Les Romans de la Table Ronde (3 / 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions
The Project Gutenberg eBook of Les Romans de la Table Ronde (3 / 5)
Title: Les Romans de la Table Ronde (3 / 5)
Editor: Paulin Paris
Release date: March 25, 2014 [eBook #45212]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by mireille, Christine P. Travers and the
Distributed Proofreading team at DP-test Italia.
LES ROMANS
DE
LA TABLE RONDE.
III
CE VOLUME CONTIENT:
LANCELOT DU LAC.
Paris.—Typographie Georges Chamerot, rue des Saints-Pères, 19.
LES ROMANS
DE
LA TABLE RONDE
MIS EN NOUVEAU LANGAGE
ET ACCOMPAGNÉS DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE
ET LE CARACTÈRE DE CES GRANDES COMPOSITIONS
PAR
PAULIN PARIS
Membre de l'Institut, Professeur de langue et littérature du Moyen âge au Collége de France.
TOME TROISIÈME
PARIS,
LÉON TECHENER, LIBRAIRE,
RUE DE L'ARBRE-SEC, 52.
MDCCCLXXII
LE ROMAN
DE
LANCELOT DU LAC.
LANCELOT DU LAC.
I.
En la marche de Gaule et de la petite Bretagne régnaient jadis deux frères, époux de deux sœurs. Ban, l'aîné, était roi de Benoïc, Bohor était roi de Gannes. Au moment où l'histoire commence, Ban avait atteint un grand âge, et de la reine Hélène, issue de la race de Joseph d'Arimathie, il n'avait qu'un enfant, nommé Galaad en baptême, mais qu'on appela toujours Lancelot, en mémoire de son aïeul[1].
Les royaumes de Benoïc et de Gannes devaient hommage à celui de la petite Bretagne, dont le souverain, nommé Aramont, mais plus ordinairement Hoël, étendait son autorité d'un côté jusqu'aux marches d'Auvergne et de Gascogne, de l'autre jusqu'aux terres soumises aux Romains et à leur vassal le roi de Gaule. Le Berry était également inféodé à la petite Bretagne: mais, dès le temps du roi Aramont, le roi Claudas de Bourges avait refusé l'hommage et s'était déclaré vassal du roi de Gaule qui, lui-même, dépendait de l'empereur de Rome. Ces rois de Gaule se faisaient alors par élection. Claudas, avec l'aide des Gaulois et des Romains, étant parvenu à s'emparer de Benoïc, Aramont eut recours au roi de la Grande-Bretagne, qu'il reconnut pour suzerain. Alors Uter-Pendragon passa sur le continent, chassa Claudas non-seulement de Benoïc, mais de Bourges, et les Bretons désolèrent si bien la terre de Berry qu'elle perdit son nom pour prendre celui de la Déserte. Bourges, la cité principale, fut seule épargnée, en reconnaissance de l'accueil qu'y avait reçu Uter-Pendragon, quand Wortigern les avait contraints, lui et son frère, à sortir de la Grande-Bretagne[2].
Mais, après la mort d'Uter-Pendragon, Artus eut à répondre à tant d'ennemis qu'il ne put protéger ses grands vassaux du continent. Les deux royaumes de Gannes et Benoïc, d'abord réunis sous le sceptre du roi Lancelot, avaient été partagés entre les deux fils de ce prince. Claudas profita de l'éloignement des Bretons insulaires pour réclamer une seconde fois l'appui des Gaulois et des Romains. Il rentra dans la Déserte, envahit les terres de Benoïc, et saisit peu à peu toutes les bonnes villes du roi Ban. Il offrait bien de les rendre à la condition d'en recevoir l'hommage; mais, pour rien au monde, Ban n'eût manqué à la foi qu'il devait au roi Artus.
Il ne restait plus au roi de Benoïc que le château de Trebes, qui, par l'avantage de sa situation entre une rivière et de fortes murailles, défiait tous les assauts: toutefois il n'était pas à l'abri de la disette ou de la trahison. Ban y avait conduit la reine Hélène et leur fils, le petit Lancelot. Claudas arriva bientôt devant les barrières; tout moyen de sortir et de communiquer avec le dehors fut enlevé aux assiégés. Ban était décidé à mourir plutôt que de céder aux conditions de Claudas; mais il prenait en pitié les souffrances de la reine et de ses chevaliers. Claudas ne cessait de lui représenter que rien ne le mettrait à l'abri de la faim; qu'Artus ne viendrait pas à son aide; que son frère le roi Bohor était trop malade pour le seconder. Un jour il offrit de le laisser sortir pour se rendre en Grande-Bretagne, à la condition que, si dans quarante jours il n'était pas de retour, ou revenait sans avoir obtenu de secours, le château serait rendu. Ban hésitait, et Claudas, qui pratiquait volontiers les traîtres, tout en ne les aimant pas, parvenait à gagner Aleaume, le sénéchal de Benoïc, en s'engageant à l'investir de ce royaume, dont il lui ferait l'hommage. Un jour le roi Ban prit en conseil un loyal chevalier, nommé Banin, son filleul, et le sénéchal: il leur exposa les offres de Claudas: le sénéchal insista fortement pour en montrer les avantages. «Artus, disait-il, bien que fort occupé des Saisnes et de ses hauts barons, ne refusera pas de vous venir en aide. La garnison de Trebes tiendra jusqu'à votre retour, et Claudas, à l'approche des Bretons, lèvera le siége, trop heureux de regagner la Déserte.»
Ban se rendit à ces raisons: il avertit la reine, et, suivi de deux écuyers, l'un pour tenir l'enfant, l'autre pour conduire les sommiers chargés du trésor de Benoïc, ils passèrent la porte, franchirent le pont abaissé, et ne trouvèrent personne qui tentât de les arrêter.
II.
Mais à peine étaient-ils entrés dans la forêt qui s'étendait le long de la rivière, que le traître sénéchal allait avertir Claudas de faire avancer ses gens vers la porte qu'ils trouveraient défermée. Malheureusement pour lui, Banin, toujours aux aguets, le vit rentrer. «—Comment! sénéchal, dit-il, à cette heure sur pied! D'où venez-vous donc?—J'ai voulu m'assurer que Claudas ne tenterait rien contre nous, pendant l'absence du roi.—Vous avez choisi singulièrement votre heure, pour parlementer avec l'ennemi.—Eh quoi! douteriez-vous de ma loyauté?—Non, car, si je pouvais en douter, je vous défierais aussitôt.»
Le sénéchal remonta dans la tour, et bientôt on entendit un grand mouvement d'hommes et de chevaux. Les gens de Claudas étaient déjà dans le château et commençaient le pillage. Pour éloigner les soupçons, le sénéchal se mit à crier: «À l'arme! trahi, trahi!—Ah! traître, ah! félon! lui cria Banin de son côté, puisses-tu comme Judas être payé de ta fausseté!» Cependant le feu prenait aux faubourgs, à la ville; maisons, moulins, tout croulait, il ne demeurait de Trebes que le donjon[3]. Banin s'y enferma avec trois preux sergents. Maître de la ville incendiée, Claudas en commença le siége; mais il eut beau faire jouer ses perrières et ses mangonneaux, il ne put entrer dans la tour, et fut arrêté devant les murs aussi longtemps qu'il avait fait devant la ville entière.
Banin eut alors à redouter un ennemi plus terrible que Claudas; c'était la faim. La rivière qui baignait un côté de la tour étanchait leur soif, mais leur donnait à de trop rares intervalles quelque petit poisson qu'ils se partageaient avidement. Le troisième jour, ils découvrirent entre deux pierres un chat-huant dont la chair leur parut délicieuse. Comment cependant tenir pendant un mois? Un matin Claudas demanda à parler: «Banin, je reconnais en toi un loyal et preux chevalier. Mais de quoi servira ta prud'homie? Veux-tu laisser mourir ici de faim tes compagnons? Fais mieux: prends quatre de mes bons chevaux, et sortez ensemble de la tour en toutes armes; vous chevaucherez où il vous plaira; ou, si tu consentais à rester avec moi, je prends Dieu à témoin (il tendait la main droite vers une chapelle voisine) que je t'aimerais plus que nul de mes anciens amis.»
Banin repoussa les offres à plusieurs reprises, mais à la fin il trouva moyen de sauver son honneur en cédant aux prières de ses trois compagnons, mourants de faim. «Je consentirai, leur dit-il, à rendre la tour, à des conditions qui ne nous feront pas honte.» Lors revenant à Claudas: «Sire, j'ai pris conseil de mes amis; nous sortirons de la tour, et, comme je vous tiens à prud'homme, je veux bien demeurer avec vous, mais sous une condition: vous ferez droit, pour nous ou contre nous, sans autre égard que la justice.» Claudas consentit; les Saints furent apportés, la convention jurée et les portes de la tour ouvertes.
Banin demeura plusieurs jours auprès du roi, dont il recevait le meilleur accueil; le traître sénéchal du roi Ban était, de son côté, impatient de recevoir le loyer de sa félonie. Le roi Claudas cherchait à gagner du temps; non qu'il voulût se parjurer, mais dans l'espoir de trouver moyen de se dégager. Un jour, Aleaume, en présence des barons de Claudas, rappela la promesse qui lui avait été faite, et, le roi ne se pressant pas de répondre, Banin se leva en pieds et demanda à parler.
«Roi Claudas, dit-il, vous m'avez promis de faire droit contre moi, pour mes accusateurs, et pour moi contre ceux que j'accuserais. Je vous demande raison de l'ancien sénéchal de Benoïc, que j'accuse de parjure et de trahison. S'il me dément, je suis prêt à faire preuve, les armes à la main, au jour et lieu qu'il vous plaira d'assigner.»
Claudas sentit une joie secrète en écoutant Banin:
«Aleaume, dit-il, vous entendez ce qu'on avance contre vous. Aurais-je donné ma confiance à un traître?
«—Sire, répond Aleaume, je suis prêt à prouver contre le plus fort chevalier du monde que jamais je n'eus envers vous pensée vilaine.»
Et Banin: «Voici mon gage. Je montrerai que j'ai vu de mes yeux la trahison dont il s'est rendu coupable envers son seigneur lige.
«—Voyons, sénéchal, reprit Claudas, que pensez-vous faire?
«—Mais, sire, cette cause est vôtre plus que mienne. Mon seul crime est de vous avoir bien servi.»
«—Si vous n'êtes pas coupable, défendez-vous. Vous êtes aussi fort, aussi hardi champion que Banin, vous avez droit: que pouvez-vous craindre?»
Tant dit le roi Claudas que le sénéchal fut contraint de se soumettre à l'épreuve. Les gages furent mis entre les mains du roi, qui dit en les recevant: «Sénéchal, je vous tiens pour chevalier loyal envers moi, comme vous l'avez été envers votre premier seigneur. Je vous investis du royaume de Benoïc, avec les rentes et revenus qui en dépendent. Et, dès que vous aurez convaincu de fausseté votre accusateur, je recevrai votre hommage. Mais s'il arrive que vous soyez mis hors des lices, c'est Banin qui devra tenir, au lieu de vous, le royaume de Benoïc.»
Le combat eut lieu à quatre jours de là dans la prairie de Benoïc, entre Loire et Arsie. Banin eut raison de la trahison du sénéchal, dont il fit voler la tête sur l'herbe sanglante. Quand il vint reprendre son gage, Claudas l'accueillit avec honneur; car, s'il pratiquait volontiers les traîtres, il ne leur accordait jamais sa confiance. Il offrit donc au vainqueur l'honneur du royaume de Benoïc.
«Sire, répondit Banin, je suis resté près de vous jusqu'à présent, dans l'espoir de satisfaire au droit, et de punir le traître qui vous livra le château de Trebes. J'ai, grâce à Dieu, rempli ce devoir; rien ne doit plus me retenir près de vous. Je n'ai pas cessé d'être au roi Ban et je ne puis voir en vous qu'un ennemi; l'hommage que je vous rendrais ferait sortir mon cœur de ma poitrine.—J'ai, dit Claudas, grand regret de votre résolution, mais je vous accorde le congé que vous souhaitez.» Banin, sur cette réponse, demanda son cheval et s'éloigna de Trebes, sans attendre la fin du jour.
On le trouve, dans une autre laisse, à la cour du roi Artus, emportant les prix des behours et des quintaines, méritant d'être admis parmi les chevaliers de la Reine, de la Table ronde et de l'Escarguette ou garde du Roi. Il avait, dit le romancier, recueilli dans ses guerres contre le roi Claudas un butin assez fort pour faire bonne figure au milieu des chevaliers bretons. Mais Artus, quand il apprenait que le nom de Banin lui venait du roi de Benoïc, était entré dans une profonde et douloureuse rêverie; car ce nom lui rappelait que la mort du roi Ban n'était pas vengée. Banin, ajoute notre livre[4], «fit beaucoup parler de lui et attacha son nom à mainte belle aventure; mais c'est dans le Conte du Commun qu'elles sont racontées et où il convient mieux de les lire[5].»
III.
Revenons au roi Ban, que nous avons laissé franchissant la petite porte du château de Trebes, avec la reine, leur enfant et un fidèle sergent. Ils chevauchèrent une heure avant le retour du jour, et gagnèrent ainsi la forêt qui devait les conduire à l'entrée du royaume de Gannes. Là se dressait une haute montagne d'où l'on pouvait découvrir tout le pays. L'aube venait de crever; Ban ne put résister au désir de jeter un dernier regard sur son château bien-aimé. Il fit arrêter la reine au bas du tertre et chevaucha péniblement jusqu'au sommet. Mais quelle douleur, en voyant les murs éclairés de sinistres lueurs, les moutiers crouler, le feu jaillir çà et là, l'air tellement embrasé que la flamme semblait en montant joindre le ciel à la terre! Trebes avait été sa dernière espérance; que lui restait-il? Une jeune femme nourrie dans les grandeurs, maintenant réduite au dernier dénûment: celle dont les ancêtres remontaient au roi David[6] allait être réduite à réclamer la pitié des autres, à nourrir son enfant du pain amer de l'exil. Et lui, pauvre vieillard, naguère riche d'amis et d'avoir, l'honneur de toutes les bonnes compagnies, comment pourrait-il soutenir une fortune aussi contraire? Toutes ces pensées refoulent alors son cœur avec tant d'amertume que les sanglots l'étouffent, il se pâme et glisse à terre sans mouvement. Quand il revint à lui: «Ah! Seigneur, je vous rends grâces de la fin qu'il vous plaît m'envoyer. Vous avez vous-même souffert la pauvreté et les tourments. Je n'ai pu sans de grands péchés vivre dans le siècle; je vous en réclame pardon. Ne perdez pas mon âme, vous qui êtes venu de votre sang nous racheter. Faites que mes torts reçoivent ici leur châtiment, ou, si mon esprit doit être tourmenté par delà, qu'au moins un jour plus ou moins éloigné me réunisse à vous. Ah! beau Père spirituel, prenez pitié de ma femme Hélène, sortie du ce haut lignage que vous avez conduit au royaume aventureux: remembrez-vous de mon fils, pauvre et tendre orphelin; car les pauvres sont en votre garde et vous les devez protéger avant tous les autres.»
Ces paroles dites, le bon roi se frappa la poitrine en pleurant de contrition; il arracha trois brins d'herbe, et les mit dans sa bouche au nom de la Sainte Trinité; puis il eut un dernier serrement de cœur, ses yeux se troublèrent, il s'étendit, les veines du cœur se rompirent, et il expira, les mains en croix, les yeux au ciel et la tête tournée vers Orient.
Cependant le cheval, effrayé du bruit qu'avait fait le roi dans sa chute, s'était mis à fuir jusqu'au bas de la montagne. La reine, le voyant revenir seul, dit à l'écuyer chargé de tenir en selle le petit Lancelot de lui apporter l'enfant et d'aller voir ce qui pouvait retarder le roi. Tout-à-coup elle entend les cris perçants de l'écuyer, quand il arrive à l'endroit où son seigneur était étendu sans vie. Tout effrayée, la reine dépose l'enfant sur l'herbe, et se met à gravir le tertre. Elle a bientôt croisé l'écuyer, qui la conduit devant le corps de son cher époux. Quelle douleur! Elle se jette sur lui, déchire ses habits, frappe son beau corps, égratigne son visage; la montagne, la vallée, le lac voisin, tout retentit de ses gémissements et de ses cris.
Puis la pensée lui revint de l'enfant laissé aux pieds des chevaux: «Ah! mon fils!» et elle redescend tout échevelée au bas de la montagne; elle cherche les chevaux, ils s'étaient rapprochés du lac pour s'y abreuver. Sur la rive, elle voit son fils entre les bras d'une demoiselle qui le serre tendrement sur son sein, en lui baisant la bouche et les yeux. «Belle douce amie,» lui dit la reine, «pour Dieu! rendez-moi mon enfant. Il est assez malheureux d'avoir perdu son père et son héritage.» À toutes ses paroles, la demoiselle ne répond mot; mais, quand elle voit la reine avancer de plus près, elle se lève avec l'enfant, se tourne, vers le lac, joint les pieds et disparaît sous les eaux.
La reine, à cette nouvelle épreuve, voulut s'élancer et suivre dans le lac la demoiselle: mais le valet qui s'était hâté de revenir la retint de force; elle s'étendit sur l'herbe, perdue dans les sanglots. En ce moment vint à passer près de là une abbesse accompagnée de deux nonnes, d'un chapelain, d'un frère convers[7] et de deux écuyers. Des cris frappant son oreille, elle se détourna pour aller vers le point d'où ils partaient. Quand elle vit la reine: «Dieu, madame, vous donne joie! dit-elle.—Hélas, il n'est pas en son pouvoir de consoler la plus malheureuse femme du monde. J'ai perdu toutes les joies, tous les honneurs.—Dame, qui êtes-vous donc?—Une dolente qui a trop vécu.» Le chapelain tirant alors l'abbesse par la guimpe: «Croyez-moi, madame, dit-il, cette dame est la reine.» L'abbesse ne put retenir ses larmes. «Pour Dieu! madame, lui dit-elle, veuillez ne rien me cacher, je le sais, vous êtes la reine.—Oui, oui, la reine aux grandes douleurs.» Cette réponse a fait que la première branche de notre histoire est ordinairement appelée l'Histoire de la Reine aux grandes douleurs.
«Laquelle que je sois, reprit Hélène, faites-moi nonne, je ne désire que cela.—Volontiers, madame, mais dites-nous la cause de vos douleurs.» La reine, rassemblant toutes ses forces, raconta comment ils étaient sortis de Trebes, comment le roi n'avait pu soutenir la vue de l'embrasement de son château; comment on l'avait retrouvé sans vie, et comment enfin un démon sous la forme d'une demoiselle avait enlevé son cher enfant. «Vous voyez maintenant, ajouta-t-elle, si j'ai raison de haïr le siècle. Faites prendre le grand trésor d'or, d'argent et de vaisselle que porte ce cheval, et employez-les à faire un moutier dans lequel on ne cessera de chanter pour l'âme de monseigneur le roi.
«Ah! madame, dit l'abbesse, vous ne savez pas combien il est difficile de vivre en religion. C'est le travail des corps et le péril des âmes. Demeurez avec nous, sans revêtir l'habit; soyez toujours madame la reine; notre maison est vôtre, les ancêtres de monseigneur le roi l'ont fondée.—Non, non; le siècle ne m'est plus rien: je vous prie de me recevoir comme nonne, et si vous refusez, je m'enfuirai dans ces forêts sauvages et j'y perdrai bientôt et le corps et l'âme.—S'il est ainsi, je rends grâce à Dieu qui nous donne la compagnie d'une si bonne et si haute dame.» Et, sans attendre davantage, l'abbesse trancha les tresses de ses cheveux; il était aisé de voir, malgré sa profonde affliction, qu'Hélène était la plus belle femme du monde. On tira des sommiers que conduisaient les sergents de l'abbaye les noirs draps et le voile qu'elle ne devait plus quitter. Et quand l'écuyer de Trebes vit la reine ainsi rendue, il dit qu'il n'entendait pas l'abandonner; on le revêtit de la robe de frère convers. Avant de suivre leur chemin, le chapelain, les deux convers et les deux écuyers se chargèrent de transporter le roi à l'abbaye, qui n'était pas éloignée. Le service fut digne d'un roi; on mit honorablement le corps en terre, jusqu'au moment où fut construit, sur la montagne où il avait expiré, le moutier que la reine avait demandé. Le corps y fut transporté, et la reine voulut demeurer dans un logis qui en dépendait, avec deux autres nonnains, deux chapelains et trois convers. Tous les matins, après la messe, elle se rendait au bord du lac où son fils lui avait été ravi, elle y lisait le psautier avec abondance de larmes. Quand on sut que la reine avait pris les draps de nonne, les gens du pays l'appelèrent le Moutier-royal, et l'on vit s'y rendre les plus gentilles dames de la contrée, pour l'amour de Dieu et de la reine.
IV.
Cependant Claudas soumettait le pays de Gannes comme il avait fait celui de Benoïc. Bohor n'avait survécu que de quelques jours à son frère, et laissait deux enfants encore au berceau, Lionel et Bohor. Les barons du pays résistèrent aussi longtemps qu'ils purent; la reine était enfermée dans Monteclair, son dernier château, quand elle apprit que Claudas allait l'attaquer. Dans la crainte de tomber entre ses mains, elle sortit de la forteresse, passa la rivière qui en baignait les murs et gagna, avec ses deux enfants et quelques serviteurs dévoués, une forêt assez voisine de l'abbaye où sa sœur la reine Hélène avait pris le voile.
Comme elle chevauchait dans cette forêt, elle fit rencontre d'un chevalier qui longtemps avait servi loyalement le roi Bohor, mais qui avait été déshérité et banni pour cause d'homicide; car ce prince était grand justicier, comme son frère le roi Ban. Ce chevalier, nommé Pharien[8], avait pris les soudées du roi de Bourges et en avait reçu de bonnes terres. Justement à l'heure où la reine de Gannes traversait la forêt, le roi Claudas y chassait au sanglier, et le chevalier qui l'accompagnait s'était arrêté au trépas d'une grande haie, quand il vit arriver la reine de Gannes et ses enfants. Il s'élance au frein des chevaux et fait descendre le berceau dans lequel dormaient les enfants. Ne demandez pas si la reine fut transie; elle inclina sur son palefroi, on l'y retint avec peine. Le chevalier, ému d'une profonde pitié, lui dit: «Madame, le roi Bohor de Gannes m'a fait bien du mal; mais je n'aurai pas la dureté de vous livrer à votre ennemi, devenu mon seigneur. Je n'oublie pas que vous avez été dolente de mon exil et que vous m'avez alors garanti de mort. Laissez-moi vous conduire au bout de cette forêt, et confiez-moi la garde de vos enfants. J'en prendrai soin jusqu'à ce qu'ils soient en âge de porter les armes, et, s'ils rentrent dans leur héritage, je ne pourrai leur venir en aide, mais j'en aurai bien de la joie.»
La dame, après s'être un instant recueillie, dit au chevalier qu'elle avait confiance dans sa loyauté et qu'elle laissait en sa garde ce qui lui restait de plus cher au monde. Il ordonna à son sergent de conduire les deux enfants à sa maison, et pour lui, après avoir guidé la reine jusqu'à l'extrémité de la forêt, où se trouvait une abbaye qui la recueillit, il prit congé d'elle et revint vers Claudas, au moment où un message annonçait que Monteclair ne pouvait tenir longtemps. Claudas prit aussitôt le chemin du château, et les portes lui en furent ouvertes.
À compter de là, il fut maître incontesté des anciens domaines des rois Ban et Bohor.
Le moutier où la reine de Gannes venait d'être conduite était assez voisin de celui que la reine de Benoïc avait choisi. Les deux sœurs furent bientôt réunies, et l'on peut comprendre leur joie et leur douleur en se revoyant, en écoutant le récit mutuel de leurs récentes infortunes. L'abbesse, arrivée près de la reine de Gannes, lui coupa ses longs cheveux et lui donna le voile qu'elle avait demandé, pour se mettre entièrement à l'abri des entreprises et des inquiétudes de Claudas. Nous laisserons les deux sœurs dans leur pieuse retraite, pour nous informer de ce que devient le petit Lancelot.
V.
La dame[9] qui venait d'emporter Lancelot au fond du lac était une fée. En ce temps-là on donnait le nom de fées à toutes les femmes qui se mêlaient de sorts et d'enchantements. «Elles savaient, dit le conte des Bretes, la vertu des paroles, des pierres et des herbes: elles avaient trouvé le secret de se maintenir en jeunesse, en beauté, en merveilleuse puissance. On les rencontrait surtout dans les deux Bretagnes[10] au temps de Merlin, qui possédait toute la sagesse que le démon peut donner aux hommes.» En effet, Merlin était regardé chez les Bretons, tantôt comme un saint prophète, tantôt comme un dieu. C'est de lui que la Dame du lac tenait le savoir qui la mettait au-dessus de toutes les femmes de son temps.
On ne peut douter que Merlin n'eût été engendré dans une femme par un de ces malins esprits qui fréquentent notre monde et sont tellement possédés d'une ardeur impure qu'il leur suffit de regarder une femme pour perdre le pouvoir d'accomplir leurs mauvais desseins. Ils avaient la même ardeur d'imagination avant leur désobéissance et la création d'Ève. Enivrés d'admiration les uns pour les autres, un seul regard suffisait pour porter au comble leur bonheur réciproque. Merlin avait dû pourtant sa naissance à l'un d'entre eux[11]. Sur les marches d'Écosse vivait un vavasseur de condition assez médiocre: il avait une fille qui, venant en âge de prendre un époux, déclara qu'elle ne partagerait jamais la couche d'un homme qu'elle aurait vu de ses yeux. Les parents firent ce qu'ils purent pour lui ôter cette aversion étrange; elle répondit toujours que, si on la mariait contre son gré, elle deviendrait folle ou se donnerait la mort. Non qu'elle ne fût assez curieuse de savoir en quoi consistait le secret d'union conjugale; seulement, il lui répugnait de voir celui qui viendrait pour le lui apprendre. Le père, n'ayant pas d'autre enfant, ne voulut pas contraindre sa résolution: mais, après sa mort, le démon, instruit de tout, vint de nuit trouver la demoiselle, et lui murmura dans l'oreille quelques douces et flatteuses paroles: «Je suis, ajouta-t-il, un jeune étranger: je ne connais ici personne; j'ai appris que vous ne vouliez pas voir celui que vous pourriez aimer; je viens vous dire que j'avais pris une résolution pareille.» La demoiselle lui permit d'approcher, et reconnut qu'il était parfaitement taillé en chair et en os: car, bien que les démons soient de simples esprits et n'aient pas de formes corporelles, ils peuvent travailler l'air de façon à simuler la matière qui leur fait défaut. Ainsi fut trompée la demoiselle; elle prit en grande affection l'inconnu qu'elle ne voyait pas, et ne lui refusa rien de ce qu'il voulut lui demander.
À cinq mois de là, elle sentit qu'elle avait conçu, et, quand le terme arriva, elle mit secrètement au monde un enfant qu'on appela Merlin, comme l'avait recommandé celui qui l'avait engendré. On ne le baptisa pas; et il avait douze ans quand il fut conduit à la cour d'Uter-Pendragon, ainsi que le témoigne l'histoire de sa vie.
Après la mort du duc de Tintagel, quand Uter-Pendragon eut appris les moyens de tromper la duchesse, Merlin s'en alla demeurer dans les forêts profondes. Il avait les inclinations déloyales et trompeuses de son père, et comme lui possédait tous les secrets de la science humaine. Or, sur les marches de la Petite-Bretagne, était une demoiselle de grande beauté, nommée Viviane; Merlin conçut pour elle un violent amour, il vint aux lieux qu'elle habitait, et la visita de jour et de nuit. Elle était sage et bien apprise; tout en se défendant de ses entreprises, elle sut lui arracher l'aveu de sa science. «Je suis prête, lui dit-elle, à faire ce que vous demanderez de moi, si vous m'apprenez une partie de vos secrets.» Merlin, que l'amour rendait aveugle, consentit à lui dire de bouche tout ce qu'elle voudrait savoir. «Enseignez-moi d'abord, dit-elle, comment, par la vertu des paroles, je pourrais fermer une enceinte que personne n'apercevrait, et dont on ne pourrait sortir.—Ensuite, comment je pourrais tenir un homme aussi longtemps endormi qu'il me plairait.—Mais, dit Merlin, quel besoin avez-vous de pareils secrets?—Pour en user envers mon père; car, s'il venait jamais à découvrir que vous ou tout autre eût partagé mon lit, il me tuerait. Vous voyez combien il m'importe de connaître un moyen de l'endormir.»
Merlin lui enseigna l'un et l'autre secret qu'elle se hâta d'écrire en parchemin; car elle avait été mise aux lettres. Puis elle parut céder aux désirs de Merlin; mais, toutes les fois qu'il venait vers elle, elle lui posait deux noms de conjuration sur les genoux; il s'endormait et perdait tout moyen de lui ravir le doux nom de pucelle. Quand venait le point du jour et qu'elle l'éveillait, il croyait avoir obtenu tout ce qu'il avait désiré; car ce qu'il tenait de sa nature d'homme le laissait exposé aux mêmes méprises que nous autres, et la dame n'eût pu le tromper s'il avait été tout à fait démon. Les démons, on le sait, veillent toujours; ils ne connaissent pas le sommeil, et c'est un de leurs plus grands supplices.
Enfin la dame apprit encore tant de choses de Merlin qu'elle finit par l'enfermer dans une grotte de la périlleuse forêt de Darnantes, qui confine à la mer de Cornouaille et au royaume de Sorelois. Depuis ce temps Merlin ne fut plus jamais vu, et personne ne put dire l'endroit où il était retenu.
Or la dame qui trompa Merlin fut celle qui venait d'emporter Lancelot dans le lac; jamais, on peut le dire, mère ne fut plus tendre et ne donna plus de soins à son enfant. Elle n'était pas isolée dans le séjour qu'elle avait choisi; chevaliers, dames et demoiselles lui faisaient compagnie. D'abord elle s'enquit d'une bonne nourrice, et, quand l'enfant fut en âge de s'en passer, elle choisit un maître pour lui apprendre ce qu'il devait savoir afin de bien se contenir dans la vie du monde. On l'appelait tantôt le Beau trouvé, tantôt le Riche orphelin; mais la dame ne lui donnait pas d'autre nom que celui de Fils de roi. Il eut à huit ans la vigueur et le sens d'un adolescent, et témoignait déjà d'une grande passion pour les violents exercices. Il ne sortait pourtant jamais de la forêt, qui se prolongeait du point où le roi Ban avait rendu le dernier soupir jusqu'aux rivages de la mer. Pour le lac dans lequel la dame avait paru se plonger, ce n'était qu'une illusion et l'effet d'un enchantement. Dans la forêt s'élevaient de belles maisons, serpentaient des ruisseaux peuplés de poissons savoureux; le tout interdit aux yeux des étrangers par cette apparence de lac qui en occupait toute l'étendue.
Ici l'histoire laisse la Dame du lac et le petit Lancelot, pour parler des deux cousins, Lionel et Bohor, fils du roi Bohor de Gannes.
VI.
Pharien n'avait pas oublié les recommandations de la bonne reine de Gannes; il pourvut à la nourriture des deux enfants, prit un soin particulier de l'aîné et donna la maîtrise du plus jeune à son neveu Lambègue. D'ailleurs il n'avait confié le secret de la naissance de ces enfants à nul autre qu'à ce neveu et à sa femme, jeune et belle dame qui devait plus tard trahir sa confiance, et céder aux poursuites amoureuses du roi de la Déserte. Claudas, comme pour racheter ses torts, avait revêtu Pharien de la charge de sénéchal du pays de Gannes[12]. Mais il arriva que Lambègue eut connaissance de la mauvaise conduite de la dame, et, à compter de ce moment il avait voué une haine implacable au roi qui portait ainsi le déshonneur dans sa parenté. Pharien, averti par Lambègue, eut grande peine à croire à son malheur, car il pensait être aimé de sa femme épousée autant que lui-même l'aimait. Un jour que Claudas l'avait chargé d'un message, il fit semblant d'obéir et, à la tombée de la nuit, revint à son logis où il trouva le roi. Dans un premier mouvement de fureur, il avança pour le frapper: Claudas le prévint en s'élançant hors de la maison par une fenêtre. Le coupable échappé, Pharien jugea prudent de dissimuler: il vint au palais le lendemain, et tirant à l'écart Claudas: «Sire, dit-il, je suis votre homme lige, j'ai besoin de votre conseil. La nuit dernière, j'ai surpris dans la compagnie de ma femme épousée un de vos chevaliers.—Quel est-il? demanda vivement Claudas.—Je ne sais; ma femme a refusé de le nommer: mais il est de votre maison. Que dois-je faire? Et si telle chose vous arrivait, que feriez-vous?—En vérité, Pharien, répondit Claudas, si je le prenais sur le fait, comme cela paraît vous être arrivé, je le tuerais.—Cent mercis, mon seigneur!» Mais le roi n'avait ainsi parlé que pour mieux aller au-devant des soupçons de Pharien.
Rentré chez lui, le sénéchal ne dit pas un mot de reproche ou de plainte, mais il alla prendre sa femme par la main et la conduisit dans la tour de sa maison. Une vieille matrone eut charge de pourvoir à son manger, à tout ce qui pouvait lui être nécessaire. La chose demeura longtemps secrète: enfin la dame trouva moyen de faire avertir Claudas qui, allant à quelques jours de là chasser dans la forêt de Gannes, envoya vers Pharien un écuyer pour lui annoncer qu'il viendrait dîner chez lui. Le sénéchal accueillit le message avec de grands semblants de joie; la dolente prisonnière fut tirée de la tour et froidement avertie de bien recevoir le roi. Puis il alla au-devant de Claudas, le remercia de l'honneur qu'il recevait, et mit la maison à sa disposition. Au lever des tables, il sortit et Claudas prit place auprès de la dame sur une belle et riche couche[13]. Il apprit d'elle que Pharien l'avait reconnu et qu'elle était, depuis ce temps, enfermée dans la tour, où elle menait la plus malheureuse vie du monde. «Vous pourriez aisément me délivrer et tirer vengeance de Pharien. Il garde depuis trois ans chez lui les deux fils du roi Bohor, apparemment pour les aider à ressaisir leur héritage, quand ils seront en âge.—Je vous remercie, dit Claudas, de l'avis, et je saurai bien en faire mon profit.»
Il prit congé de Pharien, sans témoigner de ressentiment. Dans le nombre de ses barons, il comptait le proche parent d'un chevalier que Pharien avait mis à mort, au temps du roi Bohor, et c'est pour cela qu'il avait été dépouillé de ses fiefs. Claudas le fit venir: «Je veux bien, lui dit-il, vous donner moyen de vous venger de Pharien. Il nourrit en secret les enfants de Bohor; accusez-le de trahison, et, s'il nie, demandez à le prouver de votre corps contre le sien. Je vous promets après le combat la charge de sénéchal.»
Il n'en fallait pas tant pour décider le chevalier. Quand Pharien reparut en cour accompagné de Lambègue, ils reçurent du roi bon accueil. Mais le lendemain, au sortir de la messe, le chevalier aborde Claudas et lui dit assez haut pour être entendu de tous: «Sire, je demande raison de Pharien votre sénéchal. Je l'accuse de trahison. S'il me dément, je prouverai qu'il a recueilli secrètement les deux enfants du roi Bohor de Gannes.»
Claudas se tournant alors vers Pharien: «Sénéchal, vous entendez ce que ce chevalier avance contre votre honneur. Je ne puis croire que vous ayez ainsi répondu à ma confiance.
«—Je demande, répond Pharien, le temps de prendre conseil.
«—Quand on est atteint de félonie, on n'a pas, dit le chevalier, à demander conseil. On prend une hart, on la met à son cou, ou bien on dément l'accusation. Êtes-vous innocent, qu'avez-vous à craindre? Loyauté donne cœur à qui n'en aurait pas: et le meilleur chevalier se montre le pire de tous, quand il n'a pas le droit pour lui.»
Lambègue s'élançant alors: «Je me porte garant et champion de l'honneur de mon seigneur oncle.
«—Non, Lambègue, reprit froidement Pharien, je ne laisserai personne prendre un écu pour défendre mon droit en ma place. Voici mon gage: je suis prêt à prouver que je ne fis jamais trahison.
«—Vous n'avez donc pas nourri secrètement les fils de Bohor?
«—Eh! qu'importe, dit Lambègue, qu'il les ait ou non recueillis? Nourrir deux enfants, est-ce un cas de trahison?
«—C'est là pourtant ce qui le fait accuser, dit Claudas. Il faut qu'il le nie ou le reconnaisse.
«—Eh bien! reprit Lambègue, si l'on dit que ce soit un cas de trahison, je suis prêt à le démentir. Voyons, est-il ici quelqu'un prêt à soutenir que recueillir les fils d'un ancien seigneur soit forfaiture?»
Le chevalier, voyant l'assemblée applaudir à ces paroles de Lambègue, ne répondait pas: «Comment! dit Claudas, pensez-vous ne pas aller plus loin?» Alors le chevalier déposa son gage, Pharien tendit le sien, et ils allèrent s'armer. Mais, avant d'entrer dans la lice, le sénéchal avertit Lambègue de regagner sa maison sans perdre de temps, et de conduire les deux enfants à l'abbaye où la reine Hélène leur mère avait revêtu les draps de religion. Lambègue obéit, et déjà suivait avec les deux enfants le chemin de Moutier royal, quand Pharien combattit le chevalier accusateur et lui arracha la vie.
Comme il sortait victorieux des barrières, on vint apprendre à Claudas que les deux enfants n'étaient plus dans la maison de Pharien. Il fit approcher le sénéchal: «Rendez-moi, lui dit-il, les fils du roi Bohor: j'en prendrai soin, et je veux bien promettre sur les saints, dès qu'ils seront en âge de recevoir l'adoubement, que je les mettrai en possession de tout leur héritage. J'y joindrai le royaume de Benoïc, car, ainsi qu'on me l'a dit, le fils du roi Ban a cessé de vivre, et j'en ai grand regret; à mon âge, il est temps de penser à sauver son âme. J'ai dépouillé les pères parce qu'ils ne voulaient pas tenir de moi: les enfants, auxquels je rendrai leur héritage, ne me refuseront pas l'hommage.»
Les saints furent apportés, et sur les reliques Claudas, devant tous ses barons, jura de garder et protéger les fils du roi Bohor, et de les remettre en possession de leur patrimoine quand ils seraient en âge de chevalerie. Pharien, après avoir entendu le serment de Claudas, ne perdit pas un moment pour aller au-devant de son neveu. Il le rejoignit comme il était déjà en vue de l'abbaye de Moutier royal, et revint avec eux à Benoïc, où Claudas fit aux enfants la plus belle chère du monde. Toutefois il prit le parti de les enfermer dans une tour de son palais, sans les séparer de leurs deux maîtres Pharien et Lambègue. «Car, disait-il, on pourrait attenter à leur vie; il est à propos de les tenir sous bonne garde, jusqu'au jour où nous les armerons chevaliers et les investirons de leur ancien héritage.»
VII.
Ainsi Claudas, redouté de tous ses voisins, tint longtemps en paix les trois royaumes de Bourges, de Gannes et de Benoïc. Il avait un fils âgé de quinze ans, beau de visage, mais violent, orgueilleux et de si mauvais naturel que le roi tardait à le faire chevalier, pour ne pas lui laisser une liberté dont il aurait abusé.
Claudas était le prince du monde le plus outrageux, le plus inquiet et le moins large. Il ne donnait jamais ce qu'il pouvait retenir. De sa personne, il était de grand air, de haute taille; le visage gros et noir, les sourcils épais, les yeux enfoncés et très-éloignés l'un de l'autre; le nez court et retroussé, la barbe rousse, les cheveux entre noir et roux, la bouche large, les dents mal rangées et le cou épais. Des épaules et du tronc, aussi bien formé que possible. C'était un mélange de qualités bonnes et mauvaises. Par inquiétude, il se défiait de tous ceux qui pouvaient se comparer à lui en puissance: il recherchait ceux qui parmi ses chevaliers étaient les plus pauvres, leur demandant plutôt conseil. Il allait volontiers au moutier, mais sans faire plus de bien aux gens besoigneux. Il se levait et déjeunait de grand matin, jouait assez rarement aux échecs et autres jeux de table. Mais il aimait à chasser en bois, à voler en rivière avec le faucon plutôt que l'épervier. Lent à tenir ses engagements, il espérait toujours que sans parjure il pourrait s'en affranchir. Une seule fois dans sa vie, il avait aimé d'amour: quand on lui demandait pourquoi il y avait renoncé: «Par ce, disait-il, que je veux vivre longtemps. Il faut qu'un cœur amoureux vise toujours à surmonter en prouesse tous les autres, et qu'il passe sa vie à défier la mort. Mais si le corps pouvait satisfaire à tout ce que le cœur peut demander, je ne cesserais pas d'aimer un jour de ma vie, et je voudrais passer tout ce qu'on raconte des meilleurs chevaliers.»
Ainsi parlait Claudas entre les gens, et il disait vrai: au temps de son amour, il avait été merveilleux en prouesses; on avait chanté ses louanges jusque dans les pays lointains. Il y avait deux ans qu'il tenait paisiblement les deux royaumes de Gannes et de Benoïc, quand la pensée lui vint de passer en Grande-Bretagne, pour y voir si tout ce qu'on disait de la largesse, des prouesses et de la courtoisie du roi Artus était véritable. Si la renommée lui paraissait mensongère, si le roi Artus n'était pas entouré de tous ces intrépides chevaliers dont le monde s'entretenait, il était résolu de lui déclarer la guerre et de réclamer l'hommage de la Grande-Bretagne. Il entra dans une nef, arriva dans Londres et y resta plusieurs mois sous le costume d'un soudoyer étranger. C'était au temps de la guerre d'Artus contre le roi Rion, contre Aguisel d'Écosse, contre le roi d'outre les marches de Galone. Claudas vit Artus triompher de tant d'ennemis, à l'aide de Notre-Seigneur et des preux qui sur le renom de sa largesse et de sa valeur accouraient à lui de toutes les contrées. Chaque jour, pour l'amour d'Artus, des païens, des Sarrasins, venaient réclamer le baptême et faisaient à ses yeux assaut de prouesses. Claudas eut tout le temps de voir sa noble contenance, sa cour magnifique, la puissance dont il disposait. Il retourna dans les Gaules entièrement persuadé que le fils d'Uter-Pendragon était un souverain sans pair, et qu'il y aurait autant de folie que de déloyauté à tenter de le réduire à la condition de roi feudataire. Mais revenons maintenant à Lancelot.
VIII.
La dame qui avait voulu prendre soin des premières années du fils de la reine de Benoïc l'avait mis d'abord, ainsi qu'on a vu plus haut, sous la garde particulière d'une de ses demoiselles. Comme il était plus grand, plus formé que les enfants de son âge, il sortit dès sa quatrième année de la dépendance des femmes, pour entrer dans celle d'un maître et apprendre ce qu'un fils de roi devait savoir. On lui mit d'abord à la main un petit arc et de minces bouzons[14] qu'il tirait à courte visée. Quand il eut la main plus sûre, il visa aux oiseaux, aux lièvres. Puis il alla sur un petit cheval, sans franchir la visible étendue du lac, et toujours suivi de gentils compagnons.
Il apprit les jeux de tables et d'échecs, et s'y rendit en peu de temps des plus habiles. Donnons maintenant une idée de sa personne à ceux qui volontiers entendent parler de beauté d'enfants.
Il avait la chair de son visage heureusement entremêlée de blanc, de brun et de vermillon. La teinte rouge s'étendait et s'affaiblissait sans disparaître sur un fond de blancheur de lait, qui en tempérait l'éclat trop vif et l'ardeur trop grande. Sa bouche était fine et bien faite, ses lèvres fraîches et épaissettes, les dents petites, blanches et serrées, le nez légèrement aquilin, les yeux bleus, riants, si ce n'est quand il avait sujet d'être courroucé, car alors ils semblaient charbons embrasés et le sang paraissait jaillir des joues, il fronçait du nez, soufflait comme un cheval, serrait les dents et broyait ce qu'il tenait en main. Il avait le front élevé et bien tracé, les sourcils bruns et fournis, les cheveux fins, blonds et naturellement lustrés. En avançant en âge, ils changèrent de nuance et devinrent fauves sans cesser d'être luisants et bouclés. Ses bras étaient longs et nerveux, ses mains blanches comme d'une dame, sinon que les doigts en étaient moins effilés et plus charnus. Jamais buste ne fut mieux pris, jambes plus solides et mieux formées. Que dire maintenant de son cou gracieusement posé sur ses larges épaules? La poitrine seule était plus ample, plus gonflée peut-être que n'eût voulu la perfection de l'ensemble. Au moins était-ce le seul point où l'on pût, à tort ou raison, trouver à reprendre. Bien des gens, en rendant justice à son incomparable beauté, disaient qu'elle eût été plus complète s'il avait eu l'avant du corps moins fourni. Mais la vaillante reine Genièvre, à laquelle on en demanda plus tard le jugement, dit que Dieu avait dû commander à dame Nature de prendre sur l'ampleur du cœur mesure de la poitrine; car, dans la proportion ordinaire, ce cœur eût nécessairement crevé. Elle ajoutait: «Si j'avais été Notre Seigneur céleste, je n'aurais su rien mettre de plus ni de moins dans Lancelot.»
Il chantait bien quand il voulait, mais l'envie lui en prenait assez rarement, car il était de nature sérieuse et calme. Cependant, quand il avait juste occasion d'être gai, personne ne l'égalait en paroles vives, enjouées, plaisantes. Sans jamais penser à se faire valoir et à vanter ses prouesses, il n'hésitait pas à dire qu'il croyait pouvoir obtenir de son corps tout ce que pouvait demander un grand cœur. Et cette confiance lui permit d'accomplir les hauts faits que nous aurons à raconter. Il est vrai que maintes gens, l'entendant ainsi parler, penchaient à l'accuser d'orgueil et d'outrecuidance, mais non: cela venait de ce qu'il connaissait mieux que personne la force de son bras et la puissance de sa volonté.
Il n'avait pas seulement droit au prix de la beauté du corps; vous ne trouverez jamais d'enfant ordinairement plus doux et plus débonnaire, bien qu'à l'égard des félons il fût passe-félon. Sa largesse ne connaissait pas de bornes: il donnait bien plus volontiers qu'il ne recevait. Prévenant, affectueux pour les gentils hommes, il témoignait une bienveillance naturelle pour tous ceux qu'il n'avait pas de bonnes raisons de mépriser. Il savait discerner les choses et les hommes; il voyait juste, et cette sûreté de sens lui faisait tenir à ce qu'il avait une fois entrepris, en dépit de tout ce qu'on pouvait dire pour l'en détourner.
Un jour il était allé en chasse à la poursuite d'un chevreuil: il dépassa bientôt ceux qui l'accompagnaient. Le maître voulut le rejoindre, mais son cheval trop pressé des éperons finit par le jeter à terre. Lancelot cependant chevauche à travers bois, atteint le chevreuil et le perce d'une flèche, au passage d'une voie ferrée. Puis il descend, lève le gibier en trousse et remonte, tenant sur le devant de la selle le brachet qui l'avait conduit sur les pistes. Comme il revenait sur ses pas et vers ses compagnons, il fait rencontre d'un valet marchant à pied et tenant en laisse un roncin épuisé de lassitude. C'était un jouvenceau de prime barbe, le bliaud serré dans la ceinture, le chaperon rejeté sur l'épaule, les éperons rougis du sang de son cheval. Confus d'être rencontré en si mauvais point, le valet baisse la tête en passant devant l'enfant. «Qui êtes-vous? demande Lancelot; où comptez-vous aller?—Beau sire, répond l'inconnu, Dieu vous croisse honneur! Je suis un malheureux, près de l'être plus encore, à moins que Dieu ne se lasse de m'éprouver. Je suis pourtant de ma mère et de mon père gentil de race; mais je n'en ai que plus de regrets: un vilain souffre sans être malheureux, par son habitude de souffrir.»
Lancelot se sentit ému de compassion. «Comment! dit-il, vous êtes gentil homme et vous vous désolez pour mauvaise fortune! Sauf la perte d'un ami, ou la honte qu'on n'aurait pas moyen d'effacer, cœur d'homme doit-il mener grand deuil?»
Le valet comprit à ces mots que l'enfant était de haut lieu. «Sire, répondit-il, je ne pleure pas de bien perdu ou de honte que j'aie reçue: mais je suis ajourné à la cour du roi Claudas, où je dois combattre un traître qui pour une affaire de femmes a surpris dans son lit et tué sans défense un preux chevalier de ma parenté. J'étais parti hier soir de mon logis, accompagné de plusieurs amis: le traître me fit épier dans le bois où je devais passer; des gens armés sortirent d'une embuscade, nous attaquèrent à l'improviste et blessèrent mon cheval auquel il resta cependant assez de vie pour me tirer de ce guet-apens. Un prud'homme que je rencontrai me donna celui-ci; mais je l'ai si vivement éperonné pour arriver à temps, qu'il refuse maintenant d'avancer. Ainsi, j'ai vu mourir ceux qui m'accompagnaient sans les venger, et je ne serai pas demain à la cour du roi.
«—Mais, fait Lancelot, si vous aviez un bon cheval, pourriez-vous arriver à temps?—Assurément, quand bien même je ferais à pied le dernier tiers de la route.—Vous ne serez donc pas honni, faute d'un cheval.»
Il descend, et donne au valet son bon roncin. Le valet consolé, ravi, monte et s'éloigne en prenant à peine le temps de remercier. Pour Lancelot, il replace le chevreuil sur la croupe de son nouveau cheval qu'il suit à pied, tenant le brachet en laisse.
Il n'avait pas fait grand chemin quand vient à passer un vavasseur sur un palefroi, la verge en main, et devant lui deux lévriers en laisse. C'était un homme déjà sur le retour d'âge; aussi Lancelot s'empressa-t-il de le saluer. «Que Dieu, beau sire, vous maintienne et fasse croître! répond le vavasseur; qui êtes-vous?—De ce pays.—Mon enfant, vous êtes aussi beau que bien enseigné. Voulez-vous bien me dire d'où vous venez?—De chasser, comme vous voyez; je vous ferais part de ma venaison, si vous le souhaitiez; elle ne saurait, je pense, être mieux employée.—Cher et bel enfant, grand merci! une offre faite de si bonne grâce ne doit pas être refusée. D'ailleurs, le don vient bien à propos: j'ai marié ma fille aujourd'hui, j'étais allé chasser dans l'espoir de rapporter de quoi réjouir ceux qui sont de la noce; mais je revenais sans avoir rien pris.» Le vavasseur alors descend, détache le chevreuil et demande à l'enfant quelle part il entend lui faire. «Sire, dit Lancelot, n'êtes-vous pas chevalier? emportez le chevreuil tout entier, il ne peut être mieux employé que pour les noces d'une demoiselle.»
Le vavasseur est charmé de si généreuses paroles: «Ah! bel enfant, ne viendrez-vous pas avec moi? Ne me laisserez-vous aucun moyen de reconnaître tant de courtoisie?—Mes compagnons, reprit Lancelot, s'inquiètent en ce moment de ce que je suis devenu. À Dieu soyez-vous recommandé!» Et il s'éloigna du vavasseur, qui tout en le suivant des yeux cherchait à se rendre compte de ce que les traits du jeune chasseur lui rappelaient. «Oh! oui, se dit-il tout à coup, c'est au roi Ban qu'il ressemble.» Et revenant sur ses pas, il rejoint bientôt Lancelot que son mauvais chasseur avait peine à traîner. «Bel enfant, lui dit-il, veuillez me dire qui vous êtes: vous m'avez remis en mémoire un noble prud'homme autrefois mon seigneur.—Quel était ce prud'homme?—C'était le roi Ban de Benoïc, et ce pays dépendait de sa terre. Il en a été dépouillé et son jeune fils déshérité.—Et qui donc l'en déshérita?—Un roi voisin nommé Claudas de la Terre déserte. Oh! si vous êtes le fils du roi Ban, au nom de Dieu, ne me le cachez pas. Vous trouverez en moi le sergent le plus fidèle, le chevalier le plus désireux de vous garder.—Sire, fait Lancelot, fils de roi ne suis-je pas; cependant il m'arrive souvent d'être ainsi nommé, et je vous aime pour me l'avoir rappelé.» Le vavasseur reprit: «Enfant, qui que vous soyez, vous venez assurément de bonne race. Voyez ces deux lévriers, il n'en est pas de meilleurs au monde. Prenez un des deux, je vous prie.» Lancelot regardant les lévriers: «Je le veux bien et je vous en rends grâces; mais donnez-moi le meilleur.» Le vavasseur sourit et lui met aux mains la chaîne qui retenait le lévrier. Puis ils se séparèrent en se recommandant à Dieu.
Ne demeura guère que l'enfant rejoignît son maître et trois des compagnons: ils s'étonnèrent de le voir revenir sur un maigre roncin, tenant deux chiens en laisse, l'arc passé au col, le carquois à la ceinture. «Ce cheval n'est pas à vous, dit le maître; qu'est devenu le vôtre?—Je l'ai donné.—Et celui-ci, où l'avez vous pris?—On me l'a donné.—Je n'en crois rien: par la foi que vous devez à ma dame, qu'avez-vous fait?» L'enfant, qui n'eût voulu pour rien au monde se parjurer, dit l'échange du roncin, la rencontre du chevalier, le don de son chevreuil.—«Comment, reprend sévèrement le maître, avez-vous pu donner un bon roncin qui n'était pas à vous, et la venaison des forêts de ma dame?—Ne vous courroucez pas, maître; ce lévrier vaut deux bons roncins.—Par Sainte Croix! vous avez agi follement, et pour vous ôter la pensée de recommencer ...» Il n'achève pas, mais il lève la main et la laisse lourdement tomber sur l'enfant qu'il abat du cheval. Lancelot se relève, sans jeter un cri, sans faire une plainte. «J'aime pourtant mieux, dit-il, ce lévrier que deux roncins.» Le maître, de plus en plus irrité, saisit une de ces verges flexibles qu'on nomme encore courgie, et en cingle les côtes du pauvre lévrier qui jette de longs cris. Lancelot avait reçu patiemment la buffe de son maître, mais, en voyant frapper son chien, il entre dans une rage furieuse et, s'élançant sur le maître, il le frappe du bois de son arc, au point de lui entr'ouvrir le crâne et d'en faire jaillir le sang. L'arc s'était brisé, il en reprend les tronçons, revient au maître et lui en donne encore sur les bras, les épaules. Vainement les trois compaignons essaient de le retenir, il se retourne vers eux, tire trois flèches de sa trousse et menace de les frapper s'ils osent avancer. Ils aiment mieux lui céder la place: alors, montant sur un de leurs chevaux, l'enfant soulève le lévrier, le place devant lui, le brachet derrière, et c'est ainsi qu'ils arrivent à l'entrée d'une lande où broutait un troupeau de biches[15]. D'un premier mouvement il lève la main pour prendre son arc, et ne le trouvant plus: «Ah! maudit soit le maître, dit-il, qui m'empêche d'atteindre une de ces biches!» Et tout en regrettant d'avoir manqué une si belle occasion, il arrive au lac, franchit la porte, descend de cheval, salue sa dame et lui montre avec orgueil le beau lévrier qu'il ramène. Mais le maître ruisselant de sang avait déjà fait sa plainte. «Fils de roi,» dit la dame, d'un ton qui voulait paraître irrité, «comment n'avez-vous pas craint d'outrager ainsi le maître aux soins duquel je vous avais confié?
«—Madame, répond Lancelot, il n'a pas rempli sa charge, car il s'est avisé de me reprendre d'avoir bien fait. J'ai souffert qu'il me frappât, mais je n'ai pu voir frapper mon beau lévrier. Le maître a fait plus encore; il m'a empêché de tuer une belle biche que j'aurais eu grande joie à vous rapporter.» La dame l'écoute avec un plaisir secret; mais elle le voit sortir en jetant au maître un regard menaçant et elle le rappelle: «Comment avez-vous pu donner un roncin, une venaison qui ne vous appartenaient pas; comment n'avez-vous pas hésité à frapper le maître auquel vous deviez obéir en tout?—Dame, je le sais: tant que je serai sous votre garde, il me conviendra de prendre beaucoup sur moi. Un jour, peut-être, s'il plaît à Dieu, recouvrerai-je ma liberté. Cœur d'homme, je le sens, est mal à l'aise en restant trop longtemps sous la garde des autres; il doit renoncer parfois à ce qui le ferait monter en prix. Je ne veux plus avoir de maître; je dis maître, non seigneur ou dame. Mais malheur à fils de roi qui, donnant volontiers ce qu'il a, ne peut donner ce qui est aux autres!—Comment! reprend la dame, pensez-vous que j'aie dit la vérité, en vous appelant fils de roi?—Oui, dame, je suis fils de roi et j'entends pour tel être tenu.—Enfant, qui vous a dit que vous étiez fils de roi s'est apparemment mépris.—J'en ai grand regret, car je sens bien à mon cœur que je serais digne de l'être.»
Il s'éloignait tristement; la dame le rappelle encore, et, l'ayant tiré à l'écart, elle lui baise les yeux, la bouche, avec la tendresse d'une mère. «Consolez-vous, beau fils, dit-elle; je vous permets de donner à l'avenir roncin, venaison, tout ce qu'il vous plaira. Vous auriez quarante ans au lieu de douze, qu'encore seriez-vous à louer d'avoir fait abandon largement de ce que vous aviez. Soyez maintenant votre seigneur et maître; vous êtes en état de choisir entre le bien et le mal. Si vous n'êtes pas fils de roi, au moins avez-vous le cœur d'un roi.»
Ici le conte laisse un peu Lancelot pour revenir à la reine sa mère et à sa tante la reine de Gannes, qui sont demeurées tristes et résignées dans le Moutier-Royal.
IX.
Chaque jour, après la messe, la reine Hélène de Benoïc allait prier sur la montagne où le roi Bohor avait rendu son âme à Dieu; puis elle revenait s'asseoir tristement devant le lac où son enfant lui avait été ravi. Un jour que ses yeux noyés dans les larmes demeuraient attachés sur cette grande plaine liquide, un homme de religion, qui chevauchait accompagné d'un seul sergent, vint à l'apercevoir. Il était vêtu d'une longue robe serrée et recouverte d'une chape noire. La dame, perdue dans sa douleur, ne le vit ni ne l'entendit approcher. Mais lui, rejetant son chaperon sur les épaules: «Madame, dit-il, Dieu vous rende la joie que vous avez perdue!» Hélène, d'abord un peu troublée, rendit le salut, car tout dans le religieux annonçait un prud'homme; la taille haute, les cheveux noirs entremêlés de blancs, les yeux grands et noirs, les épaules larges, les poings gros, carrés et gonflés de veines, la tête, le visage traversé de cicatrices. «Veuillez bien m'apprendre, Madame, reprit-il, comment, étant au service de Notre-Seigneur, vous pouvez démener un tel deuil. On ne doit plus, une fois en religion, se désoler de rien, sinon des péchés qu'on a commis dans le siècle.—Sire, répondit la reine, ce ne sont pas les pertes terriennes qui m'affligent, toute reine de Benoïc que l'on m'ait longtemps nommée; mais c'est la perte du roi mon seigneur, et celle de mon jeune enfant que je vis emporté de ce lieu même au fond de ce lac, par une dame ou, peut-être, un démon. Je viens ici tous les jours prier pour la moitié de ma chair, ainsi que dit Sainte Église, et j'espère que mes larmes me rendront plus favorable la bonté divine. Quand je me représente que Dieu, dans la même heure, a voulu me séparer de mon seigneur et de mon fils, je tremble de lui avoir donné, sans le vouloir, sujet de me haïr.»
Le prud'homme répondit: «Je vois, Madame, que vous avez grande raison de pleurer: mais vous ne devez pas vous affliger sans mesure. Puisque vous avez pris les draps de religion, vous feriez mieux de mener votre deuil dans l'abbaye, en vous contentant de pleurer dans votre cellule. Dieu pardonne au roi que vous avez perdu! Mais rassurez-vous sur le sort de votre fils; il est vivant et en santé.—Sire, que me dites-vous là?» s'écria la reine, en se jetant à ses pieds.—«J'atteste mon manteau, que votre fils Lancelot est en aussi bon point que possible.—Et comment le savez-vous?—Par ceux qui sont de sa compagnie. Il serait avec vous, et vous seriez encore dame de Benoïc qu'il n'aurait pas un meilleur hôtel.—Mais, sire, cet hôtel, où est-il? Si je ne dois plus penser à rejoindre mon enfant, ne pourrai-je au moins tourner les yeux vers les lieux qui le retiennent?—Non, dame, j'ai promis de garder le secret qu'on m'en a confié, et vous ne voulez pas que je me parjure.» La reine n'insista pas, mais invita le prud'homme à l'accompagner jusqu'à l'abbaye. Là trouverait-il peut-être des dames dont le nom lui serait familier. Le prud'homme y consentit.
Arrivés au Moutier-Royal, plusieurs dames le reconnurent et lui firent fête. C'est qu'après avoir longtemps marqué parmi les bons chevaliers du siècle, il avait enfin laissé la gloire terrienne pour se consacrer au service de Dieu dans un ermitage, transformé en monastère de la règle de Saint-Augustin. Les dames le prièrent de partager leur repas; mais il était, dit-il, trop matin; car, suivant la règle de son ordre, il ne mangeait qu'une fois le jour.
«Cette noble dame, leur dit-il, m'a fait compassion et je remercie Dieu de m'offrir l'occasion de reconnaître ses anciennes bontés. Un jour d'Épiphanie, le roi Ban, Dieu ait son âme! tenait grande cour. Il y eut belle distribution de robes aux chevaliers; et il n'en restait plus à donner quand j'arrivai, la veille de la fête. La reine, m'ayant aperçu, dit qu'un prud'homme tel que je semblais ne devait pas être moins bien traité que les autres. Elle avait commandé pour elle un surcot de riche tissu de soie; elle le fit ajuster à ma mesure et me le présenta, si bien que je fus le plus richement vêtu de l'assemblée. N'était-ce pas là grande courtoisie de sa part? Aussi voudrai-je la servir de mon corps et de ma parole. Je me suis fait écouter plus d'une fois de grands princes, je veux aller encore parler à ceux qui peuvent servir la cause de son fils et de ses neveux. C'est grande pitié de voir les terres de Gannes et de Benoïc aux mains de Claudas; les droits héritiers en ont le dommage et le suzerain la honte. Dès demain j'entends passer la mer et faire ma clameur au roi Artus.»
Avant de prendre congé, le prud'homme vit la reine de Gannes et lui apprit qu'elle n'avait rien à craindre pour la vie de ses deux enfants; qu'ils étaient, il est vrai, chez le roi Claudas avec leurs maîtres, mais que Claudas se garderait d'attenter à leurs jours, par la crainte des nombreux amis qui leur étaient demeurés. Il fut, à quelques jours de là, dans la ville de Londres où il trouva le roi Artus revenant de combattre Aguisel, roi d'Écosse, après l'avoir contraint à demander la paix. Artus était aussi convenu avec le roi d'Outre les marches d'une trêve qui devait se prolonger jusqu'à Pâques. Comme il était assis au manger, entouré de ses barons et chevaliers, le prud'homme entra dans la salle, et, s'avançant au pied de la grande table, il dit d'une voix haute et assurée: «Roi Artus, Dieu te sauve! comme le plus preux et le meilleur des rois, fors un seul point.—Sire rendu, répond le roi, que je mérite ou non votre blâme et votre louange, Dieu vous bénisse! Dites au moins ce qui m'empêche d'être un bon roi.—Volontiers, sire. Oui, tu maintiens noblement chevalerie; tu as conquis grand honneur devant Dieu et le siècle; mais tu tardes trop à venger les injures qu'on te fait; jusqu'à toi remonte la honte qu'on inflige à tes hommes. Tu oublies ceux qui t'ont servi noblement de leur corps, et qui ont perdu leur terre pour n'avoir pas voulu prendre un autre suzerain.»
Le roi rougit de confusion en écoutant ces paroles. Les chevaliers assis autour de lui laissaient le manger pour attendre ce que le prud'homme allait ajouter; mais le connétable Beduer s'approchant de l'inconnu: «Sire rendu,» lui dit-il, «attendez au moins que le roi soit levé de table. Ne voyez-vous pas que vos paroles troublent le festin et que ces nobles chevaliers cessent d'y prendre part?—C'est donc,» reprit le rendu, «que vous entendez m'empêcher de dire ce qui peut être de grand profit au roi, afin de vous donner tout le temps d'emplir et soûler un sac où les meilleures viandes doivent devenir ordes et infectes! Dieu me garde de remettre à dire ce qu'il peut être bon d'entendre! Qui êtes-vous pour me fermer la bouche? Êtes-vous plus vaillant et mieux prisé que Hervis de Rinel et Kaheus de Cahors, les sénéchaux du roi Uter, dont Dieu ait l'âme[16]? Ce n'est pas eux qui auraient empêché de parler celui qui venait réclamer secours!» À ces paroles, Hervis de Rinel quitta le haut de la table où il servait, car chez le roi Artus les vieux chevaliers demeuraient en charge comme les jeunes. Il s'avança vers le prud'homme les bras ouverts et le tint longtemps serré sur sa poitrine; puis se tournant vers le roi: «Croyez, sire, ce que vous dira ce prud'homme, car il a toujours eu le cœur enluminé de prouesse. C'est Adragain le brun, frère du bon chevalier Mador de l'Île-Noire, le vieux compagnon d'armes du bon roi Urien.»
Beduer demeura confus; le roi Artus invitant Adragain le brun à continuer: «Sire, dit le vieux chevalier, je dis qu'un seul point est à blâmer en vous. Vous n'avez pas pris en main la cause du roi Ban de Benoïc, qui mourut comme il était en chemin pour réclamer votre aide. La bonne reine Hélène est déshéritée; son fils, le plus bel enfant du monde, lui a été ravi. Et votre négligence est tellement coupable que je ne sais comment vous pouvez sans rougir regarder un prud'homme en face. Quoi de plus honteux que l'abandon d'un fidèle vassal à la merci de ses ennemis? Je viens plaider la cause de la noble reine de Benoïc qui, pour sauver son honneur, est entrée dans une maison de religion. Car telle est la crainte que le roi Claudas de la Déserte inspire, que nul autre dans le pays n'a le courage de venir rappeler ici les droits de ceux qu'il a dépouillés.»
Artus répondit: «Adragain, votre clameur est juste: je savais que le roi Ban était mort, mais je n'ai pu trouver jusqu'à présent le temps de venir en aide à son fils. J'ai eu de grands et nombreux ennemis à combattre, qui menaçaient ma propre couronne. Mais croyez-moi, je sais à quels devoirs engage le nom de suzerain; aussi, dès que je le pourrai, soyez bien assuré que je passerai la mer et viendrai en aide aux fils des rois Ban de Benoïc et Bohor de Gannes.»
Adragain prit alors congé et repassa la mer, heureux d'aller apprendre aux reines ce que le roi Artus avait promis. Mais il devait s'écouler encore bien du temps avant que le roi Claudas rendît aux enfants leur héritage. Ici nous laissons Adragain le brun, et nous revenons aux deux fils du roi Bohor, enfermés dans la tour de Gannes.
X.
La Dame du lac savait tout ce qu'Adragain avait dit des deux fils du roi Bohor, qu'ils étaient enfermés dans la tour de Gannes. Elle chercha, elle trouva le secret de les en tirer; et quand elle apprit que Claudas devait tenir une grande cour à la Madelaine, pour fêter l'anniversaire de son couronnement, elle prit à part une pucelle de sa maison en qui elle avait confiance: «Sarayde,» lui dit-elle, «vous allez vous rendre à Gannes; vous en reviendrez avec les deux fils du roi Bohor.» Puis elle lui apprit les jeux[17] qui devaient l'aider à faire le message.
Sarayde partit avec deux écuyers tenant en laisse deux lévriers. Vers tierce (neuf heures du matin), elle sortit de la forêt, et l'un des écuyers envoyé à la découverte lui rapporta que le roi Claudas venait de prendre place à table. Montée sur un riche palefroi, la demoiselle arriva aux portes du palais; elle recommanda aux deux écuyers de l'attendre, et elle avança, tenant ses lévriers avec une chaîne d'argent. Claudas était assis au milieu de ses barons; en face de lui Dorin son fils qu'il venait enfin d'adouber. À cette occasion, contre son ordinaire, il avait fait de grandes largesses; car son voyage à la cour d'Artus lui avait fait sentir les avantages de la libéralité.
Tout-à-coup entre dans la salle la demoiselle du lac. Elle traverse les rangs qui la séparaient du fauteuil de Claudas: «Roi, dit-elle, Dieu te sauve! La plus grande dame du monde m'envoie vers toi; elle t'estimait jusqu'à présent à l'égal des plus grands princes; mais je serai forcée de lui dire qu'il y a plus à blâmer en toi qu'à louer, et que tu n'as pas moitié du sens, de la prouesse et de la courtoisie qu'elle supposait.
«—Soyez, demoiselle, la bienvenue! répondit Claudas. La dame qui vous envoie peut avoir entendu dire de moi plus de bien qu'il n'y a; mais, si je savais en quoi elle s'est méprise, je travaillerais à m'amender. Dites-moi, par la chose que vous aimez le mieux, pourquoi je devrai perdre ses bonnes grâces.
«—Vous m'avez conjurée de façon à me contraindre à parler. Oui, l'on avait dit à ma dame que nul ne vous surpassait en sens, débonnaireté, courtoisie; elle m'avait envoyée pour juger de la vérité de ce rapport, et je vois que vous manquez des trois grandes vertus du prud'homme: le sens, la débonnaireté, la courtoisie.
«—Si je ne les ai pas, vous avez, demoiselle, juste raison de tenir faible compte du reste. Il peut m'être arrivé d'agir en fou, en félon, en vilain; mais je n'en ai pas gardé le souvenir.
«—Il faut donc vous le rappeler. N'est-il pas vrai que vous retenez en prison les deux enfants du roi Bohor? pourtant, tout le monde sait qu'ils ne vous ont jamais fait dommage. N'est-ce pas une manifeste félonie? Les enfants réclament surtout les soins, la douceur, l'indulgence: comment serait débonnaire celui qui les traite avec rudesse et injustice? Vous n'avez pas plus de sens que de bonté; car, si l'on parle des fils du roi Bohor, vous donnez à penser que votre intention est d'abréger leurs jours: on les prend en pitié, et l'on vous hait, à cause d'eux. Est-il sage de donner sujet à tous les gens honnêtes de vous accuser de déloyauté? Si vous aviez en vous la moindre courtoisie, ces deux enfants, dont la naissance est plus haute que la vôtre, seraient ici, à la première place et traités en fils de roi. On vanterait alors la gentillesse qui vous ferait tenir les orphelins en honneur, tant qu'ils ne sont pas en âge de recueillir leur droit héritage.
«—Dieu me garde! fait Claudas, je reconnais que j'ai suivi jusqu'à présent un mauvais conseil, et j'entends faire mieux désormais. Allez, mon connétable, à la maison des deux fils du roi Bohor, et conduisez-les ici avec leurs maîtres, dans la compagnie de chevaliers, valets et sergents. Je veux qu'on les traite en fils de roi.»
Le connétable obéit; il arrive à la chambre des deux enfants, comme ils étaient encore émus d'un grand trouble causé par Lionel. Lionel était le cœur d'enfant le plus démesuré que l'on pût voir; aussi Galehaut, le vaillant seigneur des Îles foraines, le surnomma-t-il Cœur sans frein, le jour qu'il fut armé chevalier.
La veille, les deux enfants assis au souper mangeaient de grand appétit et, suivant leur habitude, à la même écuelle, quand Lionel, jetant les yeux sur Pharien son maître, vit qu'il se détournait pour cacher ses larmes. «Qu'avez-vous, beau maître, à pleurer? lui demanda-t-il.—Ne vous en souciez, répond Pharien, il ne servirait à rien de le dire.—Je le veux pourtant savoir, et, par la foi que vous me devez, je vous demande de me l'apprendre.
«—Pour l'amour de Dieu, répond Pharien, ne me contraignez pas à parler d'une chose qui ne pourrait que vous affliger.—Eh bien! je ne mangerai pas avant de le savoir.
«—Je vous le dirai donc: je pensais à l'ancienne grandeur de votre lignage; à la prison où vous êtes enfermés; à la grande cour qu'on tient, en ce moment, où vous devriez tenir la vôtre.
«—Quel homme ose tenir sa cour où je devrais tenir la mienne?—C'est le roi Claudas de la Déserte; il porte aujourd'hui la couronne dans cette ville, la première de votre héritage. Il vient d'armer chevalier son fils, et c'est pour moi grand sujet de deuil, de voir tant abaissé le noble lignage que Dieu jusqu'alors avait tant protégé.»
En écoutant Pharien, l'enfant sent son cœur gonfler; il donne du pied contre la table, la renverse et se lève, les yeux rouges, le visage ardent, comme si le sang allait crever ses joues. Pour mieux ruminer sa douleur il sort de la chambre, monte plus haut et va s'accouder à une fenêtre donnant sur les prairies. Pharien l'a bientôt rejoint: «Sire, au nom de Dieu, dites ce que vous avez: pourquoi nous laisser ainsi? Revenez à la table, vous avez besoin de manger; faites au moins semblant de le faire, pour votre jeune frère qui ne touchera pas seul à votre écuelle.—Non, laissez-moi, je n'ai pas faim.—Eh bien, nous ne mangerons pas non plus.—Quoi! n'êtes-vous pas à moi, mon frère, son maître et vous? J'entends que vous retourniez à table, et pour moi, je ne mangerai pas avant d'avoir fait ce que j'ai en pensée.—Dites-moi quelle est cette pensée: vous devez la confier à ceux qui pourraient y mettre conseil.—Je ne la dirai pas.—Et moi, je quitte votre service; dès que vous ne nous demandez plus conseil, nous sommes devenus inutiles.» Pharien fait un pas en arrière, et Lionel qui l'aimait tendrement lui crie: «Ah! maître, ne me quittez pas: vous me feriez mourir: je vais tout vous dire. Je ne veux pas m'asseoir à table avant d'être vengé de ce roi Claudas.—Et comment pouvez-vous espérer de le faire?—Je lui manderai de venir me parler, et quand il sera venu je le tuerai.—Et quand vous l'aurez tué?—Les gens de ce pays ne sont-ils pas mes hommes? Ils me feront secours, et, s'ils me manquent, j'aurai la grâce de Dieu qui vient en aide au bon droit. Bien soit venue la mort, si je la reçois pour mon droit défendre! Ne vaut-il pas mieux mourir à honneur que d'abandonner à d'autres son héritage? Mon âme n'en sera-t-elle pas mieux à l'aise, et qui déshérite fils de roi ne lui enlève-t-il pas plus que la vie?
«—Non, beau sire, dit Pharien, vous ne ferez pas cela: vous y perdriez la vie avant celui que vous tenteriez de frapper. Attendez que vous soyez en âge; alors vous aurez des amis, des soutiens de votre droit.» Tant le prie Pharien que Lionel consent à remettre à un autre temps ses projets de vengeance. «Faites seulement, dit-il, que je ne voie pas Claudas ni son fils; je ne pourrais me contenir en leur présence.»
Il se mit au lit, et Pharien ne dormit pas, car il savait que rien ne pouvait distraire Lionel de sa résolution. Le lendemain il fallut de nouvelles instances des maîtres pour décider les deux enfants à rompre le jeûne. Ils étaient à table, quand arriva le connétable du roi Claudas. En preux et courtois chevalier, il s'agenouilla devant Lionel et lui dit: «Sire, monseigneur le Roi vous salue. Il mande et prie vous, votre frère et vos maîtres de venir voir sa cour; il entend vous y recevoir comme il convient de recevoir fils de rois.»
«—J'irai!» dit aussitôt Lionel, en se levant le visage illuminé de joie. «Beau maître, faites compagnie à ces nobles seigneurs, pendant que je passerai un instant dans la chambre voisine.» Il sort, appelle un chamberlan et lui demande un riche couteau qu'on lui avait donné pour joyau. Comme il le passait sous sa robe, Pharien, inquiet de ce qu'il était allé faire, entrevoit la lame et l'arrache de ses mains. «Alors,» dit Lionel, «je ne sortirai pas; vous me haïssez, je le vois, puisque vous m'enlevez ce qui est à moi, ce qui ferait ma joie.—Mais, sire, reprend Pharien, y pensez-vous? Pourquoi voulez-vous emporter cette arme? Laissez-la moi prendre, je saurai la cacher mieux que vous.—Me la donnerez-vous quand je la demanderai?—Oui, si vous ne vous en servez que par mon conseil.—Je n'entends rien faire qui soit à blâmer ni qui puisse tourner à dommage pour vous.—Le promettez-vous?—Écoutez-moi, beau maître, vous avez le couteau, gardez-le; peut-être en aurez-vous besoin plus que moi.»
XI.
Ils rentrent dans la salle et bientôt se mettent à la voie; les enfants sur deux palefrois, leurs maîtres en croupe. À leur approche, tous les gens du palais sortent pour les voir. On les regarde avec intérêt, on pleure, on prie Dieu de les rétablir un jour dans leurs honneurs: les écuyers se disputent à l'envi le soin de les descendre. Ils montent les degrés en se tenant par la main. Parmi les chevaliers du roi Claudas, il en était beaucoup qui avaient été les hommes des rois de Gannes et de Benoïc, et qui ne voyaient pas sans crainte ces beaux enfants en puissance du roi de la Déserte. Lionel avançait la tête haute, promenant fièrement sa vue de tous les côtés de la salle, comme jouvenceau de haut et noble parage.
Pour Claudas, il était assis sous un dais et sur un faudesteuil de grande richesse. Il portait la robe dans laquelle il avait été sacré roi de Bourges. Devant lui, sur un soc d'argent, brillait la couronne royale; et, sur un autre soc en forme de candélabre, une épée claire et tranchante, un sceptre d'or garni de pierres précieuses.
Il fit bel accueil aux enfants du roi Bohor et parut surtout frappé du noble semblant de Lionel. Il lui fit signe d'approcher; l'enfant s'avança près de l'épée et de la couronne. Le roi pour lui faire honneur tend sa coupe en l'invitant à la vider. Lionel ne paraît pas l'entendre: ses yeux ne se détournent pas de la belle épée luisante. «Heureux, pensait-il, qui pourrait donner un coup de cette épée!» Claudas suppose que la timidité l'empêche seule de prendre la coupe, et, dans le même instant, la demoiselle du lac qui s'était approchée des enfants presse de ses mains les joues de Lionel: «Buvez, beau fils de roi, et comptez sur moi!» Ce disant, elle ceint la tête des deux enfants d'un chapelet de fleurs odorantes, et passe à leur cou un fermail d'or garni de pierres précieuses. «Et maintenant, dit-elle à Lionel, buvez, beau fils de roi.—Oui, mais un autre paiera le vin.» Aussitôt les voilà pris tous les deux d'un violent transport; car la vertu des fleurs, la force des pierres les pénétrait d'une ardeur dévorante. Lionel avait pris la coupe: «Brise-la, frère, contre terre,» dit Bohor. Lionel la lève à deux mains et la fait retomber de toute sa force sur le visage de Claudas, qu'il frappe et refrappe sur les yeux, le nez, la bouche. Du tranchant de la coupe, il lui entr'ouvre le front, puis, tirant à lui les deux candélabres, il renverse le sceptre et l'épée, jette la couronne sur le pavé, la foule aux pieds, en fait jaillir les pierreries. Aussitôt le palais retentit de cris, tous se lèvent de table, les uns pour arrêter les enfants, les autres pour les défendre.
Le roi avait glissé de son siége, pâmé, couvert de sang et de vin. Dorin s'était élancé pour le venger, Lionel avait saisi l'épée, et Bohor, le grand sceptre à la main, lui venait en aide. Sans l'intérêt que bien des chevaliers présents portaient aux enfants, leur vaillance eût servi de peu; déjà même, épuisés de fatigue, ils allaient être mis sans défense, et Claudas, en revenant à lui, jurait qu'ils ne lui échapperaient pas. Alors Sarayde, la sage demoiselle, les entraîne vers la porte; Dorin les y poursuit. Lionel se retourne, rassemble toutes les forces qui lui restent et le frappe à deux mains de sa tranchante épée. Dorin veut parer le coup du bras gauche, la lame tranche le bras, descend sur la joue, entame la gorge; et Bohor, levant le sceptre dont il s'est emparé, lui fait une large ouverture au front. Dorin tombe, pousse un dernier cri et meurt. Alors on n'eût pas entendu Dieu tonner. Claudas s'élance sur les enfants; Sarayde se souvient à propos des enseignements de la Dame du lac, prononce un mot, et, par l'effet d'un enchantement, les enfants prennent l'apparence des deux lévriers, et les lévriers celle des deux enfants. Claudas que la fureur aveugle hausse l'épée devant lui; Sarayde se jette en avant et couvre les enfants, si bien que la pointe de l'acier l'atteint et lui fend le visage, au-dessus de l'œil droit. Le sourcil en garda toujours la cicatrice. À la vue du sang qui l'inonde, elle s'effraie et pousse un cri: «Ah! roi Claudas, vous me faites bien regretter d'être venue dans votre cour; que vous ont pu faire les beaux lévriers qui m'accompagnaient?»
Claudas regarde et ne voit plus devant lui que les lévriers. Les enfants lui paraissent s'enfuir; il court vers eux, les joint, lève l'épée tranchante qui retombe sur la barre de la porte et éclate en morceaux. «Dieu soit loué! se dit-il alors, mon arme s'est brisée avant d'avoir touché les enfants du roi Bohor de Gannes. Je n'aurais trouvé personne en cour pour me justifier de les avoir frappés. Ils mourront, mais après avoir été jugés, et sans qu'on puisse me blâmer.» Alors, jetant le tronçon de l'épée, il saisit les deux enfants et les donne à garder à ses plus fidèles serviteurs.
Et si le roi Claudas regrette son fils, les deux maîtres, Pharien et Lambègue, ne sont pas moins affligés que lui. Ils croient leurs deux jeunes seigneurs aux mains de leur ennemi et ne doutent pas qu'ils ne soient jugés à mourir. Mais il faut ici revenir à la demoiselle du lac.
XII.
Sarayde ne tint pas grand compte de sa blessure, toute profonde qu'elle fût. Elle s'enveloppa le visage d'une large bandelette, et rejoignit les écuyers demeurés à la porte de Gannes. Les deux enfants, toujours sous la forme de lévriers, la suivaient. Mais, avant d'arriver au bois où l'attendaient les écuyers, elle rompit l'enchantement, et Lionel et Bohor reparurent tels qu'ils étaient réellement.
Sarayde reçut les compliments de la Dame du lac à laquelle elle amenait les deux enfants. Lancelot, quand elle arriva, était à la chasse, et, quand il revint, la Dame du lac lui annonça qu'elle lui avait trouvé deux gentils compagnons. Il les regarda, leur tendit la main et se sentit pris d'une amitié vive pour eux. Dès le premier jour tous les trois mangèrent à la même écuelle, et reposèrent dans le même lit.
XIII.
Claudas cependant rendait les derniers honneurs au corps de son fils. Il prononçait sur lui une longue et douloureuse complainte, sans prendre souci du nouvel orage qui allait fondre sur lui.
Toute la ville de Gannes s'était en effet émue en apprenant que les deux fils de leur droit seigneur étaient retenus et qu'ils allaient être jugés par la cour des barons de la Déserte. Les chevaliers de Gannes, les bourgeois de la ville avaient pris les armes, et Pharien, dès qu'il fut rentré dans la tour avec son neveu Lambègue, l'implacable ennemi de Claudas, avait mandé tous ses amis pour tenir conseil avec eux. Ils avaient tous juré de mourir avant de laisser à Claudas le temps de frapper les deux enfants. La tour était à eux; ils en fermèrent les issues et la munirent de provisions. Quand ils surent que Claudas avait mandé les hommes de la Déserte, dans la crainte d'un prochain soulèvement des hommes de Gannes, ils prirent les devants et allèrent l'assiéger dans son palais. «Nous avons, dit Pharien, plus de gens que le roi Claudas ne peut en réunir. Nous avons pour nous le droit, puisqu'il s'agit de la vie de nos seigneurs; nous gagnerons, en les défendant, honneur dans le siècle, bon loyer dans le ciel; car on doit, pour garder le corps de son droit seigneur, mettre le sien en péril. Mourir pour lui, c'est comme si l'on mourait pour les Sarrasins.»
Chevaliers, sergents, bourgeois et fils de bourgeois entourèrent le palais au nombre de plus de trente mille. Le roi Claudas, à leur approche, demanda froidement ses armes. Il endossa le haubert, laça le heaume, pendit l'écu à son cou et ferma l'épée acérée à son flanc gauche. Puis il se montra aux fenêtres, tenant en main sa grande hache de combat. «Pharien,» demanda-t-il au sénéchal qu'il aperçut dans la foule, «qu'y a-t-il, et que veulent toutes ces gens?
«—Ils redemandent leurs droits seigneurs, les fils du roi Bohor.
«—Comment, Pharien! ne sont-ils pas comme vous mes hommes?
«—Sire roi, nous ne sommes pas venus ici pour tenir plaids. J'avais en garde les deux fils du roi Bohor; il faut que vous nous les rendiez. Demandez ensuite ce qu'il vous plaira, vous nous trouverez prêts à y faire droit: mais, si vous refusez de nous rendre les enfants, nous saurons bien les reprendre; il n'est pas un seul de ceux que vous voyez ici qui ne soit prêt à mourir pour les défendre contre vous.
«—Chacun fasse donc comme il pourra. Sans vos menaces, j'aurais peut-être accordé de plein gré ce que je refuse maintenant.»
L'assaut commença aux arcs, aux arbalètes, aux frondes tortillées. Pierres, flèches et carreaux volent par milliers. Le feu est ensuite allumé et lancé par les frondes. Claudas fait ouvrir la grande porte et sort la lourde hache en mains. Les dards pleuvent sur lui, pénètrent dans son haubert; il tient bon, et malheur à ceux qui s'aventurent trop près de lui! Mais, à la fin, Lambègue fend la foule, arrive à lui et lui coule le fer de son glaive dans le haut de l'épaule. Le roi tombe de cheval; pour ne pas mesurer la terre il s'adosse au mur, et d'un suprême effort arrache l'arme sanglante. Lambègue revient à la charge; si bien qu'après une longue défense, Claudas fléchit et tombe sans connaissance. L'autre pose un genou sur lui, délace son heaume, et levait déjà le bras pour lui trancher la tête, quand Pharien accourt, assez à temps pour lui arracher des mains sa victime. «Que vas-tu faire, beau neveu? Veux-tu tuer le roi qui a reçu ton hommage? S'il t'avait déshérité, encore le devrais-tu défendre de mort.—Comment! fils de mauvaise mère, répond Lambègue, voudrez-vous garantir le traître infâme qui vous a honni, qui menace aujourd'hui la vie de nos seigneurs liges?—Neveu, écoute-moi: il n'est jamais permis de pourchasser la mort de son seigneur, avant de lui avoir rendu la foi. Quelque chose qu'ait fait Claudas ou qu'il veuille faire, nous sommes ses hommes et tenus de garantir sa vie. Nous ne nous sommes levés contre lui que pour le salut des enfants de notre premier seigneur que nous avions en garde.» Ce disant, Pharien saisissait le nazal du heaume de Claudas et découvrait son visage à demi. Et le roi qui avait bien entendu ce qu'il avait dit: «Ah! Pharien, soyez loué! Prenez mon épée, je la rends au plus loyal des chevaliers. Je vous remettrai les deux enfants; mais ils n'auraient eu rien à craindre, quand même je les eusse tenus dans la tour de Bourges.»
Pharien aussitôt donna l'ordre de cesser l'assaut. Il apprit aux gens de Gannes que le roi Claudas consentait à rendre les enfants, et qu'ils ne devaient pas tarder à les revoir. Puis il entra dans le palais avec Claudas; les deux lévriers, que tout le monde croyait reconnaître pour les fils de Bohor, furent amenés et remis aux mains de leurs maîtres. Pharien, après les avoir montrés au peuple assemblé devant les murs du château, les reconduisit dans la tour. Beaucoup le blâmaient d'avoir préservé de mort le roi Claudas, et Lambègue surtout frémissait de rage en songeant à l'occasion qu'il avait perdue. Mais, dans la tour, tout respirait la joie causée par la délivrance et le retour des deux enfants.
Quand vint la nuit, à l'heure où la demoiselle Sarayde détruisait l'enchantement, les lévriers reparurent à la place de Lionel et Bohor. Qu'on se représente l'étonnement, la douleur, l'indignation des chevaliers de Gannes! «Claudas,» crient-ils, «nous a trompés. Il faut retourner vers lui, le déchirer en mille morceaux, mettre tout à feu et à sang.» De toutes les douleurs, la plus grande fut celle de Pharien. Il tordait ses poings, déchirait ses vêtements, égratignait son visage, sanglotait et poussait des cris qu'on entendait à distance. Le bruit fut alors si général que Claudas finit par en distinguer les échos. Il demande d'où provenaient ces éclats de voix.—«De la grande tour.» Il envoie un sergent, qui revient bientôt épouvanté. «Ha! sire,» dit-il, montez à cheval, fuyez. Tout le peuple arrive pour abattre le palais et vous arracher la vie. Ils disent que vous avez tué les deux fils de leur ancien roi, et que vous n'avez donné que deux lévriers à leur place.» Claudas ne comprend rien à ce qu'on lui réclame: il demande cependant ses armes, quoique tout meurtri des blessures reçues dans le précédent combat. «Ah!» s'écrie-t-il douloureusement, «royaumes de Gannes et de Benoïc, combien vous me donnez de tourment! et quel grand péché commet celui qui déshérite les autres! Pour lui plus de paix, plus de sommeil. Est-il une tâche plus dure que de gouverner le peuple dont on n'a pas le cœur? Hélas! dame nature reprend toujours le dessus, les hommes reviennent toujours à leur droit seigneur. D'ailleurs il n'est pas supplice pareil à celui de voir un autre jouir de ses propres honneurs, régner où l'on devrait régner soi-même: nulle douleur comparable à celle de l'exil et du déshéritement.»
Ainsi parlait et pensait Claudas, entouré de tous ses chevaliers armés, devant les portes de son palais. La nuit venait de tomber, les rues voisines étaient tellement éclairées de torches et de lanternes qu'on eût pu se croire en plein midi. Pharien, au premier rang, avant de donner le signal, prononçait à haute voix la complainte funèbre des enfants, quand le roi Claudas demanda à lui parler: «Pharien, dites-moi, que veulent toutes ces gens? Est-ce pour mon bien ou mon dommage qu'ils se sont assemblés?—Sire,» dit Pharien, «vous deviez nous rendre les deux fils du roi Bohor, et vous avez à leur place livré deux chiens. Le nierez-vous? Les voici devant vous.»
Claudas regarde, paraît surpris, interdit. Après avoir un peu pensé: «Voilà bien, dit-il, les lévriers que la demoiselle avait amenés ce matin. C'est elle qui en aura fait l'échange contre les enfants. Mais, beau doux ami Pharien, ne m'accusez pas: devant tous vos amis, je suis prêt à jurer que j'ai tenu ce que j'avais promis, et que le blâme de ce qui arrive ne peut retomber sur moi. Je consens à garder même votre prison jusqu'au moment où l'on saura ce que les enfants sont devenus.»
Pharien ajoute foi aux paroles de Claudas; car il avait vu la demoiselle mener en laisse les lévriers et couronner de fleurs les deux enfants. Mais l'offre que lui fait le roi Claudas de tenir sa prison le met dans une autre crainte. Il connaît la haine furieuse de son neveu Lambègue, et la vie de Claudas lui paraît en grand danger, s'il vient à le prendre en sa garde. Lambègue le défiera ou le frappera sans le défier, et, dans les deux cas, il aura une vengeance à poursuivre: contre Claudas, en raison de l'injure qu'il lui a faite en lui enlevant l'amour de sa femme; contre Lambègue, meurtrier de celui qui se sera confié à sa garde. Il répond donc au roi que, tout en ajoutant foi à ses paroles, il ne peut promettre que les gens de Gannes soient aussi faciles à persuader. «Laissez-moi leur parler, avant de rien décider.»
Il revient aux barons et bourgeois de Gannes qui l'attendaient avec impatience, les heaumes lacés, les écus pendus au cou: «Le roi Claudas,» leur dit-il, «se défend de trahison; il a cru livrer les enfants du roi, et il offre de tenir votre prison, jusqu'à ce qu'on découvre le secret de cette aventure. C'est à moi qu'il veut se confier; mais je ne consentirai à le garder que si vous me promettez de ne rien tenter contre lui, avant de savoir ce que les enfants sont devenus.
«—Comment! bel oncle,» dit alors Lambègue, «pouvez-vous bien vous porter garant du meurtrier de nos seigneurs liges! Oh! si l'on savait toutes les hontes qu'il vous a faites, vous ne seriez plus entendu ni reçu dans aucune cour seigneuriale[18].
«—Beau neveu, je ne suis pas étonné de t'entendre ainsi parler; on ne peut demander un grand sens dans un cœur d'enfant. Tu as maintes fois témoigné de ta prouesse, mais tu as encore besoin de consulter le miroir de parfaite prud'homie. Laisse-moi te donner un peu du sens qui te manque. Tant que tu compteras parmi les jeunes, use de discrétion dans les conseils; ne parle pas avant que les anciens n'aient donné leur avis. En bataille, tu ne dois attendre ni vieux ni jeune; élance-toi des premiers, fais si tu le peux le plus beau coup. Mais, dans le conseil, c'est aux enfants à attendre les hommes d'âge; et, s'il est beau de mourir en combattant, il est honteux de parler avant son tour pour dire une folle parole. Tous ceux qui m'écoutent savent mieux que toi distinguer quel est sens, quelle est folie. Peut-être quelques-uns vont-ils cependant demander la tête de Claudas: mais alors comment échapperons-nous à la honte d'avoir immolé sans jugement notre seigneur lige? De bon ou de mauvais gré, ne lui avons-nous pas fait hommage et prêté serment de fidélité, à mains jointes? Une fois engagés, ne sommes-nous pas tenus de garder son corps envers et contre tous? La plus grande félonie est, nous le savons, de porter la main sur son seigneur. S'il a mépris envers son homme, l'homme doit en porter plainte devant la cour, qui l'ajournera à quinzaine pour montrer son droit. Le seigneur refuse-t-il de réparer le méfait ou de le reconnaître, l'homme doit lui rendre son hommage, non pas secrètement, mais en pleine assemblée de barons.
«Et l'homme en renonçant à l'hommage ne reprend pas encore le droit de frapper son ancien seigneur, à moins qu'il n'en soit le premier frappé. Maintenant, vous, seigneurs et bourgeois, si vous me donnez sûreté que le roi Claudas n'ait rien à craindre de vous tant qu'il sera sous ma garde, je consentirai à le tenir en ma prison; et, si vous refusez, chacun alors fasse de son mieux! Mais au moins ne perdrai-je pas mon âme, ni dans ce monde mon honneur, en consentant à la mort sans jugement de celui qui fut mon seigneur lige.»
Pharien s'éloigna afin de leur laisser toute liberté de se conseiller. Les plus jeunes barbes, animées par Lambègue, l'emportèrent en décidant qu'ils ne désarmeraient pas si Claudas ne se rendait sans conditions et sans recours à d'autres juges. Ils le déclarent à Pharien, qui va retrouver aussitôt le roi Claudas: «Sire, défendez-vous le mieux que vous pourrez: ils ne veulent pas entendre raison, ils demandent que vous vous rendiez à eux sans condition.—Et vous, Pharien, que me conseillez-vous?—De combattre jusqu'à la mort; le droit les quitte pour venir à vous, et chacun de vos hommes vaudra, croyez-le, deux des leurs. Comme votre homme, je me sépare de ceux qui veulent votre mort: mais, Sire, jurez-moi sur les saints que vous n'avez rien tenté contre les fils du roi mon ancien seigneur, qu'ils vivent tous deux et que vous n'avez pas en pensée de les faire mourir. Non que je soupçonne votre loyauté; mais parce que votre serment me mettra le cœur plus à l'aise, et me permettra de soutenir en toutes les cours que je suis revenu vers vous uniquement par devoir.»
Claudas lui tendit la main gauche, et dressant la main droite vers le moutier qu'on apercevait à petite distance: «Par les saints de ce moutier, dit-il, les enfants du roi Bohor de Gannes n'ont été tués ni blessés de ma main; j'ignore ce qu'ils sont devenus, et, s'ils étaient à Bourges, ils n'auraient encore rien à craindre de moi, bien qu'ils m'aient causé le plus grand deuil du monde.»
L'assaut du palais fut une seconde fois commencé. Claudas se défendit comme un lion; Pharien ne voulut tendre son glaive contre nul chevalier de la terre de Gannes; mais il se contentait de défendre le corps du roi, en désarmant ceux qui le serraient de trop près. La nuit força les assiégeants à se retirer avant d'avoir fait la moindre brèche aux murailles. Un chevalier d'assez mince prud'homie, le châtelain de Hautmur, proposa de revenir au conseil de Pharien, en promettant de ne pas attenter aux jours de Claudas, tant qu'il garderait la prison de Pharien. «Lambègue et moi, dit-il, ne prendrons pas d'engagement; nous éviterons de nous trouver au milieu de ceux dont Claudas recevra la promesse. Ainsi resterons-nous libres de nous venger tous de ce méchant roi.»
Si les chevaliers et les bourgeois de Gannes ne voulaient pas se parjurer, ils n'étaient pas fâchés d'en voir d'autres éviter de s'engager comme eux. Ils envoyèrent vers Pharien pour lui dire qu'ils consentaient à promettre de ne pas attenter aux jours de Claudas, si Claudas consentait à tenir prison. Pharien porta leurs paroles au roi, tout en prévoyant que Lambègue et le châtelain de Hautmur auraient grande peine à maîtriser leur mauvais vouloir. «Sire,» lui dit-il, «je vous porte les offres des hommes de la ville: mais il faut, en tous cas, nous prémunir contre la trahison: une fois en ma garde, c'est moi qui serais à jamais honni s'il vous arrivait malheur. Ce n'est pas, vous le savez, que je vous aime: je vous hais au contraire, et n'attends qu'une occasion légitime de venger ma propre injure; mais je n'entends donner à personne le droit d'accuser ma prud'homie. Mon conseil est que vous revêtiez de vos armes un des deux chevaliers qui voudront bien consentir à partager votre prison.—Pharien,» répond Claudas, «j'ai confiance en vous, je ferai tout ce qu'il vous plaira de me conseiller.»
Pharien, accompagné du roi, alla trouver les gens de la ville: «Seigneurs, j'ai parlé à notre seigneur le roi. Il consent à tenir ma prison, sur la promesse que vous m'avez faite de ne pas tenter de l'arracher de ma garde. Approchez, sire roi Claudas: vous allez vous engager à tenir ma prison, dès que je vous avertirai de le faire.» Le roi lève la main et prend l'engagement qui lui est demandé.
«—Je veux aussi que vous soyez accompagné des deux plus hauts barons de vos domaines, tels que les sires de Châteaudun et de Saint-Cyr. Un roi couronné ne doit pas avoir pour compagnons de captivité des ribauds ou de pauvres sergents.»
Claudas retourne sur ses pas et décide aisément à le suivre les deux barons proposés par Pharien: il revient avec eux, après avoir changé d'armes avec le seigneur de Saint-Cyr. Pharien leur fait promettre de ne pas sortir de prison sans qu'il leur en ait donné congé; puis revenant à ceux de Gannes: «Bonnes gens,» leur dit-il, «vous allez jurer de ne rien tenter contre la vie ou la sûreté de mes trois prisonniers.» Tous ceux qui l'entendent prononcent le serment, et la foule se dissipe avec une satisfaction apparente. Claudas et ses deux compagnons sont conduits dans la grande tour de Gannes par Pharien et douze chevaliers, au nombre desquels se trouvèrent Lambègue et le sire de Hautmur. Comme ils passaient le dernier degré, Lambègue approche du chevalier revêtu des armes de Claudas et lui enfonce son épieu dans la poitrine. Le chevalier, frappé d'un coup mortel, tombe aux pieds de Pharien qui, frémissant d'indignation, prend une hache appendue aux parois de la salle et s'élance sur son neveu. «Comment!» crie Lambègue, «voulez-vous me tuer pour m'empêcher de punir l'odieux Claudas? Laissez-moi au moins le temps de l'achever.» Pharien ne répond qu'en laissant tomber sa hache sur lui: malgré l'écu dont se couvre Lambègue, le tranchant traverse le cuir sous la boucle, descend sur le bras gauche, entre dans les chairs jusqu'à l'os de l'épaule. Lambègue tombe couvert de sang, et Pharien montrant une lance et une épée posées sur le râtelier: «Défendez-vous, sire roi; je suis avec vous contre ces félons; tant que j'aurai un souffle de vie, ils ne vous toucheront pas.»
Des dix chevaliers qui étaient venus avec Lambègue et Hautmur, nul ne voulut faire mine de les seconder: Pharien d'un second coup de hache eut raison du sire de Hautmur; il revenait à son neveu, résolu de lui arracher la vie, quand celle qui avait le plus vrai sujet de haïr Lambègue, la femme épousée de Pharien, sortit tout échevelée de la chambre où elle était depuis si longtemps retenue, et se jetant entre l'oncle et le neveu: «Ah! gentil Pharien, cria-t-elle, ne tuez pas le meilleur chevalier du monde, le fils de votre frère! vous en auriez à jamais honte et regret. S'il hait tant le roi Claudas, c'est, vous le savez, pour l'amour de vous dont il voulait venger la honte. C'est moi seule que vous devez tuer; je l'ai mieux mérité que lui.» À la vue de cette femme accourant défendre son implacable accusateur, Pharien s'était arrêté; puis, sans répondre, s'était rejeté sur le sire de Hautmur qui venait de se relever. Les dix autres chevaliers de leur côté défendirent leur compagnon, fondirent sur le sénéchal et l'eurent bientôt couvert de sang. C'en était fait de lui, si Lambègue ne se fût redressé et n'eût aussitôt pris le parti de son oncle. De part et d'autre on baisse les épées, les glaives: les dix chevaliers descendent les degrés de la tour, et la dame ne perd pas un seul moment pour étancher le sang et bander les plaies de Pharien. Lambègue mêlait ses larmes au sang qui l'inondait; peu à peu, Pharien sent apaiser son ressentiment, il regarde tour à tour sa femme, son neveu; il leur tend en pleurant ses deux mains. Lambègue apprit de lui que ce n'était pas Claudas qu'il avait frappé, et se repentit sincèrement de sa déloyale agression. Ici l'histoire laisse Pharien et les prisonniers, pour revenir aux enfants que la Dame du lac a recueillis.
XIV.
Le bon accueil que les enfants du roi Bohor avaient reçu de la Dame du lac et de Lancelot ne leur avait pas fait oublier Pharien et Lambègue. Ils pleuraient, perdaient leurs couleurs et paraissaient maigrir à vue d'œil. La dame s'en aperçut et voulut savoir ce qu'ils pouvaient désirer; à toutes les demandes, ils opposaient un silence farouche. Lancelot fut plus heureux: il apprit ce qu'ils étaient, ce qu'ils avaient fait, leur séjour dans la tour de Gannes, leur arrivée chez Claudas, le danger auquel ils avaient échappé, grâce à la demoiselle aux deux lévriers; le grand coup d'épée que Dorin avait reçu, enfin leur inquiétude du sort des deux maîtres. Lancelot sentit en les écoutant qu'il les en aimait plus: comme il avait pris sur eux, sans le vouloir, une grande autorité: «Soyez toujours,» leur dit-il, «ce que vous avez été chez Claudas: fils de roi doit être sans pitié pour ceux qui l'ont dépouillé; fils de roi doit passer en prouesse tous les autres.»
Pour la Dame du lac, elle jugea qu'il était temps de réunir les maîtres et les deux enfants. Mais Pharien avait à se défendre des bourgeois de Gannes qui le tenaient à son tour assiégé, l'accusant d'avoir pris contre eux le parti de Claudas, et d'avoir sacrifié les fils du roi Bohor. La Dame du lac donna mission à l'une de ses demoiselles de se rendre à Gannes, et d'en ramener Pharien. Lionel, quand elle partit, lui confia sa ceinture et celle de son frère: «En les reconnaissant, lui dit-il, ils n'hésiteront pas à vous suivre. Mais, ajouta la Dame du lac, contentez-vous, demoiselle, de ramener les deux maîtres. Il ne faut pas laisser deviner à d'autres le secret de ma demeure.»
En arrivant à Gannes, la demoiselle s'enquit de celui qui parmi les habitants avait le plus d'autorité. On lui désigna Léonce de Paerne, proche parent du roi Ban, qui ne tenait rien de Claudas et demeurait fidèle aux héritiers des deux rois de Gannes et de Benoïc. Sans éveiller la défiance des bourgeois, Léonce entra dans la tour où Pharien et Lambègue étaient assiégés. Qu'on se représente la joie des deux maîtres en reconnaissant aux mains de la demoiselle la ceinture de leurs élèves qui, leur dit-on, ne désiraient rien tant que de les revoir! «Ma demoiselle, dit Pharien, vous connaissez les mauvais sentiments des gens de la ville: ils nous accusent de félonie et ne me croiront pas quand je leur dirai que les deux jeunes princes sont en pleine, sûreté; ils voudront les voir.—En cela, dit la demoiselle, je ne saurai les satisfaire. Je ne puis que vous conduire vers eux et sans compagnie.»
Pharien parla aux gens et bourgeois de Gannes: «Bonnes gens, apprenez d'heureuses nouvelles de nos seigneurs, les fils du roi Bohor. Ils ne sont pas chez Claudas. Si vous ne m'en croyez, choisissez le plus sûr d'entre vous; il sera conduit avec Lambègue dans la maison où les enfants font séjour. Quand ils vous auront dit qu'ils ont vu nos seigneurs Lionel et Bohor, et qu'ils les ont laissés en bonnes mains, vous reconnaîtrez le peu de fondement de vos soupçons, et vous nous permettrez de sortir.» Quoique suspendus entre la joie de cette nouvelle et la crainte de quelque tromperie, les gens de Gannes accueillirent l'offre de Pharien et choisirent Léonce de Paerne pour accompagner Lambègue.
Ils partirent, traversèrent la vallée de Nocorrange, à l'entrée de la forêt de Briosque[19]. Cette forêt paraissait fermée par le lac, dont l'étendue répondait à celle de la résidence de la Dame du lac. Mais, avant d'aller plus loin, la demoiselle avertit Léonce de Paerne qu'elle ne pouvait lui permettre de les accompagner plus loin. «Attendez, quelque temps, et je promets de revenir vous prendre ou de ramener vos élèves, suivant l'ordre que j'en recevrai; vous voyez là-bas le château de Tarasque qui confine à celui de Brion; veuillez vous y arrêter, en attendant mon retour.»
Léonce suivit ces instructions et prit la direction de Tarasque, tandis que Lambègue était conduit en vue du lac. L'onde, à mesure qu'ils avançaient, parut s'éloigner, jusqu'à ce qu'ils se trouvèrent devant une grande porte qui s'ouvrit devant eux, sans que Lambègue pût deviner ce que le lac était devenu.
Bohordin reçut avec des transports de joie son cher maître; mais Lionel, ne voyant pas Pharien, ressentit un violent dépit et passa sans dire mot dans une autre chambre. Il y trouva la demoiselle qui les avait ramenés de Gannes. Sarayde faisait bander la plaie qu'elle avait reçue en se jetant entre Claudas et Lionel. Il parut surpris de la voir défigurée, car il était nuit quand ils étaient sortis de l'hôtel du roi, et il ne s'était alors aperçu de rien.
«Hé, demoiselle,» dit-il, «voilà une plaie qui vous a bien enlaidie!—Vraiment, Lionel? Et pensez-vous que puisse m'en savoir gré celui pour lequel je l'ai reçue?—Vous devez lui être plus chère que son propre corps. Il doit vous accorder tout ce qu'il vous plaira demander.—Mais si j'étais ainsi défigurée pour vous?—Alors, je vous aimerais, je vous écouterais mieux que personne au monde.—Me voilà donc bien heureuse, car ce coup vient de l'épée de Claudas, quand je me jetai entre elle et vous, au sortir de son hôtel.—Ah! demoiselle, vous pouvez compter sur moi: vous méritez bien mieux d'être ma maîtresse que Pharien, lui que j'aimais tant et qui n'est pas venu me voir, tout en devinant le chagrin que son éloignement me causait. Oui, j'aurais été le seigneur du monde entier, qu'il en eût été le maître aussi bien que moi. Maintenant, c'est vous seule que je veux aimer et écouter, vous qui avez mis en danger votre corps pour épargner le mien.»
La demoiselle attendrie ne peut retenir ses larmes. Elle prend l'enfant dans ses bras, le baise au front, aux yeux, à la bouche. En ce moment, Lambègue ouvrait la porte, et se mettant à genoux devant Lionel: «Cher sire, comment vous êtes-vous tenu, depuis que nous vous avons perdu de vue?—Mal, répond l'enfant; mais je suis bien maintenant; j'ai oublié tous mes chagrins.» La demoiselle le tenait toujours embrassé: «Beau sire, reprend Lambègue, mon oncle, votre maître vous salue.—Ce n'est plus mon maître. Vous qui nous avez rejoints, vous êtes celui de mon frère Bohordin; pour moi, je suis à cette demoiselle. Dites-nous cependant comment le fait Pharien.—Sire, il est, grâce à Dieu, en bon point; mais il a eu de mauvais temps à passer.» Il conte alors ce qui leur est arrivé depuis le jour de leur séparation: le siége de la tour, le soulèvement des barons et des bourgeois de Gannes; la retraite de Claudas. «Et Dorin, reprend Lionel, est-il remis du coup que mon frère lui a porté?—Remis, dit en riant Lambègue, comme celui qui ne s'en plaindra jamais.—Dites-vous qu'il soit mort?—Oui, je l'ai vu glacé, sans âme, le corps en bière.—Oh! s'il en est ainsi, je suis sûr de rentrer en mon droit héritage. Dieu laisse vivre assez longtemps Claudas, pour lui apprendre ce qu'il en coûte de ravir la terre des autres!» Tous s'émerveillèrent de ces fières paroles. Lambègue alors fit comprendre à l'enfant que Pharien ne pourrait sortir de la tour avant d'avoir persuadé aux gens de Gannes que leurs jeunes seigneurs étaient à l'abri des poursuites de Claudas. Et la Dame du lac, arrivant, demanda à Lionel s'il voulait aller le voir. «—Dame, je suivrai ce que me conseillera ma demoiselle.—Et comment a-t-elle pris tant de pouvoir sur vous?—Voyez,» répond-il, en mettant à découvert la plaie que la demoiselle avait reçue au visage, «voyez si elle n'a pas payé assez cher le droit de me commander.—Vraiment, dit la Dame du lac, elle n'a pas perdu ses peines; si vous vivez âge d'homme, elle entendra parler de votre prud'homie.»
La Dame du lac voulut conduire elle-même les deux enfants et Lambègue jusqu'à Tarasque. Sur ces entrefaites parut Lancelot qui venait de se réveiller, car il s'était levé de bonne heure et avait chassé toute la matinée. On se mit au souper: Lancelot, comme il en avait coutume, trancha du premier mets devant la dame et s'assit en face d'elle, les autres convives attendant pour prendre place qu'il eût pris la sienne. Il avait sur la tête un chapelet de roses vermeilles qui faisaient ressortir la beauté de ses cheveux. On était cependant alors au mois d'août, quand les roses ont cessé de fleurir; mais, dit l'histoire, tant qu'il fut chez la Dame du lac, il ne se passa pas de jour, soit d'hiver soit d'été, que l'enfant ne trouvât en se levant au chevet de son lit un chapeau de roses fraîches et vermeilles; si ce n'était le vendredi, la veille des grandes fêtes et le temps de carême[20]. Jamais il ne put voir qui le lui apportait, bien que souvent il fît le guet pour le découvrir. Quand les deux fils du roi Bohor devinrent ses compagnons, il formait de ce chapeau trois chapelets et les partageait avec eux.
Il fut du voyage de Tarasque. Avec lui vint un chevalier pour lequel il témoignait une affection particulière, et un varlet chargé de son arc et de ses flèches. Souvent, de l'épieu qu'il tenait en main il lançait aux bêtes et aux oiseaux, car nul ne savait viser et jeter aussi juste que lui. Ils arrivèrent au château, où les attendait Léonce de Paerne qui reconnut les deux enfants et s'agenouilla devant eux en pleurant de joie. «Ah! madame, dit-il, vous avez recueilli les fils d'un roi, le plus preux des hommes, sauf le roi Ban son frère, qui sans doute avait un plus haut renom de chevalerie. Vous, comme nous, connaissez peut-être toute la grandeur de leur lignée; ils sont plus nobles encore, de par leur mère, car ils tiennent au sang même qu'avait daigné prendre le roi des cieux. Et si les prophéties disent vrai, c'est par un des fils des rois Ban et Bohor que les temps aventureux de la Grande-Bretagne doivent être mis à fin.»
Lionel, en écoutant ces paroles, rougit, pâlit et fondit en larmes. «Qu'avez-vous, Lionel?» lui demande sa nouvelle maîtresse, en le prenant par le menton; «voulez-vous déjà me quitter? Êtes-vous déjà fatigué de ma maîtrise?—Oh! non! douce demoiselle; je pleure pour la terre de mon père, qu'un autre retient. Sans mes hommes, comment puis-je conquérir honneur?» Lancelot le regardant alors avec dédain: «Fi! beau cousin, dit-il, fi! de pleurer pour défaut de terres! Vous n'en manquerez pas, si vous ne manquez pas de cœur. Preux, vous les gagnerez par prouesse, et par prouesse vous les garderez.»
Tous ceux qui entendirent ainsi parler Lancelot furent surpris de cette hauteur de sagesse dans un âge si tendre: la Dame du lac parut seulement étonnée de ce nom de beau cousin qu'il avait donné à Lionel. Les larmes du cœur lui en montèrent aux yeux; mais, revenant à Léonce de Paerne, elle lui fit entendre que les enfants ne pouvaient être nulle part aussi bien en sûreté qu'auprès d'elle. «Vous, Lambègue, ajouta-t-elle, vous allez retourner vers votre oncle Pharien et nous l'amènerez. Ne demandez pas qui je suis; il vous suffira de savoir que mes châteaux n'ont rien à craindre des entreprises de Claudas. Je vais charger quelqu'un de vous conduire par les détours de cette enceinte; et vous ne ramènerez que Pharien et Léonce de Paerne.»
Tant qu'il avait été chez la Dame du lac, Léonce n'avait cessé de regarder le doux et gracieux visage de Lancelot. Chemin faisant, et comme ils approchaient de Tarasque: «Avez-vous, dit-il à Lambègue, remarqué les paroles de l'ami de nos deux seigneurs? jamais il n'en vola de plus fières des dents d'un enfant. Il eut grandement raison d'appeler Lionel son cousin.—Comment, reprit Lambègue, pourraient-ils être parents? nous savons que le roi Ban n'eut qu'un fils, et ce fils mourut le même jour que lui.—Croyez-moi, c'est Lancelot: c'est le fils du roi Ban. Je l'ai bien regardé, et j'ai reconnu les traits, le regard, l'allure du roi de Benoïc. Le cœur me l'a dit; rien ne m'empêchera de voir en lui monseigneur Lancelot.»
Mais la Dame du lac, après le départ de Léonce et de Lambègue, avait ramené les enfants dans son palais. Elle prit aussitôt Lancelot à l'écart, et lui dit d'une voix qu'elle essayait de rendre sévère: «Comment avez-vous eu la hardiesse d'appeler Lionel votre cousin? Ne savez-vous pas qu'il est fils de roi?—Dame,» répond-il en rougissant un petit, «le mot m'était venu à la bouche, et je ne l'ai pas retenu.—Or, par la foi que vous me devez, dites lequel pensez-vous le plus gentil homme de Lionel ou de vous?—Dame, je ne sais pas si je suis de lignage aussi noble que lui, mais au moins ne m'arrivera-t-il jamais de pleurer de ce qui l'a fait pleurer. On m'a souvent dit que d'un homme et d'une femme sont issues toutes gens; je ne comprends pas alors comment il y a dans les gens plus ou moins de gentillesse, hors celle qui vient de prud'homie. Si le grand cœur fait le gentil homme, j'ai bonne confiance d'être au nombre des plus gentils.—C'est là, reprit la Dame du lac, ce qu'on pourra voir; mais au moins puis-je déjà dire que, si vous avez toujours le cœur aussi haut, vous n'avez pas à craindre de manquer de noblesse.—Vous le croyez aussi, madame?—Assurément.—Soyez donc bénie, pour m'avoir laissé l'espoir d'atteindre à la plus haute gentillesse. Je n'ai pas regret d'avoir été jusqu'à présent servi par deux fils de roi, puisque je puis un jour les atteindre et même les dépasser.»
La Dame du lac était de plus en plus ravie du grand sens de Lancelot: sa tendresse pour lui ne pouvait être plus grande; mais un regret se mêlait aux mouvements de son cœur. L'enfant devait bientôt atteindre l'âge de recevoir les adoubements de chevalier; elle ne pourrait alors le retenir plus longtemps. Il lui resterait Lionel, mais à son tour Lionel la quitterait, puis enfin Bohordin. Au moins alors, pensait-elle, elle les suivrait de loin; elle s'attacherait à prévoir, à prévenir leurs dangers, à leur transmettre ses avertissements, ses conseils. Elle ne le sentait que trop; tout son bonheur était concentré dans l'amour qu'elle portait à ces trois enfants, et surtout à Lancelot.
XV.
Lambègue et Léonce de Paerne, revenant aux bourgeois de Gannes pour les rassurer sur le sort des deux fils de Bohor, pensaient que Pharien allait recouvrer sa liberté; Pharien le croyait aussi et déjà se disposait à ramener au roi de Bourges les trois otages qu'il en avait reçus: mais les gens de la ville ne furent pas d'avis de rendre ces otages, dans la crainte d'une attaque prochaine de Claudas; et Pharien, ne voulant pas les leur abandonner, dut se résigner à partager encore leur prison.
Claudas en effet ne pouvait oublier que la mort de son fils demandait vengeance. Il parut bientôt avec un ost formidable devant les murs de Gannes. Alors les bourgeois s'humilièrent devant Pharien et le conjurèrent d'user de son crédit auprès du roi de Bourges, pour désarmer sa colère. «J'irai volontiers à lui, dit Pharien, et j'ai bon espoir de le fléchir. Mais, comme il faut tout prévoir, et qu'il n'y a jamais dans les hommes autant de bon ou de mauvais qu'on peut le supposer, vous allez me jurer, si je ne revenais pas, de venger ma mort sur les trois otages.»
Les barons jurèrent sur les saints, Pharien revêtit ses armes et monta à cheval. En le voyant arriver de loin, Claudas courut à lui les bras tendus et voulut le baiser sur la bouche: «Sire, dit Pharien en se reculant, je veux avant tout connaître ce que vous entendez faire. Vous venez assiéger une ville où sont mes pairs et mes amis; je me suis rendu leur caution que vous les épargneriez. La honte en sera sur moi, si vous me démentez.—Comment! répond Claudas, Gannes n'est-elle pas ma ville; n'êtes-vous pas tous mes hommes? De quel droit me fermez-vous vos portes?—Sire, quand on voit avancer une ost, il est prudent de se mettre en défense. Rassurez les citoyens; dites que vos intentions sont amicales, que vous ne songez pas à la vengeance, et nos portes vous seront ouvertes.—N'y comptez pas!» reprend Claudas, «j'entends faire justice, et dès que je serai entré.
«—Je vous le répète, sire, les gens de Gannes sont sous ma garantie; je vous demande, comme votre homme, de ne pas pourchasser ma honte. S'ils ont mal fait envers vous, entendez-les; ils sont prêts à faire amende.
«—Je ne veux rien entendre. Le meurtre de mon cher fils Dorin réclame vengeance; si je ne la poursuivais, je serais tenu pour honni par mes barons de la Déserte.»
Pharien dit alors: «Sire Claudas, tant que vous avez eu besoin de mon service, je ne vous l'ai pas refusé; aujourd'hui que vous n'avez plus égard à mon conseil, je déclare renoncer à votre fief; ailleurs serai-je peut-être mieux écouté. Et vous, seigneurs barons de la Déserte, qui penseriez votre roi honni s'il daignait pardonner à ses hommes de Gannes, nous verrons de quel secours vous lui serez. Vous ne parliez pas ainsi, quand, à la porte même de son palais, j'arrêtai le glaive qui allait le frapper à mort. Grâce à Dieu, nous avons dans la ville assez de chevaliers pour vous bien recevoir. En attendant, si quelqu'un veut soutenir ici que les barons de Gannes sont indignes de pardon, je le défie, et suis prêt à lui faire confesser le contraire.»
Nul ne répondait au défi: «Roi de Bourges, reprend-il, je ne suis plus votre homme, je suis dégagé de tout devoir envers vous; que vos barons m'entendent: désormais vous n'aurez pas de pire ennemi que moi. Mais, avant de retourner à mes amis, je dois vous semondre d'une chose: comme roi, vous m'avez promis de tenir ma prison dès que je vous le demanderais, je vous le demande aujourd'hui; vous allez me suivre, à peine d'être parjure.—Oh! répond Claudas, je ne l'ai pas entendu ainsi. J'ai promis à l'un de mes hommes, non à celui qui a cessé de l'être.—Puisque vous ne tenez pas compte de votre serment, que la honte en demeure sur vous! vous n'êtes plus digne de porter couronne. J'ai le droit d'oublier que vous avez été pour un temps mon seigneur; si l'occasion s'en présente, je vous combattrai, je vous tuerai, sans craindre aucun jugement de cour. Et si je meurs avant vous, mon âme ne sera plus rien, ou je reviendrai de l'autre monde pour vous frapper[21]. Priez en attendant pour l'âme de vos trois otages, et non pour leur corps; car, avant de me revoir, nos mangonneaux auront fait rouler leurs têtes jusqu'à l'entrée de votre pavillon.»
Cela dit, il broche son cheval des éperons et s'éloigne à toute bride: plus de vingt chevaliers le poursuivent, les glaives tendus. Il allait être atteint comme il touchait aux portes de la ville, quand il entendit la voix de Lambègue: «Bel oncle, rentrerez-vous sans donner une leçon à ces ribauds?» Pharien se retourne alors vers celui qui le suivait de plus près; d'un revers de glaive il plonge dans son corps le bois avec le fer, et le jette mort sous les pieds de son cheval. Il met ensuite la main à l'épée et s'élance sur ceux qui accouraient à lui. Les portes de la ville s'ouvrent; cent chevaliers conduits par Lambègue lui viennent en aide, tandis que, du coté opposé, Claudas armé d'un bâton criait aux siens: «Mauvais garçons! avez-vous juré de me déshonorer? qui vous a permis d'attaquer un messager?» Il n'avait que son épée à la ceinture, et sur la tête un léger haubergeon. Lambègue le reconnaît, accourt à lui le glaive tendu, comme il rebroussait chemin en ramenant ses gens. «Claudas! Claudas! lui criait Lambègue, vous fuyez: vous ne voulez pas savoir comment est forgée mon épée.» Ainsi menacé par un ennemi bien armé, quand lui-même n'avait ni haubert, ni glaive, ni heaume, Claudas sentit un frisson le parcourir; il pressait jusqu'au sang les flancs de son cheval: «Traître! parjure! lâche! criait toujours Lambègue, ose donc m'attendre! ne t'enfuis pas comme le dernier des couards!» Le roi ne put supporter tant d'outrages; et, la mort lui paraissant préférable à la honte de fuir, il lève la main droite, fait le signe de la croix sur son visage et sur son corps, puis, l'épée en main, il retourne son cheval: «Lambègue, dit-il, ne te presse pas; on sait assez que je ne suis pas traître, et tu vas voir si je mérite d'être appelé couard.» Jamais Lambègue ne ressentit tant de joie. Il atteint, le premier, Claudas de son long épieu, sur le haut de la poitrine. Un peu plus bas, c'en était fait de lui. Le roi, fortement blessé, chancelle sur son cheval, puis se remet, et, comme Lambègue passait, sans avoir encore eu le temps de tirer l'épée pour remplacer le glaive brisé, Claudas l'atteint de la sienne en plein visage; la pointe pénètre à travers les mailles de la ventaille et le renverse sur l'arçon de derrière. Ses yeux se troublent; mais Claudas, après ce suprême effort, s'affaisse pâmé sur l'avant de la selle. Lambègue reprend ses esprits le premier, et, voyant Claudas immobile, les deux mains crispées sur la crinière de son cheval, il lui assène un coup d'épée pour lui trancher la tête, au moment où le cheval se dressait sur ses jambes de derrière; de sorte que le coup porta sur le sommet du haubergeon. Le roi tomba lourdement à terre; il allait recevoir le coup de grâce, quand arrivèrent ses gens qui, faisant un rempart à leur seigneur, forcèrent Lambègue à ramener son écu sur sa poitrine. Il ne fuyait pas cependant; dans sa rage, il se serait aveuglément jeté au milieu d'eux; mais Pharien survint, mit la main au frein de son cheval et le fit rebrousser vers la ville. Ils rentrèrent, fermèrent les portes, baissèrent les herses et se hâtèrent de remonter dans la tour pour se débarrasser de leurs écus en lambeaux, de leurs hauberts démaillés et de leurs heaumes déchiquetés. On pouvait, au sang ruisselant ou caillé de leurs blessures, voir qu'ils ne revenaient pas d'une partie de fête.
Les trois otages de Claudas, enfermés dans une chambre dont Pharien gardait les clefs, les avaient entendus revenir, et n'auguraient rien de bon de leur retour. «Sire oncle,» dit Lambègue, après avoir un instant respiré, «oh! pour Dieu! laissez-moi punir sur eux la félonie de Claudas.—Non, beau neveu, le méfait de leur seigneur n'est pas leur méfait; le roi Claudas ne m'a fait en sa vie qu'une seule honte, dont je dois me taire, et ces prud'homes n'en sont pas responsables.» Comme il arrêtait encore une fois la fureur de Lambègue, voilà qu'un écuyer vient l'avertir que Claudas demandait à lui parler sous les murs de la ville. Il remonte, vient à la porte, et reconnaît devant lui le roi étendu dans une litière. Un chevalier lui fait signe d'approcher: «Pharien,» lui dit Claudas, donnez-moi des nouvelles de mes otages; sont-ils encore en vie?—Oui, sire.» Le visage du roi s'éclaircit à cette réponse. «Écoutez-moi, Pharien[22]; vous m'avez rendu votre hommage sans en avoir bonne raison. Je vous requiers de le reprendre; et si vous refusez, au moins ai-je le droit de vous recommander mes otages. Mais consentez à revenir à moi, et je suis prêt à tenir la promesse que je vous avais faite.—Sire, comment l'entendez-vous?—Je m'étais engagé à mon vassal, je dois tenir mes engagements à son égard, non à l'égard d'un homme qui n'est plus à moi. Si vous ne voulez pas rester mon homme, et que vous retourniez à Gannes, je ne dois attendre de vous ni bon ni mauvais conseil. Dites seulement à dix des principaux de la ville de venir me parler.»
Pharien rentre dans la ville, et sur-le-champ avertit Léonce de Paerne et neuf des plus hauts barons de se rendre à la litière de Claudas. Le roi, dès qu'il les vit: «Vous êtes, leur dit-il, mes hommes; si je rendais bonne justice, je ne remettrais pas à la ville l'injure qu'elle me fait. Mais je n'entends pas user envers elle de la dernière rigueur, bien que vous sachiez comme moi que toutes vos défenses seraient inutiles. Pharien est venu me parler de paix; mais il n'est plus mon homme, et je n'ai pu m'entendre avec lui. Or voici les conditions que je veux bien vous accorder: par les saints de votre ville! si vous les refusez, vous n'obtiendrez de moi aucune merci. Jurez que vous n'avez pris aucune part au meurtre de mon fils Dorin, et livrez-moi un seul des vôtres, pour en faire ma volonté.»
Les barons, en entendant parler ainsi Claudas, furent émus de joie et de douleur: de joie, par l'espérance d'un prochain accord; de douleur, en pensant qu'il fallait l'acheter par le sacrifice d'un des leurs. «Sire, dit Léonce de Paerne, nous avons entendu vos paroles, et peut-être nous y accorderons-nous, quand nous saurons le nom du chevalier qui doit vous être livré.—Je vais vous le dire: c'est Lambègue.—Ah! Sire, cela ne peut être; nous ne livrerons pas le meilleur chevalier de ce royaume. À Dieu ne plaise que la paix soit achetée si chèrement! Quand tous y consentiraient, je refuserais encore.—Et vous autres, reprit Claudas, laisserez-vous renverser votre ville de fond en comble et mettre à mort tous les habitants, chevaliers et bourgeois, pour ne pas livrer un seul homme?—Nous suivrons tous, répondent-ils, le conseil de Léonce de Paerne.—Retournez donc d'où vous êtes venus, et n'attendez de moi paix ni trêve.»
Ils rentrent à Gannes pénétrés de la plus vive douleur. «Quelles nouvelles?» leur demande Pharien.—«Mauvaises. Nous n'aurons pas la paix si nous ne consentons à livrer Lambègue.—Et qu'avez-vous répondu?—Que je ne serai jamais, dit Léonce, d'un conseil où l'on s'accorderait à sacrifier le chevalier qui nous a le mieux défendus.» Pharien assemble alors les bourgeois de la ville, et tous, sans hésiter, approuvent le refus de Léonce de Paerne. «On ne nous blâmera jamais d'avoir acheté notre salut à si haut prix. Il faut aller attaquer l'ost de Claudas; que Dieu nous soit en aide, et qu'au moins nous vendions chèrement nos vies!»
Pharien, touché de tant de loyauté, les remercie et remonte à la tour. Là, tristement appuyé sur les créneaux, en face de la prairie couverte des pavillons de Claudas, il comprend mieux encore que la résistance sera vaine, que les hommes de la cité sont en trop petit nombre, et cependant trop nombreux encore pour les faibles provisions qui leur restent. Ses larmes coulent en abondance, les soupirs gonflent sa poitrine. Au même instant Lambègue qui, le voyant gémir penché sur les créneaux, craint de le troubler, approche doucement pour l'entendre sans être vu. «Ah! disait Pharien, «bonne cité si longtemps honorée, hantée de tant de prud'homes; siége et chambre de roi; repaire de liesse, hôtel de justice, si riche en preux chevaliers, en bons et vaillants bourgeois! Comment voir sans douleur votre ruine! Ah! pourquoi Claudas n'a-t-il pas demandé ma vie plutôt que celle de Lambègue: j'ai déjà tant vécu que je pouvais donner sans regret le reste de mes jours; car un vieillard peut-il souhaiter une plus belle mort que celle qui devient le salut de ses compagnons, de ses frères?»
Les sanglots l'empêchaient de continuer. Lambègue approchant brusquement: «Sire oncle, ne vous désolez pas ainsi. Par la foi que je vous dois, il ne tiendra pas à moi que la ville ne soit sauvée, et j'y gagnerai grand honneur. J'irai me rendre à Claudas sans regret, sans crainte.—Lambègue, dit Pharien, je vois que tu m'as écouté; mais tu ne m'as pas compris. Tu es jeune, tu n'es pas à la fin de tes prouesses, et je n'entends pas que tu meures. Dieu nous aidera, sans doute: nous tenterons une sortie, et peut-être tromperons-nous toutes les espérances de Claudas.—Non, bel oncle, il n'est plus question de cela; la ville peut avoir la paix de par moi, il ne faut pas laisser un autre que moi mourir pour elle.—Comment! Lambègue, serais-tu décidé à te rendre à Claudas?—Assurément, bel oncle; je vous l'ai entendu dire: si vous étiez à ma place, vous seriez heureux de vous livrer. Puis-je craindre d'être honni, en faisant ce que vous auriez voulu faire?—Hélas! Lambègue, je vois que tu vas à la mort, et que rien ne pourra te garantir; mais, au moins, chevalier ne mourra-t-il jamais à plus grand honneur, puisque ta mort sera le salut de tout un peuple.»
Il fallait maintenant avoir raison de la résistance de tous les barons et des bourgeois de la ville, qui ne voulaient à aucun prix racheter leur vie par celle de leur plus vaillant chevalier. Enfin, Lambègue leur persuada de le laisser partir, et Pharien en l'embrassant lui dit: «Beau neveu, vous allez à la mort la plus glorieuse que chevalier puisse souhaiter; mais il faut vous y préparer devant Dieu, aussi bien que devant les hommes. Avant de rendre votre belle âme à notre Seigneur Dieu, vous vous confesserez.—Ah! sire oncle, répond Lambègue, je ne crains pas de mourir; je sais trop que, si Dieu vous prête vie, ma mort sera vengée. Mais savez-vous ce qui me déchire et me tourmente? c'est, en me confessant, la nécessité d'accorder le pardon à mon plus mortel ennemi. Voilà une angoisse plus insupportable que tous les supplices.—Il le faut, beau neveu.—Si vous le voulez, je dois y consentir, car je veux, en vous recommandant à Dieu, bel oncle, demeurer en sa grâce et en la vôtre.»
Alors on appelle l'évêque, et, d'une voix claire, Lambègue découvre tout ce qui pouvait lui peser sur la conscience. Puis il demande ses armes. «Quel besoin en avez-vous? lui dit Pharien; ne vaudrait-il pas mieux réclamer merci?—À Dieu ne plaise que je réclame merci de celui qui ne l'aurait pas de moi! J'irai vers lui, non comme un ribaud devant son baron, mais comme chevalier, le heaume lacé, l'écu au cou, l'épée au poing que je lui rendrai. Ne craignez rien de moi, bel oncle; je n'entends ni le frapper, ni l'empêcher de me frapper.»
Dès qu'il est revêtu de ses armes, il monte et les recommande à Dieu en s'éloignant, d'un visage calme et serein. Il est bientôt arrivé devant le pavillon de Claudas. Le roi de Bourges, qui connaissait son cœur indomptable, s'était lui-même armé, et l'attendait au milieu de ses barons. Lambègue approche, regarde Claudas et ne dit pas un mot; il tire lentement son épée du fourreau, soupire profondément et la jette aux pieds de Claudas. Il détache ensuite son heaume, son écu tout bosselé, et les laisse aller à terre. Le roi relève l'épée, la regarde et la hausse comme pour la faire retomber sur la tête de Lambègue. Tous ceux qui le voient frémissent; Lambègue seul reste insensible; il ne fait pas un geste, il ne donne pas le moindre signe d'émotion. «Qu'on lui ôte son haubert et ses chausses de fer!» dit Claudas. Valets aussitôt de l'entourer, de lui enlever les dernières pièces de son armure. Le voilà en simple cotte d'isembrun, sans barbe ni grenons, mais taillé merveilleusement de corps, et beau de visage. Il est devant le roi, mais il ne daigne pas le regarder. À Claudas de rompre le silence:
«Lambègue, comment as-tu bien la hardiesse de venir ici? Tu sais que je ne hais personne au monde autant que toi.—Et toi, Claudas, ne sais-tu pas que je ne te crains guère?—Tu me menaces encore, au moment où ta vie m'appartient!—Je n'ai aucune peur de la mort; je savais bien, en me livrant à toi, qu'elle me prendrait.—Avoue-le: tu croyais avoir affaire à un ennemi compatissant.—Non, mais au plus cruel qui fut jamais.—Et pourquoi aurais-je de toi la moindre pitié? Est-ce que tu m'épargnerais si j'avais le malheur de tomber entre tes mains?—Dieu n'a pas voulu m'accorder tant de grâce; mais, pour te voir mourir de ma main, j'aurais donné tout dans ce monde, et ma part dans l'autre.»
Claudas jeta un ris, et, avançant la main gauche, il prend Lambègue par le menton: «Lambègue,» dit-il après un moment de silence, «qui vous a pour compagnon peut se vanter d'avoir près de lui le plus dur de cœur, le plus indomptable fils de femme qui soit sorti du lit ce matin. Oui, si tu vivais ton âge, tu serais assurément le plus hardi des chevaliers. Dieu ne me soit jamais en aide, si je consentais, pour la couronne du monde, à te donner la mort! Il est bien vrai que ce matin je n'avais rien autant à cœur que ma vengeance; je l'ai sentie tomber; ma première résolution s'est évanouie en te voyant, toi si jeune encore, donner ta vie pour sauver tes compagnons, tes amis. Et quand même je voudrais me délivrer d'un aussi furieux ennemi, je devrais encore me garder de le faire, pour l'amour de Pharien, ton oncle, qui m'a sauvé la vie quand tu allais me la ravir.»
Il fait alors apporter une de ses robes les plus riches et la présente à Lambègue, qui refuse de la prendre. «Soyons amis, lui dit le roi; consens à demeurer près de moi, à recevoir de mes fiefs.—Non, Claudas; au moins attendrai-je pour devenir ton homme que mon oncle le redevienne.» Le roi envoie alors un chevalier vers Pharien, qui se tenait à la porte de Gannes, le heaume lacé, le glaive au poing, l'épée à la ceinture, résolu d'attendre Claudas et de le tuer, dès qu'il apprendrait que son neveu avait cessé de vivre.
Le messager l'ayant amené: «Pharien,» lui dit Claudas, «je viens de m'acquitter envers vous: j'ai pardonné à Lambègue. Votre compagnie me serait assurément plus chère que tout au monde. Vous ne me la refuserez pas; renouvelez donc votre hommage et reprenez les terres que vous teniez de moi: sachez que je compte les accroître de tout ce qu'il plaira à vous et à Lambègue de demander.
—«Sire roi, répond Pharien, je vous rends grâce, comme à l'un des meilleurs rois, pour ce que vous avez fait et voulez faire. Je ne refuse ni votre service ni vos dons; mais j'ai juré sur les saintes reliques que je ne recevrais des terres de personne avant d'avoir bonnes enseignes des enfants de mon seigneur le roi Bohor.—Eh bien! reprend Claudas, reprenez votre terre sans m'en faire hommage; allez tant qu'il vous plaira en quête des enfants: si vous les trouvez, ramenez-les ici, et je vous saisirai de leur héritage jusqu'à ce qu'ils soient en âge d'armes porter. Ils m'en feront hommage, me reconnaîtront pour leur suzerain, et vous suivrez leur exemple.
—«Je ne dois pas, dit Pharien, y consentir; je pourrais me trouver obligé d'entrer dans vos terres, et, bien que mon hommage fût réservé, ce serait manquer à mon devoir de tenancier. Je vous fais une autre offre: que les enfants soient ou non retrouvés, je vous promets de ne pas faire hommage à autre que vous, sans vous en donner avis.—Oh! reprend Claudas, je vois maintenant pourquoi vous ne voulez plus être mon homme; vous m'avez en effet déclaré que vous ne m'aimiez pas et ne pourriez jamais m'aimer.—Sire, sire, répond Pharien, je ne vous ai dit que la vérité. Vous avez cependant fait plus pour moi que je n'ai pu faire pour vous; ainsi, en quelque lieu que vous soyez, votre corps n'aura pas à se garder de moi ou de mon neveu. Laissez-nous donc prendre congé de vous et commencer notre quête.»
Claudas, voyant qu'il ne gagnerait rien à insister, leur accorda le congé qu'ils demandaient. Lambègue reprit ses armes; quand il fut monté, le roi lui présenta lui-même un glaive au fer tranchant, au bois dur et solide; car il était venu sans épieu. L'oncle et le neveu rentrèrent ainsi dans la ville qui leur devait la paix désirée; mais ils n'y restèrent même pas une nuit, et après avoir recommandé chevaliers et bourgeois à Dieu, ils commencèrent la quête de leurs jeunes seigneurs.
La Dame du lac avait attaché un de ses valets au service de Lambègue. Ils arrivèrent donc aisément dans l'agréable asile où se trouvaient déjà le fils du roi Ban, et ses cousins, les fils du roi Bohor.
Ici le conte passe assez rapidement sur le bon accueil que reçurent les nouveaux hôtes. Pharien cessa de vivre à quelque temps de là, et les derniers jours de sa femme furent marqués par le repentir de ses anciennes amours avec le roi Claudas. Aiguis et Tharin, leurs deux fils, devinrent de preux et loyaux chevaliers, et les deux bonnes reines de Gannes et de Benoïc achevèrent leur pieuse vie dans les deux monastères où elles s'étaient retirées. Des songes et des révélations leur avaient appris la glorieuse destinée de leurs enfants; si bien que leur seul regret en montant dans le Paradis fut de n'avoir pu revoir, avant de fermer les yeux, Lancelot, Lionel et Bohordin.
XVI.
Lancelot resta sous la garde de la Dame du lac jusqu'à l'âge de dix-huit ans. En le voyant si beau, si bien fourni de corps, si noble et si large de cœur, la dame comprenait mieux chaque jour qu'elle ne pouvait sans péché différer le moment de le mettre hors de page. Quelque temps après la fête de Pâques, il alla chasser en bois, et il lui arriva d'abattre un cerf de si haute graisse, bien qu'on fût encore loin du mois d'août, qu'il voulut l'envoyer sur-le-champ à la Dame du lac. Deux valets le portèrent à ses pieds et l'y déposèrent, tandis que lui s'arrêtait sous un chêne de la forêt pour s'y remettre de la grande chaleur du jour. Il remonta sur son chasseur[23] à l'entrée de la nuit, et, quand il revint dans la maison, il vit tous les commensaux ordinaires de la maîtresse de ces lieux entourer la belle proie. Lancelot était court-vêtu d'une cotte de bois, sur sa tête un chapeau de feuilles, et le carquois pendu à la ceinture. En le voyant arriver dans la cour, la dame sentit monter à ses yeux les larmes du cœur; et, sans, l'attendre, elle rentra vivement dans la grande salle, où elle demeura le visage caché dans ses mains. Lancelot arrive à elle; elle s'enfuit dans une chambre voisine. «Que peut avoir ma dame?» pensa le valet. Il la cherche, la rejoint et la trouve étendue sur une grande couche, noyée dans les larmes. À son salut elle ne répond pas, elle qui d'ordinaire courait au-devant de lui pour l'accoler et le baiser. «Dame, lui dit-il, que pouvez-vous avoir? Si quelqu'un vous à fait de la peine, ne le celez pas, car je n'entends pas que de mon vivant on ose vous courroucer.» Elle lui répond d'abord par un redoublement de larmes et de sanglots; puis, le voyant de plus en plus interdit: «Ah! fils de roi, dit-elle, retirez-vous, si vous ne voulez voir mon cœur se briser.—Dame, je m'en vais donc, puisque ma présence ne vous apporte que des ennuis.»
Il s'éloigne, va prendre son arc, le passe à son cou, resserre son carquois, pose la selle et le mors à son coursier, et l'amène dans la cour. Cependant la dame qui l'aimait éperdument, craignant de l'avoir affligé, se lève, essuie ses yeux gonflés, et arrive dans la cour au moment où il mettait le pied à l'étrier. Elle se jette au frein du cheval: «Valet, dit-elle, où voulez-vous aller?—Dame, au bois.—Descendez, vous n'irez pas.» Il se tait, descend, et le cheval est reconduit à l'étable.
Elle le prend alors par la main, le mène dans ses chambres, et le fait asseoir auprès d'elle sur une couche ou lit de repos. «Dites-moi, par la foi que vous me devez, où vouliez-vous aller?—Dame, vous paraissez fâchée contre moi; vous refusez de me parler; j'ai pensé que je n'avais plus rien à faire ici.—Mais, où vouliez-vous aller, beau fils de roi?—Dans un lieu où j'aurais pu trouver à me consoler.—Et ce lieu?—La maison du roi Artus, qu'on m'a dite le rendez-vous de tous les bons. Je me serais mis au service d'un de ses prud'hommes qui plus tard m'eût fait chevalier.—Comment! fils de roi, voulez-vous donc être chevalier?—C'est la chose du monde que je désire le plus.—Ah! vous en parleriez autrement si vous saviez tout ce que chevalerie exige.—Pourquoi donc? Les chevaliers sont-ils d'autre nature que les autres hommes?—Non, fils de roi; mais si vous connaissiez les devoirs qui leur sont imposés, votre cœur, si hardi qu'il soit, ne pourrait se défendre de trembler.—Enfin, dame, tous les devoirs de la chevalerie ne sont pas au-dessus d'un cœur d'homme?—Non, mais le Seigneur Dieu n'a pas fait un égal partage de la vaillance, de la prouesse et de la courtoisie.—Il faut avoir bien mauvaise idée de soi pour trembler de recevoir chevalerie: car nous devons tous viser à devenir meilleurs; la paresse seule arrête en nous les bontés du cœur; elles dépendent de notre volonté, et non pas les bontés du corps.»
«—Quelle est donc cette différence entre les bontés du cœur et celles du corps?
«—Dame, il me semble que nous pouvons tous être sages, courtois et larges; ce sont les vertus du cœur: mais nous ne pouvons nous donner la grandeur de taille, la force, la beauté, les belles couleurs du visage; ce sont les vertus du corps. L'homme les apporte au sortir du ventre de sa mère; les dons du cœur sont à qui veut fortement les avoir: tous peuvent devenir bons et preux, mais on ne le devient pas quand on écoute les conseils de l'indolence et de la paresse. Vous m'avez dit souvent que le cœur faisait le prud'homme; dites-moi, s'il vous plaît, quels sont ces devoirs de la chevalerie que vous dites si terribles.
«—Volontiers, reprit la dame; non pas tous, mais ceux qu'il m'a été donné de reconnaître.
Ce ne fut pas un jeu que la chevalerie à son commencement: on n'eut pas alors égard à la noblesse ou gentillesse de lignage, car tous nous descendons du même père et de la même mère; et au moment où l'envie et la convoitise firent leur entrée dans le monde aux dépens de la justice, il y avait parfaite égalité de race entre tous. Quand les plus faibles commencèrent à tout craindre des plus forts, on établit des gardiens et défenseurs, pour prêter appui aux uns et arrêter la violence des autres.
«On élut, à cet effet, ceux qui semblaient les plus forts, les plus grands, les plus adroits, les plus beaux; quand ils joignaient à ces dons ceux du cœur, la loyauté, la bonté, la hardiesse. On les nomma chevaliers, parce qu'ils montèrent les premiers à cheval. Ils durent être courtois sans bassesse, bienveillants sans réserve; compatissants aux malheureux, généreux aux indigents; toujours armés contre les meurtriers et les larrons; toujours prêts à juger sans haine et sans amour, à préférer la mort à la moindre souillure. Ils durent s'attacher à défendre Sainte Église, qui ne peut maintenir son droit par les armes et doit tendre la joue gauche à celui qui la frappe sur la joue droite.
«Les armes que porte le chevalier ont toutes une intention particulière. L'écu suspendu à son cou lui rappelle qu'il doit se placer entre mère Sainte Église et ceux qui veulent la frapper. Le haubert qui couvre entièrement son corps l'avertit d'opposer un rempart vigilant aux ennemis de la Foi. Le heaume étincelle sur sa tête parce qu'il doit se tenir toujours au premier rang parmi les défenseurs du droit, comme la guérite abrite sur les murs la sentinelle vigilante. Le glaive, assez long pour donner la première atteinte, lui fait entendre qu'il doit remplir d'effroi les méchants, toujours prêts à fouler les innocents. L'épée est la plus noble de toutes les armes. Elle a deux tranchants; elle frappe de l'estoc et de la taille les impies, les violents, les ennemis de la justice.
«Quant au cheval, il représente le peuple, qui doit soutenir et porter le chevalier, lui fournir tout ce qui peut lui être nécessaire. Le chevalier, à son tour, doit le conduire et le ménager autant que lui-même.
«Le chevalier doit avoir deux cœurs: l'un dur comme l'aimant à l'égard des félons et déloyaux; l'autre mol et flexible comme cire, à l'égard des bonnes gens, des affligés et des pauvres.
«Voilà les devoirs auxquels engage la chevalerie. On ne les oublie pas sans perdre le bon renom dans le siècle et l'âme dans l'autre monde. Car en devenant chevalier on fait serment de défendre Sainte Église et maintenir loyauté; et les prud'hommes du siècle ne sauraient garder parmi eux celui qui se montre parjure envers son créateur. Ainsi, quiconque veut être chevalier doit être plus simple de cœur et plus pur de conscience que ceux qui n'ont pas aspiré à si haute dignité. Mieux vaudrait au valet vivre sans chevalerie toute sa vie, qu'être honni sur terre et perdu dans le ciel, pour en avoir oublié les devoirs.»
Lancelot, après l'avoir curieusement écoutée: «Dame, depuis les premiers jours de la chevalerie, s'est-il rencontré un chevalier qui eût en soi toutes les bontés que vous venez de nommer?—Assurément; la Sainte Écriture nous l'atteste. Avant la venue de Jésus-Christ, il y eut Jean l'Hircanien et Judas Machabée, qui ne tournèrent jamais le dos devant les mécréants; il y eut encore Simon, frère de Judas, le roi David et plusieurs autres. Après la passion du Sauveur, je nommerai Joseph d'Arimathie, le gentil chevalier qui descendit Jésus-Christ de la croix, et le coucha dans le sépulcre. Je nommerai son fils Galaad, le roi de la terre d'Hofelise, devenue en mémoire de son nom le pays de Galles[24]. Tels sont encore le roi Pelle de Listenois et son frère Helain le gros, qui n'ont pas cessé de se maintenir en honneur et gloire dans le siècle et devant Dieu.
«—Eh bien, dit Lancelot, puisque tant d'hommes ont été pleins de tous les genres de prouesses, ne serait-ce pas grande vilenie à celui qui n'oserait aspirer à chevalerie, parce qu'il croirait ces vertus trop hautes pour lui? Je ne blâme pas ceux qui n'ont pas dans le cœur la force d'y aspirer; mais pour ce qui me regarde, si je trouve quelqu'un qui consente à m'adouber, je ne le refuserai pas par crainte de voir en moi chevalerie mal assise. Dieu peut m'avoir donné plus de bonté que je ne sais, ou bien pourra-t-il m'accorder plus tard le sens et la valeur qui me feraient aujourd'hui défaut.
«—Beau fils de roi, puisque votre cœur ressent toujours même désir d'être chevalier, votre vœu sera accompli avant peu, vous serez satisfait. Oh! je le devinais bien: de là les pleurs que je versais tout à l'heure. Cher fils de roi, j'ai mis en vous tout l'amour qu'une mère pourrait avoir pour son enfant: je prévois à grande douleur que vous me quitterez bientôt; mais j'aime bien mieux souffrir de votre absence que vous faire perdre l'honneur de la chevalerie: il y sera trop bien employé. Prochainement, vous serez armé de la main du plus loyal et du meilleur prince de notre temps, j'entends le roi Artus. Nous partirons cette semaine même, et nous arriverons au plus tard le vendredi avant le dimanche de la Saint-Jean.»
Lancelot entendit ces paroles avec une joie sans égale. Aussitôt la dame réunit tout ce que demandait le voyage: un haubert blanc, fort et léger; un heaume plaqué d'argent; un écu blanc comme neige, avec la boucle d'argent; une épée grande, tranchante et légère; un épieu ou fer aigu, à la hampe grosse, roide et de blancheur éclatante; un cheval grand, rapide et infatigable. Puis, pour sa chevalerie, la cotte de blanc satin, la robe de cendal blanc, et le manteau fourré d'hermine.
On se mit en route le mardi de la semaine qui précédait la Saint-Jean. La compagnie se composait de cinq chevaliers et trois demoiselles, de Lionel, Bohor et Lambègue, de nombreux écuyers et valets, vêtus de blanc et montés sur blancs chevaux.
Ils arrivèrent sur le rivage de la mer, entrèrent en navire et abordèrent en Grande-Bretagne, dans le port de Flodehug[25], le dimanche soir; on leur apprit que le roi Artus voulait célébrer à Kamalot la fête de la Saint-Jean. Arrivés le jeudi soir devant le château de Lavenor, situé à vingt-deux milles ou lieues anglaises de Kamalot, ils passèrent le lendemain matin dans la forêt qui touchait à la prairie de cette ville. Durant la traversée la dame fut pensive, silencieuse, et toute à la douleur de la prochaine séparation.
XVII.
Comme l'apprenait la Dame du lac, Artus séjournait à Kamalot, où il devait célébrer la Saint-Jean. Le vendredi, avant-veille de la fête, il était sorti de la ville par la porte Galloise, pour aller chasser au bois avec son neveu, monseigneur Gauvain, Yvain fils d'Urien, Keu le sénéchal, et plusieurs autres.
À trois portées d'arc de la forêt, ils virent avancer une litière doucement conduite par deux palefrois. Dans la litière était un chevalier armé de toutes pièces, hors le heaume et l'écu. Son corps était traversé de deux fers de lance auxquels tenaient encore les tronçons; une épée rougie de sang était fichée dans sa tête, et cependant il ne semblait pas vouloir de sitôt mourir.
La litière s'arrêta devant le roi; le chevalier navré se dressant un peu: «Dieu te sauve, dit-il, sire roi, le meilleur des princes, le recours des déconseillés!—Et vous, répond Artus, Dieu vous rende la santé dont vous semblez avoir défaut!—Sire, je venais à vous pour vous demander de me déferrer de cette épée et de ces pointes de lance qui me mettent au supplice.—De grand cœur,» dit le roi en avançant la main vers les tronçons:—«Oh! s'écrie le chevalier, ne vous hâtez pas: ce n'est pas ainsi que vous me délivrerez. Il faut commencer par jurer de me venger de tous ceux qui déclareront aimer mieux que moi celui qui m'a navré.
«—Sire chevalier, répond Artus, vous demandez un trop dangereux service: celui qui vous a navré peut avoir tant d'amis qu'on n'ait pas lieu d'espérer d'en jamais finir. Avant eux viendront les parents; et le moyen de composer avec eux? Mais ce que je puis accorder, c'est de vous venger autant qu'il dépendra de moi de celui qui vous a frappé: s'il est de mes hommes, assez d'autres chevaliers dans ma cour vous offriront leur bras, à défaut du mien.—Sire, ce n'est pas là ce que je demande d'eux et de vous: j'ai tué moi-même l'ennemi qui m'avait navré.—Cette vengeance devrait vous suffire, et je n'entends pas engager aucun de mes chevaliers à vous promettre davantage.
«—Sire, je pensais trouver dans votre maison aide et secours: je suis trompé dans mon attente. Cependant, je ne perds pas toute espérance: peut-être un chevalier, désireux de louange, aura-t-il assez de prouesse pour consentir à me guérir.—J'en doute, repartit le roi; mais suivez la voie qui conduit au palais, et séjournez-y, en attendant le chevalier que vous demandez.»
Le chevalier fit signe à ses écuyers de le mener à Kamalot; introduit dans le palais, il choisit la salle le plus fréquemment traversée; car personne, à la cour d'Artus, n'eût osé refuser l'entrée de l'hôtel à un chevalier; personne n'eût trouvé mauvais qu'il y choisît le meilleur des lits qui n'étaient pas occupés.
Le roi entrait cependant dans la forêt, en s'entretenant de la singulière rencontre qu'ils venaient de faire. «Peut-être, disait Gauvain, le chevalier navré trouvera-t-il à Kamalot le hardi champion qu'il cherche.—Je ne sais, reprenait le roi, mais je ne louerais pas celui qui entreprendrait une aussi folle besogne.»
Après avoir chassé jusqu'à la chute du jour, Artus regagnait le chemin ferré, quand il vit poindre devant lui une belle et nombreuse compagnie. D'abord deux garçons, chassant deux sommiers blancs: l'un portait une tente ou pavillon blanc très-léger, l'autre deux robes de nouveau chevalier. Sur chaque sommier était un coffre dans lequel le blanc haubert et les chausses de fer. Après ces valets, deux écuyers également vêtus de blanc, montés sur blancs roncins. L'un portait un écu d'argent, l'autre un heaume éclatant de blancheur. Puis deux autres, l'un tenant un glaive blanc de fer et de bois; une épée enfermée dans un blanc fourreau retenu par un blanc ceinturon: l'autre conduisant un bel et grand cheval en dextre. Suivaient de nombreux écuyers et sergents, tous vêtus de cottes blanches; trois blanches demoiselles, les deux fils du roi Bohor, enfin la Dame du lac et son cher Fils de roi, avec lequel elle semblait converser doucement. Elle était vêtue d'un merveilleux samit blanc, avec cotte et manteau fourré d'hermine. Son palefroi blanc, vif et bien dressé, avait un frein de pur argent, le poitrail, les étriers et la selle subtilement ouvragés d'images de dames et de chevaliers; la blanche sambue traînait jusqu'à terre comme le bas du samit qui enveloppait la dame. En apercevant Artus, elle pressa le pas de sa blanche haquenée, et, s'avançant au premier rang du cortége, elle répondit au salut que le roi lui avait fait d'abord, et après avoir abaissé la guimpe qui couvrait son visage: «Sire, Dieu vous bénisse, comme le meilleur roi du monde! Je viens de très-loin vous demander un don que vous pourrez m'accorder sans dommage. «—Demoiselle, quand il devrait m'en coûter beaucoup, encore ne seriez-vous pas éconduite. Quel est le don que vous réclamez?—C'est de vouloir bien adouber ce beau valet de son harnois et de ses propres armes, quand il vous le demandera.—Grand merci, demoiselle, de nous amener un tel jouvenceau: assurément l'adouberai-je quand il le demandera; mais vous m'avez dit que le don ne serait pas à mon dommage; cependant j'aurais grande honte de manquer à mon habitude de fournir d'armes et de robes ceux qui reçoivent de moi leur chevalerie. À moi le don du harnois et des armes, à Dieu d'y mettre le surplus: j'entends la prouesse et la loyauté.
«—Il se peut, reprend la dame, que votre usage soit de donner aux nouveaux chevaliers leurs armes; mais peut-être ne vous a-t-on pas encore demandé d'en agir autrement[26]. Pour moi, je tiens à ce que le valet porte les armes que je lui ai destinées. Accordez-moi, sire, de l'adouber à cette condition; si vous refusez, je m'adresserai à un autre roi, ou je l'armerai moi-même, plutôt que de le priver de la chevalerie qu'il est impatient d'obtenir.»
Alors messire Yvain prenant la parole: «Sire, accueillez la demande de cette demoiselle; il ne faut pas éconduire un jouvenceau de si belle apparence.» Artus promit donc, et la dame après l'avoir remercié avertit le beau valet de retenir les deux sommiers, un superbe palefroi, et les quatre écuyers; puis, prenant congé du roi, elle retourna sur ses pas, malgré les instances qu'on lui fit de demeurer. «Pour Dieu! dit Artus, veuillez au moins nous apprendre comment nous devons vous appeler.—Sire, on m'appelle la Dame du lac.» Le roi n'avait jamais entendu prononcer ce nom. Il reçut les adieux de la noble inconnue que le beau valet convoya assez longtemps. Avant de le quitter: «Fils de roi, lui dit-elle, vous venez de la meilleure race du monde. Montrez-vous digne de votre naissance. Soyez aussi haut de cœur que vous êtes beau de corps: ce serait trop grand dommage si la prouesse était en vous au-dessous de la beauté. Dès demain soir vous demanderez la chevalerie au roi Artus: une fois armé, ne vous arrêtez pas une seule nuit à son hôtel; allez en tout pays chercher aventures; c'est le moyen de monter en prix. Demeurez en place le moins que vous pourrez, et défendez-vous de dire votre nom jusqu'à ce que d'autres que vous le fassent connaître. Si l'on vous presse, répondez que vous l'ignorez et que vous avez été nourri dans cette ignorance par la dame qui vous a nourri. Enfin, soyez toujours prêt à toutes les aventures et ne laissez jamais à d'autres l'honneur d'achever une entreprise que vous aurez commencée.»
La dame tira ensuite de son doigt, pour le passer dans celui du valet, un anneau qui avait la vertu de rompre les enchantements. «Qu'ajouterai-je encore, Fils de roi, dit-elle? vous êtes appelé à mettre les plus merveilleuses aventures à fin, et celles que vous laisserez ne seront achevées que par un chevalier encore à naître. Je vous recommande à Dieu: mon cœur me fait défaut avec la parole. Adieu, le beau, le gracieux, le désiré, le bien-aimé de tous et de toutes!»
Le valet la suivit des yeux en pleurant et regrettant les amis qu'il avait laissés dans la maison du lac, Lionel et Bohordin sur tous les autres. Il fut aussitôt mis par le roi Artus sous la garde de monseigneur Yvain de Galles, qui le conduisit à son hôtel. Le lendemain, en se réveillant, le valet pria monseigneur Yvain de demander de sa part au roi de le faire chevalier, ainsi qu'il avait promis.—«Comment! bel ami, voulez-vous donc être si tôt armé? Mieux vous serait d'apprendre d'abord le métier des armes.—Non, sire, je n'entends pas être plus longtemps écuyer.—Soit donc ainsi que vous le souhaitez.» Yvain va trouver Artus: «Sire, votre valet vous mande de le faire chevalier.—Quel valet?—Celui qui vint hier soir, et dont vous m'avez confié la garde.» En ce moment la reine Genièvre entrait dans la salle, avec monseigneur Gauvain. «Comment! dit le roi, veut-il être déjà chevalier?—Oui, sire, et dès demain.—Vous entendez, Gauvain, dit le roi; ce valet d'hier soir veut que demain je l'arme chevalier.—Sire, répond Gauvain, ou je me trompe, ou chevalerie y sera bien assise. Il est beau, tout en lui semble annoncer une haute origine.—De quel valet parlez-vous? demanda la reine.—Madame, répond Yvain, du plus beau que vous ayez jamais vu.—Je serais curieuse de le voir.—Soit! dit Artus, allez le quérir, Yvain, et faites-le vêtir du mieux qu'il pourra; il paraît ne pas avoir défaut de robes.»
Messire Yvain vient au valet: il l'avertit de se parer d'une robe des plus belles et l'emmène à la cour, en traversant un nombreux populaire, avide de voir le bel enfant dont on avait annoncé l'arrivée et qui allait recevoir les robes et l'adoubement de chevalier.
Ils descendent devant le degré de la salle d'honneur: le roi et la reine qui les attendaient vont au-devant de messire Yvain, qu'ils prennent de l'une et de l'autre main; ils le font asseoir sur une belle couche, tandis que le valet s'arrête devant eux sur l'herbe verte dont la salle était jonchée. Tous prenaient à le regarder grand plaisir, son beau costume relevant encore l'agrément répandu sur sa personne. «Dieu, dit aussitôt la reine, le fasse prud'homme! car pour la beauté il a tout ce que mortel peut en avoir.»
La reine le regardait autant qu'elle le pouvait sans être remarquée, et lui ne se faisait faute de glisser les yeux sur elle, ne comprenant pas qu'une femme pût réunir une si merveilleuse beauté. Jusque-là, dans sa pensée, nulle ne pouvait soutenir la comparaison avec la Dame du lac; quelle différence pourtant entre elle et la reine! En effet, madame Genièvre était bien la Dame des dames, la fontaine d'où semblait couler tout ce qui pouvait enchanter les yeux: et s'il eût connu toute sa noblesse de cœur, toute sa bonté d'âme, il en eût encore été plus émerveillé. «Comment, dit-elle, a nom ce beau valet?—Dame, répondit messire Yvain, je ne sais rien de lui. Je devine seulement qu'il est de la terre de Gaule, car il en a la parlure.» Alors la reine se penche vers le valet, le prend par la main et lui demande de quelle terre il est né. En entendant cette douce voix, en sentant cette main toucher la sienne, le valet tressaille, comme si on l'eût subitement éveillé. Il n'est plus à ce qu'on lui demande et il ne songe pas à répondre. La reine voit sa grande émotion dont peut-être elle soupçonne déjà quelque peu la cause; mais, pour le mettre plus à l'aise, elle se lève et sans trop penser elle-même à ce qu'elle dit: «Ce jouvenceau, fait-elle, semble assez pauvre de sens, ou du moins peut-on croire qu'il a été mal enseigné.—Dame, reprend messire Yvain, qui sait s'il ne lui a pas été défendu de dire son nom?—Cela peut être après tout,» dit la reine; et elle passe dans ses chambres.
À l'heure de vêpres, messire Yvain conduisit le valet chez elle; ils descendirent ensemble au jardin qui s'étendait jusqu'au rivage de la mer: il fallait passer pour y aller dans la grande salle où gisait le chevalier navré. Dans le jardin ils retrouvèrent le roi, les barons et ceux qui devaient être adoubés le lendemain.
En remontant, il fallut encore traverser la grande salle. Des plaies du chevalier navré s'exhalait une telle puanteur que tous, en approchant, couvraient leur nez du pan de leurs manteaux, et se hâtaient de passer outre. «Pourquoi, dit le valet, ceux-là qui sont avant nous couvrent-ils leur nez?—C'est, dit Yvain, pour un chevalier durement navré dont les plaies répandent une odeur infecte.» Et il conte comment ce chevalier était venu réclamer ce qu'on ne pouvait guère lui accorder.—«Je le verrais volontiers, dit le valet; approchons.
—«Sire, lui dit le valet, qui vous a si durement navré?—Un chevalier que j'ai tué.—Pourquoi ne vous faites-vous pas déferrer?—Parce que je n'ai encore trouvé personne assez hardi pour l'entreprendre.—Voulez-vous me permettre de l'essayer?—Assurément, aux conditions que j'ai dites.» Le valet réfléchit un instant. «Venez, lui dit Yvain, ce n'est pas à vous de songer à pareille aventure.—Pourquoi?—Les plus preux de la cour l'ont refusée, et, d'ailleurs, vous n'êtes pas chevalier.—Comment! dit le chevalier navré, il n'est pas chevalier?—Non, mais il le sera ce matin même; et vous voyez qu'il en a déjà revêtu la robe[27].» Le valet ne sonna plus mot, mais suivit messire Yvain, en saluant le chevalier navré, qui de son côté souhaita que Dieu le fît prud'homme.
Les tables étaient mises et les nappes étendues: ils s'assirent au manger, puis messire Yvain revint avec le valet à son hôtel. À l'entrée de la nuit, il le conduisit dans une église où il veilla jusqu'au jour. Alors messire Yvain, qui ne l'avait pas un instant quitté, le ramena à l'hôtel et le fit dormir jusqu'à l'heure de la grand'messe, qu'il dut entendre avec le roi. Car, aux fêtes solennelles, Artus avait coutume d'assister au service de Dieu dans la plus haute église de la ville. Avant de s'y rendre on disposa les adoubements que le roi devait distribuer à ceux qui allaient recevoir chevalerie. Artus donna la colée[28] à chacun d'eux et remit à ceindre les épées au retour de l'église.
Mais, après la messe, le valet, au lieu de suivre le roi comme les autres, se rendit dans la grande salle et dit au chevalier navré: «Je suis prêt à faire le serment que vous demandez, et à tenter de vous déferrer.» Sans même attendre la réponse, il ouvre une fenêtre, tend sa main vers l'église, et jure, sous les yeux du chevalier, qu'il le vengera de tous ceux qui diront mieux aimer celui qui l'a navré. «Beau sire, dit le navré transporté de joie, soyez le bienvenu! vous pouvez me déferrer.» Le valet alors met la main sur l'épée enfoncée dans la tête du chevalier et l'en arrache sans effort; il se prend ensuite aux tronçons qu'il enlève avec la même facilité.
Un écuyer court aussitôt dans la chambre où le roi commençait à ceindre les épées aux nouveaux chevaliers; il conte à messire Yvain comment le navré se trouve déferré. Messire Yvain tout hors de lui arrive dans la grande salle au moment où le navré s'écriait: «Ah! beau chevalier, Dieu te fasse prud'homme!—Comment, dit messire Yvain, est-il vrai que vous l'ayez déferré?—Sans doute; pouvais-je ne pas compatir à qui devait tant souffrir?—Vous n'avez pas fait que sage, reprend messire Yvain, et personne ne vous en louera. Vous ne savez encore de quoi rien monte, et vous vous engagez dans une entreprise devant laquelle avaient reculé les plus preux et les mieux renommés! Vous courez à la mort, au lieu d'attendre de meilleures occasions de faire bien parler de vous.»
Tout en le reprenant ainsi, messire Yvain le ramenait dans la chambre du roi qui jetant sur le fils d'Urien un regard sévère: «Comment avez-vous souffert que ce valet remis en votre garde ait fait une telle imprudence? N'est-ce pas grand dommage de voir un aussi jeune homme affronter de pareils dangers?—Ah! sire, dit le valet, mon jeune âge doit plaider pour moi. N'aimerez-vous pas mieux apprendre ma mort que celle d'un chevalier éprouvé? Qu'ai-je encore fait et que puis-je valoir?» Le roi ne répondit pas, et baissa la tête. La reine, à son tour, apprenant la grande aventure dans laquelle le Beau valet venait de s'engager, en gémit secrètement; et quant au roi, le regret qu'il en eut lui fit oublier qu'il ne lui avait pas ceint l'épée, comme aux autres nouveaux adoubés.
XVIII.
Le jour de la Saint-Jean, le roi Artus était assis au dais de la grande table, entouré des jeunes adoubés de la veille. À peine eut-on servi, qu'un chevalier armé de toutes pièces, à l'exception du heaume, la ventaille du haubert abattue sur l'épaule, entra dans la salle et s'avançant jusqu'au roi: «Sire, Dieu te sauve, et toute la compagnie! Je suis envoyé par ma dame, la dame de Nohan, pour t'apprendre que le roi de Northumberland lui a déclaré la guerre et tient le siége devant un de ses châteaux. Ce roi réclame l'effet d'une promesse que ma dame lui aurait faite et dont elle ne garde aucun souvenir. Les deux partis s'en sont remis au jugement de clercs et chevaliers; ils ont décidé que si le roi ne se désistait pas, ma dame pourrait charger de soutenir son droit un, deux ou trois chevaliers, contre ceux de Northumberland. Le combat serait d'un contre un, de deux ou de trois contre deux ou trois, ainsi qu'elle même en déciderait. Madame a donc recours à toi, son seigneur lige, pour te demander un chevalier capable de la défendre.—Chevalier, répondit Artus, je suis en effet tenu de porter aide à la dame de Nohan, et, quand sa terre ne dépendrait pas de ma couronne, elle a trop de gentillesse et de courtoisie pour ne pas être soutenue envers et contre tous ceux qui lui feraient une guerre injuste.»
Le chevalier en sortant de la salle fut conduit devant une autre table dressée pour lui. Les nappes ôtées, le Beau valet s'avança vers le roi et pliant le genou: «Sire, dit-il, vous m'avez adoubé hier, et je vous en rends grâce; maintenant je vous requiers un don: c'est de me charger du soin de porter secours à la dame de Nohan.—Bel ami, dit le roi, vous ne savez pas ce que vous demandez: votre jeunesse ne pourrait porter un si grand faix. Le roi de Northumberland est fourni de chevaliers éprouvés, et le meilleur de tous sera chargé de soutenir sa querelle. Je ne voudrais pas confier le soin de le combattre à celui qui la veille était encore un simple valet. Non qu'un jour vous ne puissiez égaler en prouesse les plus renommés; mais, croyez-moi, l'âge seul vous donnera ce qui doit encore vous manquer de force et de résolution. Et puis, vous avez déjà pris un engagement dont vous aurez assez de peine à vous tirer.—Sire, reprit le Beau valet, c'est la première demande que je vous adresse depuis ma chevalerie. Votre refus peut nous couvrir tous deux de honte; car on dira que vous avez donné les armes à celui que vous n'estimiez pas capable d'entreprendre ce qu'un autre pouvait mettre à fin.»
Messire Gauvain et Yvain de Galles engagèrent alors le roi à ne pas persister dans son refus: «Puisque tel est votre avis, dit Artus, approchez, bel ami: je vous charge de porter aide à la dame de Nohan; Dieu fasse que vous en retiriez honneur et louange!»
Pendant que le Beau valet retourne à l'hôtel de monseigneur Yvain, pour faire ses apprêts de voyage, le messager de la dame de Nohan vint prendre congé du roi. «J'envoie à votre dame, lui dit Artus, un bien jeune chevalier, et, s'il eût dépendu de moi, j'aurais fait choix d'un autre mieux éprouvé. Mais il a réclamé cet honneur comme don de premier adoubement, et je n'ai pu refuser. J'ai cependant bon espoir d'avoir remis en vaillantes mains la cause qu'il s'engage à défendre. D'ailleurs, si ma dame craignait l'issue d'un combat trop inégal, je serai toujours prêt à lui envoyer un, deux ou trois autres chevaliers, quand elle les réclamera.»
Le Beau valet s'armait cependant: «Ah! monseigneur Yvain!» s'écria-t-il tout à coup, comme s'il eût oublié quelque chose, «j'ai commis une grande faute. Je n'ai pas pris congé de la reine.—Eh bien! dit Yvain, il est temps encore de le faire. Allons-y tout de suite.—C'est fort bien dit. Vous, mes écuyers, prenez les devants avec le chevalier en message; je vous rejoindrai à l'entrée de la forêt.»
Ils reviennent lui et messire Yvain au palais, traversent la chambre du roi, arrivent à celle de la reine. En approchant, le Beau valet se mit à genoux, muet, les yeux baissés. Messire Yvain vit bien qu'il fallait parler pour lui: «Madame, voici le valet que le roi fit hier chevalier; il vient prendre congé de vous.—Comment! il nous quitte déjà!—Madame, il a été choisi pour le secours de la dame de Nohan.—Oh! le roi n'aurait pas dû le désigner; il n'a déjà que trop entrepris.—Assurément; mais monseigneur le roi n'a pu refuser le premier don de nouvel adoubement.»
La reine alors le prit par la main: «Relevez-vous, beau sire: je ne sais qui vous êtes; peut-être d'aussi bonne ou de meilleure race que nous, et je suis vraiment peu courtoise de vous avoir souffert à genoux devant moi.—Madame, répond-il à demi-voix, pardonnez la folie que j'ai faite.—Quelle folie?—Je suis sorti du palais avant de vous en demander congé.—Oh! bel ami, à votre âge, il est permis de commettre un aussi gros méfait.—Madame, si vous y consentiez, je me dirais, à compter de ce jour, votre chevalier.—Assurément je le veux bien.—Madame, grand merci! Maintenant je vous demande congé.—Je vous le donne, beau doux ami; à Dieu soyez-vous recommandé!»
La reine en disant ces derniers mots lui tend la main, et, quand cette main vient à toucher sa chair nue, il ne sent plus, à force de trop sentir. Il se relève pourtant, sort en saluant, sans regarder les dames et demoiselles qui se trouvaient à l'autre bout de la chambre; il revient ainsi à l'hôtel avec monseigneur Yvain qui achève de l'armer. Mais quand il ne reste plus à ceindre que l'épée: «Par mon chef! dit messire Yvain, vous n'êtes pas chevalier; le roi ne vous a pas ceint l'épée. Hâtons-nous d'aller la lui demander.—Messire Yvain, répond le Beau valet, j'ai laissé la mienne aux mains de mes écuyers, je vais aller la reprendre avant de me présenter au roi; car je ne veux pas en recevoir d'autre.—Comme il vous plaira; je vous attendrai chez le roi.»
Mais il aurait attendu longtemps: ce n'est pas au roi que le valet voulait la demander. Yvain, après plus d'une heure d'attente, dit enfin au roi: «Sire, le valet nous a trompés. Il aura suivi le chemin qui conduit à Nohan sans attente que vous lui ayiez ceint l'épée.—Peut-être, ajouta messire Gauvain, aura-t-il senti quelque dépit de ne l'avoir pas reçue en même temps que les autres chevaliers.» L'avis de Gauvain fut partagé par la reine et ceux qui entouraient le roi.
Le Beau valet avait, à l'entrée du bois, rejoint ses écuyers et le chevalier messager de Nohan. Ils chevauchèrent longtemps ensemble, et, comme la chaleur était grande, il ôta son heaume, le tendit à un écuyer, et donna librement cours à ses pensées. Il s'y complut même au point de ne pas demander pourquoi le chevalier de Nohan leur faisait laisser le droit chemin pour suivre un étroit sentier, et il ne s'en aperçut qu'en sentant une branche d'arbre le frapper au front. «Qu'est-ce, dit-il à son guide, et pourquoi avons-nous quitté la voie droite?—Parce qu'elle était moins sûre.—Pourquoi?—Je n'entends pas vous le dire.—Je le veux savoir.—Vous ne le saurez pas.» Le valet va prendre son épée aux mains d'un écuyer et revenant au chevalier: «Vous le direz, ou vous êtes mort.—Mort? répond l'autre en riant, oh! je ne suis pas si facile à tuer. Mais je pense que vous devez vous réserver pour ma dame. Reprenons, puisque vous le voulez, le droit chemin, et vous verrez bientôt si j'avais mes raisons pour ne pas le suivre.»
Ils regagnent le grand chemin, et ne tardent pas à atteindre un perron ou pilier[29], près d'une fontaine. L'œil pouvait de là apercevoir un beau pavillon tendu au milieu d'une grande prairie. «Apprenez, dit alors le messager de Nohan, que dans le pavillon que vous voyez est une pucelle de grande beauté qu'y retient un chevalier plus fort, plus grand d'un demi-pied que les plus grands chevaliers. Il ne craint personne, il est sans pitié pour ceux qu'il abat. Voilà pourquoi je voulais éviter sa rencontre.—Et moi, dit le Beau valet, je veux aller au-devant de lui.—Comme il vous plaira; mais je n'entends pas vous suivre.—Restez donc!» Disant cela, le Beau valet descend de cheval, prend l'épieu d'une main, le heaume de l'autre et s'avance seul jusqu'au pavillon dont il essaye d'ouvrir la porte. Le grand chevalier était assis dans une chaire élevée: «Que diable venez-vous faire ici? dit-il.—Je viens voir la demoiselle que vous tenez enfermée.—Oh! je ne la montre pas au premier venu.—Que je sois ou non premier venu, je la verrai.» Et il fait de nouveaux efforts pour ouvrir le pavillon.—«Un instant, beau sire! La demoiselle dort, attendez son réveil. Si vous avez tant envie de la voir, je ne veux pas vous tuer pour cela; j'y aurais trop peu d'honneur.—Pourquoi y auriez-vous peu d'honneur?—En vérité, vous êtes trop petit, trop jeune pour valoir mes coups.—Peu m'importent, après tout, vos mauvaises paroles, si vous me montrez la pucelle, quand elle s'éveillera.—Je vous le promets.»
Le valet va et vient en attendant; il approche d'une loge galloise devant laquelle étaient deux demoiselles parées: «Voilà, dit la première, un beau chevalier!—Oui, dit l'autre, mais il faut qu'il soit bien couard, quand la peur du grand chevalier lui fait manquer l'occasion de voir la plus belle dame du monde.—Vous avez peut-être raison, demoiselles, dit le valet, de parler ainsi.» Et il revient sur ses pas, mais le chevalier n'était plus dans sa chaire. Le pavillon étant défermé, il entre et ne trouve dame ni demoiselle: tout était silencieux autour de lui.
Plein de dépit, il reprend le chemin du perron où il avait laissé ses gens.—«Qu'avez-vous fait et vu? lui demande le messager de Nohan.—Rien; la pucelle m'est échappée, mais je ne quitterai pas avant de l'avoir trouvée.—Oubliez-vous donc le service de madame de Nohan?—Non; j'y penserai quand j'aurai vu la pucelle: j'ai du temps de reste, puisque le jour de la bataille n'est pas encore fixé. Continuez votre chemin si tel est votre plaisir, vous saluerez de ma part votre dame et vous lui direz qu'elle peut compter sur moi.»
Le messager de Nohan s'éloigna, laissant le Beau valet avec les écuyers. À la chute du jour, un chevalier armé de toutes armes s'arrête et lui demande où il va.—«À mes affaires.—Quelles affaires?—Que vous importe?—Oh! je sais que vous désirez voir une belle demoiselle gardée par le grand chevalier. Eh bien, je puis vous satisfaire; non pas ce soir, mais demain matin. D'ici là, je vous conduirai, si vous voulez, vers une autre demoiselle non moins belle. Mais, il faut tout vous dire: la demoiselle repose sur une pelouse au milieu d'un lac, un sycomore la défend des rayons du soleil. À l'entrée de chaque nuit deux chevaliers arrivent, passent le lac, l'emmènent et le lendemain matin la ramènent où ils l'avaient prise. Pour la délivrer il faut que deux chevaliers osent défier ceux qui la retiennent et qui sont d'une vaillance éprouvée. Voulez-vous tenter l'aventure? Je m'offre pour votre second.»
Le Beau valet n'hésite pas à suivre l'inconnu. Ils arrivent devant le lac à l'entrée de la nuit, et ne tardent pas à entendre le pas des deux chevaliers. «Les voici, dit l'inconnu, hâtez-vous de prendre épée et glaive, et de vous couvrir d'écu.» Le Beau valet lace son heaume, et saisit un épieu de la main de ses écuyers. Il n'avait pas d'épée, dans son impatience il oublia même de prendre un écu. Le défi fut jeté aux deux gardiens de la demoiselle. Du premier choc, un d'eux atteignit le Beau valet en plein haubert; celui-ci, tout rudement ébranlé qu'il fût, vise et frappe assez vigoureusement de l'épieu pour abattre son adversaire. Mais le fer resta dans les mailles du haubert: alors l'inconnu qui lui servait de second se rapproche et lui offre son propre glaive. «Je le prendrai à une condition, c'est que vous me laisserez le soin de les combattre tous deux.
—«Il n'est pas nécessaire, dit alors le chevalier désarçonné: voici mon épée, bel ami, prenez-la, nous n'entendons pas continuer.—Vous nous laissez donc la belle demoiselle?—Assurément. Vous êtes blessé, le repos vous est nécessaire; une nouvelle lutte pourrait mettre en danger votre vie, et vous avez si grand cœur qu'il y aurait dommage à votre mort.»
Ce disant, le chevalier tire une clef, la lance vers la pelouse et crie: «Demoiselle, vous êtes conquise. Détachez la nacelle et conduisez-la vous-même à bord.» La pucelle obéit: elle entre dans la barque, détache la chaîne qui la retenait au sycomore et arrive devant les chevaliers. Ceux qui l'avaient jusque-là gardée la présentent au Beau valet, saluent et s'éloignent. Alors les sergents du chevalier inconnu étendent un beau pavillon sous les arbres, et le couvrent de mets succulents. Après manger, la demoiselle avertit les sergents de disposer trois lits.—«Pourquoi trois? demande en souriant le Beau valet.—Pour vous l'un, pour ce chevalier l'autre, pour moi le troisième.—Mais ne vous ai-je pas conquise, demoiselle?—Oui, je vous appartiens: il en sera ce que vous exigerez.—Ah! demoiselle, je vous tiens quitte.» Et tous trois dormirent séparément jusqu'au lendemain matin.
Au point du jour le Beau valet vint au chevalier inconnu: «Allons où vous savez.—Volontiers; mais promettez-moi de me laisser la dame, si vous venez à la conquérir.—Soit!» Ils montent en selle et reviennent au premier pavillon. L'inconnu lui dit: «Ceignez votre épée et n'oubliez pas comme hier votre écu.—Je prendrai l'écu et la lance; quant à l'épée, je ne puis la ceindre avant d'en avoir reçu le commandement d'autre que vous.—Mais ne vous ai-je pas averti que votre adversaire était des plus redoutables?—Nous verrons bien.» Aussitôt, l'écu sur la poitrine, la lance au poing, le Beau valet s'avance à portée du grand chevalier.—«Tiendrez-vous, lui dit-il, la promesse que vous m'avez faite de me montrer la belle demoiselle?—Oui, mais après combat.—Je le veux bien: armez-vous sans délai, j'ai grande affaire ailleurs.—Mon Dieu! quel grand besoin de m'armer contre vous?» Cependant il prend écu, épée et glaive. Lancés l'un contre l'autre, ils échangent plusieurs rudes coups; mais l'épieu éclate dans la main du grand chevalier, qui sent en même temps celui du Beau valet pénétrer rudement dans ses côtes et le jeter hors des arçons.—«Verrai-je maintenant la demoiselle? dit le valet.—Oui, et que maudite soit l'heure où je la pris en garde!» Le pavillon s'ouvre, la demoiselle en sort et vient tendre la main au vainqueur qui, la présentant à son compagnon: «Vous voilà, lui dit-il, maître de ces deux belles demoiselles.—Non; elles méritent mieux que moi: vous les avez seul conquises, elles sont à vous seul.—Vous oubliez nos conventions.—Eh bien! que souhaitez-vous que je fasse d'elles?—Vous les conduirez à la cour du roi Artus, et vous les présenterez à madame la reine, de la part du valet parti pour secourir la dame de Nohan. Puis vous la prierez de m'envoyer une épée, pour me donner le droit d'être appelé chevalier.»
Grande fut la surprise de l'inconnu, en apprenant que le vainqueur des deux chevaliers du pavillon et du lac était si nouvellement adoubé.—«Où vous retrouverai-je, pour vous rendre compte de mon message?—À Nohan.»
Arrivé à la cour, l'inconnu apprit à la reine tout ce qu'il avait vu faire au Beau valet. Madame Genièvre en ressentit grande joie et s'enquit aussitôt d'une excellente épée qu'elle enferma dans un riche fourreau, et qu'elle garnit de renges richement émaillées. L'inconnu, après avoir reçu le don, se hâta de revenir à Nohan. Il ne faut pas demander si le Beau valet saisit avec joie l'épée de la reine; il la ceignit aussitôt et remit au chevalier qui la lui apportait celle que la Dame du lac lui avait donnée. «Dieu merci, s'écria-t-il, et madame la reine! je suis maintenant chevalier.» À partir de ce moment l'histoire ne doit plus l'appeler le Beau valet; mais, en raison de l'éclatante blancheur de ses armes, elle le désignera sous le nom du Blanc chevalier.
Grâce aux récits qu'avait déjà faits de lui le messager de la dame de Nohan, il en avait reçu le meilleur accueil en arrivant, sans penser même à remarquer sa grande beauté, «Monseigneur le roi, lui dit-il, m'a envoyé pour défendre votre droit, Je suis prêt à le faire.» Mais la dame, voyant son haubert faussé, lui fit avouer qu'il avait reçu une blessure grave à l'épaule. «Sire chevalier, dit-elle, ne faut-il pas avant tout panser vos plaies?—Oh! Madame, elles ne sont pas assez fortes pour m'empêcher de vous rendre mon service.—Au moins faut-il vous laisser désarmer et nous permettre d'en juger.» La blessure s'était envenimée pour n'avoir pas été recouverte. Un bon mire fut appelé et la dame lui confia le Blanc chevalier, en déclarant qu'elle ne songerait pas à prendre jour pour le combat, avant que la plaie ne fût entièrement fermée. On le conduisit dans une chambre écartée d'où il consentit à ne pas sortir avant sa parfaite guérison.
Cependant la nouvelle s'était répandue à la cour que la dame de Nohan n'était pas encore délivrée. Keu s'en alla dire au roi: «Sire, comment avez-vous pu confier une telle besogne à si jeune chevalier? C'est un prud'homme qu'il fallait choisir. Si vous le voulez bien, j'irai.—J'y consens.» Et Keu de partir, d'arriver à la hâte, comme la dame de Nohan conversait avec le Blanc chevalier dont la plaie était enfin cicatrisée. «Dame, lui dit messire Keu, monseigneur le roi m'envoie pour être votre champion. Il eût, dès l'abord, désigné quelque prud'homme; mais ce nouvel adoubé avait réclamé en premier don l'honneur d'être choisi. Et quand le roi a su que vous n'étiez pas délivrée, il a compris le besoin que vous aviez de moi.—Grand merci, répondit la dame, à mon seigneur le roi et à vous; mais, loin de refuser de me défendre, le nouveau chevalier voulait combattre dès le premier jour. Je ne l'ai pas permis, avant de le savoir guéri d'une blessure dont il ne prenait pas assez de soin. Aujourd'hui il est prêt à soutenir mon droit.—Dame, reprit Keu, cela ne peut être. Puisque je suis venu, c'est à moi de vous défendre; autrement j'en aurais quelque honte, et monseigneur le roi assez peu d'honneur.»
Le Blanc chevalier intervint alors: «Sire Keu, madame a dit vrai, j'étais prêt dès le premier jour; et comme je suis venu le premier, c'est à moi de combattre le premier.—Cela ne peut être, bel ami, dit Keu, puisque je suis arrivé.—Il est vrai que le meilleur chevalier doit être le champion de madame.—Vous parlez sagement, dit Keu.—Eh bien, combattons d'abord l'un contre l'autre; madame de Nohan choisira qui aura le mieux fait.—Oh! j'y consens.—Il est, dit la dame de Nohan, un autre moyen de vous accorder. Je puis proposer un combat d'un contre un ou deux contre deux. Il me suffira de mander au roi de Northumberland qu'il ait à choisir deux chevaliers; ainsi pourrez-vous tous deux montrer ce que vous savez faire.»
Les conditions agréées de part et d'autre, la dame désigna la journée, et le combat eut lieu dans la plaine de Nohan. Keu et le premier chevalier de Northumberland rompirent leurs lances en même temps, et continuèrent le combat l'épée à la main. Le Blanc chevalier reçut la pointe de son adversaire dans le haut de son écu, et d'un coup mieux asséné il atteignit sur la boucle l'écu opposé, le traversa, le cloua au bras, à la poitrine de celui qui le portait, et le fit sauter rudement par-dessus la croupe de son cheval. Mais son glaive éclate comme il le voulait tirer à lui; et, tandis que le chevalier abattu se relève à grand'peine, le Blanc chevalier se rapproche de Keu: «Prenez ma place, messire Keu, et laissez-moi la vôtre.» Keu ne répond pas et soutient comme il peut le combat commencé. Le Blanc chevalier revient à celui qu'il avait désarçonné, l'épée en main, l'écu sur la tête; il ménage ses coups pour ne pas vaincre le premier. Cependant il gagnait du terrain, et ceux qui le suivaient des yeux voyaient bien qu'il ne tenait qu'à lui d'en finir. Une seconde fois il retourne à messire Keu, comme il se relevait furieux d'avoir été jeté à terre: «Cédez-moi, criait-il, votre place et prenez la mienne.»—Honteux de l'offre, Keu répondait: «Restez où vous êtes, je n'ai pas besoin d'aide.» Le Blanc chevalier n'en tardait pas moins, et volontairement, à réduire son adversaire à merci. Enfin le roi de Northumberland, témoin du double combat, se hâta de prévenir la défaite inévitable de ses champions en demandant la paix. Il jura de ne plus rien réclamer de la dame de Nohan, et retourna dans ses terres avec tous les hommes d'armes qu'il avait amenés.
Ainsi délivré des réclamations de son puissant ennemi, la dame de Nohan rendit grâce aux deux chevaliers qu'Artus lui avait envoyés. Messire Keu reçut ces témoignages de reconnaissance comme s'il les eût seul mérités, et reprit le chemin de Logres pour aller conter au roi Artus ce qu'il avait fait, sans toutefois oublier ce qu'avait fait le Blanc chevalier. Celui-ci consentit à demeurer quelques jours à Nohan, et quand enfin il prit congé, la dame qui n'avait pu le retenir le fit convoyer par plusieurs de ses hommes, au nombre desquels se trouva le chevalier qui avait rapporté l'épée de la reine. «Veuillez me pardonner,» dit-il au Blanc chevalier, en s'humiliant devant lui. «—Et pourquoi?—Sire, c'est moi qui vous avais ménagé les dangers du voyage dont vous vous êtes si bien tiré. Vous avez combattu deux chevaliers, parce que j'avais pressé madame de Nohan de vous soumettre à des épreuves qui témoigneraient de ce que vous pouviez faire. Il en avait été de même de la rencontre du grand chevalier, qu'on renommait tant pour sa prouesse. Son nom est Antragais; le premier, il avait offert à madame de prendre en main sa défense: avant d'y consentir, madame avait souhaité qu'il se mesurât avec le champion qu'enverrait le roi Artus. De là les épreuves auxquelles vous avez été soumis.—Je ne vois en cela, reprit le Blanc chevalier, aucune offense, et s'il y en eut, je ne vous en sais pas mauvais gré.—Grand merci! sire; et puisqu'il en est ainsi, permettez-moi à l'avenir de dire que je vous appartiens.—J'y consens. À Dieu soyez recommandé!» Et ils se séparèrent les meilleurs amis du monde.
XIX.
En prenant congé de la dame de Nohan, le Blanc chevalier conduisit son cheval vers une maison religieuse appelée la tombe Lucan[30], parce qu'elle renfermait le corps d'un filleul de Joseph d'Arimathie, autrefois chargé de la garde du Saint-Graal.
Il passa la nuit dans cette abbaye, et, comme il voulait chevaucher sans compagnons pour être plus sûr de rester inconnu, il laissa dans ce lieu ses écuyers, en leur recommandant de l'attendre un mois durant.
Une rivière formait la limite des terres de la dame de Nohan; le Blanc chevalier s'avança vers le Gué de la reine, ainsi nommé depuis que la reine Genièvre l'avait passé la première, le jour où Keu le Sénéchal tua de sa main deux des sept rois Saisnes qui les poursuivaient[31].
Il descendit, s'assit sur l'herbe fraîche et déjà se perdait en rêveries, quand de l'autre bord accourt un chevalier qui pousse dans le gué son coursier et fait jaillir l'eau jusque sur lui. «Sire chevalier, dit le Blanc chevalier, vous m'avez fait deux ennuis. Vous avez mouillé mes armes et vous m'avez tiré de pensées où je me plaisais.—Et que m'importent vos armes et vos pensées?» Sans daigner répliquer, le Blanc chevalier remonte et pousse son cheval dans le gué. L'autre l'arrête: «On ne passe pas! Je le défends de par la reine.—Quelle reine?—La femme du roi Artus.»
À ce mot, le Blanc chevalier retient son coursier sur la rive; mais le prétendu gardien du gué pique jusqu'à lui et va saisir son cheval au frein. «Il est, dit-il, à moi.—Pourquoi?—Pour être entré dans le gué.» Le Blanc chevalier allait descendre, quand en quittant l'étrier un doute lui vient: «Mais dites-moi, chevalier, au nom de qui venez-vous?—Au nom de la reine.—Vous en a-t-elle donné la charge?—Non, puisque vous insistez; j'agis en mon nom.—Alors vous n'aurez pas mon cheval. Laissez le frein!—Non.—Laissez le frein, ou vous vous en repentirez.—C'est là ce que nous allons voir.» Et ce disant, il quitte le frein, ramène son écu sur sa poitrine, lève son glaive et s'élance vers le Blanc chevalier, qui le reçoit en le faisant voler à terre. Puis, saisissant la bride abandonnée du cheval: «Reprenez-la, dit-il, j'ai en vérité regret de vous avoir abattu.—Au moins, dit l'autre qui ne pouvait cacher son dépit, me direz-vous qui vous êtes.—Je n'en ai pas l'intention.—Eh bien! nous allons recommencer.—Non, vous êtes en trop haut conduit[32].—Je ne suis pas, vous dis-je, à la reine et je veux savoir votre nom.—Mais je n'entends pas vous le dire.—Défendez-vous donc.» Le combat se renouvelle, et cette fois dure plus longtemps; à la fin, il fallut que pour sauver sa vie l'inconnu demandât merci.
C'était Alibon, le fils au Vavasseur du Gué de la reine. En rendant les armes, il pria de nouveau et vainement le vainqueur de lui dire son nom: «Au moins permettez-moi d'aller m'en enquérir auprès de ceux qui ne peuvent l'ignorer.—Comme il vous plaira.»
Alibon se rendit à Carlion où étaient le roi et la reine. «Ma dame, dit-il, veuillez m'apprendre le nom d'un chevalier aux armes blanches et au cheval blanc.—Pourquoi le demandez-vous?—Parce qu'il est entièrement à vous.» Et lui ayant conté ce qui s'était passé entre eux: «Si j'avais réclamé son cheval en votre nom, il me l'eût aussitôt abandonné.—Bien à tort, répond la reine, car vous n'aviez charge ni de garder le gué ni de prendre son cheval. Au reste, je ne sais rien de ce chevalier, sinon que monseigneur le roi l'arma à la dernière Saint-Jean et qu'on a déjà beaucoup parlé de lui. Est-il en santé?—Oui, madame.—J'en suis bien aise[33].»
XX.
À quelques jours de là, le Blanc chevalier voit venir à lui une demoiselle éplorée. «Dieu vous sauve, demoiselle! lui dit-il; qui peut vous affliger ainsi? «—Ah! sire, la mort de mon ami, un des plus beaux chevaliers du monde. Il a été tué à la porte d'un château dont il voulait abattre les mauvaises coutumes. Maudite l'âme de celui qui les établit!—Ne pourrait-on, demoiselle, tenter de les abolir?—Oui, si l'on venait à triompher de toutes les épreuves; mais pour cela il faudrait mieux valoir que tous ceux qui l'ont jusqu'à présent essayé.—Et quelles sont donc ces épreuves?—Si vous tenez à le savoir, prenez ce chemin, il conduit au château.»
La demoiselle s'éloigna en continuant son deuil, et le Blanc chevalier arriva devant le château. Il était bâti sur une roche naturelle, plus longue et plus large que la portée d'une excellente arbalète. La rivière d'Hombre coulait d'un côté de la roche; de l'autre, un courant était formé de la réunion de plus de quarante sources très-rapprochées. Le château avait nom la Douloureuse garde, en raison du mauvais accueil qu'y recevaient tous ceux qu'on y retenait.
Il était construit entre deux murailles, et chacune de ses portes était défendue par dix chevaliers. Avant d'y pénétrer, il fallait les combattre l'un après l'autre. Quand le premier était las, il en appelait un second; celui-ci un troisième, et ainsi des autres. On voit s'il était aisé de sortir victorieux de luttes aussi répétées. Sur la porte de la seconde enceinte était posée par enchantement une énorme figure de chevalier levant dans ses mains une grande hache. Cette figure devait tomber au moment où celui qui voulait gagner le château aurait, après avoir tué ou réduit à merci les dix premiers défenseurs, atteint la seconde muraille. Mais avant de dissiper les sorts dont les prisonniers étaient victimes, il fallait rester quarante jours et quarante nuits dans le château. Sur la rivière d'Hombre s'étendait le bourg, où le voyageur pouvait trouver un gîte agréable et commode.
Le Blanc chevalier faisait de vains efforts pour défermer la première porte, quand une demoiselle cachée sous sa guimpe et son long manteau parut et vint le saluer. «Demoiselle, lui dit-il, m'apprendrez-vous les coutumes de ce château?—Au moins vous en dirai-je une partie. Avant de songer à les abattre, il faut vaincre et avoir raison des dix premiers chevaliers; si vous m'en croyez, ne tentez pas l'aventure.—Oh! je ne suis pas venu pour m'éloigner sans coup férir. Je saurai le secret de ce château, ou, si je ne l'apprends pas, je partagerai le sort de tant de prud'hommes qu'on y retient prisonniers.—Dieu vous soit donc en aide!» reprit la demoiselle; et elle fit semblant de s'éloigner.
Le jour commençait à baisser quand, sur le haut de la porte, parut un homme qui demanda au Blanc chevalier ce qu'il voulait.—«L'entrée du château.—Vous ne savez pas ce qu'il vous en coûterait pour y entrer.—Non; mais ouvrez-moi cependant, car le jour avance.»
On entend le son d'un cor. Le guichet de la porte laissa passer d'abord un chevalier armé, qui se hâta de monter un grand destrier qu'on lui amenait. «Sire, dit-il au Blanc chevalier, nous ne serions pas à l'aise ici; descendons le tertre pour mieux nous escrimer.»
Ils arrivent au bas du tertre sur un terrain plus uni: tout aussitôt, l'écu en avant, l'épieu tendu, ils courent l'un sur l'autre. La pointe des glaives porte sur les écus; celle du champion de la Douloureuse garde se détache du bois; le Blanc chevalier garde son arme entière et, frappant sur la boucle de l'autre écu, il en ouvre la cuirée, écartelle les ais et fausse le haubert. Les mailles se détendent, le fer pénètre dans les chairs et le champion est jeté hors des arçons pour ne plus se relever: il était mort.
Le Blanc chevalier le croyant encore vivant descendait pour l'achever ou le recevoir à merci, quand il entend un second bruit de cor: il retire son glaive à la hâte de la plaie saignante, pour attendre dignement le second champion. Celui-ci manque sa visée et reçoit une furieuse atteinte en plein écu: son haubert n'est pas entamé, mais à la passe de retour il est arrêté, saisi corps à corps, soulevé et jeté par-dessus la croupe de son cheval. Le Blanc chevalier descend, arrache le heaume, et allait lui trancher la tête, quand il l'entend demander grâce; il lui pardonne. Le cor résonne encore: un troisième champion paraît: le Blanc chevalier reprend son glaive et le plonge du premier coup dans les flancs de son adversaire désarçonné: mais le fer reste et se sépare de la hampe. Le blessé se relève, le Blanc chevalier descend; alors recommence entre eux une lutte terrible. Le blessé faiblit encore, perd du terrain, chancelle et tombe en levant son épée pour avertir la guette de sonner du cor. C'était le signal attendu par le quatrième, qui semblait plus fort, plus redoutable que les autres. Le Blanc chevalier ne lâchait cependant pas sa proie. «Laissez-le, laissez-le! lui criait le nouvel arrivé, touchez à moi qui viens le remplacer.» Alors, au lieu de son épieu brisé, le Blanc chevalier saisit celui du dernier vaincu, remonte et attend. Dès la première atteinte, il renverse le quatrième sur les arçons, et d'un vigoureux coup de poitrail fait tomber cheval et cavalier dans le courant d'une des sources qui descendaient de la grande roche. Et comme le troisième se relevait, il pousse à lui, lance son cheval et lui fait une seconde fois mesurer la terre. Le quatrième sort de l'eau et revient l'épée à la main; le Blanc chevalier tourne à lui, l'abat et lui fait passer et repasser son cheval sur le corps. «Merci! criait-il, épargnez-moi, nous demeurons vos prisonniers.» Mais la trompe sonne; il faut répondre au cinquième, sans autre arme qu'une épée; car le second glaive avait éclaté dans ses mains à la précédente joute. Heureusement le nouvel arrivé brisa le sien à la première rencontre, non sans avoir traversé l'écu et démaillé le haubert du Blanc chevalier. Celui-ci demeure cependant ferme sur les arçons: d'un coup de taille, il tranche heaume et ventaille, fend la joue et s'arrête au nœud de l'épaule. Étourdi d'une aussi rude accolade, le cinquième s'évanouit et tombe baigné dans son sang. Mais le jour s'en va, la nuit arrive, le cor se tait, le guichet ne s'ouvre plus, et la demoiselle qui lui avait déjà parlé reparaissant devant lui: «Chevalier, dit-elle, vous en avez fini pour aujourd'hui; mais demain il faudra recommencer. Venez au gîte où je vais vous conduire.» Il la suivit avec ses prisonniers jusqu'au bourg du château: ils entrèrent dans un bel hôtel où la demoiselle voulut elle-même le désarmer. Dans la chambre étaient suspendus trois écus recouverts de leur housse; la demoiselle les découvrit: ils étaient chargés, le premier d'une bande, le second de deux, le troisième de trois bandes vermeilles de belic[34]. Pendant qu'il les regardait avec curiosité, la demoiselle écartait son manteau, baissait sa guimpe et laissait voir une taille élancée, un doux et gracieux visage. La chambre étant garnie de nombreux cierges, il n'eut pas de peine à la reconnaître: «Ah! belle douce demoiselle, dit-il en lui ouvrant ses bras, soyez la bienvenue! comment le fait ma dame, votre maîtresse?—Fort bien! Elle m'envoie ici, pour vous offrir ces trois écus et vous apprendre leur vertu. Le premier, traversé d'une bande, donne à qui le porte la force de deux chevaliers. Le second double le premier, et le troisième double la vertu du second. Vous prendrez l'écu d'une bande, dès que vous sentirez vos forces diminuer; si vous avez à lutter contre un trop grand nombre, vous l'échangerez avec le second; et s'il faut accomplir des prouesses au-dessus de la puissance humaine, vous aurez recours au troisième. Et maintenant, pour gagner la Douloureuse garde, vous ne devrez pas tenir compte de ce que vous avez fait: dix chevaliers vous arrêteront encore à la première porte, et dix chevaliers à la seconde. Dans un seul jour, entre le soleil levant et couchant, vous aurez à soutenir cette double épreuve. Et si rien ne prévaut contre votre prouesse, le château vous sera rendu. Mais vous aurez beaucoup à souffrir, et nul autre, fût-il même, comme vous, assisté de ma dame, ne pourrait mener l'aventure à fin.»
Dès que le jour reparut, le Blanc chevalier réclama ses armes et son cheval. Un homme armé de toutes pièces, à l'exception du heaume, l'attendait au bas du tertre pour lui demander ce qu'il voulait.—«Je veux tenter l'aventure du château.—Avant tout, vous devez rendre les prisonniers de la veille.—Qu'à cela ne tienne! mais puis-je me confier en vos paroles?—Sire chevalier, nous sommes tenus de vous disputer l'entrée; mais, sans les serments qui nous obligent, nous serions les premiers à vous venir en aide: il y a déjà trop longtemps que ces mauvaises coutumes durent.»
Les prisonniers furent rendus et le cor retentit. Pendant qu'un premier champion descendait le tertre, le Blanc chevalier avait le temps de se préparer à le recevoir. Ils s'élancèrent de toute la force des chevaux; l'homme du château atteignit de son premier coup le haut de l'écu, dont le cercle alla violemment frapper les tempes du Blanc chevalier. Il fut, à son tour, touché de telle vigueur que le haubert fut traversé, et le glaive pénétrant dans le milieu de l'épaule lui fit abandonner les rênes; il roula à terre. Pendant qu'il demandait à voix basse merci, neuf chevaliers se rangeaient devant la porte du château, et l'un d'eux descendait le tertre pour prendre la place du premier. Les épieux volent en éclats, mais les jouteurs n'abandonnent pas l'étrier. «Maudit soit, dit le Blanc chevalier, qui inventa les glaives! ils font défaut quand on a le plus besoin d'eux.» Et comme il mettait l'épée au vent, celui qu'il venait d'abattre se relève et cherche à gagner le large. «Non pas!» lui crie le Blanc chevalier, en courant sur lui et l'abattant une seconde fois d'un coup d'estoc. «Mais, dit le second arrivé, en voulez-vous combattre deux à la fois?—J'en défie deux, trois, tous les autres ensemble; faites ainsi que vous l'entendrez, et défendez-vous comme vous pourrez.»
Revenu vers le second, il le jette à terre, après lui avoir coupé le visage en deux. Il descend, lui demande s'il veut fiancer prison, et, à défaut de réponse, il lui donne le coup mortel. Cependant il commençait à sentir la fatigue: son écu troué de tous côtés ne tenait plus aux ais: «Sire,» dit en courant vers lui la demoiselle du lac, «prenez cet écu à la bande vermeille.» Et elle le lui passe au cou. À peine en est-il couvert qu'il se sent dispos comme au point du jour. Impatient de mettre à profit ce retour de force, il lance son cheval vers le haut du tertre, sans attendre qu'un nouveau champion se détache pour remplacer le dernier vaincu. Il frappe d'un bras vigoureux sur les heaumes qu'il fend, sur les hauberts qu'il démaille, sur les écus qu'il écartelle. Les chevaliers qu'il affronte reculent ou descendent le tertre pour éviter sa terrible épée; les uns le suivent en arrière pendant qu'il presse les autres. Sexte était déjà passée, on était près de None; alors la demoiselle reparaît et lui jette au cou, sans qu'il s'en aperçoive, l'écu d'argent aux deux bandes. À mesure qu'il sent redoubler sa vigueur, celle des chevaliers qu'on lui oppose s'amoindrissait: il fait voler une tête, écrase un second sous les pieds de son cheval, les autres crient merci et se rendent sans condition. Du haut des murs de la ville, les bourgeois accompagnaient de leurs acclamations ses prouesses, et le sire du château, témoin douloureux de la déroute de ses chevaliers, eût bien voulu descendre aussi le tertre et se joindre à eux; mais la coutume établie, qu'il ne pouvait enfreindre sans détruire la force des enchantements, l'obligeait à se contenir et à ne pas leur venir en aide. Au moment de la fuite du dernier champion, on entendit un bruit formidable; la porte du château s'ouvrit avec fracas, et le Blanc chevalier aperçut devant cette première porte dix nouveaux chevaliers armés de toutes pièces. Alors il sent que la demoiselle du lac lui délace le heaume et le remplace par un autre moins bosselé, moins fendu; puis détache le second écu et passe à son cou le troisième. «Voulez-vous, disait-il, abaisser l'honneur de ma victoire? Votre deuxième écu était déjà de trop.—Non pas, beau chevalier; il faut que la seconde porte soit vivement conquise. L'heure avance et vous n'avez pas de temps à perdre. Prenez ce glaive dont la hampe est plus solide et le fer plus tranchant. Nous savons comment vous travaillez de l'épée, nous voulons vous réconcilier avec la lance. Mais regardez maintenant cette première porte.» Il obéit et voit la grande figure de cuivre s'ébranler, fléchir et tomber enfin, écrasant de son poids un des nouveaux champions qui devaient l'arrêter. Le Blanc chevalier s'élance sur eux; il abat le premier, frappe le second à mort, et les autres, remplis d'épouvante par la chute de l'image, ne l'attendent pas et cherchent un abri sous la seconde porte. Ils y sont poursuivis, les uns crient merci, les autres s'écartent, glaives baissés, sans essayer de résister. Et dès que le Blanc chevalier a franchi la porte, il se voit salué par une foule de bourgeois, de dames et de pucelles, qui d'un visage riant, disent: «C'est assez! pour le moment, vous n'avez plus d'ennemis à vaincre.» Une demoiselle lui présente les clefs du château: «Ai-je à faire autre chose pour achever l'aventure? demande-t-il.—Oui; le seigneur du château tentera sans doute un dernier combat.—Je suis prêt à le recevoir; mais où le trouver?—Sire, dit un valet accourant, il ne viendra pas. Il s'est enfui à toutes brides, la rage et le désespoir au cœur.»
Cette nouvelle affligea les habitants du château. Le seigneur châtelain avait seul le secret des enchantements, et seul pouvait arracher ses prisonniers aux tourments, aux terreurs qui, jour et nuit, leur rendaient la vie pire que la mort. Cependant ils conduisirent le Blanc chevalier au cimetière ménagé dans la direction opposée. Il entre et voit attachés sur le haut des murs un grand nombre de heaumes fermés, et sous chaque heaume, au bas de ces murailles, une tombe sur laquelle des lettres étaient tracées disant: Ci gît un tel, et vous voyez plus haut sa tête. Les tombes qui ne répondaient pas à des têtes ne contenaient que les premiers mots: Ci gîra ... Parmi les autres, il y avait nombre de chevaliers de la cour d'Artus. Au milieu du cimetière, une grande lame de métal enrichie d'émaux et de pierres précieuses portait: Cette lame ne sera levée par l'effort d'aucun homme, si ce n'est par celui qui aura conquis le château; il y trouvera son nom.
Maintes fois on avait tenté et toujours en vain de soulever la lame; le sire du château, surtout, eût désiré connaître la nom de celui dont il avait tant à craindre. Le Blanc chevalier vit l'inscription et n'eut pas de peine à la lire, car il avait été mis aux lettres chez la Dame du lac. Après avoir regardé en tout sens la lame si fortement scellée que quatre hommes des plus forts n'auraient pu l'ébranler, il posa les mains du côté le plus lourd et la leva facilement. Il aperçut alors au fond les lettres qui disaient:
CI REPOSERA LANCELOT DU LAC, LE FILS AU ROI
BAN DE BENOIC.
Il lut, et se hâta de laisser retomber la pierre: mais la demoiselle du lac, demeurée à ses côtés, avait aussi lu les lettres. Elle demanda ce qu'il avait vu.—«Ah! demoiselle, ne le demandez pas.—Volontiers, car je l'ai vu aussi bien que vous.» Et elle lui glissa le nom à l'oreille. Pour le consoler elle lui promit de ne le dire à personne.
Du cimetière, les gens du château le menèrent dans la partie qu'habitait le seigneur de la Douloureuse garde. C'était un pavillon bien fourni de tout ce qui pouvait agréer à cœur de prud'homme. La demoiselle voulut elle-même le désarmer, le baigner et demeurer auprès de lui. Mais il fallait encore attendre longtemps avant de voir tomber tous les enchantements qui retenaient tant de vaillants chevaliers et tant de belles et nobles dames. Nous pouvons donc aller voir ce qui se passe à la cour d'Artus.