Les Rêveries du Promeneur Solitaire: Ouvrage faisant suite aux Confessions
SEPTIÈME PROMENADE
Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu'il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m'absorbe, et m'ôte même le temps de rêver: je m'y livre avec un engouement qui tient de l'extravagance, et qui me fait rire moi-même quand j'y réfléchis; mais je ne m'y livre pas moins, parce que, dans la situation où me voilà, je n'ai plus d'autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. Je ne peux rien à mon sort, je n'ai que des inclinations innocentes; et, tous les jugemens des hommes étant désormais nuis pour moi, la sagesse même veut qu'en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public, soit à part moi, sans autre règle que ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui m'est restée. Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la botanique pour toute occupation. Déjà vieux, j'en avois pris la première teinture en Suisse, auprès du docteur d'Ivernois, et j'avois herborisé assez heureusement, durant mes voyages, pour prendre une connoissance passable du règne végétal; mais devenu plus que sexagénaire, et sédentaire à Paris, les forces commençant à me manquer pour les grandes herborisations, et, d'ailleurs, assez livré à ma copie de musique pour n'avoir pas besoin d'autre occupation, j'avois abandonné cet amusement qui ne m'étoit plus nécessaire; j'avois vendu mon herbier, j'avois vendu mes livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je trouvois autour de Paris, dans mes promenades. Durant cet intervalle, le peu que je savois s'est presque entièrement effacé de ma mémoire, et bien plus rapidement qu'il ne s'y étoit gravé.
Tout d'un coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du peu de mémoire que j'avois et des forces qui me restoient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans herbier, me voilà repris de cette folie, mais avec plus d'ardeur encore que je n'en eus en m'y livrant la première fois; me voilà sérieusement occupé du sage projet d'apprendre par cœur tout le regnum vegetabile de Murray, et de connoître toutes les plantes connues sur la terre. Hors d'état de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu'on m'a prêtés; et, résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j'y mette toutes les plantes de la mer et des Alpes, et de tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil, la bourrache et le seneçon; j'herborise savamment sur la cage de mes oiseaux; et, à chaque nouveau brin d'herbe que je rencontre, je me dis avec satisfaction: «Voilà toujours une plante de plus.»
Je ne cherche pas à justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie; je la trouve très raisonnable, persuadé que, dans la position où je suis, me livrer aux amusemens qui me flattent est une grande sagesse, et même une grande vertu: c'est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine; et, pour trouver encore dans ma destinée du goût à quelque amusement, il faut assurément avoir un naturel bien épuré de toutes passions irascibles. C'est me venger de mes persécuteurs à ma manière: je ne saurois les punir plus cruellement que d'être heureux malgré eux.
Oui, sans doute, la raison me permet, me prescrit même de me livrer à tout penchant qui m'attire, et que rien ne m'empêche de suivre; mais elle ne m'apprend pas pourquoi ce penchant m'attire, et quel attrait je puis trouver à une vaine étude faite sans profit, sans progrès, et qui, vieux, radoteur, déjà caduc et pesant, sans facilité, sans mémoire, me ramène aux exercices de la jeunesse et aux leçons d'un écolier: or c'est une bizarrerie que je voudrois m'expliquer. Il me semble que, bien éclaircie, elle pourroit jeter quelque nouveau jour sur cette connoissance de moi-même à l'acquisition de laquelle j'ai consacré mes derniers loisirs.
J'ai pensé quelquefois assez profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force. La rêverie me délasse et m'amuse, la réflexion me fatigue et m'attriste. Penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie; et, durant ces égaremens, mon âme erre et plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance.
Tant que je goûtai celle-là dans toute sa pureté, toute autre occupation me fut toujours insipide; mais quand une fois, jeté dans la carrière littéraire par des impulsions étrangères, je sentis la fatigue du travail d'esprit et l'importunité d'une célébrité malheureuse, je sentis en même temps languir et s'attiédir mes douces rêveries; et, bientôt, forcé de m'occuper malgré moi de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces chères extases qui, durant cinquante ans, m'avoient tenu lieu de fortune et de gloire, et, sans autre dépense que celle du temps, m'avoient rendu dans l'oisiveté le plus heureux des mortels.
J'avois même à craindre, dans mes rêveries, que mon imagination, effarouchée par mes malheurs, ne tournât enfin de ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines, me resserrant le cœur par degrés, ne m'accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m'est naturel, me faisant fuir toute idée attristante, imposa silence à mon imagination, et, fixant mon attention sur les objets qui m'environnoient, me fit, pour la première fois, détailler le spectacle de la nature, que je n'avois guère contemplé jusqu'alors qu'en masse et dans son ensemble.
Les arbres, les arbrisseaux, les plantes, sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pelée, qui n'étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables; mais, vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces, au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme, dans l'harmonie des trois règnes, un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais.
Plus un contemplateur a l'âme sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent; il ne voit et ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particulière resserre ses idées et circonscrive son imagination pour qu'il puisse observer par parties cet univers qu'il s'efforçoit d'embrasser.
C'est ce qui m'arriva naturellement quand mon cœur, resserré par la détresse, rapprochoit et concentroit tous ses mouvemens autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à s'évaporer et à s'éteindre dans l'abattement où je tombois par degrés. J'errois nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n'osant penser de peur d'attiser mes douleurs. Mon imagination, qui se refuse aux objets de peine, laissoit mes sens se livrer aux impressions légères, mais douces, des objets environnans. Mes yeux se promenoient sans cesse de l'un à l'autre, et il n'étoit pas possible que, dans une variété si grande, il ne s'en trouvât qui les fixoient davantage et les arrêtoient plus longtemps.
Je pris goût à cette récréation des yeux qui, dans l'infortune, repose, amuse, distrait l'esprit et suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup à cette diversion, et la rend plus séduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus élégantes formes, semblent se disputer à l'envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu'aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces; et, si cet effet n'a pas lieu sur tous ceux qui en sont frappés, c'est, dans les uns, faute de sensibilité naturelle, et dans la plupart, que leur esprit, trop occupé d'autres idées, ne se livre qu'à la dérobée aux objets qui frappent leurs sens.
Une autre chose contribue encore à éloigner du règne végétal l'attention des gens de goût: c'est l'habitude de ne chercher dans les plantes que des drogues et des remèdes. Théophraste s'y étoit pris autrement, et l'on peut regarder ce philosophe comme le seul botaniste de l'antiquité: aussi n'est-il presque point connu parmi nous; mais, grâce à un certain Dioscoride, grand compilateur de recettes, et à ses commentateurs, la médecine s'est tellement emparée des plantes transformées en simples qu'on n'y voit que ce qu'on n'y voit point, savoir, les prétendues vertus qu'il plaît au tiers et au quart de leur attribuer. On ne conçoit pas que l'organisation végétale puisse par elle-même mériter quelque attention; des gens qui passent leur vie à arranger savamment des coquilles se moquent de la botanique comme d'une étude inutile, quand on n'y joint pas, comme ils disent, celle des propriétés, c'est-à-dire quand on n'abandonne pas l'observation de la nature, qui ne ment point, et qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement à l'autorité des hommes, qui sont menteurs, et qui nous affirment beaucoup de choses qu'il faut croire sur leur parole, fondée elle-même, le plus souvent, sur l'autorité d'autrui. Arrêtez-vous dans une prairie émaillée à examiner successivement les fleurs dont elle brille; ceux qui vous verront faire, vous prenant pour un frater, vous demanderont des herbes pour guérir la rogne des enfans, la gale des hommes, ou la morve des chevaux.
Ce dégoûtant préjugé est détruit en partie dans les autres pays, et surtout en Angleterre, grâce à Linnæus, qui a un peu tiré la botanique des écoles de pharmacie pour la rendre à l'histoire naturelle et aux usages économiques; mais en France, où cette étude a moins pénétré chez les gens du monde, on est resté sur ce point tellement barbare qu'un bel esprit de Paris, voyant à Londres un jardin de curieux plein d'arbres et de plantes rares, s'écria pour tout éloge: «Voilà un fort beau jardin d'apothicaire!» A ce compte, le premier apothicaire fut Adam: car il n'est pas aisé d'imaginer un jardin mieux assorti de plantes que celui d'Éden.
Ces idées médicinales ne sont assurément guère propres à rendre agréable l'étude de la botanique; elles flétrissent l'émail des prés, l'éclat des fleurs, dessèchent la fraîcheur des bocages, rendent la verdure et les ombrages insipides et dégoûtans; toutes ces structures charmantes et gracieuses intéressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, et l'on n'ira pas chercher des guirlandes pour les bergères parmi des herbes pour les lavemens.
Toute cette pharmacie ne souilloit point mes images champêtres; rien n'en étoit plus éloigné que des tisanes et des emplâtres. J'ai souvent pensé, en regardant de près les champs, les vergers, les bois, et leurs nombreux habitans, que le règne végétal étoit un magasin d'alimens donnés par la nature à l'homme et aux animaux; mais jamais il ne m'est venu à l'esprit d'y chercher des drogues et des remèdes. Je ne vois rien, dans ces diverses productions, qui m'indique un pareil usage; et elle nous auroit montré le choix, si elle nous l'avoit prescrit, comme elle a fait pour les comestibles. Je sens même que le plaisir que je prends à parcourir les bocages seroit empoisonné par le sentiment des infirmités humaines s'il me laissoit penser à la fièvre, à la pierre, à la goutte et au mal caduc. Du reste, je ne disputerai point aux végétaux les grandes vertus qu'on leur attribue; je dirai seulement qu'en supposant ces vertus réelles, c'est malice pure aux malades de continuer à l'être: car, de tant de maladies que les hommes se donnent, il n'y en a pas une seule dont vingt sortes d'herbes ne guérissent radicalement.
Ces tournures d'esprit qui rapportent toujours tout à notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des remèdes, et qui feroient regarder avec indifférence toute la nature si l'on se portoit toujours bien, n'ont jamais été les miennes. Je me sens là-dessus tout à rebours des autres hommes: tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste et gâte mes pensées, et jamais je n'ai trouvé de vrais charmes aux plaisirs de l'esprit qu'en perdant tout à fait de vue l'intérêt de mon corps. Ainsi, quand même je croirois à la médecine, et quand même ses remèdes seroient agréables, je ne trouverois jamais à m'en occuper ces délices que donne une contemplation pure et désintéressée; et mon âme ne sauroit s'exalter et planer sur la nature, tant que je la sens tenir aux liens de mon corps. D'ailleurs, sans avoir eu jamais grande confiance à la médecine, j'en ai eu beaucoup à des médecins que j'estimois, que j'aimois, et à qui je laissois gouverner ma carcasse avec pleine autorité. Quinze ans d'expérience m'ont instruit à mes dépens; rentré maintenant sous les seules lois de la nature, j'ai repris par elle ma première santé. Quand les médecins n'auroient point contre moi d'autres griefs, qui pourroit s'étonner de leur haine? Je suis la preuve vivante de la vanité de leur art et de l'inutilité de leurs soins.
Non, rien de personnel, rien qui tienne à l'intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon âme. Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m'oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissemens inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisois des projets de félicité terrestre; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvois être heureux que de la félicité publique, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cœur que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors, pour ne les pas haïr, il a bien fallu les fuir; alors, me réfugiant chez la mère commune, j'ai cherché, dans ses bras, à me soustraire aux atteintes de ses enfans; je suis devenu solitaire, ou, comme ils le disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paroît préférable à la société des méchans, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine.
Forcé de m'abstenir de penser, de peur de penser à mes malheurs malgré moi; forcé de contenir les restes d'une imagination riante, mais languissante, que tant d'angoisses pourroient effaroucher à la fin; forcé de tâcher d'oublier les hommes qui m'accablent d'ignominie et d'outrages, de peur que l'indignation ne m'aigrît enfin contre eux, je ne puis cependant me concentrer tout entier en moi-même, parce que mon âme expansive cherche, malgré que j'en aie, à étendre ses sentimens et son existence sur d'autres êtres, et je ne puis plus, comme autrefois, me jeter tête baissée dans ce vaste océan de la nature, parce que mes facultés, affoiblies et relâchées, ne trouvent plus d'objets assez déterminés, assez fixes, assez à ma portée, pour s'y attacher fortement, et que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. Mes idées ne sont presque plus que des sensations, et la sphère de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis immédiatement entouré.
Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n'imaginant plus, pensant encore moins, et cependant doué d'un tempérament vif, qui m'éloigne de l'apathie languissante et mélancolique, je commençai de m'occuper de tout ce qui m'entouroit, et, par un instinct fort naturel, je donnai la préférence aux objets les plus agréables. Le règne minéral n'a rien en soi d'aimable et d'attrayant; ses richesses, enfermées dans le sein de la terre, semblent avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité: elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément aux véritables richesses qui sont plus à sa portée, et dont il perd le goût à mesure qu'il se corrompt. Alors il faut qu'il appelle l'industrie, la peine et le travail au secours de ses misères; il fouille les entrailles de la terre; il va chercher dans son centre, aux risques de sa vie et aux dépens de sa santé, des biens imaginaires à la place des biens réels qu'elle lui offroit d'elle-même quand il savoit en jouir. Il fuit le soleil et le jour, qu'il n'est plus digne de voir; il s'enterre tout vivant, et fait bien, ne méritant plus de vivre à la lumière du jour. Là des carrières, des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d'enclumes, de marteaux, de fumée et de feu, succèdent aux douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes, sont le spectacle que l'appareil des mines substitue, au sein de la terre, à celui de la verdure et des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux et des laboureurs robustes, sur sa surface.
Il est aisé, je l'avoue, d'aller ramassant du sable et des pierres, et d'en remplir ses poches et son cabinet, et de se donner avec cela les airs d'un naturaliste; mais ceux qui s'attachent et se bornent à ces sortes de collections sont, pour l'ordinaire, de riches ignorans qui ne cherchent à cela que le plaisir de l'étalage. Pour profiter dans l'étude des minéraux, il faut être chimiste et physicien; il faut faire des expériences pénibles et coûteuses, travailler dans des laboratoires, dépenser beaucoup d'argent et de temps parmi le charbon, les creusets, les fourneaux, les cornues, dans la fumée et les vapeurs étouffantes, toujours au risque de sa vie, et souvent aux dépens de sa santé. De tout ce triste et fatigant travail résulte pour l'ordinaire beaucoup moins de savoir que d'orgueil; et où est le plus médiocre chimiste qui ne croie pas avoir pénétré toutes les grandes opérations de la nature, pour avoir trouvé, par hasard peut-être, quelques petites combinaisons de l'art?
Le règne animal est plus à notre portée, et certainement mérite encore mieux d'être étudié; mais enfin cette étude n'a-t-elle pas aussi ses difficultés, ses embarras, ses dégoûts et ses peines, surtout pour un solitaire qui n'a, ni dans ses jeux ni dans ses travaux, d'assistance à espérer de personne? Comment observer, disséquer, étudier, connoître les oiseaux dans les airs, les poissons dans les eaux, les quadrupèdes plus légers que le vent, plus forts que l'homme, et qui ne sont pas plus disposés à venir s'offrir à mes recherches que moi de courir après eux pour les y soumettre de force? J'aurois donc pour ressource des escargots, des vers, des mouches; et je passerois ma vie à me mettre hors d'haleine pour courir après des papillons, à empaler de pauvres insectes, à disséquer des souris quand j'en pourrois prendre, ou les charognes des bêtes que par hasard je trouverois mortes. L'étude des animaux n'est rien sans l'anatomie; c'est par elle qu'on apprend à les classer, à distinguer les genres, les espèces. Pour les étudier par leurs mœurs, par leurs caractères, il faudroit avoir des volières, des viviers, des ménageries; il faudroit les contraindre, en quelque manière que ce pût être, à rester rassemblés autour de moi; je n'ai ni le goût ni les moyens de les tenir en captivité, ni l'agilité nécessaire pour les suivre dans leurs allures quand ils sont en liberté. Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes! Quel appareil affreux qu'un amphithéâtre anatomique! des cadavres puans, de baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dégoûtans, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles! Ce n'est pas là, sur ma parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusemens.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon âme, morte à tous les grands mouvemens, ne peut plus s'affecter que par des objets sensibles; je n'ai plus que des sensations, et ce n'est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m'atteindre ici-bas. Attiré par les rians objets qui m'entourent, je les considère, je les contemple, je les compare, j'apprends enfin à les classer, et me voilà tout d'un coup aussi botaniste qu'a besoin de l'être celui qui ne veut étudier la nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l'aimer.
Je ne cherche point à m'instruire: il est trop tard. D'ailleurs je n'ai jamais vu que tant de science contribuât au bonheur de la vie; mais je cherche à me donner des amusemens doux et simples que je puisse goûter sans peine, et qui me distraient de mes malheurs. Je n'ai ni dépense à faire, ni peine à prendre pour errer nonchalamment d'herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caractères, pour marquer leurs rapports et leurs différences, enfin pour observer l'organisation végétale de manière à suivre la marche et le jeu de ces machines vivantes, à chercher quelquefois avec succès leurs lois générales, la raison et la fin de leurs structures diverses, et à me livrer aux charmes de l'admiration reconnaissante pour la main qui me fait jouir de tout cela.
Les plantes semblent avoir été semées avec profusion sur la terre, comme les étoiles dans le ciel, pour inviter l'homme, par l'attrait du plaisir et de la curiosité, à l'étude de la nature; mais les astres sont placés loin de nous; il faut des connoissances préliminaires, des instrumens, des machines, de bien longues échelles pour les atteindre et les rapprocher à notre portée. Les plantes y sont naturellement; elles naissent sous nos pieds, et dans nos mains pour ainsi dire, et, si la petitesse de leurs parties essentielles les dérobe quelquefois à la simple vue, les instrumens qui les y rendent sont d'un beaucoup plus facile usage que ceux de l'astronomie. La botanique est l'étude d'un oisif et paresseux solitaire: une pointe et une loupe sont tout l'appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promène, il erre librement d'un objet à l'autre, il fait la revue de chaque fleur avec intérêt et curiosité; et, sitôt qu'il commence à saisir les lois de leur structure, il goûte à les observer un plaisir sans peine, aussi vif que s'il lui en coûtoit beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu'on ne sent que dans le plein calme des passions, mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce; mais, sitôt qu'on y mêle un motif d'intérêt ou de vanité, soit pour remplir des places ou pour faire des livres, sitôt qu'on ne veut apprendre que pour instruire, qu'on n'herborise que pour devenir auteur ou professeur, tout ce doux charme s'évanouit, on ne voit plus dans les plantes que des instrumens de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai plaisir dans leur étude, on ne veut plus savoir, mais montrer qu'on sait, et dans les bois on n'est que sur le théâtre du monde, occupé du soin de s'y faire admirer; ou bien, se bornant à la botanique de cabinet et de jardin tout au plus, au lieu d'observer les végétaux dans la nature, on ne s'occupe que de systèmes et de méthodes; matière éternelle de dispute, qui ne fait pas connoître une plante de plus, et ne jette aucune véritable lumière sur l'histoire naturelle et le règne végétal. De là les haines, les jalousies, que la concurrence de célébrité excite chez les botanistes auteurs autant et plus que chez les autres savans. En dénaturant cette aimable étude, ils la transplantent au milieu des villes et des académies, où elle ne dégénère pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux.
Des dispositions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une espèce de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n'ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes, je m'enfonce dans les vallons, dans les bois, pour me dérober, autant qu'il est possible, au souvenir des hommes et aux atteintes des médians. Il me semble que sous les ombrages d'une forêt je suis oublié, libre et paisible, comme si je n'avois plus d'ennemis, ou que le feuillage des bois dût me garantir de leurs atteintes comme il les éloigne de mon souvenir, et je m'imagine, dans ma bêtise, qu'en ne pensant point à eux ils ne penseront point à moi. Je trouve une si grande douceur dans cette illusion que je m'y livrerois tout entier si ma situation, ma foiblesse et mes besoins me le permettoient. Plus la solitude où je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, et ceux que mon imagination me refuse ou que ma mémoire repousse sont suppléés par les productions spontanées que la terre non forcée par les hommes offre à mes yeux de toutes parts. Le plaisir d'aller dans un désert chercher de nouvelles plantes couvre celui d'échapper à mes persécuteurs; et, parvenu dans des lieux où je ne vois nulles traces d'hommes, je respire plus à mon aise, comme dans un asile où leur haine ne me poursuit plus.
Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis un jour du côté de la Robaila, montagne du justicier Clerc. J'étois seul, je m'enfonçai dans les anfractuosités de la montagne; et, de bois en bois, de roche en roche, je parvins à un réduit si caché que je n'ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux, dont plusieurs tombés de vieillesse et entrelacés les uns dans les autres, fermoient ce réduit de barrières impénétrables; quelques intervalles que laissoit cette sombre enceinte n'offroient au delà que des roches coupées à pic, et d'horribles précipices que je n'osois regarder qu'en me couchant sur le ventre. Le duc, la chevêche et l'orfraie faisoient entendre leurs cris dans les fentes de la montagne; quelques petits oiseaux rares, mais familiers, tempéroient cependant l'horreur de cette solitude; là, je trouvai la dentaire heptaphyllos, le cyclamen, le nidus avis, le grand laserpitium, et quelques autres plantes qui me charmèrent et m'amusèrent longtemps; mais, insensiblement dominé par la forte impression des objets, j'oubliai la botanique et les plantes, je m'assis sur des oreillers de lycopodium et de mousses, et je me mis à rêver plus à mon aise, en pensant que j'étois là dans un refuge ignoré de tout l'univers, où les persécuteurs ne me déterreroient pas. Un mouvement d'orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparois à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disois avec complaisance: «Sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu'ici.» Je me regardois presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanois dans cette idée, j'entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnoître; j'écoute: le même bruit se répète et se multiplie. Surpris et curieux, je me lève, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d'où venoit le bruit, et dans une combe, à vingt pas du lieu même où je croyois être parvenu le premier, j'aperçois une manufacture de bas.
Je ne saurois exprimer l'agitation confuse et contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette découverte. Mon premier mouvement fut un sentiment de joie de me retrouver parmi des humains où je m'étois cru totalement seul; mais ce mouvement, plus rapide que l'éclair, fit bientôt place à un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres mêmes des Alpes échapper aux cruelles mains des hommes acharnés à me tourmenter. Car j'étois bien sûr qu'il n'y avoit peut-être pas deux hommes dans cette fabrique qui ne fussent initiés dans le complot dont le prédicant Montmollin s'étoit fait le chef, et qui tiroit de plus loin ses premiers mobiles. Je me hâtai d'écarter cette triste idée, et je finis par rire en moi-même et de ma vanité puérile, et de la manière comique dont j'en avois été puni.
Mais, en effet, qui jamais eût dû s'attendre à trouver une manufacture dans un précipice! Il n'y a que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l'industrie humaine. La Suisse entière n'est, pour ainsi dire, qu'une grande ville, dont les rues, larges et longues plus que celle de Saint-Antoine, sont semées de forêts, coupées de montagnes, et dont les maisons éparses et isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglois. Je me rappelai à ce sujet une autre herborisation que du Peyrou, d'Escherny, le colonel Pury, le justicier Clerc et moi avions faite, il y avoit quelque temps, sur la montagne de Chasseron, du sommet de laquelle on découvre sept lacs. On nous dit qu'il n'y avoit qu'une seule maison sur cette montagne, et nous n'eussions sûrement pas deviné la profession de celui qui l'habitoit, si l'on n'eût ajouté que c'étoit un libraire, et qui même faisoit fort bien ses affaires dans le pays. Il me semble qu'un seul fait de cette espèce fait mieux connoître la Suisse que toutes les descriptions des voyageurs.
En voici un autre de même nature, ou à peu près, qui ne fait pas mieux connoître un peuple fort différent. Durant mon séjour à Grenoble je faisois souvent de petites herborisations hors de la ville avec le sieur Bovier, avocat de ce pays-là, non pas qu'il aimât ni sût la botanique, mais parce que, s'étant fait mon garde de la manche, il se faisoit, autant que la chose étoit possible, une loi de ne pas me quitter d'un pas. Un jour nous nous promenions le long de l'Isère, dans un lieu tout plein de saules épineux. Je vis sur ces arbrisseaux des fruits mûrs; j'eus la curiosité d'en goûter, et, leur trouvant une petite acidité très agréable, je me mis à manger de ces grains pour me rafraîchir: le sieur Bovier se tenoit à côté de moi sans m'imiter et sans rien dire. Un de ses amis survint qui, me voyant picorer ces grains, me dit: «Eh! Monsieur, que faites-vous là? ignorez-vous que ce fruit empoisonne?—Ce fruit empoisonne! m'écriai-je tout surpris.—Sans doute, reprit-il, et tout le monde sait si bien cela que personne dans le pays ne s'avise d'en goûter.» Je regardois le sieur Bovier, et je lui dis: «Pourquoi donc ne m'avertissiez-vous pas?—Ah! Monsieur, me répondit-il d'un ton respectueux, je n'osois pas prendre cette liberté.» Je me mis à rire de cette humilité dauphinoise, en discontinuant néanmoins ma petite collation. J'étois persuadé, comme je le suis encore, que toute production naturelle agréable au goût ne peut être nuisible au corps, ou ne l'est du moins que par son excès. Cependant j'avoue que je m'écoutai un peu tout le reste de la journée; mais j'en fus quitte pour un peu d'inquiétude; je soupai très bien, dormis mieux, et me levai le matin en parfaite santé, après avoir avalé la veille quinze ou vingt grains de ce terrible hippophae, qui empoisonne à très petite dose, à ce que tout le monde me dit à Grenoble le lendemain. Cette aventure me parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais sans rire de la singulière discrétion de M. l'avocat Bovier.
Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local des objets qui m'ont frappé, les idées qu'il m'a fait naître, les incidens qui s'y sont mêlés, tout cela m'a laissé des impressions qui se renouvellent par l'aspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes, dont l'aspect a toujours touché mon cœur; mais, maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées, je n'ai qu'à ouvrir mon herbier, et bientôt il m'y transporte. Les fragmens des plantes que j'y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d'herborisations, qui me les fait recommencer avec un nouveau charme, et produit l'effet d'un optique qui les peindroit derechef à mes yeux.
C'est la chaîne des idées accessoires qui m'attache à la botanique. Elle rassemble et rappelle à mon imagination toutes les idées qui la flattent davantage; les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout, et le repos qu'on trouve au milieu de tout cela, sont retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle me fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages, et tous les maux dont ils ont payé mon tendre et sincère attachement pour eux. Elle me transporte dans des habitations paisibles, au milieu de gens simples et bons, tels que ceux avec qui j'ai vécu jadis. Elle me rappelle et mon jeune âge, et mes innocens plaisirs; elle m'en fait jouir derechef, et me rend heureux bien souvent encore, au milieu du plus triste sort qu'ait subi jamais un mortel.
HUITIÈME PROMENADE
En méditant sur les dispositions de mon âme dans toutes les situations de ma vie, je suis extrêmement frappé de voir si peu de proportion entre les diverses combinaisons de ma destinée et les sentimens habituels de bien ou mal être dont elles m'ont affecté. Les divers intervalles de mes courtes prospérités ne m'ont laissé presque aucun souvenir agréable de la manière intime et permanente dont elles m'ont affecté; et, au contraire, dans toutes les misères de ma vie, je me sentois constamment rempli de sentimens tendres, touchans, délicieux, qui, versant un baume salutaire sur les blessures de mon cœur navré, sembloient en convertir la douleur en volupté, et dont l'aimable souvenir me revient seul, dégagé de celui des maux que j'éprouvois en même temps. Il me semble que j'ai plus goûté la douceur de l'existence, que j'ai réellement plus vécu, quand mes sentimens, resserrés, pour ainsi dire, autour de mon cœur par ma destinée, n'alloient point s'évaporant au dehors sur tous les objets de l'estime des hommes qui en méritent si peu par eux-mêmes, et qui font l'unique occupation des gens que l'on croit heureux.
Quand tout étoit dans l'ordre autour de moi, quand j'étois content de tout ce qui m'entouroit et de la sphère dans laquelle j'avois à vivre, je la remplissois de mes affections. Mon âme expansive s'étendoit sur d'autres objets; et, toujours attiré loin de moi par des goûts de mille espèces, par des attachemens aimables qui sans cesse occupoient mon cœur, je m'oubliois, en quelque façon, moi-même; j'étois tout entier à ce qui m'étoit étranger, et j'éprouvois, dans la continuelle agitation de mon cœur, toute la vicissitude des choses humaines. Cette vie orageuse ne me laissoit ni paix au dedans, ni repos au dehors. Heureux en apparence, je n'avois pas un sentiment qui pût soutenir l'épreuve de la réflexion, et dans lequel je pusse y vraiment me complaire. Jamais je n'étois parfaitement content ni d'autrui ni de moi-même. Le tumulte du monde m'étourdissoit, la solitude m'ennuyoit, j'avois sans cesse besoin de changer de place, et je n'étois bien nulle part. J'étois fêté pourtant, bien voulu, bien reçu, caressé partout; je n'avois pas un ennemi, pas un malveillant, pas un envieux; comme on ne cherchoit qu'à m'obliger, j'avois souvent le plaisir d'obliger moi-même beaucoup de monde, et, sans bien, sans emploi, sans fauteurs, sans grands talens bien développés ni bien connus, je jouissois des avantages attachés à tout cela, et je ne voyois personne, dans aucun état, dont le sort me parût préférable au mien. Que me manquoit-il donc pour être heureux? Je l'ignore; mais je sais que je ne l'étois pas. Que me manque-t-il aujourd'hui pour être le plus infortuné des mortels? Rien de tout ce que les hommes ont pu mettre du leur pour cela. Hé bien, dans cet état déplorable, je ne changerois pas encore d'être et de destinée contre le plus fortuné d'entre eux, et j'aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d'être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité. Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s'épuise pas; je me suffis à moi-même, quoique je rumine, pour ainsi dire, à vide, et que mon imagination tarie et mes idées éteintes ne fournissent plus d'alimens à mon cœur. Mon âme, offusquée, obstruée par mes organes, s'affaisse de jour en jour, et, sous le poids de ces lourdes masses, n'a plus assez de vigueur pour s'élancer, comme autrefois, hors de sa vieille enveloppe.
C'est à ce retour sur nous-mêmes que nous force l'adversité; et c'est peut-être là ce qui la rend le plus insupportable à la plupart des hommes. Pour moi, qui ne trouve à me reprocher que des fautes, j'en accuse ma foiblesse, et je me console, car jamais mal prémédité n'approcha de mon cœur.
Cependant, à moins d'être stupide, comment contempler un moment ma situation sans la voir aussi horrible qu'ils l'ont rendue et sans périr de douleur et de désespoir? Loin de cela, moi, le plus sensible des êtres, je la contemple et ne m'en émeus pas; et, sans combats, sans efforts sur moi-même, je me vois presque avec indifférence dans un état dont nul autre homme peut-être ne supporteroit l'aspect sans effroi.
Comment en suis-je venu là? car j'étois bien loin de cette disposition paisible, au premier soupçon du complot dont j'étois enlacé depuis longtemps sans m'en être aucunement aperçu. Cette découverte nouvelle me bouleversa. L'infamie et la trahison me surprirent au dépourvu. Quelle âme honnête est préparée à de tels genres de peines? Il faudroit les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les pièges qu'on creusa sous mes pas. L'indignation, la fureur, le délire, s'emparèrent de moi: je perdis la tramontane. Ma tête se bouleversa, et, dans les ténèbres horribles où l'on n'a cessé de me tenir plongé, je n'aperçus plus ni lueur pour me conduire, ni appui, ni prise où je pusse me tenir ferme et résister au désespoir qui m'entraînoit.
Comment vivre heureux et tranquille dans cet état affreux? J'y suis pourtant encore, et plus enfoncé que jamais, et j'y ai retrouvé le calme et la paix, et j'y vis heureux et tranquille, et j'y ris des incroyables tourmens que mes persécuteurs se donnent sans cesse, tandis que je reste en paix, occupé de fleurs, d'étamines et d'enfantillages, et que je ne songe pas même à eux.
Comment s'est fait ce passage? Naturellement, insensiblement, et sans peine. La première surprise fut épouvantable. Moi qui me sentois digne d'amour et d'estime, moi qui me croyois honoré, chéri, comme je méritois de l'être, je me vis travesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il n'en exista jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entière dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, et sans que je puisse parvenir à savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s'expliquer avec moi; ils n'avoient garde. Après m'être longtemps tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j'espérois toujours; je me disois: «Un aveuglement si stupide, une si absurde prévention, ne sauroit gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas le délire; il y a des âmes justes qui détestent la fourberie et les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme: si je le trouve, ils sont confondus.» J'ai cherché vainement; je ne l'ai point trouvé. La ligue est universelle, sans exception, sans retour; et je suis sûr d'achever mes jours dans cette affreuse proscription sans jamais en pénétrer le mystère.
C'est dans cet état déplorable qu'après de longues angoisses, au lieu du désespoir qui sembloit devoir être enfin mon partage, j'ai retrouvé la sérénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même, puisque chaque jour de ma vie me rappelle avec plaisir celui de la veille, et que je n'en désire point d'autre pour le lendemain.
D'où vient cette différence? D'une seule chose: c'est que j'ai appris à porter le joug de la nécessité sans murmure. C'est que je m'efforçois de tenir encore à mille choses, et que, toutes ces prises m'ayant successivement échappé, réduit à moi seul, j'ai repris enfin mon assiette. Pressé de tous côtés, je demeure en équilibre, parce que je ne m'attache plus à rien, je ne m'appuie que sur moi.
Quand je m'élevois avec tant d'ardeur contre l'opinion, je portois encore son joug sans que je m'en aperçusse. On veut être estimé des gens qu'on estime, et, tant que je pus juger avantageusement des hommes ou du moins de quelques hommes, les jugemens qu'ils portoient de moi ne pouvoient m'être indifférens: je voyois que souvent les jugemens du public sont équitables; mais je ne voyois pas que cette équité même étoit l'effet du hasard, que les règles sur lesquelles les hommes fondent leurs opinions ne sont tirées que de leurs passions ou de leurs préjugés qui en sont l'ouvrage, et que, lors même qu'ils jugent bien, souvent encore ces bons jugemens naissent d'un mauvais principe, comme lorsqu'ils feignent d'honorer en quelques succès le mérite d'un homme, non par esprit de justice, mais pour se donner un air impartial, en calomniant tout à leur aise le même homme sur d'autres points.
Mais quand, après de si longues et vaines recherches, je les vis tous rester sans exception dans le plus inique et absurde système que l'esprit infernal pût inventer; quand je vis qu'à mon égard la raison étoit bannie de toutes les têtes et l'équité de tous les cœurs; quand je vis une génération frénétique se livrer tout entière à l'aveugle fureur de ses guides contre un infortuné qui jamais ne fit, ne voulut, ne rendit de mal à personne; quand, après avoir vainement cherché un homme, il fallut éteindre enfin ma lanterne et m'écrier: «Il n'y en a plus»; alors je commençai à me voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n'étoient, par rapport à moi, que des êtres mécaniques, qui n'agissoient que par impulsion, et dont je ne pouvois calculer l'action que par les lois du mouvement: quelque intention, quelque passion que j'eusse pu supposer dans leurs âmes, elles n'auroient jamais expliqué leur conduite à mon égard d'une façon que je pusse entendre. C'est ainsi que leurs dispositions intérieures cessèrent d'être quelque chose pour moi; je ne vis plus en eux que des masses différemment mues, dépourvues à mon égard de toute moralité.
Dans tous les maux qui nous arrivent nous regardons plus à l'intention qu'à l'effet: une tuile qui tombe d'un toit peut nous blesser davantage, mais ne nous navre pas tant qu'une pierre lancée à dessein par une main malveillante; le coup porte à faux quelquefois, mais l'intention ne manque jamais son atteinte. La douleur matérielle est ce qu'on sent le moins dans les atteintes de la fortune; et, quand les infortunés ne savent à qui s'en prendre de leurs malheurs, ils s'en prennent à la destinée qu'ils personnifient et à laquelle ils prêtent des yeux et une intelligence pour les tourmenter à dessein: c'est ainsi qu'un joueur, dépité par ses pertes, se met en fureur sans savoir contre qui; il imagine un sort qui s'acharne à dessein sur lui pour le tourmenter, et, trouvant un aliment à sa colère, il s'anime et s'enflamme contre l'ennemi qu'il s'est créé. L'homme sage, qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l'aveugle nécessité, n'a point ces agitations insensées; il crie dans sa douleur, mais sans emportement, sans colère; il ne sent du mal dont il est la proie que l'atteinte matérielle, et les coups qu'il reçoit ont beau blesser sa personne, pas un n'arrive jusqu'à son cœur.
C'est beaucoup que d'en être venu là, mais ce n'est pas tout, si l'on s'arrête; c'est bien avoir coupé le mal, mais c'est avoir laissé la racine: car cette racine n'est pas dans les êtres qui nous sont étrangers, elle est en nous-mêmes, et c'est là qu'il faut travailler pour l'arracher tout à fait. Voilà ce que je sentis parfaitement dès que je commençai de revenir à moi: ma raison ne me montrant qu'absurdités dans toutes les explications que je cherchois à donner à ce qui m'arrive, je compris que les causes, les instrumens, les moyens de tout cela, m'étant inconnus et inexplicables, dévoient être nuis pour moi; que je devois regarder tous les détails de ma destinée comme autant d'actes d'une pure fatalité, où je ne devois supposer ni direction, ni intention, ni cause morale; qu'il falloit m'y soumettre sans raisonner et sans regimber, parce que cela étoit inutile; que, tout ce que j'avois à faire encore sur la terre étant de m'y regarder comme un être purement passif, je ne devois point user à résister inutilement à ma destinée la force qui me restoit pour la supporter. Voilà ce que je me disois; ma raison, mon cœur y acquiesçoient, et néanmoins je sentois ce cœur murmurer encore. D'où venoit ce murmure? Je le cherchai, je le trouvai; il venoit de l'amour-propre, qui, après s'être indigné contre les hommes, se soulevoit encore contre la raison.
Cette découverte n'étoit pas si facile à faire qu'on pourroit croire, car un innocent persécuté prend longtemps pour un pur amour de la justice l'orgueil de son petit individu; mais aussi la véritable source, une fois bien connue, est facile à tarir, ou du moins à détourner. L'estime de soi-même est le plus grand mobile des âmes fières; l'amour-propre, fertile en illusions, se déguise et se fait prendre pour cette estime; mais, quand la fraude enfin se découvre et que l'amour-propre ne peut plus se cacher, dès lors il n'est plus à craindre, et, quoiqu'on l'étouffe avec peine, on le subjugue au moins aisément.
Je n'eus jamais beaucoup de pente à l'amour-propre; mais cette passion factice s'étoit exaltée en moi dans le monde, et surtout quand je fus auteur: j'en avois peut-être encore moins qu'un autre, mais j'en avois prodigieusement. Les terribles leçons que j'ai reçues l'ont bientôt renfermé dans ses premières bornes: il commença par se révolter contre l'injustice, mais il a fini par la dédaigner; en se repliant sur mon âme, en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renonçant aux comparaisons, aux préférences, il s'est contenté que je fusse bon pour moi. Alors, redevenant amour de moi-même, il est rentré dans l'ordre de la nature, et m'a délivré du joug de l'opinion.
Dès lors j'ai retrouvé la paix de l'âme et presque la félicité: car, dans quelque situation qu'on se trouve, ce n'est que par lui qu'on est constamment malheureux. Quand il se tait et que la raison parle, elle nous console enfin de tous les maux qu'il n'a pas dépendu nous d'éviter; elle les anéantit même autant qu'ils n'agissent pas immédiatement sur nous: car on est sûr alors d'éviter leurs plus poignantes atteintes en cessant de s'en occuper. Ils ne sont rien pour celui qui n'y pense pas: les offenses, les vengeances, les passe-droits, les outrages, les injustices, ne sont rien pour celui qui ne voit dans les maux qu'il endure que le mal même et non pas l'intention, pour celui dont la place ne dépend pas dans sa propre estime de celle qu'il plaît aux autres de lui accorder. De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauroient changer mon être; et, malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu'ils fassent, d'être en dépit d'eux ce que je suis. Il est vrai que leurs dispositions à mon égard influent sur ma situation réelle: la barrière qu'ils ont mise entre eux et moi m'ôte toute ressource de subsistance et d'assistance dans ma vieillesse et mes besoins. Elle me rend l'argent même inutile, puisqu'il ne peut me procurer les services qui me sont nécessaires: il n'y a plus ni commerce, ni secours réciproque, ni correspondance entre eux et moi. Seul au milieu d'eux, je n'ai que moi seul pour ressource, et cette ressource est bien foible à mon âge et dans l'état où je suis. Ces maux sont grands; mais ils ont perdu sur moi toute leur force depuis que j'ai su les supporter sans m'en irriter. Les points où le vrai besoin se fait sentir sont toujours rares: la prévoyance et l'imagination les multiplient, et c'est par cette continuité de sentimens qu'on s'inquiète et qu'on se rend malheureux. Pour moi, j'ai beau savoir que je souffrirai demain, il me suffit de ne pas souffrir aujourd'hui pour être tranquille; je ne m'affecte point du mal que je prévois, mais seulement de celui que je sens, et cela le réduit à très peu de chose. Seul, malade et délaissé dans mon lit, j'y peux mourir d'indigence, de froid et de faim, sans que personne s'en mette en peine. Mais qu'importe, si je ne m'en mets pas en peine moi-même, et si je m'affecte aussi peu que les autres de mon destin, quel qu'il soit? N'est-ce rien, surtout à mon âge, que d'avoir appris à voir la vie et la mort, la maladie et la santé, la richesse et la misère, la gloire et la diffamation, avec la même indifférence? Tous les autres vieillards s'inquiètent de tout, moi, je ne m'inquiète de rien; quoi qu'il puisse arriver, tout m'est indifférent; et cette indifférence n'est pas l'ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis, et devient une compensation des maux qu'ils me font. En me rendant insensible à l'adversité, ils m'ont fait plus de bien que s'ils m'eussent épargné ses atteintes; en ne l'éprouvant pas je pouvois toujours la craindre, au lieu qu'en la subjuguant je ne la crains plus.
Cette disposition me livre, au milieu des traverses de ma vie, à l'incurie de mon naturel, presque aussi pleinement que si je vivois dans la plus complète prospérité: hors les courts momens où je suis rappelé par la présence des objets aux plus douloureuses inquiétudes, tout le reste du temps, livré par mes penchans aux affections qui m'attirent, mon cœur se nourrit encore des sentimens pour lesquels il étoit né, et j'en jouis avec les êtres imaginaires qui les produisent et qui les partagent, comme si ces êtres existoient réellement: ils existent pour moi qui les ai créés, et je ne crains ni qu'ils me trahissent ni qu'ils m'abandonnent; ils dureront autant que mes malheurs mêmes, et suffiront pour me les faire oublier.
Tout me ramène à la vie heureuse et douce pour laquelle j'étois né: je passe les trois quarts de ma vie ou occupé d'objets instructifs et même agréables auxquels je livre avec délices mon esprit et mes sens, ou avec les enfans de mes fantaisies que j'ai créés selon mon cœur, et dont le commerce en nourrit les sentimens, ou avec moi seul, content de moi-même, et déjà plein du bonheur que je sens m'être dû. En tout ceci l'amour de moi-même fait toute l'œuvre, l'amour-propre n'y entre pour rien. Il n'en est pas ainsi des tristes momens que je passe encore au milieu des hommes, jouet de leurs caresses traîtresses, de leurs complimens ampoulés et dérisoires, de leur mielleuse malignité: de quelque façon que je m'y sois pu prendre, l'amour-propre alors fait son jeu. La haine et l'animosité, que je vois dans leurs cœurs à travers cette grossière enveloppe, déchirent le mien de douleur, et l'idée d'être ainsi sottement pris pour dupe ajoute encore à cette douleur un dépit très puéril, fruit d'un sot amour-propre dont je sens toute la bêtise, mais que je ne puis subjuguer. Les efforts que j'ai faits pour m'aguerrir à ces regards insultans et moqueurs sont incroyables: cent fois j'ai passé par les promenades publiques et par les lieux les plus fréquentés, dans l'unique dessein de m'exercer à ces cruelles luttes; non seulement je n'y ai pu parvenir, mais je n'ai même rien avancé, et tous mes pénibles mais vains efforts m'ont laissé tout aussi facile à troubler, à navrer et à indigner qu'auparavant.
Dominé par mes sens, quoi que je puisse faire, je n'ai jamais su résister à leurs impressions, et, tant que l'objet agit sur eux, mon cœur ne cesse d'en être affecté; mais ces affections passagères ne durent qu'autant que la sensation qui les cause. La présence de l'homme haineux m'affecte violemment; mais, sitôt qu'il disparoît, l'impression cesse: à l'instant que je ne le vois plus, je n'y pense plus. J'ai beau savoir qu'il va s'occuper de moi, je ne saurois m'occuper de lui; le mal que je ne sens point actuellement ne m'affecte en aucune sorte; le persécuteur que je ne vois point est nul pour moi. Je sens l'avantage que cette position donne à ceux qui disposent de ma destinée. Qu'ils en disposent donc tout à leur aise; j'aime encore mieux qu'ils me tourmentent sans résistance que d'être forcé de penser à eux pour me garantir de leurs coups.
Cette action de mes sens sur mon cœur fait le seul tourment de ma vie. Les lieux où je ne vois personne je ne pense plus à ma destinée; je ne la sens plus, je ne souffre plus, je suis heureux et content sans diversion, sans obstacle. Mais j'échappe rarement à quelque atteinte sensible; et, lorsque j'y pense le moins, un geste, un regard sinistre que j'aperçois, un mot envenimé que j'entends, un malveillant que je rencontre, suffit pour me bouleverser: tout ce que je puis faire en pareil cas est d'oublier bien vite et de fuir; le trouble de mon cœur disparoît avec l'objet qui l'a causé, et je rentre dans le calme aussitôt que je suis seul; ou, si quelque chose m'inquiète, c'est la crainte de rencontrer sur mon passage quelque nouveau sujet de douleur. C'est là ma seule peine; mais elle suffit pour altérer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris: en sortant de chez moi je soupire après la campagne et la solitude; mais il faut l'aller chercher si loin qu'avant de pouvoir respirer à mon aise je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le cœur, et la moitié de la journée se passe en angoisses avant que j'aie atteint l'asile que je vais chercher. Heureux du moins quand on me laisse achever ma route! Le moment où j'échappe au cortège des méchans est délicieux, et, sitôt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre, et je goûte un plaisir interne aussi vif que si j'étois le plus heureux des mortels.
Je me souviens parfaitement que, durant mes courtes prospérités, ces mêmes promenades solitaires, qui me sont aujourd'hui si délicieuses, m'étoient insipides et ennuyeuses: quand j'étois chez quelqu'un à la campagne, le besoin de faire de l'exercice et de respirer le grand air me faisoit souvent sortir seul, et, m'échappant comme un voleur, je m'allois promener dans le parc ou dans la campagne; mais, loin d'y trouver le calme heureux que j'y goûte aujourd'hui, j'y portois l'agitation des vaines idées qui m'avoient occupé dans le salon, le souvenir de la compagnie que j'y avois laissée m'y suivoit. Dans la solitude, les vapeurs de l'amour-propre et le tumulte du monde ternissoient à mes yeux la fraîcheur des bosquets, et troubloient la paix de la retraite: j'avois beau fuir au fond des bois, une foule importune m'y suivoit partout et voiloit pour moi toute la nature. Ce n'est qu'après m'être détaché des passions sociales et de leur triste cortège que je l'ai retrouvée avec tous ses charmes.
Convaincu de l'impossibilité de contenir ces premiers mouvemens involontaires, j'ai cessé tous mes efforts pour cela: je laisse, à chaque atteinte, mon sang s'allumer, la colère et l'indignation s'emparer de mes sens; je cède à la nature cette première explosion que toutes mes forces ne pourroient arrêter ni suspendre. Je tâche seulement d'en arrêter les suites avant qu'elle ait produit aucun effet. Les yeux étincelans, le feu du visage, le tremblement des membres, les suffocantes palpitations, tout cela tient au seul physique, et le raisonnement n'y peut rien. Mais, après avoir laissé faire au naturel sa première explosion, l'on peut redevenir son propre maître en reprenant peu à peu ses sens: c'est ce que j'ai tâché de faire longtemps sans succès, mais enfin plus heureusement; et, cessant d'employer ma force en vaine résistance, j'attends le moment de vaincre en laissant agir ma raison, car elle ne me parle que quand elle peut se faire écouter. Eh! que dis-je, hélas! ma raison? J'aurois grand tort encore de lui faire l'honneur de ce triomphe, car elle n'y a guère de part: tout vient également d'un tempérament versatile qu'un vent impétueux agite, mais qui rentre dans le calme à l'instant que le vent ne souffle plus; c'est mon naturel ardent qui m'agite, c'est mon naturel indolent qui m'apaise. Je cède à toutes les impulsions présentes; tout choc me donne un mouvement vif et court; sitôt qu'il n'y a plus de choc, le mouvement cesse, rien de communiqué ne peut se prolonger en moi. Tous les événemens de la fortune, toutes les machines des hommes, ont peu de prise sur un homme ainsi constitué; pour m'affecter de peines durables, il faudroit que l'impression se renouvelât à chaque instant: car les intervalles, quelque courts qu'ils soient, suffisent pour me rendre à moi-même. Je suis ce qu'il plaît aux hommes tant qu'ils peuvent agir sur mes sens; mais, au premier instant de relâche, je redeviens ce que la nature a voulu: c'est là, quoi qu'on puisse faire, mon état le plus constant, et celui par lequel, en dépit de la destinée, je goûte un bonheur pour lequel je me sens constitué. J'ai décrit cet état dans une de mes rêveries. Il me convient si bien que je ne désire autre chose que sa durée, et ne crains que de le voir troublé. Le mal que m'ont fait les hommes ne me touche en aucune sorte: la crainte seule de celui qu'ils peuvent me faire encore est capable de m'agiter; mais, certain qu'ils n'ont plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m'affecter d'un sentiment permanent, je me ris de toutes leurs trames, et je jouis de moi-même en dépit d'eux.
NEUVIÈME PROMENADE
Le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l'homme: tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d'y prendre une forme constante. Tout change autour de nous: nous changeons nous-mêmes, et nul ne peut s'assurer qu'il aimera demain ce qu'il aime aujourd'hui; ainsi tous nos projets de félicité pour cette vie sont des chimères. Profitons du contentement d'esprit quand il vient, gardons-nous de l'éloigner par notre faute; mais ne faisons pas des projets pour l'enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies: j'ai peu vu d'hommes heureux, peut-être point; mais j'ai souvent vu des cœurs contens, et de tous les objets qui m'ont frappé, c'est celui qui m'a le plus contenté moi-même. Je crois que c'est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentimens internes. Le bonheur n'a point d'enseigne extérieure: pour le connoître, il faudroit lire dans le cœur de l'homme heureux; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l'accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l'aperçoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer à la joie un jour de fête, et tous les cœurs s'épanouir aux rayons expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, à travers les nuages de la vie?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il y a trois jours que M. P. vint, avec un empressement extraordinaire, me montrer l'Éloge de madame Geoffrin par M. d'Alembert. La lecture fut précédée de longs et grands éclats de rire sur le ridicule néologisme de cette pièce et sur les badins jeux de mots dont il la disoit remplie: il commença de lire en riant toujours. Je l'écoutois d'un sérieux qui le calma, et, voyant que je ne l'imitois point, il cessa enfin de rire. L'article le plus long et le plus recherché de cette pièce rouloit sur le plaisir que prenoit Mme Geoffrin à voir les enfans et à les faire causer: l'auteur tiroit avec raison de cette disposition une preuve de bon naturel; mais il ne s'arrêtoit pas là, et il accusoit décidément de mauvais naturel et de méchanceté tous ceux qui n'avoient pas le même goût, au point de dire que, si l'on interrogeoit là-dessus ceux qu'on mène au gibet ou à la roue, tous conviendroient qu'ils n'avoient pas aimé les enfans. Ces assertions faisoient un effet singulier dans la place où elles étoient. Supposant tout cela vrai, étoit-ce là l'occasion de le dire? et falloit-il souiller l'éloge d'une femme estimable des images de supplice et de malfaiteurs? Je compris aisément le motif de cette affectation vilaine; et, quand M. P. eut fini de lire, en relevant ce qui m'avoit paru bien dans l'éloge, j'ajoutai que l'auteur, en l'écrivant, avoit dans le cœur moins d'amitié que de haine.
Le lendemain, le temps étant assez beau, quoique froid, j'allai faire une course jusqu'à l'École militaire, comptant d'y trouver des mousses en pleine fleur: en allant je rêvois sur la visite de la veille et sur l'écrit de M. d'Alembert, où je pensois bien que le placage épisodique n'avoit pas été mis sans dessein, et la seule affectation de m'apporter cette brochure, à moi à qui l'on cache tout, m'apprenoit assez quel en étoit l'objet. J'avois mis mes enfans aux Enfans-Trouvés: c'en étoit assez pour m'avoir travesti en père dénaturé, et de là, en étendant et caressant cette idée, on en avoit peu à peu tiré la conséquence évidente que je haïssois les enfans; en suivant par la pensée la chaîne de ces gradations, j'admirois avec quel art l'industrie humaine sait changer les choses du blanc au noir: car je ne crois pas que jamais homme ait plus aimé que moi à voir de petits bambins folâtrer et jouer ensemble; et souvent, dans la rue et aux promenades, je m'arrête à regarder leur espièglerie et leurs petits jeux avec un intérêt que je ne vois partager à personne. Le jour même où vint M. P., une heure avant sa visite, j'avois eu celle des deux petits du Soussoi, les plus jeunes enfans de mon hôte, dont l'aîné peut avoir sept ans: ils étoient venus m'embrasser de si bon cœur, et je leur avois rendu si tendrement leurs caresses, que, malgré la disparité des âges, ils avoient paru se plaire avec moi sincèrement; et, pour moi, j'étois transporté d'aise de voir que ma vieille figure ne les avoit pas rebutés; le cadet même paroissoit venir à moi si volontiers que, plus enfant qu'eux, je me sentois attacher à lui déjà par préférence, et je le vis partir avec autant de regret que s'il m'eût appartenu.
Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfans aux Enfans-Trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d'être un père dénaturé et de haïr les enfans; cependant il est sûr que c'est la crainte d'une destinée pour eux mille fois pire, et presque inévitable par toute autre voie, qui m'a le plus déterminé dans cette démarche. Plus indifférent sur ce qu'ils deviendroient, et hors d'état de les élever moi-même, il auroit fallu, dans ma situation, les laisser élever par leur mère, qui les auroit gâtés, et par sa famille, qui en auroit fait des monstres. Je frémis encore d'y penser: ce que Mahomet fit de Séide n'est rien auprès de ce qu'on auroit fait d'eux à mon égard, et les pièges qu'on m'a tendus là-dessus dans la suite me confirment assez que le projet en avoit été formé. A la vérité j'étois bien éloigné de prévoir alors ces trames atroces; mais je savois que l'éducation pour eux la moins périlleuse étoit celle des Enfans-Trouvés, et je les y mis. Je le ferois encore, avec bien moins de doute aussi, si la chose étoit à faire, et je sais bien que nul père n'est plus tendre que je l'aurois été pour eux, pour peu que l'habitude eût aidé la nature.
Si j'ai fait quelque progrès dans la connoissance du cœur humain, c'est le plaisir que j'avois à voir et observer les enfans qui m'a valu cette connoissance. Ce même plaisir dans ma jeunesse y a mis une espèce d'obstacle, car je jouois avec les enfans si gaiement et de si bon cœur que je ne songeois guère à les étudier. Mais, quand en vieillissant j'ai vu que ma figure caduque les inquiétoit, je me suis abstenu de les importuner; j'ai mieux aimé me priver d'un plaisir que de troubler leur joie; et, content alors de me satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manèges, j'ai trouvé le dédommagement de mon sacrifice dans les lumières que ces observations m'ont fait acquérir sur les premiers et vrais mouvemens de la nature, auxquels tous nos savans ne connoissent rien. J'ai consigné dans mes écrits la preuve que je m'étois occupé de cette recherche trop soigneusement pour ne l'avoir pas faite avec plaisir; et ce seroit assurément la chose du monde la plus incroyable que l'Héloïse et l'Émile fussent l'ouvrage d'un homme qui n'aimoit pas les enfans.
Je n'eus jamais ni présence d'esprit, ni facilité de parler; mais, depuis mes malheurs, ma langue et ma tête se sont de plus en plus embarrassées: l'idée et le mot propre m'échappent également, et rien n'exige un meilleur discernement et un choix d'expressions plus juste que les propos qu'on tient aux enfans. Ce qui augmente encore en moi cet embarras est l'attention des écoutans, les interprétations et le poids qu'ils donnent à tout ce qui part d'un homme qui, ayant écrit expressément pour les enfans, est supposé ne devoir leur parler que par oracles: cette gêne extrême, et l'inaptitude que je me sens, me trouble, me déconcerte, et je serois bien plus à mon aise devant un monarque d'Asie que devant un bambin qu'il faut faire babiller.
Un autre inconvénient me tient maintenant plus éloigné d'eux, et, depuis mes malheurs, je les vois toujours avec le même plaisir, mais je n'ai plus avec eux la même familiarité. Les enfans n'aiment pas la vieillesse: l'aspect de la nature défaillante est hideux à leurs yeux; leur répugnance que j'aperçois me navre, et j'aime mieux m'abstenir de les caresser que de leur donner de la gêne ou du dégoût. Ce motif, qui n'agit que sur les âmes vraiment aimantes, est nul pour tous nos docteurs et doctoresses. Mme Geoffrin s'embarrassoit fort peu que les enfans eussent du plaisir avec elle pourvu qu'elle en eût avec eux; mais, pour moi, ce plaisir est pis que nul; il est négatif quand il n'est pas partagé; et je ne suis plus dans la situation ni dans l'âge où je voyois le petit cœur d'un enfant s'épanouir avec le mien. Si cela pouvoit m'arriver encore, ce plaisir, devenu plus rare, n'en seroit pour moi que plus vif: je l'éprouvois bien l'autre matin par celui que je prenois à caresser les petits du Soussoi, non seulement parce que la bonne qui les conduisoit ne m'en imposoit pas beaucoup et que je sentois moins le besoin de m'écouter devant elle, mais encore parce que l'air jovial avec lequel ils m'abordèrent ne les quitta point, et qu'ils ne parurent ni se déplaire ni s'ennuyer de moi.
Oh! si j'avois encore quelques momens de pures caresses qui vinssent du cœur, ne fût-ce que d'un enfant encore en jaquette, si je pouvois voir encore dans quelques yeux la joie et le contentement d'être avec moi, de combien de maux et de peines ne me dédommageroient pas ces courts mais doux épanchemens de mon cœur! Ah! je ne serois pas obligé de chercher parmi les animaux le regard de la bienveillance, qui m'est désormais refusé parmi les humains. J'en puis juger sur bien peu d'exemples, mais toujours chers à mon souvenir: en voici un qu'en tout autre état j'aurois oublié presque, et dont l'impression qu'il a faite sur moi peint bien toute ma misère.
Il y a deux ans que, m'étant allé promener du côté de la Nouvelle-France, je poussai plus loin; puis, tirant à gauche et voulant tourner autour de Montmartre, je traversai le village de Clignancourt: je marchois distrait et rêvant sans regarder autour de moi, quand tout à coup je me sentis saisir les genoux. Je regarde et je vois un petit enfant de cinq à six ans qui serroit mes genoux de toute sa force, en me regardant d'un air si familier et si caressant que mes entrailles s'émurent; je me disois: «C'est ainsi que j'aurois été traité des miens.» Je pris l'enfant dans mes bras, je le baisai plusieurs fois dans une espèce de transport, et puis je continuai mon chemin. Je sentois en marchant qu'il me manquoit quelque chose: un besoin naissant me ramenoit sur mes pas; je me reprochois d'avoir quitté si brusquement cet enfant, je croyois voir dans son action sans cause apparente une sorte d'inspiration qu'il ne falloit pas dédaigner. Enfin, cédant à la tentation, je reviens sur mes pas: je cours à l'enfant, je l'embrasse de nouveau, et je lui donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre, dont le marchand passoit là par hasard, et je commençai à le faire jaser. Je lui demandai qui étoit son père; il me le montra qui relioit des tonneaux. J'étois prêt à quitter l'enfant pour aller lui parler quand je vis que j'avois été prévenu par un homme de mauvaise mine, qui me parut être une de ces mouches qu'on tient sans cesse à mes trousses: tandis que cet homme lui parloit à l'oreille, je vis les regards du tonnelier se fixer attentivement sur moi d'un air qui n'avoit rien d'amical. Cet objet me resserra le cœur à l'instant, et je quittai le père et l'enfant avec plus de promptitude encore que je n'en avois mis à revenir sur mes pas, mais dans un trouble moins agréable qui changea toutes mes dispositions. Je les ai pourtant senties renaître souvent depuis lors: je suis repassé plusieurs fois par Clignancourt dans l'espérance d'y revoir cet enfant; mais je n'ai plus revu ni lui ni le père, et il ne m'est plus resté de cette rencontre qu'un souvenir assez vif, mêlé toujours de douceur et de tristesse, comme toutes les émotions qui pénètrent encore quelquefois jusqu'à mon cœur.
Il y a compensation à tout: si mes plaisirs sont rares et courts, je les goûte aussi plus vivement quand ils viennent que s'ils m'étoient plus familiers, je les rumine, pour ainsi dire, par de fréquents souvenirs, et, quelque rares qu'ils soient, s'ils étoient purs et sans mélange, je serois plus heureux peut-être que dans ma prospérité. Dans l'extrême misère on se trouve riche de peu: un gueux qui trouve un écu en est plus affecté que ne le seroit un riche en trouvant une bourse d'or. On riroit si l'on voyoit dans mon âme l'impression qu'y font les moindres plaisirs de cette espèce que je puis dérober à la vigilance de mes persécuteurs: un des plus doux s'offrit il y a quatre ou cinq ans, que je ne me rappelle jamais sans me sentir ravi d'aise d'en avoir si bien profité.
Un dimanche nous étions allés, ma femme et moi, dîner à la porte Maillot; après le dîner nous traversâmes le bois de Boulogne jusqu'à la Muette; là, nous nous assîmes sur l'herbe à l'ombre en attendant que le soleil fût baissé, pour nous en retourner ensuite tout doucement par Passy. Une vingtaine de petites filles, conduites par une manière de religieuse, vinrent, les unes s'asseoir, les autres folâtrer assez près de nous. Durant leurs jeux, vint à passer un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchoit pratique: je vis que les petites filles convoitoient fort les oublies, et deux ou trois d'entre elles, qui apparemment possédoient quelques liards, demandèrent la permission de jouer. Tandis que la gouvernante hésitoit et disputoit, j'appelai l'oublieur et je lui dis: «Faites tirer toutes ces demoiselles chacune à son tour, et je vous payerai le tout.» Ce mot répandit dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse, quand je l'aurois toute employée à cela.
Comme je vis qu'elles s'empressoient avec un peu de confusion, avec l'agrément de la gouvernante je les fis ranger toutes d'un côté, et puis passer de l'autre côté l'une après l'autre, à mesure qu'elles avoient tiré. Quoiqu'il n'y eût point de billet blanc, et qu'il revînt au moins une oublie à chacune de celles qui n'auroient rien, qu'aucune d'elles ne pouvoit donc être absolument mécontente, afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l'oublieur d'user de son adresse ordinaire en sens contraire, en faisant tomber autant de bons lots qu'il pourroit, et que je lui en tiendrois compte. Au moyen de cette prévoyance, il y eut près d'une centaine d'oublies distribuées, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu'une seule fois: car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus, ni marquer des préférences qui produiroient des mécontentemens. Ma femme insinua à celles qui avoient de bons lots d'en faire part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal et la joie plus générale.
Je priai la religieuse de tirer à son tour, craignant fort qu'elle ne rejetât dédaigneusement mon offre; elle l'accepta de bonne grâce, tira comme les pensionnaires, et prit sans façon ce qui lui revint. Je lui en sus un gré infini, et je trouvai à cela une sorte de politesse qui me plut fort, et qui vaut bien, je crois, celle des simagrées. Pendant toute cette opération, il y eut des disputes qu'on porta devant mon tribunal; et ces petites filles, venant plaider tour à tour leur cause, me donnèrent occasion de remarquer que, quoiqu'il n'y en eût aucune de jolie, la gentillesse de quelques-unes faisoit oublier leur laideur.
Nous nous quittâmes enfin très contens les uns des autres, et cet après-midi fut un de ceux de ma vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satisfaction. La fête, au reste, ne fut pas ruineuse: pour trente sous qu'il m'en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement; tant il est vrai que le plaisir ne se mesure pas sur la dépense, et que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même place, à la même heure, espérant d'y rencontrer encore la petite troupe; mais cela n'est plus arrivé.
Ceci me rappelle un autre amusement à peu près de même espèce, dont le souvenir m'est resté de beaucoup plus loin. C'étoit dans le malheureux temps où, faufilé parmi les riches et les gens de lettres, j'étois quelquefois réduit à partager leurs tristes plaisirs. J'étois à la Chevrette au temps de la fête du maître de la maison; toute sa famille s'étoit réunie pour la célébrer, et tout l'éclat des plaisirs bruyans fut mis en œuvre pour cet effet. Spectacles, festins, feux d'artifice, rien ne fut épargné. L'on n'avoit pas le temps de prendre haleine, et l'on s'étourdissoit au lieu de s'amuser. Après le dîner on alla prendre l'air dans l'avenue, où se tenoit une espèce de foire. On dansoit; les messieurs daignèrent danser avec les paysannes, mais les dames gardèrent leur dignité. On vendoit là des pains d'épice. Un jeune homme de la compagnie s'avisa d'en acheter, pour les lancer l'un après l'autre au milieu de la foule, et l'on prit tant de plaisir à voir tous ces manans se précipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde voulut se donner le même plaisir; et pains d'épice de voler à droite et à gauche, et filles et garçons de courir, de s'entasser et s'estropier. Cela paroissoit charmant à tout le monde. Je fis comme les autres par mauvaise honte, quoique en dedans je ne m'amusasse pas autant qu'eux. Mais bientôt, ennuyé de vider ma bourse pour faire écraser les gens, je laissai là la bonne compagnie, et je fus me promener seul dans la foire. La variété des objets m'amusa longtemps. J'aperçus entre autres cinq ou six Savoyards autour d'une petite fille qui avoit encore sur son éventaire une douzaine de chétives pommes, dont elle auroit bien voulu se débarrasser. Les Savoyards, de leur côté, auroient bien voulu l'en débarrasser, mais ils n'avoient que deux ou trois liards à eux tous, et ce n'étoit pas de quoi faire une grande brèche aux pommes. Cet éventaire étoit pour eux le jardin des Hespérides, et la petite fille étoit le dragon qui le gardoit. Cette comédie m'amusa longtemps; j'en fis enfin le dénoûment en payant les pommes à la petite fille, et les lui faisant distribuer aux petits garçons. J'eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un cœur d'homme, celui de voir la joie unie avec l'innocence de l'âge se répandre tout autour de moi: car les spectateurs mêmes, en la voyant, la partagèrent; et moi, qui partageois à si bon marché cette joie, j'avois de plus celle de sentir qu'elle étoit mon ouvrage.
En comparant cet amusement avec ceux que je venois de quitter, je sentois avec satisfaction la différence qu'il y a des goûts sains et des plaisirs naturels à ceux que fait naître l'opulence, et qui ne sont guère que des plaisirs de moquerie et des goûts exclusifs engendrés par le mépris. Car quelle sorte de plaisir pouvoit-on prendre à voir des troupeaux d'hommes avilis par la misère s'entasser, s'étouffer, s'estropier brutalement, pour s'arracher avidement quelques morceaux de pain d'épice foulés aux pieds et couverts de boue?
De mon côté, quand j'ai bien réfléchi sur l'espèce de volupté que je goûtois dans ces sortes d'occasions, j'ai trouvé qu'elle consistoit moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contens. Cet aspect a pour moi un charme qui, bien qu'il pénètre jusqu'à mon cœur, semble être uniquement de sensation. Si je ne vois la satisfaction que je cause, quand même j'en serois sûr, je n'en jouirois qu'à demi. C'est même pour moi un plaisir désintéressé, qui ne dépend pas de la part que j'y puis avoir: car, dans les fêtes du peuple, celui de voir des visages gais m'a toujours vivement attiré. Cette attente a pourtant été souvent frustrée en France, où cette nation, qui se prétend si gaie, montre peu cette gaieté dans ses jeux. Souvent j'allois jadis aux guinguettes, pour y voir danser le menu peuple; mais ses danses étoient si maussades, son maintien si dolent, si gauche, que j'en sortois plutôt contristé que réjoui. Mais à Genève et en Suisse, où le rire ne s'évapore pas sans cesse en folles malignités, tout respire le contentement et la gaieté dans les fêtes. La misère n'y porte point son hideux aspect. Le faste n'y montre pas non plus son insolence. Le bien-être, la fraternité, la concorde, y disposent les cœurs à s'épanouir, et souvent, dans les transports d'une innocente joie, les inconnus s'accostent, s'embrassent, et s'invitent à jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-même de ces aimables fêtes, je n'ai pas besoin d'en être. Il me suffit de les voir; en les voyant, je les partage; et, parmi tant de visages gais, je suis bien sûr qu'il n'y a pas un cœur plus gai que le mien.
Quoique ce ne soit là qu'un plaisir de sensation, il a certainement une cause morale, et la preuve en est que ce même aspect, au lieu de me flatter, de me plaire, peut me déchirer de douleur et d'indignation, quand je sais que ces signes de plaisir et de joie sur les visages des méchans ne sont que des marques que leur malignité est satisfaite. La joie innocente est la seule dont les signes flattent mon cœur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le navrent et l'affligent, quoiqu'elle n'ait nul rapport à moi. Ces signes, sans doute, ne sauroient être exactement les mêmes, partant de principes si differens; mais enfin ce sont également des signes de joie, et leurs différences sensibles ne sont assurément pas proportionnelles à celles des mouvemens qu'ils excitent en moi.
Ceux de douleur et de peine me sont encore plus sensibles, au point qu'il m'est impossible de les soutenir sans être agité moi-même d'émotions peut-être encore plus vives que celles qu'ils représentent. L'imagination, renforçant la sensation, m'identifie avec l'être souffrant, et me donne souvent plus d'angoisse qu'il n'en sent lui-même. Un visage mécontent est encore un spectacle qu'il m'est impossible de soutenir, surtout si j'ai lieu de penser que ce mécontentement me regarde. Je ne saurois dire combien l'air grognard et maussade des valets qui servent en rechignant m'a arraché d'écus dans les maisons où j'avois autrefois la sottise de me laisser entraîner, et où les domestiques m'ont toujours fait payer bien chèrement l'hospitalité des maîtres. Toujours trop affecté des objets sensibles, et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d'aversion, je me laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir jamais m'y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d'œil d'un inconnu, suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines. Je ne suis à moi que quand je suis seul; hors de là, je suis le jouet de tous ceux qui m'entourent.
Je vivois jadis avec plaisir dans le monde, quand je ne voyois dans tous les yeux que bienveillance, ou, tout au pis, indifférence dans ceux à qui j'étois inconnu; mais aujourd'hui qu'on ne prend pas moins de peine à montrer mon visage au peuple qu'à lui masquer mon naturel, je ne puis mettre le pied dans la rue sans m'y voir entouré d'objets déchirans. Je me hâte de gagner à grands pas la campagne; sitôt que je vois la verdure, je commence à respirer. Faut-il s'étonner si j'aime la solitude? Je ne vois qu'animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours.
Je sens pourtant encore, il faut l'avouer, du plaisir à vivre au milieu des hommes tant que mon visage leur est inconnu. Mais c'est un plaisir qu'on ne me laisse guère. J'aimois encore, il y a quelques années, à traverser les villages, et à voir au matin les laboureurs raccommoder leurs fléaux, ou les femmes sur leurs portes avec leurs enfans. Cette vue avoit je ne sais quoi qui touchoit mon cœur. Je m'arrêtois quelquefois, sans y prendre garde, à regarder les petits manèges de ces bonnes gens, et je me sentois soupirer sans savoir pourquoi. J'ignore si l'on m'a vu sensible à ce petit plaisir, et si l'on a voulu me l'ôter encore; mais, au changement que j'aperçois sur les physionomies à mon passage et à l'air dont je suis regardé, je suis bien forcé de comprendre qu'on a pris grand soin de m'ôter cet incognito. La même chose m'est arrivée d'une façon plus marquée encore aux Invalides. Ce bel établissement m'a toujours intéressé. Je ne vois jamais sans attendrissement et vénération ces groupes de bons vieillards qui peuvent dire comme ceux de Lacédémone:
Jeunes, vaillans et hardis.
Une de mes promenades favorites étoit autour de l'École Militaire, et je rencontrois avec plaisir çà et là quelques invalides qui, ayant conservé l'ancienne honnêteté militaire, me saluoient en passant. Ce salut, que mon cœur leur rendoit au centuple, me flattoit et augmentoit le plaisir que j'avois à les voir. Comme je ne sais rien cacher de ce qui me touche, je parlois souvent des invalides et de la façon dont leur aspect m'affectoit. Il n'en fallut pas davantage. Au bout de quelque temps je m'aperçus que je n'étois plus un inconnu pour eux, ou plutôt que je le leur étois bien davantage, puisqu'ils me voyoient du même œil que fait le public. Plus d'honnêteté, plus de salutations. Un air repoussant, un regard farouche, avoient succédé à leur première urbanité. L'ancienne franchise de leur métier ne leur laissant pas comme aux autres couvrir leur animosité d'un masque ricaneur et traître, ils me montrent tout ouvertement la plus violente haine; et tel est l'excès de ma misère que je suis forcé de distinguer dans mon estime ceux qui me déguisent le moins leur fureur.
Depuis lors je me promène avec moins de plaisir du côté des Invalides. Cependant, comme mes sentimens pour eux ne dépendent pas des leurs pour moi, je ne vois jamais sans respect et sans intérêt ces anciens défenseurs de leur patrie; mais il m'est bien dur de me voir si mal payé de leur part de la justice que je leur rends. Quand, par hasard, j'en rencontre quelqu'un qui a échappé aux instructions communes, ou qui, ne connoissant pas ma figure, ne me montre aucune aversion, l'honnête salutation de ce seul-là me dédommage du maintien rébarbatif des autres. Je les oublie pour ne m'occuper que de lui, et je m'imagine qu'il a une de ces âmes comme la mienne, où la haine ne sauroit pénétrer. J'eus encore ce plaisir l'année dernière, en passant l'eau pour m'aller promener à l'île aux Cygnes. Un pauvre vieux invalide, dans un bateau, attendoit compagnie pour traverser. Je me présentai; je dis au batelier de partir. L'eau étoit forte et la traversée fut longue. Je n'osois presque pas adresser la parole à l'invalide, de peur d'être rudoyé et rebuté comme à l'ordinaire; mais son air honnête me rassura. Nous causâmes. Il me parut homme de sens et de mœurs. Je fus surpris et charmé de son ton ouvert et affable. Je n'étois pas accoutumé à tant de faveur. Ma surprise cessa quand j'appris qu'il arrivoit tout nouvellement de province. Je compris qu'on ne lui avoit pas encore montré ma figure et donné ses instructions. Je profitai de cet incognito pour converser quelques momens avec un homme, et je sentis, à la douceur que j'y trouvois, combien la rareté des plaisirs les plus communs est capable d'en augmenter le prix. En sortant du bateau, il préparoit ses deux pauvres liards. Je payai le passage, et le priai de les resserrer, en tremblant de le cabrer. Cela n'arriva point; au contraire, il parut sensible à mon attention, et surtout à celle que j'eus encore, comme il étoit plus vieux que moi, de lui aider à sortir du bateau. Qui croiroit que je fus assez enfant pour en pleurer d'aise? Je mourrois d'envie de lui mettre une pièce de vingt-quatre sous dans la main pour avoir du tabac; je n'osai jamais. La même honte qui me retint m'a souvent empêché de faire de bonnes actions qui m'auroient comblé de joie, et dont je ne me suis abstenu qu'en déplorant mon imbécillité. Cette fois, après avoir quitté mon vieux invalide, je me consolai bientôt en pensant que j'aurois, pour ainsi dire, agi contre mes propres principes en mêlant aux choses honnêtes un prix d'argent qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement. Il faut s'empresser de secourir ceux qui en ont besoin; mais, dans le commerce ordinaire de la vie, laissons la bienveillance naturelle et l'urbanité faire chacune leur œuvre, sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher d'une si pure source pour la corrompre ou pour l'altérer. On dit qu'en Hollande le peuple se fait payer pour vous dire l'heure et pour vous montrer le chemin: ce doit être un bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi des plus simples devoirs de l'humanité.
J'ai remarqué qu'il n'y a que l'Europe seule où l'on vende l'hospitalité. Dans toute l'Asie on vous loge gratuitement. Je comprends qu'on n'y trouve pas si bien toutes ses aises; mais n'est-ce rien que de se dire: «Je suis homme et reçu chez des humains; c'est l'humanité pure qui me donne le couvert»? Les petites privations s'endurent sans peine quand le cœur est mieux traité que le corps.
DIXIÈME PROMENADE
Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a précisément cinquante ans de ma première connoissance avec Mme de Warens. Elle avoit vingt-huit ans alors, étant née avec le siècle. Je n'en avois pas encore dix-sept, et mon tempérament naissant, mais que j'ignorois encore, donnoit une nouvelle chaleur à un cœur naturellement plein de vie. S'il n'étoit pas étonnant qu'elle conçût de la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux et modeste, d'une figure assez agréable, il l'étoit encore moins qu'une femme charmante, pleine d'esprit et de grâces, m'inspirât, avec la reconnoissance, des sentimens plus tendres que je n'en distinguois pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce premier moment décida de moi pour toute ma vie, et produisit, par un enchaînement inévitable, le destin du reste de mes jours. Mon âme, dont mes organes n'avoient point développé les plus précieuses facultés, n'avoit encore aucune forme déterminée. Elle attendoit, dans une sorte d'impatience, le moment qui devoit la lui donner, et ce moment, accéléré par cette rencontre, ne vint pourtant pas si tôt; et, dans la simplicité de mœurs que l'éducation m'avoit donnée, je vis longtemps prolonger pour moi cet état délicieux, mais rapide, où l'amour et l'innocence habitent le même cœur. Elle m'avoit éloigné. Tout me rappeloit à elle: il y fallut revenir. Ce retour fixa ma destinée, et longtemps encore avant de la posséder je ne vivois plus qu'en elle et pour elle. Ah! si j'avois suffi à son cœur comme elle suffisoit au mien! quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble! Nous en avons passé de tels, mais qu'ils ont été courts et rapides, et quel destin les a suivis! Il n'y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie où je fus moi pleinement, sans mélange et sans obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu. Je puis dire à peu près comme ce préfet du prétoire qui, disgracié sous Vespasien, s'en alla finir paisiblement ses jours à la campagne: «J'ai passé soixante et dix ans sur la terre, et j'en ai vécu sept.» Sans ce court mais précieux espace, je serois resté peut-être incertain sur moi: car, tout le reste de ma vie, facile et sans résistance, j'ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les passions d'autrui, que, presque passif dans une vie aussi orageuse, j'aurois peine à démêler ce qu'il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure nécessité n'a cessé de s'appesantir sur moi. Mais, durant ce petit nombre d'années, aimé d'une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulois faire, je fus ce que je voulois être, et, par l'emploi que je fis de mes loisirs, aidé de ses leçons et de son exemple, je sus donner à mon âme encore simple et neuve la forme qui lui convenoit davantage et qu'elle a gardée toujours. Le goût de la solitude et de la contemplation naquit dans mon cœur avec les sentimens expansifs et tendres faits pour être son aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les étouffent; le calme et la paix les raniment et les exaltent. J'ai besoin de me recueillir pour aimer. J'engageai maman à vivre à la campagne. Une maison isolée, au penchant d'un vallon, fut notre asile, et c'est là que, dans l'espace de quatre ou cinq ans, j'ai joui d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et plein, qui couvre de son charme tout ce que mon sort présent a d'affreux. J'avois besoin d'une amie selon mon cœur, je la possédois. J'avois désiré la campagne, je l'avois obtenue. Je ne pouvois souffrir l'assujettissement, j'étois parfaitement libre, et mieux que libre: car, assujetti par mes seuls attachemens, je ne faisois que ce que je voulois faire. Tout mon temps étoit rempli par des soins affectueux, ou par des occupations champêtres. Je ne désirois rien que la continuation d'un état si doux; ma seule peine étoit la crainte qu'il ne durât pas longtemps, et cette crainte, née de la gêne de notre situation, n'étoit pas sans fondement. Dès lors je songeai à me donner en même temps des diversions sur cette inquiétude, et des ressources pour en prévenir l'effet. Je pensai qu'une provision de talens étoit la plus sûre ressource contre la misère, et je résolus d'employer mes loisirs à me mettre en état, s'il étoit possible, de rendre un jour à la meilleure des femmes l'assistance que j'en avois reçue. . . .
SOMMAIRES
DES PROMENADES
PREMIÈRE PROMENADE.—Rousseau se regarde comme isolé sur la terre.—Il écrit ses Promenades pour servir de suite à ses Confessions.—Il n'a pas, pour ses Rêveries, les mêmes inquiétudes qu'il a eues pour ses Dialogues et ses premières Confessions.
SECONDE PROMENADE.—Rousseau s'aperçoit que ses forces l'abandonnent peu à peu.—Il fait une chute à Ménilmontant.—Détails de cet accident funeste.—Cris et effroi de sa femme à son arrivée chez lui.—Il reçoit plusieurs visites d'une dame.—Ses ennemis répandent le bruit de sa mort à la cour et à la ville.—On veut ouvrir une souscription pour l'impression de ses manuscrits.
TROISIÈME PROMENADE.—L'étude d'un vieillard est d'apprendre à mourir.—Tableau de la philosophie moderne.—Famille de Rousseau; son enfance, sa réforme, ses règles de conduite et de foi.
QUATRIÈME PROMENADE.—Rousseau aime le bon Plutarque; c'est le livre qui lui profite le plus.—Il a à se plaindre de l'abbé Royou.—Il se rappelle un mensonge de sa jeunesse qui l'afflige beaucoup.—Dissertation sur le mensonge et sur le temple de Gnide.—Portrait d'un homme vrai.—Il répond mal à une question qu'on lui fait à table.—Il a plus souvent gardé le silence sur le bien qu'il a fait que sur le mal.—Exemples qu'il en donne.
CINQUIÈME PROMENADE.—Description de l'île de Saint-Pierre.—Rousseau regrette de n'avoir pu y fixer son séjour.—Il y travaille à la botanique.—Détail de ses amusements dans cette île.—Il y fonde une colonie.
SIXIÈME PROMENADE.—Rousseau va herboriser à Gentilly.—Il rencontre en chemin un petit bossu.—S'il avait eu l'anneau de Gygès, il ne s'en seroit servi que pour le bonheur de l'univers.
SEPTIÈME PROMENADE.—Rousseau, devenu plus que sexagénaire, suit son penchant pour la botanique.—Il herborise jusque sur la cage de ses oiseaux.—Théophraste est le seul botaniste de l'antiquité.—Les idées médicinales ôtent tout le charme de l'étude des plantes.—Il compare ensemble les trois règnes de la nature.—Anecdotes sur les herborisations en Suisse et sur l'humilité d'un avocat de Grenoble.
HUITIÈME PROMENADE.—Rousseau ne changeroit pas sa destinée, quoique très-déplorable, contre celle du plus fortuné des mortels.—Il avoue qu'il a eu beaucoup d'amour-propre quand il a vécu dans le monde.—Il ne s'affecte pas des maux à venir, mais de ceux qu'il souffre dans le moment.—Tous les événements de la vie et les pièges des hommes n'ont plus de prise sur lui.
NEUVIÈME PROMENADE.—On lui porte l'éloge de madame Geoffrin avec mauvaise intention.—Conduite de Rousseau envers ses propres enfants.—Raisons qu'il donne pour se justifier.—Il éprouve beaucoup de plaisir à voir et à observer la jeunesse.—Ses promenades à Clignancourt et à la Muette.—Fête de la Chevrette.—Amusements de Paris comparés avec ceux de Genève et de Suisse.—Promenade de Jean-Jacques aux Invalides.
DIXIÈME PROMENADE.—Époque où Rousseau fait connoissance avec madame de Warens.—Son bonheur chez cette dame.—Il fait ses efforts pour rendre cette union durable.