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Les Romans de la Table Ronde (3 / 5): Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions

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XXI.

Un valet, frère de messire Aiglin des Vaux chevalier de la maison d'Artus, était là quand fut prise la Douloureuse garde; il pensa que le roi en apprendrait volontiers la nouvelle et fit diligence pour arriver à Carlion où se trouvait la cour: «Sire, dit-il en abordant le roi, Dieu vous sauve! J'apporte la nouvelle la plus étrange qu'on ait encore ouïe dans votre maison: la Douloureuse garde est conquise; les portes en ont été franchies par un chevalier dont personne ne sait le nom.—Voilà, dit le roi, ce que tu ne feras pas aisément croire.—Sire, je dis ce que j'ai vu de mes yeux.»

En ce moment entra messire Aiglin des Vaux qui, voyant son frère agenouillé devant le roi, demanda ce qui pouvait l'amener à la cour.—«Aiglin, dit Artus, ce valet serait-il votre frère?—Oui, sire roi.—Je suis donc tenu de le croire; car on ne ment pas dans votre race. Quelles armes portait cet heureux chevalier?—Sire, des armes blanches; son cheval était également blanc.—Sire, dit Gauvain, n'en doutez pas; c'est le chevalier nouvel, celui que vous avez adoubé de ses propres armes.»

Il y eut parmi les barons un grand mouvement, chacun demandant à partir sur-le-champ pour la Douloureuse garde. Gauvain fut d'avis que le roi ferait bien d'envoyer avant lui dix chevaliers pour savoir comment la chose était arrivée. Voici le nom de ceux qui furent désignés: Gauvain, Yvain le grand, Galegantin le Gallois, Galesconde, le fils Aré, Karadoc Briebras, Yvain l'avoutre (ou le bâtard), Gosoin d'Estrangor, Meraugis et Aiglin des Vaux.

En chemin, ces chevaliers rencontrèrent un frère convers monté sur un mulet et affublé d'une chape bleue. «Savez-vous, lui dirent-ils, le chemin de la Douloureuse garde?—Oui. Pourquoi le demandez-vous?—Nous y voulons aller. Vous plairait-il de nous accompagner?» Le frère convers avait reconnu Gauvain, il consentit à les guider. Ils arrivent au tertre et le gravissent. La porte de la Douloureuse Garde était ouverte; personne n'en défendait l'entrée. Mais la seconde était fermée, et sur la guérite était un gardien qui voulut savoir le nom de ceux qui demandaient à passer. «Je suis Gauvain, le neveu du roi Artus; ces chevaliers sont de la Table ronde.—Sire, dit la guette, il faut vous résigner à passer la nuit dans le bourg: revenez demain.»

Gauvain n'insista pas, et, pendant qu'ils se dirigent vers le bourg, la guette s'en va dire au Blanc chevalier que monseigneur Gauvain, lui dixième, s'était présenté devant la seconde porte. Le Blanc chevalier ne voulait pas que personne y entrât avant la reine; il défendit de leur ouvrir sans en recevoir de lui la permission.

Le lendemain, de grand matin, voilà monseigneur Gauvain qui revient à la seconde porte. «Je ne puis vous ouvrir encore, dit la guette; mais, si quelqu'un de vous avait été mis aux lettres, vous feriez bien de voir ce que la première enceinte contient.» Gauvain répond en montrant le frère convers, et la guette descendant aussitôt sort de la seconde enceinte par la poterne et revient introduire les chevaliers dans le cimetière. Là se trouvaient de nombreuses lames que le seigneur du château avait couvertes d'inscriptions fausses, afin que, la nouvelle en arrivant au roi Artus, ce prince vînt se faire prendre en essayant de venger ses amis. Le convers lut à plusieurs reprises: Ci-gît tel, et voici son image. Sur le mur qui abritait les rangées de tombes, il leur était aisé de voir autant de heaumes, apparemment ceux des chevaliers dont les corps reposaient plus bas. Ces chevaliers étaient de la maison du roi; mais la plupart vivaient encore.

Pendant que les dix chevaliers les regrettaient, le frère convers s'arrêtait devant une dalle posée au milieu du cimetière. Les lettres disaient: Ci-gît le meilleur des bons, celui qui conquit la Douloureuse garde. «Ah! dit Gauvain, c'est le nouvel adoubé, dont le frère d'Aiglin des Vaux nous a raconté les prouesses.» Et ils répandirent de nouvelles larmes sur la funeste destinée d'un chevalier qui, s'il eût vécu, aurait, pensaient-ils, effacé la renommée de tous ceux de la Table ronde.

XXII.

Gauvain ne pouvait douter de la mort du chevalier vainqueur de la Douloureuse garde. Il rentrait tristement avec ses compagnons, quand il fait rencontre d'un baron entre deux âges et de haute mine, qui leur demande qui ils étaient. «Pourquoi, dit Gauvain, tenez-vous à le savoir?—Pour vous être peut-être de bon secours.—Eh bien, j'ai nom Gauvain, le neveu du roi Artus.—Qui vous donne l'air si désolé?—La mort de plusieurs de nos amis que nous venons d'apprendre.—Le pays en effet est loin d'être sûr, depuis que le châtelain de la Douloureuse garde a été contraint d'abandonner la place. Il a juré de faire payer son malheur au monde entier: mais venez héberger chez moi; mon château ne redoute aucune attaque, vous y serez en pleine sécurité. D'ailleurs je dois vous dire que vous avez été trompés et, que je pourrai vous rejoindre aux amis dont on vous a montré la tombe.—Pour les revoir, s'écrie Gauvain, j'irais volontiers au bout du monde.—Suivez-moi donc.»

Ils côtoyèrent pendant quelque temps la rivière d'Hombre et arrivèrent en face d'une île sur laquelle se dressait un château. Une nacelle attachée au rivage les transporta; le baron inconnu les conduisit dans une tour où des écuyers vinrent les désarmer en leur présentant de belles robes fourrées. On leur proposa ensuite de visiter le château: ils montèrent au solier ou étage supérieur. Tout à coup ils se voient entourés de chevaliers armés de toutes pièces qui les avertissent, en levant les épées, de ne pas résister. Comment se seraient-ils défendus? ils étaient désarmés. Gauvain se laissa lier les mains; mais Galegantin le Gallois, moins patient, s'élança sur un des fer-vêtus, le renversa et lui prit son épée. Vingt autres fondent sur lui, le terrassent et lui font de larges blessures. Ainsi tous furent liés et poussés au bas des degrés, jusqu'à l'entrée de la cuisine où le seigneur châtelain hâtait le manger. «Traître! lui cria Yvain l'avoutre, est-ce l'hôtel que vous nous aviez promis?—Assurément, répond le châtelain; n'êtes-vous pas dans une des plus fortes maisons de la Grande-Bretagne? Je vous ai parlé des compagnons que vous croyez déjà dans l'autre monde; vous allez les revoir.» Il donne ordre à ses gens de conduire et enfermer ses nouveaux prisonniers dans un souterrain profond où depuis longtemps gémissaient le roi Ydier, Guiffrey de Lamballe, Yvain de Lionel, Caradoc de Karmesin, Kaeddin le petit, Keu d'Estraus, Giflet fils de Do de Carduel, Dodinel le sauvage, le duc Talas, Madot de la Porte et Lohos, le fils du roi Artus et de la belle Lisamor de Caradigan. Ce fut un grand sujet de joie et de douleur pour tous ces bons chevaliers; heureux de se retrouver, dolents de se voir tous à la merci du plus félon des hommes.

XXIII.

Revenons au Blanc chevalier. Il avait conquis la Douloureuse garde, mais n'avait pas le secret des enchantements qui en maintenaient les mauvaises coutumes. Il s'était installé dans les salles d'honneur, avec la demoiselle du lac qui lui avait apporté les trois écus. Comme il était assis devant une table couverte d'un excellent manger, il entend les gémissements d'une autre demoiselle qui, passant rapidement sous les murs, prononçait en pleurant les noms de Gauvain, d'Yvain et de leurs compagnons: elle suivait la route de Galles. Le Blanc chevalier repousse la table et demande ses armes. «Où voulez-vous aller? dit la demoiselle du lac; ne faut-il pas que vous demeuriez ici quarante jours?—Je veux aller en quête de monseigneur Gauvain et de monseigneur Yvain, mon maître.—Je vous suivrai.—Non, demoiselle; au nom de votre dame qui est aussi la mienne, veuillez attendre ici mon retour qui ne devra pas, je l'espère, tarder beaucoup.»

Cela dit, il presse son cheval et rejoint la demoiselle éplorée. Après l'avoir saluée: «Pour Dieu! que parliez-vous de monseigneur Gauvain?—Ah! s'écrie-t-elle, je vous reconnais; soyez le bien venu, Fils de roi! J'avais un message à fournir auprès de vous; mais à l'entrée du château on m'annonça votre mort, on m'indiqua votre sépulture; je revenais fort affligée, quand, pour comble de deuil, j'appris que monseigneur Gauvain, lui dixième, était prisonnier de Brandus. Le traître les a conduits dans son châtelet des Îles, à bon droit surnommé la Prison douloureuse, et vous seul pourrez les en tirer.—Dites-moi, demoiselle, quel était votre message?—Ma dame m'avait chargée de vous recommander de garder votre cœur d'un amour indigne de vous; car il vous empêcherait de monter en prix. La valeur des chevaliers grandit ou diminue en raison de la bonté, de la valeur de la dame qu'ils font vœu d'aimer.»

Le Blanc chevalier ne répond pas, mais se laisse conduire en vue de l'île où Brandus retenait les dix chevaliers. Sur le conseil de la demoiselle, il s'arrête dans le bois qui touchait à la rivière d'Hombre, pour voir sans être vu ceux qui entraient dans l'île. Bientôt d'une nef descendent quinze fer-vêtus, qui prennent le chemin de la Douloureuse garde. Le Blanc chevalier, la poitrine couverte de l'écu aux trois bandes vermeilles, lance son cheval; les hommes de Brandus s'effrayent, rebroussent chemin, se pressent à qui rentrera plus vite dans la nef. Le Blanc chevalier jette morts sanglants les plus attardés; mais Brandus en fut quitte cette fois pour la peur, regagna la nef et se mit au large.

Le Blanc chevalier revint tristement dans la Douloureuse garde par une fausse poterne[35]. À son retour il apprit que la reine et le roi, impatients de savoir si la Douloureuse garde était réellement conquise, étaient arrivés dans le bourg, et ne comprenaient pas qu'on s'obstinât à tenir les portes fermées[36]. Il se hâta d'avertir la guette de laisser entrer le roi et la reine. Mais Artus tombait fréquemment dans une rêverie dont on n'osait le tirer. Ce jour-là, au commencement de Tierce, il était dans son pavillon, la tête inclinée, l'esprit perdu en imaginations qui lui firent oublier d'envoyer à la Douloureuse garde. Vainement les gens du château, qui espéraient aussi de lui leur délivrance, criaient du haut des murs: «Roi Artus, l'heure passe, l'heure passe!» Il n'entendait rien. La reine dont l'oreille était plus éveillée, voulant savoir quelle était la raison de ces cris, arriva devant la porte, comme le Blanc chevalier, après avoir été visiter les pavillons tendus dans le bourg, revenait au château; il la reconnut, et fut assez maître de lui pour dire: «Dame, Dieu vous bénisse!—Vous aussi, répond-elle.—Voulez-vous entrer ici?—Assurément, sire chevalier.—Ouvrez!» crie-t-il à la guette: mais, ne sachant plus ce qu'il fait, il pousse son cheval sous la voûte; la guette laisse retomber derrière lui les battants, et la reine reste à la porte. Pour lui, sans mot dire il monte à la guérite et regarde avec une sorte d'extase la reine qui ne comprend rien à l'insulte qu'on lui a faite. Enfin, au bruyant retentissement de la porte qu'on referme, le roi Artus sortit de sa rêverie, et appelant messire Keu: «Sénéchal, dit-il, allez voir si l'on veut enfin ouvrir.» Keu rencontre la reine encore émue de ce qui lui était arrivé. Elle lui conte son aventure, et le sénéchal apercevant à la guérite le Blanc chevalier: «Sire chevalier, dit-il, c'est à vous grande vilenie d'avoir ainsi gabé la reine.» L'autre n'entendait rien, mais la demoiselle du lac qui l'avait conduit à la Prison douloureuse arrivant à lui: «Êtes-vous sourd? dit-elle; n'entendez-vous pas les reproches de ce chevalier?—Quel chevalier?—Là, devant vous.—Ah! sénéchal, que voulez-vous?—Je vous blâme d'avoir fait deux hontes: à madame la reine en la laissant dehors, à moi en ne me répondant pas.» Ces mots navrent de douleur le Blanc chevalier, et s'en prenant à la guette: «Malheureux! ne t'avais-je pas commandé d'ouvrir à madame la reine? Sans tes cheveux blancs je te clouerais de cette épée contre la porte. Ouvre désormais à tous ceux qui se présenteront.»

La guette obéit en tremblant de tous ses membres. On vit alors arriver barons, chevaliers, dames et demoiselles, en même temps que la reine et le roi. Le cimetière attire d'abord leur attention. Artus y entre et fait lire à ses clercs les mots tracés sur les tombes: Ci-gît messire Yvain, Ci-gît messire Gauvain, et les autres. Quel sujet de douleur! Il jure de venger son cher neveu, sort de ce lieu funeste et arrive à la seconde porte qu'il pensait trouver également ouverte. Mais celui qui la gardait lui déclare que le nouveau seigneur du château ne lui avait pas donné ordre d'ouvrir, et qu'il devait attendre cet ordre. Artus retourne donc à son camp, assez mécontent de délais dont il ne peut comprendre la raison.

XXIV.

C'est que notre Blanc chevalier, afin d'apaiser le ressentiment de la reine, avait repris le chemin de la Prison douloureuse. En sortant du bois, il vit descendre d'une nacelle un ermite lisant ses heures. C'était un prud'homme, autrefois bon chevalier, que le chagrin de la mort de ses enfants avait éloigné du siècle. «Mon frère, lui dit-il en le saluant, d'où venez-vous?—De la Prison douloureuse où je suis allé porter le calice à deux chevaliers en danger de mort. L'un est Galegantin, l'autre Lohos, le fils du roi Artus et le plus malade des deux. C'est vous, je pense, qui avez conquis la Douloureuse garde, et qui venez tenter de délivrer messire Gauvain? Or, j'ai entendu que Brandus devait, cette nuit, tenter de surprendre le camp du roi, avec cent cinquante de ses hommes. Vous pouvez sauver le roi en allant le prévenir du danger qui le menace; Brandus sera facilement vaincu, et, pour conserver la vie, il rendra volontiers ses prisonniers.» Le Blanc chevalier remercia l'ermite, et le suivit jusqu'à sa demeure. C'était une forte maison, nommée le Plessis, construite sur un monticule entouré de fossés à la Galloise. Après avoir reconnu qu'elle pourrait lui être de grand secours, il revint aux abords de l'île, décidé à déjouer lui-même les projets de Brandus, sans en avertir le roi. Quand la nuit fut serrée, il entendit un léger bruit de gens armés débarquant et prenant le chemin de la Douloureuse garde. Il les suivit jusqu'à la sortie du bois; et comme ils avaient mis pied à terre pour resserrer la sangle des chevaux, il fondit sur eux en criant: «À mort! à mort les traîtres!» Ils se croient prévenus par toute la chevalerie du roi, et, saisis d'épouvante, courent çà et là, les uns à pied, les autres à cheval. Nul ne songe à se défendre, et, le bruit arrivant aux sentinelles posées devant les pavillons, l'alarme est donnée au camp. Les gens de Brandus, entendant les cris et le mouvement des chevaux, se rejettent dans le bois. Un rayon de lune permet au Blanc chevalier de reconnaître Brandus, qu'il atteint d'un revers d'épée et renverse sur la crinière de son cheval. D'un second coup, il le jette à terre et le foule aux pieds: il allait lui trancher la tête et avait déjà délacé le heaume, quand Brandus lui crie: «Merci! ne me tuez pas si vous aimez le roi Artus!—Vous rendez-vous?—Oui, si vous ne me donnez pas pour prison la Douloureuse garde.—C'est là précisément que j'entends vous retenir.—Eh bien, je préfère la mort, et vous perdrez, en me frappant, tout moyen de délivrer monseigneur Gauvain.—Pour délivrer messire Gauvain, il n'est rien que je ne fasse: montez en croupe derrière moi; nous irons, non pas à la Douloureuse garde, mais à l'ermitage du Plessis.»

Brandus eut grande peine à se soulever et à monter sur le cheval du Blanc chevalier. Mais, avant de gagner le Plessis, ils firent rencontre des chevaliers du roi, qui revenaient de la poursuite des gens de Brandus. Messire Keu fut le premier à les apercevoir, et s'adressant au Blanc chevalier: «Au nom de monseigneur le Roi, j'entends savoir qui vous êtes.—Je suis un chevalier; cela doit vous suffire, et celui que je mène en croupe est mon prisonnier.» Keu regarde et reconnaît l'ancien et le nouveau maître de la Douloureuse garde: «Oh! oh! dit-il, c'est vous, chevalier, qui avez hier fermé la porte au nez de madame la reine. Celui que vous menez en croupe est l'ennemi de notre sire le roi Artus. Comme homme du roi, je serais parjure de ne le réclamer pas; laissez-moi le conduire à monseigneur Artus.» Le Blanc chevalier répond: «Celui-là n'est pas encore né qui me l'enlèvera.—Ce sera moi, pourtant.—Ne le touchez pas, ou je fais un tronçon de votre bras.—Eh bien! que votre prisonnier descende, nous verrons qui méritera de le garder.—Il n'est pas besoin; je le défendrai bien sans le mettre à terre.» Ils prennent alors du champ, reviennent l'un sur l'autre le glaive en arrêt. Mais Keu brise le sien sur l'écu du Blanc chevalier; celui-ci l'atteint au-dessous de la selle, lui met le fer dans la cuisse et le jette lourdement à terre. Avant de s'éloigner: «Messire Keu, dit-il, vous pourrez dire si le champion de la dame de Nohan avait besoin de vous pour la défendre.»

Les gens du roi, qui avaient été témoins de la rencontre, relevèrent messire Keu et le transportèrent sur leurs écus dans sa tente. Pour le Blanc chevalier, il arrivait au Plessis et faisait jurer à Brandus, sur les saints de l'autel, qu'il lui rendrait les prisonniers. Brandus envoya aussitôt vers son sénéchal, avec ordre d'amener à l'ermitage tous les chevaliers retenus dans l'île. Dès qu'ils furent arrivés: «Sire, dit-il au Blanc chevalier, je vous rends ces prisonniers, et je vous somme à mon tour de tenir votre promesse.—Brandus, répond le Blanc chevalier, vous êtes libre.—Eh quoi! dit l'ermite, vous laissez échapper Brandus?—Oui; j'en avais pris l'engagement.—Malheureux engagement! Brandus seul pouvait abattre les mauvaises coutumes de la Douloureuse garde et vous aurez peine à retrouver la même occasion de les conjurer.»

Le Blanc chevalier ne voulait pas cependant que les prisonniers de Brandus pussent paraître devant le roi Artus avant l'entrée de la reine dans la Douloureuse garde. Il les pria de rester dans l'ermitage jusqu'à son prochain retour, et revint à la Douloureuse garde. Dans la partie du palais qu'il avait choisie étaient demeurées les deux pucelles envoyées par la Dame du lac: l'une qui lui avait remis les trois écus, l'autre qui l'avait conduit à la Prison douloureuse. «Sire chevalier, dit la première en le revoyant, vous vous êtes fait longuement désirer.—Belle douce amie, patientez encore, je ne vous donnerai congé qu'après avoir délivré monseigneur Gauvain. Je ne tarderai guère.»

Cela dit, il va demander à la guette de la seconde porte si le roi s'y était présenté. «—Oui, sire.—Eh bien, la défense est levée. Laissez entrer le roi, la reine et tous ceux qui le demanderont.» Artus, sortant de ses habituelles rêveries, venait d'envoyer un chevalier à la seconde porte. Quand on lui annonça que la défense était levée, il monta à cheval ainsi que la reine et leur nombreuse compagnie. Messire Keu fut transporté en litière, les blessures qu'il avait reçues en voulant reprendre Brandus ne lui permettant pas de chevaucher.

La seconde porte s'ouvrit avec fracas. Devant eux se dressaient de vastes et superbes constructions, de belles et nombreuses maisons. Ce qu'on appelait alors château était en même temps une ville, construite autour ou à la suite d'un château. Ils virent le double rang des loges, ou galeries extérieures, peuplées de dames, chevaliers, demoiselles et bourgeois, tous pleurant amèrement, mais sans dire un seul mot. Le roi entra, parcourut les salles; partout le même silence. «Nous voyons assurément ici, dit-il à la reine, les victimes d'un enchantement, et nous ne pouvons deviner qui les en délivrera.»

Mais quand le Blanc chevalier sortait du château pour aller reprendre messire Gauvain, il entendit les prisonniers pousser un immense cri: Roi, arrêtez-le! Roi, arrêtez-le! À ce bruit imprévu, le roi, la reine paraissent à une fenêtre; ils sont aperçus par le Blanc chevalier qui s'arrête involontairement à les regarder, et s'incline. Le roi en lui rendant son salut: «Me direz-vous, chevalier, pourquoi ces gens me crient de vous arrêter?—Non, sire, car je ne le sais pas non plus: mais demandez-leur ce qu'ils me veulent; je ne pense pas qu'ils aient rien à me reprocher.» Le roi va vers eux et leur demande ce qui les engage à vouloir retenir le chevalier. «C'est que par lui doivent être abattues les mauvaises coutumes de céans.» Mais quand il revint sur ses pas, le chevalier avait déjà passé la première porte, et, désolé de n'avoir rien compris aux cris qu'il entendait, le roi demeura plus troublé que jamais.

Le Blanc chevalier fut bientôt arrivé à l'ermitage où il avait laissé Gauvain et les autres prisonniers de Brandus. «Vous pourrez, leur dit-il, entrer demain matin dans la Douloureuse garde; vous saluerez de ma part monseigneur le roi et madame la reine. Mais ne demandez pas qui je suis, il vous suffit de savoir que je suis un chevalier.»

Il prit congé d'eux, se rendit de ce pas à la maison religieuse de la Tombe-Lucan, où il avait averti ses écuyers de l'attendre, avant d'entreprendre la conquête de la Douloureuse garde. Cependant arrivait dans ce fameux château monseigneur Gauvain, monseigneur Yvain et les autres prisonniers de Brandus. Grande fut la joie du roi Artus, en baisant son cher neveu et tous ses compagnons. «Que vous est-il donc arrivé? demanda-t-il.—Sire, nous ne le savons pas bien. Un chevalier félon nous a conduits dans son château et nous a retenus prisonniers, après nous avoir fait déposer nos armes. Un chevalier inconnu nous a délivrés en nous recommandant de saluer de sa part le roi et la reine. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il porte un écu d'argent à trois bandes vermeilles.—C'est donc, dit la reine, le chevalier qui sortit hier du château et que les gens qui sont retenus ici vous criaient d'arrêter. L'avez-vous vu désarmé?—Non, madame; il ne voulut pas ôter son heaume, sans doute afin de n'être pas reconnu.

«—Je n'ai maintenant, dit le roi, aucune raison de séjourner ici plus longtemps.—Comment! sire,» lui dit vivement la première demoiselle du Lac, «pouvez-vous partir sans avoir le secret des aventures de ce château?—Je ne vois pas, fait le roi, le moyen de les apprendre; mais si je connaissais celui de vous délivrer, je ne me laisserais arrêter par aucun danger. Dites ce qu'il faudrait faire pour cela.—Sire, je ne puis être délivrée que par le chevalier que vous avez laissé partir.—Mais, fit alors messire Gauvain, vous le connaissez donc?—Assurément.—Ainsi, vous pouvez nous apprendre qui il est?—J'ai promis de le taire; je pourrai seulement vous aider à le découvrir.—Moi, je jure de ne m'arrêter qu'après l'avoir trouvé[37].» Ce vœu fut peu agréable au roi; car, avant de s'éloigner, Gauvain lui avait rappelé que le prince Galehaut, fils de la Géante et prince des Îles étranges, s'était promis d'obliger bientôt les barons bretons et leur roi lui-même à le reconnaître pour suzerain[38], et qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour tenter de l'arrêter sur les marches du Galore. «Ah! beau neveu, dit le roi, comment songez-vous à nous quitter?—Sire, je l'ai juré; et vous devez autant que moi désirer de connaître le nouveau seigneur de céans. Je ne tarderai pas sans doute à vous satisfaire.» Cela dit, ils se séparèrent; le roi fort inquiet d'un départ qui pouvait le priver de son meilleur chevalier dans la guerre qu'il allait soutenir.

XXV.

Nous avons vu que le Blanc chevalier, quand il avait laissé Gauvain chez l'ermite du Plessis, était allé reprendre ses écuyers qui l'attendaient à la Tombe-Lucan. Il chevaucha quelques jours sans trouver aventure: enfin, dans une épaisse forêt où il s'était engagé, il entendit un grand bruit, puis vit un chevalier qui traînait à la queue de son cheval un homme en chemise, les yeux bandés, les mains liées derrière le dos: à son cou était nouée par les cheveux la tête sanglante d'une femme. Il se sentit ému de grande pitié: «Qui êtes-vous?» demande-t-il au malheureux qu'on traînait ainsi.—«Je suis à la reine de la Grande-Bretagne.—Sire, dit aussitôt le Blanc chevalier à celui qui tenait les rênes, est-ce là le traitement qu'on doit infliger à chrétien?—On lui ferait, dit l'autre, pis encore, si on lui rendait justice. Il m'a honni dans ma femme épousée, celle dont il soutient la tête.—N'en croyez rien, chevalier. Jamais je n'eus telle pensée à l'égard de sa femme.—Puisqu'il nie, chevalier, au lieu de vous venger de vos propres mains, que ne l'accusez-vous en cour? ne redoutez-vous pas la reine, à laquelle il appartient?—Il n'y a pas de reine qui m'empêche de venger ma honte.—C'est donc moi qui le protégerai: je le prends sous ma garde.» En même temps, il débande les yeux du patient; l'autre recule, revient et reçoit dans les reins une pointe de lance qui l'abat mort aux pieds de son cheval. Ceux qui l'accompagnaient prennent la fuite et le Blanc chevalier présentant le cheval conquis à celui qu'il venait de venger: «Montez, dit-il, et suivez-moi.—Sire chevalier, si vous le trouviez bon, je gagnerais mon logis, pour me saigner et ventouser avant de retourner près de la reine. Et comment lui nommerai-je mon libérateur?—Vous lui deviserez mon écu, cela suffira.» Ils se quittèrent, et quand la reine, à quelques jours de là, apprit de la bouche du chevalier ce qui lui était arrivé, elle n'eut pas de peine à deviner que le libérateur était encore le vainqueur de la Douloureuse garde.

On était au mois d'août, la sécheresse était grande. Chemin faisant, le Blanc chevalier rêvait profondément, et nous n'avons pas besoin de dire quel était le sujet de sa rêverie. Son cheval, qu'il ne dirigeait plus, entre dans un bourbier nouvellement desséché, pose les pieds dans une profonde crevasse, bronche, tombe et l'entraîne sous lui. Les écuyers accourus le trouvent embarrassé sous les flancs de l'animal. On le dégage avec peine, on relève le cheval, et, comme il venait de remonter, il fait rencontre d'un homme de religion auquel il demande la voie de la maison la plus voisine. «Écoutez, dit le saint homme, un bon conseil. Ne chevauchez jamais après les Nones du samedi; autrement il vous arrivera plus de mal que de bien.» Il les mène dans l'abbaye où lui-même était reclus; le Blanc chevalier y resta dix jours, baigné, ventousé, mais non guéri. En quittant cette maison, il échangea l'écu d'argent à trois bandes vermeilles pour un autre de sinople à la bande blanche de belic; ne voulant plus rien devoir aux vertus surnaturelles du premier écu.

Le jour même, il rencontre un chevalier armé qui lui demande à qui il est.—«Au roi Artus.—Dites alors au plus vain des rois. Sa maison est le rendez-vous de tous les vaniteux. L'autre jour un chevalier navré avait fait jurer à l'un de ceux qui vivent à cette cour, qu'il le vengerait de quiconque dirait mieux aimer que lui celui qui l'avait navré: c'était un engagement bien déraisonnable; Gauvain lui-même n'en serait pas venu à son honneur.—Seriez-vous, sire chevalier, de ceux qui aiment moins le navré que celui qui l'avait navré?—Oui, sans doute.—Et moi, je suis celui qui fit le serment dont vous parlez. Confessez que vous aimez mieux le navré.—Je ne mentirai pour rien au monde.—Défendez-vous donc.»

Ils prennent du champ, reviennent et se frappent rudement; ils font plier sous eux les arçons: mais le glaive du Chevalier malade perce l'écu, s'ouvre passage dans le haubert, et y laisse le fer et le bois. Ils tombent de cheval en même temps; le Chevalier malade relevé le premier s'élance sur l'autre chevalier l'épée haute. Mais il ne trouve plus qu'un corps inerte; l'âme s'en était allée.

Il remonte à grand'peine, et gagne lentement la forêt. Ses écuyers rassemblent des branches et des rameaux, en forment une litière qu'ils enferment dans un merveilleux tissu de soie, présent de la Dame du lac. Après avoir doucement couché leur seigneur, ils attachent à la litière deux beaux palefrois et se remettent lentement en marche.

XXVI.

Messire Gauvain, de son côté, avait commencé sa quête. Après avoir erré quinze jours sans rien apprendre du chevalier vainqueur de la Douloureuse garde, il fit rencontre d'une demoiselle à laquelle il ne manqua pas de demander nouvelles de celui qu'il cherchait. C'était précisément la pucelle que la Dame du lac avait envoyée au Blanc chevalier pour lui indiquer le chemin de la Prison douloureuse. «Ah! dit-elle, vous êtes monseigneur Gauvain qui nous aviez laissées dans la Douloureuse garde!—Ce n'était pas à moi, demoiselle, à vous en tirer: mais enfin quelles nouvelles de notre chevalier?—Suivez votre chemin; peut-être en apprendrez-vous quelque chose.» Cela dit, elle laissa Gauvain à l'entrée d'une forêt.

Quand il en sortit, il vit la prairie couverte de nombreux pavillons, et non loin de lui deux palefrois traînant lentement la litière du Chevalier malade. Il alla demander aux écuyers à qui la litière appartenait.—«À un chevalier gravement blessé, qui vient de s'endormir.» Gauvain n'insista pas et revint aux pavillons de la prairie. Il voit bientôt passer deux chevaliers qui allaient prendre le frais dans le bois. Il les salue et apprend d'eux que ces tentes sont au roi des Cent chevaliers. On ne désignait pas autrement ce prince, parce qu'il se faisait toujours accompagner ainsi: le livre de Merlin le nomme Aguiguenon, et celui de Lancelot, Malaquin; il était cousin de Galehaut, et la terre d'Estrangor qui lui appartenait était sur les marches de Norgalles et de Cambenic.

Comme ils s'éloignaient, Gauvain vit sur la même voie deux écuyers qui portaient une bière. «Leur seigneur, dirent-ils, venait d'être tué pour avoir soutenu qu'il aimait moins le navré que celui qui l'avait navré.—Et quelles étaient les armes de celui qui mit à mort votre seigneur?—Un écu de sinople à la bande blanche de belic; à le voir, on eût cru qu'il était lui-même assez malade.—Oh! pensa Gauvain, ce doit être le chevalier que je cherche et qui déferra le chevalier navré à la cour du roi.» Il allait rentrer dans la forêt, quand il remarqua à peu de distance une enceinte de lances formée autour d'un riche pavillon devant lequel était assis Helain le blond, un des meilleurs chevaliers de la Table ronde. «Soyez le bienvenu, monseigneur Gauvain! lui dit Hélain en se levant; où allez-vous ainsi?—En quête d'un chevalier qu'on porte en litière.—Mais le jour baisse; vous n'espérez pas le retrouver, une fois la nuit venue: remettez à demain votre quête.» Gauvain y consentit et entra dans le pavillon.

On allait le désarmer, quand on entendit un grand bruit au dehors. C'était la compagnie d'une dame montée sur un palefroi, et chevauchant sous un dais que tenaient quatre chevaliers, pour la garantir des rayons du soleil couchant. Elle portait un manteau d'hermine jeté sur une robe de satin vermeil. Vingt chevaliers du roi des Cent chevaliers arrivent et s'adressent à l'escorte: «Seigneurs, dit le premier, notre roi désire que vous conduisiez cette dame à son pavillon.—Nous n'avons rien à faire avec votre roi.—Nous saurons bien vous contraindre d'obéir.» Le combat s'engagea, et le parti des Cent chevaliers l'eût emporté, si Gauvain ne fût intervenu. «J'offre, leur dit-il, de conduire cette dame au pavillon de votre roi et de la ramener.» C'était la dame de Nohan, qui se rendait de son côté à l'Assemblée des Marches de Galore; car alors les hautes dames paraissaient à ces réunions pour mieux encourager ceux qui prenaient part aux joutes[39]. Le roi des Cent Chevaliers vint à la rencontre de la dame, et l'aurait volontiers retenue, si Gauvain ne se fût engagé à la ramener au milieu des siens. Après l'avoir reconduite, il revint au pavillon d'Helain; mais ce retard d'une nuit l'empêcha de rejoindre le Chevalier malade.

Celui-ci, le lendemain, se fit poser à terre sous un grand orme, pour prendre le frais et essayer de dormir. Vient à passer une dame richement accompagnée; elle veut voir quel est ce chevalier endormi, descend, se baisse, lui découvre le visage, et reconnaît en fondant en larmes celui qui l'avait délivrée des poursuites du roi de Northumberland. «Ah! dit-elle aux écuyers, guérira-t-il?—Nous le croyons.» Réveillé par le bruit, le malade a beau se détourner, elle lui porte les mains sur le visage et lui couvre de baisers la bouche et les yeux. «Cher seigneur! disait-elle, ne vous cachez pas, je vous ai reconnu: je vous demande en grâce de consentir à attendre chez moi votre parfaite guérison; vous n'aurez à craindre aucun indiscret, et nous prendrons de vous tout le soin possible.»

C'était encore, on l'a déjà deviné, la dame de Nohan, que le Chevalier malade ne put se défendre de suivre. La litière se remit en marche: ils passèrent devant la Douloureuse garde sans s'y arrêter, et descendirent dans un des châteaux de la dame, qui était à dix lieues de Nohan. Le chevalier y séjourna jusqu'au temps de sa parfaite guérison.

Nous ne suivrons pas Gauvain dans tous les incidents de sa quête; nous ne dirons pas comment il rencontra le félon Bréhus sans pitié, frère de Brandus; comment il se défendit de ses mauvais tours, et apprit enfin le nom du vainqueur de la Douloureuse garde. Ces aventures multipliées et assez confuses peuvent être facilement distraites du livre de Lancelot.

XXVII.

Une fois guéri de ses blessures, notre chevalier remerciait la dame de Nohan et prenait congé d'elle. Il rencontra le soir même un écuyer chevauchant à toutes brides. «Qui vous oblige à tant de hâte?» lui dit-il en passant devant lui.—«Je cherche celui qui seul peut nous tirer de peine; madame la reine est dans la Douloureuse garde, et les gens du château jurent de la retenir tant que ne sera pas revenu le preux chevalier qui l'a conquise. La reine a envoyé des messagers sur toutes les routes pour s'enquérir de lui et le prier de venir la délivrer.—Bel ami, dit le Chevalier, madame la reine sera-t-elle délivrée si celui dont tu parles rentre dans le château?—Assurément.—Retourne, et dis à madame la reine qu'il arrivera cette nuit ou demain matin.—Mais j'ai ordre de ne revenir qu'après avoir vu ce chevalier.—Rapporte que tu l'as vu.—Vous êtes donc celui que je cherche?—Eh! tu me fais parler malgré moi.»

Il entra dans la Douloureuse garde en même temps que l'écuyer. Toutes les rues étaient illuminées de cierges et de torches. «Où est la reine? demande-t-il à l'écuyer.—Je vais vous conduire à elle: mais il faut traverser un souterrain fermé d'une porte de fer.» Avant de la franchir, le Chevalier dépose son heaume, il entre, l'écuyer lui tend une poignée de chandelles[40], en l'avertissant de les allumer pendant qu'il poussera la porte derrière lui; mais il la ferme en dehors et s'esquive. Le Chevalier, ne l'entendant plus, devine qu'on l'a trompé, qu'il ne trouvera pas la reine et ne sortira du souterrain que par la grâce de Dieu. La nuit arrive et s'écoule. Au point du jour, il aperçoit d'incertaines lueurs et entend une voix de femme: «Sire chevalier, vous le voyez, vous n'avez pas de défense; il faut composer pour sortir d'où vous êtes.—Que demande-t-on de moi?—Que vous rameniez la paix dans ce lamentable château.—Mais la reine, où est-elle?—Loin d'ici; elle vous charge d'être son otage. Par vous doivent cesser les enchantements de la Douloureuse garde.—Et par quel moyen?—Faites ce que vous pourrez et ce qu'exigera l'aventure.—J'en prends l'engagement.» Une fenêtre s'éclaire au haut de la voûte et laisse voir des reliques de saints: Lancelot jure sur elles de ne reculer devant aucun obstacle.

Alors la porte de fer tourne sur ses gonds et s'ouvre de nouveau; il trouve en dehors un repas abondant dont il avait grand besoin. Une voix lui crie: «Maintenant, vous avez le choix de demeurer quarante jours dans le château, ou de tenter de conquérir la double clef des enchantements.—Je préfère, dit-il, le second parti.»

En reprenant les armes qu'il avait déposées à l'entrée, il se signe et avance. D'abord il est dans une nuit profonde, puis, par la baie d'une porte éloignée, il voit poindre une lumière. Il marche de ce côté, franchit la porte, et, tout d'un coup, entend un grand bruit; il avance encore, malgré un fracas horrible qui lui donne à penser que la voûte s'écroule. Les parois, le seuil, tout semble tourner sur lui; il se retient à la muraille du mieux qu'il peut, jusqu'à l'entrée d'une seconde porte cintrée. Elle était défendue par deux chevaliers de cuivre émaillé[41], tenant chacun une grande épée que deux hommes auraient eu peine à soulever. Ils en ferraillaient constamment, de façon que rien ne pouvait passer sans être mis en pièces.

Le Chevalier, l'écu en avant, s'élance entre les épées qui pénètrent dans les mailles de son haubert jusqu'à l'épaule, d'où s'échappe un jet de sang; il passe outre en tombant sur ses mains: malgré la douleur qu'il ressent de cette chute, il reprend l'épée tombée devant lui et continue d'avancer, toujours l'écu devant sa poitrine. Il arrive ainsi à une troisième porte défendue par un puits[42] de sept pieds de long et de large, exhalant une odeur fétide, et d'où sortait un bruit effroyable. À la porte était un grand éthiopien, jetant par la bouche des torrents de flamme bleue, tandis que jaillissaient des charbons ardents de ses yeux. À l'approche du Chevalier, le monstre lève des deux mains une hache énorme, prête à retomber dès qu'il le verrait à portée.

Le Chevalier hésita un instant, le puits seul paraissant offrir un obstacle insurmontable. Cependant il se souvient du serment qu'il a prononcé, remet l'épée dans le fourreau, prend son écu par l'extrémité des guiches, et le lance de toute sa force au visage de l'éthiopien: la hache écartèle l'écu, mais elle y reste engagée. D'un grand élan, le Chevalier saute de l'autre côté du puits en levant les mains qu'il arrête sur le cou de l'éthiopien. Celui-ci fait de grands efforts pour dégager sa hache, et cependant le Chevalier lui étreint la gorge et le frappe au visage à poings fermés. Force lui est de lâcher son arme, il fléchit, tombe à la renverse; le Chevalier, tombé en même temps que lui, se relève, le saisit par les pieds et le précipite dans le gouffre.

Alors il regarde autour de lui. Une femme de cuivre merveilleusement émaillé tenait de la main droite la double clef des enchantements. Pour les prendre il approche d'un pilier de cuivre dressé au milieu de la salle. Des lettres creusées dans le métal disaient: La grosse clef déferme le pilier, la menue le coffre. Il ouvre le pilier, aperçoit le coffre; mais, quand il touche à la seconde clef, il entend un bruit si effroyable, des cris si perçants, que le pilier lui-même en est ébranlé. Il se signe, ouvre le coffre, et de trente tuyaux de cuivre sortent autant de voix distinctes, plus douloureuses l'une que l'autre. De là partaient tous les enchantements répandus dans le château. De violents tourbillons se forment et de noires vapeurs, puis des clameurs aussi épouvantables que si tous les diables d'enfer eussent été là réunis. En réalité, il s'y en trouvait un assez grand nombre. Le Chevalier sent ses forces l'abandonner; il tombe pâmé devant le pilier: quand il revient à lui, le pilier, l'image de cuivre, le puits, les deux chevaliers qui gardaient la première porte, tout avait disparu. Le souterrain était ouvert, il en sortit tenant dans ses mains la double clef des enchantements. En repassant par le cimetière, il n'y trouva plus de tombes, de lettres ni de heaumes; il s'agenouilla dans la chapelle, déposa les clefs sur l'autel et monta au palais.

Comment peindre la joie illuminant tous les visages, et dire les actions de grâces qu'on lui rendit! Il sut alors que la reine n'avait pas été retenue prisonnière et qu'on s'était entendu pour le tromper et le décider ainsi à revenir à la Douloureuse garde. Il ne s'y arrêta qu'une seule nuit et, dès le lendemain, il fit ses adieux à ceux qu'il venait de délivrer de la cruelle oppression des démons.

À compter de ce moment, la ville, le bourg et le château ne s'appelèrent plus que la Joyeuse Garde: nous en reparlerons plus d'une fois.

XXVIII.

Notre chevalier, le lendemain, longeant le cours d'une rivière, aperçut sur l'autre rive une haute bretêche que protégeait une enceinte de palissades. Dans l'intention de s'y arrêter, il passa le gué avec la demoiselle qui l'avait si longtemps attendu dans la Joyeuse garde. Le gardien de la bretêche tira la porte coulante[43] à leur approche, et laissa entrer les écuyers et la demoiselle. Mais, quand ce fut au tour du Chevalier, il fit revenir la porte sur elle-même. «Frère, lui demande le Chevalier, pourquoi me laisses-tu dehors?—C'est qu'avant d'entrer, vous devez me dire qui vous êtes.—Je suis de la maison du roi Artus; cela doit te suffire.—Oui, pour que la porte reste baissée.—Au moins laisse sortir mes écuyers et ma demoiselle.» Ici, pas de réponse, et le bon chevalier, outré de dépit, repassait lentement le gué, pendant que la dame de la bretêche ôtait la housse de l'écu que les écuyers avaient déposé. À la vue du blason d'argent à la bande noire[44], elle se hâte d'ouvrir la fenêtre et de crier: «Revenez, revenez, chevalier! veuillez, au nom de la chose que vous aimez le mieux, passer la nuit dans notre maison.»

Le Chevalier revient sur ses pas. Cette fois la porte se tire devant lui; il est conduit dans une chambre haute où ses écuyers le désarment. La dame eut tout loisir d'admirer la beauté de son corps et la bonne grâce de ses mouvements. On cornait le dîner, quand arrive le maître de la bretêche: «Ah! sire, lui dit la dame en le débarrassant de ses armes, vous avez pour hôte le preux jouteur dont vous me parliez, celui qui vainquit l'assemblée.—Dame, dit sévèrement le bon chevalier, vous n'êtes pas courtoise d'avoir découvert l'écu que je tenais caché.—Pardonnez, sire, à ma curiosité; elle nous permet de vous rendre tout l'honneur qui vous est dû.—En effet, dit à son tour le maître du logis, vous êtes l'homme que je désirais le plus connaître. Non que vous m'ayiez bien traité à la deuxième assemblée; vous nous avez renversés, moi et mon cheval l'un sur l'autre, et peu s'en fallut que j'en eusse le cœur crevé.»

On se mit au manger. Les nappes ôtées, le bon chevalier demande au maître de la maison ce qui l'avait obligé à sortir armé. «Je revenais de garder un pont, dans l'espoir de voir passer celui qui promit au navré de combattre quiconque aimerait mieux celui qui l'avait navré. Le navré était mon ennemi mortel, pour avoir tué le frère de ma mère: vous comprenez que, pour venger cette mort, je donnerais ma vie.»

Ces paroles désolèrent le bon chevalier, qui regretta bien de les avoir provoquées. Il cacha son émotion; les lits furent dressés, ils allèrent reposer. Mais lui ne put dormir: toute la nuit il gémit et pleura; car il se voyait contraint, pour éviter le parjure, de provoquer celui qui lui donnait une si courtoise hospitalité.

De grand matin, il se présente devant son hôte, tout armé, à l'exception du heaume et des gants: «Beau sire, dit-il en s'agenouillant, vous m'avez fait grande courtoisie; je vous demande un don, pour le temps que je resterai dans votre maison.—Sire, relevez-vous; sauf mon honneur, il n'est rien que je puisse vous refuser.—Grand merci! avouez donc que vous aimez mieux le navré que celui qui l'a navré.

—«Sainte-Marie! êtes-vous donc le chevalier qui jura de venger le navré?

—«Vous l'avez dit.» Le châtelain resta un temps sans parler. Enfin: «Sire, dit-il, sortez d'ici; j'aime mieux le navré que le mort.»

Le bon chevalier partit avec sa demoiselle et les écuyers. Mais bientôt il voit accourir le maître de la bretêche, entièrement armé. «Chevalier, dit-il, j'aime mieux le mort que le navré. Je ne pouvais refuser le don que je vous avais promis, pour le temps où vous seriez mon hôte; mais nous sommes en pleine campagne.»

Notre chevalier veut inutilement l'apaiser. Ils prennent du champ; la rencontre est assez rude pour que tous deux vident les arçons et soient jetés sous le ventre de leurs chevaux. Ils se débarrassent, jettent leurs écus, brandissent les épées et se frappent à coups redoublés. Le maître de la bretêche perd le premier de ses forces; il recule: l'autre, tout en le tenant de court, le prie de reconnaître qu'il aime mieux le navré. «À Dieu ne plaise que je démente ce que j'ai dans le cœur!» Le bon chevalier le ménage moins; le fait reculer jusqu'à la rive, et le prie encore d'accorder ce qu'il lui demande.—«Jamais!» D'un dernier coup il l'étend à terre; il appuie un genou sur sa poitrine, il délace son heaume: «Vous pouvez encore sauver votre vie.—Plutôt mourir!» Pour ne pas l'achever de son épée, le bon chevalier le saisit, le soulève et va le jeter dans le courant. Cela fait, il s'éloigne en regrettant le serment qui vient de le contraindre à tuer un prud'homme qui lui avait donné le pain, le sel et le gîte.

XXIX.

Après avoir ainsi combattu et mis à mort malgré lui le vavasseur chez lequel il avait reçu une si courtoise hospitalité, le Chevalier erra tristement le reste du jour sans trouver aventure. Il passa la nuit chez une dame veuve, à l'entrée d'une forêt voisine de Kamalot, et se remit en chemin le lendemain matin, toujours accompagné de la demoiselle du Lac et de ses deux écuyers. Bientôt il fit rencontre d'un valet monté sur un grand chasseur. «Valet, lui dit-il, quelles nouvelles?—L'arrivée à Kamalot de madame la reine.—Quelle reine?—La reine Genièvre, la femme du roi Artus.» Et, cela dit, le valet s'éloigne.

Le bon chevalier, tout pensif, arrive dans Kamalot. Il abandonne les rênes et laisse le coursier aller à l'aventure, jusqu'en face d'une maison forte. Aux fenêtres était une dame, en simple chemise et surcot, les tresses répandues sur les épaules: elle plongeait les yeux sur les prés et les bois. Le bon chevalier, sortant tout à coup de sa rêverie, la regarde et retient son cheval pour la contempler plus longtemps.

Vint alors à passer un chevalier armé de toutes armes, qui lui demande ce qu'il a tant à regarder. L'autre ne l'entend pas et ne fait nulle réponse. «Je demande ce que vous regardez,» dit l'inconnu en le poussant au bras.—«Ce qui me plaît; et vous n'êtes pas courtois de me jeter ainsi hors de mes pensées.—Je vous demande pourtant, par la chose que vous aimez le plus, quelle est cette dame que vous regardez si bien?—C'est madame la reine.—Est-ce à vous de savoir quelle est la reine? Bien m'est avis que vous ne regardez de ce côté que pour éviter de me parler. Après tout, auriez-vous le courage de me suivre?—Oh! répond le bon chevalier, si vous allez où je n'oserais aller, vous pouvez vous vanter de passer les plus renommés de prouesse.—Nous verrons bien.»

L'inconnu continue son chemin et le bon chevalier le suit. «Beau sire, lui dit l'inconnu, vous passerez la nuit chez moi, et demain matin nous irons où je vous ai dit.» Le bon chevalier se laissa héberger dans une maison qui longeait la rivière; et, le lendemain de grand matin, il s'arme, sort avec son hôte, en annonçant à la demoiselle et à ses écuyers, qu'il viendra les reprendre dès que l'aventure sera mise à fin. Pour être sûr de n'être pas découvert, il avait passé à son cou un vieil écu enfumé, au lieu de celui qu'il avait apporté la veille. En continuant à suivre le cours de l'eau, ils se retrouvèrent à l'entrée de Kamalot. Les murs, les tours, les moulins, rappellent alors à notre chevalier le jour de son adoubement. Il arrête son cheval, en laissant l'autre chevalier aller en avant et arriver le premier devant la maison du roi, située, comme tous les autres manoirs d'Artus, sur la rivière. Une dame était aux loges; c'était encore la reine qui suivait des yeux le roi partant pour la chasse. Elle avait levé sa guimpe[45] pour se défendre de la fraîcheur matinale, et était en simple surcot. Quand passa le premier des deux chevaliers, elle baissa sa guimpe, et celui-ci lui dit: «Madame, vous plairait-il me dire si vous êtes la reine?—Oui; pour quelle raison le demandez-vous?—Dame, pour un chevalier, le plus fou des chevaliers.—Est-ce de vous que vous entendez parler?—Oh! non.—De qui donc?» il ne voulut pas répondre à cette question, dans la crainte de nuire au compagnon qu'il avait perdu de vue, et il poursuivit son chemin. Peu de temps après, le bon chevalier arrive en face de la maison du roi. Des femmes lavaient leur linge dans la rivière: «N'avez-vous pas vu, leur demande-t-il, passer un chevalier?—Nenni, nous ne faisons que d'arriver.» Mais la reine, qui avait entendu la demande et la réponse, abaissant de nouveau sa guimpe: «Sire chevalier, dit-elle à haute voix, celui que vous cherchez est entré dans la forêt. Ne perdez pas un moment si vous voulez le rejoindre.» Il lève les yeux et reconnaît la reine. À ces mots: Ne perdez pas un moment, il pique son cheval des éperons sans répondre, mais sans détourner les yeux du visage de la reine. Le cheval qu'il ne dirige plus cède alors à l'envie de s'abreuver et descend dans la rivière. Le lit était profond, si bien que la bête enfonce et nage jusqu'à l'autre bord, défendu par les murs du palais. Elle revient, perd ses forces; le souffle lui manque; elle va disparaître avec celui qu'elle porte, quand la reine, qui suivait des yeux le Chevalier avec une attention presque égale, dit: «Sainte Marie! au secours!» Messire Yvain de Galles sortait pour aller rejoindre le roi: «Ah! messire Yvain, lui dit-elle, voyez ce chevalier; il va mourir s'il n'est secouru.» Yvain aussitôt pousse dans l'eau et arrive au chevalier, dont les flots avaient déjà plusieurs fois recouvert les armes; il le ramène à la rive. «Eh, beau sire! lui dit-il, comment n'avez-vous pas retenu votre cheval?—Vous voyez, sire, je le laissais boire.—Vous le laissiez plutôt noyer et vous noyer avec lui. Où alliez-vous donc?—J'entendais à suivre un chevalier.»

Yvain l'eût aisément reconnu s'il eût eu la ventaille abaissée et s'il eût gardé l'écu qu'il avait porté à la dernière assemblée. Mais celui qu'il avait choisi le matin ne donnait pas grande idée de lui. Yvain lui demande s'il tenait toujours à rejoindre son compagnon: «Assurément.—Repassez donc la rivière, vers le gué, un peu plus haut; suivez dans la forêt le chemin qui sera devant vous.» Cela dit, il le laisse, et le bon chevalier qui ne pouvait détourner ses yeux de la reine, au lieu de gagner le gué, suit les maisons sans penser où il va. Bientôt arrive Dagonnet, le sot chevalier, qui lui demande ce qu'il cherche; et, n'obtenant pas de réponse, saisit le cheval au frein et l'emmène, sans trouver la moindre résistance.

«Assurément, disait la reine à Yvain, ce chevalier vous doit la vie; sans vous il se fût noyé.—Et c'eût été dommage, répondait Yvain, car, malgré son écu enfumé, on voit qu'il est jeune et de bonne nature.—Mais voyez donc; n'est-ce pas encore lui qui se laisse arrêter? Allez voir, je vous prie, messire Yvain.» Yvain obéit, va reconnaître Dagonnet et les conduit en riant devant la reine. «En vérité, madame, vous aviez bien deviné; notre chevalier a été pris par Dagonnet.—Oui, dit le sot, je l'ai rencontré près du gué; je lui ai parlé, il n'a pas répondu: j'ai saisi le frein de son cheval, il m'a laissé faire, et je vous l'amène prisonnier.—C'est fort bien, Dagonnet, dit messire Yvain; si vous voulez, il restera sous ma garde.—J'y consens, dit le sot, mais en répondez-vous?—N'en soyez pas inquiet.»

Tout cela fit assez rire la reine et les dames et demoiselles qui l'entouraient; car on connaissait Dagonnet pour la plus couarde pièce de chair qu'on pût imaginer.

La reine cependant regardait le bon chevalier. Son grand air et sa bonne tenue n'échappaient pas à son attention. «Savez-vous, Dagonnet, dit-elle, le nom de votre prisonnier?—Non, madame; je n'ai pu tirer un seul mot de lui.» Au son de la voix de la reine, le bon chevalier, qui tenait sa lance par le milieu de la hampe, lève la tête, écarte les doigts de la main; le glaive tombe et va déchirer la soie du manteau de la reine. Surprise étrangement, elle dit à demi-voix: «Ce chevalier ne semble pas avoir en lui toute la sagesse du monde.—S'il en eût eu quelque peu, reprend Yvain, Dagonnet ne l'eût pas ramené jusqu'ici. Voyons, chevalier, qui êtes-vous?—Qui je suis? un chevalier.—Je le vois bien; et que demandez-vous?—Je ne sais.—Attendez-vous quelqu'un ou quelque chose?—Vraiment, je ne sais que dire.»

«Madame, dit Yvain, j'ai promis à Dagonnet de le garder; mais, si vous voulez me servir de garant, je le laisserai partir.—Oh! je puis, sans trop m'engager, répondre de lui à Dagonnet.» Messire Yvain relève la lance, la rend au prisonnier de Dagonnet, le conduit au bas des degrés, et lui montrant le gué: «Beau sire, voici le chemin qu'a pris celui que vous vouliez rejoindre.»

Cette fois, le prisonnier de Dagonnet passa le gué et entra dans la forêt, tandis que messire Yvain, curieux de savoir ce qui adviendrait de lui, montait à cheval sans chausser d'éperons, et le suivait à distance. Il le vit approcher d'un tertre sur lequel flottait un gonfanon. C'était l'enseigne du chevalier dont il avait perdu la trace, et qui justement alors descendait de leur côté. «Ah! sire, lui dit le prisonnier de Dagonnet, je vous rejoins enfin. Que me vouliez-vous, en m'engageant à vous suivre?—Avant tout, je veux savoir quelle est votre prouesse.—«C'est là ce que je montrerai volontiers.» Le chevalier s'éloigne un peu, va prendre son écu et sa lance, et pique vers le prisonnier de Dagonnet qui le reçoit comme il convient, et le fait sauter par-dessus les arçons. Puis, arrêtant au frein le cheval, il le présente au vaincu: «Reprenez-le, dit-il. J'ai mieux à faire que de vous l'enlever.—Non, il n'en sera pas ainsi; vous m'avez abattu, mais vous n'aurez pas le même avantage à l'escrime.—Vous le voulez? Voyons donc.» Il descend à son tour, met en avant l'écu, tire son épée et attend le chevalier. Les coups retentissent sur les écus et les heaumes: le prisonnier de Dagonnet gagne du terrain, pousse et fait reculer l'autre, qui, reconnaissant qu'il n'est pas de force, dit: «Je vous rends les armes; vous pouvez venir où je vous conduirai; le chemin ne sera pas long.—J'irai volontiers.» Ils remontent tous deux et chevauchent, suivis de près par messire Yvain; car ce qu'il avait déjà vu lui donnait envie d'en voir la suite.

Après avoir cheminé quelque temps, le chevalier vaincu dit: «Nous sommes ici près de la demeure de deux géants. Personne n'ose les aborder, s'il ne veut se déclarer ennemi du roi Artus et de la reine Genièvre. Voici le sentier qui conduit à eux; allez-y, si vous voulez.»

Le prisonnier de Dagonnet ne répond pas, mais pique des deux éperons, la lance sur feutre et l'écu devant la poitrine. Il est bientôt aperçu par un des deux géants, qui, d'une voix bruyante:

«Chevalier, si tu as en haine le roi Artus et la reine Genièvre, avance et sois le bienvenu. Si tu les aimes, viens recevoir la mort.—Par ma foi! je les aime, et je vais te punir de ne pas les aimer.» Le géant avance, lève une lourde massue; mais il était si grand, il avait les bras si longs, qu'il la fait porter au-delà du cheval du prisonnier de Dagonnet; elle ne frappe que la terre, pendant que notre bon chevalier, de la pointe de sa lance, le jette mort devant lui. L'autre géant arrive en ce moment, lève son énorme massue et la fait retomber sur la croupe du cheval; l'animal s'affaisse, les deux jambes rompues. Le prisonnier de Dagonnet se dégage: couvert de son écu, il marche sur le géant qui hausse une deuxième fois sa massue. Elle rencontre l'écu, l'écartèle et le met en pièces. Mais d'un revers de lance, le prisonnier de Dagonnet fait tomber le poing qui tenait la massue; et quand le géant hausse l'autre bras pour l'assommer d'un coup de poing, il est lui-même atteint du tranchant de l'épée qui, après lui avoir ouvert le ventre, descend sur son pied et le sépare de la jambe. Il fléchit et tombant de son haut ne peut continuer la lutte. Le vainqueur ne daigne pas lui arracher la vie. En ce moment Yvain se découvre au prisonnier de Dagonnet, qui lui dit en le reconnaissant: «Avez vous vu comment ces gloutons ont tué mon cheval?—J'enrage de me trouver à pied.—Calmez-vous, chevalier; voici le mien, que je vous prie de monter; dites seulement au chevalier que vous avez vaincu de me prendre en croupe jusqu'à Kamalot.—Grand merci de votre offre, sire! Vous, chevalier, descendez; laissez les arçons à monseigneur Yvain, et montez en croupe derrière lui.» C'est ainsi que rentra messire Yvain dans Kamalot. Il y arriva comme la reine revenait du moutier, appuyée sur messire Gauvain. Une grande compagnie les attendait dans la salle du palais; Yvain descendit au bas des degrés, laissa retourner le chevalier vaincu, et s'approchant de Gauvain: «Sire, dit-il, on parle beaucoup des aventures de Kamalot; mais je ne crois pas qu'il en soit arrivé de plus merveilleuses que celles dont je viens d'être témoin.—Contez-nous-les donc, dit messire Gauvain.» Yvain dit comment le prisonnier de Dagonnet avait réduit à merci l'autre chevalier; comment il avait attaqué deux géants, tué l'un, rendu l'autre incapable de nuire.—«En vérité, fit alors messire Gauvain, le prisonnier de Dagonnet, le vainqueur des géants, ne peut être que le nouveau seigneur de la Douloureuse garde.»

Dagonnet cependant faisait un bruit insupportable: «Le vainqueur de la Douloureuse garde et des assemblées de Galore, le dompteur de géants, est mon prisonnier! messire Gauvain lui-même n'a jamais fait pareille conquête. Je suis le premier chevalier du monde!»

XXX.

Le chevalier vainqueur des géants avait, en sortant de la forêt, rencontré un vavasseur revenant de la chasse avec un beau chevreuil troussé sur le roncin d'un écuyer. Ce vavasseur lui offrit l'hospitalité: «Vous serez bel et bien reçu, et vous aurez de ce chevreuil à votre souper.» Le Chevalier ne refusa pas et passa la nuit dans ce logis. Le lendemain, après avoir entendu la messe, il se fit armer et prit congé du vavasseur.

À quelques jours de là, il arrive devant une chaussée qui avait une lieue de longueur et qu'on avait pratiquée sur un terrain humide et marécageux. À l'entrée se tenait un chevalier armé qu'il lui fallut encore défier, dès qu'il se fut déclaré l'ennemi du roi Artus et de celui qui avait juré de combattre tous ceux qui aimeraient moins le chevalier navré que celui qui l'avait navré. Notre chevalier eut beau le conjurer de se dédire, il fut contraint de se mesurer avec lui, et de lui arracher la vie, pour échapper au parjure. Cette rencontre devait lui coûter cher. Comme en suivant la chaussée il approchait d'une ville appelée le Puy de Malehaut, il fut devancé par deux écuyers qui portaient, l'un le heaume, l'autre l'écu de celui qu'il venait d'immoler. Dès qu'il eut franchi lui-même les portes de Malehaut, elles se refermèrent sur lui; il entendit de grands cris confus, et bientôt il se vit entouré d'une foule furieuse de chevaliers, écuyers et sergents qui se ruèrent à l'envi sur lui et commencèrent par tuer son cheval. Il se dégagea vivement et tint longtemps en respect plus de quarante glaives tendus vers lui; enfin, il gagna les degrés d'une maison forte[46] voisine, et continua une défense désespérée. Accablé de lassitude, il venait de tomber à genoux, quand la dame de la maison descendant jusqu'à lui offrit de le recevoir prisonnier: «Qu'ai-je fait, dame, pour mériter d'être pris?—Vous avez tué le fils de mon sénéchal, et vous n'échapperez pas autrement à la vengeance de ses parents et de ses amis.» Il tendit son épée à la dame; la multitude s'arrêta, et il se laissa conduire dans une geôle ou prison pratiquée à l'un des bouts de la grande salle. Cette geôle avait deux toises de large, et la longueur d'un jet de pierre. Les parois s'en rapprochaient à mesure qu'elles arrivaient au faîte. Deux fenêtres de verre, ouvertes de ce côté, permettaient au prisonnier de voir tout ce qui se passait dans la salle[47]. C'est là que fut enfermé notre chevalier.

XXXI.

Le conte le laisse ici dans sa geôle pour nous ramener au roi Artus, qui vient d'être averti par le message d'une dame de ses vassales[48] que Galehaut, le fils de la Géante, le prince des Îles étranges, se préparait à passer outre avec une armée de cent mille fer-vêtus. «Dites à la dame qui vous envoie, répondit le roi, que je partirai cette nuit ou demain au plus tard. À Dieu ne plaise que j'attende un seul jour, quand on ose mettre le pied sur nos terres!» Et sans écouter les remontrances de ses chevaliers, il partit de grand matin avec environ sept mille hommes d'armes. Que pouvait un si faible nombre devant l'armée de Galehaut? Cependant, grâce aux merveilleuses prouesses de messire Gauvain, le Roi des cent chevaliers fut obligé de céder le terrain à plusieurs reprises; mais, le prince Galehaut, qui dédaignait de combattre en personne un ennemi si faiblement soutenu, contraignit enfin les Bretons à sonner la retraite. Il y eut devant les deux camps un furieux combat; Gauvain, couvert de blessures, arrêta les ennemis devant les premiers retranchements: mais à peine les assaillants se furent-ils retirés que lui-même tomba sanglant, inanimé, et le bruit de sa mort se répandit dans l'armée. Rien ne peut exprimer la douleur qu'en ressentirent la reine et tous ceux qui tenaient à l'honneur du roi.

Le camp des Bretons s'étendait le long d'une rivière, à sept lieues environ de la cité de Malehaut. La jeune et riche dame qui retenait le Bon chevalier dans sa geôle avait perdu naguère son baron; mais elle était aimée de tous ses hommes, et quand on demandait aux gens du pays ce qu'ils pensaient d'elle, ils répondaient: «C'est la reine de toutes les dames.»

On a vu que, de la geôle où il était enfermé, le Bon chevalier pouvait entendre et voir tout ce qu'on faisait dans la grande salle. Plusieurs vassaux, au retour de la bataille livrée par Galehaut aux Bretons, ne manquèrent pas de raconter les grandes prouesses et les blessures dangereuses de monseigneur Gauvain. Le Bon chevalier fit alors signe à celui d'entre eux qui paraissait avoir le plus d'autorité sur la dame de Malehaut: «Je vous prie, dit-il, d'aller demander à votre dame la faveur d'un entretien.» Le prud'homme obéit, et bientôt vint tirer le prisonnier de la geôle pour l'amener dans la chambre haute.

«Beau sire, dit la dame, que me voulez-vous?—Dame, que vous me mettiez à rançon. Je suis un pauvre chevalier; mais il en est plus d'un, parmi les hommes du roi Artus, qui volontiers me rachèteraient.—Beau sire, répond la dame, je ne vous ai pas retenu dans l'espoir d'une rançon, mais pour la justice que je dois à mon sénéchal, dont vous avez tué le fils.—Je l'ai fait, dame, pour ne pas être parjure; mais, croyez-moi, s'il vous plaisait me mettre à rançon, vous n'en auriez pas regret. J'apprends que les échelles du roi Artus et du prince Galehaut doivent encore se rencontrer demain; laissez-moi prendre part à l'assemblée, et je promets de rentrer la nuit même en votre prison, s'il me reste assez de force pour y revenir.—Chevalier, je vous l'accorderai volontiers, à une seule condition: vous me direz votre nom.—Hélas! je ne le puis.—Vous n'irez donc pas à l'assemblée.—Je veux bien prendre l'engagement de vous satisfaire, dès que je le pourrai.—Eh bien, partez dès cette nuit, si vous voulez.—Grand merci, dame.» Et il fut reconduit à la geôle.

Cependant, l'armée des Bretons étant devenue plus forte, Galehaut crut pouvoir, sans en être blâmé, défier tout de bon le roi Artus. Il chargea le Roi-premier conquis (ainsi désigné pour avoir fait son hommage avant les autres) de conduire la première bataille, forte de quarante mille hommes d'armes. Elle occupa le côté de la rivière d'Hombre opposé au camp d'Artus. Avant que les Bretons ne fussent armés, le chevalier de la dame de Malehaut était arrivé, monté sur un grand destrier et couvert d'armes vermeilles que la dame de Malehaut lui avait préparées. Il s'était arrêté en face de la bataille du Roi-premier conquis; mais, au lieu de regarder devant lui, ses yeux se portaient sur les loges d'une tourelle que le roi Artus avait fait dresser assez près du gué, pour être mieux en état de suivre tous les mouvements de ses hommes. Aux loges était la reine avec ses demoiselles, puis, au fond de la tourelle, monseigneur Gauvain, condamné au repos par ses récentes blessures. Bientôt le Roi-premier conquis pousse dans le gué son cheval, pour avoir l'honneur du premier coup; le Chevalier vermeil, appuyé sur son glaive, ne semble pas songer à le recevoir. Alors les hérauts, les goujats de la partie des Bretons, se demandent que vient faire un fer-vêtu si peu pressé de combattre. «Chevalier! crient-ils, ne voyez-vous pas le Roi-premier conquis; n'irez-vous pas à lui?» Il ne les entend pas. Un ribaud plus insolent s'approche, détache l'écu et le passe à son cou, sans que notre chevalier ait l'air de s'en apercevoir. Un autre se baisse, prend une motte de terre mouillée et la lance sur le nasal du heaume, en criant: «À quoi songez-vous, fainéant?»

L'eau pénétrant dans les yeux, le Bon chevalier reprend ses esprits et voit le Roi-premier conquis, comme il touchait la rive bretonne. Il pousse à lui, lance baissée, et reçoit la première atteinte: mais, à défaut de l'écu, le haubert était de bonne trempe et ne fut pas entamé. Le roi brisa sa lance contre les mailles, et, plus vigoureusement touché, tomba lourdement à terre. Ce premier coup étonna grandement les hérauts qui avaient d'abord si mal jugé du Bon chevalier; et celui qui s'était emparé de l'écu revenant vers lui: «Sire, reprenez votre écu, il sera bien employé avec vous.» Le Bon chevalier laissa, sans daigner regarder, repasser l'écu à son cou; et cependant, la grande bataille du Roi-premier conquis, voyant le danger de leur seigneur, passait tout entière sur l'autre rive. Les premiers arrivés payèrent cher leur impatience: puis avancèrent les batailles du roi Artus, et la mêlée devint générale. Cette fois, l'avantage ne demeura pas aux plus nombreux, grâce aux surprenantes prouesses du Chevalier vermeil, qui rompait lances, abattait chevaux et cavaliers, tranchait têtes, bras et poitrines. La fin du jour put seule mettre un terme au carnage. Les gens du Roi-premier conquis s'éloignèrent en assez mauvais ordre, et ceux du roi Artus donnèrent au Chevalier vermeil tout l'honneur de la journée. Mais il avait disparu, et personne ne put dire ce qu'il était devenu.

Galehaut apprit du Roi-premier conquis que le roi Artus avait engagé tout ce qu'il avait amené d'hommes d'armes, et que la victoire des Bretons était due à la prouesse incomparable d'un seul chevalier. Le lendemain, il envoya au camp des Bretons le Roi des cent chevaliers et le Roi-premier conquis. Artus les reçut avec grand honneur: «Sire, dit le premier, Galehaut, le seigneur des Îles lointaines, nous envoie vers vous: il s'étonne d'avoir vu un si petit nombre d'hommes défendre les terres dont il réclame l'hommage. Il vous offre une année de trêve, pour vous donner le temps de rassembler tous vos chevaliers. Ce terme passé, tenez-vous pour averti de ne plus compter sur un second délai; et sachez que notre seigneur Galehaut se fait fort de retenir dans son parti le Chevalier vermeil, auquel vous avez dû l'honneur de la première assemblée.»

Cela dit, les messagers se retirèrent, laissant le roi Artus satisfait de la longue trêve qu'on lui accordait, humilié d'être contraint de l'accepter, inquiet surtout de cette menace de lui enlever le Chevalier à l'écu vermeil.

XXXII.

Celui-ci s'était hâté de revenir chez la dame de Malehaut. Épuisé de fatigue, il s'était, en arrivant, jeté sur sa couche, sans toucher aux mets préparés pour lui. La dame de Malehaut, sachant de retour les chevaliers qu'elle avait envoyés à l'ost du roi Artus, son suzerain, n'eut rien de plus pressé que de demander les nouvelles de la journée. Elle apprit qu'une rencontre des plus meurtrières avait eu lieu entre les Bretons et les hommes du Premier roi conquis, et qu'un chevalier aux armes vermeilles avait eu la meilleure part à la victoire. En entendant cela, la dame regarda en dessous une cousine germaine à laquelle elle laissait le soin de sa maison, et sitôt qu'elle put lui parler sans témoins: «Belle cousine, dit-elle, ne serait-ce pas notre chevalier? Je voudrais bien m'en assurer. S'il a tant combattu, on devra s'en apercevoir à ses armes et à ses meurtrissures.—Tenez-vous tant à le savoir? fit la cousine.—Plus que je ne pourrais dire; mais faites en sorte de n'en laisser rien deviner à personne.»

La cousine trouve alors moyen d'éloigner de la maison tous ceux qui la gardaient et, prenant plein son poing de chandelles[49], elles descendent à l'étable et voient le cheval de Lancelot couvert de plaies à la tête, au cou, aux jambes, étendu près de la mangeoire à laquelle il n'avait pas touché. «Dieu vous sauve, bon cheval! dit la dame de Malehaut, vous semblez appartenir à prud'homme. Qu'en pensez-vous, cousine?—Oh! je pense comme vous qu'il a eu plus de travail que de loisir; mais ce n'est pas le cheval que votre prisonnier avait emmené.—Apparemment, reprend la dame, il en aura perdu plusieurs: allons voir ses armes; nous pourrons juger si elles ont été bien employées.» Elles remontent à la chambre où les armes étaient déposées: le haubert était faussé, déchiqueté vers les bras, les épaules et ailleurs. L'écu était fendu, écartelé, percé en vingt endroits de trous où l'on aurait aisément passé les poings fermés. Le heaume était bosselé, barré; le nasal détaché, le cercle traînant jusqu'à terre, à peine retenu par un dernier clou tordu.

«Voyez, cousine, dit la dame, que vous semble de ces armes?—Que celui qui les porta n'est pas demeuré oisif.—Dites que le plus preux des hommes les a portées.—Puisque vous le dites, dame, cela peut bien être.

«—Venez, venez, reprend la dame, il faut aller le voir. Car enfin, avant de croire il faut voir.» Elles arrivent à l'entrée de la geôle demeurée entr'ouverte. La dame prend en sa main les chandelles, avance la tête dans la porte, et voit le chevalier étendu nu dans son lit, la couverture tirée jusqu'au dessous de la poitrine, les bras découverts en raison de la chaleur, les yeux entièrement fermés. Elle regarde, le visage était boursouflé, le cou froissé par la pression des mailles, le nez écorché, les épaules traversées de longues entailles, les bras tout à fait bleus des coups reçus, les poings enflés et rougis de sang.

Alors, revenant à la cousine: «À votre tour, regardez, et vous verrez merveilles.» Ce disant, elle entre dans la geôle pendant que la cousine passait sa tête dans la porte et ne semblait pas avoir assez de ses yeux. La dame lui donne à tenir les chandelles, et avance en relevant un peu sa robe. «Mon Dieu! que voulez-vous faire? dit la cousine.—Je ne serai pas contente si je m'en vais sans l'avoir baisé.—Ah! dame, qu'avez-vous dit? Gardez-vous-en bien; s'il venait à s'éveiller, il nous priserait moins, vous, moi et toutes les femmes. Ne soyez pas assez folle pour vous oublier ainsi.—Quelle honte peut-on craindre en se donnant à un tel prud'homme?—Aucune peut-être, s'il le prend en gré; mais, s'il refuse le don, la honte en sera doublée. Tel peut avoir toutes les beautés du corps qui n'aura pas les bontés du cœur; et peut-être, au lieu de tenir à déduit votre bonne volonté, la regardera-t-il comme une hardiesse outrageuse et vilaine. Ainsi, par votre faute, aurez-vous perdu tout le fruit de votre service.»

Tant lui dit la jeune cousine qu'elle l'entraîne sans faire plus. Et dès qu'elles sont revenues à leurs chambres, elles ne parlent que du chevalier, bien que la cousine fît tout ce qu'elle pouvait pour en abattre les paroles; car elle avait en soupçon que le cœur du prisonnier n'était plus à prendre. «Ce chevalier, dit-elle, pense sans doute à toute autre chose que vous ne supposez.—Quant à ses pensées, reprit la dame, je présume qu'elles sont les plus hautes du monde. Dieu, qui l'a fait le meilleur et le plus brave, doit avoir adressé son cœur vers ce que la terre a de plus grand et de plus parfait. C'est assurément pour l'avoir mis en haut lieu qu'on lui a vu faire tant de belles armes.» Mais ce cœur, en quel écrin l'avait-il placé? Combien elle eût donné pour en être la trésorière! Et s'il en avait disposé, au moins se promettait-elle de faire tout au monde pour découvrir qui le possédait.

Ainsi passa-t-elle plusieurs jours, se nourrissant d'espérances vaines, et ne sachant comment amener le prisonnier à lui découvrir ses pensées. Une seconde fois, elle le fit sortir de la geôle et conduire près d'elle: il voulut s'asseoir à ses pieds; elle ne le souffrit pas, et lui offrit un siége aussi élevé que le sien. «Sire chevalier, dit-elle, je vous ai fait tenir prison, pour satisfaire à mon sénéchal; mais, tant que j'ai pu, j'ai adouci la rigueur de votre captivité; et si votre bonté égale votre prouesse, vous m'en saurez un peu de gré.—Assurément, dame, répond le prisonnier, comptez-moi pour votre chevalier en tout temps, en tous lieux et dans toutes vos nécessités.—Grand merci! Or voici le guerdon que je demande; vous me direz qui vous êtes et où s'adressent vos vœux. Si vous désirez que la chose reste secrète, je promets de n'en jamais parler.—Dame, je ne puis le dire, à vous ni à personne au monde.—En vérité! résignez-vous donc à tenir prison jusqu'à la prochaine assemblée du prince Galehaut contre le roi Artus. Au lieu d'attendre près d'une année, si vous l'aviez voulu, vous seriez libre dès aujourd'hui. Mais je trouverai moyen de savoir ce que vous voulez cacher.—Comment ferez-vous?—J'irai à la cour du roi Artus, où l'on ne doit pas manquer de le savoir.—Dame, je ne puis vous retenir.»

Elle le renvoya avec de grands signes de ressentiment dont elle était pourtant bien éloignée, chaque jour augmentant au contraire le penchant qui l'entraînait vers lui. Elle fit bientôt ses préparatifs de départ, et, avant de quitter Malehaut, elle dit à sa cousine: «Je m'en vais trouver le roi Artus; et, bien que j'aie témoigné au chevalier grand dépit de n'avoir pu apprendre son nom, je sens trop que je ne puis le haïr. Je vous prie donc, cousine, d'aller pendant mon absence au-devant de tout ce qu'il pourra désirer: surtout gardez-le, en tout honneur de vous et de lui.» La demoiselle le promit, et la dame de Malehaut se rendit à Londres où séjournait alors le roi Artus, qui l'accueillit, ainsi que la reine, avec tous les honneurs possibles. Il n'y eut pas un seul de ses chevaliers, une seule de ses dames, qui ne reçût les plus beaux dons. La reine voulut même qu'elle n'eût d'autre hôtel que le sien, tant on lui savait gré du secours qu'elle avait envoyé à la dernière assemblée.

Le lendemain, le roi voulut savoir le motif de son voyage. «Sire, répondit-elle, j'ai une cousine dont l'héritage est menacé par un voisin redoutable pour sa vaillance personnelle et pour sa nombreuse parenté; nul n'ose se mesurer à lui, et je viens vous prier de me donner pour champion le Chevalier aux armes vermeilles, qui l'autre jour fit tant de belles armes.

«—Belle douce amie, répondit le roi, j'en atteste madame la reine, la chose que j'aime le plus au monde; je ne sais rien de ce chevalier. Il n'est de ma maison ni de ma terre, et mon plus grand désir serait de le voir et de me l'attacher.»

Ici, la dame de Malehaut ne put s'empêcher de sourire; la reine s'en aperçut et lui dit: «En vérité, je crois que vous savez mieux que nous quel est ce chevalier.—Non, madame, et je vous dirai, sur la foi que je dois à vous et au roi mon seigneur lige, que je ne venais ici que pour en savoir des nouvelles. Rien maintenant ne doit plus me retenir, et je vous demande congé.»

Les instances de la reine ne lui permirent pas de partir avant le troisième jour: mais il lui tardait bien de revoir le beau chevalier qu'elle gardait et que tant d'autres eussent désiré posséder. À peine arrivée, elle le fit sortir de la geôle, et d'un air affectueux: «Sire chevalier, dit-elle, je viens d'en apprendre tant de vous que je me sens toute disposée à vous mettre en liberté. Je vous laisse le choix de trois rançons.—Dame, dites votre plaisir.—Écoutez-moi donc:

«Vous me direz ou qui vous êtes et quel est votre nom,—ou quelle est la dame que vous aimez d'amour,—ou si vous comptez faire à la prochaine assemblée autant d'armes que dans la précédente.

«—Ah! dame, c'est me causer un grand ennui de me soumettre à un pareil choix. Quand vous m'aurez fait parler à contre-cœur, quelle sûreté me donnerez-vous de ma délivrance?

«—Les portes de la geôle et de ma maison vous seront ouvertes; je vous le promets.

«—Je vais donc parler comme je n'aurais jamais voulu le faire. Je ne vous dirai pas mon nom, et, si j'aime d'amour, ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez; mais j'avouerai, puisqu'il le faut, que je compte, à la première assemblée, faire plus d'armes que jamais. Suis-je libre, maintenant?—Oui; dès aujourd'hui vous pouvez sortir; mais si vous me savez quelque gré de vous avoir accordé prison courtoise, vous m'accorderez à votre tour de demeurer, jusqu'au jour de la grande assemblée dont je vous donnerai avis. Je vous fournirai un bon cheval et telles armes que vous désignerez.—Je suis prêt, dame, à faire votre volonté.—Grand merci! Voici comment nous vivrons: vous resterez dans cette geôle, où rien ne vous manquera. Nous vous ferons souvent compagnie, moi et ma cousine. Quelles armes voulez-vous porter?—Des armes noires.»

XXXIII.

Le jour même, la dame fit faire un écu noir, une cotte d'armes noire, une couverture noire[50]. Et cependant, le roi Artus rassemblait tous ses barons et chevaliers. Messire Gauvain, qui s'était éloigné de la cour en quête du Chevalier aux armes vermeilles, était revenu sans l'avoir découvert, ainsi que les quarante meilleurs chevaliers de la maison du roi. Ils avaient cependant tous juré de ne pas reparaître sans lui; mais, quand vint la fin des trêves, tous pensèrent qu'il valait mieux renoncer à leur engagement, et revenir au roi Artus, dans le grand besoin qu'il allait avoir de leur aide.

Galehaut, de son côté, réunissait le double des hommes qu'il avait amenés la première fois; si bien que les barres de fer qui formaient les lices de son premier camp n'arrivaient pas à la moitié de la nouvelle enceinte. Il annonça qu'il ne combattrait pas le premier jour, et ne paraîtrait dans le champ que pour juger de la façon dont se maintiendrait la chevalerie d'Artus. La seconde journée devait seule décider du triomphe de l'une des deux armées. Messire Gauvain se conforma aux dispositions de Galehaut, et régla seul l'ordre de l'attaque et de la défense.

Le lendemain, après la messe célébrée de grand matin dans les deux camps, on s'arma, on sortit des lices petit à petit, on s'aventura sur le gué, en attirant ou se laissant attirer sur l'une ou l'autre rive: les gens de Galehaut occupaient la droite et ceux du roi Artus la gauche. Il y eut de beaux faits d'armes, parmi lesquels on distingua ceux d'Escoral le pauvre, chevalier de Galehaut, et plus tard, de la maison d'Artus; il joûta contre Galeguinan, frère naturel de monseigneur Yvain de Galles: les lances brisées, tous les deux tombèrent en même temps sous le ventre de leurs chevaux. On accourut pour les relever; les gens de Galehaut plus nombreux, emmenaient prisonnier Galeguinan, quand vint Yvain l'avoutre à la rescousse, qui délivra Escoral. Galehaut fit avancer une seconde échelle à laquelle répondit monseigneur Gauvain. Les Bretons allaient emporter l'avantage de la journée, quand Galehaut couvrit la plaine de nouvelles batailles, qui obligèrent le vaillant et sage neveu d'Artus à rentrer en bon ordre au camp. Les lices furent alors attaquées; Gauvain, qui valait le meilleur rempart, vit tomber son cheval mortellement frappé; messire Yvain, avec tous ceux qui n'avaient pas encore donné, fit un suprême effort, et les assaillants rebroussèrent chemin. Le Roi-premier conquis vuida les arçons; mais messire Gauvain eut grande peine à remonter: il était couvert de plaies dont il ne guérit jamais bien, et, à partir de ce jour, on parla moins de ses prouesses et plus de celles de Lancelot du lac[51].

Ainsi le roi Artus eut l'avantage de la première journée. Quelle ne fut pas sa douleur en voyant une seconde fois ramener son neveu Gauvain couvert de sang! Les médecins reconnurent qu'il avait deux côtes rompues; toutefois ils donnèrent bon espoir de le guérir. Quand on sut parmi les Bretons que sa vie était en danger, ce fut un deuil général. Les chevaliers de Malehaut, revenus la nuit même vers leur dame, y apportèrent la nouvelle de la blessure du neveu d'Artus. Le Bon chevalier sur-le-champ demanda à parler à la dame. «Est-il vrai, dit-il, que messire Gauvain soit mort?—Non: mais ses nouvelles blessures font désespérer de sa vie.—Quel malheur pour le roi, quelle perte pour le monde! Dame, vous m'avez faussé de promesse: vous deviez me prévenir du jour des assemblées.—Oui, et je m'acquitte aujourd'hui; il vous suffira de prendre part à celle qui doit recommencer dans trois jours. Tout est prêt, vos armes, votre cheval; veuillez m'accorder encore ces dernières heures.»

XXXIV.

Le lendemain, la dame de Malehaut annonça l'intention de faire un nouveau voyage. Elle se rendit au camp du roi: mais, avant de quitter Malehaut, elle avait recommandé à sa cousine de pourvoir à tout ce que pourrait demander le Bon chevalier. La pucelle, pour mieux lui faire honneur, le coucha dans le propre lit de la dame, et attendit pour quitter son chevet qu'il fût endormi. Au matin, elle vint l'aider à revêtir les armes noires, puis le suivit longtemps des yeux.

Arrivé devant la rivière, à peu de distance du camp des Bretons, il s'arrêta, le bras appuyé sur son glaive, les yeux tournés vers la bretèche où se trouvaient messire Gauvain alité, un grand nombre de dames et la reine elle-même. Déjà les gens du roi Artus passaient le gué et se mesuraient à ceux de Galehaut; sur les deux rives se multipliaient les combats, les rencontres corps à corps. Cependant le Noir chevalier demeurait immobile, les yeux toujours arrêtés sur la bretèche, comme s'il eût attendu un commandement. À son cheval, à ses armes noires, la dame de Malehaut n'eut pas de peine à le reconnaître: mais, feignant de n'en rien savoir: «Dieu! dit-elle, quel peut être ce chevalier, qui n'aide et ne nuit à personne?» Tous et toutes regardent, Gauvain demande s'il ne peut aussi le voir.—«Oh! dit la dame de Malehaut, il est aisé d'approcher votre lit de la fenêtre.» Et quand Gauvain eut regardé: «Dame, dit-il à la reine, vous souvient-il l'autre jour d'un chevalier qui, à cette même place, ainsi appuyé, ne semblait pas vouloir combattre? Il fut pourtant le vainqueur de l'assemblée; mais ses armes étaient vermeilles.—Cela peut être, reprit la reine; pourquoi le dites-vous?—Plût à Dieu que ce fut le même chevalier! je n'avais pas encore vu de prouesses comparables aux siennes.» Comme ils devisaient ainsi, le roi Artus ordonnait ses batailles et en formait cinq échelles; il confiait la première au roi Ydier, la seconde à Hervis de Rinel, la troisième à Aguisel d'Écosse, la quatrième au roi Yon, et la cinquième à Yvain de Galles. Galehaut suivait la même disposition: seulement, au lieu de quinze mille hommes, chacune de ses échelles en comprenait vingt ou trente mille. Malaquin, le roi des cent chevaliers, conduisit la première, le Roi-premier conquis la seconde; le roi de Val d'Ooan la troisième; le roi Clamadès des Lointaines îles la quatrième; la cinquième fut confiée au sage et prudent Baudemagus, roi de Gorre, le père de Meléagan. Pour Galehaut, il ne revêtit pas l'armure de chevalier; il se contenta du court haubergeon et du chapeau de fer des écuyers, le bâton gros et court à la main. On ne pouvait le distinguer des autres valets que par le grand et beau cheval qui le portait.

«Ma dame,» dit à la reine la dame de Malehaut, toujours occupée du secret qu'elle voulait surprendre, «ne vous plairait-il pas mander à ce chevalier de faire des armes pour l'amour de vous?—Belle amie, répond la reine, j'ai toute autre chose à penser, quand monseigneur le roi est en danger de perdre et sa terre et son honneur, quand je vois mon cher neveu en si mauvais point. Mandez-lui tout ce qu'il vous plaira: une de mes demoiselles sera votre messagère: mais, pour moi, je n'ai pas le cœur à ces fantaisies.» La dame de Malehaut accepte le service de la demoiselle, et Gauvain la fait accompagner d'un écuyer chargé d'offrir pour lui deux lances au Noir chevalier. «Vous lui direz, demoiselle, fait la dame de Malehaut, que toutes les dames et demoiselles de madame la reine le saluent en leur seul nom, et que, s'il aspire aux bonnes grâces de l'une d'entre elles ou de toutes ensemble, il fasse assez d'armes pour qu'on lui en sache gré.»

La pucelle et l'écuyer se rendent près du Noir chevalier, qui, entendant le nom de monseigneur Gauvain, demande où il se trouve.—«Sire, dans cette bretèche, avec bon nombre de dames et demoiselles.» Aussitôt il serre ses étriers, il allonge les jambes et semble grandir d'un demi-pied. En passant devant la bretèche, il lève un instant les yeux vers les loges, puis s'avance dans le champ. «Madame, dit messire Gauvain à la reine, regardez ce chevalier; quelqu'un a-t-il jamais mieux porté ses armes?»

Les dames coururent aux créneaux, aux fenêtres, pour mieux le voir. Il passait de l'un à l'autre, renversant tous sur son passage. Le nombre était grand des jeunes chevaliers du parti de Galehaut qui s'étaient jetés en avant des échelles, pour faire essai de prouesse. Il en arrivait là dix, là vingt: quand ils chevauchaient en plus grand nombre, le Noir chevalier tournait et les esquivait. Cependant il attendit sans broncher une échelle de cent fer-vêtus, fondit comme un lion affamé au milieu d'eux, renversa le chevalier qui les conduisait, et s'ouvrit un passage. Sa lance brisée, il fait redouter le tronçon qui lui reste, revient aux écuyers qui lui tendent un autre glaive, et, après avoir rompu deux lances, il retourne vers la rivière à l'endroit d'où il était parti, en levant de nouveau les yeux vers la bretèche. Messire Gauvain dit à la reine: «Ma dame, vous avez suivi ce chevalier dans la course qu'il vient de fournir, mais vous avez mépris en ne vous associant pas à notre message. Il s'est arrêté, apparemment pour avoir pensé que vous l'aviez en dédain.—Il a fait, dit la dame de Malehaut, tout ce qu'il entendait faire pour nous, ce n'est plus à nous à lui rien mander; qui voudra le fasse!—Ma dame, reprit Gauvain, n'ai-je pas raison?—Eh! beau neveu, qu'attendez-vous donc de moi?—Je vais vous le dire. C'est grande chose qu'un prud'homme; et souvent ce que mille autres n'avaient pas fait, un seul le conduit à bonne fin. Mandez salut à ce chevalier; conjurez-le de venir en aide au royaume de Logres et à monseigneur le roi; et s'il aspire à mériter honneur et joie, qu'il fasse assez d'armes pour qu'on lui en sache gré, et pour que le roi ne laisse pas l'honneur de la journée à Galehaut. Je lui enverrai de mon côté dix glaives au fer tranchant, à la hampe grosse et roide; j'y joindrai trois bons chevaux couverts de mes armes, et vous pourrez voir de merveilleuses prouesses.

«—Ce qu'il vous plaira, répond la reine; je vous laisse toute liberté.» La dame de Malehaut écoutait et avait peine à contenir sa joie: elle va connaître enfin ce qu'elle a tant cherché. La demoiselle qu'on avait chargée du premier message part avec six écuyers, conduisant trois des meilleurs chevaux de Gauvain et dix de ses plus fortes lances. Elle aborde le Noir chevalier qui, après l'avoir écoutée, lui demande où est la reine.—«Là, sire, à la même bretèche que monseigneur Gauvain.—Dites à ma dame qu'il sera fait ainsi qu'elle désire, et remerciez monseigneur Gauvain de sa grande courtoisie.» Cela dit, il confie les trois chevaux aux écuyers, saisit la plus forte lance et pique des éperons.

Nous ne voulons pas raconter ses innombrables prouesses. Sans broncher une seule fois, il abat, il démonte quiconque ose affronter le fer de sa lance ou l'acier de son épée; il voit tomber, sans tomber lui-même, et son cheval et les trois chevaux, présent de monseigneur Gauvain; il brise ses dix lances; vingt fois les échelles et l'armée du roi Artus, obligées de céder devant des masses plus épaisses, sont par lui ramenées et reprennent l'avantage. Enfin, il venait de quitter son dernier cheval mortellement frappé; enfermé dans un profond cercle d'ennemis, il avait devancé ses plus hardis compagnons, Keu le sénéchal, Sagremor le desréé, Giflet fils de Do, Yvain l'avoutre, Brandelis et Gaheriet; quand le prince Galehaut, auquel on vint raconter tant de beaux faits d'armes, pousse son cheval au milieu des batailles, et parvient jusqu'à lui: il le voit entouré d'ennemis qu'il retenait à distance. «Chevalier, dit-il, vous n'avez rien à craindre.—Je le sais, répond-il fièrement.—Je viens défendre à mes chevaliers de vous attaquer, tant que vous serez à pied. Prenez mon cheval; je veux cette fois être votre écuyer.—Grand merci, sire!» Et, montant aussitôt, il broche des éperons; on lui ouvre passage, et il rejoint les bataillons d'Artus qui, ranimés par sa présence, obligent les échelles opposées à reculer en désordre. Galehaut suivait le Noir chevalier dans ses nombreuses évolutions: il n'eût pas voulu, disait-il, pour l'empire du monde, qu'il arrivât malheur à un si preux vassal. Il se contenta de rendre la retraite moins désastreuse, et, quand le coucher du soleil mit fin à la lutte, il reprit les traces du Noir chevalier qui, voulant éviter d'être reconnu, avait suivi le sentier frayé autour de la montagne voisine. Galehaut le rejoignit comme il tournait du côté opposé: «Dieu vous bénisse, sire!» lui dit-il. L'autre se contente de rendre le salut. «Sire, reprend Galehaut, veuillez me dire qui vous êtes.—Beau sire, vous le voyez, un chevalier.—Je le sais, et le meilleur des chevaliers; celui auquel je voudrais porter tout l'honneur du monde. Je vous ai suivi dans l'espérance de vous voir revenir avec moi.—Qui êtes-vous pour faire une telle offre?—Sire, je suis Galehaut, le fils de la géante, le seigneur de tous les hommes d'armes contre lesquels vous avez soutenu l'honneur du roi de Logres.—Vous êtes l'ennemi de monseigneur le roi Artus, et vous m'invitez à revenir avec vous? N'y comptez pas, beau sire.—Ah! sire, je suis à vous plus que vous ne pouvez penser, et, si vous consentez à m'accompagner, je promets d'accorder tout ce qu'il vous plaira demander.

—«Voilà, fait le Noir chevalier, de belles paroles; puis-je croire à leur sincérité?—Je vous en donnerai toutes les sûretés que votre bouche demandera.—Sire, je sais qu'on vous tient pour prud'homme; il ne serait pas de votre honneur de promettre ce que vous n'auriez pas l'intention de tenir.—Je ne le ferais pas au prix du royaume de Logres. J'y engage ma foi de chevalier; car, pour roi, je ne le suis pas encore. Oui, si j'ai cette nuit votre compagnie, j'entends vous donner tout ce que vous me demanderez.

—«Sire, puisque vous tenez à me garder cette nuit, je m'y accorde: donnez-moi sûreté du don que vous m'offrez.» Galehaut met sa main dans la sienne. Ils reviennent en se tenant ainsi vers les tentes.

Gauvain avait vu s'éloigner le Noir chevalier, et, s'il eût pu quitter le lit, il eût suivi ses traces: il avait déjà prié le roi de se mettre lui-même à la voie pour le joindre, quand, reportant les yeux dans la campagne, il vit revenir Galehaut, le bras droit posé sur le cou du Noir chevalier, et prêt à passer la rivière. «Ah! madame, dit-il à la reine, vous pouvez bien dire que nos hommes en auront le pire; Galehaut a conquis le Noir chevalier.» La reine regarde et, dans sa douleur, elle ne prononce pas un seul mot. Cependant, avant d'entrer dans le camp opposé, le Noir chevalier mettait encore à raison Galehaut: «Sire, je vous prie d'abord de me faire parler aux deux hommes en qui vous vous fiez davantage.» Galehaut mande aussitôt le Roi des cent chevaliers et le Roi-premier conquis: «Approchez, leur dit-il, venez voir le plus riche homme du monde.—Comment! sire, n'est-ce pas vous le plus riche?—Non, mais je le serai avant de dormir.» Les rois reconnurent aisément à ses armes le Noir chevalier qui leur dit: «Seigneurs, vous êtes les deux princes que votre seigneur honore le plus; il vous en croit de tout ce que vous lui conseillez, il m'a promis, si je consentais à passer la nuit avec vous, de m'accorder ce que je viendrais à réclamer de lui. Demandez-lui si je dis vrai?—Oui, répond Galehaut.—De plus, reprend le Noir chevalier, j'entends que ces deux prud'hommes, si vous manquez à votre parole, s'engagent à vous laisser et à me suivre partout où je les conduirai, même à votre détriment et à mon profit.» Galehaut les invite à donner leur foi. «Mais, fait le Roi des cent chevaliers, vous ne pouvez exiger de nous rien de semblable.—Je sais, répond Galehaut, ce que je fais et ce que je puis faire.» Ils ne résistent plus et prononcent le serment qui leur est demandé. «Allez maintenant, dit Galehaut, avertir mes barons de se rendre ici, dans le meilleur appareil; dites-leur que j'ai gagné tout ce que je pouvais souhaiter.» Le Roi-premier conquis brocha son cheval et s'éloigna, pendant que Galehaut entretenait le Noir chevalier. Bientôt approchèrent plus de deux cents vassaux du prince des Îles lointaines, vingt-huit rois au premier rang.

Le camp prit un air joyeux de fête: on entendait de tous côtés: «Bienvenue la fleur des chevaliers!» Celui auquel on faisait tant d'honneur en rougissait de confusion. Quand il fut désarmé, Galehaut lui présenta une robe des plus riches et des plus belles. Dans sa chambre furent disposés quatre lits, l'un très-grand, très-haut, très-large; le second de moindre dimension; les deux autres de grandeur égale, mais moindre encore. Le grand lit fut garni le plus richement du monde; et quand l'heure de reposer arriva: «Sire, dit Galehaut, ce grand lit sera le vôtre.—Pour qui seront les deux autres? dit le Noir chevalier.—Pour deux de mes hommes qui vous feront compagnie. Je me tiendrai dans la chambre voisine, afin de moins vous gêner.—Ah! sire, je vous le demande en grâce; ne me faites pas reposer plus haut que vos chevaliers: j'en aurais trop de honte.—Sire, ne me demandez rien qui puisse abaisser votre prix.»

À peine couché, le Noir chevalier, qui avait si bien travaillé le jour, dormit d'un profond sommeil. Galehaut entra dans sa chambre le plus doucement qu'il put, et se coucha dans le second lit. Le matin venu, il se leva le premier pour n'être pas vu. Ils entendirent ensemble la messe, puis le Noir chevalier demanda ses armes. «Et pourquoi, sire? dit Galehaut.—Pour prendre congé.—Ah, bel ami, demeurez encore; ne suis-je pas toujours prêt à vous accorder ce qu'il vous plaira demander? Vous pourrez rencontrer ailleurs un compagnon plus digne de vous, mais non qui vous aime davantage.

—«Je demeurerai donc, sire, car je ne trouverais pas ailleurs meilleure compagnie que la vôtre. Et puis, voici le moment de parler du don que vous me devez.—Dites, et vous l'aurez. Les deux rois sont là que vous avez demandés pour garants.—Voici ma demande, sire. Dès que, dans la troisième journée, le roi Artus aura épuisé tous ses moyens de défense, vous irez à lui et vous vous mettrez en sa merci.»

Galehaut à ces mots parut surpris; il resta quelque temps silencieux. Les deux rois prirent la parole: «Pourquoi balancer, sire? vous avez promis, il n'est plus temps de revenir.—Croyez-vous, dit Galehaut, que j'en sois au repentir? Je pensais seulement à la grande et belle parole qui vient d'être dite.» Et se tournant vers le Noir chevalier: «Sire, vous aurez le don; je ne puis rien retenir de ce qu'il vous convient de réclamer. Je vous demande seulement à mon tour de ne jamais préférer aucune compagnie à la mienne.» Le Noir chevalier prit cet engagement. Et la nouvelle d'une paix prochaine s'étant répandue aussitôt, le camp retentit de chants et de transports d'allégresse, tandis que celui du roi Artus était plongé dans la consternation.

Le lendemain, jour de la dernière assemblée, le Noir chevalier revêtit les mêmes armes que son nouveau compagnon, sauf le heaume et le haubert, trop grands pour sa tête et ses épaules.

Le roi Artus avait défendu à ses hommes de s'aventurer et de provoquer les gens de Galehaut; mais les jeunes bacheliers ne tinrent pas compte de ses ordres, et bientôt les rencontres se multiplièrent assez pour entraîner les grandes échelles. Longtemps l'avantage parut incertain entre les deux partis; quand l'un faiblissait, un renfort venait rétablir la balance. Mais dès que le chevalier couvert des armes de Galehaut parut, le cœur sembla défaillir aux gens d'Artus, et messire Gauvain, qui de son lit suivait tous les mouvements des deux armées, dit à haute voix que ce guerrier n'était pas Galehaut, mais le chevalier qui, la veille, portait les armes noires. C'était, d'un côté, à qui le suivrait, de l'autre à qui éviterait de le rencontrer. Les Bretons peu à peu lâchèrent pied, retournèrent à leur camp où ils ne tardèrent pas à être poursuivis. Bientôt les lices sont emportées; plus d'espoir d'échapper à la complète déroute. Le roi Artus, résigné au sort qui semblait lui être réservé, avait fait approcher un palefroi pour ramener la reine dans la tour de Londres; messire Gauvain avait refusé de se laisser conduire en litière à la suite de la reine, ne voulant pas survivre, dit-il, à la perte de tout honneur terrestre. Cependant l'ami de Galehaut retenait les vainqueurs devant les tentes les plus avancées; puis, regardant autour de lui, il fit signe au prince des Îles lointaines; Galehaut approcha: «Sire, lui dit-il, est-ce assez?»—«Oui; dites votre plaisir.—C'est que vous teniez nos conventions, le temps en est venu.—Puisqu'il vous plaît, je les tiendrai sans regret.» Et, ce disant, il pique des deux vers l'étendard du roi Artus, qui voulait vendre chèrement sa vie. Il demande à lui parler: le roi, qui n'avait déjà plus l'espoir de garder sa couronne, fait quelques pas en avant. Dès que Galehaut le voit, il met pied à terre, s'agenouille, et, les mains jointes: «Sire, dit-il, je viens vous faire droit de ce que j'ai méfait; j'en ai regret, et me mets en votre merci.» À ces paroles si peu attendues, le roi lève les mains au ciel; il croit rêver, et ne laisse pas de s'humilier à son tour devant son vainqueur. Galehaut le relève, lui tend les bras; ils s'entre-baisent. «Faites de moi votre plaisir, dit Galehaut; j'irai où vous ordonnerez. Seulement, accordez-moi le temps d'avertir mes gens de se retirer.—Allez! dit le roi, et ne tardez pas à revenir; car j'ai beaucoup à dire et apprendre de vous.»

Pendant que Galehaut retourne à son camp, et annonce à ses chevaliers l'accord conclu entre lui et le roi Artus, celui-ci fait avertir la reine de revenir sur ses pas, la paix étant faite et l'honneur sauf. Galehaut donne congé à ses alliés, et demandant à son compagnon s'il est content: «J'ai fait ce que vous avez désiré, le roi attend mon retour.—Sire, vous avez plus fait pour moi que je ne devais espérer. Il me reste à vous prier de ne dire à personne où je puis être.» Galehaut le promit, se désarma, revêtit une de ses meilleures robes et revint au camp du roi.

Déjà le roi Artus était désarmé, et la reine revenue avec la dame de Malehaut et les autres dames et demoiselles. Tous étaient réunis dans la bretèche où gisait monseigneur Gauvain, qui, voyant arriver Galehaut, se dressa sur sa couche et lui fit belle chère. «Sire, lui dit-il, soyez cent fois le bienvenu! vous êtes l'homme que je désirais voir le plus, comme le prince le plus justement prisé et le mieux aimé de ses gens; comme celui qui sait distinguer les preux entre tous, ainsi que nous avons vu.»—Galehaut lui demandant comment il se trouvait:—«J'ai été près de la mort, mais la joie de notre accommodement m'a guéri.»

Ils passèrent ainsi la journée; le roi, la reine et Gauvain ne croyaient jamais pouvoir assez bien recevoir Galehaut; ils ne lui parlèrent pas de son ami le Noir chevalier. Vers le soir, Galehaut dit à celui-ci: «Le roi m'a fortement pressé de lui revenir: mais j'aimerais bien mieux demeurer avec vous.—Ah! sire, faites plutôt ce que vous demande le roi: il pourra vous conjurer de lui dire mon nom; n'insistez pas pour le savoir, avant que moi-même je ne vous l'apprenne.—Je vous obéirai à regret: c'est la première chose que je vous eusse demandée. Quant au roi Artus, c'est le plus preux, le plus loyal des rois; et mon seul regret est de ne l'avoir pas connu plus tôt, lui, son neveu messire Gauvain, et madame la reine, la plus vaillante dame du monde.»

En entendant parler de la reine, le Bon chevalier baisse la tête et s'oublie au point de laisser couler ses larmes. Galehaut s'en aperçoit et cherche à le distraire d'une pensée qu'il ne devinait pas encore. «Cher sire, lui dit le Bon chevalier, allez retrouver le roi et monseigneur Gauvain; vous prendrez garde à ce qu'ils pourront dire de moi et me le rapporterez.» Galehaut s'éloigne en le recommandant à Dieu.

La nuit venue, il arriva dans la tente du roi: son lit y fut dressé non loin de ceux du roi et de monseigneur Gauvain. La reine demeura dans la bretèche, avec la dame de Malehaut qui continuait à avoir l'éveil sur tout.

Pour l'ami de Galehaut, il n'y a pas d'honneur que ne lui rendent les deux rois auxquels avait été remis le soin de l'entretenir. Ils lui laissent le grand lit et se tiennent dans la chambre voisine, pour être prêts à le servir. Durant toute la nuit, ils l'entendent gémir, et, quand de grand matin Galehaut revient, il s'inquiète en lui voyant les yeux rouges et mouillés de larmes. «Beau compain, lui dit-il, vous avez un chagrin secret; pourquoi ne m'en voulez-vous pas dire la cause? Auriez-vous reçu quelque offense; auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un? Un mot de vous, et tout ce qui m'appartient serait employé à vous venger.—Ah! sire, répond-il, croyez-moi, si j'avais un grand chagrin, ce serait de ne pouvoir reconnaître votre douce et simple courtoisie. Je n'ai pas de peines à confesser ni d'offenses à venger, mais je suis assez sujet, tout en dormant, à me plaindre et pleurer sans le vouloir; on ne doit pas s'en inquiéter.»

Ils allèrent entendre la messe: au moment où le prêtre faisait trois parties du corps de Notre-Seigneur, Galehaut, prenant son ami par la main, lui montre les morceaux que le prêtre tenait: «Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit ici le corps de Notre-Seigneur?—Assurément, je le crois.—Soyez donc sans crainte: car, par ces trois parties de chair que vous voyez en semblance de pain, je ne ferai jamais en ma vie chose qui puisse vous causer d'ennui.—Grand merci, sire! vous me l'avez déjà trop bien prouvé, pour le peu que je vaux et que je puisse vous rendre.»

Au sortir de la messe, Galehaut retourna à la cour du roi Artus. Après dîner, comme ils conversaient autour du lit de monseigneur Gauvain, celui-ci dit à Galehaut: «Sire, s'il ne vous déplaisait, je vous ferais une demande. La paix que vous êtes venu conclure avec monseigneur le roi, par qui fut-elle conseillée? Veuillez me le dire, au nom de ce que vous aimez le mieux.—Sire, vous m'avez conjuré de façon à ne pas recevoir de refus. Elle fut faite par un chevalier.—Et ce chevalier, quel est-il?—J'atteste Dieu que je ne le sais.—N'est-ce pas, dit la reine, le Chevalier aux armes noires?—Allons, reprend Gauvain, vous pourrez bien au moins nous le dire, si vous tenez à vous acquitter.—Je me suis acquitté, en vous disant que c'était un chevalier, et je ne vous en aurais même pas tant dit, si vous ne m'aviez conjuré par la chose que j'aimais le mieux. La chose que j'aime le mieux fit la paix.—Cette chose, reprit la reine, est donc le Chevalier noir, et vous ne pouvez vous défendre de nous le présenter.—Il faut d'abord que je sache où le trouver.—Taisez-vous; il est dans votre tente: c'est lui qui portait hier vos armes.»

GALEHAUT.

Cela est vrai. Mais je ne connais pas même son nom.

ARTUS.

Comment! vous ne connaissez pas le Chevalier aux armes noires? Je le croyais de votre terre.

GALEHAUT.

Sire, il n'en est rien.

ARTUS.

Je doute qu'il soit de la mienne: il n'y a pas un prud'homme parmi mes chevaliers dont je ne connaisse le nom et la race.

GAUVAIN.

N'en parlons plus, sire; nos questions pourraient fatiguer monseigneur Galehaut.

GALEHAUT.

Ne le croyez pas; mais je demanderai à mon tour au roi s'il a jamais vu un chevalier plus vaillant, plus digne de louange que celui qui porta les armes noires.

ARTUS.

Non; il n'est pas d'homme que j'aie plus grand désir de voir et garder à ma cour.

GALEHAUT.

Vraiment? Eh bien, dites-moi, vous sire, madame la reine et monseigneur Gauvain: que voudriez-vous donner pour gagner sa compagnie?

ARTUS.

Je prends Dieu à témoin que je partagerais avec lui tout ce que je possède, sauf le corps de madame, dont je tiens à garder seul la possession.

GALEHAUT.

Le partage que vous offrez est assez beau. Et vous, messire Gauvain, si Dieu vous rendait la santé, quel sacrifice feriez-vous pour avoir la compagnie d'un tel prud'homme?

GAUVAIN.

Si je revenais en santé, je voudrais être la plus belle dame du monde, à la condition d'être aimée de lui toute ma vie.

GALEHAUT.

Voilà encore assurément un beau vœu. Vous, maintenant, ma dame, que donneriez-vous pour avoir constamment à votre service un tel chevalier?

LA REINE.

En vérité, messire Gauvain a fait toutes les offres que dame pourrait faire; il ne m'a laissé rien à dire.

XXXV.

La réponse de la reine les fit tous longuement rire, et l'entretien enjoué se continua quelque temps, jusqu'à ce qu'enfin la reine s'étant levée annonça qu'elle allait regagner la bretèche, et pria Galehaut de la reconduire. Avant de monter sur son palefroi, elle le prit un peu à l'écart: «Galehaut, lui dit-elle, je vous aime beaucoup, et peut-être trouverai-je moyen de vous le prouver mieux que vous ne sauriez penser. Vous avez assurément dans votre tente le Noir chevalier, et il se pourrait bien que je le connusse déjà. Si vous comptez mon amitié pour quelque chose, faites tant, je vous prie, que je le voie.—Madame, je n'ai plus de pouvoir sur lui, depuis que la paix est faite.—Oh! vous savez assurément où il est.—Peut-être: mais il ne dépendrait ni de vous ni de moi de l'amener ici, quand même il serait en ce moment dans ma tente.—Où donc est-il? Ne pouvez-vous au moins le dire?—Je pense qu'il est en mon pays: mais, puisque vous le demandez, croyez-le bien, madame, je ferai ce que je pourrai pour vous contenter;—Oh! si vous le voulez, Galehaut, je le verrai, et aurai de nouvelles raisons de vous aimer. Oui, je désire le voir: est-il rien de plus désirable en effet que la vue et la conversation d'un prud'homme tel que lui? Faites donc en sorte, cher sire, de nous le ramener, et, s'il est en votre pays, ne tardez pas d'un jour à l'envoyer quérir.»

La reine monta, et Galehaut s'en revint au roi qui lui proposa de faire des deux camps un seul. On convint de ranger les tentes sur les bords de la rivière, de façon à ne laisser entre les hommes de Galehaut et les Bretons que l'intervalle du gué. Puis, Galehaut revint raconter à son ami ce qu'il avait fait, les vœux exprimés par le roi et par Gauvain, la réponse enjouée de la reine, enfin le désir qu'elle avait témoigné de le voir. «J'ai soutenu que je vous croyais retourné dans mon pays; la reine m'a fait promettre de vous inviter à revenir le plus tôt possible. Que ferez-vous maintenant? Auriez-vous honte de voir la reine?»

Le Noir chevalier ému de ce qu'il entendait fut quelque temps sans répondre. Enfin: «Cher sire, dit-il, vous avez tout pouvoir sur moi; voyez ce qu'il me convient de faire.—Moi, je pense que vous devez répondre au vœu de la reine.—Que ce soit alors le plus secrètement du monde.—Oh! remettez-vous sur moi du reste.» Galehaut mande aussitôt au Roi des cent chevaliers de faire replier les tentes, de lever les lices de fer et de tout disposer en face des tentes bretonnes, de façon qu'il n'y ait que la rivière entre deux.

Il reprend ensuite le chemin de la tente du roi. La reine, des fenêtres de la bretèche, le vit approcher et, descendant aussitôt au-devant de lui, elle s'informe des nouvelles: «Dame, j'en ai tant fait que je dois bien craindre de perdre, pour vous, ce que j'aime le plus au monde.—Oh! ce que vous perdrez à cause de moi, je vous le rendrai au cent double: quand viendra-t-il?—Le plus tôt qu'il pourra; je l'ai envoyé quérir.—Nous verrons: si vous le voulez bien, il sera demain ici.» Elle remonta dans la bretèche et Galehaut revint à son ami.

Plusieurs jours passèrent sans que l'impatience de la reine fût satisfaite. «Le Noir chevalier, lui disait Galehaut, est prévenu; il est sans doute en chemin, le voyage est long, il ne tardera guère.» Et la reine, qui devinait la vérité, lui reprochait de vouloir lui faire perdre toute patience.

Enfin, un matin, il dit à son ami: «Il n'y a plus à s'en défendre, il faut que vous voyiez la reine.—Faites alors que personne ne s'en aperçoive: maints chevaliers autour du roi m'ont déjà vu et ne manqueraient pas de me reconnaître.» Galehaut appelant alors son sénéchal: «Je vous avertirai bientôt, lui dit-il, de venir me joindre dans le camp du roi; vous prendrez avec vous mon compagnon, sans vous laisser approcher l'un ou l'autre.—Je ferai votre plaisir.» Puis il se rend chez le roi, et dès que la reine le voit: «Quelles nouvelles?—Dame, assez bonnes. La fleur des chevaliers est arrivée.—Je pourrai donc le voir sans que nul autre que vous le sache?—Ainsi l'entendons-nous: il a toutes les peurs du monde d'être reconnu.—Il était donc déjà venu en cour? Cela redouble mon désir de le voir.—Madame, il viendra cette nuit même, à la chute du jour. Voyez vous là-bas, dans les prés, cet endroit ombragé d'arbrisseaux? Nous pourrons nous y arrêter en petite compagnie.—Galehaut, vous parlez bien: plût à Dieu que la nuit fût déjà proche!» Ils se mettent à rire, la reine lui prend les mains, et la dame de Malehaut, qui les suit de l'œil, remarque que l'intimité s'est faite entre eux bien vite.

Dans son impatience de voir arriver la fin du jour, la reine va et vient, parle et folâtre, pour tromper le temps. Après souper, aux premières approches de la nuit, elle prend Galehaut par les mains en faisant signe à la dame de Malehaut et à Laure de Carduel de l'accompagner. Ils se dirigent vers l'endroit désigné, et, tout en marchant, Galehaut appelle un écuyer et lui dit d'aller avertir son sénéchal de venir les retrouver dans l'endroit où ils allaient s'arrêter. «Eh quoi! dit vivement la reine, est-ce votre sénéchal que vous me présenterez?—Non, madame, mais ils viendront ensemble.» Parlant ainsi, ils arrivèrent aux arbres et s'assirent; Galehaut et la reine d'un côté, à peu de distante des deux dames, légèrement surprises de voir s'établir entre eux une telle privauté. Cependant l'écuyer joignait le sénéchal; celui-ci prenait avec lui notre chevalier, et ils arrivaient à l'endroit que le valet avait indiqué. L'un et l'autre étaient grands et beaux; on connaissait peu d'hommes à leur comparer.

La dame de Malehaut toujours inquiète reconnut son cher et ancien prisonnier. Pour n'être pas elle-même découverte, elle baissa la tête et se rapprocha de Laure de Carduel. Le sénéchal les salue en passant près d'elles, et Galehaut qui les voit approcher dit à la reine: «Dame, voici le meilleur chevalier du monde.—Lequel?—Lequel vous semble-t-il?—Tous deux sont beaux; mais ils ne représentent pas la moitié de ce que je me figurais du Noir chevalier.—C'est pourtant l'un des deux.»

Arrivés enfin devant la reine, le Noir chevalier est saisi d'un tel tremblement qu'il peut à peine la saluer. Ils mettent le genou en terre: le Noir chevalier reste les yeux baissés, comme saisi de honte. La reine devine alors que c'est lui. Et Galehaut s'adressant au sénéchal: «Allez donc, sire, faire compagnie à ces dames: nous sommes ici trois, et elles n'ont pas un seul chevalier avec elles.» Le sénéchal s'éloigne; la reine prend le chevalier par la main, le relève, le fait asseoir à ses côtés et, d'un air riant: «Sire, nous vous avons bien longtemps désiré; enfin, grâce à Dieu et à Galehaut, il nous est permis de vous voir. Je ne sais pourtant pas encore si vous êtes celui que je demandais. Galehaut me l'a bien dit; mais j'attends, pour en être sûre, que vous me l'assuriez de votre bouche.» L'autre répond, en bégayant et sans lever les yeux, qu'il ne sait que dire. La reine ne conçoit rien à son trouble, et Galehaut, qui déjà en soupçonne la cause, pense que son ami sera plus à l'aise sans témoins. D'une voix assez haute pour être entendu de l'autre cercle: «Assurément, dit-il, je suis bien discourtois de laisser ces deux dames en compagnie d'un seul chevalier.» Il se lève et va de leur côté; les dames se lèvent à son arrivée, il les fait rasseoir et la conversation s'établit entre eux, pendant que la reine entre ainsi en propos avec le chevalier:

«Pourquoi, beau doux sire, vous cacher de moi? Je n'en puis deviner la raison. Au moins êtes-vous relui qui vainquit la première assemblée?—Non, dame.

«—Comment! ne portiez-vous pas les armes noires? N'avez-vous pas reçu les trois chevaux de messire Gauvain?—Oui, dame, je portais les armes noires et je reçus les chevaux.

«—Vous aviez les armes de Galehaut dans la dernière assemblée?—Il est vrai, dame.—Vous avez donc été vainqueur le premier, vainqueur le second jour?—Non, dame, je ne le fus pas.» Alors la reine devine qu'il ne voulait pas dire qu'il eût été vainqueur, et elle l'en prise davantage.

«Maintenant, reprend-elle, me direz-vous qui vous fit chevalier?—Vous, madame.—Moi! et quand donc?—Dame, il peut vous souvenir du jour qu'un chevalier vint à Kamalot devant mon seigneur le roi: il était navré parmi les flancs, une épée lui séparait le corps en deux. Ce même jour un valet vint à lui et fut chevalier le dimanche.

«—De cela me souvient-il bien. Seriez-vous celui qu'une dame présenta au roi, vêtu de la robe blanche?—Dame, oui.

«Pourquoi dites-vous donc que je vous fis chevalier?—Au royaume de Logres, la coutume est telle: on ne peut faire sans épée un chevalier; qui donne l'épée fait le chevalier. Je tiens de vous la mienne et non pas du roi.

«—En vérité j'en ai beaucoup de joie. Mais où allâtes-vous en nous quittant?—J'allai porter secours à la dame de Nohan, et j'eus à défendre mon droit contre messire Keu, qui était venu dans la même intention.

«—Et alors ne m'avez-vous rien mandé?—Dame, je vous ai adressé deux demoiselles.—Oui, je m'en souviens. Et quand vous revîntes de Nohan, n'avez-vous pas rencontré quelqu'un se réclamant de moi?—Dame, oui. Un chevalier gardien d'un gué me dit de descendre de cheval. Je lui demandai à qui il était; il me dit: À la reine.—Descendez, descendez, ajouta-t-il. Je lui demandai en quel nom il parlait; il répondit: En mon seul nom. Alors je remis le pied à l'étrier et joutai contre lui. Ce fut de ma part grand outrage, ma dame, et je vous en crie merci; prenez-en l'amende, telle que vous la marquerez.—Certes, bel ami, vous n'avez en rien méfait; c'est à lui que j'en sais mauvais gré, car je ne lui avais pas donné telle charge. Enfin, de là, où allâtes-vous?—À la Douloureuse garde.—Qui parvint à la conquérir?—Dame, j'y entrai.—Vous y ai-je vu?—Dame, oui, plus d'une fois.—En quel endroit?—Dame, devant la porte: je vous demandai s'il vous plaisait d'entrer; vous dites que oui.—Oh! vous paraissiez bien troublé; car je vous l'ai demandé deux fois inutilement. Et quelles armes portiez-vous alors?—La première fois j'avais un écu blanc à la bande vermeille de belic; la seconde j'avais deux bandes.—Je me souviens de les avoir distinguées. Vous ai-je encore vu une autre fois?—Dame, oui; la nuit où vous croyiez avoir perdu monseigneur Gauvain et ses compagnons. Les gens du château criaient au roi: Prenez-le! prenez-le! Je sortis cependant, portant au cou l'écu à trois bandes vermeilles de belic. Et quand je fus près du roi, les mêmes gens criaient: Roi, prends-le! roi, prends-le! Le roi me laissa pourtant aller.—À notre grand regret; car, en vous arrêtant, il eût mis fin aux enchantements du château. Mais, dites-moi: est-ce vous qui avez jeté de prison monseigneur Gauvain et ses compagnons?—Dame, j'y aidai comme je pus.»

La reine, à cette dernière réponse, devina qu'il était bien Lancelot du Lac. Elle reprend: «Du jour où vous fûtes chevalier, jusqu'au temps de notre séjour à la Douloureuse garde, vous avais-je vu?—Dame, oui: sans vous, je ne serais plus en vie; car vous avez averti monseigneur Yvain de me tirer de l'eau quand j'allais me noyer.—Comment! c'est vous que le couard Dagonnet ramena prisonnier?—Dame, je fus pris, mais j'ignore par qui.—Et où alliez-vous?—Je suivais un chevalier.—Et quand vous vous êtes la dernière fois éloigné de nous, où allâtes-vous?—Dame, je trouvai deux vilains géants qui tuèrent mon cheval; monseigneur Yvain voulut bien alors me donner le sien.

«—Maintenant, beau sire, je sais qui vous êtes. Vous avez nom Lancelot du Lac.» Et ne le voyant pas répondre: «On sait au moins votre nom à la cour, grâce à messire Gauvain. Mais comment vous étiez-vous laissé prendre par le dernier des hommes?—Ma dame, je n'avais alors ni mon corps ni mon cœur.—Me direz-vous, maintenant, pour qui, aux deux assemblées, vous avez fait tant d'armes?» Il pousse alors un profond soupir, et la reine qui le tient de court: «Avouez-le-moi; je ne le dirai à personne. Assurément, vous les faisiez pour quelque dame ou demoiselle. Voyons, nommez-la moi, par la foi que vous me devez.—Ah! dame, je le vois, il faut vous le dire. Cette dame ...—Eh bien?—C'est vous.—Moi!—Oui.—Ce n'est pas pour moi que vous avez rompu les deux glaives que ma demoiselle vous avait portés; je n'étais pour rien dans le message.—Ma dame, je fis pour vos dames ce que je dus; pour vous, ce que je pus.—Comment! tout ce que vous avez fait, vous l'avez fait pour moi! M'aimez-vous donc tant?—Dame, je n'aime ni moi ni autre autant que vous.—Et depuis quand m'aimez-vous ainsi?—Dès le jour que je fus appelé chevalier.—Et d'où vous vint ce grand amour?»

Au moment où la reine prononçait ces derniers mots, la dame de Malehaut se prit à tousser en relevant sa tête jusque-là baissée. Lancelot la reconnut, et il en fut assez ému pour ne pouvoir répondre. Les larmes lui vinrent aux yeux; plus il regardait la dame de Malehaut, plus il avait de malaise au cœur[52].

La reine aperçoit et son trouble et les regards qu'il jette sur les dames voisine. «Répondez, dit-elle, d'où vous est venu cet amour?» Lui, faisant un suprême effort: «Dame, du jour que je vous ai vue. Si votre bouche a dit vrai, vous me fîtes alors votre ami.—Mon ami! et comment?—Quand j'eus pris congé de monseigneur le roi, je vins devant vous armé, sauf la tête et les mains. Je vous recommandai à Dieu et dis que, si vous y consentiez, je serais votre chevalier. Puis je dis: Adieu, dame! et vous avez répondu: Adieu, beau doux ami. Ce mot, depuis, ne m'est pas sorti du cœur. Ce mot me fera prud'homme, si jamais je le dois être, et je ne me suis jamais trouvé en aventure de mort sans m'en souvenir. Ce mot m'a conforté dans tous mes ennuis; ce mot m'a guéri de toutes douleurs, m'a sauvé de tous dangers. Ce mot m'a nourri dans mes faims, m'a enrichi dans mes pauvretés.—Par ma foi! dit la reine, le mot fut dit de bonne heure, et Dieu soit loué de me l'avoir fait dire. Mais je ne le prenais pas tant au sérieux; souvent je l'ai dit à d'autres chevaliers par simple courtoisie: vous l'avez entendu autrement: bien vous en est venu, puisqu'à vous en croire, il a fait de vous un prud'homme. Ce n'est pourtant pas la coutume parmi les chevaliers de prendre telle parole à cœur, et d'imaginer qu'ils soient, à compter de là, retenus par une dame. D'ailleurs, je vois bien à vos yeux, à vos regards, que vous avez mis votre amour dans une de nos deux voisines; car vous avez pleuré, quand vous avez pu croire qu'elles vous entendaient. Dites-moi donc, par la foi que vous devez à la chose que vous aimez le plus, à laquelle des trois vous êtes engagé d'amour.—Ah! ma dame, je vous crie merci: jamais l'une ou l'autre n'eurent le moindre pouvoir sur mes pensées.—Oh! l'on ne me trompe pas ainsi. J'ai surpris vos yeux, et j'ai vu par d'autres indices que, si votre corps est près de moi, votre cœur est près d'elle.» Elle parlait ainsi pour le mettre à malaise, car elle ne doutait déjà plus de son amour pour elle. Mais l'épreuve était trop forte, et il en ressentit telle angoisse qu'il pensa se trouver mal: la crainte d'être remarqué par les dames le retint; cependant la reine, qui le vit pâlir, chanceler et incliner la tête en avant, posa vite la main sur son capuchon, pour l'empêcher de tomber. En même temps, elle appela Galehaut qui accourut, et quand il voit la mine piteuse de son compain: «Pour Dieu! ma dame, dit-il, qu'a-t-il donc eu?—Je ne sais: je lui ai seulement demandé laquelle de ces dames il aimait.—Merci, dame! avec de telles paroles, vous pourriez bien me l'enlever, et tout le monde y perdrait.—J'y perdrais autant que personne; mais enfin, Galehaut, savez-vous pour qui il a fait tant d'armes?—Non, dame.—Croiriez-vous qu'il assure les avoir faites pour moi?—S'il vous l'a dit, vous devez le croire, car personne ne l'égale en prouesse et personne ne le surpasse en sincérité.—Ah! Galehaut, si vous connaissiez tout ce qu'il a fait depuis qu'il fut armé chevalier, vous auriez encore plus raison de le dire prud'homme! Il a vengé en maintes rencontres le chevalier navré: il a sauvé la dame de Nohan; il a terrassé deux géants; il a pris la Douloureuse garde; il a été le mieux faisant des deux assemblées. Tout cela, dit-il, pour un seul mot, pour le nom de beau doux ami que je lui donnai à son départ de la cour!

«—Dame, dit Galehaut, j'ai fait pour vous ce que vous avez demandé; c'est à vous maintenant de lui accorder la merci qu'il demande.—Quelle merci voulez-vous que j'en aie?—Dame, vous savez qu'il vous aime plus que tout au monde et qu'il a fait pour vous plus que ne fit aucun chevalier. Sans lui, jamais il n'aurait été parlé de paix avec monseigneur le roi.—Oui, répond la reine; je le sais, et n'eût-il amené que cette paix, encore aurait-il plus fait que je ne pouvais mériter, car il a sauvé l'honneur de monseigneur le roi: il ne peut donc rien demander que j'aie honnêtement le droit de refuser. Mais, Galehaut, il ne demande rien: au lieu de cela, il ne cesse de pleurer, depuis qu'il a jeté les yeux sur ces autres dames: peut-être a-t-il peur d'avoir été reconnu.—Je ne sais rien, dit Galehaut, de ses secrets, mais il craint beaucoup d'être découvert. Ne vous arrêtez pas à cela, ma dame; ayez seulement merci de qui vous aime cent fois plus que lui-même.—J'en aurai la merci que vous souhaiterez, car j'y suis tenue envers vous: mais enfin, il ne me prie de rien.

«—Ma dame, vous devez savoir, dit Galehaut, qu'on ne peut se défendre de trembler devant celle qu'on aime. Je vais demander pour lui, et je ne vous prierais pas, qu'encore le devriez-vous accorder: vous ne pouvez gagner un plus riche trésor.—Je le sais; et je ferai pour lui ce que vous direz.—Grand merci! Je réclame pour lui votre amour; vous le tiendrez désormais pour votre chevalier; vous serez loyalement sa dame jusqu'à la fin de vos jours. Ainsi l'aurez-vous rendu plus riche qu'en lui donnant le monde entier.—Eh bien, oui! je m'accorde à ce qu'il soit tout mien, moi toute sienne; et que vous vous portiez garant de notre fidélité à cet engagement[53].—Grand merci, dame! maintenant je demande les premières arrhes.—Vous me voyez prête à les donner.—Grand merci! j'entends que devant moi vous le baisiez.—J'y consentirais volontiers; mais le temps, le lieu ne le permettent pas. Ces dames s'étonnent que nous soyons restés si longtemps à part; elles ne manqueraient pas de regarder. Si pourtant il le voulait, je m'y accorderais encore.» Et Lancelot est tellement ravi de ces paroles qu'il ne peut que répondre: «Dame, grand merci!—Quant à son vouloir, reprend Galehaut, vous n'en pouvez douter. Nous allons nous lever, nous irons un peu plus loin, comme si nous étions en grand conseil; ces dames ne pourront rien voir.—Pourquoi, dit la reine, me ferais-je prier? Je le veux en vérité plus que lui.»

Galehaut et la reine.

Alors ils s'éloignent un peu tous les trois, faisant semblant de traiter une affaire sérieuse, et la reine, voyant que le bon chevalier n'ose commencer, le prend par le menton et le baise longuement; si bien que la dame de Malehaut s'en aperçut.

Et la reine, comme sage et vaillante dame qu'elle était, dit: «Beau doux ami, je suis toute vôtre, et j'en ai grande joie. Mais que la chose demeure entièrement secrète. Je suis, vous le savez, une des dames dont on dit, hélas! plus de bien qu'on ne devrait; si par vous je venais à perdre mon bon renom, nos amours en seraient bien contrariées. Et vous, Galehaut, qui êtes le plus sage, souvenez-vous que s'il nous arrive malheur, vous en aurez été la première cause, comme vous le serez de tout le bonheur que nous nous promettons.

«—De mon côté, fit Galehaut, j'ai un don à vous demander: au lieu de travailler à me séparer de lui, vous vous emploierez, dame, à resserrer les liens de notre amitié.—Ah! Galehaut! si j'y manquais, combien serait mal employé ce que vous avez fait pour nous!» Elle prit alors Lancelot par la main: «Galehaut, je vous donne à toujours ce chevalier, mes droits réservés sur lui. Vous y consentez, n'est-ce pas?» Lancelot lève la main en signe d'engagement.—«Cher sire, continua-t-elle, je vous ai donné Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Benoïc.» Galehaut apprit ainsi le nom de son compagnon et il en ressentit une grande joie; car il avait entendu parler déjà de l'ancienne prud'homie du roi Ban de Benoïc, et des hauts faits de Lancelot.

Ce fut la première entrevue de la reine et de Lancelot, ménagée par le prince Galehaut. Ils se levèrent enfin: la nuit était arrivée, la lune éclairait toute la prairie. Ils regagnèrent la tente du roi Artus, tandis que le sénéchal faisait la conduite aux deux dames. Galehaut avertit Lancelot de les joindre avant de retourner à son camp, et pendant que lui-même accompagnerait la reine. Le roi en les revoyant demanda d'où ils venaient:—«Sire, dit Galehaut, de ces prés, où nous étions même assez peu accompagnés.» Ils s'assoient et parlent de diverses choses, la reine et Galehaut ayant peine à couvrir leur ravissement intérieur. Enfin la reine se lève et s'en va reposer dans la bretèche; Galehaut la recommande à Dieu, en lui disant qu'il s'en va partager le lit de son cher compain.

XXXVI.

La reine, rentrée dans la bretèche et penchée sur la fenêtre, se mit à rêver à toutes les joies du cœur dont elle était inondée. Mais déjà le secret de son bonheur ne lui appartenait plus; la dame de Malehaut avait vu beaucoup, et deviné ce qu'elle n'avait pas vu. Elle approcha doucement et se prit à dire: «Comme est bonne la compagnie de quatre!» La reine entend et ne sonne mot, comme si la parole n'était pas arrivée jusqu'à elle. «Oui, reprend l'autre, bonne est la compagnie de quatre.» La reine alors se tournant: «Dites-moi pourquoi vous parlez ainsi?—J'ai peut-être été indiscrète, ma dame, contre mon désir; je sais qu'il ne faut pas être avec sa dame trop familière, si l'on tient à conserver ses bonnes grâces.—Non, vous ne pouvez rien dire qui m'empêche de vous aimer; je vous sais trop sage et trop courtoise pour rien craindre de vous: dites-moi le fond de votre pensée; je le veux, je vous en prie.—Puisque vous le voulez, ma dame, j'ai dit que bonne était la compagnie de quatre, parce que j'ai vu la nouvelle liaison que vous avez faite hier avec le bon chevalier, dans le verger. Vous êtes la chose du monde qu'il aime le plus, et vous n'avez pas à vous en défendre; vous ne pouviez mieux employer votre amour.—Mon Dieu! le connaîtriez-vous? dit vivement la reine.—Je le connais si bien qu'il ne tenait qu'à moi de vous disputer sa possession; je l'ai gardé dans ma chartre privée pendant plus d'un an. Les armes vermeilles, les armes noires avec lesquelles il a vaincu les deux assemblées, c'est moi qui les lui avais fournies. Et quand l'autre jour je vous ai priée de lui mander de faire pour vous des armes, c'est que déjà je soupçonnais son cœur d'être à vous, comme à la seule dame digne de lui. Quelque temps, j'eus l'espérance de m'en faire aimer; mais il me répondit de façon à me désabuser, et dès lors je n'ai plus songé qu'à découvrir où s'adressaient toutes ses pensées. C'est pour cela que je suis venue à deux reprises à la cour.

«—Mais vous disiez que mieux valait la compagnie de quatre: pourquoi? Le secret, s'il y en a, n'est-il pas mieux gardé par trois?—Oui, sans doute.—La compagnie de trois vaut donc mieux que celle de quatre.—Ma dame, ce n'est pas ici le cas. Le chevalier vous aime, cela est certain: Galehaut le sait, ils pourront donc en parler à leur aise, quand ils seront ensemble. Mais ils ne seront pas toujours ici; ils ne tarderont même pas à s'éloigner: vous resterez, et vous n'aurez personne à laquelle vous puissiez découvrir vos pensées; vous en porterez seule tout le faix. S'il vous plaisait de me mettre en quatrième dans votre compagnie, nous nous consolerions de l'absence en parlant d'eux entre nous, comme entre eux ils ne manqueront pas de parler de nous.

«—Maintenant, dit, la reine, savez-vous quel est le chevalier dont vous parlez?—Mon Dieu! non; mais aux regards qu'il me jeta, quand il était avec vous, à la crainte qu'il témoigna d'être aperçu, vous pouvez juger s'il m'avait reconnue.—Oh! je vois que vous êtes trop subtile pour qu'on puisse espérer de vous cacher quelque chose. Vous souhaitez avoir toute ma confiance, vous l'aurez. Oui, j'aime le bon chevalier, je ne veux pas m'en défendre auprès de vous; mais si j'ai mon faix, je veux que vous portiez aussi le vôtre.—Que voulez-vous dire, ma dame? assurément, il n'est rien que je ne fasse pour mériter votre amitié.—Vous l'avez; quelle meilleure compagnie pourrais-je espérer jamais? Mais sachez-le bien, une fois engagée, je n'entends plus me séparer de vous; dès que j'aime, il n'est pas d'amitié aussi ferme que la mienne.—Nous serons donc ensemble, ma dame, toutes les fois et tant qu'il vous plaira.—Remettez-vous à moi du soin de bien établir notre intimité; et, dès ce moment, apprenez le nom du chevalier que vous avez retenu et qui m'a donné sa foi; c'est le fils du roi Ban de Benoïc, c'est Lancelot du Lac, le meilleur chevalier du monde.»

Tout en devisant ainsi, il fallut se mettre au lit. La reine voulut partager le sien avec la dame de Malehaut qui fut longtemps à s'en défendre, comme ne méritant pas un tel honneur. Ne demandez pas si elles parlèrent encore de ce qui leur tenait au cœur, avant de s'endormir. La reine demanda à son amie si elle avait déjà mis son amour en quelque lieu. «Non: je n'aimai qu'une seule fois, et ce fut seulement en pensée.» Elle entendait parler de Lancelot qu'elle avait un instant éperdument aimé. La reine se confirma alors dans son projet: mais elle n'en voulut rien dire avant de savoir dans quelle disposition se trouverait Galehaut.

Elles se levèrent au point du jour et se rendirent à la tente du roi pour faire bonne compagnie à monseigneur Gauvain: «Éveillez-vous, sire, dit la reine en riant, c'est en vérité trop de paresse de dormir encore.» Puis, prenant avec elle une nombreuse suite de dames et demoiselles, elle vint à l'endroit où elle avait donné les premiers gages d'amour. «C'est, dit-elle à la dame de Malehaut, le lieu que je préférerai maintenant à tous les autres. Là m'a-t-il été permis de bien connaître les deux plus vaillants chevaliers de la terre! Avez-vous remarqué tout ce qu'il y a de beau, de grand, de généreux dans Galehaut? J'entends bientôt lui conter comment nous sommes devenues amies inséparables, et j'ai l'assurance qu'il en aura grande joie.»

Quand elles revinrent à la tente du roi, elles y trouvèrent Galehaut, et la reine ayant saisi l'occasion de le prendre à part: «Galehaut, dit-elle, au nom de ce qui vous est le plus cher au monde, dites-moi si vous aimez d'amour dame ou demoiselle?—Non, ma dame.—Voici pourquoi je vous fais cette demande: j'ai placé mes amours à votre volonté; j'entends placer les vôtres à la mienne, c'est-à-dire en dame belle, courtoise et sage, d'assez haute condition, revêtue d'assez grands honneurs.—Ma dame, vous pouvez vouloir; mon cœur et mon corps sont à vous: veuillez dire quelle est cette dame dont vous entendez me rendre l'ami.—D'ici vous pouvez la voir; c'est la dame de Malehaut.»

Elle lui conte alors comment la dame avait surpris leur secret, et comment elle avait, pendant un an, retenu Lancelot dans sa prison. «Je la sais la meilleure et la plus loyale dame du monde; voilà pourquoi je désire que vous vous engagiez d'amour l'un envers l'autre. Le plus sage des chevaliers ne doit-il pas avoir la plus sage des amies? Quand vous serez en terres lointaines, vous et mon chevalier, vous pourrez parler en commun de ce que votre cœur aime, de ce qui sera dans le fond de votre pensée. Et cependant, nous qui serons restées, aurons plus de courage à supporter nos maux; nos joies seront communes, nos peines et nos espérances.

«—Je vous l'ai dit, ma dame, reprend Galehaut, vous avez le corps, vous avez le cœur.» Alors la reine appela la dame de Malehaut; «Êtes-vous, lui dit-elle, disposée à faire ce qui me plaira?—Assurément, ma dame.—Je vous donne donc, cœur et corps, à ce chevalier. Y consentez-vous?—Ma dame, vous pouvez faire de moi comme de vous-même.—Donnez-moi tous deux la main. Galehaut, je vous donne à cette dame, en sincère et loyal amour. Et vous, dame de Malehaut, je vous donne à ce chevalier, comme à celui qui désormais aura vos plus douces pensées.» Tous deux déclarèrent s'y accorder: la reine les fit entrebaiser, et ils convinrent d'aviser aux moyens de se voir le plus secrètement et le plus souvent possible.

Cela fait, ils retournent à la tente du roi qui les attendait pour se rendre à la messe. Après le service et le manger du matin, ils vont tenir bonne compagnie à monseigneur Gauvain: ils vont visiter les chevaliers blessés dans les dernières assemblées, Galehaut tenant d'une main la dame de Malehaut, de l'autre la reine. Enfin, ils conviennent de se réunir la nuit prochaine, ainsi qu'ils avaient fait la veille, et à la même place. «Je resterai, dit la reine, avec le roi, pendant que vous avertirez votre ami de se mêler à la foule des chevaliers; comme on l'a vu rarement, personne ne s'occupera de lui; et quand l'assemblée se dispersera petit à petit, nous pourrons, sans éveiller les soupçons, gagner l'endroit que vous savez.»

Galehaut ne manqua pas de mettre son ami au courant de ces conventions. Quand la nuit fut proche, il avertit son sénéchal de passer dans la prairie avec Lancelot, dès que lui-même aurait rejoint le roi et la reine. Il se rendit d'abord chez le roi; on se mit à table, et, quand les nappes furent levées, la reine proposa aux dames une promenade dans les prés. Tous partirent ensemble, le roi, la reine, les chevaliers, les dames. Bientôt la reine ralentit son pas pour attendre la dame de Malehaut, et plusieurs dames et demoiselles. Le sénéchal et le Bon chevalier se perdirent dans la compagnie du roi, puis, comme sans dessein, suivirent lentement le sentier qui les menait à l'endroit où les deux dames les avaient déjà devancés. Que vous dirai-je de plus? Ils y demeurèrent près d'une heure, sans qu'il soit bien à propos de répéter leur conversation. Au lieu de parler, il ne fut question entre eux que de baisers, embrassements et douces étreintes, avant-coureurs de joies plus grandes. Il fallut trop tôt penser à rejoindre: les dames retournèrent vers le roi, Lancelot et Galehaut regagnèrent leur tente. Les jours suivants, mêmes rencontres secrètes; jusqu'à ce que messire Gauvain, se trouvant en état de chevaucher, remercia le roi, la reine et les dames de la bonne compagnie qu'on lui avait faite, et remontra au roi combien il était de son intérêt d'attacher à sa maison le prince Galehaut et son ami, le Bon chevalier: «Vous leur devez beaucoup, sire oncle, et vous avez tout à espérer de leur service.» Mais Galehaut, quand le roi lui en parla, répondit qu'il avait grand besoin de retourner en Sorelois, après une absence aussi longue; il promit seulement de revenir dès qu'il aurait mis ordre à ses propres affaires.

Ne demandez pas si les dernières entrevues de Lancelot et de Galehaut avec leurs dames furent mêlées de soupirs et de larmes. On se promit bien de saisir toutes les occasions de retour. Puis la reine, mettant le roi à raison, le faisait insister près de la dame de Malehaut, pour la retenir à la cour. «C'est, disait-elle, une dame sage, prudente et bien aimée de tous: je pense qu'elle ne vous refusera pas, par affection pour moi.» Le roi approuva la pensée de la reine, et la dame de Malehaut, après un semblant de résistance, consentit à ce que le roi voulait bien lui demander.

XXXVII.

Galehaut, ayant pris congé du roi Artus, emmena Lancelot dans son pays de Sorelois, situé entre le royaume de Galles et les Îles étranges. Il tenait cette terre non d'héritage, mais pour l'avoir conquise sur Glohier, neveu du roi de Northumberland. Le roi Glohier avait, en mourant laissé une belle fille: Galehaut la faisait élever avec grand soin et pensait à lui rendre son patrimoine, en la mariant à Galehaudin, un sien neveu, dès qu'il serait en âge d'être armé chevalier[54].

Le Sorelois était la plus plaisante de toutes les terres contiguës à la mer de Bretagne; il abondait en rivières, en bois, en terres fertiles. Il confinait aux domaines du roi Artus, et Galehaut se plaisait à y séjourner, parce qu'il y prenait le déduit des chiens et des oiseaux. La mer le bornait d'un coté, de l'autre, une rivière nommée Asurne[55], large, rapide et profonde, qui aboutissait à la mer. On y trouvait des châteaux, des cités, des forêts, des montagnes. Pour y pénétrer, il fallait passer par deux chaussées qui n'avaient que trois coudées de large et plus de sept mille et cinquante coudées de long[56]. À l'entrée et à la sortie se dressait une forte tour défendue par un chevalier de prouesse éprouvée, et par dix sergents armés de haches, de lances et d'épées. Quiconque demandait à passer était tenu de combattre le chevalier et les dix sergents. S'il forçait le passage, on inscrivait son nom à l'entrée de la tour, et dès-lors il devait faire le service de celui qu'il avait vaincu, jusqu'à ce qu'il plût à Galehaut d'envoyer un de ses chevaliers pour le remplacer. S'il était vaincu, le chevalier le retenait prisonnier. Ces chaussées avaient été établies au temps de Glohos, le père de Glohier, par crainte des ennemis du dehors. Auparavant, on arrivait en Sorelois en bateaux et navires; mais à partir du temps où Merlin prophétisait jusqu'au terme des temps aventureux, c'est-à-dire durant mille et six cent quatre-vingt-dix semaines[57], on ne pouvait entrer en Sorelois que par les chaussées, défendues comme on vient de voir[58].

C'est dans le Sorelois que Galehaut retint longtemps son ami. Mais tous les déduits auxquels ils pouvaient se livrer à leur gré leur seraient devenus bientôt à charge, sans l'amitié qui les unissait, et la douceur qu'ils trouvaient à s'entretenir de leurs amours. Personne, dans le royaume de Logres, ne savait où résidait Galehaut, sinon les deux rois qui avaient été garants, et seuls aussi connaissaient le nom du chevalier que Galehaut y avait conduit. Mais les jeux, les plaisirs, les déduits d'oiseaux, de chiens ou de filets ne pouvant les distraire, ils seraient revenus à la cour du roi Artus, sans la crainte d'éveiller les soupçons de ceux qui entouraient la reine: les bonnes dispositions du roi ne les rassuraient pas, et ils attendaient avec impatience l'annonce de nouvelles assemblées pour avoir occasion de montrer leur prouesse et justifier le choix des dames de leurs pensées.

Il y avait un mois qu'ils étaient en Sorelois, quand la Dame du lac envoya vers Galehaut un jeune valet qu'elle le pria de nourrir, jusqu'au moment de l'armer chevalier. C'était Lionel, le fils aîné du roi Bohor de Gannes. Lancelot n'eut pas de peine à le reconnaître; il avait longtemps vécu avec lui chez la Dame du lac. Quand Lionel vint au monde, sa mère remarqua sur son sein une tache vermeille en forme de lion: de là le nom qu'elle lui avait donné. Quand elle avait voulu l'embrasser, il avait passé lui-même ses petits bras autour de son cou, en serrant comme s'il eût voulu l'étrangler. C'était le présage de sa prouesse, ainsi que le témoigne l'histoire de sa vie. La marque lui demeura jusqu'au jour où il combattit le lion couronné de Libye, dont il offrit la peau à messire Yvain de Galles. Mais ici le livre laisse Galehaut, Lancelot et Lionel, pour revenir au roi Artus et à messire Gauvain.

XXXVIII.

Après le départ de Galehaut, le roi Artus était revenu dans ses domaines, constamment occupé à redresser les torts, à rendre à tous bonne justice, à bien employer ses largesses. De Londres, de Kamalot, de Carduel, il était passé à Carlion, la ville qui lui agréait le plus. Il y tint cour enforcée pendant quinze jours.

Les fêtes touchaient à leur fin, et la reine, qui ne souhaitait rien tant que le retour de son ami, pensait avoir trouvé l'occasion d'une assemblée nouvelle, quand un incident inattendu vint rejeter à d'autres temps l'accomplissement de ses vœux les plus chers. Le roi Artus, assis un jour à table au milieu de ses chevaliers, était tombé dans une rêverie qui lui avait fait tout oublier, et les mets et les convives. La main appuyée sur l'ivoire de son couteau, il soupirait; des larmes coulaient de ses yeux. Keu le sénéchal s'en aperçut le premier, et le fit aussitôt remarquer à messire Gauvain, à messire Yvain, à Lucan le bouteiller, à Sagremor le desréé, à Giflet le fils de Do. Messire Gauvain appelant un valet: «Va, dit-il, à cette demoiselle qui verse devant le roi; prends de ses mains la coupe et dis-lui de venir me parler.»

Cette demoiselle était Laure de Carduel, fille d'un roi de Norvègue, jadis bouteiller du royaume de Logres, et d'une sœur du roi Artus. Elle était aimée de la reine, et le roi se plaisait à lui voir remplir l'office de son père.

Quand elle fut devant messire Gauvain: «Belle cousine, lui dit-il, allez dire au roi que nous le prions de nous apprendre pourquoi il rêve si longtemps, et quel conseil nous pourrions lui donner.» Laure revint au roi, bien empêchée de remplir ce message. Elle s'agenouilla, et, n'osant parler, saisit la nappe et la tira vivement devant elle. Le couteau échappa de la main d'Artus, qui, tout surpris, regarda la demoiselle: «Sire, dit-elle, messire Gauvain me charge de vous demander ce qui vous rend soucieux, et si vos hommes liges ne pourraient vous aider de leur conseil.

«—Retournez, et dites à ceux qui vous envoient qu'ils auraient mieux fait de ne pas vous donner ce message. Puisqu'ils veulent me faire parler, ils sauront que je pensais à leur honte.»

Laure rendit la réponse; les chevaliers, d'abord interdits, se levèrent de table et s'étant approchés du roi: «Sire, vous nous avez dit que vous pensiez à notre honte: nous vous prions, comme notre seigneur lige, de nous apprendre comment nous avons mérité un tel reproche.

«—Je vais vous le dire. Oui, c'est à vous grande honte d'avoir oublié le vœu que vous aviez fait de ne revenir céans qu'après avoir eu nouvelles du preux chevalier aux armes vermeilles qui, plus tard, fit ma paix avec Galehaut. Vous êtes revenus sans lui, et vous n'en savez rien encore. N'est-ce pas là le fait de parjures et de foi-mentis?

«—Sire roi, répond messire Gauvain avec un calme apparent, vous avez droit; mais vous seriez à votre tour à blâmer, si vous pouviez supporter dans votre maison des chevaliers parjures et foi-mentis. Vous donc, chevaliers, écoutez-moi.» Et s'avançant près d'une fenêtre d'où l'on découvrait un moutier: «Que Dieu ni les saints ne me protégent, si je rentre dans la maison de monseigneur le roi avant d'avoir trouvé le Chevalier vermeil. Que ceux qui avaient, une première fois, entrepris la même quête, me suivent, si tel est encore leur plaisir!» Cela dit, il sort: ceux qui l'entendent et l'avaient accompagné dans la quête précédente, s'engagent comme lui à ne pas revenir avant d'avoir recueilli des nouvelles du chevalier. Ils étaient quatorze dans la salle; les autres étaient dans leurs terres.

Le roi ne tarda pas à regretter ses paroles. En se levant de table, il va chez la reine et la prie de faire en sorte de retenir Gauvain. La reine court aussitôt à l'hôtel de messire Gauvain et le trouva déjà couvert de ses armes, sauf la tête et les mains. «Beau neveu, lui dit-elle, est-il vrai que vous recommenciez votre quête?—Rien n'est plus vrai, dame.—Je viens, par la foi que vous me devez, vous demander un don.—Dame, sachez auparavant que, pour tous les royaumes du monde, je ne consentirais à demeurer.—Comment! beau sire, se peut-il que pour vous enquérir d'un chevalier inconnu, vous laissiez votre oncle le roi Artus, accablé de douleur et du regret d'avoir trop légèrement parlé? Attendez au moins que vous ayiez réuni les quarante chevaliers, vos premiers compagnons.—Pour ceux-là, dit messire Gauvain, c'est leur affaire, non la mienne; qui voudra rester sous l'injure des paroles du roi, demeure! pour moi, je n'entends revenir qu'après avoir vu de mes yeux le chevalier auquel nous devons la paix.»

La reine voit bien que rien ne lui ferait changer de résolution: «Dites au roi, fit encore messire Gauvain, que je ne renoncerai à la quête entreprise que dans le cas où il aurait à craindre d'être honni ou déshérité[59]

Il demande son heaume, et se dispose à monter à cheval. «Ah! beau neveu! lui dit encore la reine, vous ne savez quel chemin pourra vous mieux conduire au but de votre quête. Écoutez-moi, mais auparavant promettez de ne parler à personne de ce que je vais dire. Vous ferez sagement de joindre Galehaut; il doit vivre dans la compagnie du Chevalier vermeil, et celui-ci n'est autre que Lancelot du lac, le vainqueur de la Douloureuse garde.»

Elle s'éloigna, craignant d'en avoir trop dit, et laissant messire Gauvain satisfait de ce qu'il venait d'apprendre. On lui amena son cheval, il monta, pendit l'écu à son cou, prit une lance de la main de ses écuyers et s'éloigna, suivi de dix-neuf des quarante chevaliers qui s'étaient une première fois engagés à la même quête. Leurs noms étaient: Yvain de Galles, Brandelis, Keu le sénéchal, Sagremor le desréé, Lucan le bouteiller, Gosouin d'Estrangor, Giflet le fils Do de Carduel, Gladoalin de Kaermur, Galegantin le Gallois, Caradoc-Briebras, Caradigais, Yvain de Lionel, le duc Taulas, Conan de Kaert, Greu le roux chevalier, Adam le bel, Galeschaus, le valet de Nort et le roi Ydier.

Arrivé devant une borne qu'on appelait le Perron Merlin, où Merlin avait occis les deux enchanteurs[60], messire Gauvain dit à ses compagnons: «Seigneurs, si vous m'en croyez, nous nous séparerons ici. Partout où l'aventure nous conduira, nous demanderons nouvelles des chevaliers errants qui seront passés; et quand nous serons de retour chez monseigneur le roi Artus, nous dirons sincèrement ce que nous aurons vu et fait, soit à notre honneur, soit à notre désavantage.»

Tous le promirent; en se séparant, ils eurent soin, pour n'être reconnus de personne et pour se reconnaître entre eux, de retourner leurs écus de façon qu'on ne distinguât pas les couleurs dont ils étaient peints et les attributs qui pouvaient y être tracés.

XXXIX.

Suivons d'abord les pas de messire Gauvain. Il chevaucha deux jours sans rien voir qui soit à redire. On était au mois de juillet, le ciel était pur, le temps serein, la terre verte et fleurie. Enfin, à la descente d'une montagne, il aperçoit d'assez loin quatre chevaliers armés. Un d'entre eux quitte ses compagnons, arrive au galop sur lui la lance en arrêt, sans prendre le temps de le défier. Messire Gauvain se prépare à bien le recevoir; mais l'autre se contente de saisir son cheval par le frein; le cheval se dresse, peu s'en faut qu'il ne se renverse en arrière, et messire Gauvain reconnaît Sagremor: «Eh quoi, Desréé, lui dit-il, c'est à moi que vous en voulez?—Ah! sire, pardonnez: je ne vous avais pas reconnu.—Je l'ai bien vu, de par Dieu! mais le mal n'est pas grand. Quels chevaliers étaient avec vous?—Vous allez les reconnaître; c'est messire Yvain, c'est Keu le sénéchal, c'est Giflet le fils Do. Après nous être séparés, nous nous sommes rencontrés hier, à l'issue d'un carrefour à sept voies.»

Les trois autres chevaliers en approchant furent ravis de se retrouver avec messire Gauvain; comme, sans le vouloir, ils s'étaient rejoints, ils convinrent de chevaucher quelque temps de compagnie.

Les voilà devisant, riant, gabant; mais étonnés de tant cheminer sans aventures. Enfin, à la descente d'un tertre, dans une grande plaine limitée par une forêt, leurs yeux s'arrêtent sur un grand pin qui couvrait de son ombrage une fontaine. Bientôt ils voient accourir au galop un écuyer portant sur son épaule une liasse de lances. Arrivé devant la fontaine, l'écuyer descend, délie le faisceau et dresse les lances autour du pin; il ôte de son cou un écu noir goutté d'argent, et le suspend par la guiche[61] à l'une des branches. Cela fait, et sans descendre de cheval, l'écuyer pique des deux, et rentre dans la forêt d'où il venait de sortir.

De la même forêt, mais par une autre voie arrive presque aussitôt un chevalier entièrement armé qui regarde les lances rangées autour du pin, s'arrête, délace son heaume et descend: quand il voit l'écu suspendu aux branches, il gémit, soupire et verse des larmes. Un moment après, il semble consolé, relève gaiement la tête et donne les signes d'un vif contentement.

«En vérité, dit le sénéchal, si ce chevalier n'est pas fou, je ne crois pas qu'il y en ait au monde.—La chose est étrange en effet, dit messire Gauvain; comment deviner ce que cela signifie?—Rien de plus facile, répond Keu; je vais aller le demander. Si le chevalier refuse de parler, je saurai bien le mettre à raison.—L'amende, s'écrie Sagremor, est de mon droit; c'est moi qui dois ordinairement sortir le premier des rangs, et de là mon surnom de Desréé[62].—Sagremor a le droit pour lui,» disent en riant les autres.

Keu cède en murmurant, et Sagremor arrive devant la fontaine: «Beau sire, dit-il, quatre chevaliers arrêtés à l'entrée de la plaine désirent savoir qui vous êtes, et pourquoi vous passez ainsi du deuil à la joie.—Beau sire, répond l'autre sans le regarder, vos quatre chevaliers n'ont rien à voir dans ce que je fais: je ne demande pas leur compagnie.—Cela ne peut passer ainsi.—Comment donc cela passera-t-il? Entendez-vous m'obliger à dire ce qui ne vous touche en rien?—Oui; vous parlerez, ou vous vous défendrez.»

L'inconnu lace aussitôt son heaume, remplace l'écu blanc au noir quartier qu'il portait, par celui qui était suspendu à l'arbre, non sans gémir et sans verser de nouvelles larmes: il empoigne la plus forte des lances que le valet avait apportées et attend Sagremor. Celui-ci rompt son glaive sur l'écu noir goutté d'argent, mais dès la première atteinte il est jeté des arçons. En même temps l'inconnu saisit le frein, frappe rudement le cheval, et le fait galoper à vide du côté de la forêt.

Rien ne se peut comparer au dépit, à la confusion de Sagremor. Keu, charmé de sa mésaventure, dit en riant à messire Gauvain: «Ne pensez-vous pas que Sagremor aurait pu ne pas tant se presser?» À son tour il broche des éperons, et raille encore en passant le pauvre Desréé: «Vous avez votre droit, Sagremor: êtes-vous content?»

Mais il allait être payé de la même monnaie. Le chevalier du Pin, qu'il interrogea et défia de même, répondit en lui faisant mesurer la terre, et en chassant son cheval du côté de la forêt. Giflet, messire Yvain veulent venger leurs compagnons: ils sont comme eux abattus, et privés de leurs chevaux. Messire Gauvain, tout en admirant la prouesse du chevalier du Pin, ne vit pas sans un violent chagrin la mésaventure de ses amis. «À Dieu ne plaise, dit-il, que je ne les venge ou ne partage leur sort!» Il empoignait un glaive et allait brocher des éperons, quand il voit sortir de la forêt un gros nain bossu, monté sur un énorme cheval à selle dorée: il portait sur l'épaule une forte gaule[63] de chêne nouvellement coupée: «Attendez, sire, dit Giflet à messire Gauvain, voyons ce qui va arriver.» Le nain s'arrête devant la fontaine, se dresse sur la selle et, de la gaule qu'il tient à deux mains, frappe à coups redoublés le chevalier, qui reprend avec le nain le chemin de la forêt, sans essayer de résister.

«Je n'ai rien vu dans ma vie d'aussi étrange, dit messire Gauvain. Jamais tel prud'homme ne fut maltraité par une si vile pièce de chair. Je veux savoir quel est ce chevalier.—Avant tout, fait le sénéchal, veuillez, messire Gauvain, penser à nos chevaux et nous les renvoyer si vous les rejoignez; autrement nous sommes condamnés à rester ici.» Gauvain fait un signe de consentement, détache un des freins que le chevalier du Pin avait jetés sur les branches après avoir chassé les chevaux, et broche vers la forêt. Il rejoignit bientôt le cheval d'Yvain qu'il remit sur la trace de son maître en laissant aux deux autres chevaliers le soin de retrouver les leurs.

Il reconnut les éclos[64] du chevalier et du nain: mais la nuit vint, il cessa de les voir, descendit et s'endormit au pied d'un chêne. Le lendemain, au sortir du bois, il trouve dans une prairie belle et riante un riche pavillon tendu. Il approche de l'entrée, et sans descendre avance la tête: une belle demoiselle était à demi couchée sur un lit somptueux; sa pucelle passait un peigne d'ivoire incrusté d'or dans ses longs cheveux blonds qui flottaient sur ses épaules[65]; une autre pucelle lui présentait d'une main un miroir, de l'autre un chapelet de fleurs. Gauvain lui souhaita le bonjour. «Dieu, répond-elle, vous le donne également, si vous n'êtes de ces mauvais garçons qui ont laissé battre le bon chevalier!—Demoiselle, que je sois ou non de ceux-là, veuillez me dire quel est ce bon chevalier, et pourquoi il se laissait frapper par un vilain nain.—Taisez-vous! vous êtes, je le vois, de ceux que j'ai dit. Dieu vous envoie honte!» Et comme elle achevait ces mots, messire Gauvain sentit son cheval bondir sous lui, et tomber sans vie. Il regarde et voit le nain qui avait enfoncé dans les flancs de l'animal une longue épée. Outré de colère, messire Gauvain se débarrasse, saisit le nain, le frappe du poing, le soulève et l'attache avec son licou à l'une des colonnes du pavillon: «Ah! criait le monstre, ma mère me l'avait bien dit.—Qu'avait-elle dit, ta mère?—Que je serais tué par une méchante merde, la plus puante du monde.—C'est fort bien; tu es mort en effet, si tu ne dis quel est ce chevalier qui pleurait et riait, et qui s'est laissé battre par toi.—Je le dirai, si tu promets de combattre contre un meilleur que lui, et qui aura pour lui le droit.» Gauvain réfléchit un instant, il sentait le danger de soutenir une mauvaise cause; mais il désirait tant de faire parler le nain qu'il promit ce qu'on lui demandait.

Le nain alors: «Ce chevalier se nomme Hector, et sa prouesse est déjà bien éprouvée. Laissez votre miroir, pucelle, et allez le quérir.» La pucelle obéit, lève un pan de la tente, descend dans une grotte et reparaît bientôt tenant par la main un chevalier en cotte d'armes, jeune, blond et de bonne grâce; bien qu'il eût le visage camoussé par les mailles du haubert qui avaient plié sous le bâton du nain. «Voilà celui que tu as vu combattre à la fontaine, dit le nain; et la demoiselle ici couchée est ma nièce, fille unique d'un riche homme, vassal de ma dame de Roestoc. Durant la guerre que soutient ma dame, ce mien frère reçut une blessure mortelle. Avant de rendre l'âme, il me fit approcher et me donna la garde de sa fille unique et la disposition de son héritage[66]. Or ma nièce s'est éprise de ce chevalier qui, de son côté, n'aime rien autant qu'elle. Comme je ne voulais pas sitôt remettre à ma nièce l'héritage paternel, dès que je m'aperçus de leur amour, je déclarai que s'ils voulaient un jour être l'un à l'autre, ils devaient attendre qu'il me plût de les unir; et qu'autrement, ma nièce n'entrerait jamais en possession des domaines dont j'avais la garde. Le baron qui poursuit ma dame de Roestoc est un chevalier voisin, nommé Segurade, auquel, jusqu'à présent, personne n'a pu faire rendre les armes. Il a demandé la main de ma dame, qui, ne le trouvant ni assez jeune, ni assez haut homme, l'a toujours refusé. Pour contraindre sa volonté, il a commencé contre elle une guerre cruelle, avec l'aide non pas tant de sa parenté que des jeunes chevaliers attirés par son renom de prouesse et de largesse. Il a donc brûlé, ravagé ses terres, et les gens du pays, désolés de ces courses continuelles, sont allés trouver Madame et l'ont menacée de l'abandonner, si elle refusait de s'accommoder. Madame de Roestoc, d'après le conseil de son parent le plus âgé, a donc enfin promis d'épouser dans un an Segurade, s'il continuait à outrer tous les chevaliers qui se présenteraient pour disputer sa main. Segurade, plein de confiance dans sa prouesse, a consenti ce délai d'une année; cependant, il a soin de faire garder tous les passages qui conduisent à la terre de Roestoc, pour arrêter les chevaliers qui viendraient tenter de lui disputer Madame.

«D'un autre côté, ma nièce et ce chevalier étaient impatients du retard que je mettais à leur union. Je voulais au moins attendre le terme consenti par Segurade, pour savoir au juste si je deviendrais son homme lige; mais Hector eût donné un de ses yeux pour se mesurer avec lui, et ma nièce, qu'effrayaient les grands récits de la prouesse de Segurade, avait défendu à son ami de le défier, sans son exprès congé. Elle fit même ouvrer un écu noir goutté d'argent, qu'elle se réserva de garder, en lui recommandant de ne répondre à aucun défi avec un autre écu que celui-ci, lequel signifie douleur et larmes. Hector, de son côté, avait trop de confiance en sa prouesse, pour ne pas espérer de vaincre Segurade, s'il pouvait se rencontrer avec lui. Comme il était dans ces pensées, il lui arriva de songer qu'il était venu tout armé au pin de la fontaine où je le trouvai ce matin: que là devait se rendre Segurade, après y avoir convoqué une grande assemblée. Il en était ravi de joie, mais quand en levant les yeux vers les branches de l'arbre, il apercevait une nuée semée de petites étoiles sans clarté, il en ressentait une grande tristesse: et, cependant, il emportait le prix de l'assemblée. Hector alla raconter ce qu'il avait rêvé à son amie; elle lui soutint que tout songe était mensonge, et que le vainqueur de Segurade n'était pas encore né.—Cela, pensa-t-il, j'espère le savoir bientôt. Il se leva donc le lendemain au point du jour, comme j'étais déjà au moutier; car tu sauras que je n'ai pas manqué la messe une seule fois dans ma vie. Il prit ses armes et les fit porter du château où nous étions à la fontaine du Pin, sans m'en prévenir. Mais ma nièce l'avait vu sortir; elle accourut au moutier, et m'indiqua l'endroit où il ne devait pas manquer de se rendre, en mémoire de son rêve. Moi, ne voulant pas perdre ma messe, je fis avertir un de mes écuyers de monter mon meilleur coureur, et d'aller poser autour du pin un faisceau de lances, et sur une branche l'écu noir goutté d'argent. Car je prévoyais, qu'en voyant les lances et l'écu, Hector n'irait pas chercher plus loin Segurade, et qu'il se contenterait de l'attendre. L'écuyer arriva le premier, et quand Hector passa avec l'intention d'aller trouver Segurade, il remarqua le faisceau de lances de son rêve, et s'arrêta, persuadé que là devait avoir lieu l'assemblée qu'il attendait. Puis, en jetant les yeux sur l'écu goutté d'argent, il crut voir l'accomplissement du présage sinistre de la nue semée d'étoiles sans éclat, et il pleura d'avoir, en allant combattre Segurade, provoqué le courroux de son amie. Mais la victoire que la vision lui avait promise lui rendait l'espérance et sa première gaieté. Pour moi, dès que j'eus entendu la messe, je montai et j'arrivai à la fontaine où, l'ayant retrouvé, je l'ai châtié, battu, ramené comme tu as vu. Il n'avait garde de résister, car il sait que je puis décider de son malheur ou de sa joie.

«Voilà, je pense, continua le nain, ce que tu désirais savoir. Maintenant, tu as promis de combattre un chevalier plus fort que lui, c'est-à-dire Segurade, qui a le droit pour lui, puisqu'il ne fait que répondre au défi de chevaliers qui n'ont rien à lui reprocher. Mais je n'ai pas la moindre confiance dans ta prouesse; et je te crois plutôt le dernier et le plus vil des hommes.»

Messire Gauvain le laissa dire et le détacha du poteau, tout en ayant grand regret de son cheval. Un valet vint avertir que le souper était prêt: le nain se mit à table et fit signe à messire Gauvain de prendre place à son côté. Les nappes ôtées, et comme on allait se lever, une pucelle descendit de son palefroi à l'entrée du pavillon, et vint présenter des lettres au nain.

«En vérité,» dit-il après avoir brisé la cire et lu, «les femmes sont étranges. Ma dame ne m'ordonne-t-elle pas de courir sans délai à la recherche du roi Artus, et de lui amener messire Gauvain pour champion! Que j'aie le temps d'aller et venir, peu lui importe: que je trouve messire Gauvain qui ne vient pas dans l'année trois fois en cour, elle n'en fait pas le moindre doute. Par mon Dieu! au lieu de courir inutilement, je vais lui conduire ce chevalier, tout vil et méprisable qu'il soit.»

Gauvain souriait, Hector souffrait pour lui. On apporte les armes, la demoiselle et les pucelles en revêtent nos deux chevaliers. «Vous espérez apparemment séjourner, dit le nain à Gauvain, pour défaut de cheval; mais je vous en donnerai un meilleur que le vôtre.» Le cheval arrive, gros, fort et bien taillé. Tous montent; Gauvain, Hector, le nain, la demoiselle et ses pucelles; trois écuyers portent les écus et une liasse de lances.

Le château de Roestoc où ils se rendaient était éloigné de plusieurs journées. En passant un cours d'eau, ils voient avancer vers eux deux chevaliers armés et trois sergents portant haubergeon, hache et épée. «Voilà les gens de Segurade, dit le nain; ils gardent les marches de la terre de Madame. Défendez-nous, Hector: car, pour ce mauvais chevalier, il vaudrait bien autant qu'une chambrière.» Hector obtient l'agrément de son amie, prend de ses mains l'écu, saisit un glaive et attend au passage d'une haie les chevaliers de Segurade. Le combat ne fut pas long: le premier fut lancé rudement à terre; les autres, voyant Hector mettre la main à l'épée, prirent ensemble la fuite.

«Hector, dit alors le nain, vous êtes un prud'homme. Et que serions-nous devenus si nous n'avions eu que ce vil chevalier pour nous défendre!» Plus loin, devant une chaussée levée entre un marais et un plessis ou parc fermé de murs, le nain, qui chevauchait en avant, distingue trois chevaliers et trois sergents. «Voilà, dit-il, encore des hommes de Segurade: Hector, je vous en prie, défendez-nous.» Hector reprend son écu, son glaive, va au-devant des chevaliers et renverse le premier; les deux autres saisissent les rênes de son cheval, et les sergents le frappent à coups redoublés. D'un revers d'épée, Hector fait tomber la main qui retenait le frein, et fend la tête du troisième. Les sergents épouvantés reculent, et, quand il les a poursuivis assez loin, il s'arrête attendant ses compagnons, détache son écu, lève son heaume pour s'éventer, et reçoit de nouveau les félicitations du nain.

Ils croisèrent encore, un peu plus avant, un chevalier accompagné de trente sergents, armés, comme les vilains, d'haubergeons, de lances et d'épées. Hector ne soutint pas leur premier choc; il tomba, mais, bientôt relevé, il parvint à blesser le chevalier en se débarrassant de toute cette piétaille, à la grande satisfaction de Gauvain qui avait arrêté son cheval, et le lui présenta quand il voulut remonter. «Maudite l'heure, dit le nain, où naquit ce mauvais chevalier! Est-ce en tenant les chevaux, dans votre pays, qu'on acquiert honneur et louange? —Sire, au nom du ciel, dit Hector à Gauvain, ne lui répondez pas.»

Comme ils approchaient de Roestoc, et qu'ils dînaient auprès d'une belle fontaine, le nain appelle la pucelle qui lui avait apporté les lettres, et l'avertit d'aller prévenir la dame de Roestoc de leur prochaine arrivée. «Vous la prierez aussi de venir au-devant de nous, pour obtenir de ma nièce qu'elle laisse Hector combattre Segurade; car Madame n'aurait qu'une piteuse assistance du champion que je lui amène.»

La pucelle obéit, et la dame de Roestoc arriva sur un palefroi amblant, accompagnée de son sénéchal et de nombreux chevaliers. Grohadain le nain après l'avoir saluée dit: «Ma dame, j'ai honte de n'avoir pas mieux trouvé que ce chevalier.—Il n'y a pas grand mal, répond la dame, si votre belle nièce veut bien, pour l'amour de moi, permettre à son ami le preux Hector de prendre en main ma défense.—Pour cela, Madame, répond la nièce, ne l'espérez pas; ce serait envoyer mon ami à la mort, et j'aimerais mieux renier Dieu.—Ainsi, reprit la dame, me voilà chétive et délaissée!—Oh! Madame, dit le bon sénéchal, ne désespérez pas. Le champion qui consent à vous défendre est de haute mine, et s'il n'était prud'homme il ne vous offrirait pas de jouter contre Segurade. Pensez à le remercier.»

La dame essuya ses larmes, et s'avançant vers messire Gauvain: «Chevalier, soyez le bienvenu!—Et à vous, Madame, Dieu donne bonne aventure[67]!—Grand merci! Avez-vous l'espoir de vaincre Segurade?—Cela, je ne puis le dire.—Vous ne pouvez? Que je suis malheureuse!—Eh Dieu! Madame, fait le sénéchal, qu'avez-vous encore?—Ce chevalier ne peut me promettre de vaincre Segurade.—Il parle sagement: comment pourrait-il compter sur ce qui est en la main de Dieu?»

Devisant ainsi, ils arrivent à Roestoc. On désarme messire Gauvain et Hector; on les introduit dans une salle fraîchement jonchée. Plus Hector regarde son compagnon, plus il est frappé de sa haute mine et de sa noble tenue; mais il craindrait de faire acte de vilenie s'il lui demandait son nom.

Les tables sont dressées et le manger servi. Comme ils étaient assis, arrive un écuyer qui sans descendre de cheval approche assez près de la salle pour être entendu: «Dame, dit-il, Monseigneur apprend que vous avez trouvé champion. Il est prêt à le combattre, et lui accorde trois jours pour dernier délai.» Le sénéchal répond: «Vous direz à votre seigneur que notre chevalier, quoique fatigué du voyage, sera prêt au terme indiqué.—Comment! fait l'écuyer, votre champion est las pour si peu! Monseigneur Segurade ne le serait pas, après avoir mis à merci deux, trois ou quatre de vos meilleurs champions.—Dites ce qu'il vous plaira: tel demande aujourd'hui la bataille qui pourra bien regretter de l'avoir désirée.»

L'écuyer s'éloigne, on se remet au manger. Quand les tables sont levées, messire Gauvain voit dix lances réunies au bout de la salle. Il prend le bois le plus fort, en essuie le fer, en rogne le bois d'un grand pied. Il fait ensuite la revue de ses armes; l'écu, la guiche et la courroie étaient en bon état. Plus le sénéchal le suit des yeux, et plus sa confiance augmente dans le nouveau chevalier.

Messire Gauvain, le troisième jour, se rendit de grand matin au moutier, avant le service de Notre-Seigneur. La dame de Roestoc arriva avec le sénéchal un peu plus tard. Elle vit son chevalier pieusement agenouillé devant le crucifix, et sa contenance lui parut digne et belle. «Madame, lui dit le sénéchal, nous ne savons quel est votre défenseur; mais je le tiens à prud'homme; vous feriez que sage de lui offrir de vos drueries[68], souvent une telle avance fait merveille sur les grands cœurs.» La dame charge une pucelle de lui apporter son écrin. Elle en tire une courroie à rainures d'or[69], un fermail ciselé en or d'Arabie incrusté d'émeraudes et de saphirs: puis, attendant Gauvain à la porte du moutier: «Dieu, lui dit-elle, vous donne le bonjour[70]!—Et à vous, dame, tous les jours de votre vie! Quant à celui-ci, nous y avons égal intérêt.—Ah! sire, je ne pourrai jamais faire autant pour vous que vous allez faire pour moi. Veuillez au moins prendre de mes drueries et les porter pour l'amour de celle qui veut être dès ce moment à toujours votre amie.» Gauvain prend la courroie et l'attache; il passe le fermail à son cou: «Dame, faites meilleure chair: vous n'épouserez pas Segurade.—Ah!» dit en ricanant le nain qui les écoutait, «ce mauvais chevalier est assurément fou ou pris de vin.»

Hector et le sénéchal armèrent eux-mêmes messire Gauvain, à l'exception des mains et de la tête; une chape à pluie[71] fut jetée sur son haubert. On lui amène un palefroi; il monte et les valets qui l'accompagnent portent, l'un son écu, l'autre son glaive, un troisième conduit en laisse le cheval de combat. La dame était déjà hors de la ville, entourée, pressée par la foule qui voulait suivre les deux combattants d'aussi près que possible. «Ma dame,» lui disait assez bas le sénéchal, «nous avons été peu courtois, en ne priant pas votre chevalier de nous apprendre son nom.—Vous dites vrai; et je vais le lui demander avant qu'il ne lace le heaume.» Messire Gauvain devina leur intention: il vint à eux avant de toucher à la borne qui marquait la place du combat, et pria la dame de lui accorder un don qui ne lui coûterait rien. «Quand il m'en coûterait tout au monde, je vous l'accorderais.—Eh bien! dame, veuillez ne pas vous enquérir de mon nom, d'ici à quelques jours.—Hélas! c'est là justement ce que j'allais faire; mais, puisque vous le voulez, je m'en défendrai.»

Alors trois hommes parurent: deux étaient couverts d'une chape à pluie, le troisième était entièrement armé, la ventaille abattue, les gantelets détachés, la cotte d'armes bandée d'or et d'azur. Il était grand et bien formé, les jambes longues et droites, les flancs grêles, les épaules larges, les poings carrés, la tête grosse et les cheveux noirs entremêlés de gris. C'était Segurade: il fendit la foule, s'approcha de la dame de Roestoc, et d'une voix haute: «Dame, nous sommes au dernier terme, et je pense que vous tiendrez vos conventions dès que j'en aurai fini avec votre champion.» La dame émue garde le silence; mais Gauvain: «Beau sire, dit-il, nous aurions besoin d'entendre de votre bouche quelles sont ces conventions.—Madame, reprend Segurade, les connaît, cela doit suffire.—Non; ceux qui tiennent le parti de Madame n'en sont pas informés; et il y aurait peu de courtoisie à refuser ce qu'ils demandent.—Chevalier, répond Segurade, je ne suis pas en jugement de cour, je dis et fais ce qu'il me plaît.—Ah! Segurade, si vous obtenez de force une des plus belles et des plus hautes dames du monde, vous aurez trouvé bonne aventure: j'en sais de mon pays plus d'un qui pourrait bien vous la disputer.—Qu'ils viennent donc, je les défie; eussent-ils avec eux Gauvain, le fils du roi Loth.» Messire Gauvain ne relève pas ces paroles; il laisse Segurade, et va rejoindre le groupe de ses amis.

Un moment après, la dame de Roestoc s'éloigne et va attendre à quelque distance avec les autres dames[72]. Gauvain attache ses gantelets et relève sa ventaille. Hector lui lace le heaume, et le sénéchal lui présente le cheval de combat. Quand il est monté, Hector lui tend l'écu, le sénéchal la lance. Il passe dans l'enceinte fermée; Segurade y entre de l'autre côté. Alors, ils se mesurent des yeux, prennent du champ et se rapprochent; l'écu serré sur la poitrine, et lance sur feutre[73]. Les chevaux sont lancés; les glaives éclatent dès le premier choc. Gauvain et Segurade reviennent l'un sur l'autre, s'étreignent et tombent ensemble si lourdement, qu'en les voyant immobiles on les eût crus mortellement atteints. Segurade se dégage, se redresse, met la main à l'épée, passe son bras dans les enarmes[74] de son écu, et revient sur Gauvain au moment où il se relevait. Ce fut alors un échange de coups d'estoc et de taille. Ils fendent, écartèlent et découpent leurs écus; ils faussent les heaumes, et font pénétrer la pointe de l'acier dans les hauberts. Telle est la sûreté de l'attaque, la vigueur de la défense, qu'on ne sait à qui des deux donner l'avantage. Enfin, cédant à la même fatigue, ils laissent tomber leurs bras, et semblent garder à peine la force de retenir leurs écus. Ce temps d'arrêt fut court; tels que deux lions furieux, ils reviennent l'un sur l'autre, et rassemblent dans un dernier effort, tout ce qui leur reste de vigueur. Aux approches de midi, messire Gauvain se contente de la défensive; l'ardeur de Segurade s'en accroît. Il était, on le sait, dans la destinée de Gauvain de n'avoir plus aux approches de midi que la valeur d'un guerrier ordinaire: mais une fois le soleil au milieu de sa course, il se ranimait et déployait la vigueur de deux hommes. Segurade s'en aperçut bientôt: comme il pensait l'avoir outré, le voilà qui reçoit des coups terribles, et se voit, à son tour, rudement mené. Ce n'est plus un homme, c'est un démon auquel il croit avoir affaire: il se garde, il se dérobe; c'en est fait, l'invincible sera vaincu; adieu sa renommée, adieu la conquête de la dame qu'il aime. Le sang perdu, les blessures ouvertes, le soleil ardent tombant à plomb sur son heaume décerclé, tout rend sa défaite inévitable. Il recule, il se roule, il se dérobe; efforts inutiles, un coup suprême le fait tomber sur les mains, et quand il essaye de se relever, Gauvain lui pose un genou sur la poitrine, délace son heaume et du pommeau de son épée le frappe au front, au visage. «Merci! crie-t-il.—Avouez donc que vous êtes conquis et outré.—Merci, gentil chevalier! mais ne m'obligez pas à dire le mot honteux.—C'est à votre dame à décider.» On va dire à la dame de Roestoc que son chevalier a vaincu; elle arrive transportée de joie, tombe aux pieds de Gauvain, baise les mailles de ses chausses, l'or de ses éperons. «Madame, que voulez-vous de ce chevalier?—Sire, il n'est pas à moi, mais à vous; faites-en votre plaisir.—Non, dame, je suis votre champion, j'ai défendu votre droit; vous seule êtes la maîtresse. Je vous dirai seulement que Segurade, un des meilleurs chevaliers du monde, vous crie merci.—Cher sire, dit la dame, ce que vous ferez sera bien fait.» Gauvain alors le releva et Segurade se reconnut vassal de la dame de Roestoc.

Hector et le sénéchal le conduisent au château où la dame de Roestoc les avait précédés, oubliant messire Gauvain qui demeura presque seul en place. Un jeune valet du pays avait arrêté et retenu son cheval, au moment où les deux champions vidaient du même coup les arçons. Quand il le lui ramena, messire Gauvain s'aperçut qu'on l'avait laissé seul, et que la dame de Roestoc s'était éloignée sans le remercier. Il prit le chemin de la forêt. Le jeune valet croit devoir l'avertir que Roestoc est du côté opposé.—«Je le sais, frère; mais j'ai affaire au bois, je reviendrai bientôt.» Le valet resta quelque temps à l'attendre, puis, ne le voyant pas revenir, il suivit les éclos de son cheval et le rejoignit, comme il avait le genou posé sur un chevalier désarçonné, qu'on entendait crier merci. «Je vous l'accorde à une condition, disait messire Gauvain. Vous irez tenir la prison de la dame de Roestoc.» Le chevalier se releva et tourna vers le château; il y arriva comme la dame demandait où était passé le vainqueur de Segurade. «Madame, dit le chevalier de la forêt, je suis le neveu de Segurade, et je viens me mettre en votre prison, comme l'a ordonné celui qui a combattu pour vous. Dans l'espoir de venger mon oncle, j'avais suivi les traces de votre chevalier, et pour mon malheur je l'ai rejoint, j'ai rompu ma lance sur son écu; lui, sans daigner tirer l'épée, me saisit au corps, m'arracha le heaume de la tête, et me laissa la vie à la condition que je me rendrais votre prisonnier.»

«Hélas! dit la dame en pleurant, malheur à moi d'avoir laissé partir sans lui rendre grâces le plus preux des chevaliers!» Hector et le sénéchal, également désolés de l'avoir perdu de vue, montèrent, dans l'espoir de le rejoindre et de le ramener à Roestoc. Mais après avoir battu la forêt dans tous les sens, ils revinrent sans l'avoir retrouvé. Nous les laisserons à Roestoc pour nous attacher aux pas de messire Gauvain.

XL.

Le valet qui, de son côté, avait suivi messire Gauvain et qui avait pu voir comment avait été reçu le neveu de Segurade, s'avança jusqu'à lui: «Sire, lui dit-il, Dieu vous donne cette nuit bon gîte! vous l'avez assurément mérité. Je suis le valet qui gardai votre cheval: ma maison n'est pas très-éloignée; s'il vous plaisait y séjourner, vous y trouveriez qui prendrait soin de vos plaies, vous y seriez hébergé du mieux qu'il nous serait possible.—Ami, répond messire Gauvain, je vous remercie; mais la nuit n'est pas encore venue, et je puis mettre à profit le reste de la journée. Mes plaies ne sont pas dangereuses, mon cheval est encore en état de me porter.—Sire, Taningue, ma maison, est assez loin; vous y arriveriez à la nuit serrée, et ce serait à moi grand honneur d'y recevoir un aussi vaillant prud'homme.»

Gauvain céda aux instances du valet et se laisse conduire dans une maison forte, construite sur la rivière de Saverne. En arrivant, le valet demande à le désarmer, et lui présente une robe vermeille fourrée. Il avait une sœur belle et sage, qui savait guérir les plaies. La pucelle examina les blessures de messire Gauvain, les couvrit d'un onguent dont elle avait la recette, et qui devait en tempérer le feu. Après souper, le valet dit à messire Gauvain: «Sire, je vous prie de me donner un conseil: je suis fort, riche et désireux de prouesse; chacun me blâme de ne pas encore être chevalier, et la dame de Roestoc, dont ma terre dépend, m'en fait surtout de grands reproches. Or, vous saurez qu'il y a douze ans, je crus voir approcher de mon lit un grand et beau chevalier: il me tirait par le nez et je lui disais: Ah! sire, ce n'est pas à vous grand honneur de vous en prendre à un enfant.—Ne vous souciez, répondait-il, je réparerai cela plus tard en vous armant chevalier. Je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.

«En m'éveillant, j'allai dire à ma mère ce que j'avais songé. Elle en fut ravie, et me fit promettre de ne recevoir mon adoubement que de la main de monseigneur Gauvain. Je suis allé depuis ce temps à la cour du roi Artus plus de cinq fois, espérant y trouver son neveu; j'y étais encore il y a trois jours; j'appris qu'il avait entrepris la quête d'un merveilleux chevalier. Et ma dame de Roestoc, m'ayant averti qu'elle ne voulait plus attendre plus longtemps ma chevalerie, je vous prie, sire, de consentir à m'adouber: je ne pourrais l'être assurément par un plus prud'homme.

—«Je ne voudrais pas vous refuser, répond messire Gauvain; mais vous êtes un riche baron, et je ne puis vous armer en ce moment comme il conviendrait: je n'ai le temps ni l'adoubement nécessaires.—Oh! sire, il n'est pour cela besoin de grande compagnie. J'ai bien ce qu'il faut ici, la chapelle, le chapelain, les robes et les armes.—Préparez-vous donc pour demain matin; je ne puis faire plus long séjour.»

Le valet se rendit aussitôt à la chapelle et commença la veille: messire Gauvain alla reposer, la sage demoiselle se tenant près de son lit jusqu'au moment où il s'endormit. Au matin, il n'eut plus aucun ressentiment de ses blessures; il se leva, alla entendre la messe, puis ceignit l'épée au valet et lui attacha l'éperon dextre. Le nouveau chevalier avait nom Helain de Taningue. Plus tard, il fut surnommé le hardi, à l'occasion d'une aventure qu'il mit à fin devant le roi Artus.

Messire Gauvain lui demanda congé. Helain, avant de le recommander à Dieu, lui dit: «Sire, vous m'avez fait chevalier, et je ne sais à qui je dois cet honneur: je n'insisterai pas, si votre volonté est de ne pas le dire, mais j'aurais grand regret de ne pouvoir nommer à ma dame de Roestoc le prud'homme qui m'aura donné l'adoubement.—Je vous dirai mon nom volontiers, beau sire, à la condition de n'en parler, vous ni votre sœur, avant trois jours. Quand on vous demandera qui vous a fait chevalier, vous répondrez que c'est le neveu du roi Artus, celui qu'on nomme messire Gauvain.—Ah! Dieu soit béni! s'écria Helain transporté de joie. Voilà mon songe accompli: et comment ne deviendrai-je pas prud'homme, armé de la main du meilleur chevalier du siècle! Sire, je vous prierais inutilement de séjourner; mais, comme chevalier nouvel, je vous réclame un don.—Je l'accorde d'avance.—Veuillez échanger les armes que vous avez revêtues à Roestoc contre les miennes.» Gauvain consentit à quitter ses armes et revêtit celles qu'Helain lui présenta. Le haubert était d'un riche travail: le heaume de bonne et forte trempe; mais Helain garda l'écu blanc, tel que devaient le porter les nouveaux chevaliers. De son côté, messire Gauvain offrit à la sœur d'Helain la ceinture et le fermail qu'il avait reçus quelques jours auparavant. «Demoiselle, dit-il, voilà ce que la dame de Roestoc me donna de bonne amitié; et ce que de bonne amitié je vous donne, comme à celle dont je serai toute ma vie le chevalier.» Cela dit, il demanda son cheval et prit congé de la sage demoiselle, convoyé par Helain jusqu'à l'autre rive de la Saverne. En cet endroit, Gauvain demanda quel était le plus court chemin pour gagner le Sorelois.—«Sire, dit Helain, je pense que vous devez traverser le royaume de Norgalles.» En ce temps-là, on ne connaissait guère les terres étrangères que par le récit des chevaliers errants, qui passaient d'un pays à un autre. Encore étaient-ils souvent mal informés des grandes voies, parce qu'ils aimaient à chevaucher par monts et par vaux, pour avoir plus de chances d'aventures.

Helain, quand il eut regagné Taningue, se hâta d'inviter ses amis à partager la joie de sa nouvelle chevalerie; et le troisième jour, il se rendit à Roestoc; mais il n'y trouva plus la dame: elle était partie depuis deux jours pour Kamalot, où nous l'accompagnerons dans son voyage, mais quand nous aurons suivi messire Gauvain dans sa quête de Lancelot.

XLI.

En quittant Helain de Taningue, il avait chevauché tout un jour sans trouver aventure. À l'entrée de la nuit, il alla prendre gîte dans une maison religieuse appelée le Bienfait, en souvenir des dons du duc Escans de Cambenic, qui d'ermitage en avait fait abbaye. Ce n'était pourtant pas des moines noirs qui l'occupaient, car on ne connaissait pas encore cet ordre en Grande-Bretagne; les religieux portaient le seul nom d'Abstinents. Messire Gauvain était sûr d'un bon accueil en disant qu'il était chevalier errant; car en ce temps-là, toutes les maisons s'ouvraient aux chevaliers; dans les profondes forêts, sur les hautes montagnes, il y avait toujours quelque ermitage où les voyageurs étaient assurés de trouver un gîte, un repas et de bons enseignements. Le plus souvent l'ermite était un ancien chevalier, qui, comme Alyer, le père d'Helain de Taningue, après avoir été preux avec les hommes, voulait se rendre preux envers Dieu. Nul ne compatit mieux aux prud'hommes que ceux qui prud'hommes furent eux-mêmes.

Gauvain dormit bien, se leva de grand matin, s'arma, remercia les Abstinents, et se remit à la voie. Il arriva à l'entrée d'une grande lande qui laissait voir à droite la belle et noble ville de Cambenic, siége du duc Escans; et devant lui la forêt de Brequelan. La rivière qui coulait déjà devant la maison du Bienfait la partageait en deux, et servait de limite d'un côté au royaume de Norgalles, de l'autre au duché de Cambenic.

En avançant dans cette lande, Gauvain crut entendre à main droite la voix d'une femme qui chantait. Il prend de ce côté, et bientôt arrive à portée d'une pucelle de belle apparence qui tenait suspendue à son cou une épée dont le pont et le fourreau[75] jetaient un vif éclat. Gauvain la salue courtoisement: «Sire chevalier, répond-elle sans le regarder, Dieu vous sauve également, si vous l'avez mérité.—Mérité, demoiselle, et comment?—«Dame ou demoiselle doit-elle le salut aux chevaliers qui n'auraient jamais donné conseil ou porté secours aux dames?—Demoiselle, en ce cas, je ne perdrai pas votre salut: j'ai pu maintes fois leur venir en aide.—Dieu vous donne alors bonne aventure!» Et elle presse le pas de son cheval, sans ajouter un mot. «Pourquoi tant vous hâter, demoiselle? fait messire Gauvain.—Parce que j'ai beaucoup à faire et n'ai pas de temps à perdre. Je suis à la recherche des deux meilleurs chevaliers qui soient au monde; je ne pense pas que vous soyez l'un d'eux. Si pourtant vous tenez à savoir le nom de ces preux, ayez le courage de me suivre.—Eh bien! je vous suivrai.»

Il chevauche derrière elle dans un étroit sentier qui les conduit dans la forêt, puis devant un tertre hérissé de rochers: au milieu s'élevait une tour, et la tour tenait à une grande et belle maison ceinte de murs. «Entrons, dit la demoiselle, on vous apprendra avant de sortir d'ici les noms que vous désirez savoir.» Elle frappe à la porte; on ouvre. Mais quand messire Gauvain veut avancer, un chevalier lui crie du milieu de la cour: «On n'entre pas sans combattre.» Il se met en garde: le chevalier vient briser une lance sur son écu; mais, atteint plus sûrement, il vide les arçons. Messire Gauvain passe outre sur les pas de la demoiselle qu'il voyait entrer dans une salle de plain-pied: «Demoiselle, de grâce attendez-moi, lui dit-il.—Non; vous me retrouverez dans la plus belle chambre de la maison.» Cependant le chevalier abattu s'était relevé, et revenait l'épée haute: il frappe le cou du cheval qui fléchit, s'étend et meurt. Messire Gauvain, indigné d'être mis à pied, se dégage, court au chevalier, le fait tomber à terre; lui arrache le heaume et allait lui trancher la tête, quand d'une fenêtre une pucelle lui crie: «Arrêtez! arrêtez! je le prends sous ma garde.—En votre faveur, demoiselle, je lui pardonne; mais ce glouton a tué vilainement mon cheval.» Et il se hâte de rejoindre la Pucelle à l'épée, dans la salle la plus voisine. Là un second chevalier l'atteint d'un grand coup de lance qui porte sur l'écu sans l'entamer. Messire Gauvain le frappe d'une main plus sûre; il lui tranche le bras droit jusqu'à l'os, et le malheureux s'enfuit en retenant de l'autre main ses chairs pantelantes. Messire Gauvain gagne alors la seconde chambre. Près de la Pucelle à l'épée, était assise, dans une haute chaire, une seconde demoiselle plus belle encore: «Vous êtes, lui dit celle-ci, mon prisonnier; mais il ne tiendra qu'à vous de vous affranchir.» Alors deux chevaliers ouvrent la porte avec fracas, et fondent sur lui. Messire Gauvain les reçoit de pied ferme, et, levant sa bonne épée, fend le premier heaume et tranche les mailles de la coiffe. Le chevalier chancelle et va chercher un appui contre le mur. Le second chevalier frappait par derrière; messire Gauvain sans le regarder tourne le bras et d'un revers l'étend sur la jonchée[76]. «Apprends, glouton, dit-il, à mieux faire une autre fois. Est-ce là, demoiselle, la rançon que vous demandez, ou faut-il encore travailler à vous mériter?—Pour le moment, ce que vous avez fait suffit; mais vous n'êtes pas au terme de l'aventure.—Au moins vous, belle pucelle, dit messire Gauvain à celle qui tenait l'épée, vous devez nommer les deux chevaliers dont vous étiez en quête.—Attendez: nous ne sommes pas encore à la plus belle chambre.» Elle sort et messire Gauvain la suit jusque dans une salle des mieux parées. Au milieu se trouvait un lit à riches courtines, gardé par dix chevaliers armés de toutes armes, le heaume excepté. Le plus grand se tournant vers Gauvain: «Si vous avez intention de nous combattre, dit-il, il faut nous le promettre avant d'ouvrir ces courtines.—De grand cœur je le promets,» et messire Gauvain va aussitôt ouvrir les rideaux. Il voit étendu dans le lit un beau chevalier: mais de grandes plaies crevées sur son bras gauche et sa jambe droite répandaient autour de lui une puanteur insupportable. «Quel dommage! s'écrie-t-il, d'un chevalier si beau, si bien taillé!—Vous le plaindriez plus encore, reprend la pucelle, si vous connaissiez sa prouesse.» Et comme elle refermait la courtine, messire Gauvain se tourne et voit les dix chevaliers lacer les heaumes. «Vous pourriez, lui dit la demoiselle, éviter un combat aussi inégal, en payant le droit.—Quel droit entendez-vous?—Plein heaume de votre sang.—À Dieu ne plaise! j'aimerais mieux répondre à vingt ennemis. Sauf chevalier ou demoiselle, maudit qui peut demander un pareil droit!»

Les dix chevaliers fondent alors ensemble sur lui. Il soutient leur choc sans désavantage; ils avançaient, reculaient, essayaient en vain d'entamer ses armes. Pendant qu'ils chamaillaient, le malade se réveille et entrevoyant la pucelle à l'épée: «Ah! s'écrie-t-il, je vous avais prié d'aller à la cour du roi Artus; seriez-vous déjà revenue?—Non, je ne suis pas allée si loin; mais j'ai ramené un chevalier qui pourrait bien être l'un des deux que je cherchais. Voyez plutôt.» Et elle souleva la tête du malade. Déjà, un des dix agresseurs était étendu sans vie; deux étaient navrés, les autres paraissaient incertains de ce qu'ils feraient. «Ah! les fils de putain, s'écrie le malade, qui ne peuvent à dix outrer un seul chevalier!» Et il laisse retomber sa tête sur l'oreiller, avec grands soupirs. Or messire Gauvain avait eu soin de prendre pour appui une porte fermée. Tout à coup il sent que la porte cède; la demoiselle à la chaire paraît, les chevaliers reculent de quelques pas. Elle prend Gauvain par le poing et veut lui ôter son épée.—«Que faites-vous, demoiselle? dit messire Gauvain, je n'eus jamais plus besoin de mon arme.» Et il ne la cédait pas. Elle fait signe aux chevaliers, qui recommencent une lutte ardente: ils frappent rudement sur le heaume et le haubert, tout en prenant garde de ne pas toucher la demoiselle qui retenait toujours la main de messire Gauvain. Celui-ci lui abandonne enfin l'épée, et, rassemblant toutes ses forces, frappe des poings et des pieds, terrasse un des sept qui restaient, lui arrache son arme et tient les autres en respect. Midi venait d'arriver, l'heure où ses forces étaient ordinairement doublées. La demoiselle le vient encore reprendre par le poing, pour lui ôter la deuxième épée: «Je vois, dit-il, que vous voulez me livrer sans défense à ces gloutons.—Donnez, sire, il le faut.» Elle dit ces mots en souriant; Gauvain ne résiste plus et abandonne encore son épée. La pucelle fait signe aux assaillants de vider la place, le prend par la main et le conduit dans la première salle: «Chevalier, dit-elle, vous êtes pris; j'ai votre épée: voyez s'il vous plaira de payer rançon.—De quelle rançon s'agit-il?—On vous l'a déjà demandé: plein heaume de votre sang.—Jamais! la honte en serait trop grande. J'aime mieux garder prison.—Allons! un prud'homme ne doit pas pourrir en chartre, et quand vous saurez ce que nous entendons faire de votre sang, vous ne le refuserez plus. Sachez que le chevalier que vous avez vu si malade, doit voir ses plaies se fermer quand les deux meilleurs chevaliers du siècle voudront bien lui donner une écuelle pleine de leur sang pour en oindre l'un son bras, l'autre sa jambe droite. Ne serait-ce pas à vous grand honneur d'être un de ces deux chevaliers?—Demoiselle, reprit Gauvain, je voudrais qu'il en fût ainsi; mais je sais que Dieu ne m'a pas fait si grande grâce. Je tenterai pourtant l'épreuve, pour témoigner de mon grand désir d'adoucir les souffrances de votre chevalier.»

Alors la pucelle à l'épée s'approche, et délace le heaume de messire Gauvain: l'autre demoiselle commence à soupçonner qu'il pourrait bien être messire Gauvain. Car elle avait ouï dire qu'il avait une cicatrice au sourcil droit, et une des dents de moins. On lui détache ensuite la chausse droite, on lui présente sa bonne épée, et il se frappe lui-même. Le sang jaillit de la cuisse en abondance et coule dans le heaume que tendait la pucelle.—«Assez! dit-elle;» et elle s'éloigne avec le beau sang qu'elle a recueilli.

L'autre demoiselle achève de désarmer messire Gauvain et visite les plaies: elles étaient vives et saignantes. Comme elle venait de les découvrir, et que le patient était étendu, pâle et sans mouvement, un jeune valet entre et n'a pas plutôt jeté les yeux sur le chevalier blessé qu'il s'éloigne en poussant des cris de désespoir. On court à lui, on l'avertit de faire moins de bruit, pour ne pas réveiller le chevalier alité. Il passe dans une autre chambre d'où ses cris perçants arrivent encore au lit du malade, qui se réveille et, voulant savoir d'où part le bruit, fait un mouvement, et se voit à sa grande surprise hors du lit. C'est que, grâce au sang dont l'avait arrosé la demoiselle pendant qu'il dormait, il avait retrouvé l'usage de sa jambe.—«Mon Dieu! serais-je guéri?» s'écrie-t-il; et tout joyeux, le bras en écharpe, il entre dans la chambre où le jeune valet pleurait et s'arrachait les cheveux. Quand l'enfant le voit arriver il n'en pleure que davantage: «Comment! petit vaurien, dit Agravain, êtes-vous affligé de me savoir guéri?—Je ne pense pas à vous; mais au dommage qui nous arrive, plus grand que le profit de votre santé. Ici près, monseigneur Gauvain se meurt.—Est-il possible?» Et le bonheur d'Agravain se change en deuil. Cependant la demoiselle apprenait le bon effet de l'onction; elle accourt, voit son ami pâmé de douleur, le prend dans ses bras. «Qui donc a tué mon frère Gauvain? dit Agravain, ouvrant les yeux.—Votre frère Gauvain! Serait-il ici?—Oui, dit l'enfant, je l'ai vu.—J'avais donc bien deviné qu'il lui serait donné, comme au plus preux des preux, de vous guérir. Mais consolez-vous, ses plaies ne sont pas mortelles.—Veuillez, dit Agravain, me conduire à lui.» Les valets approchent pour le soutenir; il refuse leur aide, il n'en a plus besoin. En le voyant, messire Gauvain reconnut bien le chevalier du lit, non son frère, tant la souffrance l'avait amaigri, décoloré. «Sire frère, dit Agravain, soyez mille fois le bien venu! je vous dois ma guérison.» Gauvain se lève à demi et l'embrasse; puis il veut savoir comment il avait été si cruellement blessé. «Je ne dois pas, dit Agravain, vous le cacher, à vous qui m'avez guéri.

«Vous n'avez pas oublié qu'après la dernière assemblée contre le prince Galehaut, vous aviez suivi la cour à Carduel: pour moi, je pris congé de vous et je vins en ce pays, où la demoiselle que j'aime m'avait mandé, pour empêcher son père, le roi Tradelinan de Norgalles, de la donner à un chevalier qu'elle n'aimait pas. J'arrivai, j'enlevai mon amie, et m'enfermai avec elle dans cette maison. À quelque temps de là, j'allai chasser en bois, c'était au mois d'août. Vers midi je me sentis tellement accablé par la chaleur, qu'après avoir chargé mon frère Mordret et un écuyer de rapporter céans deux grands chevreuils que j'avais abattus, je me mis à l'aise, ôtai mon surcot et ne gardai que ma chemise. Puis, étendu près d'une fontaine à l'ombre d'un sycomore, je m'endormis à quelque distance de mon second écuyer, chargé de veiller à nos chevaux. Deux demoiselles montées sur palefroi vinrent alors à passer, la guimpe levée, tenant en leurs mains chacune un sachet, ainsi que me le conta l'écuyer qui les prit pour mon amie et sa meschine. Elles descendirent; l'une posa sur ma tête un oreiller et m'oignit la jambe d'un certain onguent. L'autre en fit autant sur le bras gauche. Puis elles remontèrent et le valet les entendit dire en repassant devant lui: «En vérité, nous avons été bien dures; nous aurions dû lui laisser une chance de guérison.—Eh bien, dit l'autre, je destine qu'il retrouve l'usage de son bras, quand le meilleur chevalier du siècle vivant l'aura humecté de son sang.—Moi, j'entends que la plaie de sa jambe se referme, quand elle sera arrosée du sang du chevalier qui approchera le plus du meilleur.

«Elles se perdirent dans le bois, et mon valet, ne pouvant les suivre, revint à moi tout ému. Il voulut m'éveiller, mais l'oreiller me retenait endormi, et je n'ouvris les yeux qu'au moment où, sans le vouloir, je le dérangeai et le fis tomber. Aussitôt je sentis de cuisantes douleurs; ma jambe et mon bras étaient couverts de pus. Vainement j'essayai de remonter en selle; l'écuyer disposa une litière, des gens de la forêt m'y étendirent et me ramenèrent à la maison. Depuis ce temps, je ne me suis pas levé, jusqu'au moment où, grâce à votre prud'homie, j'ai retrouvé l'usage de ma jambe.»

Agravain se tut; mais la demoiselle à l'épée: «Je vous avais toujours dit qu'il fallait s'enquérir de monseigneur Gauvain, comme du premier des preux; vous ne vouliez pas me croire, et vous souteniez qu'il y en avait assez d'autres qui le valaient.» Agravain ne répondit pas, honteux d'avoir méconnu la bonté de son frère; et Gauvain voulant détourner le propos: «Cette maison, dit-il, à qui est-elle?—À moi, frère, répond Agravain. Je la tiens du duc de Cambenic qui l'a conquise sur le roi de Norgalles.» Ici messire Gauvain, surprenant un sourire sur les lèvres de l'amie d'Agravain, la pria de lui en dire l'occasion: «Mon Dieu! je ris des folles imaginations du siècle. Une sœur que j'ai, plus jeune que moi, n'a-t-elle pas fait vœu de vous garder sa virginité? Aussi le roi notre père, qui n'a pas d'autres enfants que nous, craignant que cette fantaisie ne mît obstacle à son mariage, la fait-il garder, pour l'empêcher de jamais vous voir.—En vérité, dit messire Gauvain, c'est prendre trop de précautions: j'ai toute autre chose à penser qu'à relever votre sœur de son vœu. Après tout, le temps et le lieu s'y prêtant, je ne laisserais pas échapper une occasion aussi agréable de la satisfaire.

«Maintenant, demoiselle à l'épée, me direz-vous quels sont les deux prud'hommes dont vous m'avez parlé?—Il est aisé de voir, répond-elle, que vous êtes l'un des deux; pour l'autre, c'est le vainqueur des assemblées du roi Artus et du prince Galehaut: je ne sais quel est son nom. Quant à l'épée que je tenais suspendue à mon cou, votre frère Agravain m'avait chargé de vous la porter à la cour du roi; j'y allais quand vous m'avez rencontrée.» Messire Gauvain ayant pris l'épée: «Si les lettres, dit-il, qu'on lit sur la lame[77] ne donnent pas le change, elle serait destinée à quelque bachelier de haute espérance. Maintenant, elle est des meilleures, mais elle doit perdre de jour en jour quelque chose de sa vertu, tandis que le chevalier qui la portera doit croître en prouesse dans la même proportion.—Personne, dit la demoiselle, ne saurait mieux en disposer que vous.—Au moins, reprend messire Gauvain, je sais à quel bachelier elle pourra convenir.» Il entendait le jeune Hector qu'il avait vu chez la dame de Roestoc; l'épée lui fut en effet portée à quelques jours de là, par un chevalier que messire Gauvain allait combattre au carrefour des Sept-Voies et recevoir à merci.

«Ma sœur,» dit à son tour l'autre demoiselle, «avait chargé votre frère Agravain de vous la faire tenir, pour lui donner occasion de vous parler d'elle.—J'en sais beaucoup de gré à votre sœur, répond messire Gauvain. Quant au vainqueur des deux assemblées, c'est assurément le meilleur chevalier que j'aie vu de ma vie, et c'est de lui que je suis en quête. Si je puis le trouver, je vous l'amènerai, Agravain, car il lui est réservé d'achever votre guérison. Son nom est Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Benoïc.

«Maintenant, frère, me direz-vous encore quelles étaient ces dames qui vous ont ainsi maltraité?

—«Oui, car je crois bien le savoir. Un jour j'avais combattu et mortellement navré un chevalier qui avait en garde une demoiselle. Outrée de douleur, la demoiselle me dit qu'avant la fin de l'année elle saurait bien venger son ami. Une autre fois, j'étais entré dans la forêt de Broceliande[78], cherchant aventure. J'y rencontrai une dame d'une grande beauté, et je l'arrêtai par le frein. Un chevalier qui l'avait en garde voulut la défendre, je l'abattis de cheval et le laissai assez mal en point. Puis je fis descendre la dame et la conduisis dans un épais fourré, avec l'intention d'en prendre mon plaisir. Elle essaya de résister, mais elle ne put m'empêcher de l'étendre sur l'herbe et de la découvrir. Je vis alors sa chair parsemée de clous et de rognes et je n'allai pas plus avant. Oh, par Dieu! dis-je en me redressant, vous n'aviez pas besoin de tant vous défendre: j'aimerais mieux avoir affaire à la plus vilaine lépreuse. Honni le chevalier qui vous prendra de force!—Soit, répondit-elle; mais un an ne passera pas sans que ta jambe ne devienne plus puante et plus rogneuse que la mienne. Voilà, sire frère, les deux femmes qui m'ont ainsi maltraité.—Et qui, reprit messire Gauvain, l'ont fait justement. La honteuse tache dans un chevalier que l'orgueil et la violence!»

Agravain était en effet le plus orgueilleux, le plus violent des chevaliers; et la leçon qu'il avait reçue ne le rendit pas, dans la suite, moins présomptueux ni plus sage[79].

«Il me reste à savoir, reprit messire Gauvain, pourquoi tant de gens armés voulaient me défendre l'entrée de cette maison.—Ces gens, dit Agravain, sont tous vassaux de la demoiselle mon amie. Quand le roi son père eut dessein de la marier, il la mit en possession de la terre qu'il lui devait céder, en ordonnant aux chevaliers de cette terre de faire hommage à leur nouvelle dame. Comme je devais attendre ma guérison des deux plus preux chevaliers du siècle, mon amie avait chargé plusieurs d'entre eux d'éprouver la valeur de ceux qui se présenteraient. Voilà pourquoi, quand après avoir abattu le premier vous fûtes sur le point de trancher la tête au second, mon amie ouvrit une fenêtre et vous pria de l'épargner. Le chevalier que ces fer-vêtus n'auraient pas empêché d'arriver jusqu'à mon lit devait nous donner volontairement de son sang, ou le voir prendre de force par les dix chevaliers qui l'attendaient dans la chambre. Vous aviez refusé la rançon demandée; voilà pourquoi mon amie vous enlevait votre épée, pour laisser à ses chevaliers le temps de faire couler votre sang dont nous avions besoin. Mais enfin, elle a interrompu le combat, dans l'espoir de vaincre votre résistance et de vous faire consentir à laisser prendre dans votre cuisse le sang qui me devait guérir. Si vous aviez refusé, je serais encore étendu sur mon lit de douleur.»

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