je craignois de me tromper sur toute chose. Si tout consistoit dans l'usage de cette vie, il m'importoit de le savoir, pour en tirer du moins le meilleur parti qu'il dépendroit de moi, tandis qu'il étoit encore temps, et n'être pas tout à fait dupe. Mais ce que j'avois le plus à redouter au monde, dans la disposition où je me sentois, étoit d'exposer le sort éternel de mon âme pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m'ont jamais paru d'un grand prix.
J'avoue encore que je ne levai pas toujours à ma satisfaction toutes ces difficultés qui m'avoient embarrassé, et dont nos philosophes avoient si souvent rebattu mes oreilles. Mais, résolu de me décider enfin sur des matières où l'intelligence humaine a si peu de prise, et trouvant de toutes parts des mystères impénétrables et des objections insolubles, j'adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même, sans m'arrêter aux objections que je ne pouvois résoudre, mais qui se rétorquoient par d'autres objections non moins fortes dans le système opposé. Le ton dogmatique sur ces matières ne convient qu'à des charlatans; mais il importe d'avoir un sentiment pour soi, et de le choisir avec toute la maturité de jugement qu'on y peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans l'erreur, nous n'en saurions porter la peine en bonne justice, puisque nous n'en aurons point la coulpe. Voilà le principe inébranlable qui sert de base à ma sécurité.
Le résultat de mes pénibles recherches fut tel, à peu près, que je l'ai consigné depuis dans la Profession de foi du vicaire savoyard, ouvrage indignement prostitué et profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes, si jamais il y renaît du bon sens et de la bonne foi.
Depuis lors, resté tranquille dans les principes que j'avois adoptés après une méditation si longue et si réfléchie, j'en ai fait la règle immuable de ma conduite et de ma foi, sans plus m'inquiéter ni des objections que je n'avois pu résoudre, ni de celles que je n'avois pu prévoir et qui se présentaient nouvellement de temps à autre à mon esprit. Elles m'ont inquiété quelquefois, mais elles ne m'ont jamais ébranlé. Je me suis toujours dit: «Tout cela ne sont que des arguties et des subtilités métaphysiques, qui ne sont d'aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par ma raison, confirmés par mon cœur, et qui tous portent le sceau de l'assentiment intérieur dans le silence des passions. Dans des matières si supérieures à l'entendement humain, une objection que je ne puis résoudre renversera-t-elle tout un corps de doctrine si solide, si bien liée, et formée avec tant de méditation et de soin, si bien appropriée à ma raison, à mon cœur, à tout mon être, et renforcée de l'assentiment intérieur que je sens manquer à toutes les autres? Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j'aperçois entre ma nature immortelle et la constitution de ce monde, et l'ordre physique que j'y vois régner: j'y trouve dans l'ordre moral correspondant, et dont le système est le résultat de mes recherches, les appuis dont j'ai besoin pour supporter les misères de ma vie. Dans tout autre système je vivrois sans ressource, et je mourrois sans espoir; je serois la plus malheureuse des créatures. Tenons-nous-en donc à celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune et des hommes.»
Cette délibération et la conclusion que j'en tirai ne semblent-elles pas avoir été dictées par le Ciel même pour me préparer à la destinée qui m'attendoit et me mettre en état de la soutenir? Que serois-je devenu, que deviendrois-je encore dans les angoisses affreuses qui m'attendoient et dans l'incroyable situation où je suis réduit pour le reste de ma vie, si, resté sans asile où je pusse échapper à mes implacables persécuteurs, sans dédommagement des opprobres qu'ils me font essuyer en ce monde, et sans espoir d'obtenir jamais la justice qui m'étoit due, je m'étois vu livré tout entier au plus horrible sort qu'ait éprouvé sur la terre aucun mortel? Tandis que, tranquille dans mon innocence, je n'imaginois qu'estime et bienveillance pour moi parmi les hommes; tandis que mon cœur ouvert et confiant s'épanchoit avec des amis et des frères, les traîtres m'enlaçoient en silence des rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs et les plus terribles pour une âme fière, traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abîme d'ignominie, enveloppé d'horribles ténèbres à travers lesquelles je n'apercevois que de sinistres objets, à la première surprise je fus terrassé, et jamais je ne serois revenu de l'abattement où me jeta ce genre imprévu de malheurs, si je ne m'étois ménagé d'avance des forces pour me relever dans mes chutes.
Ce ne fut qu'après des années d'agitation que, reprenant enfin mes esprits et commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m'étois ménagées pour l'adversité. Décidé sur toutes les choses dont il m'importoit de juger, je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnois aux insensés jugemens des hommes et aux petits événemens de cette courte vie beaucoup plus d'importance qu'ils n'en avoient; que, cette vie n'étant qu'un état d'épreuves, il importoit peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte, pourvu qu'il en résultât l'effet auquel elles étoient destinées, et que, par conséquent, plus les épreuves étoient grandes, fortes, multipliées, plus il étoit avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand et sûr, et la certitude de ce dédommagement étoit le principal fruit que j'avois retiré de mes méditations précédentes.
Il est vrai qu'au milieu des outrages sans nombre et des indignités sans mesure dont je me sentois accablé de toutes parts, des intervalles d'inquiétude et de doute venoient, de temps à autre, ébranler mon espérance et troubler ma tranquillité. Les puissantes objections que je n'avois pu résoudre se présentoient alors à mon esprit avec plus de force, pour achever de m'abattre précisément dans les momens où, surchargé du poids de ma destinée, j'étois prêt à tomber dans le découragement; souvent des argumens nouveaux, que j'entendois faire, me revenoient dans l'esprit à l'appui de ceux qui m'avoient déjà tourmenté. «Ah! me disois-je alors dans des serremens de cœur prêts à m'étouffer, qui me garantira du désespoir si, dans l'horreur de mon sort, je ne vois plus que des chimères dans les consolations que me fournissoit ma raison; si, détruisant ainsi son propre ouvrage, elle renverse tout l'appui d'espérance et de confiance qu'elle m'avoit ménagé dans l'adversité? Quel appui que des illusions qui ne bercent que moi seul au monde! Toute la génération présente ne voit qu'erreurs et préjugés dans les sentimens dont je me nourris seul: elle trouve la vérité, l'évidence, dans le système contraire au mien; elle semble même ne pouvoir croire que je l'adopte de bonne foi; et moi-même, en m'y livrant de toute ma volonté, j'y trouve des difficultés insurmontables qu'il m'est impossible de résoudre, et qui ne m'empêchent pas d'y persister. Suis-je donc seul sage, seul éclairé, parmi les mortels? Pour croire que les choses sont ainsi, suffit-il qu'elles me conviennent? puis-je prendre une confiance éclairée en des apparences qui n'ont rien de solide aux yeux du reste des hommes, et qui me sembleroient illusoires à moi-même si mon cœur ne soutenoit pas ma raison? N'eût-il pas mieux valu combattre mes persécuteurs à armes égales en adoptant leurs maximes, que de rester sur les chimères des miennes en proie à leurs atteintes sans agir pour les repousser? Je me crois sage, et je ne suis que dupe, victime et martyr d'une vaine erreur.»
Combien de fois, dans ces momens de doute et d'incertitude, je fus prêt à m'abandonner au désespoir! Si jamais j'avois passé dans cet état un mois entier, c'étoit fait de ma vie et de moi. Mais ces crises, quoique autrefois assez fréquentes, ont toujours été courtes; et, maintenant que je n'en suis pas délivré tout à fait encore, elles sont si rares et si rapides qu'elles n'ont pas même la force de troubler mon repos. Ce sont de légères inquiétudes qui n'affectent pas plus mon âme qu'une plume qui tombe dans la rivière ne peut altérer le cours de l'eau. J'ai senti que remettre en délibération les mêmes points sur lesquels je m'étois ci-devant décidé étoit me supposer de nouvelles lumières, ou le jugement plus formé, ou plus de zèle pour la vérité que je n'en avois lors de mes recherches; qu'aucun de ces cas n'étant ni ne pouvant être le mien, je ne pouvois préférer par aucune raison solide des opinions qui, dans l'accablement du désespoir, ne me tentoient que pour augmenter ma misère, à des sentimens adoptés dans la vigueur de l'âge, dans toute la maturité de l'esprit, après l'examen le plus réfléchi, et dans des temps où le calme de ma vie ne me laissoit d'autre intérêt dominant que celui de connoître la vérité. Aujourd'hui que mon cœur serré de détresse, mon âme affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d'affreux mystères dont je suis environné, aujourd'hui que toutes mes facultés, affoiblies par la vieillesse et les angoisses, ont perdu tout leur ressort, irai-je m'ôter à plaisir toutes les ressources que je m'étois ménagées, et donner plus de confiance à ma raison déclinante, pour me rendre injustement malheureux, qu'à ma raison pleine et vigoureuse pour me dédommager des maux que je souffre sans les avoir mérités? Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand je me décidai sur ces grandes questions: je n'ignorois pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd'hui; elles ne m'arrêtèrent pas, et, s'il s'en présente quelques nouvelles dont on ne s'étoit pas encore avisé, ce sont les sophismes d'une subtile métaphysique, qui ne sauroient balancer les vérités éternelles admises de tous les temps, par tous les sages, reconnues par toutes les nations, et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savois, en méditant sur ces matières, que l'entendement humain, circonscrit par les sens, ne les pouvoit embrasser dans toute leur étendue: je m'en tins donc à ce qui étoit à ma portée sans m'engager dans ce qui la passoit. Ce parti étoit raisonnable; je l'embrassai jadis, et m'y tins avec l'assentiment de mon cœur et de ma raison. Sur quel fondement y renoncerois-je aujourd'hui que tant de puissans motifs m'y doivent tenir attaché? quel danger vois-je à le suivre? quel profit trouverois-je à l'abandonner? En prenant la doctrine de mes persécuteurs, prendrois-je aussi leur morale? cette morale sans racine et sans fruit, qu'ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d'éclat sur le théâtre, sans qu'il en pénètre jamais rien dans le cœur ni dans la raison; ou bien cette autre morale secrète et cruelle, doctrine intérieure de tous leurs initiés, à laquelle l'autre ne sert que de masque, qu'ils suivent seule dans leur conduite, et qu'ils ont si habilement pratiquée à mon égard. Cette morale, purement offensive, ne sert point à la défense, et n'est bonne qu'à l'agression. De quoi me serviroit-elle dans l'état où ils m'ont réduit? Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, et combien me rendrois-je plus malheureux encore si, m'ôtant cette unique mais puissante ressource, j'y substituois la méchanceté! Les atteindrois-je dans l'art de nuire? et, quand j'y réussirois, de quel mal me soulageroit celui que je leur pourrois faire? Je perdrois ma propre estime, et je ne gagnerois rien à la place.
C'est ainsi que, raisonnant avec moi-même, je parvins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes par des argumens captieux, par des objections insolubles et par des difficultés qui passoient ma portée et peut-être celle de l'esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j'avois pu lui donner, s'accoutuma si bien à s'y reposer à l'abri de ma conscience qu'aucune doctrine étrangère, ancienne ou nouvelle, ne put plus l'émouvoir, ni troubler un instant mon repos. Tombé dans la langueur et l'appesantissement d'esprit, j'ai oublié jusqu'aux raisonnemens sur lesquels je fondois ma croyance et mes maximes; mais je n'oublierai jamais les conclusions que j'en ai tirées avec l'approbation de ma conscience et de ma raison, et je m'y tiens désormais. Que tous les philosophes viennent ergoter contre, ils perdront leur temps et leurs peines: je me tiens, pour le reste de ma vie, en toutes choses, au parti que j'ai pris quand j'étois plus en état de bien choisir.
Tranquille dans ces dispositions, j'y trouve, avec le contentement de moi, l'espérance et les consolations dont j'ai besoin dans ma situation: il n'est pas possible qu'une solitude aussi complète, aussi permanente, aussi triste en elle-même, l'animosité toujours sensible et toujours active de toute la génération présente, les indignités dont elle m'accable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans l'abattement; l'espérance ébranlée, les doutes décourageans, reviennent encore de temps à autre troubler mon âme et la remplir de tristesse. C'est alors qu'incapable des opérations de l'esprit nécessaires pour me rassurer moi-même, j'ai besoin de me rappeler mes anciennes résolutions: les soins, l'attention, la sincérité du cœur, que j'ai mis à les prendre, reviennent alors à mon souvenir et me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n'ont qu'une fausse apparence et ne sont bonnes qu'à troubler mon repos.
Ainsi retenu dans l'étroite sphère de mes anciennes connoissances, je n'ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m'instruire chaque jour en vieillissant, et je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d'état de bien savoir. Mais, s'il me reste peu d'acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m'en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état: c'est là qu'il seroit temps d'enrichir et d'orner mon âme d'un acquis qu'elle pût emporter avec elle; lorsque, délivrée de ce corps qui l'offusque et l'aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connoissances dont nos faux savans sont si vains, elle gémira des momens perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l'intégrité, la justice impartiale, sont un bien qu'on emporte avec soi, et dont on peut s'enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix: c'est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si, par mes progrès sur moi-même, j'apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis entré!
QUATRIÈME PROMENADE
Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m'attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse; c'est presque le seul auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer quelque fruit. Avant-hier, je lisois dans ses œuvres morales le traité Comment on pourra tirer utilité de ses ennemis. Le même jour, en rangeant quelques brochures qui m'ont été envoyées par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l'abbé Royou, au titre duquel il avoit mis ces paroles: vitam vero impendenti, Royou. Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur celle-là, je compris qu'il avoit cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contre-vérité; mais sur quoi fondé? Pourquoi ce sarcasme? Quel sujet y pouvois-je avoir donné? Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque, je résolus d'employer à m'examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j'y vins bien confirmé dans l'opinion déjà prise que le Connois-toi toi-même du temple de Delphes n'étoit pas une maxime si facile à suivre que je l'avois cru dans mes Confessions.
Le lendemain, m'étant mis en marche pour exécuter cette résolution, la première idée qui me vint, en commençant à me recueillir, fut celle d'un mensonge affreux fait dans ma première jeunesse, dont le souvenir m'a troublé toute ma vie et vient, jusque dans ma vieillesse, contrister encore mon cœur déjà navré de tant d'autres façons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-même, en dut être un plus grand encore par ses effets que j'ai toujours ignorés, mais que le remords m'a fait supposer aussi cruels qu'il étoit possible. Cependant, à ne consulter que la disposition où j'étois en le faisant, ce mensonge ne fut qu'un fruit de la mauvaise honte; et, bien loin qu'il partît d'une intention de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la face du Ciel qu'à l'instant même où cette honte invincible me l'arrachoit, j'aurois donné tout mon sang avec joie pour en détourner l'effet sur moi seul: c'est un délire que je ne puis expliquer qu'en disant, comme je le crois sentir, qu'en cet instant mon naturel timide subjugua tous les vœux de mon cœur.
Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets qu'il m'a laissés m'ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise je me sentois fait pour la mériter, et je ne doutois pas que je n'en fusse digne quand, sur le mot de l'abbé Royou, je commençai de m'examiner plus sérieusement.
Alors, en m'épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelois avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiois ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les humains.
Ce qui me surprit le plus étoit qu'en me rappelant ces choses controuvées, je n'en sentois aucun vrai repentir. Moi dont l'horreur pour la fausseté n'a rien dans mon cœur qui la balance, moi qui braverois les supplices s'il les falloit éviter par un mensonge, par quelle bizarre inconséquence mentois-je ainsi de gaieté de cœur, sans nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n'en sentois-je pas le moindre regret, moi que le remords d'un mensonge n'a cessé d'affliger pendant cinquante ans! Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes: l'instinct moral m'a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa première intégrité, et, quand même elle se seroit altérée en se pliant à mes intérêts, comment, gardant toute sa droiture dans les occasions où l'homme, forcé par ses passions, peut au moins s'excuser sur sa foiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes où le vice n'a point d'excuse? Je vis que de la solution de ce problème dépendoit la justesse du jugement que j'avois à porter en ce point sur moi-même; et, après l'avoir bien examiné, voici de quelle manière je parvins à me l'expliquer.
Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c'est cacher une vérité que l'on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu'on n'est pas obligé de dire n'est pas mentir; mais celui qui, non content en pareil cas de ne pas dire la vérité, dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas? Selon la définition, l'on ne sauroit dire qu'il ment: car, s'il donne de la fausse monnoie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.
Il se présente ici deux questions à examiner, très importantes l'une et l'autre: la première, quand et comment on doit à autrui la vérité, puisqu'on ne la doit pas toujours; la seconde, s'il est des cas où l'on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est très décidée, je le sais bien: négativement dans les livres, où la plus austère morale ne coûte rien à l'auteur; affirmativement dans la société, où la morale des livres passe pour un bavardage impossible à pratiquer. Laissons donc ces autorités qui se contredisent, et cherchons, par mes propres principes, à résoudre pour moi ces questions.
La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens: sans elle l'homme est aveugle; elle est l'œil de la raison. C'est par elle que l'homme apprend à se conduire, à être ce qu'il doit être, à faire ce qu'il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vérité particulière et individuelle n'est pas toujours un bien; elle est quelquefois un mal, très souvent une chose indifférente. Les choses qu'il importe à un homme de savoir, et dont la connoissance est nécessaire à son bonheur, ne sont peut-être pas en grand nombre; mais, en quelque nombre qu'elles soient, elles sont un bien qui lui appartient, qu'il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu'elle est de ces biens communs à tous dont la communication n'en prive point celui qui le donne.
Quant aux vérités qui n'ont aucune sorte d'utilité ni pour l'instruction, ni dans la pratique, comment seroient-elles un bien dû, puisqu'elles ne sont pas même un bien? et, puisque la propriété n'est fondée que sur l'utilité, où il n'y a point d'utilité possible il ne peut y avoir de propriété. On peut réclamer un terrain quoique stérile, parce qu'on peut au moins habiter sur le sol; mais qu'un fait oiseux, indifférent à tous égards et sans conséquence pour personne, soit vrai ou faux, cela n'intéresse qui que ce soit. Dans l'ordre moral rien n'est inutile, non plus que dans l'ordre physique: rien ne peut être dû de ce qui n'est bon à rien; pour qu'une chose soit due, il faut qu'elle soit ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est celle qui intéresse la justice, et c'est profaner ce nom sacré de vérité que de l'appliquer aux choses vaines dont l'existence est indifférente à tous, et dont la connoissance est inutile à tout. La vérité, dépouillée de toute espèce d'utilité même possible, ne peut donc pas être une chose due; et, par conséquent, celui qui la tait ou la déguise ne ment point.
Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles qu'elles soient de tout point inutiles à tout? C'est un autre article à discuter, et auquel je reviendrai tout-à-l'heure. Quant à présent, passons à la seconde question.
Ne pas dire ce qui est vrai, et dire ce qui est faux, sont deux choses très différentes, mais dont peut néanmoins résulter le même effet, car ce résultat est assurément bien le même toutes les fois que cet effet est nul. Partout où la vérité est indifférente, l'erreur contraire est indifférente aussi: d'où il suit qu'en pareil cas celui qui trompe en disant le contraire de la vérité n'est pas plus injuste que celui qui trompe en ne la déclarant pas: car, en fait de vérités inutiles, l'erreur n'a rien de pire que l'ignorance. Que je croie le sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge, cela ne m'importe pas plus que d'ignorer de quelle couleur il est. Comment pourroit-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l'injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui?
Mais ces questions, ainsi sommairement décidées, ne sauroient me fournir encore aucune application sûre pour la pratique, sans beaucoup d'éclaircissemens préalables nécessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se présenter: car, si l'obligation de dire la vérité n'est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité? Très souvent l'avantage de l'un fait le préjudice de l'autre; l'intérêt particulier est presque toujours en opposition avec l'intérêt public. Comment se conduire en pareil cas? Faut-il sacrifier l'utilité de l'absent à celle de la personne à qui l'on parle? faut-il taire ou dire la vérité qui, profitant à l'un, nuit à l'autre? faut-il peser tout ce qu'on doit dire à l'unique balance du bien public, ou à celle de la justice distributive? et suis-je assuré de connoître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumières dont je dispose que sur les règles de l'équité? De plus, en examinant ce qu'on doit aux autres, ai-je examiné suffisamment ce qu'on se doit à soi-même; ce qu'on doit à la vérité pour elle seule? Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s'ensuit-il que je ne m'en fasse point à moi-même, et suffit-il de n'être jamais injuste pour être toujours innocent?
Que d'embarrassantes discussions dont il seroit aisé de se tirer en se disant: «Soyons toujours vrais, au risque de tout ce qui en peut arriver! La justice elle-même est dans la vérité des choses: le mensonge est toujours iniquité, l'erreur est toujours imposture quand on donne ce qui n'est pas pour la règle de ce qu'on doit faire ou croire; et, quelque effet qui résulte de la vérité, on est toujours inculpable quand on l'a dite, parce qu'on n'y a rien mis du sien.»
Mais c'est là trancher la question sans la résoudre: il ne s'agissoit pas de prononcer s'il seroit bon de dire toujours la vérité, mais si l'on y étoit toujours également obligé; et, sur la définition que j'examinois, supposant que non, de distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l'on peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge, car j'ai trouvé que de tels cas existoient réellement. Ce dont il s'agit est donc de chercher une règle sûre pour les connoître et les bien déterminer.
Mais d'où tirer cette règle et la preuve de son infaillibilité?... Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience plutôt que par les lumières de ma raison: jamais l'instinct moral ne m'a trompé; il a gardé jusqu'ici sa pureté dans mon cœur assez pour que je puisse m'y confier; et, s'il se tait quelquefois devant mes passions dans ma conduite, il reprend bien son empire sur elle dans mes souvenirs: c'est là que je me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être que je serai jugé par le souverain juge après cette vie.
Juger des discours des hommes par les effets qu'ils produisent, c'est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connoître, ils varient à l'infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus; mais c'est uniquement l'intention de celui qui les tient qui les apprécie et détermine leur degré de malice ou de bonté. Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper; et l'intention même de tromper, loin d'être toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire; mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux à qui l'on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette certitude; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie, c'est la pire espèce de mensonge: mentir sans profit ni préjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir, ce n'est pas mensonge, c'est fiction.
Les fictions qui ont un objet moral s'appellent apologues ou fables, et, comme leur objet n'est ou ne doit être que d'envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s'attache guère à cacher le mensonge de fait, qui n'est que l'habit de la vérité; et celui qui ne débite une fable que pour une fable ne ment en aucune façon.
Il est d'autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes et des romans qui, sans renfermer aucune instruction véritable, n'ont pour objet que l'amusement. Celles-là, dépouillées de toute utilité morale, ne peuvent s'apprécier que par l'intention de celui qui les invente; et, lorsqu'il les débite avec affirmation comme des vérités réelles, on ne peut guère disconvenir qu'elles ne soient de vrais mensonges. Cependant, qui jamais s'est fait un grand scrupule de ces mensonges-là, et qui jamais en a fait un reproche grave à ceux qui les font? S'il y a, par exemple, quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les images lascives. Qu'a fait l'auteur pour couvrir cela d'un vernis de modestie? Il a feint que son ouvrage étoit la traduction d'un manuscrit grec, et il a fait l'histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. Si ce n'est pas là un mensonge bien positif, qu'on me dise donc ce que c'est que mentir. Cependant, qui est-ce qui s'est avisé de faire à l'auteur un crime de ce mensonge, et de le traiter pour cela d'imposteur?
On dira vainement que ce n'est là qu'une plaisanterie; que l'auteur, tout en affirmant, ne vouloit persuader personne; qu'il n'a persuadé personne en effet, et que le public n'a pas douté un moment qu'il ne fût l'auteur lui-même de l'ouvrage prétendu grec dont il se donnoit pour le traducteur. Je répondrai qu'une pareille plaisanterie sans aucun objet n'eût été qu'un bien sot enfantillage; qu'un menteur ne ment pas moins quand il affirme, quoiqu'il ne persuade pas; qu'il faut détacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples et crédules, à qui l'histoire du manuscrit narrée par un auteur grave avec un air de bonne foi en a réellement imposé, et qui ont bu sans crainte, dans une coupe de forme antique, le poison dont ils se seroient au moins défiés s'il leur eût été présenté dans un vase moderne.
Que ces distinctions se trouvent ou non dans les livres, elles ne s'en font pas moins dans le cœur de tout homme de bonne foi avec lui-même, qui ne veut rien se permettre que sa conscience puisse lui reprocher: car dire une chose fausse à son avantage n'est pas moins mentir que si on la disoit au préjudice d'autrui, quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l'avantage à qui ne doit pas l'avoir, c'est troubler l'ordre de la justice; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d'où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c'est faire une chose injuste; or tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, est mensonge. Voilà la limite exacte; mais tout ce qui, contraire à la vérité, n'intéresse la justice en aucune sorte, n'est que fiction; et j'avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi.
Ce qu'on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu'en imposer à l'avantage soit d'autrui, soit de soi-même, n'est pas moins injuste que d'en imposer à son détriment: quiconque loue ou blâme contre la vérité ment dès qu'il s'agit d'une personne réelle. S'il s'agit d'un être imaginaire, il en peut dire tout ce qu'il veut sans mentir, à moins qu'il ne juge sur la moralité des faits qu'il invente, et qu'il n'en juge faussement, car alors, s'il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vérité morale, cent fois plus respectable que celle des faits.
J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais dans le monde: toute leur véracité s'épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement les lieux, les temps, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt, ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité; mais s'agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près, toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux; et, si le mensonge leur est utile et qu'ils s'abstiennent de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse, et font en sorte qu'on l'adopte, sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence: adieu la véracité.
L'homme que j'appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes, la vérité, qu'alors l'autre respecte si fort, le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d'amuser une compagnie par des faits controuvés, dont il ne résulte aucun jugement injuste, ni pour ni contre qui que ce soit vivant ou mort; mais tout discours qui produit pour quelqu'un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme, contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n'approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu'il se pique assez peu de l'être dans les conversations oiseuses; il est vrai en ce qu'il ne cherche à tromper personne, qu'il est aussi fidèle à la vérité qui l'accuse qu'à celle qui l'honore, et qu'il n'en impose jamais pour son avantage, ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu'il y a entre mon homme vrai et l'autre est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s'immoler pour elle.
Mais, diroit-on, comment accorder ce relâchement avec cet ardent amour pour la vérité dont je le glorifie? Cet amour est donc faux puisqu'il souffre tant d'alliage? Non, il est pur et vrai; mais il n'est qu'une émanation de l'amour de la justice, et ne veut jamais être faux, quoiqu'il soit souvent fabuleux. Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes, qu'il prend l'un pour l'autre indifféremment: la sainte vérité, que son cœur adore, ne consiste point en faits indifférens et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement à chacun ce qui lui est dû en choses qui sont véritablement siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d'honneur ou de blâme, de louange ou d'improbation; il n'est faux ni contre autrui, parce que son équité l'en empêche et qu'il ne veut nuire à personne injustement; ni pour lui-même, parce que sa conscience l'en empêche et qu'il ne sauroit s'approprier ce qui n'est pas à lui. C'est surtout de sa propre estime qu'il est jaloux: c'est le bien dont il peut le moins se passer, et il sentiroit une perte réelle d'acquérir celle des autres aux dépens de ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en choses indifférentes sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d'autrui ni de lui-même: en tout ce qui tient aux vérités historiques, en tout ce qui a trait à la conduite des hommes, à la justice, à la sociabilité, aux lumières utiles, il garantira de l'erreur et lui-même et les autres, autant qu'il dépendra de lui. Tout mensonge hors de là, selon lui, n'en est pas un. Si le Temple de Gnide est un ouvrage utile, l'histoire du manuscrit grec n'est qu'une fiction très innocente; elle est un mensonge très punissable si l'ouvrage est dangereux.
Telles furent mes règles de conscience sur le mensonge et sur la vérité: mon cœur suivoit machinalement ces règles avant que ma raison les eût adoptées, et l'instinct moral en fit seul l'application. Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m'a laissé d'ineffaçables remords, qui m'ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui, de quelque façon que ce pût être, pouvoient toucher l'intérêt et la réputation d'autrui. En généralisant ainsi l'exclusion, je me suis dispensé de peser exactement l'avantage et le préjudice, et de marquer les limites précises du mensonge nuisible et du mensonge officieux; en regardant l'un et l'autre comme coupables, je me les suis interdits tous les deux.
En ceci comme en tout le reste, mon tempérament a beaucoup influé sur mes maximes, ou plutôt sur mes habitudes: car je n'ai guère agi par règle, ou n'ai guère suivi d'autres règles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prémédité n'approcha de ma pensée, jamais je n'ai menti pour mon intérêt; mais souvent j'ai menti par honte pour me tirer d'embarras en choses indifférentes, ou qui n'intéressoient tout au plus que moi seul, lorsqu'ayant à soutenir un entretien, la lenteur de mes idées et l'aridité de ma conversation me forçoient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose à dire. Quand il faut nécessairement parler, et que des vérités amusantes ne se présentent pas assez tôt à mon esprit, je débite des fables pour ne pas demeurer muet; mais, dans l'invention de ces fables, j'ai soin, tant que je puis, qu'elles ne soient pas des mensonges, c'est-à-dire qu'elles ne blessent ni la justice ni la vérité due, et qu'elles ne soient que des fictions indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir seroit bien d'y substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale, c'est-à-dire d'y bien représenter les affections naturelles au cœur humain, et d'en faire sortir toujours quelque instruction utile, d'en faire, en un mot, des contes moraux, des apologues; mais il faudroit plus de présence d'esprit que je n'en ai, et plus de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit, pour l'instruction, le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant de penser, m'a souvent suggéré des sottises et des inepties que ma raison désapprouvoit, et que mon cœur désavouoit à mesure qu'elles échappoient de ma bouche, mais qui, précédant mon propre jugement, ne pouvoient plus être réformées par sa censure.
C'est encore par cette première et irrésistible impulsion du tempérament que, dans des momens imprévus et rapides, la honte et la timidité m'arrachent souvent des mensonges auxquels ma volonté n'a point de part, mais qui la précèdent en quelque sorte par la nécessité de répondre à l'instant. L'impression profonde du souvenir de la pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui pourroient être nuisibles à d'autres, mais non pas ceux qui peuvent servir à me tirer d'embarras quand il s'agit de moi seul, ce qui n'est pas moins contre ma conscience et mes principes que ceux qui peuvent influer sur le sort d'autrui.
J'atteste le Ciel que, si je pouvois l'instant d'après retirer le mensonge qui m'excuse, et dire la vérité qui me charge, sans me faire un nouvel affront en me rétractant, je le ferois de tout mon cœur; mais la honte de me prendre ainsi moi-même en faute me retient encore; et je me repens très sincèrement de ma faute, sans néanmoins l'oser réparer. Un exemple expliquera mieux ce que je veux dire, et montrera que je ne mens ni par intérêt ni par amour-propre, encore moins par envie ou par malignité, mais uniquement par embarras et mauvaise honte, sachant même très bien quelquefois que ce mensonge est connu pour tel et ne peut me servir du tout à rien.
Il y a quelque temps que M. F*** m'engagea, contre mon usage, à aller, avec ma femme, dîner, en manière de pique-nique, avec lui et M. B***, chez la dame ***, restauratrice, laquelle et ses deux filles dînèrent aussi avec nous. Au milieu du dîner, l'aînée, qui est mariée depuis peu et qui étoit grosse, s'avisa de me demander brusquement, et en me fixant, si j'avois eu des enfans. Je répondis, en rougissant jusqu'aux yeux, que je n'avois pas eu ce bonheur. Elle sourit malignement en regardant la compagnie; tout cela n'étoit pas bien obscur, même pour moi.
Il est clair d'abord que cette réponse n'est point celle que j'aurois voulu faire, quand même j'aurois eu l'intention d'en imposer: car, dans la disposition où je voyois les convives, j'étois bien sûr que ma réponse ne changeoit rien à leur opinion sur ce point. On s'attendoit à cette négative; on la provoquoit même pour jouir du plaisir de m'avoir fait mentir. Je n'étois pas assez bouché pour ne pas sentir cela. Deux minutes après, la réponse que j'aurois dû faire me vint d'elle-même. «Voilà une question peu discrète, de la part d'une jeune femme, à un homme qui a vieilli garçon.» En parlant ainsi, sans mentir, sans avoir à rougir d'aucun aveu, je mettois les rieurs de mon côté, et je lui faisois une petite leçon qui, naturellement, devoit la rendre un peu moins impertinente à me questionner. Je ne fis rien de tout cela, je ne dis point ce qu'il falloit dire, je dis ce qu'il ne falloit pas et qui ne pouvoit me servir de rien. Il est donc certain que ni mon jugement ni ma volonté ne dictèrent ma réponse, et qu'elle fut l'effet machinal de mon embarras. Autrefois je n'avois point cet embarras, et je faisois l'aveu de mes fautes avec plus de franchise que de honte, parce que je ne doutois pas qu'on ne vît ce qui les rachetoit, et que je sentois au dedans de moi; mais l'œil de la malignité me navre et me déconcerte: en devenant plus malheureux, je suis devenu plus timide; et jamais je n'ai menti que par timidité.
Je n'ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le mensonge qu'en écrivant mes Confessions: car c'est là que les tentations auroient été fréquentes et fortes, pour peu que mon penchant m'eût porté de ce côté; mais, loin d'avoir rien tu, rien dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d'esprit que j'ai peine à m'expliquer, et qui vient peut-être d'éloignement pour toute imitation, je me sentois plutôt porté à mentir dans le sens contraire en m'accusant avec trop de sévérité, qu'en m'excusant avec trop d'indulgence, et ma conscience m'assure qu'un jour je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. Oui, je le dis et le sens avec une fière élévation d'âme, j'ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise, aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme; sentant que le bien surpassoit le mal, j'avois mon intérêt à tout dire, et j'ai tout dit.
Je n'ai jamais dit moins; j'ai dit plus quelquefois, non dans les faits, mais dans les circonstances; et cette espèce de mensonge fut plutôt l'effet du délire de l'imagination qu'un acte de volonté; j'ai tort même de l'appeler mensonge, car aucune de ces additions n'en fut un. J'écrivois mes Confessions déjà vieux, et dégoûté des vains plaisirs de la vie que j'avois tous effleurés, et dont mon cœur avoit bien senti le vide. Je les écrivois de mémoire; cette mémoire me manquoit souvent ou ne me fournissoit que des souvenirs imparfaits, et j'en remplissois les lacunes par des détails que j'imaginois en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étoient jamais contraires. J'aimois à m'étendre sur les momens heureux de ma vie, et je les embellissois quelquefois des ornemens que de tendres regrets venoient me fournir. Je disois les choses que j'avois oubliées comme il me sembloit qu'elles avoient dû être, comme elles avoient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelois qu'elles avoient été. Je prêtois quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n'ai mis le mensonge à la place pour pallier mes vices ou pour m'arroger des vertus.
Que si quelquefois, sans y songer, par un mouvement involontaire, j'ai caché le côté difforme, en me peignant de profil, ces réticences ont été bien compensées par d'autres réticences plus bizarres, qui m'ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est une singularité de mon naturel qu'il est fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui, tout incroyable qu'elle est, n'en est pas moins réelle: j'ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j'ai rarement dit le bien dans tout ce qu'il eut d'aimable, et souvent je l'ai tu tout à fait parce qu'il m'honoroit trop, et que, faisant mes Confessions, j'aurois l'air d'avoir fait mon éloge. J'ai décrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses qualités dont mon cœur étoit doué, et même en supprimant les faits qui les mettoient trop en évidence. Je m'en rappelle ici deux de ma première enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en écrivant, mais que j'ai rejetés l'un et l'autre par l'unique raison dont je viens de parler.
J'allois presque tous les dimanches passer la journée aux Pâquis, chez M. Fazy, qui avoit épousé une de mes tantes, et qui avoit là une fabrique d'indiennes. Un jour j'étois à l'étendage, dans la chambre de la calandre, et j'en regardois les rouleaux de fonte; leur luisant flattoit ma vue; je fus tenté d'y poser mes doigts, et je les promenois avec plaisir sur le lycée du cylindre, quand le jeune Fazy, s'étant mis dans la roue, lui donna un demi-quart de tour si adroitement qu'il n'y prit que le bout de mes deux plus longs doigts; mais c'en fut assez pour qu'ils y fussent écrasés par le bout, et que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perçant; Fazy détourne à l'instant la roue, mais les ongles ne restèrent pas moins au cylindre, et le sang ruisseloit de mes doigts. Fazy, consterné, s'écrie, sort de la roue, m'embrasse, et me conjure d'apaiser mes cris, ajoutant qu'il étoit perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha; je me tus, nous fûmes à la carpière, où il m'aida à laver mes doigts et à étancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia avec larmes de ne point l'accuser; je le lui promis, et le tins si bien que plus de vingt ans après personne ne savoit par quelle aventure j'avois deux de mes doigts cicatrisés: car ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors d'état de me servir de ma main, disant toujours qu'une grosse pierre, en tombant, m'avoit écrasé les doigts.
Sì bello, che si possa a te preporre!
Cet accident me fut pourtant bien sensible par la circonstance, car c'étoit le temps des exercices, où l'on faisoit manœuvrer la bourgeoisie, et nous avions fait un rang de trois autres enfans de mon âge, avec lesquels je devois, en uniforme, faire l'exercice avec la compagnie de mon quartier. J'eus la douleur d'entendre le tambour de la compagnie, passant sous ma fenêtre avec mes trois camarades, tandis que j'étois dans mon lit.
Mon autre histoire est toute semblable, mais d'un âge plus avancé.
Je jouois au mail, à Plain-Palais, avec un de mes camarades appelé Plince. Nous prîmes querelle au jeu; nous nous battîmes, et, durant le combat, il me donna, sur la tête nue, un coup de mail si bien appliqué que d'une main plus forte il m'eût fait sauter la cervelle. Je tombe à l'instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m'avoir tué. Il se précipite sur moi, m'embrasse, me serre étroitement en fondant en larmes et poussant des cris perçants. Je l'embrassois aussi de toute ma force, en pleurant comme lui, dans une émotion confuse qui n'étoit pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d'étancher mon sang qui continuoit de couler; et, voyant que nos deux mouchoirs n'y pouvoient suffire, il m'entraîna chez sa mère, qui avoit un petit jardin près de là. Cette bonne dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état; mais elle sut conserver ses forces pour me panser; et, après avoir bien bassiné ma plaie, elle y appliqua des fleurs de lis macérées dans l'eau-de-vie, vulnéraire excellent et très usité dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que longtemps je la regardois comme ma mère, et son fils comme mon frère, jusqu'à ce qu'ayant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai peu à peu.
Je gardai le même secret sur cet accident que sur l'autre, et il m'en est arrivé cent autres de pareille nature, en ma vie, dont je n'ai pas même été tenté de parler dans mes Confessions, tant j'y cherchois peu l'art de faire valoir le bien que je sentois dans mon caractère. Non, quand j'ai parlé contre la vérité qui m'étoit connue, ce n'a jamais été qu'en choses indifférentes, et plus ou par l'embarras de parler, ou pour le plaisir d'écrire, que par aucun motif d'intérêt pour moi, ni d'avantage ou de préjudice d'autrui; et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont plus humilians, plus pénibles à faire, que ceux d'un mal plus grand, mais moins honteux à dire, et que je n'ai pas dit parce que je ne l'ai pas fait.
Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentimens de droiture et d'équité que sur la réalité des choses, et que j'ai plus suivi, dans la pratique, les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. J'ai souvent débité bien des fables, mais j'ai très rarement menti.
En suivant ces principes, j'ai donné sur moi beaucoup de prise aux autres, mais je n'ai fait tort à qui que ce fût, et je ne me suis point attribué à moi-même plus d'avantage qu'il ne m'en étoit dû. C'est uniquement par là, ce me semble, que la vérité est une vertu. A tout autre égard elle n'est pour nous qu'un être métaphysique dont il ne résulte ni bien ni mal.
Je ne sens pourtant pas mon cœur assez content de ces distinctions pour me croire tout à fait irrépréhensible. En pesant avec tant de soin ce que je devois aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devois à moi-même? S'il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi; c'est un hommage que l'honnête homme doit rendre à sa propre dignité. Quand la stérilité de ma conversation me forçoit d'y suppléer par d'innocentes fictions, j'avois tort, parce qu'il ne faut point, pour amuser autrui, s'avilir soi-même; et quand, entraîné par le plaisir d'écrire, j'ajoutois à des choses réelles des ornemens inventés, j'avois plus de tort encore, parce que orner la vérité par des fables, c'est en effet la défigurer.
Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j'avois choisie. Cette devise m'obligeoit plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, et il ne suffisoit pas que je lui sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchans, il falloit lui sacrifier aussi ma foiblesse et mon naturel timide. Il falloit avoir le courage et la force d'être vrai toujours, en toute occasion, et qu'il ne sortît jamais ni fictions ni fables d'une bouche et d'une plume qui s'étoient particulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que j'aurois dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j'osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de foiblesse, mais cela m'excuse très mal. Avec une âme foible on peut tout au plus se garantir du vice; mais c'est être arrogant et téméraire d'oser professer de grandes vertus.
Voilà des réflexions qui probablement ne me seroient jamais venues dans l'esprit si l'abbé Royou ne me les eût suggérées. Il est bien tard, sans doute, pour en faire usage; mais il n'est pas trop tard au moins pour redresser mon erreur et remettre ma volonté dans la règle: car c'est désormais tout ce qui dépend de moi. En ceci donc, et en toutes choses semblables, la maxime de Solon est applicable à tous les âges, et il n'est jamais trop tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi.
CINQUIÈME PROMENADE
De toutes les habitations où j'ai demeuré (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on appelle à Neuchâtel l'île de La Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est très agréable, et singulièrement située pour le bonheur d'un homme qui aime à se circonscrire: car, quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l'aie trouvé jusqu'ici chez nul autre.
Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près; mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquens et des accidens plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrens qui tombent de la montagne. Ce beau bassin, d'une forme presque ronde, enferme dans son milieu deux petites îles, l'une habitée et cultivée, d'environ une demi-lieue de tour; l'autre plus petite, déserte et en friche, et qui sera détruite à la fin par les transports de la terre qu'on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues et les orages font à la grande. C'est ainsi que la substance du foible est toujours employée au profit du puissant.
Il n'y a dans l'île qu'une seule maison, mais grande, agréable et commode, qui appartient à l'hôpital de Berne, ainsi que l'île, et où loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière, et des réservoirs pour le poisson. L'île, dans sa petitesse, est tellement variée dans ses terrains et ses aspects qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets et bordés d'arbrisseaux de toute espèce, dont le bord des eaux entretient la fraîcheur; une haute terrasse plantée de deux rangs d'arbres borde Pile dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitans des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges.
C'est dans cette île que je me réfugiai après la lapidation de Motiers. J'en trouvai le séjour si charmant, j'y menois une vie si convenable à mon humeur, que, résolu d'y finir mes jours, je n'avois d'autre inquiétude sinon qu'on ne me laissât pas exécuter ce projet qui ne s'accordoit pas avec celui de m'entraîner en Angleterre, dont je sentois déjà les premiers effets. Dans les pressentimens qui m'inquiétoient, j'aurois voulu qu'on m'eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en sortir, on m'eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme, de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisoit dans le monde, j'en eusse oublié l'existence et qu'on y eût oublié la mienne aussi.
On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j'y aurois passé deux ans, deux siècles, et toute l'éternité, sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse, avec ma compagne, d'autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous étoient à la vérité de très bonnes gens, et rien de plus; mais c'étoit précisément ce qu'il me falloit. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie, et tellement heureux qu'il m'eût suffi durant toute mon existence, sans laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre état.
Quel étoit donc ce bonheur, et en quoi consistoit sa jouissance? Je le donnerois à deviner à tous les hommes de ce siècle sur la description de la vie que j'y menois. Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté.
L'espoir qu'on ne demanderoit pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où je m'étois enlacé de moi-même, dont il m'étoit impossible de sortir sans assistance et sans être bien aperçu, et où je ne pouvois avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouroient; cet espoir, dis-je, me donnoit celui d'y finir mes jours plus tranquillement 'que je ne les avois passés; et l'idée que j'aurois le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençai par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement, seul et nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres et mon petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien déballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles étoient arrivées, et vivant dans l'habitation où je comptois achever mes jours comme dans une auberge dont j'aurois dû partir le lendemain. Toutes choses, telles qu'elles étoient, alloient si bien que vouloir les mieux ranger étoit y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices étoit surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés, et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçoient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntois en murmurant l'écritoire du receveur, et je me hâtois de la rendre, dans la vaine espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissois ma chambre de fleurs et de foin, car j'étois alors dans ma première ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avoit inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus d'œuvre de travail, il m'en falloit une d'amusement qui me plût et qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flora petrinsularis, et de décrire toutes les plantes de l'île, sans en omettre une seule, avec un détail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron; j'en aurois fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers; enfin je ne voulois pas laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins, après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allois, une loupe à la main, et mon Systema naturæ sous le bras, visiter un canton de l'île, que j'avois pour cet effet divisée en petits carrés, dans l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque saison. Rien n'est plus singulier que les ravissemens, les extases que j'éprouvois à chaque observation que je faisois sur la structure et l'organisation végétale, et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le système étoit alors tout à fait nouveau pour moi. La distinction des caractères génériques, dont je n'avois pas auparavant la moindre idée, m'enchantoit en les vérifiant sur les espèces communes, en attendant qu'il s'en offrît à moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la brunelle, le ressort de celles de l'ortie et de la pariétaire, l'explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du buis, mille petits jeux de la fructification, que j'observois pour la première fois, me combloient de joie, et j'allois demandant si l'on avoit vu les cornes de la brunelle, comme La Fontaine demandoit si l'on avoit lu Habacuc. Au bout de deux ou trois heures je m'en revenois chargé d'une ample moisson, provision d'amusement pour l'après-dînée au logis, en cas de pluie. J'employois le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme et Thérèse visiter leurs ouvriers et leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'œuvre avec eux; et souvent des Bernois qui me venoient voir m'ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissois de fruits, et que je dévalois ensuite à terre avec une corde. L'exercice que j'avois fait dans la matinée et la bonne humeur qui en est inséparable me rendoient le repos du dîner très agréable; mais quand il se prolongeoit trop, et que le beau temps m'invitoit, je ne pouvois si longtemps attendre, et, pendant qu'on étoit encore à table, je m'esquivois et j'allois me jeter seul dans un bateau que je conduisois au milieu du lac quand l'eau étoit calme; et là, m'étendant tout de mon long dans le bateau, les yeux tournés vers le ciel, je me laissois aller et dériver lentement au gré de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, t qui, sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissoient pas d'être, à mon gré, cent fois préférables à tout ce que j'avois trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l'heure de la retraite, je me trouvois si loin de l'île que j'étois forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je me plaisois à côtoyer les verdoyantes rives de l'île, dont les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d'aller de la grande à la petite île, d'y débarquer, et d'y passer l'après-dînée, tantôt à des promenades très circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sablonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'esparcette, et de trèfles qu'on y avoit vraisemblablement semés autrefois, et très propres à loger des lapins, qui pouvoient là multiplier en paix sans rien craindre, et sans nuire à rien. Je donnai cette idée au receveur, qui fit venir de Neuchâtel des lapins mâles et femelles, et nous allâmes en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse et moi, les établir dans la petite île, où ils commençoient à peupler avant mon départ, et où ils auront prospéré sans doute, s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n'étoit pas plus fier que moi, menant en triomphe la compagnie et les lapins de la grande île à la petite, et je notois avec orgueil que la receveuse, qui redoutoit l'eau à l'excès et s'y trouvoit toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec confiance, et ne montra nulle peur durant la traversée.
Quand le lac agité ne me permettoit pas la navigation, je passois mon après-midi à parcourir l'île, en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant tantôt dans les réduits les plus rians et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendoit jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornoient.
Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de l'île, et j'allois volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeoient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenoit souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi, et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit quelque foible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offroit l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçoient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçoit, et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissoit pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu, je ne pouvois m'arracher de là sans efforts.
Après le souper, quand la soirée étoit belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse, pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur. On se reposoit dans le pavillon, on rioit, on causoit, on chantoit quelque vieille chanson qui valoit bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'alloit coucher content de sa journée, et n'en désirant qu'une semblable pour le lendemain.
Telle est, laissant à part les visites imprévues et importunes, la manière dont j'ai passé mon temps dans cette île, durant le séjour que j'y ai fait. Qu'on me dise à présent ce qu'il y a là d'assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres et si durables, qu'au bout de quinze ans il m'est impossible de songer à cette habitation chérie sans m'y sentir à chaque fois transporter encore par les élans du désir.
J'ai remarqué dans les vicissitudes d'une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts momens de délire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état; et le bonheur que mon cœur regrette n'est point composé d'instans fugitifs, mais un état simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d'y trouver enfin la suprême félicité.
Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections, qui s'attachent aux choses extérieures, passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé, qui n'est plus, ou préviennent l'avenir, qui souvent ne doit point être: il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y soit connu. A peine est-il, dans nos plus vives jouissances, un instant où le cœur puisse véritablement nous dire: Je voudrois que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après?
Mais, s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière, et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière; tant que cet état dure, celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre, dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissois dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chère et douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connoissent peu cet état, et, ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instans, n'en conservent qu'une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne seroit pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissans leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine, et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver, dans cet état, à toutes les félicités humaines des dédommagemens que la fortune et les hommes ne lui sauroient ôter.
Il est vrai que ces dédommagemens ne peuvent être sentis par toutes les âmes, ni dans toutes les situations. Il faut que le cœur soit en paix, et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve; il en faut dans le concours des objets environnans. Il n'y faut ni un repos absolu, ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme et modéré, qui n'ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n'est qu'une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille; en nous rappelant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d'au dedans de nous, pour nous remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse. Il offre une image de la mort: alors le secours d'une imagination riante est nécessaire et se présente assez naturellement à ceux que le Ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées, sans agiter le fond de l'âme, ne font pour ainsi dire qu'en effleurer la surface. Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l'on peut être tranquille, et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et même dans un cachot où nul objet n'eût frappé ma vue, j'aurois encore pu rêver agréablement.
Mais il faut avouer que cela se faisoit bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde, où rien ne m'offroit que des images riantes; où rien ne me rappeloit des souvenirs attristans; où la société du petit nombre d'habitans étoit liante et douce, sans être intéressante au point de m'occuper incessamment; où je pouvois enfin me livrer tout le jour, sans obstacles et sans soins, aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. L'occasion sans doute étoit belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d'agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisans, pouvoit s'en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappoit réellement ses sens. En sortant d'une longue et douce rêverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d'oiseaux, et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordoient une vaste étendue d'eau claire et cristalline, j'assimilois à mes fictions tous ces aimables objets; et, me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m'entouroit, je ne pouvois marquer le point de séparation des fictions aux réalités, tant tout concouroit également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menois dans ce beau séjour! Que ne peut-elle renaître encore! que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie, sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu'ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d'années! Ils seroient bientôt oubliés pour jamais: sans doute ils ne m'oublieroient pas de même; mais que m'importeroit, pourvu qu'ils n'eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos? Délivré de toutes les passions terrestres qu'engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s'élanceroit fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commerceroit d'avance avec les intelligences célestes, dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile, où ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empêcheront pas du moins de m'y transporter chaque jour sur les ailes de l'imagination, et d'y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l'habitois encore. Ce que j'y ferois de plus doux seroit d'y rêver à mon aise. En rêvant que j'y suis ne fais-je pas la même chose? Je fais même plus, à l'attrait d'une rêverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappoient souvent à mes sens dans mes extases; et maintenant plus ma rêverie est profonde, plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d'eux, et plus agréablement encore, que quand j'y étois réellement. Le malheur est qu'à mesure que l'imagination s'attiédit, cela vient avec plus de peine, et ne dure pas si longtemps. Hélas! c'est quand on commence à quitter sa dépouille qu'on en est le plus offusqué!
SIXIÈME PROMENADE
Nous n'avons guère de mouvement machinal dont nous ne puissions trouver la cause dans notre cœur, si nous savions bien l'y chercher.
Hier, en passant sur le nouveau boulevard pour aller herboriser le long de la Bièvre, du côté de Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant de la barrière d'Enfer, et, m'écartant dans la campagne, j'allai, par la route de Fontainebleau, gagner les hauteurs qui bordent cette petite rivière. Cette marche étoit fort indifférente en elle-même; mais, en me rappelant que j'avois fait plusieurs fois machinalement le même détour, j'en recherchai la cause en moi-même, et je ne pus m'empêcher de rire quand je vins à la démêler.
Dans un coin du boulevard, à la sortie de la barrière d'Enfer, s'établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tisane et des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort gentil, mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles, s'en va d'assez bonne grâce demandant l'aumône aux passans. J'avois fait une espèce de connoissance avec ce petit bonhomme; il ne manquoit pas, chaque fois que je passois, de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières fois je fus charmé de le voir, je lui donnois de très bon cœur, et je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d'exciter et d'écouter son petit babil, que je trouvois agréable. Ce plaisir, devenu par degrés habitude, se trouva, je ne sais comment, transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la harangue préliminaire qu'il falloit écouter, et dans laquelle il ne manquoit jamais de m'appeler souvent M. Rousseau, pour montrer qu'il me connoissoit bien; ce qui m'apprenoit assez au contraire qu'il ne me connoissoit pas plus que ceux qui l'avoient instruit. Dès lors je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l'habitude de faire le plus souvent un détour quand j'approchois de cette traverse.
Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s'étoit offert jusqu'alors distinctement à ma pensée. Cette observation m'en a rappelé successivement des multitudes d'autres, qui m'ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l'étois longtemps figuré: je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et ce n'est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu'on peut espérer de placer avec choix et avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n'est jamais qu'un leurre qu'on me présente pour m'attirer dans le piège où l'on veut m'enlacer. Je sais cela; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m'abstenir d'agir, de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir.
Mais il fut des temps plus heureux où, suivant les mouvemens de mon cœur, je pouvois quelquefois rendre un autre cœur content, et je me dois l'honorable témoignage que, chaque fois que j'ai pu goûter ce plaisir, je l'ai trouvé plus doux qu'aucun autre: ce penchant fut vif, vrai, pur; et rien, dans mon plus secret intérieur, ne l'a jamais démenti. Cependant j'ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu'ils entraînoient à leur suite: alors le plaisir a disparu, et je n'ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m'avoient d'abord charmé qu'une gêne presque insupportable. Durant mes courtes prospérités beaucoup de gens recouroient à moi, et jamais, dans tous les services que je pus leur rendre, aucun d'eux ne fut éconduit. Mais de ces premiers bienfaits, versés avec effusion de cœur, naissoient des chaînes d'engagemens successifs que je n'avois pas prévus et dont je ne pouvois plus secouer le joug: mes premiers services n'étoient, aux yeux de ceux qui les recevoient, que les arrhes de ceux qui les dévoient suivre; et, dès que quelque infortuné avoit jeté sur moi le grappin d'un bienfait reçu, c'en étoit fait désormais, et ce premier bienfait, libre et volontaire, devenoit un droit indéfini à tous ceux dont il pouvoit avoir besoin dans la suite, sans que l'impuissance même suffît pour m'en affranchir. Voilà comment des jouissances très douces se transformoient pour moi dans la suite en d'onéreux assujettissemens.
Ces chaînes cependant ne me parurent pas très pesantes tant qu'ignoré du public je vécus dans l'obscurité; mais, quand une fois ma personne fut affichée par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus qu'expiée par mes malheurs, dès lors je devins le bureau général d'adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchoient des dupes, de tous ceux qui, sous prétexte du grand crédit qu'ils feignoient de m'attribuer, vouloient s'emparer de moi de manière ou d'autre. C'est alors que j'eus lieu de connoître que tous les penchans de la nature, sans en excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature, et deviennent souvent aussi nuisibles qu'ils étoient utiles dans leur première direction. Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt, les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m'apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu'il ne servoit qu'à favoriser la méchanceté d'autrui.
Mais je n'ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu'elles m'ont procuré, par la réflexion, de nouvelles lumières sur la connoissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion: j'ai vu que, pour bien faire avec plaisir, il falloit que j'agisse librement, sans contrainte, et que, pour m'ôter toute la douceur d'une bonne œuvre, il suffisoit qu'elle devînt un devoir pour moi. Dès lors le poids de l'obligation me fait un fardeau des plus douces jouissances; et, comme je l'ai dit dans l'Émile, à ce que je crois, j'eusse été chez les Turcs un mauvais mari à l'heure où le cri public les appelle à remplir les devoirs de leur état.
Voilà ce qui modifie beaucoup l'opinion que j'eus longtemps de ma propre vertu, car il n'y en a point à suivre ses penchans et à se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de bien faire; mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le commande pour faire ce qu'il nous prescrit, et voilà ce que j'ai su moins faire qu'homme du monde. Né sensible et bon, portant la pitié jusqu'à la foiblesse, et me sentant exalter l'âme par tout ce qui tient à la générosité, je fus humain, bienfaisant, secourable, par goût, par passion même, tant qu'on n'intéressa que mon cœur; j'eusse été le meilleur et le plus clément des hommes si j'en avois été le plus puissant; et, pour éteindre en moi tout désir de vengeance, il m'eût suffi de pouvoir me venger. J'aurois même été juste sans peine contre mon propre intérêt; mais contre celui des personnes qui m'étoient chères je n'aurois pu me résoudre à l'être. Dès que mon devoir et mon cœur étoient en contradiction, le premier eut rarement la victoire, à moins qu'il ne fallût seulement que m'abstenir: alors j'étois fort le plus souvent; mais agir contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soient les hommes, le devoir ou même la nécessité qui commandent, quand mon cœur se tait, ma volonté reste sourde, et je ne saurois obéir: je vois le mal qui me menace, et je le laisse arriver plutôt que de m'agiter pour le prévenir. Je commence quelquefois avec effort; mais cet effort me lasse et m'épuise bien vite: je ne saurois continuer. En toute chose imaginable, ce que je ne fais pas avec plaisir m'est bientôt impossible à faire.
Il y a plus: la contrainte, d'accord avec mon désir, suffit pour l'anéantir et le changer en répugnance, en aversion même, pour peu qu'elle agisse trop fortement: et voilà ce qui me rend pénible la bonne œuvre qu'on exige, et que je faisois de moi-même lorsqu'on ne l'exigeoit pas. Un bienfait purement gratuit est certainement une œuvre que j'aime à faire; mais, quand celui qui l'a reçu s'en fait un titre pour en exiger la continuation sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d'être à jamais son bienfaiteur, pour avoir d'abord pris plaisir à l'être, dès lors la gêne commence et le plaisir s'évanouit. Ce que je fais alors quand je cède est foiblesse et mauvaise honte; mais la bonne volonté n'y est plus; et, loin que je m'en applaudisse en moi-même, je me reproche en ma conscience de bien faire à contre-cœur.
Je sais qu'il y a une espèce de contrat, et même le plus saint de tous, entre le bienfaiteur et l'obligé: c'est une sorte de société qu'ils forment l'un avec l'autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général; et, si l'obligé s'engage tacitement à la reconnoissance, le bienfaiteur s'engage de même à conserver à l'autre, tant qu'il ne s'en rendra pas indigne, la même bonne volonté qu'il vient de lui témoigner, et à lui en renouveler les actes toutes les fois qu'il le pourra et qu'il en sera requis. Ce ne sont pas là des conditions expresses, mais ce sont des effets naturels de la relation qui vient de s'établir entre eux. Celui qui, la première fois, refuse un service gratuit qu'on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre à celui qu'il a refusé; mais celui qui, dans un cas semblable, refuse au même la même grâce qu'il lui accorda ci-devant frustre une espérance qu'il l'a autorisé à concevoir; il trompe et dément une attente qu'il a fait naître. On sent dans ce refus je ne sais quoi d'injuste et de plus dur que dans l'autre; mais il n'en est pas moins l'effet d'une indépendance que le cœur aime et à laquelle il ne renonce pas sans effort. Quand je paie une dette, c'est un devoir que je remplis; quand je fais un don, c'est un plaisir que je me donne. Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la vertu fait naître: ceux qui nous viennent immédiatement de la nature ne s'élèvent pas si haut que cela.
Après tant de tristes expériences j'ai appris à prévoir de loin les conséquences de mes premiers mouvemens suivis, et je me suis souvent abstenu d'une bonne œuvre que j'avois le désir et le pouvoir de faire, effrayé de l'assujettissement auquel dans la suite je m'allois soumettre, si je m'y livrois inconsidérément. Je n'ai pas toujours senti cette crainte: au contraire, dans ma jeunesse je m'attachois par mes propres bienfaits, et j'ai souvent éprouvé de même que ceux que j'obligeois s'affectionnoient à moi par reconnoissance encore plus que par intérêt. Mais les choses ont bien changé de face à cet égard comme à tout autre aussitôt que mes malheurs ont commencé: j'ai vécu dès lors dans une génération nouvelle qui ne ressembloit point à la première, et mes propres sentimens pour les autres ont souffert des changemens que j'ai trouvés dans les leurs. Les mêmes gens que j'ai vus successivement dans ces deux générations si différentes se sont, pour ainsi dire, assimilés successivement à l'une et à l'autre: de vrais et francs qu'ils étoient d'abord, devenus ce qu'ils sont, ils ont fait comme tous les autres; et, par cela seul que les temps sont changés, les hommes ont changé comme eux. Eh! comment pourrois-je garder les mêmes sentimens pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit naître! Je ne les hais point, parce que je ne saurois haïr; mais je ne puis me défendre du mépris qu'ils méritent, ni m'abstenir de le leur témoigner.
Peut-être, sans m'en apercevoir, ai-je changé moi-même plus qu'il n'auroit fallu: quel naturel résisteroit sans s'altérer à une situation pareille à la mienne? Convaincu par vingt ans d'expérience que tout ce que la nature a mis d'heureuses dispositions dans mon cœur est tourné, par ma destinée et par ceux qui en disposent, au préjudice de moi-même ou d'autrui, je ne puis plus regarder une bonne œuvre qu'on me présente à faire que comme un piège qu'on me tend, et sous lequel est caché quelque mal. Je sais que, quel que soit l'effet de l'œuvre, je n'en aurai pas moins le mérite de ma bonne intention: oui, ce mérite y est toujours, sans doute; mais le charme intérieur n'y est plus, et, sitôt que ce stimulant me manque, je ne sens qu'indifférence et glace au dedans de moi, et, sûr qu'au lieu de faire une action vraiment utile, je ne fais qu'un acte de dupe, l'indignation de l'amour-propre, jointe au désaveu de la raison, ne m'inspire que répugnance et résistance où j'eusse été plein d'ardeur et de zèle dans mon état naturel.
Il est des sortes d'adversités qui élèvent et renforcent l'âme, mais il en est qui l'abattent et la tuent: telle est celle dont je suis la proie. Pour peu qu'il y eût eu quelque mauvais levain dans la mienne, elle l'eût fait fermenter à l'excès, elle m'eût rendu frénétique; mais elle ne m'a rendu que nul. Hors d'état de bien faire et pour moi-même et pour autrui, je m'abstiens d'agir; et cet état, qui n'est innocent que parce qu'il est forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me livrer pleinement sans reproche à mon penchant naturel. Je vais trop loin sans doute, puisque j'évite les occasions d'agir même où je ne vois que du bien à faire; mais, certain qu'on ne me laisse pas voir les choses comme elles sont, je m'abstiens de juger sur les apparences qu'on leur donne; et, de quelque leurre qu'on couvre les motifs d'agir, il suffit que ces motifs soient laissés à ma portée pour que je sois sûr qu'ils sont trompeurs.
Ma destinée semble avoir tendu, dès mon enfance, le premier piège qui m'a rendu longtemps si facile à tomber dans tous les autres: je suis né le plus confiant des hommes, et, durant quarante ans entiers, jamais cette confiance ne fut trompée une seule fois. Tombé tout d'un coup dans un autre ordre de gens et de choses, j'ai donné dans mille embûches sans jamais en apercevoir aucune; et vingt ans d'expérience ont à peine suffi pour m'éclairer sur mon sort. Une fois convaincu qu'il n'y a que mensonge et fausseté dans les démonstrations grimacières qu'on me prodigue, j'ai passé rapidement à l'autre extrémité: car, quand on est une fois sorti de son naturel, il n'y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès lors je me suis dégoûté des hommes, et ma volonté, concourant avec la leur à cet égard, me tient encore plus éloigné d'eux que ne font toutes leurs machines.
Ils ont beau faire, cette répugnance ne peut jamais aller jusqu'à l'aversion: en pensant à la dépendance où ils se sont mis de moi pour me tenir dans la leur, ils me font une pitié réelle; si je ne suis malheureux, ils le sont eux-mêmes, et, chaque fois que je rentre en moi, je les trouve toujours à plaindre. L'orgueil peut-être se mêle encore à ces jugemens; je me sens trop au-dessus d'eux pour les haïr: ils peuvent m'intéresser tout au plus jusqu'au mépris, mais jamais jusqu'à la haine; enfin je m'aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce seroit resserrer, comprimer mon existence, et je voudrois plutôt l'étendre sur tout l'univers.
J'aime mieux les fuir que les haïr: leur aspect frappe mes sens, et, par eux, mon cœur, d'impressions que mille regards cruels me rendent pénibles; mais le malaise cesse aussitôt que l'objet qui le cause a disparu. Je m'occupe d'eux, et bien malgré moi, par leur présence, mais jamais par leur souvenir: quand je ne les vois plus, ils sont pour moi comme s'ils n'existoient point.
Ils ne me sont même indifférens qu'en ce qui se rapporte à moi: car, dans leurs rapports entre eux, ils peuvent encore m'intéresser et m'émouvoir comme les personnages d'un drame que je verrois représenter. Il faudroit que mon être moral fût anéanti pour que la justice me devînt indifférente; le spectacle de l'injustice et de la méchanceté me fait encore bouillir le sang de colère; les actes de vertu où je ne vois ni forfanterie ni ostentation me font toujours tressaillir de joie, et m'arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et les apprécie moi-même, car, après ma propre histoire, il faudroit que je fusse insensé pour adopter, sur quoi que ce fût, le jugement des hommes et pour croire aucune chose sur la foi d'autrui.
Si ma figure et mes traits étoient aussi parfaitement inconnus aux hommes que le sont mon caractère et mon naturel, je vivrois encore sans peine au milieu d'eux: leur société même pourroit me plaire tant que je leur serois parfaitement étranger; livré sans contrainte à mes inclinations naturelles, je les aimerois encore s'ils ne s'occupoient jamais de moi. J'exercerois sur eux une bienveillance universelle et parfaitement désintéressée; mais, sans former jamais d'attachement particulier, et sans porter le joug d'aucun devoir, je ferois envers eux, librement et de moi-même, tout ce qu'ils ont tant de peine à faire incités par leur amour-propre, et contraints par toutes leurs lois.
Si j'étois resté libre, obscur, isolé, comme j'étois fait pour l'être, je n'aurois fait que du bien, car je n'ai dans le cœur le germe d'aucune passion nuisible; si j'eusse été invisible et tout-puissant comme Dieu, j'aurois été bienfaisant et bon comme lui. C'est la force et la liberté qui font les excellens hommes: la foiblesse et l'esclavage n'ont jamais fait que des méchans. Si j'eusse été possesseur de l'anneau de Gygès, il m'eût tiré de la dépendance des hommes et les eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé, dans mes châteaux en Espagne, quel usage j'aurois fait de cet anneau: car c'est bien là que la tentation d'abuser doit être près du pouvoir; maître de contenter mes désirs, pouvant tout, sans pouvoir être trompé par personne, qu'aurois-je pu désirer avec quelque suite? Une seule chose: c'eût été de voir tous les cœurs contens; l'aspect de la félicité publique eût pu seul toucher mon cœur d'un sentiment permanent, et l'ardent désir d'y concourir eût été ma plus constante passion. Toujours juste sans partialité et toujours bon sans foiblesse, je me serois également garanti des méfiances aveugles et des haines implacables, parce que, voyant les hommes tels qu'ils sont et lisant aisément au fond de leurs cœurs, j'en aurois peu trouvé d'assez aimables pour mériter toutes mes affections, peu d'assez odieux pour mériter toute ma haine, et que leur méchanceté même m'eût disposé à les plaindre par la connoissance certaine du mal qu'ils se font à eux-mêmes en voulant en faire à autrui. Peut-être aurois-je eu dans des momens de gaieté l'enfantillage d'opérer quelquefois des prodiges; mais, parfaitement désintéressé pour moi-même et n'ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelques actes de justice sévère j'en aurois fait mille de clémence et d'équité; ministre de la Providence et dispensateur de ses lois, selon mon pouvoir, j'aurois fait des miracles plus sages et plus utiles que ceux de la légende dorée et du tombeau de saint Médard.
Il n'y a qu'un seul point sur lequel la faculté de pénétrer partout invisible m'eût pu faire chercher des tentations auxquelles j'aurois mal résisté; et, une fois entré dans ces voies d'égarement, où n'eussé-je point été conduit par elles? Ce seroit bien mal connoître la nature et moi-même que de me flatter que ces facilités ne m'auroient point séduit, ou que la raison m'auroit arrêté dans cette fatale pente: sûr de moi sur tout autre article, j'étois perdu par celui-là seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l'homme doit être au-dessus des foiblesses de l'humanité, sans quoi cet excès de force ne servira qu'à le mettre en effet au-dessous des autres et de ce qu'il eût été lui-même s'il fût resté leur égal.
Tout bien considéré, je crois que je ferai mieux de jeter mon anneau magique avant qu'il m'ait fait faire quelque sottise. Si les hommes s'obstinent à me voir tout autre que je ne suis, et que mon aspect irrite leur injustice, pour leur ôter cette vue il faut les fuir, mais non pas m'éclipser au milieu d'eux: c'est à eux de se cacher devant moi, de me dérober leurs manœuvres, de fuir la lumière du jour, de s'enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi, qu'ils me voient, s'ils peuvent, tant mieux; mais cela leur est impossible: ils ne verront jamais à ma place que le Jean-Jacques qu'ils se sont fait, et qu'ils ont fait selon leur cœur pour le haïr à leur aise. J'aurois donc tort de m'affecter de la façon dont ils me voient; je n'y dois prendre aucun intérêt véritable, car ce n'est pas moi qu'ils voient ainsi.
Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n'ai jamais été vraiment propre à la société civile, où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissemens nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. Tant que j'agis librement, je suis bon et je ne fais que du bien; mais, sitôt que je sens le joug, soit de la nécessité, soit des hommes, je deviens rebelle ou plutôt rétif; alors je suis nul. Lorsqu'il faut faire le contraire de ma volonté, je ne le fais point, quoi qu'il arrive; je ne fais pas non plus ma volonté même, parce que je suis foible. Je m'abstiens d'agir, car toute ma foiblesse est pour l'action; toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d'omission, rarement de commission. Je n'ai jamais cru que la liberté de l'homme consistât à faire ce qu'il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne veut pas, et voilà celle que j'ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j'ai été le plus en scandale à mes contemporains: car, pour eux, actifs, remuans, ambitieux, détestant la liberté dans les autres et n'en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu'ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu'ils dominent celle d'autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne, et n'omettent rien de servile pour commander. Leur tort n'a donc pas été de m'écarter de la société comme un membre inutile, mais de m'en proscrire comme un membre pernicieux: car j'ai très peu fait de bien, je l'avoue; mais pour du mal, il n'en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi.