Les soirées de l'orchestre
HUITIÈME SOIRÉE
ROMAINS DU NOUVEAU MONDE.—M. BARNUM.—VOYAGE DE JENNY LIND EN AMÉRIQUE.
On joue un opéra italien moderne, etc.
L'amateur des stalles, que Dimsky nous a dénoncé comme étant directeur du théâtre de ***, ne paraît pas. Il faut qu'il soit réellement parti pour aller mettre à profit ses nouvelles connaissances en histoire romaine.
«Avec le système ingénieux dont vous nous expliquiez hier la pratique, me dit Corsino, et l'absence du public aux premières représentations, toute œuvre de théâtre doit réussir à Paris.—Toutes y réussissent, en effet. Ouvrages anciens, ouvrages modernes, pièces et partitions médiocres, détestables, excellentes même, obtiennent ces jours-là un égal succès. Malheureusement, il était aisé de le prévoir, ces applaudissements obstinés ôtent un peu de son importance à l'incessante production de nos théâtres. Les directeurs gagnent quelque argent, ils font gagner leur vie aux auteurs; mais ceux-ci, médiocrement flattés de réussir là où personne n'échoue, travaillent en conséquence, et le mouvement littéraire et musical de Paris ne reçoit aucune impulsion en avant ni en arrière par le fait de tant de travailleurs. D'un autre côté, pour les chanteurs et acteurs plus de succès réels possibles. A force de se faire redemander tous, l'ovation, devenue banale, a perdu toute sa valeur, on pourrait même dire qu'elle commence à exciter le rire méprisant du public. Les borgnes, ces rois du pays des aveugles, ne peuvent régner dans un pays où tout le monde est roi... En voyant les résultats de cet enthousiasme à jet continu, on en vient à mettre en doute la vérité du nouveau proverbe: L'excès en tout est une qualité. Ce pourrait bien, en effet, être un défaut, au contraire, et même un vice des plus repoussants. Dans le doute, on ne s'abstiendra pas; tant mieux. C'est le moyen d'arriver tôt ou tard à quelque étrange résultat, et l'expérience vaut bien qu'on la poursuive jusqu'au bout. Mais nous aurons beau faire en Europe, nous serons toujours distancés par les enthousiastes du nouveau monde, qui sont aux nôtres comme le Mississipi est à la Seine.—Comment cela? dit Winter l'Américain, qui se trouve on ne sait comment dans cet orchestre où il fait la partie de second basson, mes compatriotes seraient-ils devenus dilettanti?—Certes, ils sont dilettanti, et dilettanti enragés, si l'on en croit les journaux de M. Barnum, l'entrepreneur des succès de Jenny Lind. Voyez ce qu'ils disaient, il y a deux ans, de l'arrivée de la grande cantatrice sur le nouveau continent: «A son débarquement à New-York, la foule s'est précipitée sur ses pas avec un tel emportement, qu'un nombre immense de personnes ont été écrasées. Les survivants suffisaient pourtant encore pour empêcher ses chevaux d'avancer; et c'est alors qu'en voyant son cocher lever le bras pour écarter à coups de fouet ces indiscrets enthousiastes, Jenny Lind a prononcé ces mots sublimes qu'on répète maintenant depuis le haut Canada jusqu'au Mexique, et qui font venir les larmes aux yeux de tous ceux qui les entendent citer: Ne frappez pas, ne frappez pas! ce sont mes amis, ils sont venus me voir. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans cette phrase mémorable, de l'élan de cœur qui en a suggéré la pensée, ou du génie qui a revêtu cette pensée d'une forme si belle et si poétique. Aussi des bourras frénétiques l'ont-ils accueillie. Le directeur de la ligne transatlantique, M. Colini, attendait Jenny au débarcadère, armé d'un immense bouquet. Un arc de triomphe en verdure s'élevait au milieu du quai, surmonté d'un aigle empaillé qui semblait l'attendre pour lui souhaiter la bienvenue. A minuit, l'orchestre de la Société philharmonique a donné à mademoiselle Lind une sérénade, et pendant deux heures l'illustre cantatrice a été obligée de rester à sa fenêtre, malgré la fraîcheur de la nuit. Le lendemain, M. Barnum, l'habile oiseleur qui a su mettre en cage pour quelques mois le rossignol suédois, l'a conduite au Muséum, dont il lui a montré toutes les curiosités, sans oublier un cacatoès ni un orang-outang; et plaçant enfin un miroir devant les yeux de la déesse: Voici, madame, a-t-il dit avec une galanterie exquise, ce que nous avons ici en ce moment de plus rare et de plus ravissant à vous montrer! A sa sortie du Muséum, un chœur de jeunes et belles filles vêtues de blanc s'est avancé au-devant de l'immortelle et lui a fait un virginal cortége, chantant des hymnes et semant des fleurs sur ses pas. Plus loin, une scène frappante et d'un genre tout neuf attendrit la célèbre promeneuse: les dauphins, les baleines, qui depuis plus de huit cents lieues (d'autres disent neuf cents) avaient pris part au triomphe de cette Galathée nouvelle et suivi son navire en lançant par leurs évents des gerbes d'eau de senteur, s'agitaient convulsivement dans le port, en proie au désespoir de ne pouvoir l'accompagner encore à terre; des veaux marins, versant de grosses larmes, se livraient aux plus lamentables gémissements. Puis on a vu (spectacle plus doux pour son cœur) des mouettes, des frégates, des fous de mer, sauvages oiseaux qui habitent les vastes solitudes de l'Océan, plus heureux voltiger sans crainte autour de l'adorable, se poser sur ses épaules pures, planer au-dessus de sa tête olympienne, tenant dans leur bec des perles d'une grosseur monstrueuse, qu'ils lui offraient de la plus gracieuse façon, avec un doux roucoulement. Les canons tonnaient, les cloches chantaient Hosanna! et de magnifiques éclats de tonnerre faisaient, par intervalles, retentir un ciel sans nuages dans sa radieuse immensité.» Tout cela, d'une réalité aussi incontestable que les prodiges opérés jadis par Amphion et par Orphée, n'est mis en doute que par nous autres vieux Européens, usés, blasés, sans flamme et sans amour de l'art.
M. Barnum, toutefois, ne trouvant pas suffisant cet élan spontané des créatures du ciel, de la terre et des eaux, et voulant, par un peu d'innocent charlatanisme, lui donner plus d'énergie encore, avait prétendu, dit-on, employer un mode d'excitement qu'on pourrait, n'était la vulgarité de l'expression, appeler la claque à mort. Ce grand excitateur, informé de la misère profonde où se trouvent plusieurs familles de New-York s'était proposé de leur venir en aide généreusement, désireux de rattacher à la date de l'arrivée de Jenny Lind le souvenir de bienfaits dignes d'être cités. Il avait donc pris à part les chefs de ces familles malheureuses et leur avait dit: «Quand on a tout perdu et qu'on n'a plus d'espoir, la vie est un opprobre,» et vous savez ce qu'il reste à faire. Eh bien, je vous fournirai l'occasion de le faire d'une façon utile à vos pauvres enfants, à vos épouses infortunées, qui vous devront une reconnaissance éternelle. Elle est arrivée!!!—Elle???—Oui, elle, elle-même! En conséquence, j'assure à vos héritiers deux mille dollars qui leur seront religieusement comptés le jour où l'action que vous méditez aura été accomplie, mais accomplie de la façon que je vais vous indiquer. C'est un hommage délicat qu'il s'agit de lui rendre. Nous y parviendrons aisément si vous me secondez. Écoutez: Quelques-uns d'entre vous auront seulement à monter au dernier étage des maisons voisines de la salle des concerts, pour de là se précipiter sur le pavé quand elle passera, en criant: Vive Lind! D'autres se jetteront, mais sans mouvements désordonnés, sans cris, avec gravité, avec grâce, s'il est possible, sous les pieds de ses chevaux, ou sous les roues de sa voiture; le reste sera admis gratuitement dans la salle même: ceux-ci devront entendre une partie du concert.—Ils l'entendront???—Ils l'entendront. A la fin de la seconde cavatine, chantée par elle, ils déclareront hautement qu'après de telles jouissances, il ne leur est plus possible de supporter un reste d'existence prosaïque; puis, avec les poignards que voici, ils se perceront le cœur. Pas de pistolets; c'est un instrument qui n'a rien de noble, et son bruit, d'ailleurs, pourrait lui être désagréable.» Le marché était conclu, et ces conditions, sans aucun doute, eussent été remplies honnêtement par les parties, si la police américaine, police tracassière et inintelligente s'il en est, ne fût intervenue pour s'y opposer. Ce qui prouve bien que, même chez les peuples artistes, il y a toujours un certain nombre d'esprits étroits, de cœurs froids, d'hommes grossiers, et, tranchons le mot, d'envieux. C'est ainsi que le système de la claque à mort n'a pu être mis en pratique, et que bon nombre de pauvres gens ont été privés d'un nouveau moyen de gagner leur vie.
Ce n'est pas tout; on croyait généralement à New-York (pouvait-on en douter, en effet?) que, le jour de son débarquement, un Te deam laudamus serait chanté dans les églises catholiques de la ville. Mais, après s'être longuement consultés, les desservants des diverses paroisses sont tombés d'accord qu'une semblable démonstration était peu compatible avec la dignité du culte, qualifiant même la petite variante introduite dans le texte sacré de blasphématoire et d'impie. De sorte que pas un Te deam n'a été entonné dans les églises de l'Union. Je vous livre ce fait sans commentaires, dans sa brutale simplicité.
Autre tort grave, m'a dit un amateur, dont l'administration des travaux publics de cet étrange pays s'est rendue coupable: les journaux nous ont souvent entretenus de l'immense chemin de fer entrepris pour établir, au travers du continent américain, une communication directe entre l'océan Atlantique et la Californie. Nous autres gens simples d'Europe, supposions qu'il s'agissait uniquement de faciliter par là le voyage des explorateurs du nouvel Eldorado. Erreur. Le but était, au contraire, plus artiste encore que philanthropique et commercial. Ces centaines de lieues de voie ferrée furent votées par les États afin de permettre aux pionniers errants parmi les montagnes Rocheuses et sur les bords du Sacramento, de venir entendre Jenny Lind, sans employer trop de leur temps à ce pélerinage indispensable. Mais, par suite de quelque odieuse cabale, les travaux, loin d'être finis, étaient à peine commencés quand elle est arrivée. L'incurie du gouvernement américain est inqualifiable, et l'on conçoit qu'elle, si humaine et si bonne, ait pu s'en plaindre amèrement. Il en résulte que ces pauvres chercheurs d'or de tout âge et de tout sexe, déjà épuisés par leur rude labeur, ont été obligés de faire à pied, à dos de mulet, et avec des souffrances inouïes, cette longue et dangereuse traversée continentale. Les placers ont été abandonnés, les fouilles sont restées béantes, les constructions de San-Francisco inachevées, et Dieu sait quand les travaux auront été repris. Ceci peut amener dans le commerce du monde entier les plus terribles perturbations...—«Ah çà! dit Bacon, vous prétendez nous faire croire...?—Non, je m'arrête; vous seriez en droit de penser que je fais ici une réclame rétroactive pour M. Barnum, quand, dans la simplicité de mon cœur, je me borne à traduire en vile prose les poétiques rumeurs qui nous sont venues de la trop heureuse Amérique.—Pourquoi dites-vous réclame rétroactive? M. Barnum ne fonctionne-t-il pas toujours?—Je ne saurais vous l'assurer, bien que l'inaction d'un tel homme soit chose peu probable: mais il ne fait plus mousser Jenny Lind. Ignorez-vous donc que l'admirable virtuose (je parle sérieusement cette fois), lasse sans doute d'être forcément mêlée aux exploits excentriques des Romains qui l'exploitaient, s'est brusquement retirée du monde pour se marier, et vit heureuse hors des atteintes de la réclame! Elle vient d'épouser à Boston M. Goldschmidt, jeune pianiste compositeur de Hambourg, que nous avons applaudi à Paris il y a quelques années. Mariage artiste qui a valu à la diva ce bel éloge d'un grammairien français de Philadelphie: «Elle a vu à ses pieds des princes et des archevêques, et n'a pas voulu l'être.» C'est une catastrophe pour les directeurs des théâtres lyriques des deux mondes. Elle explique la promptitude avec laquelle les impresarii de Londres viennent d'envoyer des hommes de confiance en course, en Italie et en Allemagne, pour y capturer tous les soprani ou contralti de quelque valeur qui leur tomberont sous la main. Malheureusement, dans ce genre de prises, la quantité ne saurait jamais remplacer la qualité. D'ailleurs, le contraire fût-il vrai, il n'y a pas dans le monde assez de cantatrices médiocres pour compléter la monnaie de Jenny Lind.—C'est donc fini! me dit Winter d'un air piteux, en serrant son basson qui n'a pas donné un son de la soirée: nous ne l'entendrons plus!...—J'en ai peur. Et ce sera la faute de l'empereur Barnum, et la preuve décisive du bon sens du proverbe:
L'excès en tout est un défaut.»
NEUVIÈME SOIRÉE
L'OPÉRA DE PARIS.—LES THÉATRES LYRIQUES
DE LONDRES.
ÉTUDE MORALE.
On joue un opéra-comique français, etc.; suivi d'un ballet italien, également, etc.
Les musiciens sont encore préoccupés du cours d'histoire romaine que nous avons fait ensemble les soirs précédents. Ils se livrent sur ce sujet aux plus singuliers commentaires. Mais Dimski, plus avide que ses confrères de connaître ce qui se rattache aux habitudes musicales de Paris, m'interpelle de nouveau: «Maintenant, dit-il, que vous nous avez dépeint les mœurs des Romains, dites-nous donc quelque chose du principal théâtre de leurs opérations. Vous devez avoir là-dessus de curieuses révélations à faire.—Révélations? pour vous peut-être, ce mot convient, mais pour vous seulement; car, je vous l'assure, les mystères de l'Opéra de Paris sont depuis longtemps révélés.—Nous ne sommes pas au courant ici de ce que vous prétendez être connu de tout le monde. Ainsi parlez.»
Les autres musiciens: «Parlez! racontez-nous l'Opéra.
Si tantus amor casus cognoscere nostros.....
—Que dit-il? demande Bacon, pendant que le cercle se forme autour de moi.—Il dit, répond Corsino, que, si nous avons tant de désir de connaître les malheurs des Parisiens..., il faut nous taire et prier notre joueur de grosse caisse de ne pas frapper si fort.—C'est encore dans Virgile?—Précisément.—Pourquoi parle-t-il ainsi grec de temps en temps?—Parce que cela donne un air savant qui impose. C'est un petit ridicule que nous devons lui passer.—Il commence, chut!
—Connaissez-vous, messieurs, une fable de notre la Fontaine commençant par ces deux vers:
Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d'un long cou.
—Oui, oui! qui ne connaît pas cela? Vous nous prenez pour des Botocudos!—Eh bien, l'Opéra, ce grand théâtre avec son grand orchestre, ses grands chœurs, la grande subvention que lui paye le gouvernement, son nombreux personnel, ses immenses décors, imite en plus d'un point le piteux oiseau de la fable. Tantôt on le voit immobile, dormant sur une patte; tantôt il chemine d'un air agité et va on ne sait où, cherchant pâture dans les plus minces ruisseaux, ne faisant point fi du goujon qu'il dédaigne d'ordinaire et dont le nom seul irrite sa gastronomique fierté.
Mais le pauvre oiseau est blessé dans l'aile, il marche et ne peut voler, et ses enjambées, si précipitées qu'elles soient, le conduiront d'autant moins au but de son voyage, qu'il ne sait pas lui-même vers quel point de l'horizon il doit se diriger.
L'Opéra voudrait, comme le veulent tous les théâtres, de l'argent et des honneurs; il voudrait gloire et fortune. Les grands succès donnent l'une et l'autre; les beaux ouvrages obtiennent quelquefois les grands succès; les grands compositeurs et les auteurs habiles font seuls de beaux ouvrages. Ces œuvres, où rayonnent l'intelligence et le génie, ne paraissent vivantes et belles qu'au moyen d'une exécution vivante et belle aussi, et chaleureuse, et délicate, et fidèle, et grandiose, et brillante, et animée. L'excellence de l'exécution dépend, non-seulement du choix des exécutants, mais de l'esprit qui les anime. Or, cet esprit pourrait être bon, si tous n'avaient fait depuis longtemps une découverte qui, en les décourageant, a amené chez eux l'indifférence et à sa suite l'ennui et le dégoût. Ils ont découvert qu'une passion profonde dominait tous les penchants, enchaînait toutes les ambitions et absorbait toutes les pensées de l'Opéra; que l'Opéra enfin était amoureux fou de la médiocrité. Pour posséder, établir chez lui, choyer, honorer et glorifier la médiocrité, il n'est rien qu'il ne fasse, pas de sacrifice devant lequel il recule, pas de labeur qu'il ne s'impose avec transport. Avec les meilleures intentions, de la meilleure foi du monde, il s'anime jusqu'à l'enthousiasme pour la platitude, il rougit d'admiration pour la pâleur, il brûle, il bouillonne pour la tiédeur: il deviendrait poëte pour chanter la prose. Comme il a remarqué, d'ailleurs, que le public, tombé de l'ennui dans l'indifférence, s'est depuis longtemps résigné à tout ce qu'on veut lui présenter, sans rien approuver ni blâmer, l'Opéra en a conclu avec raison qu'il était maître chez lui, et qu'il pouvait sans crainte se livrer à tous les emportements de sa fougueuse passion, et adorer, sur le piédestal où il l'encense, la médiocrité.
Pour obtenir un si beau résultat, et aidé par ceux de ses ministres dont l'heureux naturel ne demande que d'être abandonné à lui-même pour agir en ce sens, il a tellement lassé, blasé, entravé, englué tous ses artistes, que plusieurs, suspendant leurs harpes aux saules du rivage, se sont arrêtés et ont pleuré. «Que pouvions-nous faire? disent-ils maintenant; illic stetimus et flevimus!»
D'autres se sont indignés et ont pris en haine leur tâche, beaucoup se sont endormis; les philosophes touchent leurs appointements et parodient en riant le mot de Mazarin: «L'Opéra ne chante pas, mais il paye.» L'orchestre seul donne beaucoup de peine à l'Opéra pour le réduire. La plupart de ses membres, étant des virtuoses de premier ordre, font partie du célèbre orchestre du Conservatoire; ils se trouvent ainsi naturellement en contact avec l'art le plus pur et un public d'élite; de là les idées qu'ils conservent et la résistance qu'ils opposent aux efforts qui tendent à les asservir. Mais, avec du temps et de mauvais ouvrages, il n'y a pas d'organisation musicale dont on ne parvienne à briser l'élan, à éteindre le feu, à détruire la vigueur, à ralentir la fière allure. «Ah! vous raillez mes chanteurs, leur dit souvent l'Opéra, vous vous moquez de mes partitions nouvelles, messieurs les habiles! Je saurai bien vous mettre à la raison, voici un ouvrage en une foule d'actes dont vous allez savourer les beautés. Trois répétitions générales suffiraient pour le monter, c'est du style d'antichambre, vous en ferez douze ou quinze; j'aime qu'on se hâte lentement. Vous le jouerez une dizaine de fois, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il n'attire plus personne, et nous passerons à un autre du même genre et d'un mérite égal. Ah! vous trouvez cela fade, commun, froid et plat! J'ai l'honneur de vous présenter un opéra plein de de galops et fait en poste, que vous voudrez bien étudier avec le même amour que le précédent, et dans quelque temps vous en aurez un autre d'un compositeur qui n'a jamais rien composé, et qui vous déplaira, je l'espère, bien davantage encore. Vous vous plaignez que les chanteurs sortent du ton et de la mesure; ils se plaignent, eux, de la rigueur de vos accompagnements; vous devrez, à l'avenir, assoupir votre rhythme, attendre sur n'importe quelle note qu'ils aient fini de gonfler leur son favori, et leur accorder des temps supplémentaires pour la respiration. Maintenant, voici un ballet qui doit durer de neuf heures jusqu'à minuit. Il faut de la grosse caisse partout; j'entends que vous luttiez contre elle et que vous vous fassiez entendre quand même. Morbleu! messieurs, il ne s'agit pas ici d'accompagnements, et je ne vous paye pas pour compter des pauses.» Et tant et tant, que le pauvre noble orchestre, je le crains bien, finira par tomber dans le chagrin, puis dans une somnolence maladive, de là dans le marasme et la langueur, et enfin dans le médiocre, ce gouffre où l'Opéra pousse tout ce qui lui est soumis.
Les chœurs sont élevés, eux, d'une autre façon; afin de n'avoir pas à leur appliquer le pénible système employé pour l'orchestre avec si peu de succès jusqu'à présent, l'Opéra cherche à remplacer ses anciens choristes par des choristes tout formés, c'est-à-dire tout médiocres. Mais ici il dépasse le but, car, au bout de très-peu de temps, ils deviennent pires et abandonnent ainsi la spécialité pour laquelle ils ont été engagés. De là les miraculeux charivaris qu'on entend fréquemment, dans les partitions de Meyerbeer surtout, et qui, seuls capables de tirer le public de sa léthargie, excitent ces cris de réprobation, ces gestes d'épouvante indignée dont l'effet n'est pas médiocre et devrait, au moins sous ce rapport, fortement déplaire à l'Opéra.
Et pourtant on l'a aujourd'hui complètement dompté, ce pauvre public, je vous l'ai déjà dit, on l'a maté; il est soumis, timide et doux comme un charmant enfant. Autrefois, on lui donnait des chefs-d'œuvre entiers, des opéras dont tous les morceaux étaient beaux, dont les récitatifs étaient vrais, admirables, les airs de danse ravissants; où rien ne brutalisait l'oreille, où la langue même était respectée, et il s'y ennuyait... On en vint alors aux grands moyens pour secouer sa somnolence, on lui donna des ut de poitrine de toute espèce, des grosses caisses, des tambours, des orgues, des musiques militaires, des trompettes antiques, des tubas grands comme des cheminées de locomotives, des cloches, des canons, des chevaux, des cardinaux sous un dais, des empereurs couverts d'or, des reines portant leur diadème, des pompes funèbres, des noces, des festins, et encore le dais, et toujours le fameux dais, le dais magnifique, le dais emplumé, empanaché et porté par quatre-z-officiers comme Malbrouck, des jongleurs, des patineurs, des enfants de chœur, des encensoirs, des ostensoirs, des croix, des bannières, des processions, des orgies de prêtres et de femmes nues, le bœuf Apis, une foule de veaux, des chouettes, des chauves-souris, les cinq cents diables de l'enfer, en veux-tu, en voilà, le tremblement général, la fin du monde... mêlés par-ci par-là de quelques fades cavatines et de beaucoup de claqueurs. Et le pauvre public, abasourdi au milieu d'un tel cataclysme, a fini par ouvrir de grands yeux, une bouche immense, par rester éveillé en effet, mais muet, se regardant comme vaincu, sans espoir de revanche, et obligé de donner sa démission.
Aussi à cette heure, éreinté, brisé, rompu, après une mêlée pareille, comme Sancho après le siège de Barataria, s'épanouit-il de bonheur aussitôt qu'on a l'air de vouloir lui procurer le moindre plaisir tranquille. Il boit avec délices un morceau de musique rafraîchissant, il s'en délecte, il l'aspire. Oui, on l'a maté à ce point, qu'il ne songe pas même à se plaindre du terrible régime auquel il a été mis. On lui servirait, en un festin, de la soupe au savon, des écrevisses vivantes, un rôti de corbeaux, une crème au gingembre, que si, parmi tant de ragoûts atroces, il trouvait seulement un pauvre petit morceau de sucre d'orge à sucer, il s'en délecterait et dirait en pourléchant ses lèvres: «Notre hôte est magnifique, bravo! je suis plus que content!» Maintenant, voici le bon côté de la chose: la soumission du public devenue évidente, comme elle l'est, ses erreurs de jugement n'étant plus à craindre, puisqu'il ne juge plus, les auteurs se sont décidés tous, dit-on, à risquer le paquet, et à ne plus produire que des chefs-d'œuvre.—Bonne idée! s'écrie Corsino, il y a longtemps que nous appelions ce coup d'État de tous—nos vœux! Néanmoins, ce serait dommage qu'on donnât trop de chefs-d'œuvre à l'Opéra; il faut espérer que les auteurs se montreront raisonnables et mettront de justes bornes à leur fécondité inspirée. On a déjà, dans ce théâtre, assez abîmé de belles partitions. Après les quatre ou cinq premières représentations, dès que l'influence de l'auteur n'agit plus directement sur ses interprètes, l'exécution va trop souvent du médiocre au pire, pour les œuvres soignées surtout. Ce n'est pas qu'en général on épargne le temps pour les apprendre; car voici comment on a procédé jusqu'ici, et comment on procède encore probablement à l'étude d'une composition nouvelle.
D'abord on n'y pense pas du tout; puis, quand on en est venu à reconnaître qu'il ne serait peut-être pas hors de propos d'y réfléchir un peu, on se repose; et on a raison. Diable! il ne faut pas s'exposer, par excès de travail, à un épuisement prématuré de l'intelligence! Par une série d'efforts ainsi sagement calculés, on arrive à annoncer une répétition. Ce jour-là, le directeur se lève de bonne heure, se rase de très-près, gourmande plusieurs fois ses domestiques sur leur lenteur, boit à la hâte une tasse de café, et... part pour la campagne. A cette répétition, plusieurs acteurs ont la bonté de se rendre; peu à peu il s'en réunit jusqu'à cinq. L'heure indiquée étant midi et demi, on cause fort tranquillement politique, industrie, chemins de fer, modes, bourse, danse, philosophie, jusqu'à deux heures. Alors, l'accompagnateur ose faire remarquer à ces messieurs et à ces dames qu'il attend depuis longtemps qu'on veuille bien ouvrir les rôles et en prendre connaissance. Sur cette observation, chacun se décide à demander le sien, le feuillette un instant, en secoue le sable en pestant contre les copistes, et on commence... à jaser un peu moins. «Mais, pour chanter, comment faire? Le premier morceau est un sextuor, et nous ne sommes que cinq! C'est-à-dire nous n'étions tout à l'heure que cinq, car L..... vient de sortir; son avoué l'a fait demander pour une affaire importante. Or, nous ne pouvons pas répéter un sextuor à quatre. Si nous remettions la partie à une autre fois?» Et tous de se retirer lentement comme ils sont venus. On ne peut répéter le lendemain, c'est un dimanche; ni le surlendemain, c'est un lundi, jour de représentation. On ne fait ordinairement rien à l'Opéra, ces jours-là; les acteurs même qui ne figurent pas dans la pièce qu'on donne le soir, se reposent de toutes leurs forces en songeant à la peine que vont avoir leurs camarades. A mardi donc! Une heure sonne; entrent les deux acteurs qui ont manqué à la première répétition; mais des autres aucun ne paraît. C'est trop juste; ils ont attendu le premier jour; les absents leur ont fait perdre leur temps, il est de leur dignité de leur rendre la pareille. A trois heures moins un quart, tout le monde y est, moins le second ténor et la première basse. Ces dames sont charmantes, d'une adorable humeur, et l'une d'elles propose, en conséquence, d'entamer le sextuor sans basse. «N'importe! nous verrons au moins ce que dit isolément notre partie?—Encore un instant, messieurs, dit l'accompagnateur, je cherche à comprendre... cet... accord, j'ai peine à distinguer les notes. Que voulez-vous! on ne peut accompagner une partition de vingt lignes à première vue.—Ah! vous ne savez pas ce qu'il y a dans la partition, et vous venez nous apprendre nos rôles, dit madame S..., qui a son franc parler. Mon cher, si vous vouliez bien l'étudier un peu chez vous avant de venir ici.—Comme vous n'en pourriez faire autant pour vos morceaux, n'étant pas lectrice, je ne puis, madame, vous adresser la même invitation.—Allons, point de personnalités!—Commençons donc!» s'écrie D... impatienté. Ritournelle, récitatif de D..., ensemble vocal sur l'accord de fa majeur. «Aye! aye! un la bémol! C'est toi, M..., qui es le coupable!—Moi! comment aurais-je fait un la bémol, puisque je n'ai pas ouvert la bouche? Je suis malade; je n'y tiens plus. Il faut que j'aille me coucher.—Bon! notre sextuor à quatre se trouve réduit à un trio, mais à un vrai trio, là, un trio à trois. C'est toujours quelque chose. Continuons: La Grèce doit enfin... La Grèce doit...—Ah! ah! ah! La graisse d'oie! Tu as volé celui-là à Odry! Fameux! Ah! ah! ah!—Mon Dieu, est-elle rieuse, cette madame S..., dit madame G... en rompant une aiguille dans le mouchoir qu'elle était occupée à broder.—Oh! nous autres, gens d'esprit, n'engendrons pas de mélancolie. Vous avez l'air piqué, madame. Il ne faut pas vous piquer pour un calembourg. Ah! ah! ah! Il y est encore, celui-là!—Bona sera a tutti! dit en se levant D... Mes petits agneaux, vous êtes délicieusement spirituels, mais trop studieux! Or, il est trois heures et quart; nous ne devons jamais répéter après trois heures. C'est aujourd'hui mardi; il est possible que je chante dans les Huguenots vendredi prochain: je dois donc me ménager. D'ailleurs, je suis enroué, et ce n'est que par excès de zèle que j'ai paru aujourd'hui à la répétition. Hum! hum!» Tout le monde part. Les huit ou dix autres séances ressemblent plus ou moins aux deux premières. Un mois se passe ainsi, après lequel on parvient à répéter à peu près sérieusement pendant une heure, trois fois par semaine; cela fait rigoureusement douze heures d'études par mois. Le directeur met toujours le plus grand soin à stimuler les artistes par son absence; et si un petit opéra en un acte, annoncé pour le 1er mai, peut enfin être représenté à la fin d'août, il n'aura pas tort de dire en se rengorgeant: «Oh! mon Dieu! c'est une bluette; nous avons monté cela en quarante-huit heures!»
Parlez-moi des directeurs de Londres pour employer le temps; c'est par les Anglais que l'art des études musicales accélérées a été porté à un degré de splendeur inconnu chez les autres peuples. Je ne puis faire d'éloge plus pompeux de la méthode qu'ils suivent qu'en la désignant comme l'inverse de celle adoptée à Paris. D'un côté de la Manche, pour apprendre et mettre en scène un opéra en cinq actes, il faut dix mois: de l'autre, il faut dix jours. A Londres, l'important pour le directeur d'un théâtre lyrique, c'est l'affiche. L'a-t-il couverte de noms célèbres, a-t-il annoncé des œuvres célèbres, ou déclaré célèbres des œuvres obscures de compositeurs célèbres, en appuyant de toutes les forces de la presse sur cette épithète..., le tour est fait. Mais, comme le public est insatiable de nouveautés, comme c'est la curiosité surtout qui le guide, il est nécessaire au joueur qui veut le gagner de battre les cartes très-souvent. Dès lors, il faut faire vite plutôt que bien, extraordinairement vite, dût-on pousser la célérité jusqu'à l'absurde. Le directeur sait que l'auditoire ne remarquera pas les défauts de l'exécution, s'ils sont adroitement déguisés; qu'il ne s'avisera jamais de découvrir les ravages produits dans une partition nouvelle par le défaut d'ensemble et l'incertitude des masses, par leur froideur, par les nuances manquées, les mouvements faux, les traits écorchés, les idées comprises à contre-sens. Il compte assez sur l'amour-propre des chanteurs à qui les rôles sont confiés pour être sûr que, mis en évidence comme ils le sont, ceux-là du moins feront des efforts surhumains pour paraître honorablement devant le public, malgré le peu de temps qui leur est accordé pour s'y préparer. C'est, en effet, ce qui arrive, et cela suffit. Néanmoins, il est des occasions où, en dépit de leur bonne volonté, les acteurs les plus zélés n'y peuvent parvenir. On se rappellera longtemps la première représentation du Prophète à Covent-Garden, où Mario resta court plus d'une fois, faute d'avoir eu le temps d'apprendre son rôle. Donc, on aurait beau dire, quand il s'agit de la première représentation d'un nouvel ouvrage: «Il n'est pas su, rien ne va, il faut encore trois semaines d'étude!—Trois semaines! dirait le directeur, vous n'aurez pas trois jours; vous le jouerez après-demain.—Mais, monsieur, il y a un grand morceau d'ensemble, le plus considérable de l'opéra, dont les choristes n'ont pas encore vu une note; ils ne peuvent pourtant pas le deviner, l'improviser en scène!—Alors, supprimez le morceau d'ensemble, il restera toujours assez de musique,—Monsieur, il y a un petit rôle qu'on a oublié de distribuer, et nous n'avons personne pour le remplir.—Donnez-le à madame X..., et qu'elle l'apprenne ce soir.—Madame X... est déjà chargée d'un autre rôle.—Eh bien, elle changera de costume, et elle en jouera deux. Croyez-vous que je vais entraver la marche de mon théâtre pour de pareilles raisons?—Monsieur, l'orchestre n'a pas encore pu répéter les airs de ballet.—Qu'il les joue sans répétition! Allons, qu'on me laisse tranquille. L'opéra nouveau est affiché pour après-demain; la salle est louée, tout est bien.»
Et c'est la crainte d'être distancés par leurs rivaux, jointe à la nécessité de couvrir chaque jour des frais énormes, qui cause chez les entrepreneurs cette fièvre, ce delirium furens, dont l'art et les artistes ont tant à souffrir. Un directeur de théâtre lyrique, à Londres, est un homme qui porta un baril de poudre sans pouvoir s'en débarrasser, et qu'on poursuit avec des torches allumées. Le malheureux fuit à toutes jambes, tombe, se relève, franchit ravins, palissades, ruisseaux et fondrières, renverse tout ce qu'il rencontre, et marcherait sur les corps de son père et de ses enfants s'ils lui faisaient obstacle.
Ce sont, je le reconnais, de tristes nécessités de position; mais ce qui est plus déplorable, c'est que cette précipitation brutale des théâtres anglais dans les préparatifs de toute exécution musicale, devienne une habitude, et soit transformée elle-même par quelques personnes en talent spécial digne d'admiration. «Nous avons monté cet opéra en quinze jours, dit-on d'une part.—Et nous en dix! réplique-t-on de l'autre.—Et vous avez fait de belle besogne!» dirait l'auteur, s'il était présent. Les exemples qu'on cite de certains succès de cette nature font, en outre, qu'on ne doute plus de rien, et que le dédain de toutes les qualités de l'exécution, qui seules peuvent la constituer bonne, le mépris même des nécessités de l'art, vont croissant. Pendant la courte existence du Grand-Opéra anglais à Drury-Lane, en 1848, le directeur, dont le répertoire se trouvait à sec, ne sachant à quel saint se vouer, dit un jour à son chef d'orchestre très-sérieusement: «Un seul parti me reste à prendre, c'est de donner Robert le Diable mercredi prochain. Nous devrons ainsi le monter en six jours!—Parfait! lui répondit-on, et nous nous reposerons le septième. Vous avez la traduction anglaise de cet opéra?—Non, mais elle sera faite en un tour de main.—La copie?—Non, mais...—Les costumes?—Pas davantage.—Les acteurs savent la musique de leurs rôles? les chœurs possèdent bien la leur?—Non! non! non! on ne sait rien, je n'ai rien, mais il le faut!» Et le chef d'orchestre garda son sérieux; il vit que le pauvre homme perdait la tête, on plutôt qu'il l'avait perdue: au moins, s'il n'eût perdu que cela! Une autre fois, l'idée étant venue à ce même directeur de mettre en scène Linda di Chamouni de Donizetti, dont il avait pourtant songé à se procurer la traduction, les acteurs et les chœurs ayant eu, par extraordinaire, le temps de faire les études nécessaires, on annonça une répétition générale. L'orchestre étant réuni, les acteurs et les choristes à leurs postes, on attendait.—Eh bien, pourquoi ne commencez-vous pas? dit le régisseur.—Je ne demande pas mieux que de commencer, répondit le chef d'orchestre, mais il n'y pas de musique sur les pupitres.—Comment! c'est incroyable! Je vais la faire apporter.» Il appelle le chef du bureau de copie: «Ah ça! placez donc la musique!—Quelle musique?...—Eh! mon Dieu, celle de Linda di Chamouni.—Mais je n'en ai pas. On ne m'a jamais donné l'ordre de copier les parties d'orchestre de cet ouvrage.» Là-dessus, les musiciens de se lever avec de grands éclats de rire, et de demander la permission de se retirer, puisqu'on avait négligé pour cet opéra de se procurer la musique seulement...—Pardon, messieurs, laissez-moi m'interrompre un instant. Ce récit m'oppresse, m'humilie, éveille en moi des tristesses... D'ailleurs, écoutez ce délicieux air de danse qui se trouve égaré dans le fatras de votre ballet italien...—Oh! oh! à nous! disent les violons en saisissant leur instrument, il faut jouer cela en maîtres; c'est magistral!» Et tout l'orchestre, en effet, exécute avec un ensemble, une expression, une délicatesse de nuances irréprochables, cet admirable andante où respire la voluptueuse poésie des féeries de l'Orient. A peine est-il fini que la plupart des musiciens se hâtent de quitter leur pupitre, laissant deux violons, une basse, les trombones et la grosse caisse fonctionner seuls, pour le reste du ballet. «Nous avions bien remarqué ce morceau, dit Winter, et nous comptions le jouer avec amour, c'est vous qui avez failli nous le faire manquer.—Mais d'où sort-il, de qui est-il, où l'avez-vous connu? me dit Corsino.—Il sort de Paris; je l'ai entendu dans le ballet de la Péri, dont la musique fut écrite par un artiste allemand, d'un mérite égal à sa modestie, et qui se nomme Burgmüller.—C'est bien beau! C'est d'une langueur divine!—Cela fait rêver des houris de Mahomet! Cette musique, messieurs, est celle de l'entrée de la Péri. Si vous l'entendiez avec la mise en scène pour laquelle l'auteur l'écrivit, vous l'admireriez plus encore. C'est tout simplement un chef-d'œuvre.» Les musiciens sans s'être entendus pour cela, s'approchent de leurs pupitres et écrivent au crayon, sur la page des parties d'orchestre où se trouve l'andante, le nom de Burgmüller.
Les directeurs de notre Opéra de Paris, parmi lesquels on a pu compter des gens d'intelligence et d'esprit, ont de tout temps été choisis parmi les hommes qui aimaient et connaissaient le moins la musique. Nous en avons eu même qui l'exécraient tout à fait. L'un d'eux m'a dit, parlant à ma personne, que toute partition âgée de vingt ans était bonne à brûler; que Beethoven fut un vieil imbécile, dont une poignée de fous affecte d'admirer les œuvres, mais qui, en réalité, ne fit jamais rien de supportable.
Les musiciens avec explosion:.....!.....!!...!!! (et autres exclamations qui ne s'écrivent point). Une musique bien faite, disait un autre, est celle qui dans un opéra ne gâte rien. Il n'est pas étonnant alors que de tels directeurs ne sachent comment s'y prendre pour faire marcher leur immense machine musicale, et qu'ils traitent en toute occasion si cavalièrement les compositeurs dont ils croient n'avoir pas ou n'avoir plus besoin. Spontini, dont les deux chefs-d'œuvre la Vestale et Cortez, ont suffi pour alimenter le répertoire de l'Opéra pendant vingt-cinq ans, fut, sur la fin de sa vie, mis véritablement à l'index dans ce théâtre, et ne put jamais parvenir à obtenir une audience du directeur. Rossini aurait le plaisir, s'il revenait en France, de voir sa partition de Guillaume Tell entièrement bouleversée et réduite d'un tiers. Pendant longtemps, on a joué à sa barbe la moitié du 4e acte de Moïse, pour servir de lever de rideau avant un ballet. De là cette charmante repartie qu'on lui attribue. Rencontrant un jour le directeur de l'Opéra, celui-ci l'aborde avec ces mots: «Eh bien, cher maître, nous jouons demain le 4e acte de votre Moïse.—Bah! tout entier?» réplique Rossini.
L'exécution et les mutilations qu'on inflige de temps en temps au Freyschutz à l'Opéra, causent un vrai scandale, sinon dans Paris, qui ne s'indigne de rien, au moins dans le reste de l'Europe où le chef-d'œuvre de Weber est admiré.
On sait avec quel insolent dédain, vers la fin du siècle dernier, Mozart fut traité par les grands hommes qui gouvernaient alors l'Académie royale de musique. Ayant éconduit au plus vite ce petit joueur de clavecin qui avait l'audace de leur proposer d'écrire pour leur théâtre, ils lui promirent pourtant, comme dédommagement et par faveur particulière, d'admettre un court morceau instrumental de sa composition dans l'un des concerts spirituels de l'Opéra et l'engagèrent à l'écrire. Mozart eut bientôt terminé son ouvrage et se hâta de le porter au directeur.
Quelques jours après, le concert où il devait être entendu étant affiché, Mozart, ne voyant point son nom sur le programme, revient tout inquiet à l'administration; on le fait attendre longuement, comme toujours, dans une antichambre, où, en fouillant par désœuvrement au milieu d'un monceau de paperasses entassées sur une table, il trouve... quoi? son manuscrit que le directeur avait jeté là. En apercevant son Mécène, Mozart se hâte de demander une explication du fait. «Votre petite symphonie? répond le directeur; oui, c'est cela. Il n'est plus temps maintenant de la donner au copiste, Je l'avais oubliée.»
Dix ou douze années plus tard, quand Mozart fut mort immortel, l'Opéra de Paris se crut obligé de représenter Don Juan et la Flûte enchantée, mais mutilés, salis, défigurés, travestis en pastiches infâmes, par des misérables dont il devrait être défendu de prononcer le nom. Tel est notre Opéra, tel il fut, et tel il sera.
DIXIÈME SOIRÉE
QUELQUES MOTS SUR L'ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE SES DÉFAUTS, SES MALHEURS ET SES CHAGRINS L'INSTITUTION DU TACK.—UNE VICTIME DU TACK.
On joue un opéra français, etc., etc.
En entrant à l'orchestre, après l'ouverture, je trouve les musiciens (le joueur de grosse caisse et les tambours exceptés) occupés à entendre la lecture d'une brochure qui excite leur hilarité. «Nous vous avons rendu morose hier, en vous mettant sur le chapitre des théâtres lyriques de Paris et de Londres, me dit Dimsky en me tendant la main; mais voici de quoi ranimer votre bonne humeur. Écoutez la plaisanterie critique que fait de l'état actuel de la musique en France, un de vos compatriotes qui ne se nomme pas. Ses idées ressemblent aux vôtres et viennent à l'appui de tout ce que vous nous avez déjà dit sur le même sujet. Recommence ta lecture, Winter.—Non, notre auditeur se moquerait de mon accent anglais.—De ton accent américain, veux-tu dire, Yankee!—Lis donc, toi, Corsino.—J'ai l'accent italien.—Toi, Kleiner.—J'ai l'accent allemand; lis toi-même, Dimsky.—J'ai l'accent polonais.—Allons; je vois que c'est une conspiration pour me faire lire la brochure, sous prétexte que je suis Français. Donnez.»
Winter me tend l'opuscule, et, pendant l'exécution d'un long trio chanté comme il mérite de l'être, je lis ce qui suit.
QUELQUES MOTS SUR L'ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE, SES DÉFAUTS, SES MALHEURS ET SES CHAGRINS
Le moment est peu favorable, on le sait, au mouvement des arts; aussi la musique ne se meut-elle guère, elle dort! on la dirait morte, n'étaient les mouvements fébriles de ses mains, qui s'ouvrent toutes grandes et se referment convulsivement pendant son sommeil, comme si elles avaient à saisir quelque chose. Puis elle rêve et parle tout haut en rêvant. Son cerveau est plein de visions étranges; elle interpelle le ministre de l'intérieur; elle menace, elle se plaint. «Donnez-moi de l'argent, crie-t-elle d'une voix sourde et gutturale, donnez-moi beaucoup d'argent, ou je ferme mes théâtres, ou je donne un congé illimité à mes chanteurs; et, ma foi! Paris, la France, l'Europe, le monde et le gouvernement s'arrangeront ensuite comme ils pourront. Le public payant ne vient pas chez moi, est-ce ma faute? Il ne veut même plus venir sans payer, est-ce ma faute? Et si je n'ai pas d'argent pour le faire venir en le payant, est-ce ma faute? Ah! si j'en avais pour acheter les auditeurs, vous verriez la foule qu'il y aurait à mes fêtes, et comme le commerce et les arts refleuriraient, et comme l'univers renaîtrait à la joie et à la santé, et comme nous pourrions nous moquer ensemble de ces insolents virtuoses, de ces orgueilleux compositeurs, qui prétendent que je n'ai rien d'artiste ni de musical et que mon titre n'est qu'un mensonge.» Mais bah! le ministre se moque de ses menaces comme de ses plaintes; il renfonce aux profondeurs de sa poche les plus inconnues la clef de son coffre-fort, et répond tranquillement avec un terrible bon sens: «Oui, j'apprécie tes raisons, ma pauvre Musique, tu voudrais être indemnisée de tes pertes, à la condition que, si jamais tu fais des bénéfices, tu les garderas. Voilà un système commode, excellent, délicieux pour toi; je l'admire, mais je m'abstiens de le mettre en pratique. Ces propositions-là se font à des brigands de monarques, à des scélérats d'empereurs, à d'affreux souverains absolus roulant sur l'or, gorgés des sueurs du peuple, non aux ministres d'une jeune république, affectée en naissant de certains vices de constitution qui l'obligent à se préoccuper avant tout de sa petite santé. Et dans nos temps de choléra les médecins sont chers. D'ailleurs, ces chefs des gouvernements sans liberté, sans égalité et sans paternité, ces rois eux-mêmes, puisqu'il faut les appeler par leur nom, ne se rendraient pas sans doute aux premiers mots de ton irrévérencieuse sommation. La plupart de ces fainéants ont consacré beaucoup de temps aux arts et à la littérature, quelques-uns te connaissent, ma vieille Musique, et ne feraient grâce à aucun de tes défauts. Ils seraient capables de te dire: Si les gens de la bonne compagnie s'éloignent de vous, mademoiselle, c'est que vous fréquentez trop les gens de la mauvaise. Si votre bourse est vide, c'est que vous dépensez trop en colifichets, en parures d'un goût douteux, en oripaux, clinquants de toute espèce, coûteuses inutilités qui conviennent aux danseuses de corde seulement. Si vos affaires, aujourd'hui, vont mal, si vos entreprises échouent, si l'on se moque de vous, si vous vous ruinez, ne vous en prenez qu'aux détestables conseils que vous écoutez, et à votre obstination à repousser les avertissements sensés que le hasard parfois fait parvenir jusqu'à votre oreille. D'ailleurs, où avez-vous pris vos conseillers, vos économes, vos directeurs de conscience? Sotte que vous êtes! n'est-il pas évident que ceux qui vous entourent sont vos plus cruels ennemis? Les uns, qui n'aiment rien au monde, vous haïssent d'autant plus qu'ils sont forcés d'avoir l'air de vous aimer; les autres vous détestent parce qu'ils ne connaissent rien de ce qui vous concerne, et qu'ils sentent intérieurement l'immense ridicule dont ils se couvrent en remplissant des fonctions auxquelles ils sont si complétement impropres; d'autres enfin, qui vous adoraient autrefois, vous haïssent et vous méprisent maintenant, parce qu'ils vous connaissent trop. Fi! vous êtes une prostituée sans esprit! une vraie fille d'Opéra, une fille d'affaires, comme disait Voltaire, mais sans entente des affaires pourtant; absurde dans le choix de ses intendants, et d'une confiance en eux voisine de la stupidité. Que diriez-vous si un État comme l'Angleterre, par exemple, allait confier le commandement de son armée navale à un danseur parisien qui n'a jamais vu manœuvrer que les toiles et les cordages d'un théâtre, ou à un paysan bourguignon incapable de diriger une toue sur la Saône?... Assez! assez! ne nous approchez pas; vos sollicitations nous obsèdent; si vous étiez ce que vous devriez être, sensible, intelligente, passionnée, dévouée, enthousiaste, fière et courageuse; si vous aviez remis énergiquement tous ces gens-là à leur place et mieux gardé la vôtre; si vous aviez conservé quelque chose de votre extraction noble; si la princesse se révélait encore en vous, les rois pourraient vous venir en aide, vous recueillir à leur cour; mais ce n'est pas chez eux qu'est l'asile destiné aux créatures de votre espèce. Vous n'avez déjà plus la séduction des charmes vulgaires. Pâle et ridée, vous en êtes venue à vous peindre le visage en bleu, en blanc et en rouge, comme une sauvagesse. Bientôt, vous vous barbouillerez de noir les paupières et vous porterez des anneaux d'or au nez. Votre talent a subi la même métamorphose. Vous ne vocalisez plus, vous vociférez. Qu'est-ce que ces manières de pousser la voix sur chaque note, de s'arrêter en hurlant sur l'avant-dernier temps de chaque période mélodique, quels que soient la syllabe sur laquelle il repose, le sens du morceau, le mouvement imprimé à l'ensemble et l'intention de l'auteur? Qu'est-ce que ces libertés que vous prenez avec les plus beaux textes, en supprimant les notes hautes et les notes basses, pour forcer toute mélodie à rouler sur les cinq ou six sons du médium de votre voix, sons que vous gonflez alors à perdre haleine, et qui font ressembler le chant et la mélodie actuels aux lamentables chansons des rôdeurs de barrières, aux clameurs avinées des Orphées de cabaret! Dites-moi où vous avez appris, triple sotte, qu'il vous fût loisible de hacher une mélodie et de faire des vers de quatorze pieds en supprimant les élisions pour respirer plus souvent. Quelle langue parlez-vous? est-ce l'auvergnat ou le bas-breton? Les gens de Clermont et de Quimper s'en défendent. Vous êtes donc atteinte d'une phtisie au troisième degré, qu'il vous faille toujours et partout prendre des temps pour faire sortir de votre poitrine la moindre succession mélodique de quelque rapidité, d'où résulte ce continuel retard dans les entrées et dans l'attaque du son qui détruit toute régularité, tout aplomb, qui asphyxie douloureusement vos auditeurs, et qui, contrastant avec la précision des instruments de l'orchestre, amène dans les morceaux d'ensemble cet affreux tohubohu de rhythmes divers que font entendre les montres malades mises à l'hôpital chez les horlogers. Vous êtes donc bien peu soucieuse de cet accord si indispensable entre les instruments et les voix, malheureuse Muse dégénérée, que, dans vos opéras, pour faire plaisir à vos metteurs en scène qui se moquent de vous, vous laissiez placer vos choristes à une distance de l'orchestre qui les met dans l'impossibilité de s'accorder rhythmiquement avec lui? Où avez-vous la tête quand vous prétendez faire marcher ensemble les quatre parties d'un quatuor dont les dessus sont sur l'avant-scène, les basses au post-scénium, à quarante pas de là, pendant que les altos et les ténors, cachés par les portants des coulisses, ne peuvent, grâce aux processions et aux groupes dansants qui les environnent, apercevoir à l'horizon de la rampe le moindre bout de l'archet conducteur? Mais dire que vous prétendez établir l'ensemble d'un quatuor ainsi disposé, c'est vous flatter étrangement. Vous n'y prétendez en aucune façon. Les gâchis odieux, les cacophonies qui en résultent, vous trouvent fort indifférente, au contraire, et vous vous inquiétez peu de pareilles niaiseries. Pourtant, cette insouciance révolte bien des gens, et le nombre de ces révoltés, grossi de tous les mécontents que vous ennuyez seulement, a fini par constituer le formidable public qui prend l'habitude de ne pas mettre les pieds chez vous. Nous ne vous parlons là que de vos méfaits dans les théâtres: il serait trop long de remettre sous vos yeux tout ce que vous pratiquez ailleurs. Allez, vous nous faîtes pitié, mais nous gardons notre or pour de plus dignes. Eh quoi! des menaces!... La déplaisante folle!... Eh! partez! qui vous retient? En votre absence, nos États n'en iront pas plus mal. Nous vous regretterons?... Non, vous êtes, ma mie,
Un peu trop forte en gueule et trop impertinente.
Voilà l'aimable compliment avec lequel, malheureuse Muse, ils pourraient bien te mettre à la porte, ces impitoyables souverains. Nous autres républicains, à l'épreuve de l'air patriotique et accoutumés à entendre chanter faux, nous te serons moins rudes. Nous ne te forcerons point à quitter la belle France, et tu seras libre d'y mourir de ta mort naturelle quand tu n'auras plus ni feu ni lieu.—La Musique ouvrant les yeux et pleurant: «Oui, je mourrai, et d'une mort lente et ignominieuse, je n'en doute plus. Vous avez cru que je dormais, je n'ai que trop bien entendu les horribles choses que vous venez de m'adresser. Et pourtant est-il humain à vous, monsieur le ministre, est-il même juste de me reprocher les accointances auxquelles je suis condamnée, les faux amis que je fréquente forcément, et qui, de plus, me traitant en esclave, me donnent des ordres révoltants et m'imposent leurs plus folles volontés? Est-ce moi qui me suis donné ces terribles associés? sont-ils de mon choix, ou de celui de vos prédécesseurs qui m'ont livrée à eux enchaînée et sans défense? Vous ne l'ignorez pas; de ce côté-là au moins, je suis innocente. Je sais que mes menaces de clôture sont ridicules; c'est par habitude que je les répétais tout à l'heure. Hélas! Je ne l'ai que trop appris dernièrement! j'ai fermé mes théâtres sous prétexte de réparations, et les Parisiens s'en sont inquiétés comme des réparations qu'on ferait à la grande muraille de la Chine. Vous me reprochez mes excès vocaux; vous avez raison, je le sens en mon âme, mais je ne vis depuis dix ans en Italie que par eux. En France, où le public des théâtres se fait représenter par des gens à gages placés au centre du parterre, je ne puis exister qu'en flattant ces gens-là, et ces débauches de chant les ravissent. Si je n'excite pas leurs applaudissements, je n'en obtiens pas d'autres; on dit alors que je n'ai pas de succès; on en conclut que je n'ai pas de talent; le public, qui l'entend dire, le croit et ne vient pas chez moi: de là ma misère et mon désespoir! Oh! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, monsieur le ministre, ce que c'est que de crier dans le désert.
»Un auditoire chèrement payé par la nation vous est assuré pour vos moindres discours, et je serais bien heureuse d'avoir ce qui vous reste aux jours des plus maigres assemblées de représentants. Au moins, là, si vous êtes souvent interrompu, interpellé, injurié même, c'est la preuve qu'on vous écoute d'une manière plus ou moins tumultueuse, et qu'on se passionne pour ou contre vos idées; c'est la douleur souvent, mais c'est la vie. Dans mes théâtres, j'ai le cœur broyé par ce dédain suprême, par cette indifférence outrageante d'un public préoccupé de tout, excepté de moi; qui se croît blasé, et qui n'a jamais rien senti; qui sait tout, comme les marquis de Molière, sans avoir rien appris, d'un public habile à railler seulement, et qui ne daigne jamais siffler mes incartades, parce que cela lui paraît de mauvais goût, ou lui donne trop de peine, ou peut-être, et j'en frémis, parce qu'il ne les remarque pas. Vous allez me dire, je le sais, que toutes ces raisons sont insuffisantes à justifier les vices honteux auxquels je reconnais m'être livrée; vous citerez un aphorisme célèbre du plus grand des poëtes, et vous me répéterez avec lui qu'il vaut mieux mériter le suffrage d'un seul homme de goût que d'exciter par des moyens indignes de l'art les applaudissements d'une salle pleine de spectateurs vulgaires. Hélas! le poëte a mis cette noble phrase dans la bouche d'un jeune prince à qui les atteintes de la faim, du froid, de la misère étaient inconnues; et je répondrai comme lui eussent sans doute répondu, s'ils l'eussent osé, les comédiens auxquels il donnait ses conseils: Qui plus que moi souffre de l'avilissement où je me vois réduite! Mais les nécessités de la vie me l'imposent impérieusement, et je ne pourrais pas même obtenir le suffrage d'un seul homme de goût si je n'existais pas. Faites que ma vie soit assurée sans être même brillante comme l'était celle du prince danois, et je penserai comme lui, et je mettrai en pratique ses leçons excellentes. Il y a en Europe, monsieur le ministre, des États où je suis libre, sinon protégée. En France, au contraire, si l'on fait des sacrifices d'argent plus ou moins insuffisants pour quelques-uns de mes théâtres, on semble prendre à tâche de paralyser les efforts les plus désintéressés que je tente en dehors des formes dramatiques. Au lieu de m'aider, on m'entrave de mille manières, on me bâillonne, on m'oppose des préjugés dignes du moyen âge. Ici, c'est le clergé qui m'empêche de chanter dans les temples les louanges de Dieu, en interdisant aux femmes de prendre part à mes plus graves manifestations; ailleurs, c'est la municipalité de Paris qui fait donner aux enfants et aux jeunes hommes de la classe ouvrière une éducation musicale, à la condition expresse qu'ils n'en feront aucun usage. Ils apprennent pour apprendre, et non pour employer ce qu'ils savent quand ils sont parvenus à savoir: comme les ouvriers des premiers ateliers nationaux à qui on faisait creuser des trous dans le sol, en extraire la terre et la rapporter le lendemain, pour combler les trous par eux creusés la veille. Puis, quand je fais un appel au public pour l'exhibition de quelque ouvrage longuement médité, écrit à l'intention seulement de ce petit nombre d'hommes de goût dont parle le poëte, sans aucune arrière-pensée industrielle, et uniquement pour produire au grand jour ce qui me paraît beau, on me dépouille au nom de la loi, on me frappe d'une taxe exorbitante, on me tue à moitié en me jetant, comme une infernale raillerie, ces mots impies: «Vous auriez tort de vous plaindre, car la loi nous autorise à vous tuer tout à fait.» Oui, sur des recettes destinées à couvrir à grand'peine les dépenses que je fais en pareil cas, on vient prélever le huitième brut, quand on pourrait légalement prélever le quart. On a le droit de me casser les deux jambes, on ne m'en casse qu'une, je dois me montrer reconnaissante. Tout cela est vrai, monsieur le ministre, je n'exagère rien. A l'avénement de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, je crus un instant à mon émancipation; je m'abusais. Quand l'heure de la délivrance des nègres sonna, je me laissai aller à un nouvel espoir; je m'abusais encore. Il est décidé qu'en France, sous la monarchie comme sous la république, je dois être une esclave soumise à la corvée. Quand j'ai travaillé sept jours, je ne puis me reposer le huitième, puisque ce huitième je le dois au fermier, mon maître, qui pourrait même m'en demander un de plus. On n'a jamais songé à dire aux savetiers: «Vous venez de faire huit paires de souliers, vous en devez deux à l'État, qui veut bien ne vous en prendre qu'une.» Pourquoi, monsieur le ministre, l'art musical n'est-il pas l'égal de l'art du savetier? Qu'ai-je fait à la France, moi, la Musique? En quoi l'ai-je offensée? comment ai-je mérité de sa part une oppression si dure et si persistante? Ce qui rend cette oppression plus dure et plus inexplicable encore, c'est que la France, aux yeux du reste de l'Europe, passe pour m'entourer de soins et d'affection. Elle a fondé, en effet, des institutions, telles que notre beau Conservatoire et le prix annuel de composition décerné par l'Académie des beaux-arts, qui produisent incessamment pour moi des disciples zélés, sinon des prophètes; mais à peine leur éducation est-elle ébauchée, à peine le sentiment du beau a-t-il de son crépuscule illuminé leurs âmes, que d'autres institutions contraires viennent réduire ces heureux résultats au néant, et donner ainsi aux bienfaits que je reçois l'air d'une mystification atroce.
»Charlet, le peintre humoriste, y songeait sans doute, quand il fit son charmant dessein des Hussards en maraude. On y voit deux hussards à la porte d'un poulailler: l'un tient un sac de chènevis, dont il répand le contenu devant l'étroite porte, en disant d'une voix flûtée: «Petits! petits!» l'autre, armé de son sabre, abat la tête des malheureux volatiles, au fur et à mesure qu'ils s'y présentent. Revoyez cette lithographie, monsieur le ministre, et méditez quelques instants sur le sens de l'allégorie. Hélas! il n'est que trop clair. Les grains de chènevis sont les prix du Conservatoire et de l'Académie; les coups de sabre, vous savez qui les donne, et mes enfants sont les dindons qui se laissent ainsi décapiter; mais, fussent-ils des aigles, ils n'en périraient pas moins.»
Le ministre ému: «Mon enfant, tu as peut-être raison; j'ignorais la plupart des détails que tu viens de me donner. J'y réfléchirai, et je tâcherai que tu sois au moins l'égale des savetiers à l'avenir. Ceci me paraît de toute justice, mais ne se rattache qu'au côté matériel de la question. Quant à l'autre, quant au côté moral, esthétique, comme disent tes chers Allemands, n'oublie pas ceci: le temps viendra peut-être où de folles volontés, où d'absurdes caprices ne te seront plus imposés; où tes intendants comprendront réellement tes intérêts et s'attacheront à leur défense; où tes directeurs de conscience ne t'infligeront plus de pénitences humiliantes et ridicules; où tu ne seras plus forcée de cohabiter avec tes mortels ennemis; où des gens à gages ne feront plus dans tes théâtres l'office du public; où ce public que tu décourages et dégoûtes peut-être aujourd'hui, te témoignera une sympathie chaleureuse; mais, en attendant, change d'allures, de société autant que tu pourras, de manières et de langage tout à fait. N'oublie pas que c'est une erreur grossière de croire les efforts disgracieux, les cris, les violences, le désordre rhythmique, le vague de la forme, l'incorrection du dessin, les outrages à l'expression et à la langue, l'abus des ornements, le fracas, la boursouflure ou la mignardise, seuls capables d'émouvoir une salle pleine même de spectateurs vulgaires. Ceux-là sont fréquemment entraînés, il est vrai, par des moyens que réprouvent le bon sens et le goût, mais ils ne résistent guère non plus à l'influence d'une inspiration véritable, quand elle se manifeste simplement, avec grandeur et énergie; ils ne t'en voudront pas trop d'être sublime. Peut-être, désappointés le premier jour, étonnés le second, charmés le troisième, ils finiront bientôt par t'en savoir un gré infini. N'avons-nous pas vu déjà, ne le voyons-nous pas même encore dans de trop rares occasions, ce public qui, après tout, n'est pas composé exclusivement de ces spectateurs tant méprisés par le poëte, applaudir de toutes ses forces et de tout son cœur des œuvres vraiment belles, des virtuoses d'un merveilleux talent? Non, de ce côté, tu n'as rien à craindre; l'éducation des habitués de tes théâtres est maintenant assez avancée; ne te contrains point, sois sublime et je réponds de tout. Tu m'engages à méditer sur un ingénieux dessin de Charlet; je te recommande, moi, la fable du Charretier embourbé de la Fontaine. Relis-en la fin surtout:
«Hercule veut qu'on se remue,
Puis il aide les gens. Regarde d'où provient
L'achoppement qui te retient;
Ote d'autour de chaque roue
Ce malheureux mortier, cette maudite boue
Qui, jusqu'à l'essieu, les enduit.
Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit,
Comble-moi cette ornière. As-tu fait?—Oui, dit l'homme.—
Or bien je vais t'aider, dit la voix; prends ton fouet.—
Je l'ai pris... Qu'est ceci? mon char marche à souhait!
Hercule en soit loué!» Lors la voix: «Tu vois comme
Tes chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi, le ciel t'aidera.»
«Eh bien, qu'en dites-vous? me dit Winter en riant.» Je dis que la brochure, si pleine de bouffonnes et tristes vérités qu'elle soit, n'aura pas produit à Paris plus d'effet que mes révélations de la nuit dernière n'en produiraient, si elles étaient imprimées. A Paris, on laisse tout dire, parce qu'on peut ne tenir compte de rien. La critique passe, l'abus reste. Les mots piquants, les raisons, les justes plaintes, glissent sur l'esprit des gens comme des gouttes d'eau sur les plumes d'un canard....
«Eh! messieurs, qu'a donc votre cappel meister à frapper de la sorte sur son pupitre?—Le ténor voudrait ralentir le mouvement de ce duo, et lui ne le veut pas. Il a du bon, notre chef.—Je m'en aperçois. Mais savez-vous que ces coups de bâton qu'il donne épisodiquement ce soir, sont d'un usage continuel à l'Opéra de Paris?—Bah?—Oui. Et leur effet est d'autant plus désastreux que les chefs d'orchestre frappent, non sur leur pupitre, mais sur le haut de la carapace du souffleur placée au-devant d'eux, ce qui donne à chaque coup bien plus de sonorité et tourmente horriblement le malheureux souffleur. Il y en a même un qui est mort des suites de ce supplice.—Vous plaisantez!—Non pas. Habeneck, il y a quelque vingt ans, ayant remarqué que les gens de la scène prêtaient peu d'attention à ses mouvements, ne les regardaient même presque jamais, et, par suite, manquaient fort souvent leurs entrées, imagina, faute de pouvoir parler à leurs yeux, d'avertir leur oreille en frappant, avec le bout de l'archet dont il se servait pour conduire, ce petit coup de bois sur bois: Tack! qui se distingue au milieu de toutes les rumeurs plus ou moins harmonieuses des autres instruments. Ce temps précédant le temps du début de la phrase, est devenu maintenant le plus impérieux besoin de tous les exécutants du théâtre. C'est lui qui avertit chacun de commencer, qui indique même les principaux effets qu'il s'agit de produire, et jusqu'aux nuances de l'exécution. S'agit-il des soprani, tack! à vous, mesdames! Les ténors ont-ils à reprendre le même thème deux mesures après, tack! à vous messieurs! Les enfants, rangés sur le milieu de la scène, ont-ils à entonner un hymne, tack! allons, enfants! Faut-il demander à un chanteur ou à une cantatrice de la chaleur, tack! de la sensibilité, tack! de la rêverie, tack! de l'esprit, tack! de la précision, de la verve, tack! tack! Le premier danseur n'oserait prendre son vol pour un écho sans le tack! La première danseuse ne se sentirait ni jarret, ni ballon, son sourire aurait l'air d'une grimace sans le tack. Tout le monde attend ce joli petit signal; sans lui, rien ne pourrait aujourd'hui se mouvoir ni se faire entendre sur la scène; chanteurs et danseurs y resteraient silencieux et immobiles, comme la cour de la Belle au bois dormant. Or, ceci est fort désagréable à l'auditoire et peu digne d'un établissement qui aspire à un rang élevé parmi les institutions musicales et chorégraphiques de l'Europe. Ceci, en outre, a causé la mort d'un excellent homme; en conséquence on n'en démordra point.
UNE VICTIME DU TACK
NOUVELLE D'AVANT-SCÈNE
La victime du tack s'appelait Moreau. Cet honnête souffleur remplissait avec une exactitude exemplaire et une parfaite tranquillité d'esprit ses fonctions plus difficiles qu'on ne pense, quand Habeneck, pour suppléer à l'insuffisance des signes télégraphiques, inventa le signe téléphonique dont il est question.
Le jour où, enivré de sa découverte, il en fit usage pour la première fois, Moreau qui, à chaque coup du savant archet, rebondissait dans son antre, fut plus surpris que fâché. Il supposa qu'une série d'accidents de l'exécution avaient excité chez Habeneck une impatience, dont la manifestation insolite le faisait souffrir, et que c'était là seulement un désagrément momentané que lui, souffleur, devait supporter sans se plaindre. Mais, aux représentations suivantes, le tack continua; il redoubla même, tant l'inventeur était charmé de son efficacité. Chaque coup ébranlait le crâne du malheureux qui, blotti dons son gîte, sautant de droite et de gauche, avançant la tête, la reculant, se tordant le cou, s'interrompait au milieu de ses périodes, comme un merle chantant qui reçoit un coup de fusil.
Mon fils! tu ne l'es plus; va, ma haine est trop (tack!)...
Dans mon âme ulcérée, oui, la (tack!) nature est (tack!)...
D'Étéocle et de toi tous les droits sont (tack!)...
Ainsi de suite. Le pauvre homme souffrit toute la soirée un martyre qui ne se décrit point, mais que les personnes affligées comme lui d'une organisation nerveuse, comprennent à merveille. Il n'eut garde d'en parler; telle était la crainte qu'inspirait Habeneck. Reconnaissant alors pourtant qu'il ne s'agissait pas là d'un caprice, d'une fantaisie, d'un accès de mauvaise humeur, mais d'une institution nouvelle fondée à l'Opéra. Moreau sentit que le sang-froid, la présence d'esprit, l'attention indispensables pour la tâche qu'il avait à remplir, lui deviendraient impossibles sous la menace permanente de cet archet de Damoclès. Il alla trouver le machiniste, et, après lui avoir conté sa peine: «Si tu ne trouves pas un moyen de me garantir de ce tack infernal, lui dit-il, je suis un homme perdu; il retentit jusque dans la moelle de mes os, il me trépane, il me décroche le cervelet!—Ah diable! c'est ma foi vrai, répond le machiniste, il est impossible que tu y tiennes. Attends! il me vient une idée; apporte-moi ton couvercle.» Moreau enlève le toit de son réduit, le porte dans le cabinet du machiniste, et tous les deux, après avoir soigneusement fermé leur porte, se mettent à le tamponner, à le rembourrer, à le matelasser avec force coussinets gonflés de laine, à le rendre enfin sourd comme un édredon. Voilà notre souffleur rassuré, réconforté, ravi, qui rentre chez lui et dort tout d'un somme jusqu'au lendemain; ce qui depuis longtemps ne lui était arrivé. Le soir de la représentation suivante, il revient au théâtre avec un calme où l'on ne pouvait voir qu'une douce satisfaction exempte d'ironie. C'était un homme si bon, si inoffensif que ce pauvre Moreau!
On jouait ce soir-là Robert le Diable. Cet opéra, récemment monté, était alors admirablement exécuté; le chef d'orchestre, en conséquence, n'était point obligé de recourir si souvent au moyen nouveau contre lequel le souffleur venait de se mettre en garde. Habeneck, pendant toute la première moitié du premier acte, reste donc chef d'orchestre pour les yeux seulement. Moreau respirait et soufflait avec une verve et un bonheur incomparables; il en était même venu à regretter ses précautions, qu'il commençait à trouver calomnieuses, quand, au milieu de la scène du jeu, les choristes n'étant pas partis à temps, Habeneck étend le bras, et frappe un coup violent sur le toit rembourré de la maisonnette: Pouf! plus de son, plus de tack, rien. Moreau sourit doucement, et continue à dicter leurs paroles aux choristes distraits:
Nous le tenons! nous le tenons!
Mais Habeneck, étonné, redoublant: Pouf! «Qu'est ceci? dit-il. La planche ne résonne plus! le drôle aurait-il fait rembourrer sa carapace? Ah malheureux! tu me la donnes belle! nous allons voir beau jeu.» Et, se penchant de côté, il frappe sur la paroi latérale de l'étui de Moreau, que l'imprudent avait négligé de matelasser, et qui rend aussitôt un tack plus clair, plus net, plus triomphant que ne rendit jamais la paroi supérieure, et d'autant plus terrible pour le souffleur que les coups tombaient directement contre son oreille. Habeneck, avec un sourire de Méphistophélès, se vengea de sa déconvenue d'un instant en redoublant d'énergie toute la soirée, et fit subir à sa victime un supplice auprès duquel celui de la goutte d'eau des Persans ne doit être qu'un enfantillage. Bien plus, la représentation terminée, et sans avoir l'air de comprendre l'intention qu'avait eue le souffleur en faisant tapisser son appartement, il enjoignit tranquillement au machiniste d'ôter à la carapace sa doublure, et de remettre la chose dans son premier état.
Moreau comprit alors que toute résistance était désormais inutile, et qu'il assistait aux commencements de sa fin. Il rentra chez lui, si résigné, qu'il dormit encore. Mais ce fut son avant-dernier sommeil. A partir de ce jour, le tack redoubla, par-dessus, par côté, par devant, par derrière; le bourreau ne voulut laisser aucun point invulnéré. Moreau énervé, brisé, stupéfié, cessa bientôt de s'agiter; il compta les tack, non en Mucius Scevola, qui tient sans tressaillements sa main dans la flamme, mais en soldat autrichien recevant sur le torse son cent douzième coup de bâton. Habeneck resta le maître, l'institution du tack, un moment ébranlée, se consolida. Dès lors, Moreau devint triste, taciturne; ses cheveux, de blonds qu'ils étaient, devinrent blancs; peu après, ils tombèrent. Avec les cheveux la mémoire disparut, la vue s'affaiblit. Alors, le souffleur en vint à commettre des fautes énormes. Le jour de la reprise d'Iphigénie en Aulide, au lieu de souffler: «Que de grâces! que de majesté!» il s'écria:
«Grâce! que de cruauté!» Dans un autre ouvrage, au lieu de «Bonheur suprême!» il laissa échapper: «Douleur extrême!» et, depuis ce lapsus, de mauvais plaisants sans cœur l'appelèrent le souffle-douleur de l'Opéra. Puis il tomba malade, il cessa de parler. Nul médecin ne put obtenir de lui l'aveu de ce qu'il ressentait. On le voyait seulement, pendant ses longs assoupissements, faire par intervalles un petit soubresaut de la tête, comme s'il eût reçu un coup sur l'occiput. Enfin, un soir, après avoir été parfaitement calme pendant quelques heures, quand ses amis commençaient à croire à une amélioration dans son état, il fit encore une fois le petit soubresaut dont je viens de parler, et, prononçant d'une voix douce ce seul mot: Tack! il expira.
. . . . . . . . Long silence . . . . . . . .
On soupire.... Puis on entend ces exclamations (Winter): «Poor Wretch!—(Corsino) Ohi me! povero!—(Dimsky) Pauvre diable!—(Kleiner Jeune) Voilà une vexation!» Le chef d'orchestre, ce mauvais cœur, qui en écoutant mon funeste récit n'a pu contenir plusieurs accès d'un rire silencieux, décélés par les bonds précipités de son abdomen, reprend un air grave et nous dit en descendant de son estrade: «Silence, messieurs, la pièce est finie.»
ONZIÈME SOIRÉE
Les musiciens sont venus à l'orchestre en habit noir et en cravate blanche. On remarque sur leur visage une sorte d'exaltation inaccoutumée. L'admiration et le respect sont dans tous les cœurs. L'exécution de l'orchestre est admirable.
Personne ne parle.
Après le finale du second acte: «Tu pleures, toi! dit à Corsino le premier trombone; quant à moi, j'ai cru ne pouvoir achever ma partie, un mouvement nerveux agitait mes lèvres, et, à la fin du morceau, j'avais peine à donner un son.—Foudres du ciel! quelle musique! s'écrie à son tour un des contre-bassistes! voyez, mes genoux tremblent; je suis heureux d'avoir pu m'asseoir; sans cela, je n'eusse pas fait une note de la coda.»
Le troisième acte s'exécute avec la religieuse ferveur qu'on a mise à l'exécution des deux premiers. Le chef d'orchestre, qui a été parfait d'intelligence, de précision et de verve, mord son mouchoir à belles dents pour contenir son émotion. Il descend de son pupitre le visage enflammé, et me serre la main en passant.
DOUZIÈME SOIRÉE
LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.
Nouvelle vraie.
On joue un opéra italien, etc., etc.
Tout le monde parle à l'orchestre. Corsino surtout a le verbe très-haut; il gesticule, il s'agite. «Eh bien, me dit-il, nous avons été rudement secoués hier soir! J'ai pourtant entendu parler à Paris d'un Français plus impressionnable encore que nous ne le sommes et qui adora la Vestale jusqu'à se tuer pour elle. Ceci est une histoire, non un conte, et prouve que l'enthousiasme musical est une passion comme l'amour. Il faut que je vous dise cela.—Volontiers!—Écoutons!—Tais-toi donc, cor Moran!»
Moran, le premier cor, remet son instrument dans sa boîte et Corsino commence:
J'appelerai ma nouvelle le Suicide par enthousiasme.
En 1808, un jeune musicien remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours d'accompagner le Tonnelier, le Roi et le Fermier, les Prétendus, ou quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de goût et de science, qu'il s'imaginait disaient-ils, avoir seul en partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celle des artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf se présentait sous son archet, lui avaient souvent attiré de sévères réprimandes de la part de son chef d'orchestre, à qui il eût depuis longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours choisir pour victimes des êtres de cette nature, ne l'avait irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.
Adolphe D*** était, on le voit, un de ces artistes prédestinés à la souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck, dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à toute heure. Un malheureux amateur, auquel il donnait des leçons de solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que les opéras de Gluck n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et, les lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de vous, ni de votre argent, et, si vous osez repasser le seuil de ma porte, je vous jette par la fenêtre.»
On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** ne dut pas faire fortune en donnant des leçons. Spontini était alors dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la Vestale, annoncé par les mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à vaincre les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel ouvrage.
Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement musical, annonça bientôt à son tour que la Vestale était à l'étude. D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une prévention défavorable à l'opéra de Spontini, dont il ne connaissait pas une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que celui de Gluck: tant pis pour l'auteur! la mélodie de Gluck me suffit; le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»
Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas été tenu d'assister au répétitions partielles qui avaient précédé celle-là; et les autres musiciens, qui, tout en admirant Lemoine, trouvaient néanmoins du mérite à Spontini, se dirent a son arrivée: «Voyons ce que va décider le grand Adolphe!» Celui-ci répéta sans laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, qu'il s'agissait là d'une œuvre haute et puissante, que Spontini était un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à saisir, D*** emprunta la partition, en lut d'abord attentivement les paroles, étudia l'esprit, le caractère de chaque personnage, et, se jetant ensuite dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier. Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les Prétendus.»
Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les traits de D***, qu'il ne fût aussi sévère pour Spontini qu'il l'avait été pour Lemoine, et qu'il ne confondît les deux compositeurs dans la même condamnation. Le finale du second acte l'ayant ému cependant jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. «Il est fou, disaient les uns.—C'est une comédie qu'il joue,» disaient les autres. Et tous: «C'est un pauvre musicien.» D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait dans son cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'œuvre devenue l'objet de sa profonde adoration et dont il possédait les moindres détails, lui faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit la fureur le submerger, et, comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie, cette question banale:
«Eh bien, monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?
—Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes tout au plus de la musique de Lemoine, puisque, au lieu d'assommer le directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le génie.»
Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et, malgré le talent d'exécution du fougueux artiste, talent qui faisait de lui un sujet précieux, malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de le congédier.
D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts fort peu dispendieux. Quelques épargnes, faites sur les appointements de sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de cette destitution et la lui firent même envisager comme un événement qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D*** roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. Entendre la Vestale à Paris, tel était le but constant de son ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant était timide auprès des femmes, et, à part quelques intrigues fort peu poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant, l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait point ouvert encore de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez lui, il trouva le billet suivant:
«Monsieur,
»S'il vous était possible de consacrer quelques heures à l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée dans votre ville, une Parisienne s'empresse de vous confier la direction de ses études dans le bel art que vous honorez et comprenez si bien.
»Hortense N***.»
Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et, au lieu d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le surprenait nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche, fort agréable sans doute, qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste au moment où il entra dans le salon de l'étrangère. La grâce originale et mordante d'Hortense, sa mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets dont le son de sa voix et le trouble de son visage décelaient la sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:
«Vous partez, monsieur? J'ai donc été bien inspirée de ne pas perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la saison des eaux, je retourne dans la capitale, où je serai charmée de vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.»
Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons par lesquelles il avait motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là, il ne pensa pas à la Vestale.
Madame N*** était une de ces femmes adorables (comme on dit au café de Paris, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) qui, trouvant délicieusement originales leurs moindres fantaisies, pensent que ce serait un meurtre de ne pas les satisfaire, et professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres caprices, quelque absurdes qu'ils soient.
«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques années, une de ces charmantes créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui donc de ma part que son Guillaume Tell est une chose mortelle; que c'est à périr d'ennui; et qu'il ne s'avise pas d'écrire un second opéra dans ce style, autrement madame M*** et moi, qui l'avons si bien soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»
Une autre fois:
«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont les artistes raffolent et dont la musique est si bizarre? Je veux le voir, amenez-le-moi demain.
—Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes ordres.
—Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il doit être aux miens. Ainsi je compte sur lui.»
Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine annonça à ses sujets que M. Chopin était un petit original jouant passablement du piano, mais dont la musique n'était qu'un logogriphe perpétuel fort ridicule.
Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la plus grande force sur le piano et possédait une voix magnifique, dont elle se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand l'âme n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste provençal; mais l'apostrophe lancée par celui-ci, en plein théâtre, à la face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. Notre Parisienne, en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants. Elle voulut le voir aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné l'original, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout autrement cependant, au grand dépit de la jolie simia pariensis. Adolphe était fort beau. De grands yeux noirs pleins de feu, des traits réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif, selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisait battre son cœur; une tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le trou de la toile de son théâtre; un caractère emporté et timide à la fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets. C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe pourtant; car il fut pris avant elle. Dès la première leçon, la supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Païsiello et de Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe pour qui une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut bientôt complétement sous le charme. Après la grande fantaisie de Steibelt (l'Orage,) où Hortense lui sembla disposer de toutes les puissances de l'art musical:
«Madame, lui dit-il en tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant de brillantes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma vie.»
L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait surpris le jeune artiste. Si les arpéges, les traits, les harmonies pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte d'asphyxie d'étonnement, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive sensibilité, les expressions pittoresques, dont il se servait, leur exagération même, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.
Il y avait si loin des suffrages passionnés, des joies vraies de l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des incroyables de Paris, que l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder sans trop de rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir... Adolphe, ivre d'amour, ne cherchant ni à cacher ni même à modérer les élans de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela était si neuf pour elle! Sans sentir réellement rien qui approchât de la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y avait là tout un monde de sensations (sinon de sentiments), que de fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilés. Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, et d'où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant était bien souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.
Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe, dans les premiers jours, avait un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie. Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame N***, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, sans trop savoir pourquoi, d'aborder dans la conversation les points de doctrine musicale sur lesquels un vague instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop marquée. Il ne fallait pas moins qu'un blasphème affreux, comme celui qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire l'équilibre existant dans le cœur d'Adolphe entre son violent amour et ses convictions d'art despotiques et passionnées. Et ce blasphème, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.
C'était par une belle matinée d'automne; Adolphe, aux pieds de sa maîtresse savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux qui succède aux grandes crises de voluptés. L'athée lui-même, en de pareils instants, entend au dedans de lui s'élever une hymne de reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la mort; la mort rêveuse et calme comme la nuit, suivant la belle expression de Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux, voilés de pleurs célestes, nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages glacées, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute par-dessus tout.
Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait par des baisers sans nombre; pendant que, de son autre main, Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.
En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation irrésistible le saisit à l'improviste.
«Oh! dis-moi l'élégie de la Vestale, mon amour, tu sais:
Toi que je laisse sur la terre,
Mortel que je n'ose nommer.
Chantée par toi, cette belle inspiration doit être d'un sublime inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante, chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!
—Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant une petite moue qu'elle croyait charmante; cette grande lamentation monotone vous plaît?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie! Pourtant, si vous y tenez...»
La froide lame d'un poignard en entrant dans le cœur d'Adolphe ne l'eût pas déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il s'était assis, il fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la rupture; car pardonner un pareil mot était chose impossible. L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire; l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et superficiels, qui veulent que l'art les amuse et n'ont jamais soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une forme gracieuse sans intelligence et sans âme; la musicienne avait des doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.
Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une pareille découverte, malgré l'horreur d'un si brusque désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le joli sans comprendre le beau. Mais incapable, comme l'était Hortense, de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaieté, et laissa échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi, il est l'indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l'égoïsme et de la coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain dans ses yeux, et, essuyant d'un geste rapide son front couvert d'une froide sueur:
«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu prendre, vous êtes une sotte!»
Le soir même, il était sur la route de Paris.
Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction. Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son cœur. C'est la phrase consacrée, au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent justifier leurs écarts les plus prosaïques.
Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, complétement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chœurs si nombreux, si puissants, entendre madame Branchu dans la Vestale... Un feuilleton de Geoffroy, qu'il lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu que des éloges à donner.
«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, s'est élevée au plus haut degré du pathétique; cantatrice habile, douée d'une voix incomparable, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation; n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame Branchu est petite, malheureusement; mais le naturel de ses poses, l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux, font disparaître ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Jupiter, l'expression de son jeu est si grandiose, qu'elle semble dominer le colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entr'acte fort long a précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans la représentation, était due à l'état violent où le rôle de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (O des infortunés), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle avait peine à maîtriser, mais au finale (De ces lieux prêtresse adultère), son rôle, tout de pantomime, ne l'obligeant pas aussi impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents, fous, et, au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile noir qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue, ainsi qu'elle l'avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses acclamations la péroraison de ce magnifique finale; chœurs, orchestre, tam-tam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle était en ébullition.»
Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III. Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères battaient dans son cerveau à le rendre sourd; il avait la fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut passer à Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute autre occasion, il s'en fût empressé; mais, certain aujourd'hui d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement exécuté, il voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, perdu dans ses pensées, gardait une farouche attitude, ne prenant aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à l'ordinaire; et, quand vint le tour de la musique, les mille et une absurdités débitées à ce sujet purent à peine arracher à Adolphe ce laconique aparté: «Bécasses!» Il fut obligé pourtant, le lendemain, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps en temps sur ses traits, elles avaient décidé qu'il parlerait et qu'on saurait le but de son voyage.
«Monsieur va à Paris sans doute?
—Oui, madame.
—Pour étudier le droit?
—Non, madame.
—Ah! monsieur est étudiant en médecine?
—Vous vous trompez, madame.»
L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le jour suivant avec une insistance bien propre à faire perdre patience à l'homme le plus endurant.
«Il paraît que monsieur va entrer à l'École polytechnique.
—Non, madame.
—Alors, monsieur est dans le commerce?
—A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, comme fait monsieur, selon toute apparence.
—Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera difficile de l'atteindre, si l'avenir ressemble quelque peu au présent.»
Cette repartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer pour utiliser l'un et épargner l'autre?... Pourrait-il tirer part de son talent?... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles craintes pour l'avenir!... N'allait-il pas entendre la Vestale? N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance, avait-il le droit de se plaindre?... n'était-il pas juste, au contraire, que la vie eût un terme, quand la somme des joies qui suffit d'ordinaire à toute la durée de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.
C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. A peine descendu de voiture, il court aux affiches; mais que voit-il sur celle de l'Opéra? les Prétendus! «Insolente mystification, s'écria-t-il; c'était bien la peine de me faire chasser de mon théâtre, de m'enfuir devant la musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver encore au grand Opéra de Paris!» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être ouverte à d'aussi pâles médiocrités, que le noble orchestre, tout frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et de la Dandinière. Quant à un parallèle entre la Vestale et ces misérables tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore aujourd'hui quelques esprits ardents ou extravagants (comme on voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.
Dévorant son désappointement, Adolphe retournait tristement chez lui, quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, fort répandu dans le monde musical, s'empressa d'informer son maître de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations de la Vestale, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun théâtre, et s'abstint de toute espèce de musique. Cherchant une place qui pût le faire vivre, sans le condamner de nouveau à la tâche humiliante qu'il avait remplie si longtemps en province, il se fit entendre à Persuis, alors chef d'orchestre à l'Opéra. Persuis lui trouva du talent, l'engagea à revenir le voir, et lui promit la première place qui deviendrait vacante parmi les violons de l'Opéra. Tranquille de ce côté, et deux élèves, que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe, après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le Théâtre-Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande feuille brune qui portait en tête: Académie impériale de musique et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin le nom tant désiré: la Vestale.
A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la Vestale pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.
Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, demanda à dîner, dévora sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de l'événement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque temps les rudes battements de son cœur, pleura, et, laissant tomber sa tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. Celui-ci, en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre d'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après, il n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il l'épouvantait. Persuis, ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases incohérentes du jeune homme, s'apprêtait à lui demander le motif de son trouble; Adolphe, qui s'en aperçut, se leva aussitôt et sortit. Quelques tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin. Vingt minutes après, Adolphe était dans sa loge; car, pour être moins troublé dans son admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où j'ai extrait ces détails, montrent trop bien l'état de son âme et l'inconcevable exaltation qui faisait le fond de son caractère; je vous les donne ici sans y rien changer.
«23 mars, minuit.
»Voilà donc la vie! Je la contemple du haut de mon bonheur... impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... Redescendre?... rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres pas me blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais toujours de toutes les forces de mon âme ce que je déteste aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation fut montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce nom... Hortense... comme un seul mot de sa bouche m'a désillusionné!... Oh! humiliation! avoir aimé de l'amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de l'âme, une femme sans âme et sans cœur, radicalement incapable de comprendre le sens des mots amour, poésie!... sotte, triple sotte! Je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer. . . . . . . . . . . . . . . . . .» «. . . . . . J'ai eu hier l'intention d'écrire à Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour personne. Quelques-uns diront: «Il était fou.» Ce sera mon oraison funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la Vestale... que je l'entende une seconde fois!... Quelle œuvre! comme l'amour y est peint!... et le fanatisme! Tous ses prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels accords dans ce finale de géant!... Quelle mélodie jusque dans les récitatifs! Quel orchestre! Il se meut si majestueusement... les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments sont des acteurs dont la langue est aussi expressive que celle qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif du second acte; c'était le Jupiter Tonnant. Madame Branchu, dans l'air: Impitoyables dieux! m'a brisé la poitrine; j'ai failli me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai encore une fois, une fois... cette Vestale... production surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je concentrerai dans trois heures toute la vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai... ruminer mon bonheur dans l'éternité.»
Deux jours après, à dix heures du soir, une détonation se fit entendre au coin de la rue Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même instant, une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain, on disait au club de la rue de Choiseul: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses pieds, hier soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la rendra encore cent fois plus séduisante.»
Pauvre Adolphe!...
«Le diable m'emporte, dit Moran, si Corsino en peignant son Provençal, ne nous a pas fait son propre portrait!—C'est ce que je pensais tout à l'heure, en l'écoutant réciter la lettre d'Adolphe. Vous lui ressemblez, mon cher, dis-je à Corsino.»
Celui-ci nous jette un singulier regard... baisse les yeux et part sans répondre.
TREIZIÈME SOIRÉE
SPONTINI.
Esquisse biographique.
On joue un opéra-comique français, très, etc.
Tout le monde parle. Personne ne joue, excepté les quatre fidèles musiciens, les quatre Caton, aidés ce soir-là d'un tambour. Le bruit effroyable qu'ils font à eux cinq, nous gêne beaucoup pour la conversation. Mais bientôt le tambour fatigué s'arrête, le joueur de grosse caisse est pris d'une crampe au bras droit qui rend toute son ardeur inutile; et l'on peut enfin causer.
«Croyez-vous à la réalité d'un tel fanatisme? me dit Dimsky, après avoir donné son opinion sur la nouvelle du soir précédent.—Je n'y crois pas, mais je l'ai éprouvé souvent.—Butor! reprend Corsino, tu méritais une pareille réponse.» Puis, continuant: «Avez-vous connu Spontini? me dit-il.—Beaucoup, et de l'admiration que son génie m'inspira d'abord, naquit ensuite une vive affection pour sa personne.—On dit qu'il était d'une sévérité pour ses exécutants qui passe toute croyance!—On vous a trompé sous un certain rapport; je l'ai vu souvent complimenter des chanteurs médiocres. Mais il était impitoyable pour les chefs d'orchestre, et rien ne le tourmentait aussi violemment que les mouvements de ses compositions pris à contre-sens. Un jour, dans une ville d'Allemagne que je ne veux pas nommer, il assistait à une représentation de Cortez, dirigée par un homme incapable; au milieu du second acte, la torture qu'il ressentait devint telle, qu'il eut une attaque de nerfs et qu'on fut obligé de l'emporter.
«Soyez bon, faites-nous de lui une esquisse biographique. Sa vie doit avoir été fort agitée et offrir plus d'un enseignement.
—Je n'ai rien à vous refuser, messieurs, mais la vie de ce maître, bien qu'agitée en effet, ne contient rien de précisément romanesque. Vous allez en juger.»
Le 14 novembre 1779, naquit à Majolati, près de Jesi, dans la Marche d'Ancône, un enfant nommé Gaspard Spontini. Je ne dirai pas de lui ce que les biographes répètent sans se lasser en racontant la vie des artistes célèbres: «Il manifesta de très bonne heure des dispositions extraordinaires pour son art. Il avait à peine six ans, qu'il produisait déjà des œuvres remarquables, etc., etc.» Non, certes, mon admiration pour son génie est trop réfléchie pour employer à son égard les banalités de la louange vulgaire. On n'ignore pas d'ailleurs ce que sont en réalité les chefs-d'œuvre des enfants prodiges, et de quel intérêt il eût été, pour la gloire de ceux qui sont ensuite devenus des hommes, que l'on détruisît dès leur apparition les ébauches ridicules de leur enfance tant prônée. Tout ce que je sais sur les premières années de Spontini, pour l'avoir entendu raconter par lui-même, se borne à quelques faits que je vais reproduire sans y attacher plus d'importance qu'ils n'en méritent.
Il avait douze ou treize ans quand il se rendit à Naples pour entrer au Conservatoire della Pietà. Fut-ce d'après le désir de l'enfant que ses parents lui ouvrirent les portes de cette célèbre école de musique, ou son père, peu fortuné sans doute, crut-il, en l'y introduisant, le mettre sur la voie d'une carrière facile autant que modeste, et ne prétendit-il faire de lui que le maître de chapelle de quelque couvent ou de quelque église du second ordre? C'est ce que j'ignore. Je pencherais volontiers pour cette dernière hypothèse, eu égard aux dispositions pour la vie religieuse manifestées par tous les autres membres de la famille de Spontini. L'un de ses frères fut curé d'un village romain, l'autre (Anselme Spontini) mourut moine il y a peu d'années dans un couvent de Venise, si je ne me trompe, et sa sœur, également, a fini ses jours dans un monastère où elle avait pris le voile.
Quoi qu'il en soit, ses études furent assez fructueuses à la Pietà pour le mettre bientôt à même d'écrire, à peu près comme tout le monde, une de ces niaiseries décorées en Italie, comme ailleurs, du nom pompeux d'opéra, qui avait pour titre i Puntigli delle donne. Je ne sais si ce premier essai fut représenté. Il inspira toutefois à son auteur assez de confiance en ses propres forces et d'ambition pour le porter à s'enfuir du Conservatoire et à se rendre à Rome, où il espérait pouvoir plus aisément qu'à Naples se produire au théâtre. Le fugitif fut bientôt rattrapé, et, sous peine d'être reconduit à Naples comme un vagabond, mis en demeure de justifier son escapade et les prétentions qui l'avaient inspirée, en écrivant un opéra pour le carnaval. On lui donna un livret intitulé gli Amanti in cimento, qu'il mit promptement en musique, et qui fut presque aussitôt représenté avec succès. Le public se livra, à l'égard du jeune maestro, aux transports ordinaires aux Romains en pareille occasion. Son âge, d'ailleurs, et l'épisode de sa fuite avaient disposé les dilettanti en sa faveur. Spontini fut donc applaudi, acclamé, redemandé, porté en triomphe, et... oublié au bout de quinze jours. Ce court succès lui valut au moins sa liberté d'abord (on le dispensa de rentrer au Conservatoire), et un engagement assez avantageux pour aller, comme on dit en Italie, écrire à Venise.
Le voilà donc émancipé, livré à lui-même, après un séjour qui ne paraît pas avoir été fort long dans les classes du Conservatoire napolitain. C'est ici qu'il conviendrait d'éclaircir la question qui se présente tout naturellement: Quel fut son maître?... Les uns lui ont donné le père Martini, qui était mort avant l'entrée de Spontini au Conservatoire, et je crois même avant que celui-ci fût né; d'autres, un nommé Baroni, qu'il aurait pu connaître à Rome; ceux-ci ont fait honneur de son éducation musicale à Sala, à Traetta, et même à Cimarosa.
Je n'ai pas eu la curiosité d'interroger Spontini à ce sujet, et il n'a jamais jugé à propos de m'en entretenir. Mais j'ai pu clairement reconnaître et recueillir comme un aveu dans ses conversations, que les vrais maîtres de l'auteur de la Vestale, de Cortez et d'Olympie furent les chefs-d'œuvre de Gluck, qui lui apparurent pour la première fois à son arrivée à Paris en 1803, et qu'il étudia aussitôt avec passion. Quant à l'auteur des nombreux opéras italiens dont nous donnerons tout à l'heure la nomenclature, je crois qu'il importe assez peu de savoir quel professeur lui avait appris la manière de les confectionner. Les us et coutumes des théâtres lyriques italiens de ce temps y sont fidèlement observés, et le premier venu des musicastres de son pays a pu aisément lui donner une formule qui, déjà à cette époque, était le secret de la comédie. Pour ne parler que de Spontini le Grand, je crois que non-seulement Gluck, mais aussi Méhul, qui déjà avait écrit son admirable Euphrosine, et Cherubini par ses premiers opéras français, ont dû développer en lui le germe demeuré latent de ses facultés dramatiques, et en hâter le magnifique développement.
Je ne trouve dans ses œuvres, au contraire, aucune trace de l'influence qu'auraient pu exercer sur lui, au point de vue purement musical, les maîtres allemands, Haydn, Mozart et Beethoven. Ce dernier même était à peine connu de nom en France quand Spontini y arriva, et la Vestale et Cortez brillaient déjà depuis longtemps sur la scène de l'Opéra de Paris, quand leur auteur visita l'Allemagne pour la première fois. Non, c'est l'instinct seul de Spontini qui le guida et lui fit soudainement découvrir dans l'emploi des masses vocales et instrumentales, et dans l'enchaînement des modulations, tant de richesses inconnues ou du moins inexploitées de ses prédécesseurs pour la composition théâtrale. Nous verrons bientôt ce qui résulta de ses innovations, et la haine qu'elles lui attirèrent de la part de ses compatriotes, autant que de celle des musiciens français.
En reprenant le fil de mon récit biographique, je dois avouer mon ignorance au sujet des faits et gestes du jeune Spontini en Italie, après qu'il eut produit à Venise son troisième opéra. Je ne sais pas même bien pertinemment sur quels théâtres il donna les ouvrages qui suivirent celui-ci. Ils lui rapportèrent sans doute aussi peu d'argent que de gloire, puisqu'il se détermina à tenter la fortune en France, sans y être appelé par la voix publique ni par un puissant protecteur.
On connaît le titre des treize ou quatorze partitions italiennes composées par Spontini pendant les sept années qui suivirent son premier et éphémère succès à Rome. Ce sont: l'Amor secreto, l'Isola disabitata, l'Eroismo ridicolo, Teseo riconosciuto, la Finta Filosofa, la Fuga in maschera, i Quadri parlanti, il Finto Pittore, gli Elisi delusi, il Geloso e l'Audace, le Metamorfosi di Pasquale, Chi più guarda non vede, la Principessa d'Amalfi, Berenice.
Il avait conservé dans sa bibliothèque les manuscrits et même les livrets imprimés de toutes ces pâles compositions, qu'il montrait quelquefois à ses amis avec un sourire de dédain, comme des jouets de son enfance musicale.
A son arrivée à Paris, Spontini, je crois, eut beaucoup à souffrir. Il y vécut tant bien que mal en donnant des leçons, et obtint la représentation au Théâtre-Italien, de sa Finta Filosofa, qui fut accueillie favorablement. Quoi qu'en disent la plupart de ses biographes, il faut croire que l'opéra de Milton, de M. de Jouy, fut le premier essai de Spontini sur des paroles françaises, et qu'il précéda le petit et insignifiant ouvrage intitulé Julie ou le Pot de Fleurs.
Sur le titre de ces deux partitions gravées, on lit en effet que Milton fut représenté à l'Opéra-Comique le 27 novembre 1804, et que Julie y parut seulement le 12 mars 1805. Milton fut assez bien reçu Julie, au contraire, succomba sous le poids de l'indifférence publique, comme mille autres productions du même genre, que nous voyons journellement naître et mourir sans que personne daigne y prendre garde. Un seul morceau en a été conservé par les théâtres de vaudeville, c'est l'air Il a donc fallu pour la gloire. Le célèbre acteur Elleviou avait pris Spontini en affection; voulant lui fournir l'occasion d'une revanche, il lui procura un livret d'opéra-comique en trois actes: la Petite Maison, qui très-probablement ne valait pas mieux que Julie, et que l'imprudent musicien eut la faiblesse d'accepter. La Petite maison s'écroula avec un tel fracas et si complétement, qu'il n'en est pas resté trace. La représentation n'en put même être achevée. Elleviou y jouait un rôle important; indigné de quelques sifflets isolés, il s'oublia jusqu'à adresser à l'auditoire un geste méprisant. Le plus affreux tumulte s'ensuivit, le parterre en fureur s'élança dans l'orchestre, chassa les musiciens, et brisa tout ce qui lui tomba sous la main.
Après ce double échec du jeune compositeur, toutes les portes allaient nécessairement se fermer devant lui. Mais une haute protection, celle de l'impératrice Joséphine, lui restait; elle ne lui fit pas défaut, et c'est certainement à elle seule que le génie de Spontini, qu'on allait éteindre avant son lever, dut de pouvoir, deux ans plus tard, faire au ciel de l'art sa radieuse ascension. M. de Jouy conservait depuis longtemps en portefeuille un poëme de grand opéra, la Vestale, refusé par Méhul et par Cherubini. Spontini le sollicita avec de si vives instances, que l'auteur se décida enfin à le lui confier.
Pauvre alors, déjà décrié et haï de la tourbe des musiciens de Paris, Spontini oublia tout, en s'élançant comme un aigle sur sa riche proie. Il s'enferma dans un misérable réduit, négligea ses élèves, insoucieux des premières nécessités de la vie et travailla à son œuvre avec cette ardeur fiévreuse, cette passion frémissante, indices certains de la première éruption de son volcan musical.
La partition achevée, l'impératrice la fit mettre immédiatement à l'étude à l'Opéra; et ce fut alors que commença pour le protégé de Joséphine le supplice des répétitions; supplice affreux pour un novateur sans autorité acquise, et auquel le personnel tout entier des exécutants était naturellement et systématiquement hostile; lutte de tous les instants contre des intentions malveillantes; déchirants efforts pour déplacer des bornes, échauffer des glaçons, raisonner avec des fous, parler d'amour à des envieux, de courage à des lâches. Tout le monde se révoltait contre les prétendues difficultés de l'œuvre nouvelle, contre les formes inusitées de ce grand style, contre les mouvements impétueux de cette passion incandescente allumée aux plus purs rayons du soleil d'Italie. Chacun voulait retrancher, couper, émonder, aplatir cette fière musique, aux rudes exigences, qui fatiguait ses interprètes en leur demandant sans cesse de l'attention, de la vigueur et une fidélité scrupuleuse. Madame Branchu elle-même, cette femme inspirée qui créa d'une si admirable façon le rôle de Julia, m'a avoué ensuite, non sans regretter ce coupable découragement, avoir un jour déclaré à Spontini qu'elle n'apprendrait jamais ses inchantables récitatifs. Les remaniements dans l'instrumentation, les suppressions, les réinstallations des phrases, les transpositions, avaient déjà causé à l'administration de l'Opéra des frais énormes de copie. Sans la bonté infatigable de Joséphine et la volonté de Napoléon qui exigea que l'on fît l'impossible, il est hors de doute que la partition de la Vestale, repoussée comme absurde et inexécutable, n'eût jamais vu le jour. Mais, pendant que le pauvre grand artiste se tordait au milieu des tortures qu'on lui infligeait avec une si cruelle persistance à l'Opéra, le Conservatoire faisait fondre le plomb qu'il voulait, lui, au grand jour de la représentation, verser dans ses plaies vives. Toute la marmaille des rapins contre-pointistes, jurant, sur la parole de leurs maîtres, que Spontini ne savait pas les premiers éléments de l'harmonie, que son chant était posé sur l'accompagnement comme une poignée de cheveux sur une soupe (j'ai entendu pendant plus de dix ans dans les classes du Conservatoire cette noble comparaison appliquée aux œuvres de Spontini), tous ces jeunes tisseurs de notes, capables de comprendre et de sentir les grandes choses de l'art musical, comme MM. les portiers, leurs pères, l'étaient de juger de littérature et de philosophie, se liguaient pour faire tomber la Vestale. Le système des sifflets ne fut pas admis. Celui des bâillements et des rires ayant été adopté, chacun de ces mirmidons devait, à la fin du second acte, se coiffer d'un bonnet de nuit et faire mine de s'endormir.
Je tiens ce détail du chef même de la bande des dormeurs. Il s'était adjoint, pour la direction du sommeil, un jeune chanteur de romances, devenu plus tard l'un de nos plus célèbres compositeurs d'opéras comiques. Toutefois le premier acte s'exécuta sans encombre, et les cabaleurs, ne pouvant méconnaître l'effet de cette belle musique, si mal écrite, à les en croire, se contentaient de dire avec un étonnement naïf qui n'avait plus rien d'hostile: «Cela va!» Boïeldieu, assistant vingt-deux ans après à la répétition générale de la symphonie en ut mineur de Beethoven, disait aussi avec le même sentiment de surprise: «Cela va!» Le scherzo lui avait paru si bizarrement écrit, qu'à son avis cela ne devait pas aller! Hélas! il y a bien d'autres choses qui sont allées, qui vont et qui iront, malgré les professeurs de contre-point et les auteurs d'opéras comiques.
Quand vint le second acte de la Vestale, l'intérêt toujours croissant de la scène du temple ne permit pas aux conspirateurs de songer un instant à l'exécution de la misérable farce qu'ils avaient préparée, et le finale leur arracha, tout comme au public impartial, de chaleureux applaudissements dont ils eurent sans doute à faire amende honorable le lendemain, en continuant, dans leurs classes, à vilipender cet ignorant Italien, qui avait su pourtant les émouvoir si vivement. Le temps est un grand maître! Cet adage n'est pas neuf; mais la révolution qui s'est faite en douze ou quinze ans dans les idées de notre Conservatoire est une preuve frappante de sa vérité. Il n'y a plus guère aujourd'hui dans cet établissement de préjugés ni de parti pris hostiles aux choses nouvelles; l'esprit de l'école est excellent. Je crois que la Société des concerts, en familiarisant les jeunes musiciens avec une foule de chefs-d'œuvre, écrits par des maîtres dont le génie hardi et indépendant n'a jamais connu seulement nos rêveries scolastiques, est pour beaucoup dans ce résultat. Aussi l'exécution des fragments de la Vestale par la Société des concerts et les élèves du Conservatoire obtient-elle toujours un succès immense, succès d'applaudissements, de cris, de larmes, qui trouble les exécutants et le public à tel point, qu'on se trouve quelquefois pendant une longue demi-heure dans l'impossibilité de continuer le concert. Un jour, en pareille circonstance, Spontini, caché au fond d'une loge, observait philosophiquement cette tempête d'enthousiasme, et se demandait sans doute, en voyant les manifestations tumultueuses de l'orchestre et des choristes, ce que sont devenus tous les petits drôles, tous les petits contre-pointistes, tous les petits crétins de 1807, quand le parterre, l'ayant aperçu, se leva en masse en se tournant vers lui, et la salle d'éclater de nouveau en cris de reconnaissance et d'admiration. Clameur sublime dont les âmes émues saluent le vrai génie, et sa plus noble récompense! N'y a-t-il pas quelque chose de providentiel dans ce triomphe décerné au grand artiste au sein même de l'École où, pendant trente ans et plus, on enseigna la haine de sa personne et le mépris de ses ouvrages.
Et cependant, combien la musique de la Vestale doit perdre, ainsi privée du prestige de la scène, pour ceux des auditeurs surtout (et le nombre en est grand) qui ne l'ont jamais entendue à l'Opéra! Comment deviner au concert cette multitude d'effets divers où l'inspiration dramatique éclate avec tant d'abondance et de profondeur? Ce que ces auditeurs peuvent saisir, c'est une vérité d'expression qu'on devine dès les premières mesures de chaque rôle, c'est l'intensité de la passion qui rend cette musique lumineuse par l'ardente flamme qui y est concentrée, sunt lacrymæ rerum, et la valeur purement musicale des mélodies et des groupes d'accords. Mais il y a des idées qui ne peuvent s'apercevoir qu'à la représentation; il en est une, entre autres, d'une beauté rare au second acte. La voici: Dans l'air de Julia: Impitoyables dieux! air dans le mode mineur et plein d'une agitation désespérée, se trouve une phrase navrante d'abandon et de douloureuse tendresse: Que le bienfait de sa présence enchante un seul moment ces lieux. Après la fin de l'air et ces mots de récitatif: Viens, mortel adoré, je te donne ma vie, pendant que Julia va au fond du théâtre pour ouvrir à Licinius, l'orchestre reprend un fragment de l'air précédent où les accents du trouble passionné de la Vestale dominent encore; mais, au moment même où la porte s'ouvre en donnant passage aux rayons amis de l'astre des nuits, un pianissimo subit ramène dans l'orchestre, un peu ornée par les instruments à vent, la phrase Que le bienfait de sa présence; il semble aussitôt qu'une délicieuse atmosphère se répande dans le temple, c'est un parfum d'amour qui s'exhale, c'est la fleur de la vie qui s'épanouit, c'est le ciel qui s'ouvre, et l'on conçoit que l'amante de Licinius, découragée de sa lutte contre son cœur, vienne en chancelant s'affaisser au pied de l'autel, prête à donner sa vie pour un instant d'ivresse. Je n'ai jamais pu voir représenter cette scène sans en être ému jusqu'au vertige. A partir de ce morceau, cependant, l'intérêt musical et l'intérêt dramatique vont sans cesse grandissant; et l'on pourrait presque dire que, dans son ensemble, le second acte de la Vestale n'est qu'un crescendo gigantesque, dont le forte éclate à la scène finale du voile seulement. Vous n'attendez pas, messieurs, que j'analyse ici les beautés de l'immortelle partition que vous admirez tous autant que je l'admire. Mais comment ne pas signaler en passant des merveilles d'expression comme celles qu'on trouve au début du duo des amants:
licinius.
Je te vois.
julia.
En quels lieux!
licinius.
Le dieu qui nous rassemble
Veille autour de ces murs et prend soins de tes jours.
julia.
Je ne crains que pour toi!
Quelle différence entre les accents de ces deux personnages! les paroles de Licinius se pressent sur ses lèvres brûlantes; Julia, au contraire, n'a presque plus d'inflexions dans la voix, la force lui manque, elle meurt. Le caractère de Licinius se développe mieux encore dans sa cavatine, dont on ne saurait assez admirer la beauté mélodique; il est tendre d'abord, il console, il adore, mais vers la fin, à ces mots:
Va, c'est aux dieux à nous porter envie,
une sorte de fierté se décèle dans son accent, il contemple sa belle conquête, la joie de la possession devient plus grande que le bonheur même, et sa passion se colore d'orgueil. Quant au duo, et surtout à la péroraison de l'ensemble:
C'est pour toi seul que je veux vivre!
Oui, pour toi seule je veux vivre!
ce sont choses indescriptibles; il y a là des palpitations, des cris, des étreintes éperdues qui ne sont point connues de vous, pâles amants du Nord: c'est l'amour italien dans sa grandeur furieuse et ses volcaniques ardeurs. Au finale, à l'entrée du peuple et des prêtres dans le temple, les formes rhythmiques grandissent démesurément; l'orchestre, gros de tempêtes, se soulève et ondule avec une majesté terrible; il s'agit ici du fanatisme religieux.
O crime! ô désespoir! ô comble de revers!
Le feu céleste éteint! la prêtresse expirante!
Les dieux pour signaler leur colère éclatante,
Vont-ils dans le chaos replonger l'univers?
Ce récitatif est effrayant de vérité dans son développement mélodique, dans ses modulations et son instrumentation; c'est d'un grandiose monumental; partout s'y manifeste la force menaçante d'un prêtre de Jupiter Tonnant. Et, parmi les phrases de Julia, successivement pleines d'accablement, de résignation, de révolte et d'audace, il y a de ces accents si naturels qu'il semble qu'on n'eût pu en employer d'autres; et si rares pourtant que les plus belles partitions en contiennent à peine quelques-uns. Tels sont ceux:
Eh quoi! je vis encore!.........
Qu'on me mène à la mort!.........
Le trépas m'affranchit de ton autorité!.........
Prêtres de Jupiter, je confesse que j'aime!.........
Est-ce assez d'une loi pour vaincre la nature!.........
Vous ne le saurez pas.........
A cette dernière réponse de Julia à la question du pontife, les foudres de l'orchestre éclatent avec fracas, on sent qu'elle est perdue, que la touchante prière que la malheureuse vient d'adresser à Latone ne la sauvera pas. Le récitatif mesuré: Le temps finit pour moi, est un chef-d'œuvre de modulation, eu égard à ce qui précède et à ce qui suit. Le grand prêtre a terminé sa phrase dans le ton de mi majeur, qui sera bientôt celui du chœur final. Le chant de la Vestale s'éloignant peu à peu de cette tonalité, va faire repos sur la dominante d'ut mineur; alors, les altos commencent seuls une sorte de trémolo sur le si que l'oreille prend pour la note sensible du ton établi en dernier lieu, et amènent, par ce même si, qui va redevenir tout d'un coup la note dominante, l'explosion des instruments de cuivre et des timbales dans le ton de mi majeur qui vibre de nouveau avec un redoublement de sonorité, comme ces lueurs qui, la nuit, reparaissent plus éblouissantes quand un obstacle les a pour instant dérobées à nos yeux. Pour l'anathème, maintenant, sous lequel le pontife abîme sa victime, autant que pour la stretta, toute description est aussi impuissante qu'inutile pour quiconque ne les a pas entendus. C'est là surtout qu'on reconnaît la puissance de cet orchestre de Spontini, qui, malgré les développements variés de l'instrumentation moderne, est resté debout, majestueux, beau de formes, drapé à l'antique et brillant comme au jour où il jaillit tout armé du cerveau de son auteur. On palpite avec douleur sous les incessantes répercussions du rhythme impitoyable du double chœur syllabique des prêtres, contrastant avec la gémissante mélodie des vestales éplorées. Mais la divine angoisse de l'auditeur ne parvient à son comble qu'à l'endroit où abandonnant l'emploi du rhythme précipité, les instruments et les voix, les uns en sons soutenus, les autres en trémolo, versent à torrents continus les stridents accords de la péroraison; c'est là le point culminant de ce crescendo qui s'est échauffé en grandissant pendant toute la seconde moitié du second acte, et auquel, à mon sens, aucun autre n'est comparable pour son immensité et la lenteur formidable de son progrès. Pendant les grandes exécutions de cette scène olympienne au Conservatoire et à l'Opéra de Paris, tout frémit, le public, les exécutants, l'édifice lui-même qui, métallisé de la base au faîte, semble comme un gong colossal, projeter de sinistres vibrations. Les moyens des petits théâtres semblables au vôtre, messieurs, sont insuffisants à produire cet étrange phénomène.
Remarquez maintenant, au sujet de la disposition des voix d'hommes dans cette stretta sans pareille, que loin d'être une maladresse et une pauvreté, ainsi qu'on l'a prétendu, le morcellement des forces vocales a été là profondément calculé. Les ténors et les basses sont, au début, divisés en six parties, dont trois seulement se font entendre à la fois; c'est un double chœur dialogué. Le premier chœur chante trois notes que le second répète immédiatement, de manière à produire une incessante répercussion de chaque temps de la mesure, et sans qu'il y ait jamais, par conséquent, plus d'une moitié des voix d'hommes employées à la fois. Ce n'est qu'à l'approche du fortissimo que toute cette masse se réunit en un seul chœur; c'est au moment où, l'intérêt mélodique et l'expression passionnée ayant atteint leur plus haute puissance, le rhythme haletant a besoin de nouvelles forces pour lancer les déchirantes harmonies dont le chant des femmes est accompagné. C'est la conséquence du vaste système de crescendo adopté par l'auteur et dont le terme extrême se trouve, je l'ai déjà dit, à l'accord dissonnant qui éclate quand le pontife jette sur la tête de Julia le fatal voile noir. C'est une admirable combinaison, au contraire, pour laquelle il n'y a pas assez d'éloges et dont il n'était permis de méconnaître la valeur qu'à un demi-quart de musicien, comme celui qui la blâmait. Mais il est naturel à la critique ainsi dirigée de bas en haut, de faire aux hommes exceptionnels qu'elle se permet de morigéner, précisément un reproche de leurs qualités et de voir de la faiblesse dans la manifestation la plus évidente de leur savoir et de leur force.
Quand donc les Paganini de l'art d'écrire ne seront-ils plus obligés de recevoir des leçons des aveugles du pont Neuf?...
Le succès de la Vestale fut éclatant et complet. Cent représentations ne purent suffire à lasser l'enthousiasme des Parisiens; on joua la Vestale tant bien que mal, sur tous les théâtres de la province; on la représenta en Allemagne; elle occupa même toute une saison la scène de Saint-Charles, à Naples, où madame Colbran, devenue depuis madame Rossini, joua le rôle de Julia; succès dont l'auteur ne fut informé que longtemps après et qui lui causa une joie profonde.
Ce chef-d'œuvre tant admiré pendant vingt-cinq ans de toute la France, serait presque étranger à la génération musicale actuelle, sans les grands concerts qui le remettent de temps en temps en lumière. Les théâtres ne l'ont pas conservé dans leur répertoire, et c'est un avantage dont les admirateurs de Spontini doivent se féliciter. Son exécution demande en effet des qualités qui deviennent de plus en plus rares. Elle exige impérieusement de grandes voix exercées dans le grand style, des chanteurs et surtout des cantatrices doués de quelque chose de plus que le talent; il faut, pour bien rendre des œuvres de cette nature, des chœurs qui sachent chanter et agir: il faut un puissant orchestre, un chef d'une grande habileté pour le conduire et l'animer, et par-dessus tout il faut que l'ensemble des exécutants soit pénétré du sentiment de l'expression, sentiment presque éteint aujourd'hui en Europe, où les plus énormes absurdités se popularisent à merveille, où le style le plus trivial et surtout le plus faux est celui qui, dans les théâtres, a le plus de chances de succès. De là l'extrême difficulté de trouver pour ces modèles de l'art pur des auditeurs et de dignes interprètes. L'abrutissement du gros public, son inintelligence des choses de l'imagination et du cœur, son amour pour les platitudes brillantes, la bassesse de tous ses instincts mélodiques et rhythmiques, ont dû naturellement pousser les artistes sur la voie qu'ils suivent maintenant. Il semble au bon sens le plus vulgaire que le goût du public devrait être formé par eux, mais c'est malheureusement au contraire celui des artistes, qui est déformé et corrompu par le public.
Il ne faut pas argumenter en sa faveur de ce qu'il adopte et fait triompher de temps en temps quelque bel ouvrage. Cela prouve seulement, bien que le moindre grain de mil eût fait mieux son affaire, qu'il a par mégarde avalé une perle, et que son palais est encore moins délicat que celui du coq de la fable, qui ne s'y trompait pas. Sans cela, en effet, si c'est parce qu'ils sont beaux que le public a applaudi certains ouvrages, il aurait, par la raison contraire, en d'autres occasions, manifesté une indignation courroucée, il aurait demandé un compte sévère de leurs œuvres aux hommes qui sont venus si souvent devant lui souffleter l'art et le bon sens. Et il est loin de l'avoir fait. Quelque circonstance étrangère au mérite de l'ouvrage en aura donc amené le succès; quelque jouet sonore aura amusé ces grands enfants; ou bien une exécution entraînante de verve ou d'un luxe inaccoutumé les aura fascinés. Car, à Paris du moins, en prenant le public au dépourvu, avant qu'il ait eu le temps de se faire faire son opinion, avec une exécution exceptionnelle par l'éclat de ces qualités extérieures, on lui fait tout admettre.
On conçoit maintenant qu'il faille se féliciter de l'abandon où les théâtres de France laissent les partitions monumentales, puisque l'oblitération du sens expressif du public étant évidente et éprouvée comme elle l'est, il ne reste de chances de succès pour des miracles d'expression, comme la Vestale et Cortez, que dans une exécution impossible à obtenir aujourd'hui.
A l'époque où Spontini vint en France, l'art du chant orné chez les femmes, n'était sans doute pas aussi avancé qu'il l'est maintenant, mais à coup sûr le chant large, dramatique, passionné, existait pur de tout alliage; il existait, du moins à l'Opéra. Il y avait alors une Julia, une Armide, une Iphigénie, une Alceste, une Hypermnestre. Il avait madame Branchu, type de ces voix de soprano, pleines et retentissantes, douces et fortes, capables de dominer les chœurs de l'orchestre, et pouvant s'éteindre jusqu'au murmure le plus affaibli de la passion timide, de la crainte ou de la rêverie. Cette femme n'a jamais été remplacée. On avait oublié depuis longtemps l'admirable manière dont elle disait les récitatifs et chantait les mélodies lentes et douloureuses, quand Duprez, lors de ses débuts dans Guillaume Tell, vint rappeler la puissance de cet art porté à ce degré de perfection. Mais à ces qualités éminentes, madame Branchu joignait encore celles d'une impétuosité irrésistible dans les scènes d'élan et une facilité d'émission de voix qui ne l'obligeait jamais à ralentir hors de propos les mouvements, ou à ajouter des temps à la mesure, comme on le fait à tout propos aujourd'hui. En outre, madame Branchu était une tragédienne de premier ordre, qualité indispensable pour remplir les grands rôles de femmes écrits par Gluck et Spontini; elle possédait l'entraînement, une sensibilité réelle, et n'avait jamais dû chercher des procédés pour les imiter. Je ne l'ai pas vue dans ce rôle de Julia écrit pour elle; à l'époque où je l'entendis à l'Opéra, elle avait déjà renoncé à le jouer. Mais ce qu'elle était dans Alceste, dans Iphigénie en Aulide, dans les Danaïdes et dans Olympie, me fit juger de ce qu'elle avait dû être quinze ans auparavant dans la Vestale. En outre, Spontini eut encore le bonheur, en montant son ouvrage, de trouver un acteur spécial pour le rôle du souverain pontife: ce fut Dérivis père, avec sa voix formidable, sa haute stature, sa diction dramatique, son geste savant et majestueux. Il était jeune alors, presque inconnu. Le rôle du pontife avait été donné à un autre acteur, qui s'en tirait fort mal et, comme de raison, grommelait sans cesse aux répétitions contre les prétendues difficultés de cette musique qu'il ne pouvait comprendre. Un jour qu'au foyer du chant son ineptie et son impertinence se manifestaient plus évidemment que de coutume, Spontini, indigné, lui arracha le rôle des mains et le jeta dans le feu. Dérivis était présent; il s'élance vers la cheminée, plonge sa main dans la flamme et en retire le rôle en s'écriant: «Je l'ai sauvé, je le garde!—Il est à toi, répondit l'auteur, et je suis sûr que tu seras digne de lui!» Le pronostic ne fut pas trompeur; ce rôle fut en effet l'un des meilleurs créés par Dérivis, et même le seul sans doute qui pût permettre à l'inflexibilité de sa rude voix de se montrer sans désavantage.
Cette partition est d'un style, selon moi, tout à fait différent de celui qu'avaient adopté en France les compositeurs de cette époque. Ni Méhul, ni Cherubini, ni Berton, ni Lesueur, n'écrivirent ainsi. On a dit que Spontini procédait de Gluck. Sous le rapport de l'inspiration dramatique, de l'art de dessiner un caractère, de la fidélité et de la véhémence de l'expression, cela est vrai. Mais quant au style mélodique et harmonique, quant à l'instrumentation, quant au coloris musical, il ne procède que de lui-même. Sa musique a une physionomie particulière qu'on ne saurait méconnaître; quelques négligences harmoniques (très-rares) ont servi de prétexte à mille ridicules reproches d'incorrection, fulminés autrefois contre elle par les conservatoriens, reproches attirés bien plus encore par des harmonies neuves et belles que le grand maître avait trouvées et appliquées avec bonheur, avant que les magister du temps eussent songé qu'elles existaient ou trouvé la raison de leur existence. C'était là son grand crime. Y songeait-il en effet? employer des accords et des modulations que l'usage n'avait pas encore vulgarisés, et avant que les docteurs eussent décidé s'il était permis d'en faire usage!... Il y avait aussi, il faut bien le dire, un autre motif à cette levée de boucliers du Conservatoire. Si l'on en excepte Lesueur, dont l'opéra des Bardes eut un grand nombre de représentations brillantes, aucun des compositeurs de l'époque n'avait pu réussir à l'Opéra. La Jérusalem de Persuis et son Triomphe de Trajan obtinrent de ces succès passagers qui ne comptent point dans l'histoire de l'art, et qu'on put, d'ailleurs, attribuer à la pompe de la mise en scène et à des allusions que les circonstances politiques permettaient d'établir alors, entre les héros de ces drames et le héros du drame immense qui faisait palpiter le monde entier. Le grand répertoire de l'Opéra fut donc pendant une longue suite d'années soutenu presque exclusivement par les deux opéras de Spontini (la Vestale et Fernand Cortez) et par les cinq partitions de Gluck. La vieille gloire du compositeur allemand n'avait de rivale sur notre première scène lyrique que la jeune gloire du maître italien. Tel était le motif de la haine que lui portait l'école dirigée par des musiciens dont les tentatives pour régner à l'Opéra avaient été infructueuses.
On n'eût jamais pu venir à bout, disait-on, de représenter la Vestale, sans les corrections que des hommes savants voulurent bien faire à cette monstrueuse partition pour la rendre exécutable! etc., etc. De là les prétentions risibles d'une foule de gens au mérite d'avoir retouché, corrigé, épuré l'œuvre de Spontini. Je connais, pour ma part, quatre compositeurs qui passent pour y avoir mis la main. Quand ensuite le succès de la Vestale fut bien assuré, irrésistible et incontestable, on alla plus loin: il ne s'agissait plus de corrections seulement, mais bien de morceaux entiers que chacun des correcteurs aurait composés pour elle; l'un prétendait avoir fait le duo du second acte, l'autre la marche funèbre du troisième, etc. Il est singulier que, dans le nombre considérable de duos et de marches écrits par ces illustres maîtres, on ne puisse trouver de morceaux de ce genre ni de cette hauteur d'inspiration!..... Ces messieurs auraient-ils poussé le dévouement jusqu'à faire présent à Spontini de leurs plus belles idées? une telle abnégation passe les bornes du sublime!.... enfin on en vint à cette version longtemps admise dans les limbes musicales de France et d'Italie: Spontini n'était pas du tout l'auteur de la Vestale. Cette œuvre, écrite au rebours du bon sens, corrigée par tout le monde, sur laquelle avaient frappé sans relâche pendant si longtemps les anathèmes scolastiques et académiques, cette œuvre indigeste et confuse, Spontini n'eût pas même été capable de la produire; il l'avait achetée toute faite chez un épicier; elle était due à la plume d'un compositeur allemand mort de misère à Paris, Spontini n'avait eu qu'à arranger les mélodies de ce malheureux musicien sur les paroles de M. de Jouy, et à ajouter quelques mesures pour l'enchaînement des scènes. Il faut convenir qu'il les a habilement arrangées, on jurerait que chaque note a été écrite pour la parole à laquelle elle est unie. M. Castil-Blaze lui-même n'est pas encore allé jusque-là. Vainement demandait-on quelquefois chez quel épicier Spontini avait plus tard acheté la partition de Fernand Cortez qui n'est pas, on le sait, sans mérite; nul n'a jamais pu le savoir. Que de gens pourtant à qui l'adresse de ce précieux négociant eût été bonne à connaître, et qui se fussent empressés d'aller chez lui à la provision: ce doit être le même assurément qui vendit à Gluck sa partition d'Orphée et à J. J. Rousseau son Devin du village. (Ces deux ouvrages de mérites si disproportionnés ont été également contestés à leurs auteurs.)
Mais trêve à ces incroyables folies: personne ne doute que la rage envieuse ne puisse produire, chez les malheureux qu'elle dévore, un état voisin de l'imbécillité.
Maître d'une position disputée avec tant d'acharnement, et connaissant enfin sa force, Spontini se disposait à entreprendre une autre composition dans le style antique. Il s'agissait d'une Électre; quand l'empereur lui fit dire qu'il le verrait avec plaisir prendre pour sujet de son nouvel ouvrage la conquête du Mexique par Fernand Cortez. C'était un ordre auquel le compositeur s'empressa d'obéir. Néanmoins, la tragédie d'Électre l'avait profondément impressionné: la mettre en musique était un de ses plus chers projets, et je l'ai souvent entendu exprimer le regret de l'avoir abandonné.
Je crois pourtant que le choix de l'empereur fut un bonheur pour l'auteur de la Vestale, en ce qu'il le détourna de faire une seconde fois de l'antique et l'obligea, au contraire, à chercher pour des scènes tout aussi émouvantes, mais plus variées et moins solennelles, ce coloris étrange et charmant, cette expression si fière et si tendre, et ces heureuses hardiesses qui font de la partition de Cortez la digne émule de sa sœur aînée. Le succès du nouvel opéra fut triomphal. Spontini, à partir de ce jour, resta le maître de notre première scène lyrique, et dut s'écrier comme son héros:
Cette terre est à moi, je ne la quitte plus!
On m'a souvent demandé lequel des deux premiers grands opéras de Spontini je préférais, et j'avoue qu'il m'a toujours été impossible de répondre. Cortez ne ressemble à la Vestale que par la fidélité et la beauté constante de l'expression. Quant aux autres qualités de son style, elles sont entièrement différentes de celles du style de son aînée. Mais la scène de la révolte des soldats de Cortez est un de ces miracles à peu près introuvables dans les mille opéras écrits jusqu'à ce jour; miracle auquel le final du second acte de la Vestale peut seul, je le crains, servir de pendant. Dans la partition de Cortez, tout est énergique et fier, brillant, passionné et gracieux; l'inspiration y brûle et déborde, et la raison la dirige cependant. Tous les caractères y sont d'une incontestable vérité. Amazily est tendre et dévoué; Cortez, emporté, fougueux, quelquefois tendre aussi; Telasco, sombre, mais noble dans son sauvage patriotisme. Il y a là de ces grands coups d'ailes que les aigles donnent seuls, des séries d'éclairs à illuminer tout un monde.
Oh! qu'on ne vienne pas me parler de travail pénible, de prétendues incorrections harmoniques, ni des défauts que l'on reproche encore à Spontini: car, quand ils seraient vrais, l'effet produit par son œuvre, mon émotion et celle de mille autres musiciens qu'il n'est pas facile d'éblouir, n'en sont pas moins vraies à leur tour. Si l'on ajoute que, dans notre exaltation, nous avons perdu la faculté de raisonner, c'est le plus immense éloge qui puisse être fait de cette musique. Ah! parbleu! je voudrais les y voir tous ceux qui nient la supériorité d'une pareille puissance. Tenez, leur dirais-je, vous n'exigez pas apparemment que la composition musicale et dramatique ait pour but unique de parler au raisonnement des auditeurs et de les laisser parfaitement calmes et froids dans leur contemplation méthodique? Eh bien! puisque vous accordez que l'art peut aussi, sans trop se ravaler, tendre à produire sur certaines organisations ces émotions qu'elles préfèrent, voici des choristes nombreux et bien exercés, un excellent orchestre, des chanteurs choisis entre tous, un poëme semé de situations saisissantes, des vers bien coupés pour la musique; allons! à l'œuvre! essayez donc de nous émouvoir, de nous faire perdre la faculté de raisonner, comme vous dites, ce sera chose facile, à votre avis, puisque après un acte de Cortez, on nous voit ainsi enfiévrés et palpitants. Ne vous gênez pas, nous nous livrons à vous sans défense: abusez de notre impressionnabilité; nous apporterons des sels, il y aura des médecins dans la salle pour juger le point auquel l'ivresse musicale peut être poussée sans danger pour la vie humaine.
Ah! pauvres gens, nous vous aurions bientôt prouvé, je le crains, que vos efforts sont vains, que la raison nous reste, et que notre main ne tremble pas en promenant le scalpel sur toutes les parties de votre œuvre pour y constater l'absence du cœur. . . . . . . . . . . .
Après une des dernières représentations de Cortez à Paris, j'écrivis à Spontini la lettre suivante, qui le fit un peu sortir, quand il la lut, de son apparente froideur habituelle.
«CHER MAITRE,
»Votre œuvre est noble et belle, et c'est peut-être aujourd'hui, pour les artistes capables d'en apprécier les magnificences, un devoir de vous le répéter. Quels que puissent être à cette heure vos chagrins, la conscience de votre génie et de l'inappréciable valeur de ses créations vous les fera aisément oublier.
»Vous avez excité des haines violentes, et, à cause d'elles, quelques-uns de vos admirateurs semblent craindre d'avouer leur admiration. Ceux-là sont des lâches! J'aime mieux vos ennemis.
»On a donné hier Cortez à l'Opéra. Tout brisé encore par le terrible effet de la scène de la révolte, Je viens vous crier: Gloire! gloire! gloire et respect à l'homme dont la pensée puissante, échauffée par son cœur, a créé cette scène immortelle! Jamais, dans aucune production de l'art, l'indignation sut-elle trouver de pareils accents? Jamais enthousiasme guerrier fut-il plus brûlant et plus poétique? A-t-on quelque part montré sous un pareil jour, peint avec de telles couleurs, l'audace et la volonté, ces fières filles du génie?—Non! et personne ne le croit.
»C'est beau, c'est vrai, c'est neuf, c'est sublime! Si la musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, par des artistes, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.
»Mais, partout à peu près, la musique, déshéritée des prérogatives de sa noble origine, n'est qu'une enfant trouvée qu'on semble vouloir contraindre à devenir une fille perdue.
»Adieu, cher maître, il y a la religion du beau, je suis de celle-là; et si c'est un devoir d'admirer les grandes choses et d'honorer les grands hommes, je sens, en vous serrant la main, que c'est de plus un bonheur.»
Ce fut un an après l'apparition de Fernand Cortez que Spontini fut nommé directeur du Théâtre-Italien. Il avait réuni une troupe excellente, et c'est à lui que l'on dut d'entendre pour la première fois, à Paris, le Don Giovanni de Mozart. Les rôles étaient ainsi distribués: don Giovanni, Tacchinardi; Leporello, Barilli; Mazetto, Porto; Ottavio, Crivelli; donna Anna, madame Festa; Zerlina, madame Barilli.
Néanmoins, malgré les services éminents que Spontini rendait à l'art dans sa direction du Théâtre-Italien, une intrigue, d'une espèce assez vulgaire, l'obligea bientôt a l'abandonner. Paër, d'ailleurs, dirigeant à la même époque le petit théâtre italien de la cour, et peu charmé des succès de son rival sur la vaste scène de l'Opéra, affectait de le dénigrer, le traitait de renégat, l'appelant pour le franciser M. Spontin et le faisait en mainte circonstance tomber dans ces piéges que le signor Astucio, on le sait, tendait si bien.
Redevenu libre, Spontini écrit un opéra de circonstance, Pélage ou le Roi de la Paix, aujourd'hui oublié; puis les Dieux rivaux, opéra-ballet, en société avec Persuis, Berton et Kreutzer. Lors de la reprise des Danaïdes, Salieri, trop vieux pour quitter Vienne, lui confia le soin de diriger les études de son ouvrage, en l'autorisant à y faire les changements et les additions qu'il jugerait nécessaires. Spontini se borna à retoucher, dans la partition de son compatriote, la fin de l'air d'Hypermnestre: «Par les larmes dont votre fille,» en y ajoutant une coda pleine d'élan dramatique. Mais il composa pour elle plusieurs airs de danse délicieux et une bacchanale qui restera comme un modèle de verve brûlante et le type de l'expression de la joie sombre et échevelée.
A ces divers travaux succéda la composition d'Olympie, grand opéra en trois actes. A sa première apparition, ni à la reprise qu'on en fit en 1827, celui-ci ne put obtenir la succès qui, selon moi, lui était dû. Diverses causes concoururent fortuitement à en arrêter l'essor. Les idées politiques elles-mêmes lui firent la guerre. L'abbé Grégoire occupait alors beaucoup l'opinion. On crut voir une intention préméditée de faire allusion à ce célèbre régicide dans la scène d'Olympie où Statira s'écrie:
Je dénonce à la terre
Et vous à sa colère
L'assassin de son roi.
Dès lors le parti libéral tout entier se montra hostile à l'œuvre nouvelle. L'assassinat du duc de Berri, ayant fait fermer le théâtre de la rue Richelieu peu de temps après, interrompit forcément le cours de ses représentations, et porta te dernier coup à un succès qui s'établissait à peine, en détournant violemment des questions d'art l'attention publique. Quand, huit ans plus tard, Olympie fut remise on scène, Spontini, nommé dans l'intervalle directeur de la musique du roi de Prusse, trouva à son retour de Berlin un grand changement dans les idées et dans le goût des Parisiens. Rossini, puissamment appuyé par M. de La Rochefoucauld et par toute la direction des Beaux-Arts, venait d'arriver d'Italie. La secte des dilettanti purs délirait au seul nom de l'auteur du Barbiere, et déchirait à belles dents tous les autres compositeurs. La musique d'Olympie fut traitée de plain-chant, M. de La Rochefoucauld refusa de prolonger de quelques semaines le séjour à l'Opéra de madame Branchu, qui seule pouvait soutenir le rôle de Statira, qu'elle joua seulement à la première représentation pour son bénéfice de retraite; et tout fut dit. Spontini, l'âme ulcérée par d'autres actes d'hostilité qu'il serait trop long de raconter ici, repartit pour Berlin, où sa position était digne, sous tous les rapports, et de lui-même et du souverain qui avait su l'apprécier.
A son retour en Prusse, il écrivit pour les fêtes de la cour un opéra-ballet, Nurmahal, dont le sujet est emprunté au poëme de Thomas Moore, Lalla-Rouk. C'est dans cette partition gracieuse qu'il plaça, en la développant et en y ajoutant un chœur, sa terrible bacchanale des Danaïdes. Il refit ensuite la fin du dernier acte de Cortez. Ce dénoûment nouveau, qu'on n'a pas daigné accueillir à l'Opéra de Paris, quand Cortez fut repris il y a six ou sept ans, et que j'ai vu à Berlin, est magnifique et fort supérieur à celui que l'on connaît en France. En 1825, Spontini donna à Berlin l'opéra-féerie d'Alcidor, dont les ennemis de l'auteur se moquèrent beaucoup, à cause du fracas instrumental qu'il y avait introduit, disaient-ils, et d'un orchestre d'enclumes dont il avait accompagné un chœur de forgerons. Cet ouvrage m'est entièrement inconnu. J'ai pu en revanche parcourir la partition d'Agnès de Hohenstaufen, qui succéda à Alcidor au bout de douze ans. Ce sujet dit romantique comportait un style entièrement différent des divers styles employés jusque-là par Spontini. Il y a introduit pour les morceaux d'ensemble des combinaisons fort curieuses et très-ardues, telles, entre autres, que celle d'un orage d'orchestre exécutée pendant que cinq personnages chantent sur la scène un quintette, et qu'un chœur de nonnes se fait entendre au loin accompagné des sons d'un orgue factice. Dans cette scène, l'orgue est imité jusqu'à produire la plus complète illusion, par un petit nombre d'instruments à vent et de contre-basses placés dans la coulisse. Aujourd'hui, que l'on trouve autant d'orgues dans les théâtres que dans les églises, cette imitation, intéressante au point de vue de la difficulté vaincue, peut sembler sans but. Il faut enfin compter, pour clore la liste des productions de Spontini, son Chant du peuple prussien et divers morceaux de musique destinés aux bandes militaires.
Le nouveau roi, Frédéric-Guillaume IV, a conservé les traditions de bienveillance et de générosité de son prédécesseur pour Spontini; malgré le fâcheux éclat d'une lettre, sans doute imprudente, écrite par l'artiste, et qui attira sur lui un jugement et une condamnation. Le roi, non-seulement lui pardonna, mais consentit à ce que Spontini se fixât en France, lorsque sa nomination à l'Institut vint l'obliger d'y rester, et lui donna une preuve évidente de son affection, en lui conservant le titre et les appointements de maître de chapelle de la cour de Prusse, bien qu'il eût renoncé à en remplir les fonctions. Spontini avait été amené à désirer le repos et les loisirs académiques, d'abord par les persécutions et les inimitiés qu'on commençait à lui susciter à Berlin, ensuite par une étrange maladie de l'ouïe, dont il a ressenti longtemps, à diverses reprises, les atteintes cruelles. Pendant les périodes de cette perturbation d'un organe qu'il avait tant exercé, Spontini entendait à peine, et chaque son isolé qu'il percevait lui semblait une accumulation de discordances. De là une impossibilité absolue pour lui de supporter la musique et l'obligation d'y renoncer jusqu'à ce que la période morbide fût passée.
Son entrée à l'Institut se fit noblement et d'une façon qui, il faut le dire, honora les musiciens français. Tous ceux qui auraient pu se mettre sur les rangs sentirent qu'ils devaient céder le pas à cette grande gloire et se bornèrent, en se retirant, à joindre ainsi leurs suffrages à ceux de toute l'Académie des beaux-arts. En 1811, Spontini avait épousé la sœur de notre célèbre facteur de pianos, Érard. Les soins dont elle l'entoura constamment n'ont pas peu contribué à calmer l'irritation, à adoucir les chagrins dont sa nature nerveuse et des motifs trop réels l'avaient rendu la proie pendant les dernières années de sa vie. En 1842, il avait fait un pieux pèlerinage dans son pays natal, où il fonda de ses deniers divers établissements de bienfaisance.
Dernièrement, pour échapper aux idées tristes qui l'obsédaient, il se décide à entreprendre un second voyage à Majolati. Il y arrive, il rentre dans cette maison déserte où il était né soixante-douze ans auparavant; il s'y repose quelques semaines en méditant sur les longues agitations de sa brillante, mais orageuse carrière, et s'y éteint tout d'un coup, comblé de gloire et couvert des bénédictions de ses compatriotes. Le cercle était fermé; sa tâche était finie.
Malgré l'honorable inflexibilité de ses convictions d'artiste et la solidité des motifs de ses opinions, Spontini, quoi qu'on en ait dit, admettait jusqu'à un certain point la discussion; il y portait ce feu qu'on retrouve dans tout ce qui est sorti de sa plume, et se résignait néanmoins, parfois avec assez de philosophie, quand il était à bout d'arguments. Un jour qu'il me reprochait mon admiration pour une composition moderne dont il faisait peu de cas, je parvins à lui donner d'assez bonnes raisons en faveur de cette œuvre d'un grand maître qu'il n'aimait point. Il m'écouta d'un air étonné; puis, avec un soupir, il répliqua en latin: Hei mihi, qualis est!!! Sed de gustibus et coloribus non est disputandum. Il parlait et écrivait aisément la langue latine, qu'il employait souvent dans sa correspondance avec le roi de Prusse.
On l'a accusé d'égoïsme, de violence, de dureté; mais, en considérant les haines incessantes auxquelles il s'est trouvé en butte, les obstacles qu'il a dû vaincre, les barrières qu'il a dû forcer, et la tension que cet état de guerre continuel devait produire dans son esprit, il est peut-être permis de s'étonner qu'il soit demeuré sociable autant qu'il l'était: surtout si l'on tient compte de l'immense valeur de ses créations; et de la conscience qu'il en avait, mises en regard de l'infirmité de la plupart de ses adversaires et du peu d'élévation des motifs qui les guidaient.
Spontini fut avant tout et surtout, un compositeur dramatique dont l'inspiration grandissait avec l'importance des situations, avec la violence des passions qu'il avait à peindre. De là le pâle coloris de ses premières partitions, écrites sur de puérils et vulgaires livrets italiens; l'insignifiance de la musique qu'il appliqua au genre plat, mesquin, froid et faux dont l'opéra-comique de Julie est un si parfait modèle; de là le mouvement ascendant de sa pensée sur les deux belles scènes de Milton, celle où le poëte aveugle déplore le malheur qui le prive à jamais de la contemplation des merveilles de la nature, et celle où Milton dicte à sa fille ses vers sur la création d'Ève et son apparition au milieu des calmes splendeurs de l'Éden. De là enfin la prodigieuse et soudaine explosion du génie de Spontini dans la Vestale, cette pluie d'ardentes idées, ces larmes du cœur, ce ruissellement de mélodies nobles, touchantes, fières, menaçantes, ces harmonies si chaudement colorées, ces modulations alors inouïes au théâtre, ce jeune orchestre, cette vérité, cette profondeur dans l'expression (j'y reviens toujours), et ce luxe de grandes images musicales présentées si naturellement, imposées avec une autorité si magistrale, étreignant la pensée du poëte avec tant de force qu'on ne conçoit pas que les paroles auxquelles elles s'adaptent aient jamais pu en être séparées.
Il y a, non pas des fautes involontaires, mais quelques duretés d'harmonie faites avec intention dans Cortez; je ne vois que de très-magnifiques hardiesses en ce genre dans Olympie. Seulement, l'orchestre si richement sobre de la Vestale se complique dans Cortez, et se surcharge de dessins divers et inutiles dans Olympie, au point de rendre parfois l'instrumentation lourde et confuse.
Spontini avait un certain nombre de pensées mélodiques pour toutes les expressions nobles: une fois que le cercle d'idées et de sentiments auxquels ces mélodies étaient prédestinées fut parcouru, leur source devint moins abondante; et voilà pourquoi on ne trouve pas autant d'originalité dans le style méthodique des œuvres à la fois héroïques et passionnées qui ont succédé à la Vestale et à Cortez. Mais qu'est-ce que ces vagues réminiscences, comparées au cynisme avec lequel certains maîtres italiens reproduisent les mêmes cadences, les mêmes phrases et les mêmes morceaux dans leurs innombrables partitions? L'orchestration de Spontini, dont on trouve déjà l'embryon et les procédés dans Milton et dans Julie, fut une invention pure; elle ne procède d'aucune autre. Son coloris spécial est dû à un emploi des instruments à vent, sinon très-habile au point de vue technique, au moins savamment opposé à celui des instruments à cordes. Le rôle, nouveau autant qu'important, confié par le compositeur aux altos, tantôt pris en masse, tantôt divisés, comme les violons, en premiers et seconds, contribue beaucoup aussi à la caractériser. L'accentuation fréquente des temps faibles de la mesure, des dissonnances détournées de leur voie de résolution dans la partie qui les a fait entendre et se résolvant dans une autre partie, des dessins de basses arpégés largement dans toutes sortes de formes, ondulant majestueusement sous la masse instrumentale, l'emploi modéré mais excessivement ingénieux des trombones, trompettes, cors et timbales, l'exclusion presque absolue des notes extrêmes de l'échelle aiguë des petites flûtes, hautbois et clarinettes, donnent à l'orchestre des grands ouvrages de Spontini une physionomie grandiose, une puissance, une énergie incomparables, et souvent une poétique mélancolie.
Quant aux modulations, Spontini fut le premier qui introduisit hardiment dans la musique dramatique celles dites étrangères au ton principal, et les modulations enharmoniques. Mais si elles sont assez fréquentes dans ses œuvres, au moins sont-elles toujours motivées et présentées avec un art admirable. Il ne module pas sans motifs plausibles. Il ne fait point comme ces musiciens inquiets et à la veine stérile qui, las de tourmenter inutilement une tonalité sans y rien trouver, en changent pour voir s'ils seront plus heureux dans une autre. Quelques-unes des modulations excentriques de Spontini sont, au contraire, des éclairs de génie. Je dois mettre en première ligne, parmi celles-là, le brusque passage du ton de mi bémol à celui de ré bémol, dans le chœur des soldats de Cortez: «Quittons ces bords, l'Espagne nous rappelle.» A ce revirement inattendu de la tonalité, l'auditeur est impressionné tout d'un coup de telle sorte, que son imagination franchit d'un bond un espace immense, qu'elle vole, pour ainsi dire, d'un hémisphère à l'autre, et qu'oubliant le Mexique, elle suit en Espagne la pensée des soldats révoltés. Citons encore celle qu'on remarque dans le trio des prisonniers du même opéra, où à ces mots:
Une mort sans gloire
Termine nos jours.
les voix passent de sol mineur en la bémol majeur; et l'étonnante exclamation du grand prêtre dans la Vestale, où la voix tombe brusquement de la tonalité de ré bémol majeur à celle d'ut majeur sur ce vers:
Vont-ils dans le chaos replonger l'univers?
C'est encore Spontini qui inventa le crescendo colossal, dont ses imitateurs ne nous ont donné ensuite qu'un diminutif microscopique. Tel est celui du second acte de la Vestale, quand Julia, délirante et ne résistant plus à sa passion, sent la terreur s'y joindre et grandir avec l'amour dans son âme bouleversée:
Où vais-je?... ô ciel! et quel délire
S'est emparé de tous mes sens?
Un pouvoir invincible à ma perte conspire;
Il m'entraîne... Il me presse... Arrête! Il en est temps!
Cette progression d'harmonies gémissantes entrecoupées de sourdes pulsations de plus en plus violentes, est une invention étonnante, dont on ne sent tout le prix qu'à la représentation et non au concert. Il en est de même du crescendo du premier finale de Cortez, quand les femmes mexicaines, éperdues de terreur, accourent se jeter au pieds de Montezuma:
Quels cris retentissent:
Tous nos enfants périssent!
J'ai déjà cité celui du finale de la Vestale. Maintenant parlerai-je du duo entre Telasco et Amazily, qui débute par le plus admirable récitatif peut-être qui existe? de celui entre Amazily et Cortez où les fanfares guerrières de l'armée espagnole s'unissent d'une façon si dramatique aux adieux passionnés des deux amants? de l'air grandiose de Telasco: «O patrie! ô lieux pleins de charmes!» de celui de Julia dans la Vestale: «Impitoyables dieux!» de la marche funèbre, de l'air du tombeau dans le même opéra, du duo entre Licinius et le grand prêtre, duo que Weber a déclaré l'un des plus étonnants qu'il connût?... Faut-il parler de la marche triomphale et religieuse d'Olympie, du chœur des prêtres de Diane consternés quand la statue se voile, de la scène et de l'air extraordinaires où Statira, sanglotante d'indignation, reproche à l'hiérophante de lui avoir présenté pour gendre l'assassin d'Alexandre; de la marche en chœur du cortège de Telasco, dans Cortez encore: «Quels sons nouveaux,» la première et la seule à trois temps qu'on ait jamais faite; de la bacchanale de Nurmahal; de ces innombrables récitatifs beaux comme les plus beaux airs, et d'une vérité d'accent à désespérer les maîtres les plus habiles; de ces morceaux lents pour la danse, qui, par les rêveuses et molles inflexions de leur mélodie, évoquent le sentiment de la volupté en le poétisant?... Je me perds dans les méandres de ce grand temple de la Musique expressive, dans les mille détails de sa riche architecture, dans l'éblouissant fouillis de ses ornements.
La foule inintelligente, frivole ou grossière, l'abandonne aujourd'hui et refuse ou néglige d'y sacrifier; mais pour quelques-uns, artistes et amateurs, plus nombreux encore qu'on ne paraît le croire, la déesse à laquelle Spontini éleva ce vaste monument est toujours si belle, que leur ferveur ne s'attiédit point. Et je fais comme eux; je me prosterne et je l'adore.
—Et nous tous aussi, disent les musiciens en se levant pour sortir, nous l'adorons, croyez-le bien.—Je le sais, messieurs, et c'est parce que j'en suis convaincu que je me suis ainsi livré devant vous à ma passion admirative. On n'expose des idées pareilles et de si vifs sentiments que devant un auditoire qui les partage. Adieu, messieurs!
QUATORZIÈME SOIRÉE
LES OPÉRAS SE SUIVENT ET SE RESSEMBLENT
LA QUESTION DU BEAU—LA MARIE
STUART DE SCHILLER
UNE VISITE A TOM-POUCE. nouvelle invraisemblable.
On joue un opéra, etc., etc., etc., intitulé l'Enchanteur Merlin. La parole, ce soir-là, est à Corsino. Écoutons-le:
CORSINO.
«On dit souvent: les opéras sont comme les jours, ils se suivent et se ressemblent. Il serait plus exact de dire, tout en conservant la même comparaison, qu'ils se suivent et ne se ressemblent pas. Nous avons, en effet, les belles journées d'été, radieuses, calmes, splendides, pleines d'harmonies et de lumières, pendant lesquelles la création semble n'être qu'amour et que bonheur; le rossignol caché dans le bosquet, l'alouette perdue dans l'azur du ciel, le grillon sous l'herbe, l'abeille sur la fleur, le laboureur à sa charrue, l'enfant qui joue au seuil de la ferme, la beauté aristocratique dont la silhouette élégante se dessine blanche sur la sombre verdure d'un parc plein d'ombre et de mystère.—Ces jours-là, respirer, voir et entendre, c'est être heureux.
Le lendemain, le soleil se lève morose et voilé; une brume épaisse alourdit l'atmosphère, tout languit sur la montagne et dans la plaine; les oiseaux chanteurs se taisent; on n'entend que la sotte voix du coucou, l'aigre et stupide cri des oies, des paons et des pintades; la grenouille coasse, le chien hurle, l'enfant vagit, la girouette grince sur son toit; puis un vent énervant se roule sur lui-même et tombe enfin, avec le jour, sous une pluie silencieuse, tiède et mal odorante comme l'eau des marais. N'avons-nous pas aussi les jours de tempête sublimes, où la foudre et les vents, le bruit des torrents, le fracas des forêts criant sous l'effort de l'orage, l'inondation et l'incendie, remplissent l'âme de grandes et terribles émotions?... Comment donc les jours se ressemblent-ils? Est-ce par leur durée, par leurs degrés de chaleur ou de froid, par la beauté des crépuscules qui précèdent le lever ou suivent le coucher du grand astre? pas davantage. Nous voyons des jours et des opéras mortellement froids succéder à des journées et à des œuvres brûlantes; telle production qui a brillé d'un vif éclat pendant la vie de son auteur, s'éteint brusquement avec lui, comme la lumière au coucher du soleil, dans les contrées équinoxiales; telle autre, qui n'eut d'abord que de pâles reflets, s'illumine, quand l'auteur a vécu, de splendeurs durables, et revêt un éclat merveilleux, comparable, aux lueurs crépusculaires, aux aurores boréales qui rendent certaines nuits polaires plus belles que des jours.
Je maintiens donc l'exactitude de ma comparaison: les opéras, ainsi que les jours, se suivent mais ne se ressemblent pas. Les astronomes et les critiques viennent ensuite vous donner une foule d'explications plus ou moins bonnes des phénomènes. Les uns disent: Voilà pourquoi il a tombé hier de la grêle et pourquoi il fera beau demain. Les autres: Voici la raison de la défaveur du dernier opéra et la cause du succès qu'obtiendra le prochain. Quelques autres enfin avouent qu'ils ne savent rien, et qu'à force d'avoir étudié l'inconstance des vents et du public, la variété incessante des goûts et de la température, les caprices infinis de la nature et de l'esprit humain, ils en sont venus à reconnaître l'immensité de leur ignorance, et que les causes, même les plus rapprochées, leur sont inconnues.
MOI.
Vous avez raison, mon cher Corsino, et je dois avouer que je suis de ces savants-là. J'ai cru quelquefois apercevoir au ciel un astre nouveau dont les proportions et l'éclat me paraissaient considérables, et je me suis vu nier, non-seulement l'importance, mais l'existence même de Neptune. Puis, quand je disais: «La lune est un des moindres corps célestes, c'est son extrême rapprochement de la terre qui fait lui attribuer un volume qu'elle n'a point. Sirius, au contraire, est un astre immense. Que parlez-vous de Sirius, me répondait-on, qui ne tient au ciel que la place d'une tête d'épingle! nous aimons bien mieux notre lune majestueuse.»
En suivant à la piste ce raisonnement, j'en suis venu à trouver des gens qui préféraient à la lune un réverbère au gaz, et au réverbère la lanterne du chiffonnier.
Et voilà pourquoi il n'y a pas une seule production de l'esprit humain, une seule, entendez-vous, qui réunisse, je ne dirai pas tous les suffrages de l'humanité, mais seulement tous ceux de l'imperceptible fraction de l'humanité à laquelle elle s'adresse exclusivement. Combien peut contenir la plus vaste salle de spectacle aujourd'hui? deux mille personnes à peine, et la plupart des théâtres en contiennent beaucoup moins. Eh bien! est-il jamais arrivé, une excellente exécution étant donnée, à cinq cents personnes seulement réunies dans un théâtre, de s'accorder sur le mérite de Shakspeare, de Molière, de Mozart, de Beethoven, de Gluck ou de Weber? J'ai vu siffler le Bourgeois gentilhomme par les étudiants à l'Odéon. On sait quels combats furent livrés au Théâtre-Français au sujet de la traduction de l'Othello de Shakspeare par A. de Vigny; quelles huées accueillirent Il Barbiere de Rossini à Rome, le Freyschutz à Paris. Je n'ai pas encore assisté à une première représentation de l'Opéra sans trouver parmi les juges du foyer une énorme majorité hostile à la partition nouvelle, quelque grande et belle qu'elle fût. Il n'y en a pas non plus, si nulle, si vide et si plate qu'on la suppose, qui ne recueille en pareil cas quelques suffrages et ne rencontre des prôneurs de bonne foi; comme pour justifier le proverbe: «Il n'est si vilain pot qui ne trouve son couvercle.»
Telle opinion, chaudement soutenue derrière la scène, est combattue non moins vivement à l'orchestre. De quatre auditeurs placés dans la même loge à la représentation d'un opéra, le premier s'ennuie, le second s'amuse, le troisième s'indigne, le quatrième est enthousiasmé. Voltaire avait dénoncé Shakspeare à la France comme un Huron, un Iroquois ivre; la France avait cru Voltaire. Et pourtant le plus ardent sectateur du philosophe de Ferney, convaincu de la vérité absolue du jugement qui condamnait l'auteur d'Hamlet, n'avait qu'à passer la Manche pour trouver établie l'opinion opposée. En deçà du détroit, Shakspeare était un barbare, une brute; au delà il était un dieu. Aujourd'hui en France, si Voltaire pouvait revenir et émettre de nouveau une opinion pareille, tout Voltaire qu'il fût, qu'il est et qu'il sera, on lui rirait au nez; je connais même des gens qui feraient pis. La question du beau serait donc une question de temps et de lieu; c'est triste à penser..... mais c'est vrai. Quant au beau absolu, si ce n'est celui qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et par tous les hommes, serait reconnu pour beau, je ne sais en quoi il consiste. Or, ce beau-là n'existe pas. Je crois seulement qu'il y a des beautés d'art dont le sentiment devenu inhérent à certaines civilisations durera, grâce à quelques hommes, autant que ces civilisations elles-mêmes.
—Pourquoi, reprend Corsino après un silence et comme pour rompre une conversation qui lui est pénible, n'êtes-vous pas venu avant-hier à la représentation de la Marie Stuart de Schiller? Nos premiers acteurs y figuraient et le chef-d'œuvre n'a point été mal rendu, je puis vous l'assurer.—Vous ne m'en compterez pas moins, je l'espère, parmi les plus sincères admirateurs de Schiller; mais il faut vous avouer mon insurmontable antipathie pour les drames dans lesquels figurent le billot, la hache, le bourreau. Je n'y puis tenir. Ce genre de mort et les apprêts qu'il nécessite ont quelque chose de si hideux! Rien ne m'a jamais inspiré une plus profonde aversion pour la foule, pour la populace de tout rang et de toute classe, que l'horrible ardeur avec laquelle on la voit se ruer à certains jours vers le lieu des exécutions. En me représentant cette multitude pressée, la gueule béante autour d'un échafaud, je songe toujours au bonheur d'avoir sous la main huit ou dix pièces de canon chargées à mitraille, pour anéantir d'un seul coup cette affreuse canaille sans avoir besoin d'y toucher. Car je conçois qu'on verse le sang de cette façon, de loin, avec fracas, avec feux et tonnerres, quand on est en colère; et j'aimerais mieux mitrailler quarante de mes ennemis que d'en voir guillotiner un seul.—Corsino, approuvant de la tête: Vous avez des goûts d'artiste.—Quant à cette pauvre charmante reine Marie, dit Winter, je conviens qu'on pouvait fort bien la détruire, sans aller ainsi gâter son beau col.—Eh! eh! réplique Dimski, c'était peut-être précisément à ce beau col qu'en voulait Élisabeth. Au reste, détruire est heureusement trouvé; j'approuve le mot.—Oh! messieurs! pouvez-vous rire et plaisanter d'une telle catastrophe, d'un crime si affreux!—Moran a raison, reprend Corsino; puisque ces messieurs sont d'humeur joyeuse ce soir, conte-leur quelque bonne bêtise, Schmidt, tu ne nous as rien donné en ce genre depuis longtemps, tu dois être en fonds.»
Schmidt, le troisième cor, a une figure grotesque qui provoque le rire. Il passe pour avoir de l'esprit, et sa taciturnité habituelle donne plus de prix qu'elles n'en ont réellement à ses saillies, qu'il mime d'ailleurs en bouffon de premier ordre.
Schmidt donc, accueillant cette invitation, se mouche, prend une énorme pincée de tabac, et, sans préambule, élevant sa voix grêle, dit:
UNE VISITE A TOM-POUCE
La scène représente.... un provincial français extrêmement naïf, qui se dit grand amateur de musique, et, à ce titre, se désespère de n'avoir pu assister aux soirées données par le nain Tom-Pouce. Il sait que ce phénomène lilliputien a fait les délices de la capitale française pendant un nombre de mois indéterminé; il a entrepris le voyage de Paris uniquement pour admirer le petit général qu'on dit si spirituel, si gracieux, si galant; et le malheur veut que les représentations de ce prodige soient en ce moment interrompues. Comment faire?... Une lettre de recommandation dont notre provincial est pourvu lui ouvre le salon d'un artiste célèbre par son talent de mystification. A l'énoncé de la déconvenue de l'admirateur de Tom-Pouce, l'artiste lui répond: En effet, monsieur, je conçois que pour un ami des arts tel que vous, ce soit un cruel désappointement.... Vous venez de Quimper, je crois?—De Quimper-Corentin, monsieur.—Faire sans fruit un pareil voyage... Ah! attendez! il me vient une idée; Tom-Pouce, à la vérité, ne donne plus de représentations, mais il est à Paris; et parbleu, allez le voir, c'est un gentilhomme, il vous recevra à merveille.—Oh! monsieur, que ne vous devrai-je pas, si je puis parvenir jusqu'à lui! J'aime tant la musique!—Oui, il ne chante pas mal. Voici son adresse: rue Saint-Lazare, au coin de la rue de La Rochefoucauld, une longue avenue; au fond, la maison où Tom-Pouce respire; c'est un séjour sacré qu'habitèrent successivement Talma, mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois, Horace Vernet, Thalberg, et que Tom-Pouce partage maintenant avec le célèbre pianiste. Ne dites rien au concierge, montez jusqu'au bout de l'avenue, et, suivant le précepte de l'Évangile, frappez et l'on vous ouvrira.—Ah! monsieur, j'y cours; je crois le voir, je crois déjà l'entendre. J'en suis tout ému... C'est que vous n'avez pas d'idée de ma passion pour la musique.»
Voilà l'amateur pantelant qui court à l'adresse indiquée; il monte, il frappe d'une main tremblante; un colosse vient lui ouvrir. Le hasard veut que Lablache, qui habite avec son gendre Thalberg, sorte à l'instant même.—Qui demandez-vous, monsieur, dit à l'étranger l'illustre chanteur?—Je demande le général Tom-Pouce.—C'est moi, monsieur, réplique Lablache avec un foudroyant aplomb et de sa voix la plus formidable.—Mais... comment... on m'avait dit que le général n'était pas plus haut que mon genou, et que sa voix charmante... ressemblait... à celle... des... cigales. Je ne reconnais pas...—Vous ne reconnaissez pas Tom-Pouce? c'est pourtant moi, monsieur, qui ai l'honneur d'être cet artiste fameux. Ma taille et ma voix sont bien ce qu'on vous a dit; elles sont ainsi en public, mais vous comprenez que quand je suis chez moi je me mets à mon aise.»
Là-dessus, Lablache de s'éloigner majestueusement, et l'amateur de rester ébahi, rouge d'orgueil et de joie d'avoir vu le général Tom-Pouce en particulier et dans son entier développement.
«Ceci, Messieurs, vaut bien
Notre enchanteur Merlin,
Et c'est plus vraisemblable.»
Corsino se levant: «J'étais sûr qu'il finirait par une pointe! Avec un vers de plus, nous recevions un quatrain en plein visage. Décidément, Schmidt, tu étais né pour faire des vaudevilles... allemands.
QUINZIÈME SOIRÉE
AUTRE VEXATION DE KLEINER L'AINÉ.
On joue le Fidelio de Beethoven.
Personne ne parle à l'orchestre. Les yeux de tous les artistes étincellent, ceux des simples musiciens restent ouverts, ceux des imbéciles se ferment de temps en temps. Tamberlick, engagé pour quelques représentations par le directeur de notre théâtre, chante Florestan. Il révolutionne la salle dans son air de la prison. Le quatuor du pistolet excite le plus violent enthousiasme. Après le grand finale, Kleiner l'aîné s'écrie: «Cette musique me met du feu dans l'estomac! il me semble avoir bu quinze verres d'eau-de-vie. Je vais au café, demander une...—Il n'y en a plus, lui jette Dimski en l'interrompant, je viens de voir porter la dernière à Tamberlick qui l'a bien gagnée.»
Kleiner s'éloigne en maugréant.
SEIZIÈME SOIRÉE
ÉTUDES MUSICALES ET PHRÉNOLOGIQUES
LES CAUCHEMARS—PURITAINS DE LA
MUSIQUE
RELIGIEUSE—PAGANINI, esquisse biographique.
On donne au théâtre un concert mêlé de médiocre et de mauvaise musique; le programme est bourré de cavatines italiennes, de fantaisies pour piano seul, de fragments de messes, de concertos de flûte, de Lieder avec trombone solo obligé, de duos de bassons, etc. Les conversations sont, en conséquence, fort animées sur tous les points de l'orchestre. Quelques musiciens dessinent. On a mis au concours la reproduction au crayon de la scène de Lablache, disant sur le seuil de la porte au provincial qui demande Tom-Pouce: «C'est moi, monsieur!» Kleiner l'aîné obtient le prix. Ceci le console un peu de sa vexation de la veille. En arrivant, je regarde le programme. «Diable! nous avons ce soir une formidable quantité de cauchemars!»—Ah! cauchemar! voilà encore un de vos mots parisiens que nous ne comprenons pas, me dit Winter. Voulez-vous nous l'expliquer?—Prenez garde, jeune Américain, vous êtes sur le point d'en devenir un.—Un quoi?—Un cauchemar! trois fois simple musicastre! réplique Corsino, je vais te le démontrer. Voilà ce que nous autres musiciens d'Europe entendons par ce mot:
Il ne s'agit point d'un de ces rêves affreux pendant lesquels on se sent la poitrine oppressée, où l'on se croit poursuivi par quelque monstre toujours sur le point d'atteindre sa victime, où l'on se sent tomber dans un gouffre sans fond, au milieu de ténèbres épaisses et d'un silence plus effrayant que les rumeurs infernales. Non, ce n'est point cela, et pourtant c'est presque cela. Un cauchemar musical est une de ces réalités inqualifiables qu'on exècre, qu'on méprise, qui vous obsèdent, vous irritent, vous donnent une douleur d'estomac comparable à celle d'une indigestion; une de ces œuvres chargées d'une sorte de contagion cholérique qui se glissent on ne sait comment, malgré tous les cordons sanitaires, au milieu de ce que la musique a de plus noble et de plus beau, et qu'on subit cependant en faisant une horrible grimace, et qu'on ne siffle pas; tantôt parce qu'elles sont faites avec une sorte de talent médiocre et commun, tantôt à cause de l'auteur qui est un brave homme à qui l'on ne voudrait pas causer de peine, ou bien parce que cela se rattache à un ordre d'idées cher à un ami, ou bien encore parce que cela intéresse quelque imbécile qui a eu la vanité de se poser votre ennemi, et que vous ne voudriez pas, en le traitant selon son mérite, avoir l'air de vous occuper de lui. Quand ce damnable morceau commence, vous sortez (si vous le pouvez) de la salle où il se pavane; vous allez dans la rue voir les exercices d'un chien savant ou une représentation de Polichinelle, ou écouter le grand air de la Favorite, miaulé par un orgue de Barbarie et terminé sur la note sensible, parce qu'un sou jeté d'une fenêtre a interrompu le virtuose au milieu de sa mélodie. Vous lisez toutes les affiches; puis, en regardant votre montre, vous jugez que le cauchemar du concert ne doit plus être à craindre, et vous osez revenir dans la salle; mais c'est justement là le moment où il sévit quelquefois d'une manière inattendue sur le pauvre musicien qui l'avait fui. Celui-ci rentre, le cauchemar a fini de parler, il est vrai, mais quel est ce bruit? quels sont ces applaudissements? à qui s'adressent-ils? ces marques de satisfaction sont celles du public; elles s'adressent au cauchemar en personne, qui se rengorge, et fait le gros dos, et roucoule, et salue modestement. Mon Dieu oui! le public a trouvé le monstre aimable et agréable, et il remercie le monstre du plaisir qu'il lui a fait.
C'est alors qu'on enrage, et qu'on voudrait être aux antipodes parmi les sauvages, au milieu d'une peuplade de singes de Bornéo, voire même parmi les féroces chercheurs d'or de la Californie! C'est alors qu'on voit le néant de la gloire, le ridicule du succès qu'obtiennent les chefs-d'œuvre auprès de ces juges capables d'applaudir ainsi les cauchemars... Et l'on trouve fort judicieux cet orateur antique, se tournant inquiet vers son ami après un de ses discours bien accueilli de la multitude, et disant: «Le peuple m'applaudit, aurais-je dit quelque sottise?» Avec les compositions-cauchemars, qui pour la plupart sont écrites dans un style qu'il faut bien appeler par son nom, le style bête, nous avons les hommes-cauchemars.
Le cauchemar-orateur, qui vous arrête au coin des rues, ou vous met au carcan devant la cheminée d'un salon pour vous saturer de ses doctrines; celui qui prouve à tout venant la supériorité de la musique des Orientaux sur la nôtre; le vieux théoricien, qui trouve partout des fautes d'harmonie; le découvreur d'anciens manuscrits, devant lesquels il tombe en extase; le défenseur des règles de la fugue; l'adorateur exclusif du style lié, du style plan, du style mort, l'ennemi de l'expression et de la vie; l'admirateur de l'orgue, de la messe du pape Marcel, de la messe de l'Homme armé, des chansons de gestes. Tous ces gens-là sont les plus grands cauchemars qui se puissent nommer. Et les mères de famille qui vous présentent leurs enfants-prodiges, et les compositeurs qui veulent bon gré mal gré vous faire lire leurs partitions; et tous les bourgeois qui parlent musique; et tous les ennuyeux, sans oublier les innocents curieux. Et voilà comment, cher Winter, monsieur a le droit de te dire: Vous en êtes un autre!—Écoutez celui-ci, messieurs! (On chante l'O salutaris d'un grand maître.) Admirez comment nous est offert ici un exemple de style bête! L'auteur fait prononcer les mots Da robur, fer auxilium, sur une phrase énergique, symbole de la force (robur). Sur cent compositeurs, qui ont traité ce sujet depuis Gossec, il n'y en a pas deux peut-être qui aient évité le contre-sens dont ce vieux maître a donné le classique modèle.—Comment cela? dit Bacon.—L'O salutaris est une prière, n'est-ce pas? Le chrétien y demande à Dieu la force, il implore son secours; mais s'il les demande, c'est qu'il ne les a pas apparemment et qu'il en sent le besoin. C'est donc un être faible qui prie, et sa voix, en prononçant le Da robur, doit être aussi humble que possible, au lieu d'éclater en accents qui tiennent plus de la menace que de la supplication.
On appelle ces choses-là des chefs-d'œuvres du genre religieux!!!...
Chefs-d'œuvre de bêtise. Cauchemars!
Et ceux qui les admirent... archicauchemars!!
Les compositions écrites avec des tendances expressives sur les textes sacrés surabondent en niaiseries pareilles.
Ces niaiseries sans doute ont servi de prétexte à la formation d'une secte de la plus singulière espèce, qui, dans ses conventicules aujourd'hui, maintient une plaisante question à l'ordre du jour. Ce schisme innocent, dans le but, dit-il, de faire de la vraie musique catholique, tend, dans le service religieux, à supprimer la musique tout à fait. Ces anabaptistes de l'art ne voulaient pas de violons dans les églises, parce que les violons rappellent la musique théâtrale (comme si les basses, les altos, tous les instruments et les voix n'étaient pas dans le même cas), les nouvelles orgues ont ensuite, à leur sens, été pourvues de jeux trop variés, trop expressifs. Puis on en est venu à trouver damnable la mélodie, le rhythme, et même la tonalité moderne. Les modérés admettent encore Palestrina; mais les fervents, les Balfour de Burley de ces nouveaux puritains, ne veulent que le plain-chant tout brut.
L'un d'eux, le Mac-Briar de la secte, va même bien plus loin; celui-là, d'un bond, a atteint le but vers lequel marchent plus lentement tous les autres, et qui, je viens de le dire, est évidemment la destruction de la musique religieuse. Voici comment j'ai pu connaître le fond de sa pensée à cet égard: peu de temps après la mort du duc d'Orléans, j'assistais dans l'église de Notre-Dame aux obsèques de ce noble prince, objet de si vifs et de si justes regrets. La secte des puritains triomphant ce jour-là, avait obtenu que la messe entière fût chantée en plain-chant et que cette maudite tonalité moderne, dramatique, passionnée, expressive, fût radicalement prohibée. Toutefois, le maître de chapelle de Notre-Dame avait cru devoir transiger jusqu'à un certain point avec la corruption du siècle, en mettant en harmonie à quatre parties le funèbre plain-chant. Il ne s'était point senti la force de rompre tout pacte avec l'impiété. La grâce suffisante sans doute n'avait pas suffi. Quoi qu'il en soit, je me trouvais assis dans la nef, à côté de notre fougueux Mac-Briar. Tout en exécrant la musique moderne qui excite les passions, celui-ci se passionnait d'une manière divertissante pour le plain-chant qui, nous en convenons, est fort loin d'avoir un si grave défaut. Il se posséda assez bien néanmoins jusqu'au milieu de la cérémonie. Un assez long silence s'étant alors établi, et le recueillement de l'assistance étant solennel et profond, l'organiste, par mégarde, laissa tomber une clef sur son clavier; par suite de la pression accidentelle de la clef sur une touche, un la du jeu des flûtes se fit alors entendre pendant deux secondes. Cette note isolée s'éleva au milieu du silence, et roula sous les arceaux de la cathédrale comme un doux et mystérieux gémissement. Mon homme alors, de se lever transporté, en s'écriant sans respect pour le recueillement réel de ses voisins: «C'est admirable! sublime! voilà la vraie musique religieuse! voilà l'art pur dans sa divine simplicité! Toute autre musique est infâme et impie!»
Eh bien! à la bonne heure, voilà un logicien. Il ne faut, selon lui, dans la musique religieuse, ni mélodie, ni harmonie, ni rhythme, ni instrumentation, ni expression, ni tonalité moderne, ni tonalité antique (celle-là rappelle la musique des Grecs, des païens). Il ne lui faut qu'un la, un simple la un instant soutenu au milieu du silence d'une foule, il est vrai, émue et prosternée. On pourrait pourtant encore troubler son extase en lui affirmant que les théâtres font un emploi usuel et fréquent de ce céleste la. Mais il faut convenir que son système de musique monotone (c'est le cas ou jamais d'employer ce mot) est d'une pratique facile et fort peu dispendieuse. De ce côté l'avantage est réel.
Il y a une maladie du cerveau que les médecins italiens appellent pazzia, et les anglais madness: c'est évidemment celle-là qui règne et sévit parmi les sectateurs de la nouvelle Église musicale. J'en pourrais citer plusieurs aussi complétement fous à cette heure que l'admirateur du la solitaire. Ils ont voulu quelquefois m'engager dans une discussion en règle sur la doctrine à eux suggérée par leur maladie; mais je m'en suis gardé, me bornant à dire aux grégoriens, ambroisiens, palestriniens, presbytériens, puritains, trembleurs, anabaptistes, unitairiens, plus ou moins gravement atteints de madness, de pazzia: Raca! pour toute réponse, en ajoutant: Cauchemars! triples cauchemars! La plupart de ces gens-là, je le soupçonne, pensent que la mélodie, l'harmonie, le rhythme, l'instrumentation et l'expression étant supprimés dans le style sacré, ils pourront alors faire eux-mêmes de fort belle musique religieuse. En effet, dès qu'il ne faudra rien de tel dans ce genre de composition, ils ont tout ce qu'il faut pour y réussir.
Ah! mon Dieu! s'écrie Corsino, voilà Racloski qui va attaquer avec accompagnement de piano le rondo en si mineur de Paganini!—Le rondo de la clochette? Rien que cela! Il est fou; il n'en fera pas deux mesures d'une façon supportable.—Joue-t-il juste au moins?—Sous ce rapport, il faut lui rendre justice; dans le cours d'un long morceau comme celui-là, il lui arrive souvent de jouer juste.—Merci, je m'en vais.—De grâce ne nous abandonnez pas ainsi dans le danger. Vous avez été très-lié avec Paganini, nous le savons; dites-nous quelque chose de lui, cela nous empêchera d'entendre écorcher son ouvrage par ce râcleur. Vite! vite! le voilà qui commence.—Décidément vous faites de moi un rapsode. Je vous obéis. Mais n'êtes-vous pas d'avis qu'il devrait être défendu, sous des peines sévères, à certains exécutants, d'attaquer ainsi, comme vous le dites, certaines compositions? ne pensez-vous pas que les chefs-d'œuvre devraient être protégés contre des profanations pareilles?—Oui, sans doute, ils devraient l'être; et un temps viendra, j'espère, où ils le seront. Des nombreux artistes grecs, Alexandre jugea qu'un seul était digne de retracer ses traits et défendit à tous les autres de tenter de les reproduire. Les plus habiles virtuoses devraient seuls aussi avoir le droit de transmettre au public la pensée des grands maîtres, ces Alexandre de l'art!—(Bacon.) Tiens, c'est une idée! ce compositeur grec n'était point sot! Où diable Corsino peut-il avoir appris cela?—Silence donc!
PAGANINI
Un homme de beaucoup d'esprit, Choron, disait en parlant de Weber: «C'est un météore!» Avec autant de justesse pourrait-on dire de Paganini: «C'est une comète!» car jamais astre enflammé n'apparut plus à l'improviste au ciel de l'art, et n'excita, dans le parcours de son ellipse immense, plus d'étonnement mêlé d'une sorte de terreur, avant de disparaître pour jamais. Les comètes du monde physique, s'il faut en croire les poëtes et les idées populaires, ne se montrent qu'aux temps précurseurs des terribles orages qui bouleversent l'océan humain.
Certes, ce n'est pas notre époque, ni l'apparition de Paganini qui donneront à cet égard un démenti à la tradition. Ce génie exceptionnel et unique dans son genre se développait en Italie au début des plus grands événements dont l'histoire fasse mention; il commençait à se produire à la cour d'une des sœurs de Napoléon à l'heure la plus solennelle de l'empire; il parcourait triomphalement l'Allemagne au moment où le géant se couchait dans la tombe; il fit son apparition en France au bruit de l'écroulement d'une dynastie, et c'est avec le choléra qu'il entra dans Paris.
La terreur inspirée par le fléau fut impuissante néanmoins à contenir l'élan de curiosité d'abord, et d'enthousiasme ensuite, qui entraînait la foule sur les pas de Paganini; on a peine à croire à une pareille émotion causée par un virtuose en pareille circonstance, mais le fait est réel. Paganini, en frappant l'imagination et le cœur des Parisiens d'une façon si violente et si nouvelle, leur avait fait oublier jusqu'à la mort qui planait sur eux. Tout concourait, d'ailleurs, à accroître son prestige: son extérieur étrange et fascinateur, le mystère dont s'entourait sa vie, les contes répandus à son sujet, les crimes même dont ses ennemis avaient eu la stupide audace de l'accuser, et les miracles d'un talent qui renversait toutes les idées admises, dédaignait tous les procédés connus, annonçait l'impossible et le réalisait. Cette irrésistible influence de Paganini ne s'exerçait pas seulement sur le peuple des amateurs et des artistes; des princes de l'art eux-mêmes y ont été soumis. On dit que Rossini, ce grand railleur de l'enthousiasme, avait pour lui une sorte de passion mêlée de crainte. Meyerbeer, pendant les pérégrinations de Paganini dans le nord de l'Europe, le suivit pas à pas, toujours plus avide de l'entendre, et cherchant inutilement à pénétrer le mystère de son talent phénoménal.
Je ne connais malheureusement que par les récits qu'on m'en a fait cette puissance musicale démesurée de Paganini; un concours total de circonstances a voulu qu'il ne se soit jamais produit en public en France quand je m'y trouvais, et j'ai le chagrin d'avouer que, malgré les relations fréquentes que j'ai eu le bonheur d'entretenir avec lui pendant les dernières années de sa vie, je ne l'ai jamais entendu. Une seule fois, depuis mon retour d'Italie, il joua à l'Opéra, et, retenu au lit par une indisposition violente, il me fut impossible d'assister à ce concert, le dernier, si je ne me trompe, de tous ceux qu'il a donnés. Depuis ce jour, l'affection du larynx de laquelle il devait mourir, jointe à une maladie nerveuse qui me lui laissait aucun relâche, devenant de plus en plus grave, il dut renoncer tout à fait à l'exercice de son art. Mais comme il aimait passionnément la musique, comme elle était pour lui un véritable besoin, quelquefois, dans les rares instants de répit que lui laissaient ses souffrances, il reprenait son violon pour jouer des trios ou des quatuors de Beethoven, organisés à l'improviste, en comité secret, et dont les exécutants étaient les seuls auditeurs. D'autres fois, quand le violon le fatiguait trop, il tirait de son portefeuille un recueil de duos composés par lui pour violon et guitare (recueil que personne ne connaît), et prenant pour partenaire un digne violoniste allemand, M. Sina, qui professe encore à Paris, il se chargeait de la partie de guitare et tirait des effets inouïs de cet instrument. Et les deux concertants, Sina le modeste violoniste, Paganini l'incomparable guitariste, passaient ainsi en tête-à-tête de longues soirées, auxquelles nul, parmi les plus dignes, ne put jamais être admis. Enfin sa phthisie laryngée fit de tels progrès qu'il perdit entièrement la voix, et dès lors il dut à peu près renoncer à toutes relations sociales. C'était à peine si, en approchant l'oreille de sa bouche, on pouvait encore comprendre quelques-unes de ses paroles. Et quand il m'est arrivé de me promener avec lui dans Paris, aux jours où le soleil lui donnait envie de sortir, j'avais un album et un crayon; Paganini écrivait en quelques mots le sujet sur lequel il voulait mettre la conversation; je le développais de mon mieux, et de temps en temps, reprenant le crayon, il m'interrompait par des réflexions souvent fort originales dans leur laconisme. Beethoven, sourd, se servait ainsi d'un album pour recevoir la pensée de ses amis, Paganini, muet, l'employait pour leur transmettre la sienne. Un de ces collecteurs à tout prix d'autographes, qui hantent les salons d'artistes, m'aura sans doute emprunté sans me prévenir celui qui servit à mon illustre interlocuteur; ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'ai pu le retrouver lorsqu'un jour Spontini voulut le voir, et que depuis lors je n'ai pas été plus heureux dans mes recherches.
Bien souvent on m'a sollicité de raconter dans tous ses détails l'épisode de la vie de Paganini dans lequel il joua un rôle si cordialement magnifique à mon égard; les incidents variés et si en dehors de toutes les voies ordinaires de la vie des artistes qui précédèrent et suivirent le fait principal aujourd'hui connu de tout le monde, seraient, en effet, je le crois, d'un vif intérêt, mais on conçoit sans peine l'embarras que j'éprouverais à faire un tel récit, et vous me pardonnerez de m'abstenir.
Je ne crois pas même nécessaire de relever les sottes insinuations, les dénégations folles, et les assertions erronées auxquelles la noble conduite de Paganini donna lieu dans la circonstance dont je parle. Jamais, par compensation, certains critiques ne trouvèrent de plus belles formes d'éloges; jamais la prose de J. Janin surtout n'eut de plus magnifiques mouvements qu'à cette occasion. Le poëte italien, Romani, écrivit aussi plus tard, dans la Gazette piémontaise, d'éloquentes pages, dont Paganini, qui les lut à Marseille, fut très-touché.
Il avait dû fuir le climat de Paris; bientôt après son arrivée à Marseille, celui de la Provence lui paraissant trop rude encore, il alla se fixer pour l'hiver à Nice, où il fut accueilli comme il devait l'être, et entouré des soins les plus affectueux par un riche amateur de musique, virtuose lui-même, M. le comte de Césole. Ses souffrances, néanmoins, ne firent que s'accroître, bien qu'il ne se crût pas en danger de mort, et ses lettres respiraient une tristesse profonde. «Si Dieu le permet, m'écrivait-il, je vous reverrai au printemps prochain. J'espère que mon état va s'améliorer ici; l'espérance est la dernière qui reste. Adieu, aimez-moi comme je vous aime.»
Je ne le revis plus... Quelques années après, obligé moi-même d'aller demander aux tièdes haleines de la mer de Sardaigne un peu de réconfort, après les âpres fatigues d'une laborieuse saison musicale à Paris, je revenais un jour en barque de Villa-Franca à Nice, quand le jeune pêcheur qui me conduisait, laissant tout à coup tomber ses rames, me montra sur le rivage une petite villa isolée, d'assez singulière apparence:—«Avez-vous entendu parler, me dit-il, d'un monsieur qui se nommait Paganini, qui sonnait si bien le violon?—Oui, mon garçon, j'en ai entendu parler.—Eh bien! monsieur, c'est là qu'il a demeuré pendant trois semaines, après sa mort.»
Il paraît qu'en effet, son corps fut déposé dans ce pavillon pendant le long débat qui s'éleva entre son fils et l'évêque de Gênes, débat qui, pour l'honneur du clergé génois et piémontais, n'eût pas dû se prolonger autant, et dont les causes, au point de vue même de l'orthodoxie la plus sévère, n'avaient point la gravité qu'on a voulu leur donner, car Paganini mourut presque subitement.
La nuit qui suivit cette promenade à Villa-Franca, je dormais dans la tour des Ponchettes, appliquée comme un nid d'hirondelle contre un rocher à deux cents pieds au-dessus de la mer, quand les sons d'un violon, jouant les variations de Paganini sur le Carnaval de Venise, s'élevèrent jusqu'à mon réduit, paraissant sortir des ondes. Je rêvais justement en ce moment à celui dont le jeune pêcheur m'avait montré, dans la journée, la villa mortuaire... je m'éveillai brusquement... j'écoutai quelque temps avec un sourd battement de cœur... Mes idées au lieu de s'éclaircir devenaient de plus en plus confuses..... le Carnaval de Venise!..... qui donc, excepté lui, pourrait savoir ces variations? Est-ce encore un adieu d'outre-tombe qu'il m'adresse?...
Supposez Théodore Hoffmann à ma place: quelle touchante et fantastique élégie il eût écrite sur ce bizarre incident!
C'était M. de Césole, qui, seul au pied de la tour, me donnait une gracieuse sérénade.
Ces fameuses variations sur l'air vénitien font partie des œuvres de Paganini que l'éditeur Schonenberger a récemment publiées à Paris; et je crois devoir affirmer ici en passant que celles d'Ernst sur le même thème, qu'on l'a souvent accusé d'avoir calquées sur celles de Paganini, ne leur ressemblent nullement.
Parmi les autres œuvres du maître que l'éditeur français vient de livrer à l'avide curiosité des artistes, on regrette de ne pas voir la fantaisie sur la prière de Moïse, l'un des morceaux, dit-on, dans lesquels Paganini produisait les plus poignantes impressions. Sans doute, M. Achille Paganini se réserve de les faire figurer bientôt dans une édition complète des œuvres de son père, édition qu'il a eu raison, sous un rapport, de ne point laisser paraître prématurément, car, malgré les progrès rapides que fait aujourd'hui, grâce à Paganini, l'art du violon du côté du mécanisme, de pareilles compositions sont encore inabordables pour la plupart des violonistes, et c'est à peine même si à leur lecture on comprend comment l'auteur put jamais les exécuter. Il faudrait écrire un volume pour indiquer tout ce que Paganini a trouvé dans ses œuvres d'effets nouveaux, de procédés ingénieux, de formes nobles et grandioses, de combinaisons d'orchestre qu'on ne soupçonnait même pas avant lui. Sa mélodie est la grande mélodie italienne, mais frémissante d'une ardeur plus passionnée en général que celle qu'on trouve dans les plus belles pages des compositeurs dramatiques de son pays. Son harmonie est toujours claire, simple et d'une sonorité extraordinaire.
Il a su faire ressortir et rendre dominateur le timbre du violon solo en accordant ses quatre cordes un demi-ton plus haut que celles des violons de l'orchestre; ce qui lui permettait de jouer ainsi dans les tons brillants de ré et de la, pendant que l'orchestre l'accompagnait dans les tons moins sonores de mi bémol et de si bémol. Ce qu'il a découvert dans l'emploi des sons harmoniques simples et doubles, des notes pincées de la main gauche, dans la forme des arpéges, dans les coups d'archet, dans les passages en triple corde, passe toute croyance, d'autant plus que ses devanciers ne l'avaient pas même mis sur la voie. Paganini est de ces artistes desquels il faut dire: ils sont parce qu'ils sont, et non parce que d'autres furent avant eux. Malheureusement ce qu'il n'a pu transmettre à ses successeurs, c'est l'étincelle qui animait et rendait sympathiques ces foudroyants prodiges de mécanisme. On écrit l'idée, on dessine la forme, mais le sentiment de l'exécution ne peut se fixer; il est insaisissable: c'est le génie, c'est l'âme, c'est la flamme de vie qui, en s'éteignant, laisse après elle des ténèbres d'autant plus profondes qu'elle a brillé d'un éclat plus éblouissant. Et voilà pourquoi non-seulement les œuvres des grands virtuoses inventeurs perdent plus ou moins à n'être pas exécutées par leur auteur, mais celles aussi des grands compositeurs originaux et expressifs ne conservent qu'une partie de leur puissance quand l'auteur ne préside pas à leur exécution.
L'orchestre de Paganini est brillant et énergique sans être bruyant. Il employait la grosse caisse dans ses tutti et souvent avec une intelligence peu commune. Dans la prière de Moïse, Rossini l'a écrite, comme il l'a fait partout ailleurs, en lui faisant frapper les temps forts tout bonnement. Paganini, en composant sa fantaisie sur le même thème, s'est bien gardé de l'imiter en cela. Au début de la mélodie:
Del tuo stellato soglio,
Rossini frappe sur l'avant-dernière syllabe qui se trouve au temps fort; mais Paganini, considérant l'accent mélodique placé sur la syllabe suivante comme incomparablement plus important, fait entrer l'instrument sur le temps faible où elle se trouve, et l'effet qui résulte de ce changement est, selon moi, bien meilleur et original.
Un jour qu'après avoir complimenté Paganini sur ce morceau, quelqu'un ajoutait: «Il faut avouer aussi que Rossini vous a fourni là un bien beau thème! C'est égal, répliqua Paganini, il n'a pas trouvé mon coup de grosse caisse.»
Il me serait fort difficile d'entrer plus avant dans l'analyse des œuvres de cet artiste-phénomène, œuvres toutes d'inspiration, et où il faut voir principalement la manifestation écrite de ses merveilleuses facultés de virtuose. D'ailleurs... ces souvenirs ce soir...
—Et vous ne l'avez jamais entendu, me dit Corsino?—Jamais..... Adieu, messieurs.