Les soirées de l'orchestre
DIX-SEPTIÈME SOIRÉE
On joue le Barbier de Séville de Rossini.
Personne ne parle à l'orchestre. Corsino se contente, à la fin de l'opéra, de faire observer que l'acteur chargé du rôle d'Almaviva, dans cet étincelant chef-d'œuvre, était né pour être bourgmestre, et que Figaro eût fait un suisse de cathédrale accompli.
DIX-HUITIÈME SOIRÉE
ACCUSATION PORTÉE CONTRE LA CRITIQUE DE L'AUTEUR.—SA
DÉFENSE.—RÉPLIQUE DE L'AVOCAT
GÉNÉRAL.—PIÈCES A L'APPUI.—ANALYSE DU
PHARE.—LES
REPRÉSENTANTS SOUS-MARINS.—ANALYSE DE
DILETTA.
—IDYLLE.—LE PIANO ENRAGÉ.
On représente pour la première fois un opéra allemand très, etc.
L'orchestre fait son devoir pendant le premier acte; au second le découragement semble gagner les musiciens: ils quittent leur instrument les uns après les autres et les conversations commencent.
«Voilà un ouvrage, me dit Corsino, sur lequel vous exerceriez votre talent de ne rien dire, si vous aviez à en rendre compte; et c'est bien là, il faut en convenir, la pire de toutes les critiques.—Comment cela? je tâche pourtant de toujours dire quelque chose dans mes malheureux feuilletons. Seulement, je cherche à en varier la forme: ce que vous appelez ne rien dire est souvent une façon fort claire de parler.—Oui, et d'une méchanceté diabolique que des Français seuls pouvaient inventer. Je veux en faire juges ces messieurs. J'ai la collection des bouquets à Chloris que vous avez faits jusqu'à ce jour; je vais la chercher, pour qu'ils apprécient le parfum des fleurs qui les composent.» (Il sort.) Dervinck s'adressant à moi: Je ne sais trop ce qu'il veut dire avec vos bouquets à Chloris. Nous autres Allemands, faisons aussi de la critique; mais notre façon de la faire est toute simple: un nouvel ouvrage paraît, nous allons l'entendre, et si, après l'avoir attentivement écouté, il nous semble beau, grand, original, nous écrivons...—Qu'il est détestable, dit Winter qui a composé un mauvais ballet. (Corsino rentrant, un paquet de journaux à la main.) «Voici, messieurs, ces chefs-d'œuvre d'aménité et de bienveillance. Étudions-les. Vous remarquerez d'abord que, s'il veut bafouer l'auteur d'un livret sans faire la moindre observation sur sa poésie, il emploie le moyen atroce de raconter la pièce en vers qui se suivent comme de la prose. Voyez le flatteur effet que cela produit. Je prends une scène au hasard: voici une troupe d'Arabes, marchant à pas comptés et chantant selon l'usage: «Taisons-nous! cachons-nous! faisons silence!» Le critique décrit ainsi la scène:
Ils s'éloignent sans bruit, dans l'ombre de la nuit; mais un groupe les suit. Le caïd, gros bonhomme, le dos un peu voûté, assez peu fier, en somme, de son autorité, craint, en faisant sa ronde, quelque encontre féconde en mauvais coups, puis, crac! d'être mis en un sac et lancé des murailles des gens sans entrailles, et de trouver la mort au port.
Il n'a pas fait vingt pas, que de grands coups de gaules tombant sur ses épaules vous le jettent à bas. «Au secours: on m'assomme! au meurtre!» Un galant homme fait fuir les assassins, appelle les voisins: une jeune voisine, à la mine assassine, en jupon court, accourt. Et le battu de geindre, de crier, de se plaindre, en contant l'accident. «Il me manque une dent! j'en mourrai! misérable! Il m'a rompu le râble! il a tapé trop dur, c'est sûr.
En voici une autre dans laquelle les vers de l'auteur du livret précèdent et suivent la fausse prose du critique, de manière à produire un grotesque mélange. Il s'agit d'un jeune homme qu'on veut retenir en otage pour dettes.
ALBERT.
Grand Dieu!
RODOLPHE.
C'est juste, et, gage précieux,
La loi veut qu'il demeure en otage en ces lieux.
Zila se désole, Albert la console, mais le temps s'envole, ah! que devenir! Rodolphe l'invite à prendre pour gîte son château. Bien vite, Albert, il faut fuir. Allons, vieux juif, face de suif, prête à ce jeune homme une forte somme; il t'offre en garantie sa liberté, sa vie. Il signe, es-tu content?—Oui, voilà de l'argent.—Maintenant je l'emmène; aubergiste inhumaine! je ne vous dois plus rien! Viens, mon amour, mon bien!—Ah çà! mais, dit le comte, ce jeune gars m'affronte, il faut que je le dompte, ou je perdrai mon nom. Viens ça, fils d'Isaac, et tire de ton sac le billet de ce drôle. Il me le faut?—Comment? sans gain?—Sur ma parole, tu gagnes cent pour cent.
RODOLPHE.
Ah! la bonne affaire
Que j'ai faite là! (Montrant Albert.)
Ce billet, j'espère,
M'en délivrera.
Oui, par mon adresse,
J'aurai racheté
Se jeune maîtresse
Ou sa liberté.
MOI
«Vous trouvez cela atroce, mon cher Corsino; il n'y a pas même une arrière-pensée malicieuse là-dedans. C'est l'entraînement du rhythme qui m'a fait écrire-ainsi. A l'inverse du Bourgeois de Molière, j'ai fait de la poésie sans le savoir. Après avoir entendu un orgue de Barbarie vous jouer le même air pendant une heure, ne finissez-vous pas par chanter cet air malgré vous, si laid qu'il soit? Il est dès lors tout simple qu'en racontant des opéras où de pareils vers se sont mis, les vers se mettent dans ma prose, et que je ne parvienne ensuite qu'avec effort à me désenrimer. D'ailleurs, pourquoi me supposer capable d'ironie à l'égard des poëtes d'opéra: leurs fautes, s'ils en commettent, ne sont pas de ma compétence. Je ne suis pas un homme de lettres. Que les hommes de lettres régentent la musique, à la bonne heure! c'est leur droit; mais jamais, je vous le jure, il ne me viendra en tête de risquer une critique littéraire. Vous me calomniez. La crainte d'être trop fade, trop terne, trop ennuyeux, me fait seulement, ainsi que je viens de vous le dire, chercher à varier un peu la tournure de mes pauvres phrases. Surtout à certaines époques de l'année pendant lesquelles rien de ce qu'on fait ne réussit; où, artistes et critiques semblent avoir tort de vivre; où aucun de leurs efforts ne peut attirer l'attention ni exciter les sympathies du public; de ce public qui, dans sa somnolence, a l'air de dire: «Que me veulent tous ces gens-là? quel démon les possède? Un opéra nouveau! et d'abord est-ce qu'il y a des opéras nouveaux? Cette forme n'est-elle pas usée, exténuée, épuisée? Peut-il à cette heure y avoir encore en elle quelques éléments de nouveauté? Et quand il n'en serait pas ainsi, que me font les inventions des poëtes et des musiciens? que me font les opinions des critiques? Laissez-moi sommeiller, braves gens, et allez dormir. Nous nous ennuyons, vous nous ennuyez!» Ces jours-là, quand vous supposez les critiques préoccupés de malices et d'amères plaisanteries, ils sont dans le plus profond accablement, les malheureux; la plume vingt fois prise et reprise tombe vingt fois de leur main, et ils se disent dans la tristesse de leur cœur: «Ah! pourquoi sommes-nous si loin de Taïti, et que n'est-elle restée, cette île charmante, dans sa beauté primitive et demi-nue, au lieu de s'affubler de ridicules sacs de toile et d'apprendre à chanter la Bible d'une voix nasillarde, sur de vieux airs anglais! Nous pourrions au moins y aller chercher un refuge contre l'ennui européen, philosopher sous les grands cocotiers avec les jeunes Taïtiennes, pêcher des perles, boire le Kava, danser la pyrrhique et séduire la reine Pomaré. Au lieu de ces innocentes distractions trans-océaniques, sous le plus beau ciel du monde, il faut que nous nous donnions la peine de raconter comment on s'y est pris l'autre jour à Paris pour nous faire passer laborieusement cinq mortelles heures dans un théâtre enfumé!» Car ce n'est pas tout d'entendre un opéra en trois actes, d'assister même à sa dernière répétition; de dîner à moitié le soir de sa première représentation pour ne pas perdre une seule note de l'ouverture; de se faire dire des choses désagréables par M. son portier pour s'être attardé au théâtre jusqu'à une heure du matin, alors qu'on rappelait tous les acteurs, que le dernier bouquet tombait aux pieds de la prima donna. Ce n'est pas tout de passer au retour une partie de la nuit à se remémorer les divers incidents de la pièce, la forme des morceaux de musique, les noms des personnages; d'y rêver si l'on s'endort, d'y penser encore quand on se réveille. Hélas! non, ce n'est pas tout: il faut de plus, pour nous autres critiques, raconter d'une façon à peu près intelligible ce que souvent nous n'avons pas compris; faire un récit amusant de ce qui nous a tant ennuyés; dire le pourquoi et le comment, le trop et le pas assez, le fort et le faible, le mou et le dur d'une œuvre croquée au vol, et qui n'a pas posé tranquillement pour ses peintres pendant le temps nécessaire à l'action d'un daguerréotype bien conformé. Pour moi, je l'avoue, j'aimerais presque autant écrire l'opéra entier que d'en raconter un seul acte. Car l'auteur, quel que soit son chagrin d'être obligé de faire des chapelets de cavatines, et de se rappeler si souvent qu'une fois attelé à une partition d'opéra parisien, il ne doit pas s'amuser à enfiler des perles, l'auteur, au moins, travaille un peu quand il veut.
Le narrateur, au contraire, condamné à la critique, à temps, narre précisément quand il ne voudrait pas narrer. Il a passé une nuit pénible; il se lève sans pouvoir découvrir de quelle humeur il est; il se dit en outre: «En ce moment, Halévy, Scribe et Saint-Georges dorment du sommeil réparateur et profond des femmes en couches; et me voilà avec leur enfant sur les bras, obligé de cajoler sa nourrice pour qu'elle lui donne le sein, de le laver, de le bichonner, de dire à tout le monde comme il est joli, comme il ressemble à ses pères; de tirer son horoscope et de lui prédire une longue vie.»
Je voudrais bien savoir ce que vous feriez, mon cher Corsino, si, à ces tourments de la critique théâtrale, venaient se joindre encore ceux de la critique des concerts; si vous aviez une foule de gens de talent, de virtuoses remarquables, de compositeurs admirables, à louer! si vos amis vous venaient dire: «Voici neuf violonistes, onze pianistes, sept violoncellistes, vingt chanteurs, une symphonie, deux symphonies, un mystère, une messe, dont vous n'avez encore rien dit; parlez-en donc enfin. Allons! de l'ardeur! de l'enthousiasme! que tout le monde soit content! et surtout variez vos expressions! Ne dites pas deux fois de suite: Sublime! inimitable! merveilleux! incomparable! Louez, mais louez délicatement; n'allez pas lancer la louange avec une truelle. Donnez à entendre à tous que tous sont des dieux, mais pas davantage, et surtout ne le dites pas d'une façon trop crue. Cela pourrait blesser leur modestie; on ne gratte pas des hommes avec une étrille. Vous avez affaire à des gens de cœur qui vous sauront un gré infini des vérités que vous voudrez bien leur dire. Les auteurs, les artistes, ne ressemblent plus à l'archevêque de Grenade. Quelle que soit la dose d'amour-propre qu'on leur suppose, pas un ne serait capable de dire aujourd'hui comme le patron de Gil Blas à son critique trop franc: «Allez trouver mon trésorier, qu'il vous compte cinq cents ducats, etc.» La plupart de nos illustres se borneraient à répéter le mot d'un académicien de l'empire, mot dont on ne saurait assez souvent faire admirer la modestie et la profondeur. Ou avait offert un banquet à cet immortel. Au dessert, un jeune enthousiaste dit à son voisin de droite: «Allons, portons un toast à M. D. J. qui a surpassé Voltaire!—Ah! fi donc, répondit l'autre, c'est exagéré! bornons-nous à la vérité et disons: A M. D. J. qui à égalé Voltaire!» M. D. J. avait entendu la proposition, et saisissant vivement, à ces mots, la main du contradicteur: «Jeune homme, lui dit-il, j'aime votre rude franchise!» Voilà comment on reçoit la critique aujourd'hui, et pourquoi il est maintenant aisé d'exercer ce sacré ministère. Nous savons bien qu'il y a de ces rudes Francs qui l'exerceraient mieux encore, si les cinq cents ducats de l'archevêque étaient unis au magnifique éloge de l'académicien; mais ceux-là sont par trop exigeants, et la plupart de vos confrères se contentent de la douce satisfaction que leur procure la conscience d'un devoir bien rempli; ce qui prouve au moins qu'ils ont une conscience. Tandis qu'en voyant votre silence obstiné, on se demande si vous en avez une.» Que diriez-vous, Corsino, à des gens qui vous gratifieraient d'une telle homélie? Vous leur répondriez sans doute comme je l'ai fait dans l'occasion: «Mes amis, vous allez trop loin. Je n'ai jamais donné à personne le droit de me soupçonner de manquer de conscience. Certes, j'en ai une, moi aussi, mais elle est bien faible, bien chétive, bien souffreteuse, par suite des mauvais traitements qu'on lui fait subir journellement. Tantôt on l'enferme, on lui interdit l'exercice, le grand air, on la condamne au silence; tantôt on la force à paraître demi-nue sur la place publique, quelque froid qu'il fasse, et on l'oblige à déclamer, à faire la brave, à affronter les observations malséantes des oisifs, les huées des gamins et mille avanies. D'où est résulté, ce qu'on pouvait aisément prévoir, une constitution ruinée, une phthisie déjà parvenue au second degré, avec crachements de sang, étourdissements, inégalité d'humeur, accès de larmes, éclats de fureur, toux opiniâtre, enfin tous les symptômes annonçant une fin prochaine. Mais aussi, dès qu'elle sera morte, on l'embaumera d'après le procédé dont se servit Ruisch pour conserver au corps de sa fille les apparences de la vie; je la garderai soigneusement. On pourra la voir dans ma bibliothèque, et, ma foi, alors au moins elle ne souffrira plus.»
—(Corsino.) Mon cher monsieur, pardonnez-moi de vous faire remarquer que, depuis un quart d'heure, vous divaguez autour de la question. Bien plus, vous recourez à l'ironie pour me prouver que cet arme vous est étrangère. Mais je tiens mes preuves, et, si après en avoir entendu l'exposé, mes confrères ne me donnent pas trois fois raison, je m'engage à vous faire devant eux de très-humbles excuses et à me reconnaître pour un calomniateur. Écoutez tous.
ANALYSE DU PHARE
Opéra en deux actes.
Jeudi 27 décembre 1849.
Le théâtre représente une place du village de Pornic. Des pêcheurs bretons se disposent à prendre la mer avec Valentin le Pilote. Ils chantent en chœur:
Vive Valentin!
Tin! tin!
A lui la richesse,
Un brillant butin!
Tin! tin!
Avec la richesse
On a la tendresse
D'un joli lutin!
Tin! tin!
Et l'on peut sans cesse
Vider pièce à pièce
Beaune ou Chambertin!
Tin! tin!
Mais voilà le canon! bom! bom! de la foudre les éclats, cla! cla! enflamment tout l'horizon, zon! zon! Valentin saute dans sa barque pour essayer d'aborder un vaisseau en perdition, et recommande à son ami Martial de bien veiller sur son fanal, car s'il s'éteint, le navire et le pilote sont perdus. Grand tumulte, tempête, prière, etc., etc., etc.
Je craindrais de fatiguer le lecteur en entrant dans de plus grands détails sur la musique et les paroles de cet ouvrage. Je n'ajouterai plus qu'un mot sur sa mise en scène. Pendant qu'on chantait ainsi sur le devant du théâtre, à la première représentation, un autre drame s'agitait au post-scenium, et sous les yeux des spectateurs, qui ne s'en doutaient guère. Le décor du fond devant représenter la mer en tourmente, les vagues avaient à bondir et à s'agiter d'une furieuse manière. Or, il faut savoir que cet effet de perspective est produit par une toile peinte étendue horizontalement, et sous laquelle se haussent et se baissent continuellement une foule de petits garçons accroupis, dont la tête, soulevant ainsi le décor, représente la crête de la vague. Se figure-t-on le supplice de ces pauvres petits diables, obligés pendant une heure et demie d'agiter cette lourde mer, à grands efforts de colonne vertébrale, ne devant jamais s'asseoir, ne pouvant se lever tout debout, à demi étouffés, et obliger de sauter comme des singes sans repos ni cesse jusqu'à la fin d'un acte interminable? La fameuse cage inventée par Louis XI, et dans laquelle les prisonniers ne pouvaient étendre leurs membres, n'était rien en comparaison. Seulement, les tritons de l'Opéra, étant nombreux sous leur toile azurée, ont l'agrément de la conversation, et ils en abusent souvent. Témoin la première représentation du Phare, pendant laquelle une terrible discussion a bouleversé la mer armoricaine jusque dans ses dernières profondeurs. Les ondes avaient d'abord causé entre elles d'une façon assez raisonnable, et si Neptune eût prêté l'oreille, il n'eût pas trouvé à lancer son quos ego! n'entendant que d'innocentes exclamations, interrompues en forme de hoquet par les haut-le-corps de ces malheureux vaguant sous la toile; exclamations telles que celles-ci:
«Eh! dis donc, Moniquet, tu ne vas pas, et tu me laisses porter tout-hou-hou-hou mon coin de mer; veux-tu bien te remuer et te lever-hé-hé davantage!—Cré coquin, c'est que j'en-han-han peux plus.—Allons, ferme, feignant! Crois-tu pas-ha-ha-ha qu'on te donne quinze sous pour faire une mer qui ressemble à la Seine?...—Eh bien-hein-hein, s'il a des dispositions pour la scène, ce moutard-ard-ard-ard-ard (crie un gros flot qui ne se ménage pas), veux-tu pas contrarier sa-ha-ha-ha vocation, toi? Après tout, ça ne va pas mal. Tiens, écoute comme on applaudit; nous avons un fier succès-hè-hè. Si le public nous redemande à la fin-in-in-in, est-ce que-he-he-he nous reparaîtrons? Tiens, par-ar-ar ardi!—Ah ben! non; moi, j'oserai-ai-ai pas. Si tu voyais comme je sue-hue-hue, je dois pas être présentable.—Allons donc, aristo-ho-ho, le public va ben regarder à ça pour des artiss! Voyons, vous autres, voulez-vous reparaître si on-on-on nous redemande?—Non-on-on-on.—Oui-hi-hi-hi.—Allons aux voix.—Non! votons par assis et levés.—Par assis et lévés-hé-hé-hé; il y a une heure que nous votons comme ça-a-a; j'en ai assez.—Pierre (dit tout bas un flot qui s'arrête), ne bouge pas, je dirai rien.—Mais ne dis rien, je bougerai pas.—C'est dit, les autres nous voient pas. J'ai les reins qui me craquent. Si nous fumions une pipe pour nous rafraîchir? As-tu d'amadou?—Oh! j'ose pas, rapport au feu.—Ah! oui, m'essieu Ruggieri n'en fait ben d'autre, de feu, et la barraque ne brûle pourtant pas. Gare, v'là le tonnerre... bzz... (Une fusée part sans explosion.) Tiens le tonnerre qu'a pas éclaté. En v'là une farce. C'est donc ça que M. Ruggieri, qui bisquait contre le directeur, disait l'autre jour, je l'ai entendu: Bon! bon! que la foule m'écrase si je leur donne pas des tonnerres qui rateront à tout coup. Il y a pas manqué, nous n'avons que des tonnerres qui ratent. Y garde sa poudre.—C'est vrai, mais on applaudit plus du tout depuis que nous travaillons pas. Faut nous y remettre, ou nous serons pas rappelés.—Allons! hardi! hi-hi-hi-hi-hi.» Silence parmi les tritons, ils travaillent en conscience; la tempête est superbe, les ondes bondissent comme des béliers et les vagues comme des agneaux (sicut agni ovium). Tout à coup, un flot courroncé qui n'avait encore rien dit, se redressant de toute sa hauteur et restant immobile, s'écrie: «Ah! qu'il a bien raison, le citoyen Proudhon, et que s'il y avait en France une ombre d'égalité, ces gredins de bourgeois qui nous regardent du haut de leurs loges où ils se carrent, seraient à gigoter ici à notre place, et c'est nous autres qui de là haut les regarderions.—Mais, grand imbécile, réplique une petite lame, en prenant le gros flot par les jambes et le faisant tomber, tu vois bien qu'il n'y aurait pas d'égalité pour ça. On aurait seulement fait basculer l'inégalité!—C'est pas vrai.—Il a raison.—C'est un aristo.—C'est un réac.—Flanquons-lui une danse.» Là-dessus la tempête se change en ouragan effroyable, en véritable raz-de-marée; les vagues se ruent les unes sur les autres avec un fracas inouï, une rage incroyable, on dirait d'une trombe, d'une typhon. Et le public d'admirer ce beau désordre, effet de la politique, et de se récrier sur le rare talent des machinistes de l'Opéra. Fort heureusement, la pièce étant finie, le rideau de l'avant-scène est tombé, et on est parvenu à grand'peine, en roulant la mer sur une longue perche, à mettre fin à cette séance de représentants sous-marins.
—Oh! oh! disent les musiciens en éclatant de rire, c'est là ce que vous appelez analyser un opéra?—Patience, messieurs, reprend Corsino, voici qui est plus fort. C'est toujours notre bienveillant critique qui parle.
ANALYSE DE DILETTA
Opéra-comique en trois actes.
Lundi 22 juillet 1850.
Il est fort triste de s'occuper d'opéras-comiques le lundi, par cette raison seule que le lundi est le lendemain du dimanche. Or, le dimanche, on va au chemin de fer du Nord, on monte dans un wagon et on lui dit: «Mène-moi à Enghien.» En descendant de l'obéissant véhicule vous trouvez de vrais amis, des amis solides, de ceux dont on ne sait pas très-bien le nom, mais qui n'accolent pas au vôtre d'épithète trop injurieuse quand vous avez le dos tourné et qu'on leur demande qui vous êtes.
Et la conversation s'engage dans la forme traditionnelle: «Tiens, c'est vous!—Pas mal, et vous?—Moi, je vais louer un bateau et pêcher dans le lac, et vous?—Oh! moi, je suis un pauvre pêcheur, et je vais à vêpres. J'étais hier à l'Opéra-Comique; et vous?—Moi, je suis vertueux, et dans la crainte de ne pas m'éveiller assez tôt pour voir l'aurore se lever aujourd'hui, je me suis privé hier de la représentation en question. J'ai entendu tout à l'heure un gros monsieur qui portait un melon en dire beaucoup de bien, et vous?...—Je n'ai garde de dire du mal des melons ni des amateurs d'opéras-comiques, et vous?.....» Pas de réponse, on a tourné l'angle d'un champ de groseilliers, vous avez pris d'un côté, l'ami est resté à l'autre, il mange des groseilles et ne songe plus à son ami. Et vous, songez-vous à lui? pas davantage.
Véritable amitié, sœur de la fraternité républicaine! Tout ravi de la liberté qu'elle vous laisse, vous traversez à pied la plaine d'Enghien; il fait silence. Une brise timide voudrait s'élever, mais elle n'ose, et le soleil dore à loisir les moissons immobiles. Deux cloches fêlées envoient du haut de la colline voisine leurs notes discordantes: c'est l'annonce des vêpres à l'église de Montmorency. Les cloches se taisent, le silence redouble. On s'arrête... on écoute... on regarde au loin... à l'ouest... ou pense à l'Amérique, aux mondes nouveaux qui y surgissent, aux solitudes vierges, aux civilisations disparues, aux grandeurs et à la décadence de la vie sauvage. A l'est... les souvenirs de l'Asie viennent vous assaillir; on songe à Homère, à ses héros, à Troie, à la Grèce, à l'Égypte, à Memphis, aux Pyramides, à la cour des Pharaons, aux grands temples d'Isis, à l'Inde mystérieuse, à ses tristes habitants, à la Chine caduque, à tous ces vieux peuples fous ou tout au moins monomanes. On s'applaudit de n'adorer ni Brama ni Vichenou et d'aller tranquillement, en bon chrétien, à vêpres à Montmorency. Une folâtre fauvette s'élance tout à coup d'un buisson, monte perpendiculairement en lançant au ciel sa chanson joyeuse, trace en l'air vingt zigzags capricieux, saisit un moucheron et l'emporte, en remerciant Dieu, dont la bonté, dit-elle, s'étend sur toute la nature, puisqu'il ne dédaigne pas de donner la pâture aux petits des oiseaux. Reconnaissance naïve que le moucheron très-probablement ne partage pas. Ceci donne beaucoup à réfléchir; on réfléchit donc! Passent deux jeunes Parisiennes simplement vêtues de blanc, avec cette grâce savante que possèdent les Parisiennes seulement. Quatre petits pieds bien chaussés, bien cambrés, bien tout.... quatre grands yeux veloutés, bien sourcillés... enfin... ceci donne encore beaucoup à réfléchir. Elles disparaissent dans un champ du blé presque aussi haut, aussi droit, aussi flexible que leur taille est haute, flexible et droite. On réfléchit énormément, on réfléchit avec fureur. Mais les deux cloches discordantes envoient un second et dernier appel, et l'on se dit: Bah! allons à vêpres. On arrive enfin sur une colline en mamelon, au sommet de laquelle est fort pittoresquement plantée une charmante église gothique, point trop neuve, mais point trop dégradée non plus; un très-beau vitrail; tout autour une pelouse assez peu écorchée; on voit que le populaire n'y afflue que rarement. Point d'immondices, point de croquis impurs; trois mots seulement écrits d'une façon discrète dans un coin: Lucien, Louise, toujours!
On est tout troublé. Cette église de roman...... son isolement..... la paix qui l'environne.... le merveilleux paysage qui se déroule à ses pieds.... on sent s'agiter le premier amour depuis longtemps couché au fond du cœur et qui se réveille; votre dix-huitième année se relève à l'horizon. On cherche dans l'air une forme évanouie...... L'orgue joue: une simple mélodie vous arrive au travers des murs de l'église. On essuie son œil droit et on se dit encore: Bah! allons à vêpres; et on entre.
Une trentaine de femmes et d'enfants endimanchés. Le curé, le vicaire et les chantres dans le chœur. Tons chantent faux à faire carier des dents d'hippopotame. L'organiste ne sait pas l'harmonie; il entremêle toutes ses phrases de petites broderies vermiculaires d'un style affreux. On supporte quelque temps néanmoins l'exécution barbare du psaume In exitu Israel de Ægypto, et la persistance de cette mélancolique psalmodie dans le mode mineur, revenant toujours la même sur chaque strophe, finit par endormir vos douleurs d'oreille et ramener la rêverie. Cette fois, ce sont des rêves d'art qui vous absorbent. On se dit qu'il serait beau d'avoir à soi cette charmante église, où la musique s'installerait avec ses prestiges les plus doux, où elle pourrait chanter avec tant de bonheur ses hymnes, ses idylles, ses poëmes d'amour; où elle pourrait prier, songer, évoquer le passé, pleurer et sourire, et préserver sa fierté virginale du contact de la foule, et vivre toujours ange et toujours pure, pour elle-même et pour quelques amis.
Ici, l'organiste joue un petit air de danse appartenant à un vieux ballet de l'Opéra, et le contraste grotesque qu'il produit avec le récit antique du chœur, vous impatiente tellement que vous sortez. Vous voilà de nouveau sur la pelouse; le murmure des voix du lieu saint y parvient encore. L'orgue continue ses petites drôleries. Vous jurez comme un charretier. Deux ballons s'élèvent au loin dans les airs, une colonne de fumée part du chemin de fer. La prose va vous saisir. Vite, vous tirez un livre de votre poche, et, en avisant dans le modeste cimetière voisin de l'église une pierre tumulaire inclinée d'une certaine façon, vous trouvez qu'on peut être commodément étendu sur cette tombe pour lire le douzième livre de l'Énéide une deux-centième fois. Vous allez vous y installer quand des sanglots, partis du chemin creux qui longe le cimetière, vous arrêtent. Une petite fille, s'appuyant sur des béquilles, gravit la colline un panier à la main et pleurant amèrement. On l'interroge: «Qu'as-tu donc, mon enfant?... (Pas de réponse.) Voyons, que t'est-il arrivé? (Les pleurs redoublent.) Veux-tu dix sous pour acheter un pain d'épices?—Ah! oui, je m'en fiche bien de votre pain d'épices!—Mais que t'a-t-on fait? dis-le-moi, et surtout ne te fâche pas, ne me dis pas de sottises, je ne me moque pas de toi, je ne suis pas de Paris, sois tranquille.—Eh ben, m'sieu, ma grand'mère m'avait dit que ça me porterait bonheur, et que ma jambe guérirait le même jour que la sienne, et je la soignais si bien, et je lui donnais tant de mouches dans son panier!...—Comment, ta grand'mère mangeait des mouches?—Mais non, c'est mon hirondelle. Je vous ai pas dit... voilà... l'hirondelle s'était entortillé la jambe dans du crin et des plumes, j'sais pas comment, si bien qu'elle s'avait cassé la cuisse, et puis y restait un gros morceau de terre de son nid qui pendait aux crins de sa patte et qui l'empêchait de voler. Je la pris il y a huit jours, et ma grand'mère me dit: «C'est du bonheur ces oiseaux-là, vois-tu; il faut en prendre soin, et si elle guérit, tu guériras aussi et tu pourras quitter tes béquilles le même jour.» Moi que ça m'embête tant d'être comme ça gênée, j'ai fait ce que disait ma grand'mère, je l'y ai bien nettoyé sa jambe, je l'y ai bien reficelé sa cuisse avec des allumettes. Et tout le temps qu'elle s'est sentie pas mieux, elle restait tranquillement dans son panier; elle me regardait d'un petit air de connaissance, avec ses gros yeux. Je lui donnais à tous les moments des belles mouches, que je leur-z-arrachais seulement la tête pour qu'elles s'envolent pas. Et ma grand'mère disait toujours: «C'est bien, il faut être bon pour les bêtes quand on veut qu'elles guérissent. Encore trois, quatre jours et tu seras de même guérie.» Et voilà que tout à l'heure elle a entendu c'te troupe des autres hirondelles qui gueulent là-haut à l'entour du clocher, et la petite gueuse elle a poussé le dessus du panier avec sa tête, et pendant que je m'occupais à lui arranger encore des mouches, elle a (hi! hi!) elle a (ha! ha!) elle... a fichu le camp.—Je conçois ton chagrin, mon enfant; tu l'aimais, ton hirondelle.—Je l'aimais? ah! je m'en moquais bien! en v'là une idée! mais elle n'était pas encore bien guérie, et je ne guérirai plus du tout à présent. Les autres, qu'elle est allée retrouver, vont lui recasser sa cuisse; je le sais bien, allez.—Pourquoi veux-tu que les autres la maltraitent?...—Pardi! parce que c'est mauvais comme tous les oiseaux. Je l'ai ben vu c't hiver, qu'il faisait si froid: j'avais plumé vivant un pierrot qu'on m'avait donné, en lui laissant seulement les plumes des ailes et de la queue, et puis je l'avais lâché devant une douzaine d'autres pierrots. Il a volé vers ses camarades, qui lui sont tombés dessus, tous, roide, et l'ont tué à coups de bec; à preuve que (pleurant) je n'ai jamais tant ri... (hi! hi!) Vous voyez bien que ma jambe ne guérira pas. Me v'là propre. Ah! si je l'avais su (hu! hu!), je lui aurais finement tordu le cou tout de suite.»
Vous remettez alors dans votre poche le livre que vous aviez à la main. La poésie n'est plus de saison. Vous enragez. Vous allumez un cigare, et vous vous en allez fumant et consterné. Vous n'avez pas fait trente pas que la petite béquillarde vous appelle: Eh! m'sieu! et les dix sous que vous m'aviez promis!—Ta n'aimes pas le pain d'épices.—Non, mais donnez toujours.—Ma foi, je n'ai qu'une pièce de cinq sous, tiens. Vous lui jetez vos cinq sous, l'enfant les ramasse, vous laisse faire encore quelques pas, et vous crie: «Ohé! vieux gredin! aristo!» On fume précipitamment. On retraverse la plaine, tout sot; on remonte en wagon pour revenir à Paris, et on se dit: «Si elle ne m'eût appelé qu'aristo, ou gredin, mais vieux.... Bah! décidément je n'irai plus à vêpres à Montmorency.»
Voilà pourquoi je suis si peu disposé à vous conter, aujourd'hui lundi, le nouvel opéra-comique. L'idylle d'hier m'a stupéfié. A demain donc... Vieux gredin!... Elle l'a dit.
C'est une enfant!
Mardi, 23 juillet.
Il est toujours fort triste de s'occuper d'opéras-comiques le mardi, par cette raison seule que le mardi est le lendemain du lundi. Les jours se suivant sans se ressembler, il est de toute évidence que si l'on a été mélancolique le lundi, on doit sentir une gaieté quelconque arriver le mardi. Et il n'y a pas de plus terrible rabat-joie qu'une analyse de tels ouvrages à faire, pour celui qui l'écrit; si ce n'est cette même analyse faite pour celui qui la lit. Or, je ne cesse de rire depuis ce matin d'un accident arrivé vendredi dernier à M. Érard, et dont tout le quartier du Conservatoire de musique s'entretient encore. Il faut, vous l'avouerez, qu'il s'agisse d'un événement prodigieux pour qu'il préoccupe si longtemps l'attention publique. C'est d'un prodige, en effet, qu'il s'agit, prodige fatal à un homme célèbre, et que pourtant je ne puis m'empêcher de trouver fort divertissant. C'est mal, j'en conviens. La fréquentation des enfants de Montmorency m'aurait-elle déjà corrompu?...
Voici le fait dans toute son inexplicable et effrayante simplicité.
Les concours du Conservatoire ont commencé la semaine dernière. Le premier jour, M. Auber, décidé, comme on dit, à attaquer le taureau par les cornes, a fait concourir les classes de piano. L'intrépide jury chargé d'entendre les candidats, apprend sans émotion apparente qu'ils sont au nombre de trente et un, dix-huit femmes et treize hommes. Le morceau choisi pour le concours est le concerto en sol mineur de Mendelssohn. A moins d'une attaque d'apoplexie, foudroyant l'un des candidats pendant la séance, le concerto va donc être exécuté trente et une fois de suite; on sait cela. Mais ce que vous ne savez peut-être pas encore, et ce que j'ignorais moi-même il y a quelques heures, n'ayant point eu la témérité d'assister à cette expérience, c'est ce que m'a raconté ce matin un des garçons de classes du Conservatoire, au moment où, tout préoccupé de l'épithète de vieux dont m'avait gratifié l'Amaryllis de Montmorency, je traversais la cour de cet établissement.
«Ah! ce pauvre M. Érard! disait-il, quel malheur!—Érard, que lui est-il arrivé?—Comment, vous n'étiez donc pas au concours de piano?—Non, certes. Eh bien, que s'y est-il passé?—Figurez-vous que M. Érard a eu l'obligeance de nous prêter, pour ce jour-là, un piano magnifique qu'il venait de terminer et qu'il comptait envoyer à Londres pour l'Exposition universelle de 1851. C'est vous dire s'il en était content. Un son d'enfer, des basses comme on n'en entendit jamais, enfin un instrument extraordinaire. Le clavier était seulement un peu dur; mais c'est pour cela qu'il nous l'avait envoyé. M. Érard n'est pas maladroit, et il s'était dit: Les trente et un élèves, à force de taper leur concerto égayeront les touches de mon piano et ça ne peut lui faire que du bien. Oui, oui, mais il ne prévoyait pas, le pauvre homme, que son clavier serait égayé d'une si terrible manière. Au fait, un concerto exécuté trente et une fois de suite dans la même journée! qui pouvait calculer les suites d'une semblable répétition? Le premier élève se présente donc, et, trouvant le piano un peu dur, n'y va pas de mains mortes pour tirer du son. Le second, idem. Au troisième, l'instrument ne résiste plus autant; il résiste encore moins au cinquième. Je ne sais pas comment l'a trouvé le sixième; il m'a fallu, au moment où il se présentait, aller chercher un flacon d'éther pour un de nos messieurs du jury, qui se trouvait mal, le septième finissait quand je suis revenu, et je l'ai entendu dire en rentrant dans la coulisse: «Ce piano n'est pas si dur qu'on le prétend; je le trouve excellent, au contraire.» Les dix ou douze autres concurrents ont été du même avis; les derniers assuraient même qu'au lieu de paraître trop dur au toucher, il était trop doux.
»Vers les trois heures moins un quart, nous étions arrivés au nº 26, on avait commencé à dix heures; c'était le tour de mademoiselle Hermance Lévy, qui déteste les pianos durs. Rien ne pouvait lui être plus favorable, chacun se plaignant à cette heure qu'on ne pût toucher le clavier sans le faire parler; aussi elle nous a enlevé le concerto si légèrement qu'elle a obtenu net le premier prix. Quand je dis net, ce n'est pas tout à fait vrai; elle l'a partagé avec mademoiselle Vidal et mademoiselle Roux. Ces deux demoiselles ont aussi profité de l'avantage que leur offrait la douceur du clavier; douceur telle, qu'il commençait à se mouvoir rien qu'en soufflant dessus. A-t-on jamais vu un piano de cette espèce? Au moment d'entendre le nº 29, j'ai encore été obligé de sortir pour chercher un médecin; un autre de nos messieurs du jury devenait très-rouge, et il fallait le soigner absolument. Ah! ça ne badine pas le concours de piano! et, quand le médecin est arrivé, il n'était que temps. Comme je rentrais au foyer du théâtre, je vois revenir de la scène le nº 29, le petit Planté, tout pâle; il tremblait de la tête aux pieds, en disant: «Je ne sais pas ce qu'a le piano, mais les touches remuent toutes seules. On dirait qu'il y a quelqu'un dedans qui pousse les marteaux. J'ai peur.—Allons donc, gamin, tu as la berlue, répond le petit Cohen, de trois ans plus âgé que lui. Laissez-moi passer; je n'ai pas peur, moi.» Cohen (le nº 30) entre; il se met au piano sans regarder le clavier, joue son concerto très-bien, et, après le dernier accord, au moment où il se levait, ne voilà-t-il pas le piano qui se met à recommencer tout seul le concerto! Le pauvre jeune homme avait fait le brave; mais, après être resté comme pétrifié un instant, il a fini par se sauver à toutes jambes. A partir de ce moment, le piano dont le son augmente de minute en minute, va son train, fait des gammes, des trilles, des arpéges. Le public, ne voyant personne auprès de l'instrument et l'entendant sonner dix fois plus fort qu'auparavant, s'agite dans toutes les parties de la salle; les uns rient, les autres commencent à s'effrayer, tout le monde est dans un étonnement que vous pouvez comprendre. Un juré seulement, du fond de la loge ne voyant pas la scène, croyait que M. Cohen avait recommencé le concerto, et s'époumonnait à crier: «Assez! assez! assez! taisez-vous donc! Faites venir le nº 31 et dernier.» Nous avons été obligés de lui crier du théâtre: «Monsieur, personne ne joue; c'est le piano qui a pris l'habitude du concerto de Mendelssohn et qui l'exécute tout seul à son idée. Voyez plutôt.—Ah çà, mais c'est indécent; appelez M. Érard. Dépêchez-vous; il viendra peut-être à bout de dompter cet affreux instrument.» Nous cherchons M. Érard. Pendant ce temps-là, le brigand de piano, qui avait fini son concerto, n'a pas manqué de le recommencer encore, et tout de suite, sans perdre une minute, et toujours, toujours avec plus de tapage; on eût dit de quatre douzaines de pianos à l'unisson. C'étaient des fusées, des trémolo, des traits en sixtes et tierces redoublées à l'octave, des accords de dix notes, de triples trilles, une averse de sons, la grande pédale, le diable et son train.
»M. Érard arrive; il a beau faire, le piano, qui ne se connaît plus, ne le reconnaît pas davantage. Il fait apporter de l'eau bénite, il en asperge le clavier, rien n'y fait: preuve qu'il n'y avait point là de sortilége et que c'était un effet naturel des trente exécutions du même concerto. On démonte l'instrument, on en ôte le clavier qui remue toujours, on le jette au milieu de la cour du Garde-Meuble, où M. Érard furieux le fait briser à coups de hache. Ah bien oui! c'était pire encore, chaque morceau dansait, sautait, frétillait de son côté, sur les pavés, à travers nos jambes, contre le mur, partout, et tant et tant, que le serrurier du Garde-Meuble a ramassé en une brassée toute cette mécanique enragée et l'a jetée dans le feu de sa forge pour en finir. Pauvre M. Érard! un si bel instrument! Ça nous fendait le cœur à tous. Mais qu'y faire? il n'y avait que ce moyen de nous en délivrer. Aussi, un concerto exécuté trente fois de suite dans la même salle le même jour, le moyen qu'un piano n'en prenne pas l'habitude! Parbleu! M. Mendelssohn ne pourra pas se plaindre qu'on ne joue pas sa musique! mais voilà les suites que ça vous a.»
Je n'ajoute rien au récit que l'on vient de lire, et qui a tout à fait l'air d'un conte fantastique. Vous n'en croirez pas un mot sans doute, vous irez jusqu'à dire: C'est absurde. Et c'est justement parce que c'est absurde que je le crois, car jamais un garçon du Conservatoire n'eût inventé une telle extravagance.
Maintenant venons à l'objet principal de cette étude. Ne remettons pas à demain l'affaire sérieuse; il est toujours fort triste d'avoir à s'occuper d'opéras-comiques le mercredi.
Diletta . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . mais . . . . . . . . . . .
très . . . . . . . la musique . . . . . . . . . .
. . . . . . . toujours . . . . . . . . . . . .
Pâleur . . . . . . . . . . . platitude.
Le manuscrit de l'auteur est devenu ici tellement indéchiffrable que de tous nos protes, aucun n'a pu en lire davantage. Nous nous voyons donc forcés de donner ainsi un peu incomplète sa critique du charmant opéra de Diletta.
(Note de l'Editeur.)
Tous les musiciens en chœur: Affreux! abominable! Corsino a raison. Il n'est pas humain d'user d'aussi cruelles réticences. Peut-on! peut-on!—Mais, messieurs, écoutez-moi donc. Connaissez-vous les opéras dont je me suis ainsi évertué à ne pas parler?—Non.—Personne ici ne les connaît?—Non! non!—Eh bien! si par hasard il vous était prouvé qu'ils sont d'une nullité plus absolue, plus complète que celui que vous vous permettez si cavalièrement d'exécuter à demi-orchestre ce soir, me trouveriez-vous encore trop sévère?—Certes, non.—En ce cas, j'ai gagné ma cause, Corsino a tort. Car je le déclare formellement: en comparaison de ces deux partitions, votre opéra nouveau est un chef-d'œuvre. Que diable! il faut pourtant, avant de prononcer un jugement dans un arbitrage, entendre les deux parties. Si malingre que soit ma conscience de critique, je vous l'ai dit, j'en ai une, elle vit encore. Elle eût été morte, si j'eusse émis une opinion raisonnée, sévère, impitoyable même, sur des choses pareilles, dont, au point de vue de l'art, il n'y a rien à dire, absolument rien. Votre empressement à me condamner m'afflige et me blesse. Je vous croyais de meilleurs sentiments pour moi. Permettez que je me retire.—Voyons, voyons, dit Kleiner l'aîné en essayant de me retenir, il ne faut pas se vexer pour si peu. J'ai été bien plus...—Non. Adieu, messieurs!»
Je sors au milieu du troisième acte.
DIX-NEUVIÈME SOIRÉE
On joue don Giovanni.
Je reparais à l'orchestre après plusieurs jours d'absence. Mon intention n'était pas d'y rentrer ce soir-là; mais Corsino et quelques-uns de ses confrères sont venus m'exprimer leurs regrets de m'avoir blessé en taxant de cruauté ma critique; j'ai ri, j'étais désarmé, je les ai suivis au théâtre. Les musiciens m'accueillent avec la plus vive cordialité; ils veulent me faire oublier mon mécontentement qu'ils ont cru réel; mais dès le premier coup d'archet de l'ouverture chacun cesse de parler. On écoute religieusement le chef-d'œuvre de Mozart, dignement exécuté par le chœur et par l'orchestre. A la fin du dernier acte: «Que pensez-vous de notre baryton Don Giovanni? me demande Bacon d'un air de fierté nationale.—Je pense qu'il mérite le prix Monthyon.—Qu'est-ce que c'est? dit-il, en se tournant vers Corsino.—(Corsino,) C'est le prix de vertu.—(Bacon, étonné d'abord, très-flatté ensuite, reprend avec une satisfaction douce:) Oh! c'est vrai, M. K**** est un bien brave homme!»
VINGTIÈME SOIRÉE
GLANES HISTORIQUES.—SUSCEPTIBILITÉ SINGULIÈRE DE NAPOLÉON, SA SAGACITÉ MUSICALE.—NAPOLÉON ET LESUEUR.—NAPOLÉON ET LA RÉPUBLIQUE DE SAN-MARINO.
On joue un opéra, etc., etc., etc.
Tout le monde parle. Corsino raconte des anecdotes. J'arrive au moment où il commence celle-ci:
Le 9 février 1807, il y eut grand concert à la cour de Napoléon. L'assemblée était brillante, Crescentini chantait. A l'heure dite, on annonce l'Empereur; il entre, prend place; le programme lui est présenté. Le concert commence; après l'ouverture, il ouvre le programme, le lit, et pendant que le premier morceau de chant s'exécute, il appelle à haute voix le maréchal Duroc et lui dit quelques mots à l'oreille. Le maréchal traverse la salle, vient à M. Grégoire, que son emploi de secrétaire de la musique de l'Empereur obligeait à faire les programmes des concerts, et l'apostrophant avec sévérité: «Monsieur Grégoire, l'Empereur me charge de vous inviter à ne pas faire à l'avenir de l'esprit dans vos programmes.» Le pauvre secrétaire reste stupéfait, ne comprenant pas ce qu'a voulu dire le maréchal et n'osant plus lever les yeux. Dans l'intervalle des morceaux de musique, chacun lui demande à voix basse quel est le sujet de cette algarade, et le malheureux Grégoire, de plus en plus troublé, de répondre toujours: «Je n'en sais pas plus que vous, je n'y comprends rien.» Il s'attend à être destitué le lendemain, et s'arme déjà de courage pour supporter une disgrâce qui lui paraît inévitable, bien qu'il en ignore le motif.
Le concert terminé, l'Empereur en partant laisse le programme sur son fauteuil; Grégoire accourt, le saisit, le lit, le relit cinq ou six fois, sans y rien découvrir de répréhensible; il le donne à lire à MM. Lesueur, Rigel, Kreutzer, Baillot, qui n'y aperçoivent rien non plus que de parfaitement convenable et de fort innocent. Les quolibets des musiciens commençaient à pleuvoir sur le malencontreux secrétaire quand une soudaine inspiration vint lui donner la clef de cette énigme et redoubler ses terreurs. Le programme (manuscrit selon l'usage) commençait par ces mots:
Musique de l'Empereur.
et au lieu de tirer au-dessous une simple ligne, comme à l'ordinaire, je ne sais quelle fantaisie de Grégoire l'avait porté à dessiner une suite d'étoiles d'une grandeur croissante jusqu'au milieu de la page et décroissante jusqu'à l'autre bord. Pouvait-on penser que Napoléon, alors à l'apogée de sa gloire, verrait dans cet inoffensif ornement, une allusion à sa fortune passée, présente et future! allusion désagréable pour lui autant qu'insolente de la part du prophète de malheur qui l'eût faite à dessein, puisqu'elle donnait à entendre par les deux imperceptibles étoiles placées aux extrémités de la ligne, autant que par la largeur démesurée de l'étoile du milieu, que l'astre impérial, si brillant alors, devait successivement décliner, s'amoindrir et s'éteindre dans la proportion inverse de celle qu'il avait suivie jusqu'à ce jour. Le temps a trop bien prouvé qu'il en devait être ainsi; mais le génie du grand homme lui avait-il déjà dévoilé ce que le sort lui réservait, cette bizarre susceptibilité pourrait le faire croire.
Voici, messieurs, la copie du programme qui faillit amener la ruine du brave secrétaire. Grégoire lui-même, en me racontant son aventure, me fit présent de l'original.
Je vous prie de remarquer épisodiquement que le secrétaire de la musique de l'Empereur ne savait pas l'orthographe du nom de Guglielmi.
MUSIQUE DE L'EMPEREUR
* * * * * * * * * * * * * * * * *
GRAND CONCERT
FRANÇAIS ET ITALIEN
Du lundi 9 février 1807
On imagine bien que Grégoire, peu à peu rassuré sur la crainte de perdre sa place, n'eut garde, aux concerts suivants, de reproduire dans ses programmes le moindre trait, la moindre vignette symbolique. C'est à peine s'il osait mettre les points sur les i. La leçon avait été trop forte, il craignait toujours de faire de l'esprit sans le savoir.
Dans une autre circonstance, Napoléon fit preuve d'un sentiment musical dont, très-probablement, on ne le croyait pas doué. Un concert avait été arrangé pour la soirée aux Tuileries; sur les six morceaux du programme, le nº 3 était de Païsiello. A la répétition, le chanteur de ce morceau se trouve incommodé et hors d'état de prendre part au concert. Il faut remplacer l'air par un autre du même auteur, l'Empereur ayant toujours témoigné pour la musique de Païsiello une préférence marquée. La chose se trouvant fort difficile, Grégoire imagine de substituer au nº 8 manquant, un air de Generali qu'il met hardiment sous le nom de Païsiello. Il faut avouer, entre nous, monsieur le secrétaire, que vous preniez là une liberté bien grande; c'était une belle et bonne mystification que vous vouliez faire subir à l'Empereur. Mais peut-être, cette fois encore, faisiez-vous de l'audace sans le savoir. Quoi qu'il en soit, à la grande surprise des musiciens, l'illustre dilettante ne fut point dupe de la supercherie. En effet à peine le nº 8 était-il commencé, que l'Empereur, faisant de la main son signe habituel, suspend le concert: «Monsieur Lesueur, s'écrie-t-il, ce morceau n'est pas de Païsiello.—Je demande pardon à Votre Majesté; il est de lui, n'est-ce pas, Grégoire?—Oui, Sire, certainement.—Messieurs, il y a quelque erreur là-dedans: mais veuillez bien recommencer...»—Après vingt mesures, l'Empereur interrompt le chanteur pour la seconde fois: «Non, non, c'est impossible, Païsiello a plus d'esprit que cela.» Et Grégoire d'ajouter d'un air humble et confit: «C'est sans doute un ouvrage de sa jeunesse, un coup d'essai.—Messieurs, réplique vivement Napoléon, les coups d'essai d'un grand maître comme Païsiello sont toujours empreints de génie, et jamais au-dessous de la médiocrité, comme le morceau, que vous venez de me faire entendre.....»
Nous avons eu en France depuis lors bien des directeurs, administrateurs et protecteurs des beaux-arts, mais je doute qu'ils aient jamais montré cette pureté de goût dans les questions musicales auxquelles ils se trouvaient mêlés, pour la damnation des virtuoses et des compositeurs. Beaucoup d'entre eux, au contraire, ont donné des preuves nombreuses de leur aptitude à prendre du Pucita ou du Gavaux pour du Mozart et du Beethoven, et vice versâ.
Et pourtant, à coup sûr, Napoléon ne savait pas la musique.
MOI.
Puisque nous en sommes ce soir à raconter des anecdotes sur le grand empereur, en voici une encore qui montre comment il savait honorer les artistes dont les œuvres lui étaient sympathiques. Lesueur, dont Corsino citait tout à l'heure le nom, et qui fut longtemps surintendant de la chapelle impériale, venait de faire représenter son opéra des Bardes. L'étrangeté des mélodies, le coloris antique et l'accent grave des harmonies de Lesueur se trouvaient là parfaitement motivés.
On sait quelle était la prédilection de Napoléon pour les poëmes de Macpherson, attribués à Ossian; le musicien qui venait de leur donner une vie nouvelle, ne pouvait manquer de s'en ressentir. A l'une des premières représentations des Bardes, l'Empereur enchanté l'ayant fait venir dans sa loge après le troisième acte, lui dit: «Monsieur Lesueur, voilà de la musique entièrement nouvelle pour moi, et fort belle; votre second acte surtout est inaccessible.» Vivement ému d'un pareil suffrage, et des cris et des applaudissements qui éclataient de toutes parts, Lesueur voulait se retirer; Napoléon le prenant par la main le fit avancer sur le devant de sa loge, et, le plaçant à côté de lui: «Non, non, restez; jouissez de votre triomphe; on n'en obtient pas souvent de pareil.» Certes, en lui rendant ainsi éclatante justice, Napoléon ne fit point un ingrat; jamais l'admiration et le dévouement d'un soldat de la garde ne surpassèrent en ferveur le culte que l'artiste a professé pour lui jusqu'au dernier moment. Il ne pouvait en parler de sang-froid. Je me souviens qu'un jour, en revenant de l'Académie, où il avait entendu amèrement critiquer la fameuse Orientale de Victor Hugo, intitulée, Lui! il me pria de la lui réciter. Son agitation et son étonnement, en écoutant ces beaux vers, ne peuvent se rendre; à cette strophe:
Qu'il est grand là surtout, quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,
Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et mourant de l'exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois!
n'y tenant plus, il m'arrêta; il sanglotait.
DIMSKY.
N'est-ce pas à l'occasion de cet opéra que Napoléon envoya à Lesueur une boîte d'or... avec une inscription?... j'ai entendu parler de cela.
MOI.
Oui, la riche boîte, que j'ai vue, porte cette épigraphe:
L'EMPEREUR DES FRANÇAIS A L'AUTEUR DES
BARDES
CORSINO.
Il y avait là de quoi faire perdre la tête à un artiste. Quel homme!... Ceci est grandiose. Mais qu'il était gracieusement fin dans l'occasion, et comme il savait allier une douce raillerie à de l'obligeance! Mon frère, qui a servi dans l'armée française pendant la première campagne d'Italie, m'a raconté de quelle façon il reconnut, sans rire, l'indépendance de la république de San Marino. En apercevant sur son rocher la capitale de cet État libre: «Quel est ce village? dit-il.—Général, c'est la république de San Marino.—Eh bien! qu'on n'inquiète pas ces honnêtes républicains. Allez, au contraire, leur dire de ma part que la France reconnaît leur indépendance, les prie de recevoir en signe d'amitié deux pièces de canon, et que je leur souhaite le bonjour.»
VINGT ET UNIÈME SOIRÉE
ÉTUDES MUSICALES.—LES ENFANTS DE CHARITÉ A L'ÉGLISE DE SAINT-PAUL DE LONDRES, CHŒUR DE 6,500 VOIX.—LE PALAIS DE CRISTAL A SEPT HEURES DU MATIN.—LA CHAPELLE DE L'EMPEREUR DE RUSSIE.—INSTITUTIONS MUSICALES DE L'ANGLETERRE.—LES CHINOIS CHANTEURS ET INSTRUMENTISTES A LONDRES; LES INDIENS; L'HIGHLANDER; LES NOIRS DES RUES.
On joue un, etc., etc., etc.
En m'apercevant, quatre ou cinq musiciens m'interpellent au sujet des observations que j'ai dû faire l'an dernier, en Angleterre, sur l'assemblée annuelle des enfants de charité, sur les Indiens, les Highlanders, les hommes noirs chantant dans les rues, et sur les Chinois d'Albert Gate et de la Jonque. «Aucun de nous, dit Moran, n'a pu trouver de témoin auriculaire de ces excentricités musicales dont nous avons tant entendu parler. Nous savons que vous étiez à Londres en 1851, que vous y remplissiez, par ordre du gouvernement français, les fonctions de juré près l'exposition universelle; vous avez dû tout voir et tout entendre. Dites-nous le fin mot des choses, nous sommes on ne peut plus disposés à vous croire.—Vous êtes bien bons! mais, messieurs, c'est long à narrer, et...—Nous avons quatre actes ce soir!—Quatre actes...—Sans compter le ballet!—Pauvre nous! en ce cas je commence.
J'étais en effet à Londres dans les premiers jours de juin, l'an dernier, quand un lambeau du journal, tombé par hasard entre mes mains, m'apprit que l'Anniversary meeting of the Charity children allait avoir lieu dans l'église de Saint-Paul. Je me mis aussitôt en quête d'un billet, qu'après bien des lettres et des démarches je finis par obtenir de l'obligeance de M. Gosse, le premier organiste de cette cathédrale. Dès dix heures du matin, la foule encombrait les avenues de l'église; je parvins, non sans peine, à la traverser. Arrivé dans la tribune de l'orgue destinée aux chantres de la chapelle, hommes et enfants, au nombre de soixante-dix, je reçus une partie de basse qu'on me priait de chanter avec eux, et un surplis qu'il me fallut endosser, pour ne pas détruire, par mon habit noir, l'harmonie du costume blanc des autres choristes. Ainsi déguisé en homme d'église, j'attendis ce qu'on allait me faire entendre avec une certaine émotion vague, causée par ce que je voyais. Neuf amphithéâtres presque verticaux, de seize gradins chacun, s'élevaient au centre du monument, sous la coupole et sous l'arcade de l'est devant l'orgue pour recevoir les enfants. Les six de la coupole formaient une sorte de cirque hexagone, ouvert seulement à l'est et à l'ouest. De cette dernière ouverture partait un plan incliné, allant aboutir au haut de la porte d'entrée principale, et déjà couvert d'un auditoire immense, qui pouvait ainsi, des bancs même les plus éloignés, tout voir et tout entendre parfaitement. A gauche de la tribune que nous occupions devant l'orgue, une estrade attendait sept ou huit joueurs de trompettes et de timbales. Sur cette estrade, un grand miroir était placé de manière à réfléchir, pour les musiciens, les mouvements du chef des chœurs, marquant la mesure au loin, dans un angle au-dessous de la coupole, et dominant toute la masse chorale. Ce miroir devait servir aussi à guider l'organiste tournant le dos au chœur. Des bannières plantées tout autour du vaste amphithéâtre dont le seizième gradin atteignait presque aux chapiteaux de la colonnade, indiquaient la place que devaient occuper les diverses écoles, et portaient le nom des paroisses ou des quartiers de Londres auxquels elles appartiennent. Au moment de l'entrée des groupes d'enfants, les compartiments des amphithéâtres, se peuplant successivement du haut en bas, formaient un coup d'œil singulier, rappelant le spectacle qu'offre dans le monde microscopique le phénomène de la cristallisation. Les aiguilles de ce cristal aux molécules humaines, se dirigeant toujours de la circonférence au centre, étaient de deux couleurs, le bleu foncé de l'habit des petits garçons sur les gradins d'en haut, et le blanc de la robe et de la coiffe des petites filles occupant les rangs inférieurs. En outre, les garçons portant sur leur veste, les uns une plaque de cuivre poli, les autres une médaille d'argent, leurs mouvements faisaient scintiller la lumière réfléchie par ces ornements métalliques, de manière à produire l'effet de mille étincelles s'éteignant et se rallumant à chaque instant sur le fond sombre du tableau. L'aspect des échafaudages couverts par les filles était puis curieux encore; les rubans verts et roses qui paraient la tête et le cou de ces blanches petites vierges, faisaient ressembler exactement cette partie des amphithéâtres à une montagne couverte de neige, au travers de laquelle se montrent ça et là des brins d'herbe et des fleurs. Ajoutez les nuances variées qui se fondaient au loin dans le clair-obscur du plan incliné, où siégeait l'auditoire, la chaire tendue de rouge de l'archevêque de Cantorbéry, les bancs richement ornés du lord-maire et de l'aristocratie anglaise sur le parvis au-dessous de la coupole, puis à l'autre bout et tout en haut les tuyaux dorés du grand orgue; figurez-vous cette magnifique église de Saint-Paul, la plus grande du monde après Saint-Pierre, encadrant le tout, et vous n'aurez encore qu'une esquisse bien pâle de cet incomparable spectacle. Et partout un ordre, un recueillement, une sérénité qui en doublaient la magie. Il n'y a pas de mises en scène, si admirables qu'on les suppose, qui puissent jamais approcher de cette réalité que je crois avoir vue en songe à l'heure qu'il est. Au fur et à mesure que les enfants, parés de leurs habits neufs, venaient occuper leurs places avec une joie grave exempte de turbulence, mais où l'on pouvait observer un peu de fierté, j'entendais mes voisins anglais dire entre eux: «Quelle scène! quelle scène!!...» et mon émotion était profonde quand les six mille cinq cents petits chanteurs étant enfin assis, la cérémonie commença.
Après un accord de l'orgue, s'est alors élevé en un gigantesque unisson le premier psaume chanté par ce chœur inouï:
All people that on earth do dwell
Sing to the Lord with cheerful voice.
(Le peuple entier qui sur la terre habite
Chante au Seigneur d'une joyeuse voix.)
Inutile de chercher à vous donner une idée d'un pareil effet musical. Il est à la puissance et à la beauté des plus excellentes masses vocales que vous ayez jamais entendues, comme Saint-Paul de Londres est à une église de village, et cent fois plus encore. J'ajoute que ce choral, aux larges notes et d'un grand caractère, est soutenu par de superbes harmonies dont l'orgue l'inondait sans pouvoir le submerger. J'ai été agréablement surpris d'apprendre que la musique de ce psaume, pendant longtemps attribuée à Luther, est de Claude Goudimel, maître de chapelle à Lyon au XVIe siècle.
Malgré l'oppression et le tremblement que j'éprouvais, je tins bon, et sus me maîtriser assez pour pouvoir faire une partie dans les psaumes récités sans mesure (reading psalms) que le chœur des chantres musiciens eut à exécuter en second lieu. Le Te Deum de Boyce (écrit en 1760), morceau sans caractère, chanté par les mêmes, acheva de me calmer. A l'antienne du couronnement, les enfants se joignant au petit chœur de l'orgue de temps en temps, et seulement pour lancer de solennelles exclamations telles que: God save the king!—Long live the king!—May the king live for ever!—Amen! Hallelujah! l'électrisation recommença. Je me mis à compter beaucoup de pauses, malgré les soins de mon voisin qui me montrait à chaque instant sur sa partie la mesure où on en était, pensant que je m'étais perdu. Mais au psaume à trois temps de J. Ganthaumy, ancien maître anglais (1774), chanté par toutes les voix, avec les trompettes, les timbales et l'orgue, à ce foudroyant retentissement d'une hymne vraiment brûlante d'inspiration, d'une harmonie grandiose, d'une expression noble autant que touchante, la nature reprit son droit d'être faible, et je dus me servir de mon cahier de musique, comme fit Agamemnon de sa toge, pour me voiler la face. Après ce morceau sublime, et pendant que le lord-archevêque de Contorbéry prononçait son sermon que l'éloignement m'empêchait d'entendre, un des maîtres des cérémonies vint me chercher, et me conduisit, ainsi tout lacrymans, dans divers endroits de l'église, pour contempler sous tous ses aspects ce tableau dont l'œil ne pouvait d'aucun point embrasser entièrement la grandeur. Il me laissa ensuite en bas, auprès de la chaire, parmi le beau monde, c'est-à-dire au fond du cratère du volcan vocal; et quand, pour le dernier psaume, il recommença à faire éruption, je dus reconnaître que, pour les auditeurs ainsi placés, sa puissance était plus grande du double que partout ailleurs. En sortant, je rencontrai le vieux Cramer, qui, dans son transport, oubliant qu'il sait parfaitement le français, se mit à me crier en italien: Cosa stupenda! stupenda! la gloria dell' Inghilterra!
Puis Duprez... Ah! le grand artiste qui, pendant sa brillante carrière, émut tant de gens, a reçu ce jour-là le paiement de ses vieilles créances, et ces dettes de la France, ce sont des enfants anglais qui les lui ont payées. Je n'ai jamais vu Duprez dans un pareil état: il balbutiait, il pleurait, il battait la campagne; pendant que l'ambassadeur turc et un beau jeune Indien passaient près de nous froids et tristes comme s'ils fussent venus d'entendre hurler dans une mosquée leurs derviches tourneurs. O fils de l'Orient! il vous manque un sens: l'acquerrez-vous jamais?..... Maintenant, quelques détails techniques. Cette institution des Charity children fut fondée par le roi Georges III en 1764. Elle se soutient par les dons volontaires ou souscriptions qui lui viennent de toutes les classes riches ou seulement aisées de la capitale. Le bénéfice du meeting annuel de Saint-Paul, dont les billets se vendent une demi-couronne et une demi-guinée, lui appartient aussi. Quoique toutes les places réservées au public soient en pareil cas enlevées longtemps d'avance, l'emplacement occupé par les enfants et le sacrifice qu'il faut faire d'une grande partie de l'église pour y établir les admirables dispositions dont je viens de parler, nuisent nécessairement beaucoup au résultat pécuniaire de la cérémonie. Les dépenses en sont d'ailleurs fort grandes. Ainsi l'établissement seul des neuf amphithéâtres et du plancher incliné coûte 450 liv. st. (11,250 fr.). Les recettes s'élèvent ordinairement à 800 liv. st. (20,000 fr.). Il ne reste donc que 8,750 fr. tout au plus, aux six mille cinq cents pauvres petits qui donnent une pareille fête à la cité-mère; mais les dons volontaires forment toujours une somme considérable.
Ces enfants ne savent pas la musique, ils n'ont jamais vu une note de leur vie. On est obligé tous les ans de leur seriner avec un violon, et pendant trois mois entiers, les hymnes et antiennes qu'ils auront à chanter au meeting. Ils les apprennent ainsi par cœur, et n'apportent en conséquence à l'église ni livre ni quoi que ce soit pour les guider dans l'exécution: voilà pourquoi ils chantent seulement à l'unisson. Leurs voix sont belles, mais peu étendues; on ne leur donne à chanter, en général, que des phrases contenues dans l'intervalle d'une onzième, du si d'en bas au mi entre les deux dernières portées (clef de sol). Toutes ces notes, qui d'ailleurs sont à peu près communes au soprano, au mezzo soprano et au contralto, et se trouvent en conséquence chez tous les individus, ont une merveilleuse sonorité. Il est douteux qu'on pût les faire chanter à plusieurs parties. Malgré l'extrême simplicité et la largeur des mélodies qu'on leur confie, il n'y a même pas pour l'oreille des musiciens, une simultanéité irréprochable dans les attaques des voix après les silences. Cela vient de ce que ces enfants ne savent pas ce que c'est que les temps d'une mesure et ne songent point à les compter. En outre, leur directeur unique, placé très-haut au-dessus du chœur, ne peut être aperçu aisément que des rangs supérieurs des trois amphithéâtres qui lui font face, et ne sert guère qu'à indiquer le commencement des morceaux, la plupart des chanteurs ne pouvant le voir et les autres ne daignant presque jamais le regarder.
Le résultat prodigieux de cet unisson est dû, selon moi, à deux causes: au nombre énorme et à la qualité de voix d'abord, ensuite à la disposition des chanteurs en amphithéâtres très-élevés. Les réflecteurs et les producteurs du son se trouvent dans de bonnes proportions relatives, l'atmosphère de l'église, attaquée par tant de points à la fois, en surface et en profondeur, entre alors tout entière en vibrations, et son retentissement acquiert une majesté et une force d'action sur l'organisation humaine que les plus savants efforts de l'art musical, dans les conditions ordinaires, n'ont point encore laissé soupçonner. J'ajouterai, mais d'une façon conjecturale seulement, que, dans une circonstance exceptionnelle comme celle-là, bien des phénomènes insaisissables doivent avoir lieu, qui se rattachent aux mystérieuses lois de l'électricité.
Je me demande maintenant si la cause de la différence notable qui existe entre la voix des enfants élevés par charité à Londres et celle de nos enfants pauvres de Paris, ne serait point due à l'alimentation, abondante et bonne chez les premiers, insuffisante et de mauvaise qualité chez les seconds. Cela est très-probable. Ces enfants anglais sont forts, bien musclés, et n'offrent rien de l'aspect souffreteux et débile que présente à Paris la jeune population ouvrière, épuisée par un mauvais régime alimentaire, le travail et les privations. Il est tout naturel que les organes vocaux participent chez nos enfants de l'affaiblissement du reste de l'organisme, et que l'intelligence même puisse s'en ressentir.
En tout cas, ce ne sont pas les voix seulement qui manqueraient aujourd'hui pour révéler à Paris, d'une aussi étonnante façon, la sublimité de la musique monumentale. Ce qui manquerait d'abord, c'est la cathédrale aux gigantesques proportions (l'église de Notre-Dame elle-même ne conviendrait pas); c'est, hélas! aussi la foi dans l'art; c'est un élan direct et chaleureux vers lui; c'est le calme, la patience, la subordination des élèves et des artistes; c'est une grande volonté, sinon du gouvernement, au moins des classes riches, d'atteindre le but après en avoir compris la beauté, et, par suite, c'est enfin l'argent qui manquerait, et l'entreprise croulerait par sa base. Nous n'avons qu'à rappeler, pour comparer une petite chose à une immense, la triste fin de Choron, qui, avec de faibles ressources, avait déjà obtenu de si importants résultats dans son institution de musique chorale, et qui mourut de chagrin quand, par économie, le gouvernement de Juillet la supprima.
Et pourtant, au moyen de trois ou quatre établissements qu'il serait aisé de fonder chez nous, qui pourrait, dans un certain nombre d'années, nous empêcher de donner à Paris un exemple en petit, mais perfectionné, de la fête musicale anglaise? Nous n'avons pas l'église de Saint-Paul, il est vrai, mais nous avons le Panthéon, qui offre, sinon des dimensions, au moins des dispositions intérieures à peu près semblables. Le nombre des exécutants et celui des auditeurs serait moins colossal; mais l'édifice étant aussi moins vaste, l'effet pourrait être encore fort extraordinaire.
Admettons que le plan incliné, partant du haut de la porte centrale du Panthéon, ne pût contenir que cinq mille auditeurs: une pareille assemblée est encore assez respectable, et me paraît représenter largement cette partie de la population de Paris qui possède l'intelligence et le sentiment de l'art. Supposez maintenant que sur les amphithéâtres, au lieu de six mille cinq cents enfants ignorants, nous ayons mille cinq cents enfants musiciens; cinq cents femmes musiciennes et armées de véritables voix; de plus, deux mille hommes suffisamment doués par la nature et l'éducation; admettez aussi qu'au lieu de donner au public le fond central de l'hexagone, sous la coupole, on y place un petit orchestre de trois ou quatre cents instrumentistes, et qu'à cette masse bien exercée de quatre mille trois cents musiciens soit confiée l'exécution d'une belle œuvre, écrite dans le style convenable à de pareils moyens, sur un sujet où la grandeur est unie à la noblesse, où se retrouve vibrante l'expression de toutes les hautes pensées qui peuvent faire battre le cœur de l'homme; je crois qu'une telle manifestation du plus puissant des arts, aidée du prestige de la poésie et de l'architecture, serait réellement digne d'une nation comme la nôtre et laisserait bien loin derrière elle les fêtes si vantées de l'antiquité.
Avec les ressources françaises seules, dans une dizaine d'années, cette fête serait possible; Paris n'aurait qu'à vouloir. En attendant, et à l'aide des premiers rudiments de la musique, les Anglais veulent et peuvent. Grand peuple, qui a l'instinct des grandes choses!!! l'âme de Shakspeare est en lui!
Le jour où j'assistai pour la première fois à cette cérémonie, en sortant de Saint-Paul dans un état de demi-ivresse que vous concevrez maintenant, je me laissai conduire, sans trop savoir pourquoi, sur un bateau de la Tamise où je reçus pendant vingt minutes une pluie battante. Revenu ensuite à pied et tout mouillé de Chelsea, où je n'avais que faire, j'eus la prétention de dormir; mais les nuits qui succèdent à de pareils jours ne connaissent pas le sommeil. J'entendais sans cesse rouler dans ma tête cette clameur harmonieuse: All people that on earth do dwell, et je voyais tourbillonner l'église de Saint-Paul; je me retrouvais dans son intérieur; il était, par une bizarre transformation, changé en pandæmonium: c'était la mise en scène du célèbre tableau de Martin; au lieu de l'archevêque dans sa chaire, j'avais Satan sur son trône; au lieu des milliers de fidèles et d'enfants groupés autour de lui, des peuples de démons et de damnés dardaient du sein des ténèbres visibles leurs regards de flamme, et l'amphithéâtre de fer sur lequel ces millions étaient assis vibrait tout entier d'une manière terrible, en répandant d'affreuses harmonies.
Enfin, las de la continuité de ces hallucinations, je pris le parti, bien qu'il fît à peine jour, de sortir et de m'acheminer vers le palais de l'Exposition où m'appelaient dans quelques heures mes fonctions de juré. Londres dormait encore; aucune des Sara, des Mary, des Kate, qui lavent chaque matin le seuil des maisons, n'apparaissait son éponge à la main. Une vieille Irlandaise aginée fumait sa pipe, accroupie seule dans un coin de Manchester square. Les vaches nonchalantes ruminaient, couchées sur l'épais gazon de Hyde-Park. Le petit trois-mâts, ce jouet du peuple navigateur, se balançait sommeillant sur la rivière Serpentine. Déjà quelques gerbes lumineuses se détachaient des vitraux élevés du palais ouvert à all people that on earth do dwell.
La garde, qui veille aux barrières de ce Louvre, accoutumée de me voir à toutes sortes d'heures indues, me laissa passer et j'entrai. C'était encore un spectacle d'une grandeur originale que celui de l'intérieur désert du palais de l'Exposition à sept heures du matin: cette vaste solitude, ce silence, ces douces lueurs tombant du faîte transparent, tous ces jets d'eau taris, ces orgues muettes, ces arbres immobiles, et cet étalage harmonieux des riches produits apportés là de tous les coins du monde par cent peuples rivaux. Ces ingénieux travaux, fils de la paix, ces instruments de destruction qui rappellent la guerre, toutes ces causes de mouvement et de bruit semblaient alors converser mystérieusement entre elles, en l'absence de l'homme, dans cette langue inconnue qu'on entend avec l'oreille de l'esprit. Je me disposais à écouter leur secret dialogue, me croyant seul dans le palais; mais nous étions trois: un Chinois, un moineau et moi. Les yeux bridés de l'Asiatique s'étaient ouverts avant l'heure, à ce qu'il paraît, ou peut-être, comme les miens, ne s'étaient-ils pas fermés. A l'aide d'un petit balai de plume, il époussetait avec soin ses beaux vases de porcelaine, ses hideux magots, ses laques, ses soieries. Puis je le vis prendre un arrosoir, aller puiser de l'eau dans le bassin de la fontaine de verre, et revenir désaltérer avec tendresse une pauvre fleur, chinoise sans doute, qui s'étiolait dans un ignoble vase européen. Après quoi il vint s'asseoir à quelques pas de sa boutique, regarda les tam-tams qui y étaient appendus, fit un mouvement comme pour aller les frapper; mais réfléchissant qu'il n'avait ni frères ni amis à réveiller, il laissa retomber sa main qui tenait déjà le marteau du gong, et soupira. «Dulces reminiscitur Argos,» me dis-je. Prenant alors mon air le plus gracieux, je m'approche de lui, et supposant qu'il entend l'anglais, je lui adresse un good morning, sir, plein d'un intérêt bienveillant auquel il n'y avait pas à se méprendre. Pour toute réponse, mon homme se lève, me tourne le dos, va ouvrir une armoire, et en tire des sandwiches qu'il se met à manger sans me regarder et d'un air assez méprisant pour ce mets des Barbares. Puis il soupire encore..... Il pense évidemment à ses succulentes nageoires de requin frites dans de l'huile de ricin dont il se régalait dans son pays, à la soupe aux nids d'hirondelles, et à ces fameuses confitures de cloportes qu'on fait si bien à Canton. Pouah! les pensées de ce gastronome impoli me donnent des nausées, et je m'éloigne.
En passant près d'une grosse pièce de canon de 48, fondue à Séville et qui avait l'air, en regardant la boutique de Sax placée auprès d'elle, de le défier de faire un instrument de cuivre de son calibre et de sa voix, j'effarouche un moineau caché dans la gueule de la brutale Espagnole. Pauvre échappé du massacre des innocents, ne crains rien, je ne te dénoncerai pas; au contraire, tiens!...—Et, tirant de ma poche un morceau de biscuit que le maître des cérémonies de Saint-Paul m'avait forcé d'accepter la veille, je l'émiette sur le plancher. Lorsqu'on construisit le palais de l'Exposition, une tribu de moineaux avait élu domicile dans l'un des grands arbres qui ornent à cette heure le transept. Elle s'obstina à y rester malgré les progrès menaçants du travail des ouvriers. Il n'était guère possible, en effet, à ces bêtes d'imaginer qu'elles pussent être prises dans une pareille cage de verre au treillis de fer. Quand elles eurent la conviction du fait, leur étonnement fut grand. Les moineaux cherchaient une issue en voletant de droite et de gauche. Dans la crainte des dégâts que leur présence pouvait causer à certains objets délicats exposés dans le bâtiment, on résolut de les tuer tous, et on y parvint, avec des sarbacanes, vingt sortes de piéges et la perfide noix vomique. Mon moineau, dont je découvris ainsi la retraite et que je me gardai de trahir, était le seul qui eût survécu. C'est le Joas de son peuple, me dis-je,
Et je le sauverai des fureurs d'Athalie.
Comme je prononçais ce vers remarquable, à l'instant même improvisé, un bruit assez semblable au bruit de la pluie se répandit sous les vastes galeries: c'étaient les jets d'eau et les fontaines auxquels leurs gardiens venaient de donner la volée. Les châteaux de cristal, les rochers factices, vibraient sous le ruissellement de leurs perles liquides; les policemen, ces bons gendarmes sans armes, que chacun respecte avec tant de raison, se rendaient à leur poste; le jeune apprenti de M. Ducroquet s'approchait de l'orgue de son patron, en méditant la nouvelle polka dont il allait nous régaler; les ingénieux fabricants de Lyon venaient achever leur admirable étalage; les diamants, prudemment cachés pendant la nuit, reparaissaient scintillants sous leur vitrine; la grosse cloche irlandaise en ré bémol mineur, qui trônait dans la galerie de l'est, s'obstinait à frapper un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit coups, toute fière de ne point ressembler à sa sœur de l'église d'Albany street, qui donne une résonnance de tierce majeure. Le silence m'avait tenu éveillé, ces rumeurs m'assoupirent; le besoin de sommeil devenait irrésistible; je vins m'asseoir devant le grand piano d'Érard, cette merveille musicale de l'Exposition; je m'accoudai sur son riche couvercle, et j'allais m'endormir, quand Thalberg me frappant sur l'épaule: «Eh, confrère! le jury se rassemble. Allons! de l'ardeur! nous avons aujourd'hui trente-deux tabatières à musique, vingt-quatre accordéons et treize bombardons à examiner.»
(Les musiciens, que mon récit paraît avoir intéressés, gardent le silence et semblent attendre que je continue.)
Je ne puis comparer à l'effet de l'unisson gigantesque des enfants de Saint-Paul que celui des belles harmonies religieuses écrites par Bortniansky pour la chapelle impériale russe, et qu'exécutent à Saint-Pétersbourg les chantres de la cour, avec une perfection d'ensemble, une finesse de nuances et une beauté de sons dont vous ne pouvez vous former aucune idée. Mais ceci, au lieu d'être le résultat de la puissance d'une masse de voix incultes, est le produit exceptionnel de l'art; on le doit à l'excellence des études constamment suivies par une collection de choristes choisis.
Le chœur de la chapelle de l'empereur de Russie, composé de quatre-vingts chanteurs, hommes et enfants, exécutant des morceaux à quatre, six et huit parties réelles, tantôt d'une allure assez vive et compliqués de tous les artifices du style fugué, tantôt d'une expression calme et séraphique, d'un mouvement extrêmement lent, et exigeant en conséquence une pose de voix et un art de la soutenir fort rares, me paraît au-dessus de tout ce qui existe en ce genre en Europe. On y trouve des voix graves, inconnues chez nous, qui descendent jusqu'au contre-la, au-dessous des portées, clef de fa. Comparer l'exécution chorale de la chapelle Sixtine de Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c'est opposer la pauvre petite troupe de racleurs d'un théâtre italien du troisième ordre à l'orchestre du Conservatoire de Paris.
L'action qu'exerce de chœur et la musique qu'il exécute, sur les personnes nerveuses, est irrésistible. A ces accents inouïs, on se sent pris de mouvements spasmodiques presque douloureux qu'on ne sait comment maîtriser. J'ai essayé plusieurs fois de rester, par un violent effort de volonté, impassible en pareil cas, sans pouvoir y parvenir.
Le rituel de la religion chrétienne grecque interdisant l'emploi des instruments de musique et même celui de l'orgue dans les églises, les choristes russes chantent en conséquence toujours sans accompagnement. Ceux de l'empereur ont même voulu éviter qu'un chef leur fût nécessaire pour marquer la mesure, et ils sont parvenus à s'en passer. S. A. I. madame la grande-duchesse de Leuchtenberg m'ayant fait un jour, à Saint-Pétersbourg, l'honneur de m'inviter à entendre une messe chantée à mon intention dans la chapelle du palais, j'ai pu juger de l'étonnante assurance avec laquelle ces choristes, ainsi livrés à eux-mêmes, passent brusquement d'une tonalité à une autre, d'un mouvement lent à un mouvement vif, et exécutent jusqu'à des récitatifs et des psalmodies non mesurées avec un ensemble imperturbable. Les quatre-vingts chantres, revêtus de leur riche costume, étaient disposés en deux groupes égaux debout de chaque côté de l'autel, en face l'un de l'autre. Les basses occupaient les rangs les plus éloignés du centre, devant eux étaient les ténors, et devant ceux-ci les enfants soprani et contralti. Tous, immobiles, les yeux baissés, attendaient dans le plus profond silence le moment de commencer leur chant, et à un signe, fait sans doute par l'un des chefs d'attaque, signe imperceptible pour le spectateur, et sans que personne eût donné le ton ni déterminé le mouvement, ils entonnèrent un des plus vastes concerts à huit voix de Bortniansky. Il y avait dans ce tissu d'harmonie des enchevêtrements de parties qui semblent impossibles, des soupirs, de vagues murmures comme on en entend parfois en rêve, et de temps en temps de ces accents qui, par leur intensité, ressemblent à des cris, saisissent le cœur à l'improviste, oppressent la poitrine et suspendent la respiration. Puis tout s'éteignait dans un decrescendo incommensurable, vaporeux, céleste; on eût dit un chœur d'anges partant de la terre et se perdant peu à peu dans les hauteurs de l'empyrée. Par bonheur, la grande-duchesse ne m'adressa pas la parole ce jour-là, car dans l'état où je me trouvais à la fin de la cérémonie, il est probable que j'eusse paru à Son Altesse prodigieusement ridicule.
Bortniansky (Dimitri Stepanowich), né en 1751 à Gloukoff, avait quarante-cinq ans, lorsque, après un assez long séjour en Italie, il revint à Saint-Pétersbourg et fut nommé directeur de la chapelle impériale. Le chœur des chantres, qui existait depuis le règne du czar Alexis Michaïlowitch, laissait encore beaucoup à désirer quand Bortniansky en prit la direction. Cet homme habile, se consacrant exclusivement à sa nouvelle tâche, mit tous ses soins à perfectionner cette belle institution, et pour atteindre ce but s'occupa principalement de compositions religieuses. Il mit en musique quarante-cinq psaumes à quatre et à huit parties. On lui doit, en outre, une messe à trois parties et un grand nombre de pièces détachées. Dans toutes ces œuvres, on trouve un véritable sentiment religieux, souvent une sorte de mysticisme, qui plonge l'auditeur en de profondes extases, une rare expérience du groupement des masses vocales, une prodigieuse entente des nuances, une harmonie sonore, et, chose surprenante, une incroyable liberté dans la disposition des parties, un mépris souverain des règles respectées par ses prédécesseurs comme par ses contemporains, et surtout par les Italiens dont il est censé le disciple. Il mourut le 28 septembre 1825, âgé de soixante-quatorze ans. Après lui, la direction de la chapelle fut confiée au conseiller privé Lvoff, homme d'un goût exquis et possédant une grande connaissance pratique des œuvres magistrales de toutes les écoles. Ami intime et l'un des plus sincères admirateurs de Bortniansky, il se fit un devoir de suivre scrupuleusement la marche que celui-ci avait tracée. La chapelle impériale était déjà parvenue à un degré de splendeur remarquable, lorsque, en 1836, après la mort du conseiller Lvoff, son fils, le général Alexis Lvoff, en fut nommé directeur.
La plupart des amateurs de quatuors et les grands violonistes de toute l'Europe connaissent ce musicien éminent, à la fois virtuose et compositeur. Son talent sur le violon est remarquable, et son dernier ouvrage, que j'entendis à Saint-Pétersbourg il y a quatre ans, l'opéra d'Ondine, dont M. de Saint-Georges vient de traduire le livret en français, contient des beautés de l'ordre le plus élevé, fraîches, vives, jeunes et d'une originalité charmante. Depuis qu'il dirige le chœur des chantres de la cour, tout en suivant la même voie que ses devanciers, en ce qui concerne le perfectionnement de l'exécution, il s'est appliqué à augmenter le répertoire déjà si riche de cette chapelle, soit en composant des pièces de musique religieuse, soit en se livrant à d'utiles et savantes investigations dans les archives musicales de l'Église russe, recherches grâce auxquelles il a fait plusieurs découvertes précieuses pour l'histoire de l'art.
La musique chorale nous a entraînés bien loin, messieurs, mais je ne pouvais passer sous le silence un fait aussi considérable que la perfection d'exécution à laquelle sont parvenus les chantres de l'empereur de Russie. Ce souvenir, d'ailleurs, s'est tout naturellement présenté a mon esprit comme l'antithèse de celui des enfants anglais de Saint-Paul.
Maintenant, pour revenir à Londres, et avant de décrire la musique des Chinois, des Indiens et des Highlanders, que j'ai entendue, je dois vous dire que l'Angleterre (on l'ignore trop sur le continent), a créé depuis quelques années des établissements d'une grande importance, où la musique n'est point un objet de spéculation comme dans les théâtres, et où on la cultive en grand, avec soin, avec talent et un véritable amour. Telles sont the sacred Harmonic Society, the London sacred Harmonic Society, à Londres, et les Philharmoniques de Manchester et de Liverpool. Les deux sociétés londoniennes, qui font entendre des oratorios dans la vaste salle d'Exeter-Hall, comptent près de six cents choristes. Les voix de ces chanteurs ne sont pas des plus belles, il est vrai, bien qu'elles m'aient paru de beaucoup supérieures aux voix parisiennes proprement dites; mais de leur ensemble résulte toutefois un effet imposant, essentiellement musical, et, en somme, ces choristes sont capables d'exécuter correctement les œuvres si complexes, aux intonations si dangereuses parfois, de Hændel et de Mendelssohn, c'est-à-dire tout ce qu'il y a, en fait de chant choral, de plus difficile. L'orchestre qui les accompagne est insuffisant par le nombre seulement; eu égard au caractère simple de l'instrumentation des oratorios en général, il laisse peu à désirer sous les autres rapports. C'est par cette masse bien organisée d'amateurs, secondés par un petit nombre d'artistes, que j'ai entendu exécuter à Exeter-Hall, devant deux mille auditeurs profondément attentifs, le magnifique poëme sacré Élie, dernière œuvre de Mendelssohn. Entre ces institutions et celles qui ont mis nos ouvriers de Paris à même de chanter une fois l'an en public des ponts-neufs plus ou moins misérables, il y a un abîme. Je ne connais pas encore la valeur de la Société musicale de Liverpool. Celle de Manchester, dirigée en ce moment par Charles Hallé, le pianiste modèle, le musicien sans peur et sans reproche, est peut-être supérieure aux Sociétés de Londres, si l'on en croit les juges impartiaux. La beauté des voix y est du moins extrêmement remarquable, le sentiment musical très-vif, l'orchestre nombreux et bien exercé; et quant à l'ardeur des dilettanti, elle est telle, que quatre cents auditeurs surnuméraires paient une demi-guinée pour avoir le droit d'acheter des billets de concert, dans le cas très-rare où, par l'absence ou la maladie de quelques-uns des sociétaires auditeurs en titre, il leur deviendrait possible de s'en procurer. Soutenue par un tel zèle, si dispendieuse qu'elle soit, une institution musicale doit prospérer. La musique se fait belle et charmante pour ceux qui l'aiment et la respectent; elle n'a que dédains et mépris pour ceux qui la vendent. Voilà pourquoi elle est si acariâtre, si insolente et si sotte de notre temps, dans la plupart des grands théâtres de l'Europe livrés à la spéculation, où nous la voyons si atrocement vilipendée.
Parmi les institutions musicales de Londres, je vous citerai encore l'ancienne Société philharmonique de Hanover square, depuis trop longtemps célèbre pour que j'aie à vous en entretenir.
Quant à la New philharmonic Society, récemment fondée à Exeter-Hall, et qui vient d'y fournir une carrière si brillante, vous concevrez que je doive me borner à quelques détails de simple statistique; en ma qualité de chef d'orchestre de cette Société, j'aurais mauvaise grâce d'en faire l'éloge. Sachez seulement que les directeurs de l'entreprise m'ont donné les moyens de faire exécuter grandement les chefs-d'œuvre, et la possibilité (à peu près sans exemple jusqu'ici en Angleterre) d'avoir un nombre suffisant de répétitions. L'orchestre et le chœur forment ensemble un personnel de deux cents trente exécutants, parmi lesquels on compte tout ce qu'il y a de mieux à Londres en artistes anglais et étrangers. Tous, a un talent incontestable, joignent l'ardeur, le zèle et l'amour de l'art, sans lesquels les talents les plus réels ne produisent bien souvent que de médiocres résultats.
Il y a encore à Londres plusieurs Sociétés de quatuors et de musique de chambre, dont la plus florissante aujourd'hui porte le titre de Musical Union. Elle a été fondée par M. Ella, artiste anglais distingué, qui la dirige avec un soin, une intelligence et un dévouement au-dessus de tout éloge. The Musical Union n'a point pour but exclusif la propagation des quatuors, mais celle de toutes les belles compositions instrumentales de salon, auxquelles on adjoint même parfois un ou deux morceaux de chant, appartenant presque toujours aux productions de l'école allemande. M. Ella, bien que violoniste de talent lui-même, a la modestie de n'être que le directeur organisateur de ces concerts, sans y prendre aucune part comme exécutant. Il préfère adjoindre aux virtuoses les plus habiles de Londres ceux des étrangers de grand renom qui s'y trouvent de passage, et c'est ainsi qu'il a pu, cette année, à MM. Oury et Piatty, réunir Léonard, Vieuxtemps, mademoiselle Clauss, madame Pleyel, Sivory et Bottesini. Le public s'accommode fort bien d'un système qui lui procure à la fois et l'excellence de l'exécution et une variété de style qu'on ne pourrait obtenir en conservant toujours les mêmes virtuoses. M. Ella ne se borne point à donner ses soins à l'exécution des chefs-d'œuvre qui figurent dans ces concerts; il veut encore que le public les goûte et les comprenne. En conséquence, le programme de chaque matinée, envoyé d'avance aux abonnés, contient une analyse synoptique des trios, quatuors et quintettes qu'on doit y entendre; analyse très-bien faite en général, et qui parle à la fois aux yeux et à l'esprit, en joignant au texte critique des exemples notés sur une ou plusieurs portées, présentant, soit le thème de chaque morceau, soit la figure qui y joue un rôle important, soit les harmonies ou les modulations les plus remarquables qui s'y trouvent. On ne saurait pousser plus loin l'attention et le zèle. M. Ella a adopté pour l'épigraphe de ses programmes ces mots français, dont, par malheur, on n'apprécie guère chez nous le bon sens et la vérité, qu'il a recueillis de la bouche du savant professeur Baillot:
«Il ne suffit pas que l'artiste soit bien préparé pour le public, il faut aussi que le public le soit à ce qu'on va lui faire entendre.»
Tristes compositeurs dramatiques, si vous avez du génie et du cœur, comptez donc sur les auditeurs qui se préparent à entendre vos œuvres en se bourrant de truffes et de vin de Champagne, et qui viennent à l'Opéra pour digérer! Le pauvre Baillot rêvait...
Je dois encore vous faire connaître The Beethoven quartett Society. Celle-ci a pour but unique de faire entendre à intervalles périodiques et assez rapprochés les quatuors de Beethoven. Le programme de chaque soirée en contient trois; rien de moins et rien autre. Ils appartiennent en général chacun à l'une des trois manières différentes de l'auteur; et c'est toujours le dernier, celui de la troisième époque (l'époque des compositions prétendues incompréhensibles de Beethoven), qui excite le plus d'enthousiasme. Vous voyez là des Anglais suivre de l'œil, sur de petites partitions-diamant, imprimées à Londres pour cet usage, le vol capricieux de la pensée du maître; ce qui prouverait que plusieurs d'entre eux savent à peu près lire la partition. Mais je me tiens en garde contre le savoir de ces dévorants, depuis qu'en lisant par-dessus son épaule, j'en ai surpris un les yeux attachés sur la page nº 4, pendant que les exécutants en étaient à la page nº 6. L'amateur appartenait sans doute à l'école de ce roi d'Espagne dont la manie était de faire le premier violon dans les quintetti de Boccherini, et qui, restant toujours en arrière des autres concertants, avait coutume de leur dire, quand le charivari devenait trop sérieux. «Allez toujours, je vous rattraperai bien!»
Cette intéressante Société, fondée, si je ne me trompe, il y a dix ou douze ans par M. Alsager, amateur anglais dont la fin a été tragique, est maintenant dirigée par M. Scipion Rousselot, mon compatriote, fixé en Angleterre depuis longtemps. Homme du monde, homme d'esprit, violoncelliste habile, compositeur savant et ingénieux artiste dans la plus belle acception du mot, M. Rousselot était, mieux que beaucoup d'autres, fait pour mener à bien cette entreprise. Il s'est adjoint trois virtuoses excellents, tous pleins du zèle et de l'admiration qui l'animent pour ces œuvres extraordinaires. Le premier violon est l'Allemand Ernst, rien que cela! Ernst! plus entraînant, plus dramatique qu'il ne le fut jamais. La partie de second violon est confiée à M. Cooper, violoniste anglais, dont le jeu est constamment irréprochable et d'une netteté parfaite, même dans l'exécution des traits les plus compliqués. Il ne cherche pas à briller hors de propos, néanmoins, comme le font beaucoup de ses émules, et ne donne jamais à sa partie que l'importance relative qui lui fut dévolue par l'auteur. L'alto est joué par M. Hill, Anglais comme M. Cooper, l'un des premiers altos de l'Europe et qui possède en outre un incomparable instrument. Le violoncelle, enfin, est aux mains sûres de M. Rousselot. Ces quatre virtuoses ont déjà exécuté une vingtaine de fois l'œuvre entière des quatuors de Beethoven; ils n'en font pas moins ensemble de longues et minutieuses répétitions, avant chacune des exécutions publiques. Vous concevrez alors que ce quatuor soit un des plus parfaits que l'on puisse entendre.
Le lieu des séances de la Beethoven quartett Society porte le nom de Beethoven Room. J'ai quelque temps habité un appartement dans la maison même où il se trouve. Ce salon, capable de contenir deux cent cinquante personnes tout au plus, est en conséquence fréquemment loué pour les concerts destinés à un auditoire peu nombreux; il y en a beaucoup de cette espèce. Or, la porte de mon appartement donnant sur l'escalier qui y conduit, il m'était facile en l'ouvrant d'entendre tout ce qui s'y exécutait. Un soir, j'entends retentir le trio en ut mineur de Beethoven... j'ouvre toute grande ma porte... Entre, entre, soit la bienvenue, fière mélodie!... Dieu! qu'elle est noble et belle!... Où donc Beethoven a-t-il trouvé ces milliers de phrases, toutes plus poétiquement caractérisées les unes que les autres, et toutes différentes, et toutes originales, et sans avoir même entre elles cet air de famille qu'on reconnaît dans celles des grands maîtres renommés pour leur fécondité? Et quels développements ingénieux! Quels mouvements imprévus!... Comme il vole à tire-d'aile, cet aigle infatigable! comme il plane et se balance dans son ciel harmonieux!... Il s'y plonge, il s'y perd, il monte, il redescend, il disparaît... puis il revient à son point de départ, l'œil plus brillant, l'aile plus forte, impatient du repos, frémissant, altéré de l'infini... Très-bien exécuté! Qui donc a pu jouer ainsi la partie de piano?... Mon domestique m'apprend que c'est une Anglaise. Un vrai talent, ma foi!... Aïe! qu'est-ce que c'est! un grand air de prima donna?... John! shut the door! fermez la porte, vite, vite. Ah! la malheureuse! je l'entends encore. Fermez la seconde porte, la troisième; y en a-t-il une quatrième?... Enfin... je respire......
La cantatrice d'en bas me rappelait une de mes voisines de la rue d'Aumale, à Paris. Celle-là, s'étant mis en tête de devenir tout à fait une diva, travaillait en conséquence tant qu'elle avait la force de pousser un son, et elle est très-robuste. Un matin, une marchande de lait passant sous ses fenêtres pour se rendre au marché, entendit sa voix lancinante, et dit en soupirant: «Ah! tout n'est pas roses dans le mariage!» Vers le milieu de l'après-midi, repassant au même endroit pour s'en retourner, la pitoyable laitière entend encore les élans de l'infatigable cantatrice: «Ah! mon Dieu! s'écrie-t-elle en faisant un signe de croix, pauvre femme! il est trois heures, et elle est en mal d'enfant depuis ce matin!»
La transition ne sera pas trop brusque maintenant, si je vous parle des chanteurs chinois, dont vous paraissez curieux de connaître l'excentrique spécialité.
Je voulus entendre d'abord la fameuse Chinoise the small footed Lady (la dame au petit pied), comme l'appelaient les affiches et les réclames anglaises. L'intérêt de cette audition était pour moi dans la question relative aux divisions de la gamme et à la tonalité des Chinois. Je tenais a savoir si, comme tant de gens l'ont dit et écrit, elles sont différentes des nôtres. Or, d'après l'expérience concluante que j'ai faite, selon moi, il n'en est rien. Voici ce que j'ai entendu. La famille chinoise, composée de deux femmes, deux hommes et deux enfants, était assise sur un petit théâtre dans le salon de la Chinese house, à Albert gate. La séance s'ouvrit par une chanson en dix ou douze couplets, chantée par le maître de musique, avec accompagnement d'un petit instrument à quatre cordes de métal, du genre de nos guitares, et dont il jouait avec un bout de cuir ou de bois, remplaçant le bec de plume dont on se sert en Europe pour attaquer les cordes de la mandoline. Le manche de l'instrument est divisé en compartiments, marqués par des sillets de plus en plus resserrés au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de la caisse sonore, absolument comme le manche de nos guitares. L'un des derniers sillets, par l'inhabileté du facteur, a été mal posé, et donne un son trop haut, toujours comme sur nos guitares quand elles sont mal faites. Mais cette division n'en produit pas moins des résultats entièrement conformes à ceux de notre gamme. Quant à l'union du chant et de l'accompagnement, elle était de telle nature, qu'on en doit conclure que ce Chinois-là du moins n'a pas la plus légère idée de l'harmonie. L'air (grotesque et abominable de tout point) finissait sur la tonique, ainsi que la plus vulgaire de nos romances, et ne sortait pas de la tonalité ni du mode indiqués dès le commencement. L'accompagnement consistait en un dessin rhythmique assez vif et toujours le même, exécuté par la mandoline, et qui s'accordait fort peu ou pas du tout avec les notes de la voix. Le plus atroce de la chose, c'est que la jeune femme, pour accroître le charme de cet étrange concert et sans tenir compte le moins du monde de ce que faisait entendre son savant maître, s'obstinait à gratter avec ses ongles les cordes à vide d'un autre instrument de la même espèce que celui du chanteur pendant toute la durée du morceau. Elle imitait ainsi un enfant qui, placé dans un salon où l'on fait de la musique, s'amuserait à frapper à tort et à travers sur le clavier d'un piano sans en savoir jouer. C'était, en un mot, une chanson accompagnée d'un petit charivari instrumental. Pour la voix du Chinois rien d'aussi étrange n'avait encore frappé mon oreille: figurez-vous des notes nasales, gutturales, gémissantes, hideuses, que je comparerai, sans trop d'exagération, aux sons que laissent échapper les chiens quand, après un long sommeil, ils étendent leurs membres en bâillant avec effort. Néanmoins, la burlesque mélodie était fort perceptible, et l'on eût pu à la rigueur la noter. Telle fut la première partie du concert.
A la seconde, les rôles ont été intervertis; la jeune femme a chanté, et son maître l'a accompagnée sur la flûte. Cette fois l'accompagnement ne produisait aucune discordance, il suivait le chant à l'unisson tout bonnement. La flûte, à peu près semblable à la nôtre, n'en diffère que par sa plus grande longueur, et par l'embouchure qui se trouve percée presque au milieu du tube, au lieu d'être située, comme chez nous, vers le haut de l'instrument. Du reste, le son en est assez doux, passablement juste, c'est-à-dire passablement faux, et l'exécutant n'a rien fait entendre qui n'appartînt entièrement au système tonal et à la gamme que nous employons. La jeune femme est douée d'une voix céleste, si on la compare à celle de son maître. C'est un mezzo soprano, semblable par le timbre au contralto d'un jeune garçon dont l'âge approche de l'adolescence et dont la voix va muer. Elle chante assez bien, toujours comparativement. Je croyais entendre une de nos cuisinières de province chantant «Pierre! mon ami Pierre,» en lavant sa vaisselle. Sa mélodie, dont la tonalité est bien déterminée, je le répète, et ne contient ni quarts ni demi-quarts de ton, mais les plus simples de nos successions diatoniques, me parut un peu moins extravagante que la romance du chanteur, et tellement tricornue néanmoins, d'un rhythme si insaisissable par son étrangeté, qu'elle m'eût donné beaucoup de peine à la fixer exactement sur le papier, si j'avais eu la fantaisie de le faire. Bien entendu que je ne prends point cette exhibition pour un exemple de l'état réel du chant dans l'Empire Céleste, malgré la qualité de la jeune femme, qualité des plus excellentes, à en croire l'orateur directeur de la troupe, parlant passablement l'anglais. Les cantatrices de qualité de Canton ou de Pékin, qui se contentent de chanter chez elles et ne viennent point chez nous se montrer en public pour un shilling, doivent, je le suppose, être supérieures à celle-ci presque autant que madame la comtesse Rossi est supérieure à nos Esmeralda de carrefours.
D'autant plus que la jeune lady n'est peut-être point si small-footed qu'elle veut bien le faire croire, et que son pied, marque distinctive des femmes des hautes classes, pourrait bien être un pied naturel, très-plébéien, à en juger par le soin qu'elle mettait à n'en laisser voir que la pointe.
Mais je ne puis m'empêcher de regarder cette épreuve comme décisive en ce qui concerne la division de la gamme et le sentiment de la tonalité chez les Chinois. Seulement appeler musique ce qu'ils produisent par cette sorte de bruit vocal et instrumental, c'est faire du mot, selon moi, un fort étrange abus. Maintenant écoutez, messieurs, la description des soirées musicales et dansantes que donnent les matelots chinois, sur la jonque qu'ils ont amenée dans la Tamise; et croyez-moi si vous le pouvez.
Ici, après le premier mouvement d'horreur dont on ne peut se défendre, l'hilarité vous gagne, et il faut rire, mais rire à se tordre, à en perdre le sens. J'ai vu des dames anglaises finir par tomber pâmées sur le pont du navire céleste; telle est la force irrésistible de cet art oriental. L'orchestre se compose d'un grand tam-tam, d'un petit tam-tam, d'une paire de cymbales, d'une espèce de calotte de bois ou de grande sébile placée sur un trépied et que l'on frappe avec deux baguettes, d'un instrument à vent assez semblable à une noix de coco, dans lequel on souffle tout simplement, et qui fait: Hou! hou! en hurlant; et enfin d'un violon chinois. Mais quel violon! C'est un tube de gros bambou long de six pouces, dans lequel est planté une tige de bois très-mince et longue d'un pied et demi à peu près, de manière à figurer assez bien un marteau creux dont le manche serait fiché près de la tête du maillet au lieu de l'être au milieu de sa masse. Deux fines cordes de soie sont tendues, n'importe comment, du bout supérieur du manche à la tête du maillet. Entre ces deux cordes, légèrement tordues l'une sur l'autre, passent les crins d'un fabuleux archet qui est ainsi forcé, quand on le pousse ou le tire, de faire vibrer les deux cordes à la fois. Ces deux cordes sont discordantes entre elles, et le son qui en résulte est affreux. Néanmoins, le Paganini chinois, avec un sérieux digne du succès qu'il obtient, tenant son instrument appuyé sur le genou, emploie les doigts de la main gauche sur le haut de la double corde à en varier les intonations, ainsi que cela se pratique pour jouer du violoncelle, mais sans observer toutefois aucune division relative aux tons, demi-tons, ou à quelque intervalle que ce soit. Il produit ainsi une série continue de grincements, de miaulements faibles, qui donnent l'idée des vagissements de l'enfant nouveau-né d'une goule et d'un vampire.
Dans les tutti, le charivari des tam-tams, des cymbales, du violon et de la noix de coco est plus ou moins furieux, selon que l'homme à la sébile (qui du reste ferait un excellent timbalier), accélère ou ralentit le roulement de ses baguettes sur la calotte de bois. Quelquefois même, à un signe de ce virtuose remplissant à la fois les fonctions de chef d'orchestre, de timbalier et de chanteur, l'orchestre s'arrête un instant, et, après un court silence, frappe bien d'aplomb un seul coup. Le violon seul vagit toujours. Le chant passe successivement du chef d'orchestre à l'un de ses musiciens, en forme de dialogue; ces deux hommes employant la voix de tête, entremêlée de quelques notes de la voix de poitrine ou plutôt de la voix d'estomac, semblent réciter quelque légende célèbre de leur pays. Peut-être chantent-ils un hymne à leur dieu Bouddah, dont la statue aux quatorze bras orne l'intérieur de la grand'chambre du navire.
Je n'essaierai pas de vous dépeindre ces cris de chacal, ces râles d'agonisant, ces gloussements de dindon, au milieu desquels, malgré mon extrême attention, il ne m'a été possible de découvrir que quatre notes appréciables (ré, mi, si, sol). Je dirai seulement qu'il faut reconnaître la supériorité de la small footed Lady et de son maître de musique. Évidemment les chanteurs de la maison chinoise sont des artistes, et ceux de la jonque ne sont que des mauvais amateurs. Quant à la danse de ces hommes étranges, elle est digne de leur musique. Jamais d'aussi hideuses contorsions n'avaient frappé mes regards. On croit voir une troupe de diables se tordant, grimaçant, bondissant, au sifflement de tous les reptiles, au mugissement de tous les monstres, au fracas métallique de tous les tridents et de toutes les chaudières de l'enfer... On me persuadera difficilement que le peuple chinois ne soit pas fou...
Il n'y a pas de ville au monde, j'en suis convaincu, où l'on consomme autant de musique qu'à Londres. Elle vous poursuit jusque dans les rues, et celle-là n'est quelquefois pas la pire de toutes; plusieurs artistes de talent ayant découvert que l'état de musicien ambulant est incomparablement moins pénible et plus lucratif que celui de musicien d'orchestre dans un théâtre, quel qu'il soit. Le service de la rue ne dure que deux ou trois heures par jour, celui des théâtres en prend huit ou neuf. Dans la rue, on est au grand air, on respire, on change de place et l'on ne joue que de temps en temps un petit morceau; au théâtre, il faut souffrir d'une atmosphère étouffante, de la chaleur du gaz, rester assis et jouer toujours, quelquefois même pendant les entr'actes. Au théâtre, d'ailleurs, un musicien de second ordre n'a guère que 6 livres (150 fr.) par mois; ce même musicien en se lançant dans la carrière des places publiques est à peu près sûr de recueillir en quatre semaines le double de cette somme, et souvent davantage. C'est ainsi qu'on peut entendre avec un plaisir très-réel, dans les rues de Londres, de petits groupes de bons musiciens anglais, blancs comme vous et moi, mais qui ont jugé à propos, pour attirer l'attention, de se barbouiller de noir. Ces faux Abyssiniens s'accompagnent avec un violon, une guitare, un tambour de basque, une paire de timbales et des castagnettes. Ils chantent de petits airs à cinq voix, très-agréables d'harmonie, d'un rhythme parfois original et assez mélodieux. Ils ont de plus une verve, une animation qui montre que leur tâche ne leur déplaît pas et qu'ils sont heureux. Et les shillings et même les demi-couronnes pleuvent autour d'eux après chacun de leurs morceaux. A côté de ces troupes ambulantes de véritables musiciens, on entend encore volontiers un bel Écossais, revêtu du curieux costume des Highlands, et qui, suivi de ses deux enfants portant comme lui le plaid et la cotte à carreaux, joue sur la cornemuse l'air favori du clan de Mac-Gregor. Il s'anime, lui aussi, il s'exalte aux sons de son agreste instrument; et plus la cornemuse gazouille, bredouille, piaille et frétille, plus ses gestes et ceux de ses enfants deviennent rapides, fiers et menaçants. On dirait qu'à eux trois, ces Gaëliques vont conquérir l'Angleterre.
Puis vous voyez s'avancer, tristes et somnolents, deux pauvres Indiens de Calcutta, avec leur turban jadis blanc et leur robe jadis blanche. Ils n'ont pour tout orchestre que deux petits tambours en forme de tonnelets, comme on en voyait par douzaines à l'Exposition. Ils portent l'instrument suspendu sur leur ventre par une corde, et le frappent doucement des deux côtés avec les doigts étendus de chaque main. Le faible bruit qui en résulte est rhythmé d'une façon assez singulière, et, par sa continuité, ressemble à celui d'un rapide tic-tac de moulin. L'un d'eux chante là-dessus, dans quelque dialecte des Indes, une jolie petite mélodie en mi mineur, n'embrassant qu'une sixte (du mi à l'ut), et si triste, malgré son mouvement vif, si souffrante, si exilée, si esclave, si découragée, si privée de soleil, qu'on se sent pris, en l'écoutant, d'un accès de nostalgie. Il n'y a encore là ni tiers, ni, quarts, ni demi-quarts de ton; et c'est du chant.
La musique des Indiens de l'Orient doit néanmoins peu différer de celle des Chinois, si l'on en juge par les instruments envoyés par l'Inde à l'Exposition universelle. J'ai examiné parmi ces machines puériles, des mandolines à quatre et à trois cordes, et même à une corde, dont le manche est divisé par des sillets comme chez les Chinois; les unes sont de petite dimension, d'autres ont une longueur démesurée. Il y avait de gros et de petits tambours, dont le son diffère peu de celui qu'on produit en frappant avec les doigts sur la calotte d'un chapeau; un instrument à vent à anche double, de l'espèce de nos hautbois, et dont le tube sans trous ne donne qu'une note. Le principal des musiciens qui accompagnèrent à Paris, il y a quelques années, les Bayadères de Calcutta, se servait de ce hautbois primitif. Il faisait ainsi bourdonner un la pendant des heures entières, et ceux qui aiment cette note en avaient largement pour leur argent. La collection des instruments orientaux de l'Exposition contenait encore des flûtes traversières exactement pareilles à celle du maître de musique de la small footed Lady; une trompette énorme et grossièrement exécutée, sur un patron qui n'offre avec celui des trompettes européennes que d'insignifiantes différences; plusieurs instruments à archet aussi stupidement abominables que celui dont se servait sur la jonque le démon chinois dont je vous ai parlé; une espèce de tympanon dont les cordes tendues sur une longue caisse paraissent devoir être frappées par des baguettes; une ridicule petite harpe à dix ou douze cordes, attachées au corps de l'instrument sans clefs pour les tendre, et qui doivent en conséquence se trouver constamment en relations discordantes; et enfin une grande roue chargée de gongs ou tam-tams de petites dimensions, dont le bruit, quand elle est mise en mouvement, a le même charme que celui des gros grelots attachés sur le cou et la tête des chevaux de rouliers. Admirez cet arsenal!! Je conclus pour finir, que les Chinois et les Indiens auraient une musique semblable à la nôtre, s'ils en avaient une; mais qu'ils sont encore à cet égard plongés dans les ténèbres les plus profondes de la barbarie et dans une ignorance enfantine où se décèlent à peine quelques vagues et impuissants instincts; que, de plus, les Orientaux appellent musique ce que nous nommons charivari, et que pour eux, comme pour les sorcières de Macbeth, l'horrible est le beau.
VINGT-DEUXIÈME SOIRÉE
On joue l'Iphigénie en Tauride de Gluck.
Tout l'orchestre, pénétré d'un respect religieux pour cette œuvre immortelle, semble craindre de n'être pas à la hauteur de sa tâche. Je remarque l'attention profonde et continue des musiciens à suivre de l'œil les mouvements de leur chef, la précision de leurs attaques, leur vif sentiment des accents expressifs, la discrétion de leurs accompagnements, la variété qu'ils savent établir dans les nuances.
Le chœur, lui aussi, se montre irréprochable. La scène des Scythes, au premier acte, excite l'enthousiasme du public spécial qui se presse dans la salle. L'acteur chargé du rôle d'Oreste est insuffisant et presque ridicule; Pylade chante comme un agneau. L'Iphigénie seule est digne de son rôle. Quand vient son air «O malheureuse Iphigénie!» dont le coloris antique, l'accent solennel, la mélodie et l'accompagnement si dignement désolés rappellent les sublimités d'Homère, la simple grandeur des âges héroïques, et remplissent le cœur de cette insondable tristesse que fait toujours naître l'évocation d'un illustre passé, Corsino pâlissant, cesse de jouer. Il appuie ses coudes sur ses genoux et cache sa figure entre ses deux mains, comme abîmé dans un sentiment inexprimable. Peu à peu je vois sa respiration devenir plus pressée, le sang affluer à ses tempes qui rougissent, et à l'entrée du chœur des femmes avec ces mots: «Mêlons nos cris plaintifs à ses gémissements!» au moment où cette longue clameur des prêtresses s'unit à la voix de la royale orpheline et retentit au milieu du conflit des sons déchirants de l'orchestre, deux ruisseaux de larmes jaillissent violemment de ses yeux, il éclate en sanglots tels que je me vois forcé de l'emmener hors de la salle.
Nous sortons...... je le reconduis chez lui..... Assis tous les deux dans sa modeste chambre qu'éclaire la lune seulement, nous restons longtemps immobiles... Corsino lève un instant les yeux sur le buste de Gluck placé sur son piano... Nous nous regardons..... la lune disparaît..... Il soupire avec effort..... se jette sur son lit..... Je pars..... nous n'avons pas dit un mot....
VINGT-TROISIÈME SOIRÉE
GLUCK ET LES CONSERVATORIENS DE NAPLES MOT DE DURANTE.
On joue un, etc., etc., etc.
L'orchestre semble encore sous le coup des émotions de la veille; personne ne joue et pourtant on parle peu. On se ressouvient. On rumine le sublime. Corsino m'approche et me tend la main. «Mon pauvre ami, lui dis-je, j'ai été comme vous. Mais l'insensibilité brutale du public au milieu duquel j'ai vécu si longtemps a écrasé mon cœur; il n'a plus aujourd'hui cette force d'expansion que le vôtre possède, et quand le grand art expressif vous émeut comme il vous a ému hier soir, je n'éprouve plus qu'une angoisse cruelle. Songez, mon cher, qu'il m'est arrivé, il y a deux ans à peine, de diriger dans un concert l'exécution de cette même scène d'Iphigénie, et que saisi, tout en conduisant, d'une extase comparable à la vôtre, j'ai vu les auditeurs placés près de l'orchestre manifester l'ennui le plus profond; j'ai entendu ensuite la cantatrice, désespérée de son insuccès, maudire l'œuvre et l'auteur; j'ai subi les reproches d'une foule d'amateurs et d'artistes même fort distingués, pour avoir, disaient-ils, exhumé cette rapsodie!!!... Mis sur la voie de la vérité par cette rude et dernière épreuve, j'ai acquis bientôt après la certitude d'un fait aujourd'hui évident: le public des trois quarts de l'Europe est à cette heure aussi inaccessible que les matelots chinois au sentiment de l'expression musicale. Nous n'avons pas de plus sûr moyen pour connaître ce qui lui déplaît et l'obsède que d'examiner ce qui nous enivre et nous charme, et vice versâ. Ce que nous adorons il le blasphème, il savoure ce que nous..... rejetons...
Maintenant admirez le malheur des règles d'harmonie que Gluck a si audacieusement violées dans la péroraison de cet air d'Iphigénie. C'est précisément à l'endroit du conflit de sons, prohibé sans réserve par les théoriciens, que l'effet le plus grand et le plus dramatique est produit.
On raconte qu'à ce sujet un jour, à Naples, où l'on représentait la Clemenza di Tito d'où ce morceau est tiré, les rapins d'un conservatoire, qui, en leur qualité de rapins, devaient naturellement détester Gluck, ravis de trouver dans son air cette succession d'harmonies dites fautives, s'empressèrent de porter à leur maître Durante la partition de l'asino tedesco, en la désignant à son indignation sans lui nommer l'auteur. Durante examina longtemps le passage et répondit simplement: «Aucune règle, il est vrai, ne justifie cette combinaison de sons; mais si c'est une faute, j'avoue qu'elle n'a pu être commise que par un homme d'un rare génie.» (Dimsky):—A la bonne heure! Durante a prouvé par ce seul mot qu'il était un vrai maître et un honnête homme.—C'est d'autant plus remarquable, que jamais ses compatriotes ne comprirent aucun des chefs-d'œuvre de cette école. L'accès, d'ailleurs, leur en est interdit, faute de chanteurs propres à les interpréter dans leur vrai style.—Avons-nous bien sujet de nous enorgueillir des nôtres? reprend Corsino. Excepté madame M——, je ne vois pas qui pouvait paraître supportable parmi les chanteurs d'hier soir. (Se tournant vers moi.) Y en a-t-il jamais eu de réellement dignes de leurs rôles à Paris?—Oui, Dérivis père, qui n'était point chanteur, faisait pourtant bien comprendre l'Oreste de Gluck; madame Branchu fut une incomparable Iphigénie, et Adolphe Nourrit m'a bien souvent électrisé dans le rôle de Pylade. La risible mollesse de votre ténor pastoral ne peut vous avoir laissé apercevoir l'exaltation héroïque de l'air «Divinité des grandes âmes» dans lequel Nourrit n'a jamais été égalé.—Oh! certes, nous avons dû deviner beaucoup de choses, il est vrai, mais quoi de plus difficile à bien rendre que de pareils ouvrages?... On n'attribuera pas pourtant l'effet qu'a produit l'Iphigénie chez nous aux décors ni à la mise en scène.—Non certes, s'écrient plusieurs musiciens, car cette fois la ladrerie de notre théâtre, qui se donne toujours carrière quand il s'agit des anciens chefs-d'œuvre, a été poussée jusqu'à l'inconvenance, jusqu'au cynisme!—Combien coûtent les décors de la vilenie qu'on représente ce soir?—Quatre mille thalers!...—Très-bien. Aux laides femmes le luxe des atours. La nudité ne convient qu'aux déesses.
VINGT-QUATRIÈME SOIRÉE
On joue les Huguenots
«Les musiciens n'ont garde de lire ni de parler.» Encore une soirée musicale! dis-je à mes voisins dans un entr'acte, ce sera pour moi la dernière; je retourne à Paris.—Déjà?—Dans trois jours.—En ce cas, puisqu'après-demain on ferme le théâtre pour cause de réparations, il faut que nous dînions tous ensemble.—Volontiers, mais comme demain, en revanche, le théâtre est ouvert et qu'il nous gratifie de ce long et filandreux opéra récemment arrivé d'Italie, notre ami Corsino voudra bien clore nos soirées littéraires en lisant une Nouvelle qu'il vient de terminer, et dont j'ai chez lui parcouru indiscrètement quelques pages.—C'est convenu!—Silence! écoutons ce chœur prodigieux, et ce duo qui ne l'est pas moins!...
VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE
EUPHONIA, OU LA VILLE MUSICALE.
Nouvelle de l'avenir.
On joue, etc., etc., etc.
A peine les premiers accords de l'ouverture sont-ils frappés, que Corsino déroule son manuscrit, et lit ce qui suit avec accompagnement de trombones et de grosse caisse. Nous l'entendons néanmoins, grâce à l'énergie et au timbre singulier de sa voix.
—Il s'agit, messieurs, dit-il, d'une nouvelle de l'avenir. La scène se passera en 2344, si vous le voulez bien.
EUPHONIA
OU LA VILLE MUSICALE
| PERSONNAGES: — | Xilef, compositeur, préfet des voix et des instruments à
cordes de la ville d'Euphonia. Shetland, compositeur, préfet des instruments à vent. Mina, célèbre cantatrice danoise. Madame Happer, sa mère. Fanny, sa femme de chambre. |
Première lettre.
Sicile, 7 juin 2344.
XILEF A SHETLAND.
Je viens de me baigner dans l'Etna; ô mon cher Shetland! quelle heure délicieuse j'ai passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur! son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l'escarpement de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m'en suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d'une demi-lieue de l'endroit où je m'ébattais comme un dauphin en gaieté. Je venais de chanter en nageant une mélodie que j'ai composée ce matin même sur un poëme en vieux français de Lamartine, que l'aspect des lieux où je suis m'a remis en mémoire. Ces vers me ravissent. Tu en jugeras; Enner m'a promis de traduire le Lac en allemand.
Que n'es-tu là! nous courrions ensemble à cheval; je me sens plein de verdoyante jeunesse, de force, d'intelligence et de joie. La nature est si belle autour de moi! Cette plaine où fut Messine est un jardin enchanté; partout des fleurs; des bois d'orangers, des palmiers inclinant leur tête gracieuse. C'est l'odorante couronne de cette coupe divine, au fond de laquelle rêve aujourd'hui le lac vainqueur des feux de l'Etna. Étrange et terrible dut être cette lutte! Quel spectacle! La terre frémissant dans d'horribles convulsions, le grand mont s'affaissant sur lui-même, les neiges, les flammes, les laves bouillantes, les explosions, les cris, les râlements du volcan à l'agonie, les sifflements ironiques de l'onde qui accourt par mille issues souterraines, poursuit son ennemi, l'étreint, le serre, l'étouffe, le tue, et se calme soudain, prête à sourire à la moindre brise!... Eh bien! croirais-tu que ces lieux jadis si terribles, aujourd'hui si ravissants, sont presque déserts! les Italiens les connaissent à peine! on n'en parle nulle part; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays qu'ils ne s'intéressent aux plus magnifiques spectacles de la nature qu'en raison des rapports qu'ils peuvent apercevoir entre eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et nuit. Voilà pourquoi l'Etna n'est pour les Italiens qu'un grand trou rempli d'eau dormante, et qui ne peut servir à rien. D'un bout à l'autre de cette terre si riche naguère en poëtes, en peintres, en musiciens, qui fut après la Grèce le second grand temple de l'art, où le peuple lui-même en avait le sentiment, où les artistes éminents étaient honorés presque autant qu'ils le sont aujourd'hui dans le nord de l'Europe, dans toute l'Italie enfin, on ne voit qu'usines, ateliers, métiers, marchés, magasins, ouvriers de tout sexe et de tout âge, brûlés par la soif de l'or et par la fièvre d'avarice, flots pressés de marchands, de spéculateurs; du haut en bas de l'échelle sociale on n'entend retentir que le bruit de l'argent; on ne parle que laines et cotons, machines, denrées coloniales; sur les places publiques sont en permanence des hommes armés de longues-vues, de télescopes, pour guetter l'arrivée des pigeons voyageurs ou des navires aériens.
La France, ce pays de l'indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la compare à l'Italie moderne. Et c'est là que notre ministre des chœurs a eu l'idée de m'envoyer pour trouver des chanteurs! Éternité des préjugés! Il faut que nous soyons, nous aussi, étrangement absorbés dans notre personnalité, pour ignorer à ce point les mœurs barbarescentes de cette contrée où l'oranger fleurit encore, mais où l'art, mort depuis longtemps, n'a pas même laissé un souvenir.
J'ai rempli ma mission cependant, j'ai cherché des voix, et j'en ai trouvé un grand nombre. Mais quelles organisations! quelles idées! Je ne m'étonnerai plus de rien maintenant. Quand, m'adressant à une jeune femme que je soupçonnais, à la sonorité de sa parole, être douée d'un appareil vocal remarquable, je la priais de chanter: «Chanter! pourquoi? que me donnerez-vous? pour combien de minutes? c'est trop peu, je n'ai pas le temps.» Si j'en déterminais d'autres moins avides à me faire entendre quelques notes, c'étaient des voix souvent puissantes et d'un timbre admirable, mais d'une inculture inouïe! pas le moindre sentiment du rhythme ni de la tonalité. Un jour, accompagnant une femme qui avait commencé un air en mi bémol, j'ai, au retour du thème, modulé subitement en ré, et, sans s'en étonner le moins du monde, ma jeune barbare a continué dans le ton primitif. Chez les hommes c'est bien pis; ils crient de toutes leurs forces à pleine voix. Quand ils possèdent une note plus sonore que les autres notes, ils cherchent, lorsqu'elle se présente dans la mélodie, à la prolonger autant que possible: ils s'y arrêtent, ils s'y complaisent, ils la soufflent, la gonflent d'une abominable façon; on croit entendre les cris sinistres d'un loup mélancolique. Et ces horreurs représentent seulement l'exagération modérée de la méthode des artistes chanteurs. Ceux-là crient un peu moins mal, voilà tout. C'est pourtant de l'Italie que nous vinrent il y a cinq cents ans, les Rubini, Persiani, Tacchinardi, Crivelli, Pasta, Tamburini, ces dieux du chant orné! Mais pour quoi et pour qui chanteraient-ils, s'ils revenaient au monde aujourd'hui? Il faut voir une représentation des choses qu'on appelle opéra en Italie, pour croire à la possibilité d'une insulte pareille faite à l'art et au bon sens. Les théâtres sont des marchés, des rendez-vous d'affaires, où l'on parle tellement haut qu'il est presque impossible d'entendre un son venu de la scène. (Les anciens critiques prétendent qu'il en était ainsi au temps des grands compositeurs et des grands virtuoses chantants qui firent la gloire de l'Italie, mais je n'en crois rien. A coup sûr, des artistes n'eussent pas supporté une telle ignominie.) Pour distraire un peu ces marchands brutaux, après que leurs tripotages de Bourse sont finis, on a eu l'aimable idée de placer des billards au milieu du parterre, et ces messieurs jouent, avec de grands cris à chaque coup inattendu, pendant que le ténor et la prima donna s'époumonnent sur l'avant-scène. Avant-hier, on donnait à Palerme Il re Murate, espèce de pasticcio de vingt auteurs, de vingt époques différentes; après souper (car chacun soupe dans sa loge, toujours pendant la représentation), les dames, impatientées de voir ces messieurs se disposer à aller fumer et jouer dans le parterre, se levèrent toutes, demandant instamment qu'on enlevât les billards pour improviser un bal; ce qui fut fait. Quelques jeunes gens saisirent des violons et des trompettes, se mirent à sonner des valses dans le coin supérieur de l'amphithéâtre, et les groupes de valseurs tourbillonnèrent au parterre sans que la représentation fût en rien suspendue. Je crus que je mourrais de rire en voyant de mes yeux cet incroyable opéra-ballet.
En conséquence de ce mépris profond des Italiens pour la musique, ils n'ont plus de compositeurs, et les noms des grands maîtres, de 1800 et de 1820 par exemple, ne sont connus que d'un très-petit nombre de savants. Ils ont donné la dénomination assez plaisante d'operatori (opérateurs, ouvriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour quelques pièces d'argent, vont compiler dans les bibliothèques, les airs, duos, chœurs et morceaux d'ensemble de tous les maîtres, de tous les temps, analogues ou non aux situations, au caractère des personnages et aux paroles, qu'ils assemblent au moyen de soudures grossièrement faites, pour former la musique des opéras. Ces gens-là sont leurs compositeurs, ils n'en ont plus d'autres. J'ai eu la curiosité de questionner un operatore pour savoir pertinemment et avec détails de quelle manière se pratiquent leurs opérations, et voilà ce qu'il m'a répondu:
«Quand le directeur veut une partition nouvelle, il assemble les chanteurs pour leur soumettre le scénario de la pièce et s'entendre avec eux sur les costumes qu'ils auront à porter. Les costumes sont, en effet, la chose principale pour les chanteurs, puisque c'est la seule qui attire un instant sur eux l'attention du public le jour de la première représentation. De là surgissaient autrefois des discussions terribles entre les virtuoses chantants et les directeurs. (Les auteurs ne sont jamais admis à ces séances, ni consultés au sujet de ces débats. On leur achète un libretto comme on fait d'un pâté qu'on est libre de manger ou de jeter aux chiens après l'avoir payé.) Mais aujourd'hui les directeurs sont devenus plus raisonnables, ils ne tiennent plus à la vérité des costumes, ils ont senti qu'il ne fallait pas pour si peu mécontenter les artistes, et leur tâche se borne maintenant à les satisfaire tous à ce sujet, ce qui n'est pas aisé. On vient donc seulement, en lisant le scenario, savoir quel genre de costume les acteurs choisiront, et veiller à ce que deux d'entre eux n'aient pas l'intention de revêtir le même, car de cette coïncidence naissent souvent d'inexprimables fureurs; et c'est alors que la position de l'impresario devient embarrassante. Ainsi, pour l'opéra nouveau Il re Murate, Cretionne, chargé du rôle de Napoléon, a voulu copier une statue antique et paraître sous la cuirasse de Pompée, un ancien général qui vécut plus de trois cents ans avant Napoléon, et qui fut tué d'un coup de canon à la bataille de Pharsale. (Tu vois que mon pauvre operatore n'est guère plus fort sur l'histoire ancienne que sur la musique.)
Mais justement Caponetti, qui joue Murat, avait la même idée, et il n'y aurait jamais eu moyen de les mettre d'accord, si Luciola, notre prima donna, n'avait proposé le grand bonnet à poil d'ours avec un panache blanc pour Napoléon, et le turban bleu avec une croix en diamants pour Murat. Ces coiffures ont plu à nos virtuoses et leur ont paru établir entre eux une assez notable différence pour leur permettre de porter tous les deux la cuirasse romaine; sans cela la pièce n'eût pas été représentée. Une fois la grande affaire des costumes terminée, on passe à celle des morceaux de chant. Alors commence pour l'operatore une tâche bien pénible, je vous assure, et bien humiliante pour lui, s'il a quelque connaissance de la musique et un peu d'amour-propre. Ces messieurs et ces dames examinent l'étendue et le tissu des mélodies, et d'après cette rapide inspection, l'un dit: Je ne veux pas chanter en fa ma phrase du trio, ce n'est pas assez brillant. Operatore! tu me la transposeras en fa dièze.—Mais, monsieur, c'est un trio, et les deux autres voix devant rester dans le ton primitif, comment faire?—Fais comme tu voudras, module avant et après, ajoute quelques mesures, enfin arrange-toi, je veux chanter ce thème en fa dièze.—Cette mélodie ne me plaît pas, dit la prima donna, j'en veux une autre.—Signora, c'est le thème du morceau d'ensemble, et toutes les parties de chant le reprenant successivement après vous, il faut bien que vous daigniez le chanter.—Comment, il faut! impertinent! Il faut que tu m'en donnes un autre, et tout de suite! voilà ce qu'il faut. Fais ton métier et ne raisonne pas.—Hum! hum! tromba! tromba! già ribomba la tromba, crie la basse sur le ré supérieur. Ah! ah! mon ré n'est pas si fort qu'à l'ordinaire depuis ma dernière maladie, je dois le laisser revenir. Operatore! tu auras à m'ôter toutes ces notes, je ne veux plus de ré dans mes rôles jusqu'au mois de septembre; tu mettras des do et des si à la place.—Dis donc, Facchino, gronde le baryton, est-ce que tu aurais envie de recevoir une application de la pointe de mon pied quelque part? Je m'aperçois que tu oublies mon mi bémol! il ne paraît qu'une vingtaine de fois dans mon air; fais-moi le plaisir d'ajouter au moins deux mi bémols dans toutes les mesures, je n'ai pas envie de perdre ma réputation! etc., etc.—Et pourtant, continue le malheureux operatore, il y a de bien jolis passages dans ma musique, je puis le dire. Tenez, voyez cette prière qu'on m'a toute gâtée, je n'ai jamais rien trouvé de mieux!
Je regarde!... sa musique... juge de mon étonnement en reconnaissant la belle prière du Moïse de Rossini, que nous exécutons quelquefois le soir au jardin d'Euphonia, avec un si majestueux effet. Le vieux maître de Pesaro qui faisait si bon marché, dit-on, de ses compositions, eût donné la preuve d'une rare philosophie ou plutôt d'une bien coupable indifférence en matière d'art, s'il eût pu prévoir sans indignation quel monstre grotesque l'une de ses plus belles inspirations deviendrait un jour! D'abord la simple et vibrante modulation de sol mineur en si bémol majeur, qui donne tant de splendeur au déploiement de la seconde phrase, a été changée pour celle horriblement dure et sèche de sol mineur en si naturel majeur; puis au lieu de l'accompagnement de harpe de Rossini, ils ont imaginé de placer une variation de flûte chargée de traits et de broderies ridicules, et enfin, à la dernière reprise du thème en sol majeur on a jugé à propos de substituer... quoi? Devine si tu peux et dis-le si tu l'oses!... le refrain de l'air national français: «Aux armes, citoyens!» accompagné d'une douzaine de tambours et de quatre grosses caisses!!!
Il est prouvé que ce vieux Rossini, à qui certes les idées ne faisaient pas faute, ne négligeait pas, dans l'occasion, de s'emparer de celles d'autrui, quand le hasard voulait qu'une mélodie heureuse fût tombée en partage à un malotru; il l'avouait même sans façon, et se moquait encore de celui qu'il dépouillait. «E troppo buono per questo coglione!» disait-il, et il faisait ainsi un morceau charmant ou magnifique, selon la nature de l'idée du malotru. C'étaient autant de canons (sans calembour) pris sur l'ennemi, avec lesquels, comme le grand empereur, il érigeait sa colonne. Hélas! aujourd'hui, la colonne est brisée, et de ses fragments dont nous recueillons quelques-uns avec tant de respect, les Italiens fabriquent des ustensiles de cuisine et d'ignobles caricatures.
C'est donc ainsi que passent certaines gloires, sur les peuples même qu'elles ont réchauffés de leurs rayons les plus ardents! Nous conservons, il est vrai, nous autres Euphoniens, toutes celles que l'art a sérieusement consacrées; mais nous ne sommes pas le peuple, dans la haute acception du mot; nous formons même, il faut l'avouer, un très-petit fragment du peuple perdu dans la masse des nations civilisées. La gloire est un soleil qui illumine successivement certaine points de notre mesquine sphère, mais qui, en se mouvant à travers l'espace, parcourt un cercle d'une telle immensité, que la science la plus profonde ne saurait prédire avec certitude l'époque de son retour aux lieux qu'il abandonne. Ainsi, pour emprunter encore à la nature une autre comparaison, ainsi en est-il des grandes mers et de leurs mystérieuses évolutions. Si, comme il est prouvé, les continents où s'agite à cette heure la triste humanité furent jadis submergés, n'en faut-il pas conclure que les monts, les vallées et les plaines, sur lesquels roulent depuis tant de siècles les sombres vagues du vieil Océan, furent un jour couverts d'une végétation florissante, servant de couche et d'abri à des millions d'êtres vivants, peut-être même intelligents? Quand notre tour reviendra-t-il d'être de nouveau le fond de l'abîme?
Et le jour où cette catastrophe immense s'accomplira, y aura-t-il gloire ou puissance, feux de génie ou d'amour, force ou beauté, qui ne soient éteints et anéantis?..... Qu'importe tout. . . . . . . .
Pardonne-moi, cher Shetland, cette digression géologique et cet accès de philosophie découragée... Je souffre, j'ai peur, j'attends, je rougis, mon cœur bat, j'interroge de l'œil tous les points de l'espace; le ballon de la poste n'arrive pas, et celui d'hier ne m'a rien apporté. Point de nouvelles de Mina! que lui est-il arrivé? Est-elle malade ou morte, ou infidèle!... Je l'aime si cruellement! nous souffrons tant, nous autres enfants de l'art aux ailes de flammes, nous, élevés sur son giron brûlant; nous, dont les passions poétisées labourent impitoyablement le cœur et le cerveau pour y semer l'inspiration, cette âpre semence qui doit les déchirer encore quand ses germes se développeront!... Nous mourons tant de fois avant la dernière!... Shetland! je l'aime!... je l'aime, comme tu l'aimerais toi, si tu pouvais ressentir un amour autre que celui dont tu m'as fait la confidence! Et pourtant, malgré la grandeur et l'éclat de son talent, Mina m'apparaît souvent comme une organisation vulgaire. Te le dirai-je? elle préfère le chant orné aux grands élans de l'âme; elle échappe à la rêverie; elle entendit un jour à Paris ta première symphonie d'un bout à l'autre sans verser une larme; elle trouve les adagios de Beethoven trop longs!...
Femelle d'homme!!!
Le jour où elle me l'avoua je sentis un glaçon aigu me traverser le cœur. Bien plus! Danoise, née à Elseneur, elle possède une villa bâtie sur l'ancien emplacement et avec les saints débris du château d'Hamlet... et elle ne voit rien là d'extraordinaire... et elle prononce le nom de Shakspeare sans émotion; il n'est pour elle qu'un poëte, comme tant d'autres... Elle rit, elle rit, la malheureuse, Ces chansons d'Ophélia, qu'elle trouve très-inconvenantes, rien de plus.
Femelle de singe!!!
Oh! pardonne-moi, cher; oui, c'est infâme! mais malgré tout, je l'aime, je l'aime; et pour dire comme Othello, que j'imiterais si elle me trompait: «Her jesses are my dearest heart strings.» Meurent la gloire et l'art!... Elle m'est tout... je l'aime....
Je crois la voir avec sa démarche ondoyante, ses grands yeux scintillants, son air de déesse; j'entends sa voix d'Ariel, agile, argentine, pénétrante.... Il me semble être auprès d'elle; je lui parle... dans son dialecte scandinave: «Mina! sare disiul dolle menos? doer si men? doer? vare, Mina, vare, vare!» Puis sa tête inclinée sur mon épaule, nous murmurons doucement nos intimes confidences, et nous parlons des premiers jours, et nous parlons de toi...
Elle est très-désireuse de te connaître; elle voudrait aller à Euphonia, pour cela seulement. On lui a tant parlé de tes étonnantes compositions. Elle se fait de toi un portrait assez étrange, et qui ne te ressemble point, fort heureusement. Je me souviens de l'intérêt avec lequel elle recueillait, avant mon départ de Paris, tous les échos de tes récents triomphes. Je l'en plaisantai même un jour; et comme elle faisait à ce sujet une observation sur mon humeur jalouse: «Moi jaloux de Shetland, répondis-je, oh non! Je ne crains rien; il ne t'aimera jamais, celui-là; il a au cœur un trop puissant amour qu'il faudrait éteindre d'abord, et c'est chose impossible. Mina ferma les yeux et se tut..... l'instant d'après les rouvrant plus beaux: «C'est moi qui ne l'aimerai jamais, dit-elle en m'embrassant. Quant à lui, si je voulais, monsieur, je vous prouverais peut-être...» Elle était si belle en ce moment, que je me sentis heureux, je l'avoue, malgré la constance à tout épreuve de mon ami Shetland, de le savoir à trois cents lieues de nous, occupé de trombones, de flûtes et de saxophones. Tu ne m'en voudras pas de ma franchise?
Hélas! et je suis seul! et après tant de protestations, tant de serments de ne pas laisser s'écouler huit jours sans m'écrire, pas une ligne de Mina ne m'est parvenue?
Je vois descendre un autre ballon de poste... je cours...
. . . . . Rien!...
Tu es presque heureux, toi! Tu souffres, il est vrai, mais celle que tu aimes n'est plus! Pas de jalousie, tu n'espères ni ne crains: tu es libre et grand. Ton amour est frère de l'art; il appelle l'inspiration; ta vie est la vie expansive; tu rayonnes. Je... Oh! mais, ne parlons plus de nous ni d'elles. Malédiction sur toutes les femmes belles... que nous n'avons pas!
Je vais essayer de reprendre mon esquisse commencée des mœurs musicales de l'Italie. Il ne s'agit ici ni de passion, ni d'imagination, ni de cœur, ni d'âme, ni d'esprit: ce sont de plates réalités. Or donc, je poursuis. Dans toutes les salles de spectacle, il y a devant la scène une noire cavité remplie de malheureux soufflant et râclant, aussi indifférents à ce qui se crie sur le théâtre qu'à ce qui se bourdonne dans les loges et au parterre, et n'ayant qu'une idée, celle de gagner leur souper. La collection de ces pauvres êtres constitue ce qu'on appelle l'orchestre, et voici comment cet orchestre est en général composé: il y a deux premiers et deux seconds violons ordinairement, très-rarement un alto et un violoncelle, presque toujours deux ou trois contre-basses, et les hommes qui en jouent, pour quelque monnaie qu'on leur donne à la fin de la soirée, sont fort embarrassés quand il s'agit d'exécuter un morceau où leurs trois cordes à vide ne peuvent être employées; en si naturel majeur, par exemple, où les trois notes naturelles sol, ré, la, ne figurent point. (Ils ont conservé les contre-basses à trois cordes accordées en quintes...) Ce formidable bataillon d'instruments à cordes a pour adversaires une douzaine de bugles à clefs, six trompettes à pistons, six trombones à cylindres, deux ténors-tubas, deux basses-tubas, trois ophicléides, un cor, trois petites flûtes, trois petites clarinettes en mi bémol, deux clarinettes en ut, trois clarinettes basses pour les airs gais, et un buffet d'orgue pour jouer les airs de ballets. N'oublions pas quatre grosses caisses, six tambours et deux tam-tams. Il n'y a plus ni hautbois, ni bassons, ni harpes, ni timbales, ni cymbales. Ces instruments sont tombés dans l'oubli le plus profond. Et cela se conçoit; l'orchestre n'ayant pour but que de produire un bruit capable de dominer de temps en temps les rumeurs de la salle, les petites clarinettes et les petites flûtes ont des sons bien plus perçants que ceux des hautbois; les ophicléides et les tubas sont bien préférables aux bassons, les tambours aux timbales, et les tam-tams aux cymbales. Je ne vois pas même pourquoi on a conservé le cor unique qu'on se plaît à faire écraser par les autres instruments de cuivre; il ne sert vraiment à rien; et les quatre misérables violons, et les trois contre-basses, on les distingue à peine davantage. Cette singulière agglomération d'instruments nécessite un travail spécial des operatori, pour approprier aux exigences de l'orchestre moderne (phrase consacrée) l'instrumentation des maîtres anciens qu'ils opèrent, dépècent et accommodent en olla podrida, selon le procédé que je t'ai fait connaître en commençant. Et ces opérations, bien entendu, sont faites d'une façon digne de tout ce qui se manipule ici sous le nom de musique. Les parties de hautbois sont confiées aux trompettes, celles de basson aux tubas, celles de harpe aux petites flûtes, etc.
Les musiciens (les musiciens!!!) exécutent à peu près ce qui est écrit, mais sans nuance aucune; le mezzo-forte est d'un usage variable et permanent. Le forte a lieu quand les grosses caisses, les tambours et tam-tams sont employés, le piano quand ils se taisent: telles sont les nuances connues et observées. Le chef d'orchestre a l'air d'un sourd conduisant des sourds; il frappe les temps à grands coups de bâton sur le bois de son pupitre, sans presser ni ralentir, qu'il s'agisse de retenir un groupe qui s'emporte (il est vrai qu'on ne s'emporte jamais) ou d'exciter un groupe qui s'endort; il ne cède rien à personne; il va mécaniquement comme la tige d'un métronome; son bras monte et descend; on le regarde si on veut, il n'y tient pas. Cet homme-machine ne fonctionne que dans les ouvertures, les airs de danse et les chœurs; car pour les airs et duos, comme il est absolument impossible de prévoir les caprices rhythmiques des chanteurs et de s'y conformer, les chefs d'orchestre ont depuis longtemps renoncé à marquer une mesure quelconque; les musiciens ont alors la bride sur le cou; ils accompagnent d'instinct, comme ils peuvent, jusqu'à ce que le gâchis devienne par trop formidable. Les chanteurs alors leur font signe de s'arrêter, ce qu'ils s'empressent de faire, et on n'accompagne plus du tout. Je ne suis en Italie que depuis peu. Et j'ai eu souvent déjà l'occasion d'admirer ce bel effet d'orchestre.
Mais adieu pour ce soir, mon ami, je me croyais plus fort; la plume s'échappe de ma main. Je brûle; j'ai la fièvre. Mina! Mina! point de lettres! Que me font les Italiens et leur barbarie!... Mina! Je vois la lune pure se mirer dans l'Etna!... Silence!... Mina!..... loin.... seul.... Mina!.... Mina!.... Paris!...
Deuxième lettre.
Sicile, 8 juin 2344.
DU MÊME AU MÊME.
Quel martyre notre ministre m'a infligé! rester ainsi en Italie, retenu par ma parole, trop légèrement donnée, de n'en point sortir avant d'avoir engagé le nombre de chanteurs qui nous manquent! quand le moindre navire me transporterait à travers les airs aux lieux où est ma vie!... Mais pourquoi son silence?... Je suis bien malheureux! Et m'occuper de musique dans cet état de brûlant vertige, avec ce trouble de tous les sens, au milieu de cet orageux conflit de mille douleurs!... Il le faut cependant. O mon ami, le culte de l'art n'est un bonheur que pour les âmes sereines; je le sens bien à l'indifférence et au dégoût que j'éprouve à l'égard des choses mêmes qui, pour moi, furent en d'autres temps des objets d'un si haut intérêt. N'importe! continuons ma tâche.
Sachant la mission dont je suis chargé et mes fonctions à Euphonia, les membres de l'Académie sicilienne m'ont écrit ce matin pour me demander des renseignements sur l'organisation de notre ville musicale; ils ont beaucoup entendu parler d'elle, mais aucun d'eux cependant, malgré l'excessive facilité des voyages, n'a encore eu la curiosité de la visiter. Envoie-moi donc, par le prochain courrier, un exemplaire de notre charte, avec une description succincte de la cité conservatrice du grand art que nous adorons. J'irai lire l'une et l'autre à la docte assemblée; je veux me donner le plaisir de voir de près l'étonnement de ces braves académiciens qui sont si loin de savoir ce qu'est la musique.
Je ne t'ai rien dit des concerts ni des festivals en Italie, par la raison que ces solennités y sont tout à fait inusitées; elles n'exciteraient parmi les populations aucune sympathie, et leur exécution, en tout cas, ne pourrait différer beaucoup de celle que j'ai observée dans les théâtres. Quant à la musique religieuse, il n'y en a pas davantage, en égard aux idées que nous avons et que nous réalisons si grandement sur l'application de toutes les ressources de l'art au service divin. Les derniers papes ayant prohibé dans les églises toute autre musique que celle des anciens maîtres de la chapelle Sixtine, tels que Palestrina et Allegri, ont, par cette grave décision, fait disparaître à tout jamais le scandale dont se plaignaient si amèrement, il y a quelques siècles, les écrivains dont l'opinion nous paraît avoir eu de la valeur. On ne joue plus, il est vrai, des concertos de violon pendant la messe, on n'y entend plus des cavatines chantées en voix de fausset par un homme entier, l'organiste n'exécute plus des fugues grotesques ni des ouvertures d'opéras bouffons; mais il n'en faut pas moins regretter que cette expulsion, trop bien motivée, de tant de monstruosités choquantes et ridicules, ait entraîné celle des productions nobles et élevées de l'art. Ces œuvres de Palestrina ne sauraient être pour nous, ni pour quiconque possède la connaissance aujourd'hui vulgaire du vrai style sacré, des œuvres complétement musicales, ni absolument religieuses. Ce sont des tissus d'accords consonnants dont la trame est quelquefois curieuse pour les yeux, ou pour l'esprit en considérant les difficultés dont l'auteur s'est amusé à trouver la solution, dont l'effet doux et calme sur l'oreille fait naître souvent une profonde rêverie; mais ce n'est point là la musique complète, puisqu'elle ne demande rien à la mélodie, à l'expression, au rhythme ni à l'instrumentation. Les savants siciliens seront fort surpris, j'imagine, d'apprendre avec quel soin il est défendu dans nos écoles de considérer ces puérilités de contre-point autrement que comme des exercices, de voir en elles un but au lieu d'un moyen de l'art, et, en les prenant ainsi au sérieux, de transformer les partitions en tables de logarithmes ou en échiquiers. En résumé cependant, s'il est regrettable qu'on ne puisse entendre dans les églises que des harmonies vocales calmes, au moins faut-il se féliciter de la destruction du style effronté, qui a été le résultat de cette décision. Entre deux maux estimons-nous heureux de n'avoir que le moindre. Les papes, d'ailleurs, ont permis depuis longtemps aux femmes de chanter dans les temples, pensant que leur présence et leur participation au service religieux n'avaient rien que de naturel, et devaient paraître infiniment plus morales que le barbare usage de la castration toléré et encouragé même par leurs prédécesseurs. Il a fallu des siècles pour découvrir cela! Autrefois il était bien permis aux femmes de chanter pendant l'office divin, mais à la condition pour elles de chanter mal; dès que leurs connaissances de l'art leur permettaient de chanter bien et de figurer en conséquence dans un chœur artistement organisé, défense était faite aux compositeurs de les y employer. Il semble, en lisant l'histoire, que dans certains moments notre art ait eu à subir l'influence despotique de l'idiotisme et de la folie.
Les chœurs des églises d'Italie sont en général peu nombreux; ils se composent de vingt à trente voix au plus, aux jours des grandes solennités. Les choristes m'ont paru assez bien choisis; ils chantent sans nuances, il est vrai, mais juste et avec ensemble; et il faut évidemment les placer à part fort au-dessus des malheureux braillards des théâtres, dont je m'abstiens de te parler.
Adieu, je te quitte pour écrire encore à Mina; serai-je plus heureux cette fois, et me répondra-t-elle enfin!
Ton ami, Xilef.
PARIS.
(Un salon splendidement meublé).
MINA (seule).
Ah ça! mais, il me semble que je vais m'ennuyer! Ces messieurs se moquent-ils de moi! Comment! pas un d'eux n'a encore songé à me proposer quelque chose d'amusant pour aujourd'hui! Me voilà seule, abandonnée depuis quatre longues heures. Le baron lui-même, le plus attentif, le plus empressé de tous, n'est pas encore venu!... Peut-être ont-ils bien fait, ma foi, de me laisser tranquille, ils sont si cruellement sots tous ces beaux qui m'adorent. Ils ne savent jamais me parler que de fêtes, de courses, d'intrigues, de scandales, de toilette; pas un mot qui décèle l'intelligence ou le sentiment de l'art, rien qui vienne du cœur. Et je suis artiste avant tout, moi, et artiste par... l'âme, par le cœur. D'où vient que j'hésite à le dire?... Suis-je bien sûre, dans le fait, d'avoir un cœur et une âme?... Peuh! Voilà déjà que je ne me sens plus le moindre amour pour Xilef. Je n'ai pas même répondu à ses brûlantes lettres. Il m'accuse, il se désespère, et je pense à lui... quelquefois, mais rarement. Allons, ce n'est pas ma faute, si, comme le dit mon imbécile de baron, les absents ont toujours tort, et les présents sont toujours acceptés. Je ne suis pas chargée de refaire le monde. Pourquoi est-il parti? Un homme qui aime bien ne doit jamais quitter sa maîtresse; il ne doit voir qu'elle au monde, et compter tout le reste pour rien.
FANNY (entrant).
Madame, voici vos journaux et deux lettres.
MINA (ouvrant un journal).
Voyons!... Ah! la fête de Gluck à Euphonia dans huit jours! j'y veux aller, j'y chanterai. (Lisant.) «L'hymne composé par Shetland occupe toute la ville, est le sujet de toutes les conversations. On n'a jamais encore, pensons-nous, exprimé plus magnifiquement un plus noble enthousiasme. Shetland est un homme à part, un homme différent des autres hommes par son génie, par son caractère, par le mystère de sa vie.» Fanny, appelez ma mère.
FANNY (en sortant).
Madame, vous ne lisez pas vos lettres; je crois qu'il y en a une de votre fiancé, M. Xilef.
MINA (seule).
Mon fiancé! le drôle de mot. Ah! que c'est ridicule un fiancé! Mais il peut aussi m'appeler sa fiancée! je suis donc ridicule! Sotte fille, avec ses termes grotesques! Tout cela me déplaît, me crispe, m'exaspère.............. Elle n'a que trop bien deviné. Oui, cette lettre est de mon fidèle Xilef. C'est cela... des reproches... ses souffrances... son amour............. toujours la même chanson... Jeune homme! tu m'obsèdes. Décidément, mon pauvre Xilef, te voilà flambé! Eh! au fait, ils sont insupportables ces êtres éternellement passionnés! Qui est-ce qui les prie d'être constants?... qui l'a prié de m'adorer?... qui?... eh! mais, c'est moi, ce me semble; il n'y songeait pas. Et maintenant qu'il a perdu pour moi le repos de sa vie (phrase de romans) c'est un peu leste de le planter là! Oui, mais... on ne vit qu'une fois.
Voyons l'autre missive! (Riant). Ah! ah! voilà une épître laconique! un cheval, très-bien dessiné, pardieu, et pas un mot. C'est à la fois une signature et une phrase hiéroglyphique! Cela signifie que je suis attendue pour une course au bois par mon animal de baron. Il courra sans moi. (Madame Happer s'avance pesamment.) Mon Dieu, ma mère, que vous êtes lente à venir quand je vous appelle! je suis ici à me morfondre depuis plus d'une demi-heure. Je n'ai pas de temps à perdre cependant!
MADAME HAPPER.
De quoi s'agit-il donc, ma fille? quelle nouvelle folie allez-vous entreprendre? vous voilà bien agitée.
MINA.
Nous partons!
MADAME HAPPER.
Vous partez?
MINA.
Nous partons, ma mère!
MADAME HAPPER.
Mais je n'ai pas envie de quitter Paris, je m'y trouve fort bien; surtout si, comme je le soupçonne, c'est pour aller rejoindre votre pâle amoureux. Je le répète, Mina, votre conduite est impardonnable, vous manquez à ce que vous me devez et à ce que vous devez à vous-même. Ce mariage ne nous convient en aucune façon, ce jeune homme n'a pas assez de fortune! Et puis il a des idées, des idées si étranges sur les femmes! Tenez, vous êtes folle, trois fois folle, pardonnez-moi de vous le dire, et même niaise, avec tout votre esprit et tout votre talent. On n'a jamais vu d'exemple d'un tel choix, ni d'une telle manie d'épousailles. Je pensais pourtant que la société brillante que vous voyez habituellement ici vous avait remise sur la voie du bon sens; mais il paraît que vos caprices sont des fièvres intermittentes et que voilà l'accès revenu.
MINA (s'inclinant avec un respect exagéré).
Ma respectable mère, vous êtes sublime! Je ne dirai pas que vous improvisez à merveille, car c'est, j'en suis sûre, pour préparer ce sermon que vous m'avez tant fait attendre! N'importe, l'éloquence a son prix. Mais vous prêchiez une convertie. Or donc, nous partons; nous allons à Euphonia; je chante à la fête de Gluck; je ne pense plus à Xilef; nous changeons de nom pour nous mettre, dans le premier moment, à l'abri de ses poursuites; je m'appelle Nadira, vous passez pour ma tante; je suis une débutante autrichienne, et le grand Shetland me prend sous sa protection; j'ai un succès fou; je tourne toutes les têtes; pour le reste... qui vivra verra.
MADAME HAPPER.
Ah! mon Dieu, bénissez-la! je retrouve ma fille. Enfin la raison... embrasse-moi, ma toute belle. Ah! j'étouffe de joie! plus de ces sottes opinions sur les prétendues promesses! à la bonne heure! Oui, partons. Et ce petit niais de Xilef qui se permettait de songer à ma Mina et de vouloir me l'enlever. Ah! que j'aie au moins le plaisir de lui dire son fait, à cet épouseur; c'est moi que cela regarde, et je vais... Morveux! une cantatrice de ce talent et si belle! Oui, mon garçon, elle est pour toi, va, compte là-dessus. En dix lignes je le congédie: dans deux heures nos malles sont faites, notre navire de poste est prêt, et demain à Euphonia, où nous triomphons, pendant que le petit monsieur nous poursuivra dans la direction contraire. Ah! je vais lui donner des nœuds à filer. (Madame Happer sort en soufflant comme une baleine et en faisant des signes de croix).
FANNY (qui est rentrée depuis quelques instants).
Vous le quittez donc, madame?
MINA.
Oui, c'est fini.
FANNY.
O mon Dieu, il vous aime tant, et il comptait tant sur vous! Vous ne l'aimez donc plus, plus du tout?
MINA.
Non.
FANNY.
Cela me fait peur. Il arrivera quelque malheur, il se tuera, madame.
MINA.
FANNY
Il se tuera, cela est sûr!
MINA.
Assez, voyons!
FANNY.
Pauvre jeune homme!
MINA.
Ah ça, vous tairez-vous, idiote? Allez rejoindre ma mère et l'aider à faire nos préparatifs de départ. Et pas de réflexions, je vous prie, si vous tenez à rester à mon service. (Fanny sort).
MINA (seule).
Il se tuera!... ne dirait-on pas que je suis obligée... D'ailleurs est-ce ma faute... si je ne l'aime plus!»
Elle se met au piano et vocalise pendant quelques minutes; puis ses doigts, courant sur le clavier, reproduisent le thème de la première symphonie de Shetland qu'elle a entendue six mois auparavant. Elle murmure en jouant: «Réellement c'est beau cela! il y a dans cette mélodie quelque chose de si élégamment tendre, de si capricieusement passionné!...» Elle s'arrête... Long silence... Elle reprend le thème symphonique: «Shetland est un homme à part!... différent des autres hommes... par son génie, son caractère (jouant toujours) et le mystère de sa vie... (elle prend le mode mineur) il ne m'aimera jamais, au dire de Xilef!» Le thème reparaît fugué, disloqué, brisé. Crescendo. Explosion dans le mode majeur. Mina s'approche d'une glace, arrange ses cheveux en fredonnant les premières mesures du thème de la symphonie... Nouveau silence. Elle aperçoit la lettre du baron qui contient un cheval dessiné au trait; elle prend une plume, trace sur le col de l'animal une bride flottante, et sonne. Un domestique en livrée paraît: «Vous rendrez ceci au baron, lui dit-elle, c'est ma réponse. (A part.) Il est assez bête pour ne pas la comprendre.
FANNY (entrant).
MINA.
Ma mère a-t-elle écrit à...?
FANNY.
Oui, madame, je viens de porter sa lettre à la poste.
MINA.
Montez toutes les deux dans le navire, je vous suis.
La femme de chambre s'éloigne. Mina va s'asseoir sur un canapé, croise ses bras sur sa poitrine et demeure un instant absorbée dans ses pensées. Elle baisse la tête, un imperceptible soupir s'échappe de ses lèvres, une légère rougeur vient colorer ses joues; enfin, saisissant ses gants, elle se lève et sort, en disant avec un geste de mauvaise humeur: «Eh! ma foi, qu'il s'arrange!»
Troisième lettre.
Euphonia, 6 juillet 2344.
SHETLAND A XILEF.
Voici, mon cher et triste ami, la charte musicale et la description d'Euphonia. Ces documents sont incomplets sous quelques rapports; mais tes loisirs forcés te permettront de revoir mon rapide travail, et si tu veux consulter tes souvenirs, tu pourras sans trop de peine l'achever. Je ne pouvais t'envoyer simplement le texte de nos règlements de police musicale, il fallait par une description succincte, mais exacte, donner à tes académiciens de Sicile une idée approximative de notre harmonieuse cité. J'ai donc dû prendre la plume et portraire Euphonia tant bien que mal; mais tu excuseras les incorrections de mon œuvre et ce qu'elle a de diffus et d'inachevé, en apprenant les étranges émotions qui depuis quelques jours m'ont troublé si violemment. Chargé, comme tu le sais, de tout ce qui concernait la fête de Gluck, j'ai eu à composer l'hymne qu'on devait chanter autour du temple. Il m'a fallu surveiller les répétitions d'Alceste qu'on a jouée dans le palais Thessalien, présider aux études des chœurs de mon hymne et te remplacer, en outre, dans l'administration des instruments à cordes. Mais c'était peu pour moi; les noires préoccupations, les cruels souvenirs, le découragement profond où m'ont plongé d'anciens et incurables chagrins, ont au moins, en le dégageant de toute influence passionnée, donné à mon caractère cette gravité calme qui, loin d'enchaîner l'activité, la seconde au contraire et dont tu es malheureusement si dépourvu. C'est la souffrance qui paralyse nos facultés d'artiste, c'est elle seule qui par sa brûlante étreinte arrête les plus nobles élans de notre cœur, c'est elle qui nous éteint, nous pétrifie, nous rend fous et stupides. Et j'étais exempt, moi, tu le sais, de ces douleurs ardentes, mon cœur et mes sens étaient en repos, ils dormaient du sommeil de la mort, depuis que... la... blanche étoile a disparu de mon ciel... et ma pensée et ma fantaisie n'en vivaient que mieux. Aussi pouvais-je utiliser à peu près tout mon temps et l'employer comme la raison d'art m'indiquait qu'il fallait le faire. Et je n'y ai point manqué jusqu'ici, moins par amour de la gloire que par amour du beau, vers lequel nous tendons instinctivement tous les deux, sans aucune arrière-pensée de satisfaction orgueilleuse.
Ce qui m'a ému, troublé, ravagé ces jours derniers, ce n'est pas la composition de mon hymne, ce ne sont pas les acclamations dont notre population musicale l'a salué, ni les éloges du ministre; ce n'est pas la joie de l'Empereur que ma musique, à en croire Sa Majesté, a transporté d'enthousiasme; ce n'est pas même l'effet très-grand que cette œuvre a produit sur moi, ce n'est rien de tout cela. Il s'agit d'un événement bizarre, qui m'a frappé plus que je ne croyais pouvoir être frappé d'aucune chose, et dont l'impression, par malheur, ne s'efface point.
Comme je respirais la fraîcheur du soir, après une longue répétition, mollement couché dans mon petit navire, et regardant, de la hauteur où je m'étais élevé, s'éteindre le jour, j'entends sortir d'un nuage, dont je longeais les contours, une voix de femme stridente, pure cependant, et dont l'agilité extraordinaire, dont les élans capricieux et les charmantes évolutions semblaient, en retentissant ainsi au milieu des airs, être le chant de quelque oiseau merveilleux et invisible. J'arrêtai soudain ma locomotive... Après quelques instants d'attente, au travers des vapeurs empourprées par le soleil couchant, je vis s'avancer un élégant ballon dont la marche rapide se dirigeait vers Euphonia; une jeune femme était debout à l'avant du navire, appuyée, dans une pose ravissante, sur une harpe dont, par intervalles, elle effleurait les cordes avec sa main droite, étincelante de diamants. Elle n'était pas seule, car d'autres femmes passèrent plusieurs fois à l'intérieur devant les croisées du bord. Je crus d'abord que c'étaient quelques-unes de nos jeunes coryphées de la rue des Soprani, qui venaient, comme moi, de faire une promenade aérienne. Elle chantait, en l'ornant de toutes sortes de folles vocalises, le thème de ma première symphonie, qui n'est guère connue, pensais-je, que des Euphoniens. Mais bientôt, en examinant de plus près la charmante créature au brillant ramage, je dus reconnaître qu'elle n'était point des nôtres, et que jamais encore elle n'avait paru à Euphonia. Son regard, à la fois distrait et inspiré, m'étonna par la singularité de son expression, et je pensai tout de suite au malheur de l'homme qui aimerait une telle femme sans être aimé d'elle. Puis je n'y songeai plus... Les hautes cimes du Hartz me dérobaient déjà la vue du soleil à l'horizon; je fis monter perpendiculairement mon navire de quelques centaines de pieds pour revoir l'astre fugitif, et je le contemplai quelques minutes encore, au milieu de ce silence extatique dont on n'a pas d'idée sur la terre. Enfin, las de rêver et d'être seul dans l'air, le vent d'ouest m'apportant les lointains accords de la Tour qui sonnait l'hymne de la nuit, je descendis, ou plutôt je fondis comme un trait sur mon pavillon, situé, comme tu le sais, hors des murs de la ville. J'y passai la nuit. Je dormis mal; vingt fois, en quelques heures, je revis en songe cette belle étrangère appuyée sur sa harpe, sortant de son nuage rose et or. Je rêvai même en dernier lieu que je la maltraitais, que mes mauvais traitements, mes brutalités, l'avaient rendue horriblement malheureuse; je la voyais à mes pieds, brisée, en larmes, pendant que je m'applaudissais froidement d'avoir su dompter ce gracieux mais dangereux animal. Étrange vision de mon âme, si éloignée de pareils sentiments!!!! A peine levé, j'allai m'asseoir au fond de mon bosquet de rosiers, et, machinalement, sans avoir la conscience de ce que je faisais, j'ouvris à deux battants la porte de ma harpe éolienne. En un instant, des flots d'harmonie inondèrent le jardin; le crescendo, le forte, le decrescendo, le pianissimo, se succédaient sans ordre au souffle capricieux de la folle brise matinale. Je vibrais douloureusement, et n'avais pas la moindre tentation cependant de me dérober à cette souffrance en fermant les cloisons de l'instrument mélancolique. Loin de là, je m'y complaisais, et j'écoutais immobile. Au moment où un coup de vent, plus fort que les précédents, faisait naître de la harpe, comme un cri de passion, l'accord de septième dominante, et l'emportait gémissant à travers le bosquet, le hasard voulut que du decrescendo sortit un arpége où se trouvait la succession mélodique des premières mesures du thème que j'avais entendu chanter la veille à mon inconnue, celui de ma première symphonie. Étonné de ce jeu de la nature, j'ouvris les yeux que je tenais fermés depuis le commencement du concert éolien... Elle était debout devant moi, belle, puissante, souveraine, Dea! Je me levai brusquement. «Madame!—Je suis heureuse, monsieur, de me présenter à vous au moment où les esprits de l'air vous adressent un si gracieux compliment; ils vous disposeront sans doute à l'indulgence que je viens réclamer, et dont le grand Shetland, dit-on, n'est pas prodigue.—Qui a bien voulu, madame, venir si matin animer ma solitude?—Je me nomme Nadira, je suis cantatrice, j'arrive de Vienne, je veux voir la fête de Gluck, je désire y chanter, et je viens vous prier de me donner place dans le programme.—Madame...—Oh! vous m'entendrez auparavant, c'est trop juste.—C'est inutile, j'ai eu déjà le plaisir de vous entendre.—Et quand, et où donc?—Hier soir, au ciel.—Ah! c'était vous qui voguiez ainsi solitairement, et que j'ai rencontré au sortir de mon nuage, justement quand je chantais votre admirable mélodie? Cette belle phrase était prédestinée sans doute à servir d'introduction musicale à nos deux premières entrevues.—C'était moi.—Et vous m'avez entendue?—Je vous ai vue et admirée.—Oh! mon Dieu! c'est un homme d'esprit, il va me persifler, et il faudra que j'accepte ses railleries pour des compliments!—Dieu me garde de railler, madame; vous êtes belle.—Encore! Oui, je suis belle, et à votre avis je chante?—Vous chantez... trop bien.—Comment, trop bien?—Oui, madame; à la fête de Gluck le chant orné n'est point admis; le vôtre brille surtout par la légèreté et la grâce des broderies, il ne saurait donc figurer dans une cérémonie éminemment grandiose et épique.—Ainsi, vous me refusez?—Hélas! il le faut.—Oh! c'est incroyable, dit-elle en rougissant de colère et en arrachant de sa tige une belle rose qu'elle froissa entre ses doigts. Je m'adresserai au ministre... (je souris) à l'Empereur.—Madame, lui dis-je d'un accent fort calme, mais sérieux, le ministre de la fête de Gluck, c'est moi; l'empereur de la fête de Gluck, c'est encore moi; l'ordonnance de cette cérémonie m'a été confiée, je la règle sans contrôle, j'en suis le maître absolu; et (la regardant avec la moitié de ma colère) vous n'y chanterez pas.» Là-dessus la belle Nadira essuie en tressaillant ses yeux, où le dépit avait amené quelques larmes, et s'éloigne précipitamment.
Ma demi-colère dissipée, je ne pus m'empêcher de rire de la naïveté de cette jeune folle, accoutumée sans doute à Vienne, au milieu de ses adorateurs, à tout voir plier devant ses caprices, et qui avait pensé venir sans résistance détruire l'harmonie de notre fête et me dicter ses volontés.
Pendant quelques jours je ne la revis point. La fête eut lieu. Alceste fut dignement exécuté; après la représentation, les six mille voix du cirque chantèrent mon hymne, que je n'ai fait accompagner que par cent familles de clarinettes et saxophones, cent autres de flûtes, quatre cents violoncelles et trois cents harpes. L'effet, je te l'ai déjà dit, fut très-grand. L'orage des acclamations une fois calmé, l'empereur se leva et me complimentant avec sa courtoisie ordinaire, voulut bien me céder son droit de désigner la femme qui aurait l'honneur de couronner la statue de Gluck. Nouveaux cris et applaudissements du peuple. En ce moment de radieux enthousiasme, mes yeux tombèrent sur la belle Nadira, qui, d'une loge éloignée, attachait sur moi un regard humble et attristé. Soudain l'attendrissement, la pitié, une sorte de remords même me saisirent au cœur, à l'aspect de la beauté vaincue, éclipsée par l'art. Il me sembla que, vainqueur généreux, l'art devait maintenant rendre à la beauté une part de sa gloire, et je désignai Nadira, la frivole cantatrice viennoise, pour couronner le dieu de l'expression. L'étonnement général ne peut se dépeindre; personne ne la connaissait. Rougissant et pâlissant tour à tour, Nadira se lève, reçoit des mains du prêtre de Gluck la couronne de fleurs, de feuilles et d'épis, qu'elle doit déposer sur le front divin, s'avance lentement dans le cirque, monte les degrés du temple, et, parvenue au pied de la statue, se tourne vers le peuple en faisant signe qu'elle veut parler. On se tait, on l'admire; les femmes mêmes semblent frappées de son extrême beauté. «Euphoniens, dit-elle, je vous suis inconnue. Hier encore je n'étais qu'une femme vulgaire, douée d'une voix éclatante et agile, rien de plus. Le grand art ne m'avait point été révélé. Je viens, pour la première fois de ma vie, d'entendre Alceste, je viens d'admirer avec vous le splendide majesté de l'hymne de Shetland. Je comprends maintenant, j'entends, je vis: je suis artiste. Mais l'instinct du génie de Shetland pouvait seul le deviner. Souffrez donc qu'avant de couronner le dieu de l'expression, je prouve à vous, ses fidèles adorateurs, que je suis digne de cet honneur insigne, et que le grand Shetland ne s'est pas trompé.» A ces mots, arrachant les perles et les joyaux qui ornaient sa chevelure, elle les jette à terre, les foule aux pieds (abjuration symbolique), la main sur son cœur, s'incline devant Gluck, et d'une voix sublime d'accent et de timbre, elle commence l'air d'Alceste, «Ah! divinités implacables!»
Impossible, cher Xilef, de te décrire avec quelque apparence de fidélité l'immense émotion produite par ce chant inouï. En l'écoutant tous les fronts s'inclinaient peu à peu, tous les cœurs se gonflaient; on voyait ça et là des auditeurs joindre les mains, les élever machinalement sur leurs têtes; nos jeunes femmes fondaient en larmes, et à la fin, au retour de l'immortelle phrase:
«Ce n'est pas vous faire une offense
Que de vous conjurer de hâter mon trépas.»
Nadira, accoutumée à l'enthousiasme bruyant de ses Viennois, a dû éprouver un instant d'angoisse horrible: pas un applaudissement ne s'est fait entendre. Le cirque entier s'est tu, terrassé; mais, après une minute, chacun retrouvant la respiration et la voix (admire encore une fois le sens musical de nos Euphoniens), sans que le préfet des chœurs ni moi nous ayons fait le moindre signe pour désigner l'harmonie, un cri de dix mille âmes s'est élancé spontanément sur un accord de septième diminué, suivi d'une pompeuse cadence en ut majeur. Nadira, chancelante d'abord, se redresse à cette harmonieuse clameur, et, élevant ses bras antiques, belle d'admiration, belle de joie, belle de beauté, belle d'amour, elle dépose la couronne sur la tête puissante de Gluck l'Olympien. Alors inspiré à mon tour par cette scène auguste, et pour adoucir un enthousiasme qui tournait à la passion, déjà jaloux peut-être, je fis le signe de la marche d'Alceste, et tous à genoux, Euphoniens fervents, nous saluâmes le souverain maître de sa religieuse mélopée.
En nous relevant, nous cherchons Nadira: elle avait disparu. A peine retiré chez moi, je la vois entrer. Elle s'avance, s'incline et dit: «Shetland, tu m'as initiée à l'art, tu m'as donné une existence nouvelle; je t'aime... Peux-tu m'aimer? Je te fais don de tout mon être; ma vie, mon âme et ma beauté sont à toi.» Je réponds après un instant de doute silencieux, et en songeant à mon ancien amour qui s'évanouissait: «Nadira, tu m'as fait voir hors de l'art un idéal sublime... Sincèrement je t'aime... je t'accepte... Mais si tu me trompes, aujourd'hui ou jamais, tu es perdue.—Aujourd'hui ni jamais je ne puis te tromper; mais dussé-je payer par une mort cruelle le bonheur de t'appartenir, je le veux, ce bonheur, je te le demande... Shetland!—Nadira!...» Nos bras... nos cœurs... nos âmes... l'infini...
Il n'y a plus de Nadira, Nadira c'est moi. Il n'y a plus de Shetland, Shetland c'est elle!
J'ai honte, cher Xilef, de faire un tel récit à toi dont le cœur saigne déchiré par l'absence; mais la passion et le bonheur sont d'un égoïsme absolu. Pourtant mon bonheur a des intermittences, et sa lumineuse atmosphère est traversée quelquefois par d'affreux rayons d'obscurité. Je me souviens qu'au moment où j'ai dit à Nadira: «Sincèrement, je t'aime!» trois cordes de ma harpe se sont rompues avec un bruit lugubre... J'attache à cet incident une idée superstitieuse. Serait-ce un adieu de l'art qui me perd?... Il me semble en effet que je ne l'aime plus. Mais écoute encore:
Hier, journée brûlante d'un été brûlant, nous planions, elle et moi, au plus haut des airs. Mon navire, sans direction, errait au gré d'un faible souffle du vent d'est; éperdûment enlacés, ivres-morts d'amour, gisants sur la molle ottomane de ma nacelle embaumée, nous touchions au seuil de l'autre vie, un seul pas, un seul acte de volonté et nous pouvions le franchir! «Nadira! lui dis-je, en l'étreignant sur mon cœur.—Cher!—Vois, il n'y a rien de plus pour nous en ce monde, nous sommes au faîte, redescendrons-nous! mourons!» Elle me regarda d'un air surpris, «Oui, mourons, ajoutai-je, jetons-nous embrassés hors du navire; nos âmes, confondues dans un dernier baiser, s'exhaleront vers le ciel avant que nos corps, tourbillonnant dans l'espace, aient pu toucher de nouveau la prosaïque terre. Veux-tu? viens!—Plus tard, me répondit-elle, vivons encore!» Plus tard! mais plus tard, pensai-je, retrouverons-nous un semblable moment?.... Oh! Nadira, ne serais-tu qu'une femme!... Je reste donc, puisqu'elle veut rester... Adieu, mon ami, depuis les deux heures employées à t'écrire... je ne l'ai pas vue, et pendant tout le temps que je passe maintenant loin d'elle, je crois sentir une main glacée m'arracher lentement le cœur de la poitrine.
Shetland.
La lettre de madame Happer, dans laquelle cette respectable matrone, en déclarant cyniquement à Xilef que sa fille le dégageait de sa promesse et renonçait à lui, annonçait aussi le départ de Mina pour l'Amérique, où l'appelaient les offres avantageuses d'un directeur de théâtre et l'amitié d'un riche armateur. On ne peut guère se représenter que vaguement la secousse, le déchirement, l'indignation, la douleur, la rage infinie d'une âme à la fois tendre et terrible comme celle de Xilef, à la lecture d'un tel chef-d'œuvre de brutalité, d'insolence et de mauvaise foi. Il frémit de la tête aux pieds; deux larmes et deux flammes jaillirent ensemble de ses yeux, et l'idée d'une punition digne du crime s'empara immédiatement de son esprit. Il résolut donc aussitôt, après avoir prévenu Shetland de ce qui lui arrivait, de partir pour l'Amérique où il se flattait de découvrir bientôt sa perfide maîtresse. Il brisait ainsi tous les liens qui l'attachaient à Euphonia, il perdait sa place, il anéantissait du même coup son présent et son avenir! mais que lui importait! restait-il pour Xilef dans la vie un autre intérêt que celui de sa vengeance? La lettre de Shetland, et avec elle la description d'Euphonia, lui parvinrent au moment où il allait quitter Palerme: et il n'eut que le temps d'adresser ce document à l'Académie sicilienne, avec quelques lignes dans lesquelles il s'excusait de ne pouvoir pas venir le présenter et le lire lui-même, ainsi qu'il l'avait promis.
Voici le manuscrit de Shetland tel que le président de l'Académie le lut en séance publique; Xilef n'y avait rien changé.
DESCRIPTION D'EUPHONIA
Euphonia est une petite ville de douze mille âmes, située sur le versant du Hartz, en Allemagne.
On peut la considérer comme un vaste conservatoire de musique, puisque la pratique de cet art est l'objet unique des travaux de ses habitants.
Tous les Euphoniens, hommes, femmes et enfants, s'occupent exclusivement de chanter, de jouer des instruments, et de ce qui se rapporte directement à l'art musical. La plupart sont à la fois instrumentistes et chanteurs. Quelques-uns, qui n'exécutent point, se livrent à la fabrication des instruments, à la gravure et à l'impression de la musique. D'autres consacrent leur temps à des recherches d'acoustique et à l'étude de tout ce qui, dans les phénomènes physiques, peut se rattacher à la production des sons.
Les joueurs d'instruments et les chanteurs sont classés par catégories dans les divers quartiers de la ville.
Chaque voix et chaque instrument ont une rue qui porte leur nom, et qu'habite seule la partie de la population vouée à la pratique de cette voix ou de cet instrument. Il y a les rues des soprani, des basses, des ténors, des contralti, des violons, des cors, des flûtes, des harpes, etc., etc.
Il est inutile de dire qu'Euphonia est gouvernée militairement et soumise à un régime despotique. De là l'ordre parfait qui règne dans les études, et les résultats merveilleux que l'art en a obtenus.
L'empereur d'Allemagne fait tout, d'ailleurs, pour rendre aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. Il ne leur demande en retour que de lui envoyer deux ou trois fois par an quelques milliers de musiciens pour les fêtes qu'il donne sur divers points de l'empire. Rarement la ville se meut tout entière.
Aux fêtes solennelles dont l'art est le seul objet, ce sont les auditeurs qui se déplacent, au contraire, et qui viennent entendre les Euphoniens.
Un cirque, à peu près semblable aux cirques de l'antiquité grecque et romaine, mais construit dans des conditions d'acoustique beaucoup meilleures, est consacré à ces exécutions monumentales. Il peut contenir d'un côté vingt mille auditeurs et de l'autre dix mille exécutants.
C'est le ministre des beaux-arts qui choisit dans la population des différentes villes d'Allemagne, les vingt mille auditeurs privilégiés auxquels il est permis d'assister à ces fêtes. Ce choix est toujours déterminé par le plus ou moins d'intelligence et de culture musicale des individus. Malgré la curiosité excessive que ces réunions excitent dans tout l'empire, aucune considération n'y ferait admettre un auditeur reconnu, par son inaptitude, indigne d'y assister.
L'éducation des Euphoniens est ainsi dirigée: les enfants sont exercés de très-bonne heure à toutes les combinaisons rhythmiques; ils arrivent en peu d'années à se jouer des difficultés de la division fragmentaire des temps de la mesure, des formes syncopées, des mélanges de rhythmes inconciliables, etc.; puis vient pour eux l'étude du solfége, parallèlement à celle des instruments, un peu plus tard celle du chant et de l'harmonie. Au moment de la puberté, à cette heure d'efflorescence de la vie où les passions commencent à se faire sentir, on cherche à développer en eux le sentiment juste de l'expression et par suite du beau style.
Cette faculté si rare d'apprécier, soit dans l'œuvre du compositeur, soit dans l'exécution de ses interprètes, la vérité d'expression, est placée au-dessus de toute autre dans l'opinion des Euphoniens.
Quiconque est convaincu d'en être absolument privé, ou de se complaire à l'audition d'ouvrages d'une expression fausse, est inexorablement renvoyé de la ville, eût-il d'ailleurs un talent éminent ou une voix exceptionnelle; à moins qu'il ne consente à descendre à quelque emploi inférieur, tel que la fabrication des cordes à boyaux ou la préparation des peaux de timbales.
Les professeurs de chant et des divers instruments ont sous leurs ordres plusieurs sous-maîtres destinés à enseigner des spécialités dans lesquelles ils sont reconnus supérieurs. Ainsi, pour les classes de violon, d'alto, de violoncelle et de contre-basse, outre le professeur principal qui dirige les études générales de l'instrument, il y en a un qui enseigne exclusivement le pizzicato, un autre l'emploi des sons harmoniques, un autre le staccato, ainsi de suite. Il y a des prix institués pour l'agilité, pour la justesse, pour la beauté du son et même pour la ténuité du son. De là les nuances de piano si admirables, que les Euphoniens seuls en Europe savent produire.
Le signal des heures de travail et des repas, des réunions par quartiers, par rues, des répétitions par petites ou par grandes masses, etc., est donné au moyen d'un orgue gigantesque placé au haut d'une tour qui domine tous les édifices de la ville. Cet orgue est animé par la vapeur, et sa sonorité est telle qu'on l'entend sans peine à quatre lieues de distance. Il y a cinq siècles, quand l'ingénieux facteur A. Sax, à qui l'on doit la précieuse famille d'instruments de cuivre à anche qui porte son nom, émit l'idée d'un orgue pareil destiné à remplir d'une façon plus musicale l'office des cloches, on le traita de fou, comme on avait fait auparavant pour le malheureux qui parlait de la vapeur appliquée à la navigation et aux chemins de fer, comme on faisait encore il y a deux cents ans pour ceux qui s'obstinaient à chercher les moyens de diriger la navigation aérienne, qui a changé la face du monde. Le langage de l'orgue de la tour, ce télégraphe de l'oreille, n'est guère compris que des Euphoniens; eux seuls connaissent bien la téléphonie, précieuse invention dont un nommé Sudre entrevit, au XIXe siècle, toute la portée, et qu'un des préfets de l'harmonie d'Euphonia a développée et conduite au point de perfection où elle est aujourd'hui. Ils possèdent aussi la télégraphie, et les directeurs des répétitions n'ont à faire qu'un simple signe avec une ou deux mains et le bâton conducteur, pour indiquer aux exécutants qu'il s'agit de faire entendre, fort ou doux, tel ou tel accord suivi de telle ou telle cadence ou modulation, d'exécuter tel ou tel morceau classique tous ensemble, ou en petite masse, ou en crescendo, les divers groupes entrant alors successivement.
Quand il s'agit d'exécuter quelque grande composition nouvelle, chaque partie est étudiée isolément pendant trois ou quatre jours; puis l'orgue annonce les réunions au cirque de toutes les voix d'abord. Là, sous la direction des maîtres de chant, elles se font entendre par centuries formant chacune un chœur complet. Alors les points de respiration sont indiqués et placés de façon qu'il n'y ait jamais plus d'un quart de la masse chantante qui respire au même endroit, et que l'émission de voix du grand ensemble n'éprouve aucune interruption sensible.
L'exécution est étudiée, en premier lieu, sous le rapport de la fidélité littérale, puis sous celui des grandes nuances, et enfin sous celui du style et de l'expression.
Tout mouvement du corps indiquant le rhythme pendant le chant est sévèrement interdit aux choristes. On les exerce encore au silence, au silence absolu et si profond, que trois mille choristes euphoniens réunis dans le cirque, ou dans tout autre local sonore, laisseraient entendre le bourdonnement d'un insecte, et pourraient faire croire à un aveugle placé au milieu d'eux qu'il est entièrement seul. Ils sont parvenus à compter ainsi des centaines de pauses, et à attaquer un accord de toute la masse après ce long silence, sans qu'un seul chanteur manque son entrée.
Un travail analogue se fait aux répétitions de l'orchestre; aucune partie n'est admise à figurer dans un ensemble avant d'avoir été entendue et sévèrement examinée isolément par les préfets. L'orchestre entier travaille ensuite seul; et enfin la réunion des deux masses vocale et instrumentale s'opère quand les divers préfets ont déclaré qu'elles étaient suffisamment exercées.
Le grand ensemble subit alors la critique de l'auteur, qui l'écoute du haut de l'amphithéâtre que doit occuper le public, et quand il se reconnaît maître absolu de cet immense instrument intelligent, quand il est sûr qu'il n'y a plus qu'à lui communiquer les nuances vitales du mouvement, qu'il sent et peut donner mieux que personne, le moment est venu pour lui de se faire aussi exécutant, et il monte au pupitre-chef pour diriger. Un diapason fixé à chaque pupitre permet à tous les instrumentistes de s'accorder sans bruit avant et pendant l'exécution; les préludes, les moindres bruissements d'orchestre sont rigoureusement prohibés. Un ingénieux mécanisme qu'on eût trouvé cinq ou six siècles plus tôt, si on s'était donné la peine de le chercher, et qui subit l'impulsion des mouvements du chef sans être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant et tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi d'une façon précise les divers degrés de forte ou de piano. De cette façon, les exécutants reçoivent immédiatement et instantanément la communication du sentiment de celui qui les dirige, y obéissent aussi rapidement que font les marteaux d'un piano sous la main qui presse les touches, et le maître peut dire alors qu'il joue de l'orchestre en toute vérité.
Des chaires de philosophie musicale occupées par les plus savants hommes de l'époque, servent à répandre parmi les Euphoniens de saines idées sur l'importance et la destination de l'art, la connaissance des lois sur lesquelles est basée son existence, et des notions historiques exactes sur les révolutions qu'il a subies. C'est à l'un de ces professeurs qu'est due l'institution singulière des concerts de mauvaise musique où les Euphoniens vont, à certaines époques de l'année, entendre les monstruosités admirées pendant des siècles dans toute l'Europe, dont la production même était enseignée dans les Conservatoires d'Allemagne, de France et d'Italie, et qu'ils viennent étudier, eux, pour se rendre compte des défauts qu'on doit le plus soigneusement éviter. Telles sont la plupart des cavatines et finales de l'école italienne du commencement du xixe siècle, et les fugues vocalisées des compositions plus ou moins religieuses des époques antérieures au xxe. Les premières expériences faites par ce moyen sur cette population dont le sens musical est aujourd'hui d'une rectitude et d'une finesse extrêmes, amenèrent d'assez singuliers résultats. Quelques-uns des chefs-d'œuvre de mauvaise musique, faux d'expression et d'un style ridicule, mais d'un effet cependant, sinon agréable, au moins supportable pour l'oreille, leur firent pitié; il leur sembla entendre des productions d'enfants balbutiant une langue qu'ils ne comprennent pas. Certains morceaux les firent rire aux éclats, et il fut impossible d'en continuer l'exécution. Mais quand on en vint à chanter la fugue sur Kyrie eleison de l'ouvrage le plus célèbre d'un des plus grands maîtres de notre ancienne école allemande, et qu'on leur eut affirmé que ce morceau n'avait point été écrit par un fou, mais par un très-grand musicien, qui ne fit en cela qu'imiter d'autres maîtres, et qui fut à son tour fort longtemps imité, leur consternation ne peut se dépeindre. Ils s'affligèrent sérieusement de cette humiliante maladie dont ils reconnaissaient que le génie humain lui-même pouvait subir les atteintes; et le sentiment religieux, s'indignant chez eux en même temps que le sentiment musical, de ces ignobles et incroyables blasphèmes, ils entonnèrent d'un commun accord la célèbre prière Parce Deus, dont l'expression est si vraie, comme pour faire amende honorable à Dieu, au nom de la musique et des musiciens.
Tout individu possédant toujours une voix quelconque, chacun des Euphoniens est tenu d'exercer la sienne et d'avoir des notions de l'art du chant. Il en résulte que les joueurs d'instruments à cordes de l'orchestre, qui peuvent chanter et jouer en même temps, forment un second chœur de réserve que le compositeur emploie dans certaines occasions et dont l'entrée inattendue produit quelquefois les plus étonnants effets.
Les chanteurs à leur tour sont obligés de connaître le mécanisme de certains instruments à cordes et à percussion, et d'en jouer au besoin, en chantant. Ils sont ainsi tous harpistes, pianistes, guitaristes. Un grand nombre d'entre eux savent jouer du violon, de l'alto, de la viole d'amour, du violoncelle. Les enfants jouent du sistre moderne et des cymbales harmoniques, instrument nouveau, dont chaque coup frappe un accord.
Les rôles des pièces de théâtre, les solos de chant et d'instruments ne sont donnés qu'à ceux des Euphoniens dont l'organisation et le talent spécial les rendent les plus propres à les bien exécuter. C'est un concours fait publiquement et patiemment devant le peuple entier qui détermine ce choix. On y emploie tout le temps nécessaire. Lorsqu'il s'est agi de célébrer l'anniversaire décennal de la fête de Gluck, on a cherché pendant huit mois, parmi les cantatrices, la plus capable de chanter et de jouer Alceste; près de mille femmes ont été entendues successivement dans ce but.
Il n'y a point à Euphonia de priviléges accordés à certains artistes au détriment de l'art. On n'y connaît pas de premiers sujets, de droit en possession des premiers rôles, lors même que ces rôles ne conviennent en aucune façon à leur genre de talent ou à leur physique. Les auteurs, les ministres et les préfets, précisent les qualités essentielles qu'il faut réunir pour remplir convenablement tel ou tel rôle, représenter tel ou tel personnage; on cherche alors l'individu qui en est le mieux pourvu, et fût-il le plus obscur d'Euphonia, dès qu'on l'a découvert il est élu. Quelquefois notre gouvernement musical en est pour ses recherches et sa peine. C'est ainsi qu'en 2320, après avoir pendant quinze mois cherché une Eurydice, on fut obligé de renoncer à mettre en scène l'Orphée de Gluck, faute d'une jeune femme assez belle pour représenter cette poétique figure et assez intelligente pour en comprendre le caractère.
L'éducation littéraire des Euphoniens est soignée; ils peuvent jusqu'à un certain point apprécier les beautés des grands poëtes anciens et modernes. Ceux d'entre eux dont l'ignorance et l'inculture à cet égard seraient complètes, ne pourraient jamais prétendre à des fonctions musicales un peu élevées.
C'est ainsi que, grâce à l'intelligente volonté de notre empereur et à son infatigable sollicitude pour le plus puissant des arts, Euphonia est devenue le merveilleux conservatoire de la musique monumentale.
Les académiciens de Palerme croyaient rêver en écoutant la lecture de ces notes rédigées par l'ami de Xilef, et se demandaient si le jeune préfet euphonien n'aurait point eu l'intention de se jouer de leur crédulité. En conséquence, il fut décidé, séance tenante, qu'une députation de l'Académie irait visiter la ville musicale, afin de juger par elle-même de la vérité des faits extraordinaires qui venaient d'être exposés.
Nous avons laissé Xilef ne respirant que la vengeance, et prêt à monter en ballon pour aller à la poursuite de son audacieuse maîtresse, en Amérique, où il croyait naïvement qu'elle s'était rendue. Il partit, en effet, silencieux et sombre comme ces nuages porteurs de la foudre, qui se meuvent rapidement au ciel à l'instant précurseur des horribles tempêtes. Il dévorait l'espace; jamais sa locomotive n'avait fonctionné avec une si furieuse ardeur. Le navire rencontrait-il un courant d'air contraire, il le fendait intrépidement de sa proue, ou, s'élevant a une zone supérieure, allait chercher soit un courant moins défavorable, soit même cette région du calme éternel où nul être humain, avant Xilef, n'était sans doute encore parvenu. Dans ces solitudes presque inaccessibles, limites de la vie, le froid et la sécheresse sont tels, que les objets en bois contenus dans le navire se tordaient et craquaient. Quant au pilote sinistre, quant à Xilef, il demeurait impassible, à demi mort par la raréfaction de l'atmosphère, regardant tranquillement le sang lui sortir par le nez et la bouche, jusqu'à ce que l'impossibilité de résister plus longtemps à une douleur pareille le forçât de descendre chercher l'air respirable, et voir si la direction des vents lui permettait de ne le plus quitter. L'impétuosité de sa course fut telle, que quarante heures après son départ de Palerme, il débarquait à New-York. Impossible de dire toutes les recherches auxquelles il se livra, non-seulement dans les villes, mais dans les villages, dans les hameaux même des États-Unis, du Canada, du Labrador, puis dans l'Amérique du Sud, jusqu'au détroit de Magellan, et dans les îles de l'Atlantique et de l'océan Pacifique. Ce ne fut qu'après un an de ce labeur insensé qu'il en reconnut l'inutilité et que l'idée lui vint enfin d'aller chercher les deux scélérates en Europe, où elles étaient peut-être restées pour le dépister plus aisément. Il avait d'ailleurs besoin de revoir son ami Shetland, pour lui demander les ressources qui bientôt allaient lui manquer. On se doute bien, en effet, que dans cette furibonde exploration, l'argent n'avait pas été ménagé. Il se décida, en conséquence, à retourner à Euphonia, où il arriva après trois jours de navigation, précisément un soir où Nadira et Shetland donnaient une fête dans leur villa. Les jardins et les salons étaient somptueusement illuminés. Xilef, ne voulant se montrer qu'à son ami, attendit, caché dans un bosquet, l'occasion de le rencontrer seul, et de là, écoutant les bruits de la fête, tressaillit aux accents d'une voix qui lui rappelait celle de Mina. «Imagination, délire!» se dit-il. Shetland sortit enfin, et apercevant l'exilé qui s'offrait subitement à ses yeux: «Dieu! c'est toi! quel bonheur! Ah! rien ne manquera donc à notre fête, puisque te voilà.—Silence, je t'en prie, Shetland; je ne puis me montrer. Je ne suis plus Euphonien; j'ai perdu mon emploi; je viens seulement t'entretenir d'une grave affaire.—A demain les affaires sérieuses, répliqua Shetland; ton emploi te sera rendu, j'en réponds; tu es toujours des nôtres. Suis-moi, suis-moi; il faut que je te présente à Nadira, qui sera ravie de te connaître enfin.» Et avec cette cruelle légèreté des gens heureux, incapables de comprendre chez autrui la souffrance, il entraîna bon gré mal gré Xilef vers le lieu de la réunion. Le hasard voulut qu'au moment où les deux amis entraient dans la salle où se trouvait Nadira, celle-ci, occupée sans doute de quelque coquetterie, ne les aperçût point. Elle n'eut pas le temps d'être préparée à la foudroyante apparition de Xilef. Quant à lui, il avait en entrant reconnu sa perfide maîtresse; mais la haine et la souffrance avaient, depuis un an, donné à son caractère une telle fermeté, il était devenu tellement maître de ses impressions, qu'il sut à l'instant même dominer son trouble et le cacher entièrement. Xilef et Nadira furent donc mis en présence brusquement et de la façon la plus propre à déconcerter deux êtres moins extraordinaires. La belle cantatrice, en rencontrant l'amant qu'elle avait si indignement abandonné et trompé, et voyant au premier coup d'œil qu'il ne voulait pas la reconnaître, pensa qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de l'imiter, et le salua d'une façon polie, mais froide, sans le plus léger symptôme de surprise ni de crainte: telle était la prodigieuse habitude de dissimulation de cette femme. Shetland n'eut donc aucun soupçon de la vérité, et s'il remarqua une certaine froideur dans la manière dont Xilef et Nadira s'abordèrent, il l'attribua d'un côté, à une sorte de jalousie instinctive, capable de faire voir de mauvais œil à Nadira quiconque pouvait lui enlever la moindre part des affections de son amant, et de l'autre, au douloureux retour que Xilef n'avait pu manquer de faire sur son malheur, en contemplant à l'improviste l'ivresse et le bonheur d'autrui. La fête continua sans que le moindre nuage vînt en ternir l'éclat. Mais, longtemps avant sa fin, la pénétration de Xilef avait reconnu à certains signes imperceptibles pour tout autre observateur, à certains gestes, à l'accentuation de certains mots, la vérité irrécusable de ce fait: Nadira trompait déjà Shetland. Dès ce moment, l'idée d'une résignation stoïque à laquelle Xilef s'était d'abord arrêté, pour ne pas détruire le bonheur de son ami et le laisser dans l'ignorance des antécédents de Nadira, cette idée généreuse, dis-je, fit place à des pensées sinistres qui illuminèrent tout d'un coup les plus sombres profondeurs de son âme, et lui dévoilèrent des horizons d'horreur encore inconnus. Son parti fut bientôt pris. Déclarant le lendemain à Shetland qu'il renonçait à continuer son voyage, qu'il était inutile en conséquence de l'entretenir de l'affaire dont il avait d'abord voulu lui parler, il lui annonça son intention de rester à Euphonia, mais caché, mais obscur, mais inactif. Il le pria de ne tenter aucune démarche pour lui faire rendre sa préfecture, le calme et le repos étant les seuls biens nécessaires à sa vie désormais.
Nadira, malgré sa finesse, se laissa prendre à ce faux semblant de douleur résignée, et enjoignit à sa mère d'imiter sa réserve à l'égard de Xilef, qui paraissait vouloir oublier un secret qu'elles et lui connaissaient seuls à Euphonia.
Pour rendre cette situation moins dangereuse, Xilef, sortant rarement, en apparence, de la retraite qu'il avait choisie, ne voulut voir son ami qu'à certains intervalles peu rapprochés; s'accusant lui-même d'une sauvagerie que d'incurables chagrins pouvaient faire excuser. Mais caché sous divers déguisements, et avec la prudence cauteleuse du chat dans ses expéditions nocturnes, il épiait les démarches de Nadira, la suivait dans ses plus secrets rendez-vous, il parvint ainsi, au bout de quelques mois, à tenir le fil de toutes ses intrigues et à mesurer l'étendue de son infamie. Dès lors, le dénoûment du drame fut arrêté dans son esprit. Shetland devait être arraché à tout prix à une existence ainsi souillée et déshonorée; sa mort même dût-elle être la suite de son désillusionnement, il fallait que le grand amour, l'amour noble et enthousiaste, le plus sublime sentiment du cœur humain, qui avait embrasé deux artistes éminents pour une si indigne créature, fût vengé, et vengé d'une manière terrible, effroyable, à nulle autre pareille. Et voici comment Xilef sut remplir ce devoir.
Il y avait alors à Euphonia un célèbre mécanicien dont les travaux faisaient l'étonnement général. Il venait de terminer un piano gigantesque dont les sons variés étaient si puissants que, sous les doigts d'un seul virtuose, il luttait sans désavantage avec un orchestre de cent musiciens. De là le nom de piano-orchestre qu'on lui avait donné. Le jour de la fête de Nadira approchait; Xilef persuada sans peine à son ami qu'un présent magnifique à faire à sa belle aimée, serait le nouvel instrument dont chacun s'entretenait avec admiration. «Mais si tu veux compléter sa joie, ajouta-t-il, joins-y le délicieux pavillon d'acier que le même artiste vient de construire, et dont l'élégance originale ne saurait se comparer à rien de ce que nous connaissons en ce genre. Ce sera un revissant boudoir d'été, aéré, frais, sans prix dans notre saison brûlante; tu pourras même l'inaugurer en y donnant un bal que Nadira radieuse présidera.» Shetland, plein de joie, approuva fort l'idée de son ami, et le chargea même de faire l'acquisition de ces deux chefs-d'œuvre. Celui-ci n'eut garde de retarder sa visite au mécanicien. Après lui en avoir fait connaître l'objet, il lui demanda s'il serait possible d'ajouter au pavillon un mécanisme énergique et spécial dont il lui indiqua la nature et l'effet, et dont l'existence ne devait être connue que d'eux seuls. Le mécanicien, étonné d'une telle proposition, mais séduit par sa nouveauté et par la somme considérable que Xilef lui offrait pour la réaliser, réfléchit un instant, et avec l'assurance du génie répondit: «Dans huit jours cela sera.—Il suffit, dit Xilef.» Et le marché fut conclu.
Huit jours après, en effet, l'heureux Shetland put offrir à sa maîtresse le double présent qu'il lui destinait.
Nadira le reçut avec des transports de joie. Le pavillon surtout la ravissait; elle ne pouvait se lasser d'admirer sa structure à la fois élégante et solide, les ornements curieux, les arabesques dont il était couvert, et son ameublement exquis, et sa fraîcheur qui le rendait si précieux pour les ardentes nuits caniculaires. «C'est une idée charmante de Xilef, s'écria-t-elle, de l'inaugurer par un bal d'amis intimes, bal dont mon cher Shetland sera l'âme en improvisant de brillants airs de danse sur le nouveau piano-géant. Mais ce magique instrument est d'une trop grande sonorité pour rester ainsi rapproché de l'auditoire, Xilef aura donc la bonté de le faire enlever du pavillon et porter à l'extrémité du jardin, dans le grand salon de la villa, d'où nous l'entendrons encore à merveille. Je vais faire mes invitations.» Cet arrangement, qui paraissait naturel et entrait d'ailleurs parfaitement dans le plan de Xilef, fut bientôt terminé. Le soir même, Nadira parée comme une fée, et son énorme mère couverte de riches oripeaux, recevaient dans le pavillon les jeunes femmes, bien dignes, sous tous les rapports, de l'intimité dont Nadira les honorait, et les jeunes hommes qu'elle avait distingués. Le piége était tendu; Xilef voyait avec un sang-froid terrible ses victimes venir s'y prendre successivement. Shetland, toujours sans méfiance, leur fit le plus cordial accueil; mais il se sentait dominé par un sentiment de tristesse singulier en pareille circonstance, et s'approchant de Nadira: «Que tu es belle! chère, lui dit-il avec extase. Pourquoi ce soir suis-je donc triste? je devrais être si heureux! Il me semble que je touche à quelque grand malheur, à quelque affreux événement... C'est toi, méchante péri, dont la beauté me trouble et m'agite ainsi jusqu'au vertige.—Allons, vous êtes fou, trêve de visions! Vous feriez mieux d'aller vous mettre au piano, le bal au moins pourrait commencer.—Oui, sans doute, ajouta Xilef, la belle Nadira a raison comme toujours, au piano! chacun brûle ici d'en venir aux mains.» Bientôt les accents d'une valse entraînante retentissent dans le jardin, les groupes de danseurs se forment et tourbillonnent. Xilef, debout, la main sur un bouton d'acier placé dans la paroi extérieure du pavillon, les suit de l'œil. Quelque chose d'étrange semble se passer en lui; ses lèvres sont pâles, ses yeux se voilent; il porte de temps en temps une main sur son cœur comme pour en contenir les rudes battements. Il hésite encore. Mais il entend Nadira, passant près de lui au bras de son valseur, jeter à celui-ci ces mots rapides: «Non, ce soir, impossible, ne m'attends que demain.» La rage de Xilef, à cette nouvelle preuve de l'impudeur de Nadira, ne se peut contenir, il appuie de tout son poids sur le bouton d'acier en disant: «Demain! misérables, il n'y a plus de demain pour vous!» et court à Shetland, qui, tout entier à ses inspirations, inondait la villa et le jardin d'harmonies tantôt douces et tendres, tantôt d'un caractère farouche et désespéré. «Allons donc, Shetland, lui crie-t-il, tu t'endors, on se plaint de la lenteur de ton mouvement. Plus vite! plus vite! les valseurs sont très-animés! à la bonne heure! Oh! la belle phrase, l'étonnante harmonie! quelle pédale menaçante! comme il grince et gémit ce thème dans le mode mineur! on dirait d'un chant de furies! tu es poëte, tu es devin. Entends leurs cris de joie: oh! ta Nadira est bien heureuse!» Des cris affreux partaient en effet du pavillon; mais Shetland, toujours plus exalté, tirait du piano-orchestre un orage de sons qui couvraient les clameurs et pouvaient seuls en dérober le caractère.
Au moment où Xilef avait pressé le ressort destiné à faire mouvoir le mécanisme secret du pavillon, les parois d'acier de ce petit édifice de forme ronde avaient commencé à se rouler sur elles-mêmes lentement et sans bruit; de sorte que les danseurs voyant l'espace où ils s'agitaient moins grand qu'auparavant, crurent d'abord que leur nombre s'était accru. Nadira étonnée s'écria: «Quels sont donc les nouveaux venus? évidemment nous sommes plus nombreux, on n'y tient plus, on va étouffer, il semble même que les fenêtres plus étroites donnent maintenant moins d'air!»—Et madame Happer, rouge et pâle successivement: «Mon Dieu, messieurs, qu'est-ce que cela! emportez-moi hors d'ici! ouvrez, ouvrez!» Mais au lieu de s'ouvrir, le pavillon se roulant sur lui-même par un mouvement qui s'accélère tout à coup, les portes et les fenêtres sont à l'instant masquées par une muraille de fer. L'espace intérieur se rétrécit rapidement; les cris redoublent; ceux de Nadira surtout dominent; et la belle cantatrice, la poétique fée se sentant pressée de toutes parts, repousse ceux qui l'entourent avec des gestes et des paroles d'une horrible brutalité, sa basse nature dévoilée par la peur de la mort se montrant alors dans toute sa laideur. Et Xilef qui a quitté Shetland pour voir de près cet infernal spectacle, Xilef pantelant comme un tigre qui lèche sa proie abattue, tourne autour du pavillon en criant de toute sa force: «Eh bien! Mina, qu'as-tu donc, chère belle, à t'emporter de la sorte? ton corset d'acier te serrait-il trop? prie un de ces messieurs de le délacer, ils en ont l'habitude! Et ton hippopotame de mère, comment se trouve-t-elle? je n'entends plus sa douce voix!» En effet, aux cris d'horreur et d'angoisse, sous l'étreinte toujours plus vive des cloisons d'acier, vient de succéder un bruit hideux de chairs froissées, un craquement d'os qui se brisent, de crânes qui éclatent; les yeux jaillissent hors des orbites, des jets d'un sang écumant se font jour au-dessous du toit du pavillon; jusqu'à ce que l'atroce machine s'arrête épuisée sur cette boue sanglante qui ne résiste plus.
Shetland cependant joue toujours, oubliant la fête et les danses, quand Xilef, l'œil hagard, l'arrache du clavier, et, l'entraînant vers le pavillon qui vient de se rouvrir en laissant retomber sur les dalles ce charnier fumant où ne se distinguent plus de formes humaines: «Viens maintenant, viens, malheureux, viens voir ce qui reste de ton infâme Nadira qui fut mon infâme Mina, ce qui reste de son exécrable mère, ce qui reste de ses dix-huit amants! Dis si justice est bien faite, regarde!» A ce coup d'œil d'une horreur infinie, à cet aspect que les vengeances divines épargnèrent aux damnés du septième cercle, Shetland s'affaisse sur lui-même. En se relevant, il rit, il court éperdu au travers du jardin, chantant, appelant Nadira, cueillant des fleurs pour elle, gambadant: il est fou.
Xilef s'était calmé au contraire, il avait repris tout d'un coup son sang-froid: «Pauvre Shetland! il est heureux, dit-il. Maintenant je crois que je n'ai plus rien à faire, et qu'il m'est permis de me reposer. Othello's occupation's gone!» Et respirant un flacon de cyanogène qui ne le quittait jamais, il tomba foudroyé.
Six mois après cette catastrophe, Euphonia encore en deuil était vouée au silence. L'orgue de la tour élevait seule au ciel d'heure en heure une lente harmonie dissonnante, comme un cri de douleur épouvantée.
Shetland était mort deux jours après Xilef, sans avoir retrouvé sa raison un seul instant; et aux funérailles des deux amis, dont la terrible fin demeura, comme tout le reste de ce drame, incompréhensible pour la ville entière, la consternation publique fut telle, que non-seulement les chants, mais même les bruits funèbres furent interdits.
Corsino roule son manuscrit, et sort.
.....Après quelques minutes de silence, les musiciens se lèvent. Le chef d'orchestre, invité par eux au banquet d'adieux qu'ils veulent me donner, les salue en passant et leur dit: «A demain!»—(Bacon.) «Savez-vous que Corsino me fait peur?—(Dimski.) Pour écrire des horreurs pareilles, il faut être atteint de la rage.—(Winter.) C'est un Italien!—(Derwinck.) C'est un Corse!—(Turuth.) C'est un bandit!—(Moi.) C'est un musicien!—(Schmidt.) Oh! il est clair que ce n'est point un homme de lettres. Quand on n'a en tête que des contes aussi prétentieusement extravagants on ferait mieux d'écrire—(Kleiner l'interrompant.) Une visite à Tom-Pouce, n'est-ce pas? Envieux!—(Schmidt.) Timbalier!—(Kleiner.) Bouffon!—(Schmidt.) Bavarois!—(Moi.) Messieurs! messieurs! pas de ces vérités-là maintenant. Nous avons le temps de nous les dire demain soir, inter pocula.—(Bacon, en s'en allant.) Décidément, avec son grec, notre hôte me fatigue. Que le diable l'emporte!...»