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Les tendres ménages

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The Project Gutenberg eBook of Les tendres ménages

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Title: Les tendres ménages

Author: Paul Jean Toulet

Release date: May 11, 2005 [eBook #15815]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TENDRES MÉNAGES ***



P.-J. TOULET

Les
Tendres Ménages



I

MARIAGE DE PROVINCE

(La scène est dans les Pyrénées.)

Sylvère Noël de Ribes avait, entre autres choses, apporté en dot au baron de Mariolles-Sainte-Mary, son récent époux, un bien assez vaste, mi-château, mi-ferme, sis à l'ombre des Pyrénées, parmi des arbres noirs, des sources brusques et froides. Mariolles, qui avait de bonnes raisons de ne plus croire à la candeur des lits d'hôtel, avait choisi de mener là Sylvère pour la première nuit de leurs noces. Mme de Ribes avait souri à ce dessein où elle croyait démêler cet amour de la terre, sans lequel il ne lui semblait pas qu'il pût se fonder une famille durable.

—Vous connaissez Hargouët, demanda-t-elle.

—Oui, j'y ai passé encore, l'autre mois, avec votre mari—et un sanglier: le sanglier devant. Je n'ai pas eu beaucoup le loisir de me rendre compte. Il y a une église—des arbres.

—Et des maisons—oui. Si jamais Boedeker meurt....

—Je voudrais vous y voir, Madame.... Je veux dire que ça n'est pas ultra-commode de prendre des croquis à cheval, et par ces petits chemins. D'autant que je ne monte pas comme feus les centaures.

—Oui, je sais.

—Merci, Madame. Et M. de Ribes, à côté de moi qui jurait: «Nous allons le manquer, nous allons le manquer; il va se jeter dans les bois d'Athos.» Et ça n'a pas raté. Il s'est jeté dans les bois d'Athos. Quelle idée aussi de chasser à courre dans ce joli pays en biseaux.

—Le principal, c'est qu'Hargouët est à quatre lieues seulement de Ribes. Vous pourrez partir à cinq heures et demie, quand les petits cousins réclameront de danser, et seront fatigués de champagne...

—... fatigants.

—Vous n'arriverez pas beaucoup avant sept heures, à cause des côtes.

—Je me demande, remarque rêveusement M. de Mariolles, ce que nous y ferons.

—Comment, ce que vous y ferez!

—Mon Dieu, Madame, à sept heures, nous ne pouvons pas décemment nous remettre à table; et il sera peut-être un peu tôt pour—dormir. Enfin, ça vaut toujours mieux que d'aller à l'hôtel.

—Et le pays est si beau. Quelles terres! Vous verrez le maïs qu'il y a cette année.

Il espère y découvrir d'autres trésors. Sa fiancée est grande, souple, mince. Elle donne l'impression aussi de quelque chose qui rebondit sous les doigts. Et M. de Mariolles se dit que son imagination ne respecte vraiment pas assez Mlle Sylvère de Ribes. Aussi bien n'a-t-il guère exercé sa tendresse que sur des personnes peu intactes, jusqu'au jour où l'idée de faire une fin lui est apparue dans les yeux pers de cette incomparable personne. Jusqu'à sa trentaine, qu'il a peu dépassée, les cités-auberges des Pyrénées (et Dieu sait s'il y en a, au bord de la mer, sur les montagnes, ou entre les deux) ont, plus encore que Paris, suffi à satisfaire chez lui ces trois instincts de boire, de jouer et d'embrasser, qui sont proprement la triple noblesse de l'homme, et le mettent si fort au-dessus des autres bêtes.

—Si vous voulez, continue Mme de Ribes, je me chargerai de l'installation, avec un tapissier de la ville. Qu'est-ce qu'il vous faudrait?

—Eh bien, deux chambres à coucher pas trop Liberty, et deux cabinets de toilette, le mien entre les deux chambres.

—On peut arranger ça, avec un petit salon pour Sylvère, au-dessus de l'orangerie. Il y a un étage très haut qui sert de grenier. Comme ça on ne changera rien à la maison, où nous garderons nos mêmes appartements, si on y va l'été.

—Gentil, quand il pleuvra, ce petit système.

—Je vous achèterai deux parapluies.

—Rouge, le coton, de préférence.

Survient, à ce moment, Mlle de Ribes, de son pas allongé qui rase le sol comme l'onde lente d'un rivage. Elle va à son fiancé et lui sourit. Ses joues sont toutes roses; elle halette un peu, entr'ouvre la bouche, et l'on voit s'enfler tour à tour ou décroître la courbe pâle de son cou.

—Tu as couru, lui dit sa mère.

—Oui, un peu, avec les chiens. J'ai cru que Tom allait me jeter par terre en me sautant sur les épaules.

—Croiriez-vous, Tony, que je l'ai prise l'autre jour, derrière le magnolia, à se rouler par terre avec ces bêtes. Il y avait de quoi la priver de dessert, n'étaient ses prochaines dignités.

—Je n'aime pas le dessert, dit Sylvère. Et pour un peu, maman, vous chercheriez à faire croire que je grimpe encore aux arbres.

—Comment, dit Mariolles, en s'inclinant, vous ne grimpez plus aux arbres, Mademoiselle: vous êtes un trésor.

—Flatteur, fait Mme de Ribes.

Mais Sylvère rabat ses cils recourbés sur ses yeux couleur de mare, et sans doute s'admire aussi tout bas. Car elle sait combien cela coûte de ne plus monter de branche en branche comme jadis, au fond du parc, sa jupe entre les jambes; et comme c'est amusant de se balancer à califourchon sur une flexible ramure, ou parfois, si l'on aperçoit au loin sa mère qui passe, de l'épouvanter par un appel aérien.

Entre tant M. de Ribes est rentré, lui aussi, tout fumant encore contre ses conseillers municipaux qui cherchent noise aux Soeurs du village («Je leur ficherai ma démission», crie-t-il); puis ses deux fils, gros garçons frais émoulus l'un du collège, l'autre de la caserne, et qui s'acharnent à bloquer Mariolles dans des coins pour lui parler de petites femmes: il les trouve odieux. Aussi bien le sont-ils, de toute leur plantureuse jeunesse.

Et puis, comme il faut faire quelque chose:

—Si on allait jusqu'au Gave, propose quelqu'un.

C'est la promenade classique du cru. A travers l'étroite vallée, quadrillée de menus champs, on s'y rend entre des haies d'églantine et de sureau, sur un sol noir comme un chemin d'Égypte, jusqu'au bac qui remplace le pont suspendu emporté récemment par une crue du Gave. Et M. de Ribes explique, mais non point pour la première fois, comment ce fut la faute des ingénieurs, et des ingénieux travaux dont ils ont voulu mettre les cultures à l'abri de l'inondation.

Cependant de lents paysans, au geste circonspect, reviennent vers le village en poussant du bétail devant eux. Ils ont les pommettes saillantes, une bouche narquoise rasée de près, l'oeil paisible à la fois et astucieux. Parfois c'est un essieu qui crie. On voit pesamment approcher le char, tout noir sur le ciel de nacre. L'homme s'y tient debout, aiguillonnant ses boeufs, et chante une chanson vieille, lente, triste, qu'il interrompt pour saluer.

—Adichats, moussu Noël, et la compagnie.

Et voici le Gave. Sous le soir nuancé, il court rapide et lumineux entre les hautes berges. On voit se détacher le bac de l'autre rive, pareil à une découpure noire. Un groupe immobile et précis de bêtes, d'outils, de gens l'occupe, qu'animent seuls les bras du passeur hissant sur sa corde, tandis que, par à-coups, se fait entendre le roulement menu de la poulie sur le câble.

—La soirée est douce, dit Sylvère. Pourquoi ne passerions-nous pas l'eau?

Mais Mme de Ribes objecte qu'il se fait tard, et son mari non plus ne paraît pas insensible à l'idée de dîner, en sorte qu'on se décide à rentrer au château. Cependant les deux chiens de montagne, que l'on fait d'ordinaire traverser à la nage, sont descendus au bord de l'eau qu'ils flairent avec convoitise.

—Ici, Tom. Ici, Djaly!

Et l'on s'en va. La nuit maintenant est presque tout à fait tombée: chacun semble en devenir plus grave. Les deux jeunes gens eux-mêmes sentent l'heure bleue filtrer obscurément jusqu'à leur coeur, et le plus âgé, celui qui sort de la caserne, prononce péremptoirement.

—Il fait mucre.

Comme il a coutume d'appliquer indifféremment cette épithète à tous les ciels, serait-ce Aden ou les deux Pôles, sa famille a, depuis longtemps, cessé d'en rechercher le sens. Personne ne répond. Sylvère et son fiancé se sont attardés un peu en arrière. Par moments l'oreille maternelle de Mme de Ribes distingue la voix de la jeune fille.

—Quand nous serons mariés... lui entend-elle dire.


C'est ainsi que, par un trop doux matin d'automne, Sylvère (épouse Mariolles) s'est réveillée toute seule dans un lit vaste, orné de dentelles, et d'ailleurs fripé. Sa tête est, comme un pavot sec, pleine d'une poussière de sommeil. Elle réfléchit, un bras nu replié sous sa nuque, à diverses circonstances de la veille et de la nuit. Ils étaient arrivés à Hargouët par une fin de coucher de soleil verte et rosé, délicieuse. Au moment où la voiture s'était arrêtée devant la grande porte, que surmonte un écusson martelé aux mauvais jours, les paons avaient crié dans les cèdres, et Pierre, le jardinier, était accouru avec une lanterne pour éclairer l'écurie. Puis c'était Ursule, sa vieille bonne d'autrefois, qui était venue l'aider à descendre, et l'embrasser en pleurant, quoiqu'il n'y eût pas à cette douleur de raisons bien apparentes. Et puis on avait soupe un peu, car Sylvère était de cette bonne race de campagnardes que les émotions creusent. Et puis, et puis......

A ce moment on frappe, et un monsieur à pantalon de soie ample et camisole entre de l'air le plus naturel du monde. Sylvère n'a pas eu assez de lumière encore, ou de loisir, pour prêter attention à ce galant déshabillé, et elle l'admire dans son coeur; car peut-être est-il inutile de dire que, n'ayant point voyagé sur les Messageries Maritimes, elle n'est point initiée aux mystères du pyjama. Elle ignore de même qu'un jour son mari vieillissant reviendra à la bannière de ses pères. Il y a bien d'autres choses que Sylvère ignore, et encore lui semble-t-il avoir beaucoup appris depuis la veille.

—Bonjour, dit le pyjama, bonjour, monsieur Sylvère.

—Pourquoi, Monsieur?

—Sylvère, c'est un nom d'homme, non?

L'oreille de Mariolles se trouve, par hasard, tout près de la bouche de Sylvère:

—Il me semble, lui dit-elle, presque bas, que vous ne m'avez pas beaucoup traitée en homme, jusqu'ici.

Mariolles, un instant, a l'air stupéfait; un instant seulement, et, tandis qu'il dissimule sa pensée dans ces cheveux fous que la nuque des femmes offre à nos lèvres, Sylvère le sent rire.

—J'ai dit une sottise? demande-t-elle en faisant la moue. Et qu'est-ce que ça fait que Sylvère soit un nom d'homme?

L'injustice de son mari l'indigne un peu:

—J'ai des cousins, reprend-elle, dont le fils aîné s'appelle toujours Solange; c'est bien plus drôle, n'est-ce pas?

—Bien plus drôle, répond M. de Mariolles avec plus de docilité que de conviction: elle le sent bien.

—Dire que le Pape a béni un aussi méchant homme que vous, dit-elle.

—Si méchant que ça...

—Oui, oui...

Ici la conversation est interrompue à nouveau, pendant quelques instants, plusieurs instants même (il ne faut exagérer les mérites de personne).

—Au fait, reprend Mariolles, pourquoi Sa Sainteté nous a-t-elle bien voulu envoyer sa bénédiction? Nous sommes, pour ainsi dire, peu connus d'Elle.

—Ça se fait beaucoup.

—C'est vrai aussi que ça devient difficile d'avoir Louis XIV à son contrat.

—Et puis, c'est mon oncle qui nous a fait cette surprise. Je suis la troisième de la famille qu'il fait bénir.

—Ah! votre oncle le gaffeur?

—Voyez-vous, s'écrie Sylvère en serrant ses tout petits poings, il insulte déjà ma famille.

(Et pourtant, songe Mariolles qui a des distractions, et n'a point tout à fait encore dépouillé l'homme des petits bars, vous êtes bien de chez vous.)

Mais il s'explique:

—Je veux dire cet homme âgé qui a la barbe couleur éclipse de lune.

—Ah! oui, mon oncle Henry. Qu'est-ce qu'il a fait...... encore?

—Vous n'avez donc pas écouté son toast?

—Je ne pouvais pas: c'est le moment où la vieille demoiselle de Moncade est venue arroser mon corsage—souvenirs et regrets—et je m'occupais à interposer du linge à table.

—Vous y tenez beaucoup, à votre corsage? demande Mariolles.

Et il semble en vouloir embrasser les raisons, ce qui constitue, comme on sait, une opération de l'entendement.

C'est-à-dire que je ne voulais pas... (voulez-vous me laisser, Monsieur)... avoir l'air de n'avoir pas su manger ma soupe.

—Mlle de Moncade, reprend Mariolles: oui, oui, cette extraordinaire girafe, qui a de longs poils sur la bouche. Elle fait penser à des échos de revue agricole: Cas de longévité remarquable chez un mammifère du Jardin d'acclimatation...

—Voulez-vous ne pas dire d'horreurs! Après tout, c'est votre cousine, aussi; c'est même par elle que nous sommes un peu parents.

—C'est vrai que nous sommes parents, s'écrie Mariolles. Ah! ma cousine, que je suis donc heureux du hasard qui nous a rapprochés un moment. Vous embrasserai-je?

—Je ne sais pas si je dois... fait Sylvère. Mais, à la réflexion, elle doit. Et cela fait encore quelques instants de silence. Comme l'une des fenêtres est à moitié ouverte, on peut entendre avec netteté les modulations aiguës d'un merle. Les vieux contrevents de bois plein sont percés chacun d'un as de carreau, par où passe de l'air frais qui sent l'herbe humide, la feuille jaune, les dernières fleurs; par où passe aussi un rayon de soleil: sur son parcours il éveille ces poussières fantasques, qu'on regarde danser, quand on est enfant, sous la tuile disjointe d'un toit de grange—et lentement, lentement, il rampe sur le parquet.

—Mais enfin, reprend Sylvère, qu'est-ce qu'il avait, le toast de l'oncle Henry?

—Vous n'avez jamais vu une mazette faire des moulinets avec une queue de billard parmi des portraits de famille? C'était lui, et il y en a eu pour tout le monde. Les principes politiques de mon père, l'intelligence du...

Mariolles s'arrête court.

—Vous voulez dire du mien? Je sais, je sais. Et puis quoi? S'il a une intelligence d'intérieur, comme dit ma mère......

—Mme de Ribes les a toutes. Pour en revenir au toast, les traditions religieuses de votre famille ont un peu écopé aussi.

—Comment ça?

—Vous n'ignorez pas, ma cousine, quoiqu'on ne s'en vante pas trop, chez vous, que vous descendez du terrible Cazenave?

—Cazenave?

—Oui, celui qui a organisé dans ce pays le clergé de l'abbé Grégoire.

—Non?

—Comment! je vous montrerai, sur les livres de prix de ma mère, «l'infâme Cazenave». Vlan!

—Et l'abbé Grégoire, qu'est-ce qu'il a fait, celui-là? demande Sylvère, qui n'a pas tous ses brevets.

—Ce qu'il a fait? Mais tout le monde sait ça. C'était un abbé de la Révolution... qui a écrit une brochure... il a donné son nom à une rue... il a...

Quelques coups heurtés à la porte viennent interrompre cette leçon d'histoire un peu laborieuse.

—Qui est là?

—C'est moi, Ursule.

—Qu'est-ce que tu veux?

—Je venais voir à quelle heure madame la baronne veut dîner.

—A midi, je pense.

Elle interroge des yeux Mariolles, qui fait signe que oui.

—Et ce qu'il faut faire?

—Ça m'est égal. Ah! oui, de la garbure.

—Avec des fèves, dit Mariolles, qui veut tout de même mettre son mot.

—Mais, Monsieur, fait Ursule, la saison est passée depuis longtemps.

—Naturellement, dit Mariolles vexé.

—Et mon chocolat, est-ce que tu l'apportes?

—Je l'ai là, avec celui de Monsieur.

—Eh bien, mets-les tous les deux dans sa chambre. Ah! et puis je voudrais aller à la messe.

—Mais elle doit être dite, affirme Mariolles, qui voudrait bien maintenant dormir un peu.

—Elle est finie depuis une demi-heure, dit Ursule, toujours derrière la porte. J'en viens. Même que c'est le petit Peyrenave, qui est ici de passage, qui l'a dite; vous savez, celui...

—Oui, oui, mais écoute, tu vas aller trouver M. le curé, alors, et qu'il serait bien gentil d'en dire une autre, à dix heures, pour mon mari et moi;—et qu'il viendra dîner avec nous, après.

—Oui, Madame.

Exit Ursule, et Mariolles conclut en bâillant un peu:

—Alors vous croyez qu'il faut se lever?


L'église n'est pas loin, au bout du parc. Le soleil est déjà haut quand sortent les jeunes mariés; mais il reste de la rosée sur les dernières roses, à l'ombre, éclaircie déjà, des marronniers. Les pieds pointus de Sylvère, et parfois sa traîne quand elle oublie de la relever, font frou-frou dans les feuilles mortes.

—J'aime Hargouët, fait-elle avec un petit air mélancolique.

C'est la première fois qu'elle le regarde avec des yeux de femme. Le vieux parc, les cèdres dont les branches d'en bas sont mortes, et, toute couverte de fougères, la muraille noire d'où ses frères et ses cousins, autrefois, jetaient des pierres aux enfants de l'école, tout cela, elle le reconnaît, et lui découvre un aspect nouveau.

Comme la cloche vient de sonner les douze coups, et qu'on en a encore pour un quart d'heure, ils s'asseoient tous deux sur un banc jadis vert. Sylvère rêve et joue avec le fermoir de son beau missel Saint-Sulpice, qu'une cousine enlumina pour ses noces. A quoi songe Mariolles? Moins sensible au charme intérieur des choses, il admire sans émoi cette belle matinée, semblable à d'autres. Pour lui, elle ne rit pas sur un paysage familier, dont ses regards aient épousé mille fois la figure changeante et pareille; et son coeur d'enfant n'a pas battu ici.

—Oui, dit-il, vous aimez beaucoup Hargouët... Je suis presque jaloux de cette maison, et de ces arbres.

—Ne leur en veuillez pas; ils ont été si bons pour moi. J'ai grimpé sur la plupart de ces branches, avec mes terribles cousins, qui faisaient de moi un vrai brigand. Et c'est ici que j'ai eu le premier sens de la vie un peu profond, par la gourmandise; avec les plats sucrés qu'on nous servait dans de la vaisselle Empire, où il y avait des vues de places bien pavées, ou d'Agrigente, sur des assiettes jaunes—et la mort du général Exelmans.

—Alors, vous ne regrettez pas que nous soyons d'abord venus ici, au lieu d'aller à Biarritz?

—Oh! non, fait Sylvère, je n'ai jamais beaucoup goûté Biarritz. On y rencontre trop d'Espagnols qui parlent français, et réciproquement.

—Il faudra tout de même y passer deux ou trois jours pour ne pas scandaliser mon père. C'est là qu'il a fait son voyage de noces, sous le second Empire, Sylvère; et il demeure stupide qu'on puisse aller ailleurs. Lui, il voit encore tout ça comme c'était: Villa Eugénie, bottines montantes, la livrée vert et or, et les premières courses de taureaux avec El Tato, et les calèches à grelots sur la route de Bayonne...

—Mais, vous-même, on m'a laissé entendre que vous y aviez quelque peu fréquenté, depuis, et joyeusement.

—Peuh, comme tout le monde. Vous savez ce que c'est. (Pas du tout, indique Sylvère.) On s'ennuie; alors on fait du bruit pour s'empêcher de penser, et les bonnes gens de la rue croient qu'on s'amuse. Mais cela ne vous est pas désagréable, au moins, d'aller là?

—Avec vous... répond Sylvère d'un air tendre. Et après, nous irons à Paris?

—Ça vous amuse donc?

—Oh! oui, je voudrais tant monter à la tour Eiffel, et aller à Montmartre.

—La Basilique?

Sylvère fait la moue.

—Non, dit-elle; les cabarets de nuit.

Et elle fait de grands yeux, comme s'il était question de jardins paradisiaques, hantés des poètes, des couleuvres bleues, des fées.

—Après tout, ajoute-t-elle, ça n'est peut-être pas très drôle.

—C'est ce que je me suis laissé dire.

—Et je crois que j'aime mieux Hargouët, affirme Sylvère d'un air sage.

Mais les trois coups retentissent, et ils se hâtent vers l'église.

Elle est petite, grise, ratatinée, avec des vitraux trop neufs et des tableaux trop enfumés; et elle sent le cierge refroidi. Mais le curé, qui est vieux et rouge, s'essaye de si bon courage à prononcer un petit sermon en français. Il est ému, il s'embrouille, tourne court, et fait un signe à l'instituteur, qui entonne formidablement un credo de grand'messe; en sorte que les verrières, qui ne sont pas habituées sur semaine à un tel vacarme, frissonnent de peur dans leurs plombs et se disent:

—Cette fois-ci, il va nous casser.

Et, la messe finie, on se rend à la sacristie pour chercher le curé. Du plus loin qu'il aperçoit la jeune femme, il s'écrie, avec l'honnête accent des Pyrénées:

—Eh bien, Mademoiselle Sylvère, ça va toujours bien. Et comment avez-vous passé la nuit?



II

L'ODEUR DES PLAGES

(La scène est à Biarritz, quelque temps après.)


Voilà plusieurs heures que M. et Mme de Mariolles-Sainte-Mary ont laissé Hargouët se dissiper à l'horizon, avec la montagne. Pau, blanche et grise, habillée de feuillages divers, s'est déroulée le long de la voie.—Orthez a fait montre de son pont, dont les guides illustrés abusent un peu, vraiment. Mais Francis Jammes n'était pas à la gare, ni sa pipe; et peut-être est-il à rêver de Guadeloupe sous quelqu'un de ces érables auxquels il se plaît à prêter le nom magnifique et barbare de liquidambars. En sorte que la gare est triste, sillonnée de rares figurants.

D'autres gares, inutiles aussi, se suivent: il y en a qui sont tout au bord de l'Adour, où l'on voit des gens qui jettent des filets, et de grands arbres dans les îles. Enfin, on aperçoit Bayonne, les deux clochers blancs d'une cathédrale haut perchée, des glacis, des contrescarpes. Le train semble tourner autour, faire exprès de s'arrêter, en des lieux tellement déserts que le chef de gare, évidemment, y est mort, lui aussi, sans avoir pu vendre un seul billet depuis l'Empire. Et on ne l'a pas remplacé.

Contre toute vraisemblance, quelqu'un monte, salue avec un air de connaissance. C'est un monsieur assez jeune, en costume de chasse, avec des belles moustaches couleur cirage. Mariolles n'a eu d'abord l'air satisfait qu'à moitié. («Saleté, pense-t-il, de Compagnie, qui ne met pas de coupés à ses trains omnibus.») Mais il se rassérène presque aussitôt. Somme toute, un tiers ne messied point, après plusieurs semaines d'un bonheur en tête-à-tête, à peine coupé de quelques beaux-parents. (Et encore, on ne pouvait même pas les garder à dîner: ils s'en allaient tout de suite, avec un air gêné et de croire qu'on n'attendait que leurs talons pour se remettre au lit.)

Mariolles présente le monsieur:

—Ma chère amie, le comte de San Buscar. Vous avez dû apprendre mon mariage, demande-t-il.

—Certainement, mon cher ami. Toutes mes plus sincères félicitations.

San Buscar dissimule mal, sur sa grosse figure, en regardant Sylvère, cette pensée commune aux hommes qui rencontrent de nouveaux mariés: «Si je pouvais être le premier avec qui elle le trompera!»

—Vous venez de la chasse, Monsieur?

—Si, justement. J'ai été tuer quelques sarcelles sur la Nive.

Et, s'adressant à Mariolles, en ouvrant les bras:

—On prend ce qu'on trouve. Il n'y a pas de gibier dans votre pays, mon cher. Je voudrais que vous vissiez ça, dans l'Amérique: c'est une chose extraordinaire.

—Il y a peut-être moins de chasseurs. A part cela, que devenez-vous? En garçon, à Biarritz?

—Mais non, mais non. La comtesse, elle est là aussi.

—(«Tiens, se dit Sylvère, tiens; tiens: la comtesse est là.» Et si elle n'ajoute pas dans son for intérieur: «Chouette, on va rigoler», c'est que ces expressions ne lui sont point familières.)

—Elle sera bien heureuse, ajoute San Buscar, de connaître Madame la baronne de Mariolles.

«Madame la baronne de Mariolles» s'incline avec un sourire, et Monsieur répond sans enthousiasme apparent:

—Certainement, nous serons bien honorés, quoique nous ne passions que quelques jours; et puis, vous savez, San Buscar, une jeune mariée, ça ne sort pas beaucoup.

—Tout de même, proteste tendrement Sylvère, vous ne comptez pas me laisser sous clef à l'hôtel, tandis que vous serez sur la plage?

—Et puis, mon cher, reprend l'étranger, si vous saviez comme Imogène est revenue du monde. Il y a deux mois, je parie, qu'elle n'a fait un boston ou une partie de tennis. Les Américaines, ça s'ennuie de tout, à un moment donné. Nous vivons comme deux bourgeois, aujourd'hui.

—Ça doit être bien amusant, dit Sylvère, pour dire quelque chose. Est-ce que Madame de... San Buscar reprise ses bas, avec un gros oeuf en buis, comme on nous faisait faire au couvent?

Dans son excessive hilarité, San Buscar met au jour des dents sans nombre. Il a l'air alors d'un crocodile qui ne serait pas dangereux, de ce pauvre crocodile sacré dont parle Hérodote, qui portait des bracelets d'or aux pattes de devant, des anneaux de terre émaillée aux oreilles, et qui, ce jour-là, n'avait plus faim: «Il était couché sur le bord du lac: les prêtres vinrent. Deux d'entre eux lui ouvrirent la gueule; un troisième lui jeta d'abord les gâteaux, ensuite la friture et finit par la boisson. Sur quoi le crocodile (très embêté) plongea et s'alla poser sur l'autre rive. Mais un autre étranger (ah, les étrangers!) étant survenu avec pareille offrande, les prêtres la prirent, firent le tour du lac, et, après avoir atteint le crocodile, lui donnèrent l'offrande de la même manière.» Après quoi, sans doute, le crocodile replonge, et ainsi de suite, tant que ça n'ennuie pas.

Entre temps on est en gare de Bayonne.

—Nous prenons une voiture pour Biarritz, dit Mariolles. Ambroise continue par La Négresse, avec les bagages.

San Buscar accepterait peut-être une place; mais comme on ne la lui offre pas:

—Moi, j'irai par le tram', dit-il. Vous n'avez pas besoin de mon valet de chambre? Il est là, avec le fusil.

—Merci. Il n'y a pas de brigands sur la route, je pense.

—Non. Plutôt autour de la cagnotte.

—A propos, et la partie?

—Ça va, ça va. Je vous raconterai.

Et on se sépare.

Pendant quelques jours encore les Mariolles défendent leur tête-à-tête. Ils se lèvent tard, ne descendent pas sur la plage, et font des promenades en voiture dans les environs. Des cochers, habillés comme le postillon de Longjumeau, les mènent sur les chemins blancs du Pays Basque, entre les églises trapues, les jeux de paume, les auberges à pêcheurs, les cimetières d'où on voit la mer. Il y a des maisons brillantes de chaux éparses dans la campagne, chacune sur une éminence et qui regarde d'un autre côté que sa voisine. Guéthary, Fontarabie et ses palais en guenilles, Saint-Jean-de-Luz leur ont tour à tour offert cette ombre tiède de l'automne, qui est pleine du bruit des feuilles froissées. Et ils ont été boire du chocolat sous les arceaux de la mélancolique Bayonne.

Mariolles éprouve un sentiment ambigu à promener sa femme dans ces lieux même où il a fait l'épreuve de sa tendresse, jadis, et tant de fois de sa luxure. Il y a un mauvais chemin sur la falaise qu'il reconnaîtra toujours pour l'avoir suivi sous une lune voilée; mais c'était cette nuit-là un chemin sans pareil, car il menait vers les baisers que Mariolles alors aimait plus que tout au monde. Il y a une auberge aussi, une auberge basse avec un rang de platanes, où, tout un après-midi pluvieux, il a attendu une lettre—qui n'est pas venue.—Que n'y at-il pas encore, pour faire se dresser à toute heure sur ses pas quelque image gracieuse ou lubrique: ce chalet, peint de noir et de rouge, qu'habitèrent de jeunes courtisanes qui étaient soeurs et d'une si prodigieuse impudicité—et l'hôtel où, un jour de neige, que la mer était couleur d'étain, un garçon complaisant lui avait amené une petite fille du Phare—et dix ou douze bancs encore, épars dans la ville comme dans sa mémoire, qui lui rappellent les conversations les plus diverses et les plus semblables.

Mais il regarde marcher à son côté l'incomparable Sylvère, et devant ce sourire jeune, cette gorge hardie, tout ce corps élastique, il sent s'évanouir le passé.

—Comme vous marchez bien, Sylvère.

—C'est que j'ai du sang de Basques, répond la jeune femme avec fierté.

—Et quel dommage qu'avec ces jambes-là vous ne sachiez pas danser, pour ainsi dire!

—Je danse donc bien mal?

—Je ne vous dirai pas: comme une main, parce que ce ne serait pas poli; mais, franchement, vous ne dégotez pas Mlle Chasle.

—Comme vous parlez mal, Tony.

—L'habitude de la bonne société. Si je n'avais fréquenté qu'avec des cocottes, ainsi que Madame votre mère se plaît à l'imaginer, je m'exprimerais, certes, avec bien plus de propriété et de rigueur; n'y ayant personne au monde qui exige...

—Ah! non, pas comme ça: vous me rappelez M. Le Lambin, notre professeur de géographie à Versailles.

—La savez-vous, au moins?

—Un peu. Le commencement.

—Et Sylvère récita:

«La géographie, qui embrasse par définition le reste des arts, puisque, non contente de décrire les accidents pour ainsi dire physiques de notre planète, elle s'attache encore aux moeurs et à la coutume des hommes, se recommande, mieux encore que la mythologie, à la faveur des jeunes personnes, par la pureté comme par la variété de son discours, en sorte...» Et Sylvère respira.

Ils étaient arrivés près du Port Vieux. Par l'échancrure on voyait la mer, d'un bleu profond, palpiter sous un ciel plus pâle. La bonne odeur du sel remplissait l'air. Ils descendirent jusqu'au creux de la petite plage, s'assirent à l'ombre.

Autour d'eux des enfants faisaient des pâtés de sable. Plus loin, un abbé espagnol, l'air carliste, causait avec une institutrice allemande: celle-ci, par intervalles, se levait, marchait sur une paisible petite fille en rose qui jouait à quelques pas de là, et l'apostrophait d'objurgations gutturales en la secouant par l'épaule.

—D'ailleurs, dit Mariolles en reprenant la conversation d'un peu plus haut, je ne veux pas vous faire de reproches sur votre danse, puisqu'elle m'a valu un peu de vous connaître, vous vous rappelez, à ce bal d'officiers?

—Si je me rappelle, fait Sylvère en haussant les épaules. Et puis, Tony, ce n'est pas là que vous m'avez connue, puisque c'est depuis toute petite.

—Oui, mais c'est là que je remarquai, pour la première fois, combien vous aviez changé depuis jadis, au jardin de votre grand'mère, quand je vous faisais sauter sur mes genoux, et que les tilleuls nous pleuvaient dessus ces petites fleurs qui tournent, qui tournent. J'étais en costume de marin, je pense, avec un grand col, vous en chemisette tout court,—toute courte, et qui poussiez des cris de souris blanche.

—C'est singulier, dit Sylvère d'un air rêveur, combien il y a de gens qui vous ont fait sauter sur leurs genoux, et avec qui...

—Avec qui on ne voudrait pas recommencer. Je vous remercie.

—Mais il me semble... dit la jeune femme.

Elle se tait tout d'un coup, comme si elle allait dire une sottise, rougit, et promène autour d'elle des regards troublés. Elle contemple sans les voir, le ciel et la mer devenus d'un saphir plus obscur, les ombres qui s'allongent. C'est l'heure du bain.

A ce moment passe près d'eux une assez belle personne, vêtue d'un de ces horribles costumes de louage qui semble faits de toile goudronnée.

—S'il est possible, fait Mariolles, de se fagoter comme ça... C'est dommage: elle n'est pas si mal faite. Voyez ses jambes; fines, nerveuses...

Et Tony fait des yeux d'homme pas marié. Ceux de Sylvère, un instant, comme la mer, s'obscurcissent; et elle n'est plus rouge du tout.

—Vous connaissez cette baigneuse, que vous la regardez comme ça?

Sa voix aussi est un peu changée. Tony n'a pas de peine à démêler en elle la première et passagère atteinte de la jalousie. Et Tony, avec la sottise de son sexe, y prend plaisir. C'est avec un gracieux sourire qu'il répond:

—Je ne la connais pas, mais je déplore qu'elle ait un costume si mal fait et si long.

—Vous voudriez qu'elle fût toute nue, peut être?

—Sylvère!

—Puisque je sais maintenant les costumes qui vous plaisent, vous verrez comment je me baignerai.

—Je ne pense pas, dit Mariolles d'un air moins gai que tout à l'heure, que vous preniez des bains de mer à Biarritz.

—Et pourquoi pas moi, Tony? Est-ce que je suis difforme, ou si vous avez peur que je me noie?

—J'ai peur qu'on vous regarde. Pensez comme je vais vous laisser défiler devant des paquets de gens, dans ces costumes de Cafrine!

—Tantôt vous le trouviez trop long.

—Mais ce n'est pas la même chose, fait Mariolles rageusement: il sent bien qu'il n'a plus «le meilleur».

C'est leur première querelle, et il y a plus encore de surprise que d'hostilité dans leurs regards. C'est comme s'ils découvraient chacun dans l'autre une bête inconnue, qui gronde.

—Voulez-vous me raccompagner à l'hôtel, dit enfin Sylvère.

Ils remontent à petits pas, sans plus mot dire, tout près pourtant l'un de l'autre.


C'est ce jour-là même qu'on a fini par tomber sur les San Buscar, un peu après le coucher du soleil, quand les gens qui se promènent sur le quai de la Grande Plage ont l'air de fantômes bleus.

Mme de San Buscar est si cordialement aimable pour Sylvère qu'elle fait penser au yours faithfully des fins de lettres. Quant à Mariolles, il y a eu d'abord, dans son attitude, une nuance presque imperceptible de gêne; mais lui aussi se dégèle, et il naît le plus naturellement du monde, de tout cela, un petit projet de dîner à quatre au Grand Cercle.

—Ça n'est pas, dit Mme de San Buscar, que la cuisine y soit excellente. Elle n'est pas excellente. Mais la terrasse est tout à fait agréable, avec les petites bougies.

—Et les papillons, fait son mari.

—C'est très joli aussi, les papillons—quand ils se brûlent. Vous ne trouvez pas, Madame?

Sylvère insinue qu'elle les préfère au soleil, sur une prairie. Là-dessus, comme on est à la porte de l'hôtel du même Grand Cercle, où, par hasard, les deux couples demeurent, on se sépare pour s'aller habiller.

Mariolles, assez tôt en livrée, frappe à la porte de sa femme.

—Entrez, dit-elle: si vous promettez de ne pas regarder d'un quart d'heure. Que je regrette donc de ne pas avoir amené Ursule. Vous ne sauriez croire comme je suis paquet, toute seule.

—Heureusement, vous n'êtes plus seule.

Décidément, M. de Mariolles ne respectera jamais sa femme, et Sylvère se trouve, par un accident imprévu, sur les genoux de son mari, ou plutôt un peu dessus et beaucoup entre; bref, dans une situation d'infériorité bien faite pour indigner un congrès féministe. Il ne lui reste même pas la ressource de s'écrier: Vous allez toute me froisser ma robe. Car elle ne l'a pas encore mise, ni son jupon; et elle était seulement occupée aux dernières oeillères de son corset.

—C'est ridicule, dit Mariolles, de porter des choses comme ça, quand on est faite comme vous. J'espère que vous profiterez d'être à Paris pour vous faire faire des ceintures.

—Oui, Tony.

—C'est comme vos jarretières. Qui diantre porte encore des jarretières en dehors des romances espagnoles!

—Oui, Tony.

Sylvère passe un jupon.

—Il n'y a que votre mère pour pousser le culte de la tradition jusque-là. Pourquoi pas de la pommade?

—Oui, Tony. Et je suis sûre que votre belle amie, Mme de San Buscar, ne porte pas de tout cela.

Mariolles reste muet, abruptement. Toute sa loyale figure s'efforce de signifier: Comment voulez-vous que je sache ça, au moins pour les jarretelles?

—Qui est-ce, Mme de San Buscar?

—Une Américaine.

—Et après?

—Elle est de Saint-Paul, je crois, ou de Minneapolis; une ville sur un lac, dans l'Ouest, une ville très bien.

—Comme qui dirait Saint-Jean-d'Angely.

—Oui. Elle s'appelle Imogène. Elle avait épousé d'abord un colonel anglais très riche. Elle, elle n'avait pas le sou, ce qui ne manque pas de chic pour une Américaine. Lui est mort alcoolique, en lui laissant un sac qu'elle a encore, et un joli nom qu'elle n'a gardé que trois ans. Ça s'est prononcé San Buscar, tout d'un coup. Ce pauvre colonel: il était ivre de whisky tous les soirs, et si on voulait le raccompagner, au sortir du Club, il vous flanquait des coups de revolver. Puis il s'en allait, raide comme la justice; trouvait, par un décret spécial de la Providence, la porte de son jardin, la porte de sa villa, montait l'escalier, traversait son bureau sans encombre, et, juste devant sa chambre, chaque nuit, inévitablement, tombait; son valet de chambre entendait le bruit, et venait le coucher.

—Et elle?

—Imogène?... Elle s'était habituée.

—Comme vous êtes renseigné!

—Tout cela était de notoriété publique; lui-même en plaisantait—le jour.

—Elle a eu beaucoup de chagrin, quand il est mort?

—Je... je ne sais pas. Elle s'est tenue correctement; on n'a pas parlé d'elle.

—Alors, pourquoi faisiez-vous cette figure en me présentant?

—Mais vous avez rêvé, je vous assure. Et puis c'est plutôt San Buscar qui ne me chante pas, pour vous. Il a une réputation. Il serait compromettant, à la longue.

—Lui! s'écria Sylvère, qui se mit à rire. Au fait, et lui, qui est-ce?

—Mexicain. A part San Buscar, il s'appelle Christobal Almeyras. Son père a été fait comte par Maximilien, et ne l'a pas trahi en retour, ce qui est vraiment propre. Dommage qu'on lui ait donné ce nom de détrousseur de diligences. Mais j'ai dans ma folle idée que ça ne lui allait peut-être pas si mal. Ces gens-là ont ça dans le sang.

—Il doit leur tourner, depuis qu'il n'y a plus de diligences.

—On s'arrange. Je connais un bonhomme, un Grand d'Espagne, et le plus propre du monde, qui a été officier carliste; tout de suite il a arrêté un train.

—Pourquoi faire?

—Il y avait de l'argent alphonsiste dedans; bonne prise.

—Il n'a pas pris autre chose?

—Pas lui, non.

—Comment?

—Il parait que ses soldats se sont un peu amusés. Il y avait des voyageuses. Mettez qu'ils ont pris des tailles, des tailles alphonsistes, sans doute.

—Vous avez de jolis amis.

—Il en est de toutes couleurs sur cette côte. Il y a des jours où on se croirait dans une maison de fous. Mais vous êtes prête, je crois. Descendons, voulez-vous?



III

JUSQU'AU MARBRE


Le haut de la tête éclairé en rouge par le reflet des petits abat-jour, San Buscar et sa femme sont déjà là, en un bon coin de la terrasse, d'où l'on peut voir la mer reluire et palpiter obscurément sous les étoiles. Et le dîner s'engage le plus gaiement du monde.

Imogène Harryfellow, comtesse de San Buscar, supporte sans fléchir le voisinage de Sylvère. Elle est grande et mince comme elle, avec je ne sais quoi d'un peu viril dans la souplesse qui distingue l'Américaine de choix, celle qui se marie en Europe. La trentaine lui est encore étrangère. Elle a des yeux bleu foncé, et doit s'ennuyer avec violence, dès qu'elle ne s'amuse plus violemment. Elle a une robe où il y a de l'or dans la trame, et qui évoque, selon l'humeur dont on est, les pompes catholiques, Venise, ou les hommes-serpents des music-halls.

Sylvère est vêtue de linon bleuâtre et de guipures. Dans le demi-jour, elle ressemble à ces belles fleurs pâlissantes de l'hortensia ou du magnolier, qui semblent, au bord de la nuit, absorber ce qui reste de lumière autour d'elles.

—Il paraît, Madame, demande Mariolles à sa voisine, que vous ne dansez plus?

—C'est Cristobal qui vous l'a dit? mais c'est vrai, au moins. Voilà plus d'un mois, depuis que mon flirt est parti, et puis mon frère Lord.

—Il était donc en France? Vous savez que je ne l'ai jamais rencontré.

—Il doit revenir bientôt. Il a découvert que ça n'était pas gentlemanlike de gagner de l'argent. C'est ridicule pour un Américain; ne pensez-vous pas ainsi? Nous sommes faits pour gagner de l'argent, les Yankees.

—M. de San Buscar ne danse donc pas? demande Sylvère avec innocence.

—Oh! por Dios, si, comme tout le monde. Mais Imogène ne veut plus, ensemble, depuis qu'elle s'est mariée avec moi.

—C'est ridicule de danser avec son mari, n'est-ce pas? C'est comme si on flirtait avec lui. Dans tous les plaisirs il faut un peu de mystère. Mais, si vous voulez, monsieur de Mariolles, nous ferons un boston après. Mme Sylvère ne sera pas jalouse d'une vieille femme.

—Je ne suis pas jalouse, fait Sylvère un peu froidement. Mais je ne bostonne pas assez bien pour inviter votre mari.

—Oh! s'écrie San Buscar, nous vous donnerons dix minutes de leçon demain, Imogène et moi. Elle a un petit salon, avec un piano.

—Ça n'est pas un piano, Cristobal. C'est une chose sans nom, une chose...

—Mais je le connais, le piano, s'écrie Mariolles imprudemment. C'est au no. 9, n'est-ce pas. Il doit y avoir toujours une presse à citron dans la chambre d'harmonie.

—Comment le savez-vous? demande Sylvère d'une voix nette.

—C'est... c'est l'auteur lui-même qui me l'a raconté. Vous le connaissez, San Buscar: c'est Pablo Durand. Qu'est-ce qu'il devient, Pablo? Vous savez qu'il y a un an que je n'ai paru ici.

—Il est mort.

—Non.

—Vous savez qu'il était alcoolique. Alors on l'a guéri très bien, dans un hospice qu'il y a pour ça en Allemagne. Et tout de suite après il est devenu fou. En trois mois il est mort.

—Quelle jolie chose, la science, murmure Mariolles.

Mais Sylvère ne paraît point de cet avis; sa lèvre de dessous pointe, comme chez les enfants qui ont du chagrin.

—La famille aurait dû faire un procès au médecin allemand, remarque Mme de San Buscar.

Il y a un silence, pendant lequel on entend s'escrimer un monsieur, avec une espèce de fusil à fusées, au bout de la terrasse, contre une cible invisible. Si par impossible on faisait mouche, il se passerait sans doute quelque chose de monstrueux, on ne sait pas quoi au juste. Ça allumerait un soleil, ou bien ça renverserait le ministère.

—Est-ce que vous avez jamais vu réussir, San Buscar?

—Oui, une fois; un monsieur qu'on ne connaissait pas, personne, et qui a été trouvé mort le lendemain, dans son lit.

—C'est l'administration du Cercle qui se sera vengée. A propos, vous ne m'avez pas dit grand'chose de la partie. Du gros monde?

—Vous ne comptez pas jouer, Tony? demande Sylvère.

—Non. Sylvère, non. Quand même on me permettrait de faire la poussette.

—C'est que cela me ferait du chagrin.

—Je vous le jure.

—Encore, si on laissait entrer les dames, remarque Imogène.

—Il y a eu, repend San Buscar, très belle partie, pendant quinze jours, avec deux tables à banque ouverte: la consolation des pontes debout. Ce pauvre Glaphyro avait commencé par faire une trouée. Il a même taillé; et puis, comme toujours, il a fini par s'en retourner avec les anges.

—Ça lui va si bien.

Cependant on apporte le café et les cigares. Le café est exécrable.

—Ce qu'il y a eu de plus amusant, continue Cristobal, c'est un nouveau commissaire des jeux qui s'était mis dans la tête de faire du nettoyage. Voyez massacre. Un tas de figures amies, elles disparaissaient, disparaissaient; et avec elles l'Industrie, mère des Arts; et toute la gaieté. Il se passa des choses monstrueuses, je vous dis. Un louis que j'avais laissé tomber, qui resta là plus d'une heure; et, pour comble, le garçon de salle me le rapporta. «Imbécile, comme je lui ai expliqué, il faut que vous soyez. Vous croyez que je vais vous donner un pourboire. Le pourboire, vous l'aviez tout fait entre les mains. Demandez-lui, au directeur, si c'est en rendant les louis qu'on change son tablier contre un smoking avec de la moire autour.»

Il y a un moment déjà que les dames se sont retirées, et San Buscar poursuit ses contes de brelandier.

—Tous ces pauvres philosophes, donc, allaient à Fontarabie, où il y a une ombre de roulette. Et eux-mêmes, ils avaient l'air, mon cher ami, ces ombres d'afficionados à qui Ulysse ne voulait pas laisser boire le sang du taureau. Tous là, ils étaient, depuis le chambellan guelfe jusqu'au baron de Cortomalo, que vous et moi avons connu prestidigitateur dans un cirque. Il faut dire que le commissaire, il les avait expulsés en douceur, beaucoup. Lui-même alla à Fontarabie, je ne sais plus pourquoi, peut-être pour jouer, et il tomba sur toutes ses victimes, râpées, le ventre creux, mais d'attaque. Ce fut une ovation, une petite fête de famille. Le commissaire pressait des mains, souriait: «Vous ici, mon cher commodore, que je suis heureux de vous rencontrer!» ou bien: «On ne vous voit plus chez nous, baron!» D'ailleurs, tout ça a été très adouci depuis. Je pense que la maison aura fait comprendre que si on ne laisse plus entrer dans les salles de bac que des gens estampillés, ça fera le désert; et qu'il ne manquerait plus que de faire couper par M. Brisson. Ça fait qu'on revoit un peu des anciennes têtes.

—Y compris notre ami Cortomalo?

—Y compris. Figurez-vous, l'autre jour, il jouait l'écarté avec un monsieur, qui finit, je ne sais pas pourquoi, par lui jeter les cartes à la tête. Lui ramasse froidement l'argent, et il dit au monsieur: «Je me doutais bien que vous vous appeliez Grimaud.»

Sourires—et l'on monte rejoindre ces dames dans le petit-salon-au-piano-à-presse-à-citron. Mais Sylvère ayant réclamé d'aller voir danser, on passe dans les salons du Cercle. Une musique grêle, voluptueuse, y fait tourner quelques couples selon des spirales lentes et contradictoires.

—Vous m'avez promis un tour, dit Mariolles à Mme de San Buscar. Au risque d'être un peu rouillé, je vous le réclame.

Imogène se penche vers Sylvère:

—Vous ne m'en voudrez pas, c'est vrai, de vous prendre votre mari?

—Par exemple, répond la jeune femme en souriant de toutes ses forces. Mais je vous le donne avec plaisir.

—Ah! que vous êtes habile. Et qui vous a enseigné, déjà, que les fruits les moins défendus sont les moins désirés?

—Mais non pas les moins cueillis, ajoute sans à-propos Mariolles, qui n'a entendu que les derniers mots.

Imogène, pour couper court, prend son bras.

—Est-ce que vous préférez rester là debout, Madame? demande le Mexicain. Nous avons l'air d'un reproche.

—En effet, c'est très gentil; un peu comme partout, répond Sylvère qui regarde fixement le vague.

San Buscar soupçonne que sa compagne poursuit d'autres idées que les siennes, et se tait.

—Oui, c'est la même valse, dit cependant Mariolles; mais ce n'est pas ici, il me semble, que nous l'avons dansée, au moins cette fois-là.

—Mais non: c'était chez Mme Probloker. Et ce retour, sans voiture, sous la tempête. Vous vous rappelez, Sainte-Mary; et dans quel état j'avais mes bas.

—Vous avez si peu voulu que je m'en rende compte que vous m'avez laissé en plan à votre porte.

My goodness! que vous avez été inconvenant ce soir-là, murmure-t-elle d'un air charmé, comme si elle suçait un gros bonbon; soudain, elle s'arrête, la gorge palpitante, les yeux blancs, et se suspend au bras de Mariolles. On dirait que le lent enivrement de la danse devient pour ses sens un plaisir trop vif.

Sylvère les regarde de loin. Elle a fini par accepter de s'asseoir avec San Buscar à une table du restaurant et par dire oui à la première chose que lui offre à boire cet étranger peu au courant des rafraîchissements pour jeunes Françaises de famille. En sorte qu'elle savoure à la fois les amertumes insidieuses de sa première jalousie et de son premier gin-cocktail.

Mariolles et Imogène se lassent enfin. Ils reviennent, lui un peu rouge, elle un peu rose; et, après avoir demandé des fruits au champagne:

—Que votre mari, dit-elle à Sylvère, est un danseur exquis. Il faut absolument que je vous donne une leçon de boston pour que vous en profitiez à votre tour.

—Je ne bostonnerai jamais, dit Sylvère en serrant un peu les dents.

Mariolles pense que c'est timidité et sourit. Mais en la regardant mieux, il lui trouve un air singulier.

—Qu'avez-vous, Sylvère?

—Rien, mal de tête.

—Vous feriez mieux de ne pas boire cette horreur.

—C'est M. de San Buscar qui me l'a recommandée. Mais j'en ai goûté à peine: c'est très mauvais.

—San Buscar! Il sait bien qu'il faut boire du gin pendant onze ans pour s'y habituer. Mais demandez autre chose.

—Je voudrais aller me coucher, dit Sylvère d'une voix blanche.

—Ma chérie, dit Imogène, nous irons toutes les deux, en attendant que nos seigneurs remontent.

—Mais j'y vais, dit Mariolles.

—Non, non, vous viendrez dans un moment. Je veux faire un petit complot avec Mme de Sainte-Mary.

Mariolles les accompagne pourtant jusqu'à la porte de l'hôtel, et les regarde disparaître. On dirait deux soeurs, pense-t-il; et cette intimité rapide, qui l'aurait offusqué ce matin, lui parait maintenant tout à fait plaisante.

Il retrouve San Buscar attaquant un second gobelet. Et buvant, à petits coups de paille, celui qu'a laissé Sylvère:

—C'est vrai que c'est mauvais, dit-il.

Cependant plusieurs gentlemen passent à la cantonade, d'un air détaché, seuls ou par très petits groupes, et pénètrent dans une antichambre rouge, pour disparaître derrière une lourde porte que semble garder un dragon redoutable à la sanglante livrée. Au reste, il ne dévore aucun de ces imprudents. Le vrai monstre, ce n'est pas lui.

—Venez-vous? dit San Buscar.

—C'est que je monte à l'hôtel dans un instant; et puis ma femme m'a demandé de ne pas jouer.

—Peste, mon cher, vous êtes docile. Mais la vue n'en coûte rien. Tenez-moi compagnie dix minutes.

A leur tour, d'un air détaché, ils pénètrent dans l'antichambre rouge, et de là dans l'autre salle.

Mariolles n'y découvre aucun changement depuis ses dernières visites. La partie n'est pas très grosse. Autour de l'unique table verte règne un silence tendu, coupé parfois d'un colloque à voix basse, d'une imprécation solitaire, plus rarement d'un concert détestatoire contre le croupier qui veut ramasser des pontes en carte, ou contre l'innocent égaré là, qui a tiré à six.

—On joue aux boules, quand on joue comme ça!

L'innocent offre de rembourser le coup; mais il se vérifie que son tirage a fait gagner les deux tableaux, le banquier qui devait faire huit s'étant embaqué: il en brûle même la taille, en jetant des regards furieux à l'innocent qui reçoit des autres, sans comprendre davantage, les marques d'une approbation discrète et posthume.

Mais le banquier est décidément hors de lui, comme peut-être de ses fonds. Le dernier reste de sa froideur britannique s'en écaille, et il part en maugréant:

—Est-ce qu'on me prend pour M. le Bon?

Cependant le croupier frappe discrètement le tapis du plat de sa palette, et crie d'une voix grasse:

—La banque est aux enchères, m'm'sieurs.

—On pourrait tailler à pas trop cher, d'un moment, fait San Buscar. Voulez-vous la moitié?

—C'est... qu'il faudrait que j'aille rejoindre Mme de Mariolles. Et puis j'ai promis de ne pas jouer.

—C'est moi qui jouerai, c'est pas vous. Nous en avons juste pour un quart d'heure.

—Vous êtes irrésistible.

Les enchères sont molles. San Buscar intervient et semble les dorer avec ce bel accent espagnol qu'il reprend dans les circonstances vives.

—Cinquante louis!

—Soixante!

—Soixante-cinq!

On l'abandonne à quatre-vingt-dix. Et tandis qu'il s'assied:

—Pierre, un verre de champagne, dit-il.

—Moi aussi, fait l'associé.

La partie s'engage. Il semble que San Buscar soit tombé sur la bonne banque rasoir. Sa voix métallique éblouit et foudroie le ponte:

—Ouit, s'écrie-t-il parfois, ou bien:

—Nof!

Le temps passe comme un éclair. On remplace le champagne par du brandy and soda. Un tas de jetons, d'or et de billets croît et décroît tour à tour contre la petite chose en porcelaine, devant San Buscar. Mais il ne quitte pas la banque, qu'on lui pousse maintenant à plus du double.

Enfin, comme il vient d'achever heureusement une taille dernière, quelqu'un annonce: Banque ouverte! et le chasse du fauteuil. Le petit jour ne cogne pas encore aux carreaux, mais il n'est pas loin. Avec un guéridon et une sébille, San Buscar et Mariolles font leurs comptes, laborieusement, et se trouvent en bénéfice chacun de vingt-quatre mille et des francs.

—On a beau ne pas être rapiat, conclut Cristobal, ça fait toujours plaisir.

—Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, au lieu de reperdre ce paquet, dit Mariolles, que les long drinks et ses jetons remplissent de bienveillance: nous accompagner à Paris, Im..., Mme de San Buscar et vous.

—Comment donc! mon cher ami; c'est une idée extraordinaire.

—En attendant, on pourrait aller se coucher.

Mais le sort en a disposé autrement; et ils rencontrent au restaurant toute une bande assez joyeuse et très grise, retour de Saint-Jean-de-Luz, en costumes de pêche. On s'assied ensemble. Une certaine Mlle des Pois, qui ne revoit point Mariolles sans émotion, dépose sur son collet presque toute la poudre à la maréchale dont elle vient, au lavabo, de saupoudrer son hâle. C'est l'heure des cocktails, du moins à ce qu'affirme Glaphyro. Ils se succèdent et, une fois encore, le temps passe comme un éclair. Toutefois Mariolles sent obscurément, au fond de son coeur, qu'il oublie quelqu'un ou quelque chose (il ne sait pas au juste), et boit avec sensibilité des choses couleur de topaze.

—Il fait jour, dit soudain quelqu'un.

Ces paroles sonnent tristement, on ne sait pourquoi, et chacun regarde d'un air de reproche les rideaux des hautes fenêtres: entre les lampes et l'aurore, ils sont devenus d'un bleu merveilleux, d'un bleu de grotte sous-marine.

—C'est peut-être ça que Baudelaire appelait le bleu mystique, dit Mlle des Pois; car elle a une teinture de lettres, «une couche», disent ses amis.

On se sépare. La voix des femmes se mêle au bruit des portières refermées, et Mariolles, s'étant définitivement souvenu qu'il est marié, et même jeune marié, gagne avec un mélange d'inquiétude et de bonne humeur son appartement. Il frappe, tout doucement, à la porte qui le sépare de sa femme.

—Entrez, dit Sylvère.

Par la fenêtre restée grande ouverte, il aperçoit un instant la mer toute bleue, le ciel tout rose. Et il aperçoit aussi Sylvère, avec une pâle figure, assise dans son lit et qui ne dort pas. Un peu de gêne semble répandue dans l'air. Mais Mariolles a une idée triomphante. Avec un bon sourire, il vide ses poches: des billets, de l'or, de la nacre tombent sur le lit.

—Qu'est-ce que c'est que ça, crie Sylvère. Ah! vous avez joué.

Elle secoue la couverture avec dégoût: de fortes sommes, se réfugient sous les meubles.

—Et qu'est-ce que vous avez sur votre col? De la poudre de riz. Mon Dieu, mon Dieu, vous avez été avec des femmes!

—C'est... c'est le croupier, balbutie stupidement Mariolles. Voyons, ma chérie, ne pleure pas.

Il n'en faut pas davantage. La figure pâle de Sylvère, ses yeux agrandis de fatigue, tout cela s'effondre dans un petit mouchoir, tandis qu'elle gémit:

—C'est la faute de cet Espagnol. Je ne veux plus le voir. Et Imogène qui avait l'air de se moquer de moi, en me disant bonsoir. Mon Dieu, que je suis malheureuse!

Mariolles est écrasé par le poids de ses torts. Il s'assied, et, à son tour, pleure. Il a saisi sur un bras du fauteuil un bas de sa femme, qui est en soie tête-de-more, et s'en tamponne les yeux en répétant (car la correction de son langage se ressent du désespoir où il est plongé):

—Je me suis conduit comme un cochon... comme un cochon.

Cependant l'Atlantique non loin murmure, et lèche, à petits coups de langue, la plage, comme si elle était en sucre.



IV

LE BEAU VOYAGE

(La scène est à Biarritz et à Paris.)


Le temps, dont le vol apaisa tant de choses, depuis le courroux d'Achille jusqu'à l'appétit d'Ugolin et au tendre désespoir de La Vallière, a fait germer en quelques heures dans le coeur de Sylvère, la semence de miséricorde. Elle pardonne à Mme de San Buscar (au moins en a-t-elle bien l'air) et ne refuse pas qu'on aille à Paris en partie double, comme le lui a proposé pâteusement, au petit jour, un mari tellement désolé qu'il a fallu qu'elle-même le consolât. Autrement il ne serait jamais allé dormir, et, en vérité, il n'était plus bon à autre chose.

Sylvère pardonne aussi au baccara, tout en se jurant bien de ne pas laisser le monstre rôder autour de son ménage. Elle est en ce moment même agenouillée auprès de la commode en pitchpin, et ramène laborieusement, avec une ombrelle, quelques-uns de ces ronds de nacre et d'or, qui l'ont si fortement indignée il y a quelques heures. Ce n'est pas qu'elle les aime encore. Ceux de nacre surtout l'indisposent: ils sentent leur fruit davantage. Et puis elle les trouve prétentieux, avec ces chiffres qu'ils portent inscrits sur le ventre, au lieu de dire tout simplement, comme tant d'autres bibelots leurs confrères: Souvenir de Dieppe ou Pèlerinage national. Ah! en voici deux qui avaient réussi à se cacher aux trois quarts sous la plinthe. Elles profitent de l'ombrelle pour y entrer un peu davantage. Courte lutte; mais c'est Sylvère qui «les a». Ce sont des plaques de cinquante; elles sont d'une nacre plus belle, irisée et sombre, et d'un ovale oblong. «Deux mille francs», se dit Sylvère, en les faisant sauter dans sa main. Elle en est presque intimidée. Ce n'est pas qu'elle aime l'argent, dont le besoin ne lui est jamais apparu. Mais enfin, à la campagne, on entend souvent parler de deux cents pistoles, et, comme toutes les jeunes filles de son milieu, elle n'a jamais eu de loin mille francs à elle: elle aurait cru que c'était plus beau que ça.

Sylvère s'assied sur un tabouret pour mieux réfléchir. Elle est en chemise et fait à elle toute seule un joli tableau, moins joli pourtant que tout à l'heure, quand elle était à quatre pattes et la tête basse, à regarder sous la commode. Elle s'est même fait du mal aux genoux, et se les frotte en méditant.

C'est vrai qu'elle ne sait pas ce que c'est que l'argent. Sa dot est passée de son père à son mari, le temps de faire ouf. Et d'ailleurs ce sont des terres. Elle se représente assez bien mille francs là-dessus: deux ou trois vieux chênes que son père voulait vendre, et qu'elle a eu le caprice de sauver, ou bien cette toute petite enclave achetée l'autre année à un voisin. Elle se rappelle des phrases prononcées à cette occasion: «Ça ne tiendrait tout de même pas dans la main, ce mouchoir de poche-là», ou bien: «Qu'est-ce que vous voulez? Il faut bien payer l'agrément.» Et Sylvère songe encore à un saphir de sa grand'mère, dont elle sait le prix, parce qu'il y a toute une légende de famille là-dessus; le grand-oncle parti pour acheter un beau cadeau de noces, allant au Palais-Royal pour voir les bijoutiers, et n'en sortant plus, attaquant le biscuit un peu tous les jours, dans les restaurants, disait-on à Sylvère. A la fin, il acheta un saphir médiocre, et c'est une autre des formes que peuvent prendre mille francs.—Non, Sylvère n'a jamais eu d'argent, et encore ses frères le lui prenaient-ils au fur et à mesure. Encore si son père lui avait donné pour le voyage, à elle-même, ce petit portefeuille qu'il a passé à Tony, cyniquement, sous ses yeux, en lui disant: «Voilà pour prendre des fiacres, mon cher Antoine.» Et c'est des banques qu'il a prises avec. Il est vrai que si les femmes touchaient elles-mêmes leur dot, peut-être qu'elles joueraient aussi, ce qui serait odieux, quoi qu'en pense la belle Imogène.

On voit que Sylvère n'est pas encore très féministe; mais peut-être les opinions de ce genre sont-elles comme les huissiers, qui ne viennent qu'avec la misère. Cependant elle continue ses recherches et à composer de petits tableaux vivants. C'est agréable, se dit-elle, d'avoir l'Amérique pour premier vis-à-vis. On peut laisser sa fenêtre ouverte et se promener en chemise. On pourrait même...

Mme de Mariolles rougit un peu. Elle songe au temps jadis qu'elle avait peur, en se déshabillant, et peut-être, tout au fond, un peu envie, de donner des tentations à son bon ange. Qu'il y a longtemps de cela. Elle n'ignore pas, aujourd'hui qu'elle est devenue une façon de philosophe, combien ces esprits sont indifférents à la matière, serait-ce une matière aussi précieuse que le corps de Sylvère; ou du moins elle les imagine tels, et peut-être n'est-elle pas, éloignée de croire qu'il y a une part de niaiserie dans les intelligences trop épurées.

Enfin ses fouilles sont terminées; et tout le bénéfice de Mariolles est là, sous trois ou quatre états allotropiques. Alors elle frappe à la porte de communication; mais comme il y a d'abord le cabinet de toilette, son mari n'entend sans doute pas. Elle frappe plus fort, et une voix étrange répond au loin:

—... mmm... qu'y a?

—C'est midi passé, et Mme de Mariolles. Ils voudraient vous dire un mot.

—N'entrez pas, n'entrez pas, s'écrie Mariolles enfin réveillé.

Et à part lui, il songe:

—C'est que je ne suis pas bon à regarder avec des pincettes. Ma parole, j'ai encore ma chemise de jour.

Tub hâtif et froid, bouchonnage, coup d'étrillé, soins divers, etc. Et Mariolles frappe à son tour.

Comme par hasard, Sylvère met son corset.

—C'est extraordinaire, se dit Mariolles, une femme à sa toilette. On peut y venir à n'importe quel moment: elle est toujours à mettre son corset...

(La suite comme au chapitre II, dans des circonstances analogues. Les fatigues nerveuses ont des effets bien connus.)

... Et Mme de Mariolles, qui proteste encore, s'écrie:

—Il est plus d'une heure, et nous n'avons même pas déjeuné.

—Si on peut dire, fait Mariolles dans sa moustache.

—Et nous partons ce soir à dix heures.

Monsieur paraît inquiet.

—Nous partons?

—N'est-ce pas vous-même et M. de San Buscar qui avez décidé de partir pour Paris par le prochain train de luxe? C'est ce soir.

—Au fait, pourquoi pas? Et ce voyage à quatre ne vous déplaît pas trop?

—Mais au contraire. Les San Buscar sont charmants. Entre eux deux, on doit avoir l'impression de voyager dans le Texas.

—Vous êtes bonne. Tout de même, Mme de San Buscar va trouver que c'est bien rapide, partir ce soir. Si elle ne voulait pas?

—Imogène, ne pas vouloir? Laissez, laissez, je m'en charge.

Dans un wagon-restaurant, les San Buscar et les Mariolles, autour de reliefs souffreteux, causent.

—Ce sont ces dames qui l'ont voulu, dit Mariolles. Nous aurions pu dîner parfaitement à Biarritz.

—Pensez-vous que nous avions mauvaise cuisine, demande Imogène avec des yeux innocents.

—C'est-à-dire, explique Mariolles indigné, que je déplore de n'avoir pas apporté une volaille froide dans un journal.

La comtesse, dit San Buscar (c'est toujours de sa femme qu'il parle), ne reconnaît en cuisine que le homard, à cause qu'il est rouge, et la salade, pour le vinaigre.

—Oh! et le céleri cru, Cristobal, et le chutney, j'adore, et le Tabasco-sauce, et le... le...

—... prélude de Lohengrin, propose Mariolles.

—Non, une chose qu'elle est faite avec ce poisson qui sent beaucoup, qui n'est pas cuit.

—Le caviar?

—La morue, dit Sylvère.

—Non, je ne pense pas non plus.

—Comment dites-vous, mon cher ami? demande San Buscar, quand une chose vous embête: zut ou zout? je ne sais jamais.

La conversation tombe, comme un enfant, pas de très haut; elle ne se fait pas de mal.

Les messieurs fument. Imogène continue à poursuivre le petit nom de son poisson. Sylvère regarde derrière les longues vitres glisser silencieusement le paysage des Landes. Sous les premières étoiles, elles passent, par gradations insensibles, du violet au noir; et, au couchant, un peu de pourpre fanée pend encore.

—Vous ne dites rien, Sylvère?

—Ce paysage me plaît.

—Les Landes? Mais c'est odieux quand il n'y a pas d'incendie. Et je me demande, même, pourquoi nous n'en voyons pas ce soir: c'est la saison.

—Vous n'allez pas demander le registre des réclamations?

—Non, mais j'aime que les choses se passent régulièrement.

—D'abord, ça sent bon, continue Sylvère. Et il y a des tas de bruyères violettes et roses qu'on a envie de cueillir. Et puis j'espère toujours apercevoir un berger qui tricote sur des échasses, comme lorsque j'étais enfant.

Imogène lui prend la main, et de sa voix un peu rauque, si émouvante quand elle se fait tendre:

—Comme vous êtes drôles, dit-elle, vous autres Françaises. Il n'y a aucune part où vous avez joué, étant petites, ou bien étant grandes, pleuré, vous pourriez y revenir sans être émues. Les places où moi j'ai été, ou non, auparavant, c'est le même pour moi; même où j'étais amoureuse.

—Pourquoi me faites-vous ces yeux-là, s'écrie Sylvère; on dirait qu'il y a un noyé dedans!

—Et permettez que je vous dise, ma chère amie, intervient San Buscar avec gravité, les endroits où vous avez été amoureuse—vraiment...

—Plaignez-vous, Cristobal. Pensez-vous que c'est pour ne l'avoir jamais été que je partage avec vous mon lit-toilette cette nuit?

Mariolles fait une demi-grimace.

—Voulez-vous bien ne pas raconter ces choses, lui dit-il entre haut et bas.

Imogène, sous la table, lui allonge une ruade légère, presque une caresse, et Mariolles garde un instant entre les siens un pied mince et long qui s'avoue prisonnier d'assez bonne grâce.

—Que voulez-vous lui répondre? dit cependant San Buscar avec orgueil.

Mais Sylvère reste silencieuse. Elle regarde les Landes plates, toutes noires, maintenant, glisser le long du train.

A son côté, tout à coup, la vitre éclate, et une grosse pierre vient frapper San Buscar à la tête, sans force d'ailleurs. Il y a une minute d'effarement dans le wagon. On s'empresse autour de la victime qui n'a rien qu'un peu de surprise vaniteuse à l'idée d'avoir «essuyé» un attentat. Et il ne peut s'empêcher de croire que c'est lui spécialement qui a été visé.

Les gens continuent à s'agiter...

Un vieux monsieur pose des conclusions.

—Il est inadmissible que ce soit une plaisanterie. Le projectile, pour avoir percé une vitre aussi épaisse, a dû être lancé avec une fronde, et lancé adroitement. Non, c'est bien le crime d'un anonyme contre des anonymes, le type primitif de l'attentat anarchiste...

—... L'âge de la pierre impolie, dit Mariolles pour dire quelque chose.

Cependant Mme de San Buscar soupèse la pierre dans ses mains; elle a la forme à peu près et la grosseur d'un oeuf de cygne.

—J'en ferai un presse-papier, songe-t-elle tout haut. Et elle reprend: Comment s'appelle la place, savez-vous?

—Ychoux, je crois.

—Bon. J'écrirai dessus: Souvenir d'Ychoux.

Sylvère est pâle; elle a eu peur, et elle songe maintenant à cette haine qu'ils ont laissée derrière eux, au berger dont le bras fort a visé en vain la chose de luxe, insensible, brillante, qui continue de précipiter sa course à travers la nuit fraîche et résineuse.

Mais Mme de San Buscar rompant le silence:

—Ah! s'écrie-t-elle; je sais maintenant: c'est du Bummaloe-fish, que je voulais dire.


Sous le petit jour qui semble ne percer qu'avec effort l'appareil des verrières, la gare d'Orsay est immense, concave et grise, avec des lampes pâlissantes, des lanternes qui fuient en sens divers, et parfois le son riche d'une chose en fer qui résonne.

Tandis que leurs valets de chambre, lourds encore de sommeil, agitent sans but un désordre de sacs et de couvertures, nos voyageurs se confrontent. Ils ont des yeux trop noirs dans des visages trop blancs, et cet air de gêne et de froid que laisse une toilette bâclée, une toilette «sur le linge».

—On pourrait, propose Mariolles, laisser les bagages s'arranger avec les domestiques et ruer soi, sur l'hôtel.

—Qui est-ce qui a télégraphié au Léviathan?

Personne n'a télégraphié au Léviathan-Hôtel. Les San Buscar et les Mariolles échangent des regards chargés de muets reproches.

—Partons tout de même, fait Sylvère.

Elle est un peu lasse des trains dits de luxe, des pseudo-dévêtissements sur les lits-attrape, et elle se prend à regretter l'honnête coin de première de son enfance, avec des plaids.

Seule Imogène proteste, et tient à vérifier que ses colis sont au complet. Elle n'en a que neuf, n'ayant pu, en un jour, emballer tout le nécessaire; mais elle n'en professe que plus d'amour envers ce qui lui reste, comme les mères ont accoutumé pour le peu d'enfants que leur a laissés une longue guerre.

On se résigne; on monte à l'arrivée des chemins roulants, pour se placer, selon les indications précises de la Compagnie, devant la bouche dont la lettre correspond au numéro de son billet (à moins que ce ne soit le contraire ou autre chose). Imogène guette à la place indiquée. Les colis les plus incohérents: cartons entr'ouverts, malles de bonne avec du poil dessus, peaux de truie, etc., montent, montent, d'un train uniforme, avec un peu de cet air bête qu'affectaient, à l'Exposition, les touristes du trottoir en rond. Enfin paraissent ceux d'Imogène; mais, comme s'ils dédaignaient de la reconnaître dans son attente désolée, de droite, de gauche ils virent, ils s'égaillent, vers tous les comptoirs où elle n'est pas, manifestant ainsi une fois de plus l'obscure malice des objets mobiliers.

Tant bien que mal on les rassemble (peut-être qu'ils n'ont plus envie de jouer); ils sont là tous les neuf, en robe kaki timbrée de violet, et tout le monde s'ébranle vers le Léviathan-Hôtel.

Trois quarts d'heure de course, on descend devant le caravansérail de l'avenue du Bois. D'un joli blanc de plâtre que la patine de Paris n'a pas encore flammé de noir, on dirait quelque monstre géant et modern-style, accroupi au bord de la route. Cependant paraît un employé amnésique et polyglotte, pour qui, malgré ses efforts, la plupart des choses n'ont plus de nom dans aucune langue. On finit par s'entendre: deux petits appartements au cinquième (avec balcon) sont mis à la disposition des infortunés explorateurs. Et déjà ils se hâtent vers leurs lits, impatients de réparer le repos qu'ils ont goûté dans le train.

Les Mariolles ont un petit salon, une chambre à deux lits et un cabinet de toilette dans lequel on s'occupe de transporter leurs bagages. Ils ont été tout droit se coucher sans beaucoup prendre garde à l'ameublement, et c'est ainsi que bien des splendeurs modernes leur ont échappé. Le petit salon surtout, avec ses bois teints, ses cuivres à l'emporte-pièce, ses chaises en forme de céleri décortiqué, ses tables hérissées d'angles dangereux, présente on ne sait quel air anglo-belge des plus ressemblants. Pourtant nul ne l'admire, et déjà, sans doute, les Mariolles se sont abîmés dans les ténèbres du sommeil.

Mais voici, sans qu'ils s'en doutent, qu'il leur arrive des visiteurs: inopinément la porte du corridor s'ouvre et introduit dans leur petit salon:

1° Un Anglo-Saxon très rasé, apparemment Américain, en habit et complet état d'ivresse;

2° Une charmante petite dame de 1m,65, blonde, mince, et d'une élégance un peu exotique qui fait penser qu'on l'aurait aperçue au Delmonico ou chez Cubat, eût-on fréquenté seulement un peu les capitales attenantes à ces restaurants.

Ils semblent du reste se considérer tout à fait comme chez eux. La petite dame s'assied, et, ouvrant un étui à cigarettes en or cannelé:

—Mon cher, dit-elle, donnez-moi un peu de feu pour une cigarette.

Avec des gestes mal coordonnés, le jeune homme fouille dans toutes les poches d'un habit un peu fripé. Le haut de forme aussi a subi des atteintes fâcheuses, tandis que son devant de chemise laisse pendre, au bout d'une chaînette d'or, un bouton qui oscille au même rythme que son maître.

—Oh! je n'ai plus d'allumettes, dit-il; je vais en prendre dans la chambre.

Et il va pour ouvrir la porte; mais Mariolles l'a close tout à l'heure, ce qui semble irriter fort le nouveau venu, en sorte qu'il la comble de coups de pied.

—Blesse leurs yeux! jure en une langue indéfinissable l'étrange étranger. Et il ajoute, parmi les coups de semelle:

—Il y a des voleurs dans mes chambres.

—Menteur! fait la petite dame, qui en perd son accent russe. Et elle reprend plus languissamment:

—Tâchez de les faire sortir, Lord, s'il y a moyen. Je voudrais tant les voir.

Mais Lord ne fait que jurer et ruer, et elle ajoute, ayant ressaisi toute sa petite dignité nonchalante:

—Moi qui avais envie, justement, de me coucher avec vous.

Cependant Mariolles se démêle avec surprise d'un sommeil obscur. Un instant il rêve que c'est Imogène, là, en train de forcer sa porte. Mais les derniers coups de pied le réveillent: il lui semble que son rêve monte, monte, avec lui, d'un obscur abîme, et vient crever à la lumière, comme une bulle d'air qui était posée sur les feuilles, au fond de l'eau. Sylvère, de son côté, ouvre, avec une épouvante confuse, des yeux gris tout brouillés de songe.

—Oh! oh! qu'est-ce qu'il y a, crie enfin Mariolles.

—Voulez-vous sortir tout de suite, crie de son côté le jeune homme ivre, et me laisser les chambres.

—C'est un fou, pense Mariolles, qui se décide à aller voir sans se vêtir davantage.

Confrontations de quelques secondes au bout de quoi, devinant un ivrogne qui se trompe d'appartement:

—Qu'est-ce que vous demandez, dit-il: pas à boire, je suppose. Vous ne voyez pas que ce n'est pas ici chez vous?

—Voulez-vous sortir, continue l'autre. Et qu'est-ce que vous avez fait de mes costumes? (Car l'appareil léger de Mariolles se confond, dans cette cervelle éclairée à l'alcool, avec une vision de vêtements mis au pillage.)

—Voyons, laissez-moi dormir, ou je vous fais fiche dehors par la police.

—Au voleur! au voleur! hurle le Yankee; et, de son pied, il empêche Mariolles de refermer la porte. Celui-ci, impatienté, envoie, d'un coup de poing sec au creux de l'estomac, le jeune étranger prendre contact avec un guéridon derrière lui. Ces deux objets se répandent aussitôt; l'Américain se relève seul, et, saisissant prestement son revolver sur sa cuisse droite il le décharge (trop haut) contre la porte refermée. Un seul coup part, et le jeune homme, regardant son arme, constate qu'il ne s'y trouvait qu'une balle.

—Oh! gentlemen, s'écrie-t-il, en se remettant à tambouriner contre la porte, voulez-vous me prêter des cartouches?

A la fin, au bruit, et aux coups de sonnette de Sylvère épouvantée, un valet et une servante se déterminent à accourir lentement. Mais la vue d'un jeune homme évidemment courroucé, qui brandit une arme fumante, les confirme dans l'idée qu'il ne sied point au domestique de se mêler à la querelle des maîtres, et cependant la dame à l'accent russe, qui a fini par trouver des allumettes, fume des cigarettes au hashich, et se tient commodément assise à contempler cette petite scène.

Elle ne tarde pas, d'ailleurs, à le devenir de famille, Mme de San Buscar (peignoir de linon vert-de-gris, babouches de fourrure, chignon hâtif, très bas, sur la nuque), qui survient avec son mari, reconnaissant son frère dans l'assassin.

—C'est vous, Lord!

—Tiens! Imogène. Je ne pensais pas vous voir avant deux ou trois jours. Bonjour, San Buscar. Comme ridicule vous êtes, avec cette chose sur la tête.

Le fait est que Cristobal, habillé à la hâte, est resté coiffé d'un foulard noir et rouge, qui lui fait des cornes sur les tempes. Laissant les siens s'arranger entre eux, il s'occupe à calmer les domestiques, dont le courage a crû avec le nombre, et qui, cinq ou six maintenant, parlent de traîner le meurtrier chez le commissaire.

—Au Mexique, leur explique-t-il, cela ne ferait lever personne. On y tire des coups de revolver toute la nuit, pour la moindre controverse, pour rien, pour le plaisir. Dans sa chambre, tout seul, on fait des cartons, pour s'entretenir la main.

Et son foulard lui donne un air patriarcal qui sème la conviction dans les coeurs.

—Lord, dit Imogène, vous allez faire des excuses au baron de Mariolles-Sainte-Mary, c'est mon ami, et sa femme, quand vous la verrez.

—Je ne la connais pas, fait le jeune homme.

—Oh! c'est vrai; mais justement, vous devez.

Il songe un peu, et puis, indiquant la petite dame:

—Laissez-moi, dit-il, vous faire connaître mon amie, Mme d'Erèse.

Imogène s'incline sans marquer d'enthousiasme; comme la matinée, elle reste fraîche.

—Je l'ai connue hier soir, continue Lord, qui explique sa jeune amie comme un tableau;—par Clodowitz. Mais nous l'avons laissé sur un canapé: il avait bu, beaucoup. Madame, elle, est Persane, ou Parthe, d'un pays qui s'appelait... Comment déjà?

—L'Atropatène, donc, déclare Mme d'Erèse.

A ce moment la fameuse porte s'ouvre, et Mariolles, à peu près vêtu, paraît. Il a sans doute reconnu les voix, de sa chambre, et ne paraît point trop surpris des conciliabules qui s'offrent à ses yeux.

—Oh! monsieur de Sainte-Mary, dit Imogène, laissez-moi vous présenter le plus désolé jeune homme d'Amérique, de son erreur. Mon frère, Master Lord Harryfellow.

—Je suis enchanté vraiment, dit Mariolles; et on se serre la main avec une telle cordialité que le bouton d'or, au bout de sa chaînette, oscille violemment.

—Vous ne voudriez pas avoir, reprend Lord, un verre de sherry?



V

LA TOURNÉE DES GRANDES-DUCHESSES


Le petit salon de Mme d'Erèse est art-nouveau au point que les meubles en font: Bing! dès qu'on y touche; si tourmentés d'ailleurs de formes qu'ils évoquent ces amusettes ingénieuses où l'Inquisition d'Espagne dépiautait les hérétiques. N'est-ce point là tout ce qu'il faut à une société qui ne sait plus se tenir assise?

Quelques bibelots d'une flagrante inutilité se tordent dans les coins, comme des vignes d'avant le phylloxera. Sur le mur, des estampes singulières attristent un papier touffu de William Morris: le Christ aux orties, oeuvre confuse et belge, y fait pendant, par-dessus la sanglante Sainte Thérèse, de Rops, à la Sapho Malthus alter, de Beardsley; et une obscénité anglaise du XVIIIe siècle, où de la viande nue et rouge rit par mille rides, semble saine à côté.

—Bonne affaire, votre Rowlandson, dit à Mme d'Erèse une personne mûrissante et blonde comme le froment de juin.

—Pour qui? répond la jeune femme.

Mme La Mortagne (c'est le nom de l'amie), qui a servi d'intermédiaire en cette négociation, comme en bien d'autres, se tait, et pince sa bouche grasse.

Elle n'aimait point qu'on la fît se souvenir des affaires faites, ni du temps passé—passé, s'il faut l'en croire, à s'occuper d'oeuvres. Oui, mais lesquelles? Au moins excellait-elle à mettre en rapports un certain ordre de personnes charitables avec les familles embarrassées de grands pianos et de petites filles.

Très bourgeoise, quant à elle, Palmyre La Mortagne élevait sévèrement, à l'ombre de Saint-Sulpice, parmi le reps et l'acajou d'un cinquième escarpé, deux jeunes La Mortagne déjà sur leurs robes longues, et que toutes sortes de raisons lui faisaient tenir à l'écart de son ordinaire entourage. Palmyre ne passait d'ailleurs pas pour avoir montré à l'endroit de ses contemporains cet invincible éloignement qui afflige M. Piot; et cela même la faisait dater en quelque sorte dans le milieu presque purement féministe, si on ose dire, de ses amies et clientes.

A défaut de ses filles elle y promenait, comme en laisse, M. Emmanuel La Mortagne, homme mûr, de blanc barbu, et dont la tête était si étroite qu'il semblait ne se pouvoir présenter que de profil; avec cela s'efforçant au majestueux. Mais il donnait le sentiment, en réalité, d'un aigrefin pusillanime, sans joie; et que tous les vilains métiers, qu'à sa figure on voyait bien qu'il faisait, c'était comme par pénitence.

Donc Palmyre pinça sa bouche, et regarda la maîtresse de la maison. Celle-ci était cette même personne, douée d'un léger accent russe, que Lord avait amenée un matin au Léviathan-Palace. Elle s'appelait Floride de son petit nom, ne mettait point l'orthographe, et ce qu'on en savait le mieux, c'est qu'un M. d'Erèse, en effet, avait vécu assez longtemps pour la prendre en mariage, au moment même de la laisser veuve et sans un sou. Au reste, elle avait du charme, des vices, un salon dont les rares Parisiens qui s'y étaient trouvés confondus parmi des colonies étrangères, soupçonnaient que sa chambre à coucher n'en était pas loin.

Telle était la dame avec qui Lord passait pour être du dernier bien.

—Mais, reprit Floride, répondant à ses pensées, les Américains, ma chère amie, c'est des hommes qui ne tirent pas à conséquence... Et, au fond, ce qu'il y a de préférable chez eux, c'est leurs femmes.

—Floride! fait Palmyre d'un air de reproche.

—Oui, oui, je sais que nous n'avons jamais eu les mêmes dégoûts. Oh! et puis: flûte; je préfère encore mieux la cocaïne.

—C'est le joujou nouveau, décidément.

—Oui, la morphine ne se porte plus. Tandis que l'autre: il n'y a pas comme ça, et un corset, pour vous soutenir. Figurez-vous, je m'étais mise à en prendre des paquets... jusqu'à m'endormir vingt-quatre heures, une fois, chez la même personne... une de mes amies.

—Vous pourriez dire: un.

—Bien, bien. Et le mieux c'est qu'elle n'avait qu'un seul dodo, et qu'elle attendait son oncle, je crois. Ce qu'elle n'a pas fait pour me réveiller. Me jeter de l'eau, me chatouiller sous les pieds; jusqu'à me crier dans l'oreille: «Voilà une lettre chargée!» Rien n'y a fait, que la faim, je pense. Car je n'ai rouvert les yeux que pour réclamer mon chocolat.

—En fin de compte, qui est-ce qui vous a donné ce goût?

—C'est cet imbécile de Lord. Lui en prenait à cause de ses battements de coeur. Alors, pour lui tenir compagnie... J'aimais autant ça, parce que ça le rendait encore plus sage qu'à l'ordinaire. Et puis, ça me le faisait voir différent. Lui aussi il perdait la tête, trouvait que je ressemblais à Mme de San Buscar; je lui renvoyais le compliment. Nous parlions d'elle; il me baisait les mains; le temps passait. C'est vrai, au moins, qu'il lui ressemble, en plus menu—et qu'ils s'aiment beaucoup. Je voudrais que vous les voyiez ensemble: on dirait mari et soeur.

—L'heureuse famille, quoi. Et le San Buscar, qu'est-ce qu'il dit?

—Mais, ma chère, il n'y a rien à dire. Vous pensez bien qu'avec le petit frère je suis au courant. D'ailleurs, si vous voulez demander à San Buscar, il va venir.

—C'est lui, le rasta généreux, dont vous me parliez l'autre jour, à propos de ces jarretelles que vous faites faire?

—Ah! en vermeil. Oui, c'est lui.

—Et aussi... Américain que son beau-frère?

—Non, fait Floride, avec un air de découragement. Lui, c'est du Sud; il faut s'employer. Figurez-vous que j'ai._._._._._._._._.

Ici l'on sonne, et l'introduction de San Buscar provoque bientôt le départ de Palmyre, quoique Floride tâche à la garder encore, comme sauvegarde. Mais San Buscar roule sur Mme La Mortagne des yeux pareils aux boules d'un loto tragique, en sorte qu'elle s'en va; et le lecteur imagine sans peine tout ce qui s'ensuit.

Cependant M. Gédéon-Lord Harryfellow (de Minneapolis) et sa soeur Imogène étaient en train de s'entretenir en leur langue maternelle, du moins si l'on peut accoler à l'anglais cette caressante épithète.

Comme tout ceci se passait quinze jours plus tard, au moins, que la petite bagarre du Léviathan, Lord était sensiblement dégrisé. Selon son habitude, il ressemblait au premier Consul, en plus grec et en moins penseur: sa pensée, il faut le dire, ne s'exerçant d'ordinaire que sur des objets peu compliqués, une bonne partie de golf, par exemple, ou de poker,—un cheval qui saute, derrière le lointain renard, dans le matin vif,—ou bien encore cette odeur rapide de drogue et de noisette qu'exhale un cristal creux, où le soda mousse dans du wiskey. A part cela, indifférent; et, de toutes ces belles envies dont souffre l'Europe, n'ayant que les rudiments; quelque chose comme une appendicite de vices: assez pour en souffrir, trop peu pour que cela lui servît à quelque chose.

Sa soeur se plaisait à son visage. C'était comme le sien propre qu'elle aurait vu respirer en face d'elle.

—C'est entendu, Lord, vous nous faites faire la fête, ce soir.

Lord répond avec gravité:

—On ne pourra pas boire, presque du tout.

—Mais si, mais si. Et puis, pour une fois. Savez-vous que vous êtes peu aimable pour Mme de Mariolles; vous ne lui faites même pas la cour.

Lord cherche un peu ses mots, et répond:

—Vous m'aviez dit qu'elle vous ressemblait. Je ne trouve pas, pas assez.

—Ça n'est pas une raison; et puis, elle est plus jeune que moi.

—A son âge, vous étiez déjà une splendide femme.

—Je sais, je sais...

—Ça vous est désagréable, que je vous le dise?

Imogène caresse son frère de ses yeux grisâtres, et, lui mettant la main sur l'épaule, doucement, comme on repose une tasse de thé:

—Mon petit Lord, vous devriez aller voir la nouvelle salle du Pinturichio, au Vatican.

Le jeune homme, réfléchit quelques secondes; puis, assuré qu'il ne comprendra pas de lui-même:

—Pourquoi? demande-t-il.

—Pour rien; pour vous rendre compte que les costumes ont changé depuis les Borgia. Et, à part cela, si vous voulez être aimable pour moi, tâchez de l'être un peu davantage ce soir, pour mon amie Sylvère.

Lord a rougi.

—Je vois ce que c'est, Imogène. Vous voudriez que j'occupe cette jeune dame, pendant que vous flirtez avec son mari.

—Lord, vous êtes un cynique.

—Et pensez-vous que ça m'amuserait de...

—Lord, vous êtes un jaloux.

—Votre mari ne l'est pas assez. Je vais lui ouvrir les yeux, moi.

—Vous ne ferez pas ça. Il en parlerait à Mariolles; ça casserait tout. Et puisque ça n'est que pour s'amuser, mon petit Lord, pour troubler un peu ce ménage. Je les aime bien; mais ils ont l'air trop heureux, aussi, de leur bonheur. Et si vous ne dites rien, je serai bien gentille avec vous...

Elle prend son bras.

—... comme lorsque vous étiez petit, et que, de la varangue, nous regardions le lac.

Lord revoit soudain les jours de son enfance, les jours heureux de Minneapolis, la villa de brique et de pierre, à porche rond; sa soeur, plus grande que lui, en robe courte encore et chaussettes cachou. Lord est ému, Imogène victorieuse.

—Quant au dîner, ne vous en mêlez pas, reprend-elle. Mariolles a promis de nous mener dans un endroit drôle, où il va des poètes, à la Ca' d'oro, je crois, ça s'appelle.

Le jeune homme songe que ce doit être un restaurant fastueux, où les mets sont remplacés par des danses et la musique. Il approuve avec la tête, en regardant sa grande soeur de ses yeux clairs et beaux qui ne laissent jamais rien lire.

—Si vous étiez gentille tout de suite, dit-il enfin, vous viendriez avec moi au Bain de Cuir.

—Au...?

—Au Bain de Cuir; c'est le bar de l'hôtel. Il est très convenable, à cette heure: il n'y a personne.

Le bar du Léviathan est dans le sous-sol. Il semble d'abord qu'on aille visiter les égouts; et, quand on y est, c'est comme un paquebot énorme d'acajou et de cuir, qui se serait enlisé là solidement. Tout y est démesuré d'aspect, massif, confortable; et les gens qu'on y voit boire ont l'air, en plus moderne, des compagnons d'Ulysse dans la caverne de Polyphème. Mais ce bon géant n'y est pas à cette heure-ci, ni lui ni personne, ou presque. Derrière son comptoir, qui ressemble un peu à un monument mégalithique, le barman en smoking blanc somnole; et, seul, à quelques kilomètres dans la direction du billard, un monsieur joue aux dominos avec une personne en robe princesse. De temps en temps, il jure; et elle alors, en bombant sa gorge, fait éclater les facettes d'un rire aride et étincelant.

Lord les regarde avec indignation, comme s'ils lui volaient quelque chose; mais bientôt ils disparaissent par une porte de fond dans les profondeurs de quelque autre caverne; et ces vastes solitudes restent uniquement vouées à l'amitié fraternelle.

Imogène et le jeune homme sont assis dans une espèce de demi-lune, parmi les coussins d'un hémicycle de cuir capitonné. Un peu de jour, qui filtre sur leurs têtes par un soupirail de verre à bouteilles, se mélange tristement avec la lumière électrique.

—Qu'est-ce que vous buvez là, Lord?

—Toujours le même, wiskey and soda.

—Ah! cette chose qui vous met dans des transes. Je voudrais goûter.

—Oh! vous n'avez jamais, même en Amérique? Je vais demander un verre pour vous.

—Vous ne voulez pas que je boive au vôtre?

Lord le lui tend: les doigts de sa soeur se posent sur les siens autour du cristal, de façon qu'elle porte à la fois vers ses lèvres le verre et la main du jeune homme.

—Vous tremblez, dit-elle. (Et elle boit.) Pouah! que c'est mauvais. Faites-m'en boire encore, voulez-vous. Qu'y a-t-il? Vous êtes tout pâle. C'est vrai que je vous trouve très changé par ce voyage,—tout à fait un homme, maintenant. Je ne pourrais plus vous prendre sur mes genoux, vraiment.

A ce moment, Lord, qui en effet est pâle, la regarde avec une telle intensité que ses yeux en prennent de la signification. Mais Imogène reprend avec simplicité:

—Je veux dire que vous devez être beaucoup trop lourd.

Et elle ajoute, d'un air de rêver:

—Aussi lourd, I bet, que M. de Mariolles... Mais ne me regardez pas comme si vous alliez me tuer, Lord.

Elle a mis sa main belle et grande devant sa bouche et ses yeux gris, comme la Vergognosa du Sodoma; et on voit qu'elle tient son sérieux. Mais son rire enfin triomphe. Comme une source qui jaillit, volubile, multiple et riche, il éclate sous la voûte, monte, ruisselle.

—Qu'avez-vous, demande Lord d'une voix changée, d'une voix de garçon qui mue. Il se penche, et sa bouche défiante semble menacer les lèvres entr'ouvertes d'Imogène.

—Laissez-moi, Lord. Vous voyez bien que c'est à Cristobal que je pensais.

Elle se reprend à rire en lançant à son frère des regards en dessous. Et tout à coup une voix amie se fait entendre derrière eux: c'est Mariolles.

—Quelle idée de s'enfouir en plein jour dans ce sarcophage. Bonjour, Lord. Va bien?

—Bonjour.

—Merci. Moi qui vous cherche partout pour ce dîner de ce soir. C'est toujours convenu?

—Certainement, répond Mme de San Buscar. Ça colle, comme vous dites.

—Mais je ne dis jamais de ces choses-là.

—C'est que vous n'avez pas bu de wiskey.

Là-dessus, ayant pris rendez-vous pour tout à l'heure, on se sépare. Imogène a des courses à faire. Mariolles va retenir leur table pour le dîner.

Ce n'est d'ailleurs pas loin du Léviathan, et, le soir, toute cette jeune bande s'y rend à pied.

—Car, dit Mme de San Buscar, quand on est pour vadrouiller, ça n'est pas pour faire de l'esbrouffe.

—Évidemment, répond Sylvère d'un air grave.

La Ca' d'oro tient le milieu entre le boarding house et la villa de cocotte. Il y a des enfants, un ping pong; on y joue le poker; et des messieurs mûrs, de temps en temps, y logent quelque jeune parente de la province que mille raisons de famille les empêchent de présenter à leur femme. Les patrons: une Italienne maigre, blonde, au bavardage avisé, qui sait le tarif de bien des choses; et son mari, M. Joffre, autrefois, comme une poularde, venu du Mans, et qui cligne dans sa face aux mille rides des yeux rigoleurs, où l'on puise cette impression rassurante que M. Joffre, pour de l'argent, ferait jusqu'à des choses honnêtes. Il serre avec effusion les mains de Mariolles, un peu gêné.

—Merci, monsieur Joffre, très bien. Et ces messieurs de l'École française, toujours fidèles?

—Ah! Monsieur, nous ne recevons plus du tout d'hommes de lettres. C'est plutôt des dames, maintenant.

En effet, c'est plutôt des dames. Sur une trentaine de personnes, seuls cinq ou six mâles sont assis ça et là, piteusement. M. La Mortagne fait partie de cette élite. Muet et de profil, il se gave au sein versicolore d'une trolée féminine que préside, l'air impérieux et lointain, la célèbre Mme N... Arrivée naguère ou jadis du Chili avec un sac énorme, elle se maria et envoya son mari surveiller ses mines; inutile, certes, qu'il était à cette belle et singulière personne, aujourd'hui un peu molle, un peu mûre, mais toujours de grand air. Depuis longtemps, dans son milieu, on l'appelle Belle Amie.

A reconnaître Mme La Mortagne, San Buscar a, un instant, craint ou espéré voir aussi Floride. Mais elle n'y est point; il entend qu'on parle d'elle, précisément, et qu'elle dîne à Montmartre avec un monsieur. La Chilienne fait la moue.

—Au moins, dit-elle, s'il avait quelque chose pour lui.

—De la galette il a, pour lui, riposte Palmyre; et M. La Mortagne la regarde d'un air sévère, en passant sa main dans sa grande barbe, comme s'il y cherchait des pensées ou des miettes de pain.

Des tables plus petites se partagent le reste de l'assemblée. C'est jour anniversaire, paraît-il, pour l'une de ces dames. De quoi? On ne sait pas bien, mais il règne à la Ca' d'oro un air de fête. Belle Amie offre à toute venante quelque peu d'une de ces tisanes sans danger dont l'ivresse se dissipe en quelques éternuements. Et on parle de bal. La petite Perdicion, chorégraphe espagnole, dont les cheveux couleur goudron ondulent sur un front bas, a promis un intermède, et fait venir pour lui servir de vis-à-vis un vieillard au teint de cuivre, et aussi un adolescent du plus agréable aspect.

Après le dîner, qui ne présente comme incidents notables que le bris d'un saladier dont la sauce se répand sur plusieurs robes, et une violente altercation entre une dame âgée et un jeune homme qui dînent en tête-à-tête, on passe au salon, et, tout de suite, Perdicion prélude, avec le vieillard, à ses exercices.

Elle est comme frottée d'huile: autour de sa croupe et de son ventre, qu'elle bombe tour à tour ou ravale, l'appareil de ses membres se meut sans effort. On dirait quelque bête à fourrure qui s'étire, qui va bondir, élastique, impondérable. Et tout contre elle le vieux danse d'un air blasphématoire en agitant des castagnettes. Quelle sombre folie l'agite; tandis qu'il bave de sa bouche sans dents, ses mains dressées et retentissantes semblent attester au plafond d'invisibles et cruels fétiches.

L'Espagnole est infatigable: c'est le jeune homme qui lui fait vis-à-vis à son tour. Il danse avec mollesse, non sans grâce; des dames lui font cercle et semblent, par leurs regards couverts, se désigner des charmes ingénus dont elles s'irritent, mais s'avoueraient tentées peut-être, si Belle Amie n'était là pour les maintenir, de son oeil gelé, dans la bonne voie. Mme de San Buscar se mêle au ring; elle cause même avec ses voisines et semble chez elle. Mais Sylvère, assise à l'écart, se sentirait moins à sa place, n'était un peu de vin de Bourgogne qu'elle a bu et qui la rassure. Elle regrette toutefois les poètes, Colchis surtout, dont son mari lui avait vanté les vers blancs, les yeux noirs et les cheveux bleus.

Maintenant c'est un quadrille. Des bras et des jambes jetés composent une agitation bien française.

—J'aime autant Bullier, dit Mariolles; si on calterait?

—C'est vrai, dit Imogène avec son accent américain, qu'ils commencent à nous courir; n'est-ce pas, Sylvère?

Sylvère fait un geste vague; Cristobal ouvre des yeux grands comme des pommes d'escalier, et l'on sort au moment qu'un monsieur commence d'une voie basanée:

La virgen del Pilar dice (bis)

Que no quiere estar francesa...

Mais une fois dehors et quand ils ont hélé deux voitures:

—Où va-t-on? s'informe quelqu'un.

Nul n'en sait rien. Mariolles lui-même est perplexe.

—Voilà. Il y a quelques années, on aurait été au Chat Noir, chez le Père Lunette, chez Bruant... Sous le second Empire...

—Mais nous sommes à aujourd'hui.

—Moi, je voudrais voir des voyous...

—Il y a la Chambre...

—Il y a les Carrières.

Et tous de crier, comme Platon:

—Aux Carrières! Aux Carrières!

—C'est que je ne sais pas où c'est, avoue Mariolles.

L'un des cochers non plus. L'autre sourit:

—C'est loin, dit-il; à dix kilomètres au moins, derrière Montmartre. Et puis il faudrait de la troupe.

Cette remarque refroidit tout le monde.

—Il y a le Maxim's, dit San Buscar.

—Comme turne nouvelle, dit Imogène, ça y est. Il y a Voisin, aussi. Seulement ils n'ont pas fini de croûter, dans ces endroits.

—De... quoi?... demande Cristobal, avec ces mêmes yeux ronds.

—De briffer, si vous aimez mieux. Comprenez donc rien, aujourd'hui?

Par lassitude on tombe d'accord d'aller au Quartier Latin. Le hasard, peut-être, assemble dans le fiacre de queue San Buscar, Lord et Sylvère, déjà tristes tous trois, ah! si tristes, de leur petite fête. Sylvère lutte encore contre sa jalousie, mais d'un coeur moins vaillant. Elle songe à l'autre fiacre, à ce qu'on y peut faire: des images dégoûtantes et précises lui naissent; un genou découvert, une main qui rampe...

Mais on s'arrête devant une taverne éclatante. On descend de fiacre; des camelots crient, une fille en rouge tire la langue à Lord; et l'on sombre dans un sous-sol, parmi le cri et la fumée d'une jeunesse mal vêtue: pharmaciens de l'avenir, Panamistes futurs, nègres; et leurs compagnes, d'une allure giratoire, promènent alentour des toilettes, des joues aux couleurs vives.

—C'est le printemps de la nation, explique Mariolles.

Près du billard un jeune homme est étendu dans la sciure de bois qui saupoudre le carreau. Il vient de passer d'une attaque d'alcoolisme à une espèce de catalepsie; et un de ses camarades, pour le faire revenir, lui frappe la figure d'une serviette mouillée, en bégayant de fortes injures, tandis qu'un troisième, tout jeune, est assis, le menton dans sa main, et déclare de temps en temps d'une voix défiante:

—Moi, j'abhorre le sophisme.

Comme ce sont là toutes les joies du cru, la petite bande s'en va, après avoir bu du grog américain qui se trouve excellent. Dehors, on retombe aux hésitations. On irait bien au bal Bullier; mais justement ce n'est pas le jour; en sorte que, suivis des fiacres, il descendent tristement le Boul'Mich' des légendes. Seul, Lord ayant atteint sans doute les bornes de sa mélancolie, saute à la joie, et déclare, sans bien dire de quoi il s'agit, que c'est la chose la plus «funny» qu'il ait jamais vue.

—On est tout près de la rue de la Harpe, dit Mariolles. Il y avait là autrefois un certain père Chocolat. Malheureusement...

—La jambe, s'écrie Mme de San Buscar.

Ni le Vachette austère, ni le Soufflet nombreux en Polytechniciens ne les attirent. Quelqu'un parle d'aller à Montmartre. Quelle révélation! «Cocher, à Montmartre!»

Elles fiacres repartirent.

Longtemps ils roulèrent. Tour à tour on les vit s'arrêter à la porte de quelques cabarets à musique, où d'ailleurs les chants avaient cessé. Puis ce fut le Capitole, citadelle bien gardée—le Néant, où l'on est servi sur des espèces de cercueils poussiéreux,—le Hanneton, où des dames, deux par deux, étaient assises. Et partout il fallait boire, ou le feindre tout au moins.

—Il y avait bien le Scarabée, qui était une boîte singulière, dit Mariolles, mais on l'a fermé.

—Et vous, dit Imogène.

—Il y avait le Clou, aussi, qui était très bien, avec des Steinlen; et un pianiste dans la cave...

—Mais, Tony, c'est un voyage rétrospectif.

—Alors, Mariolles, demande Mme de San Buscar, c'est tout ça que vous savez faire, et puis boire. Votre tournée des Grands-Ducs, après tout, c'est une tournée sur le zinc.

—Qu'est-ce que vous voulez! Paris devient triste. On ne peut pourtant pas louer les égouts pour s'y promener aux flambeaux—ou bien souper avec Mlle Casque d'Or au Porc frais. C'est trop cher.

—Où est-ce, le Porc frais?

—... N'existe plus.

—Je vous répondrais bien quelque chose, si j'osais.

Et, l'injure à la bouche, Imogène regarda Mariolles avec tendresse, sous le jaune bec de gaz. Sylvère frappa le trottoir du pied.

—Allons aux Halles, dit San Buscar, qui pensait à Floride.

Les fiacres repartirent, cahotèrent longtemps sur un pavé inégal et sonore, s'arrêtèrent. Puis on descendit au fond d'un humide caveau, où des gens chantaient d'un air de misère, en buvant du vin blanc. Puis on entra chez un bistro qui servait du café au lait à des hommes en blouse. Lord, avec sa canne, y cassa un lustre à pétrole qu'on lui fit payer vingt-deux francs. Puis on erra parmi les Halles, à travers l'atmosphère tumultueuse, bariolée d'odeurs. Cela sentit tour à tour le poisson, les fruits ou ces légumes frais et nus qui sortent de terre: ils firent rêver Sylvère à sa province.

Au petit jour on échoua chez Baratte, dans la grande salle. Deux violons y chevrotaient leur filet d'âme; un monsieur ivre injuriait à voix basse une femme qui pleurait dans son verre, sans rien dire; et tout le monde semblait las et verdissant. Sylvère avait envie de pleurer, mal à l'estomac. Imogène but encore du champagne. Son chapeau était un peu en arrière; ses cheveux fort défaits; le cerne de ses yeux comme du kohl: avec cela elle restait, sous la cruelle lumière du matin, d'une beauté sans reproche.

On sortit enfin. Il y avait du soleil déjà en haut des toits; et, sur le sol, de grands tas verts, rouges, qui était des choux ou des carottes. Et les fiacres repartirent.

Or il arriva que, le second ayant pris la tête, Imogène et Mariolles apparurent un instant, les bouches fort profondément unies. Ce ne fut qu'un éclair, et San Buscar n'en distingua rien. Mais Lord les vit; il vit aussi Sylvère devenir toute blanche, et lui pressant la main:

—Quels mufles, dit-il simplement.

Tous trois se turent, écoutant leur souci. Cependant le fiacre tressautait sur les pavés durs. On aperçut ensuite les quais pleins de soleil, la verte Seine.



VI

CORRESPONDANCES


«N. à Madame la baronne de Mariolles.

«MADAME LA BARONNE,

«Je vous prie de ne pas mettre ma missive sur le compte qu'on vous en veut, mais plutôt sur celui de l'estime et l'amitié. Mais ça m'ennuie de voir un personne comme vous, si bonne, qu'en s'en moque et n'y voit rien. Pour en finir, votre mari vous trompe avec votre amie, cette Mme Sanbouscar qui est venue à Paris avec vous: vous voyez que je sais tout ce qui vous touche. Ce ne sera pas longtemps monsieur votre mari, pour le dire en badinant, s'il continue à se promener avec elle, comme hier, dans le jardin du musée de Cluny (boulevard Saint-Michel), et s'embrasser tout le temps.

«Excusez-moi de ne pas signer. Moi, je m'appelle Montre-Tout.

«N...»



Sylvère à Madame de Ribes.

«Je suis malheureuse, bien malheureuse, si vous saviez, chère mère; et je ne peux même pas le lui laisser voir. C'est de Tony qu'il est question, bien sûr; et pourquoi m'avez-vous laissée l'aimer, puisque je devais si vite sentir qu'il ne m'aimait plus?

«Vous rappelez-vous ce temps où je voulais me faire religieuse? Tout le monde traita si bien cela d'enfantillage que je cessai bientôt d'y songer moi-même. Et aujourd'hui il me semble qu'il n'y avait que trop de sagesse dans cette folie, que l'ombre des cloîtres est le seul abri où ne se froisse pas le pauvre rêve des femmes. Vous rappelez-vous encore qu'étant fiancée je profitai de notre voyage à Bordeaux pour aller voir dans son couvent cette charmante Isabelle Melly, dont c'est la vocation, je pense, qui avait été pour moi, deux ans avant, le chant de la sirène? Vous ne m'aviez pas accompagnée dans cette visite; elle fut touchante, quoique je n'en aie pas compris alors le sens complet. Car j'étais toute à mes brillantes joies, à ma soif d'un bonheur inépuisable et prochain. Ah! pauvre bonheur! Et si j'avais su, comme j'aurais envié ce calme que je prenais, chez Isabelle, pour de la froideur, la sérénité de son visage, ses regards limpides et contenus, et toute son existence mesurée, muette, pareille à la marche des aiguilles sur le cadran. Autour d'elle, des meubles nets, peu nombreux, semblaient harmonieux avec sa vie. Puis on me fit visiter le jardin, un jardin pour rire, entre des murailles noires, avec quelques arbres tout en tronc qui s'étirent dans du gravier, et un petit autel de la Vierge, en rocaille, avec des fleurs en papier et aussi de vraies fleurs.

«Isabelle toucha ces dernières de sa main pâle, et avec cette ironie un peu lointaine que vous aimez chez les gens d'église, me dit: «Voilà comme vous êtes. Et moi, comme ces roses de papier». Hélas! ce sont celles qui ne se fanent pas.

«Mais, maman, je suis folle de vous conter ces riens, que vous savez aussi bien que moi, au lieu d'en venir à l'essentiel. C'est que j'ai honte, voyez-vous, de mon malheur. Il faut vous le dire pourtant.

«Vous connaissez, jusque dans les détails, mon séjour à Biarritz, la connaissance que j'y fis des San Buscar, et notre voyage à Paris. Il m'a semblé même, à je ne sais quoi dans le ton de vos lettres, que vous n'approuviez pas entièrement cette liaison; mais, plutôt, je pense, ma chère mère, par une méfiance générale des étrangers que pour d'autres motifs. Car d'un côté, au moins, il n'y a rien à dire: M. et Mme de San Buscar sont vraiment fort au-dessus du rastaquouèrisme (j'espère que ce mot ne vous choque pas. Si vous saviez tous ceux que j'entends). Pour le peu de visites que je sais qu'ils ont faites à Paris, elles m'ont paru très bien placées. Votre vieil ami, le duc de Quintin, que je fus voir dès mon arrivée, et plusieurs fois depuis sur son désir, les connaît et les apprécie: «C'est vrai, me disait-il l'autre jour, qu'ils ne valent ni l'un ni l'autre ce pauvre colonel (le premier mari d'Imogène); mais, somme toute, ils sont aussi bien nés que... père et mère.»

«Aussi, n'est-ce point par là que j'ai à me plaindre d'eux, et plût au ciel. Mais, vous avez déjà deviné, mère chérie, que c'est de Mme de San Buscar et de Tony que vient ma peine. Oui, j'en suis sûre, ils me trompent; mon mari me trompe... Ah! si je le croyais! Quoi, au bout de quelques mois à peine, sans que je lui aie causé encore un seul déplaisir; et les hommes sont-ils si lâches?

«Je ne me fonde pas au moins sur cette lettre anonyme que j'ai reçue hier, et que voici (sans doute, les valets de pied en écrivent-ils de telles); mais j'ai vu, hélas! de mes propres yeux. C'était au retour d'une assez triste promenade de nuit à travers les plus mauvais lieux de Paris, ce qu'on appelle: la tournée des Grands-Ducs; Imogène et Tony étaient devant, dans un fiacre; nous, je ne sais pourquoi, dans un autre (vous faites les gros yeux). A un moment notre voiture a pris la tête, et en passant j'ai vu qu'ils s'embrassaient; mais avec quelle joie sur leur visage, et en vérité tout emmêlés l'un à l'autre.

«Je suis sûre qu'ils se sont revus depuis, car Tony s'est absenté plusieurs fois, et je n'ose rien lui dire. Alors, dès que je suis seule, je pleure; et puis je me baigne les yeux pour qu'il ne s'en aperçoive pas à son retour: il me semble qu'il serait trop fier au fond de son coeur (ce coeur des hommes, pétri dans la vanité) de me rendre si malheureuse. Et pourtant il y a des moments où je voudrais mourir, si ce n'était à cause de vous tous. Quelquefois même je pense au divorce. Mais, rassurez-vous; je sais trop ce que je me dois pour en venir là. Et puis, pourquoi mentir avec vous? Saurais-je seulement vivre si je ne devais plus le voir, et qu'il ne fût plus là, près de moi, à me faire souffrir, comme il est juste, puisque je l'aime. Mais je voudrais moins souffrir, chère mère, et je n'espère plus, ici-bas, qu'en vos conseils, etc.


«Signé:

«SYLVÈRE DE MARIOLLES-SAINTE-MARY.»




Floride d'Erèse à N...
(Carte pneumatique.)

«Tu ne viens plus me voir. Qu'y a-t-il de cassé? Est-ce par jalousie, comme prétend cette La Mortagne, et pour le gros brun, encore: c'est bien ridicule. Tu sais qu'il n'y a entre lui et moi que des rapports d'affaires. Il m'achète de ce que je vends, voilà tout. Et toi, tu as de beaux yeux, mon chéri, et la bouche rouge; mais je ne puis pas vivre uniquement de cela: les oeillets, vois-tu, ça ne se mange point, ou si peu. Il y en a pourtant dont j'ai faim encore. Ah! jalouse, jalouse; viendras-tu demain, vers cinq heures, à la maison pardonner à ta

«FLORIDE.»




Madame Noël de Ribes à la baronne
de Mariolles.

«Ma chère enfant,

«Ta lettre m'a plus affligée que surprise, comme font les malheurs au déclin de la vie. Mais quel conseil te donnerai-je que de chercher la consolation auprès de Celui qui est seul à connaître le pli secret de nos coeurs? J'ai peur aussi de ne pas apporter à ces choses des façons de voir assez pareilles aux tiennes. Malgré qu'il y ait toujours entre femmes, et même de mère à fille, je ne sais quelle complicité de sentiments, il me semble que beaucoup de choses ont changé depuis ma jeunesse, que les deux sexes sont maintenant presque de plein-pied, en sorte qu'il y a aujourd'hui deux maris, pour ainsi dire, par ménage, et que la responsabilité des hommes a diminué avec leur pouvoir. Mais on ne leur en veut pas tenir compte, au contraire; et toi-même, que je n'aurais songé guère à accuser d'esprit moderne, je te vois plus irritée contre ton mari qu'envers cette Mme de San Buscar, pour qui il perce même à travers ta lettre une bizarre sympathie. Et je sens bien que jadis, c'est le mari qu'on aurait pardonné le plus facilement.

«Par contre, ma chère enfant, et quoique ce ne soit pas à moi de te reprocher une innocence aussi repliée, comment se peut-il que tu aies vécu, jusqu'à ton propre mariage, sans t'apercevoir que les épouses sont partout et toujours trompées? As-tu donc oublié cette pauvre Mme S... que son mari, malgré qu'elle pensât parfaitement, a fini, à force de hontes, par acculer au divorce dont il avait besoin pour épouser sa maîtresse,—et les yeux rouges de ma pauvre Aurélie, quand elle se réfugiait à Ribes, lasse d'être moquée par ton oncle avec des servantes, sous son propre toit,—ou encore cette malheureuse femme de notre régent, que son mari bat si fort quand il revient de courir la gueuse, qu'on dirait qu'il lui veut faire expier ses propres fautes?

«Au reste, quand je dis que les femmes sont trompées, ce n'est pas, pour la plupart, qu'elles l'ignorent, et ce n'est pas non plus qu'elles pardonnent par un effort du coeur. Mais la vie, peu à peu, les a mises dans cet heureux état d'indifférence où l'on prend les choses comme elles viennent, et surtout comme elles ne viennent pas. Et ne crois pas non plus à Francillon appliquant le «dent pour dent», ou à je ne sais quelle honteuse vengeance. Car, de l'homme à nous, la balance n'est pas égale, et en fait de trahison conjugale, si elle est mutuelle, c'est la femme qui a tout le tort. Mais veux-tu que je te dise le grand secret du mariage? C'est que la tendresse des époux n'y est qu'un moyen passager, quelque chose comme le luxe et les fleurs du vestibule chez les gens qui reçoivent; et, pour les femmes, au moins, le seul bonheur solide, tout ce qui rend la vie de ménage douce et sacrée, ce n'est pas le mari, c'est l'enfant. Que n'en es-tu là, ma pauvre Sylvère, déjà; quelle pitié, que ton mari t'ait laissé ouvrir trop tôt les yeux. Aussi bien, je crois, en effet, que tu l'aimes, beaucoup plus qu'il ne le mérite sans doute. Et qui donc vaut d'être aimé? Le plus humble amour que nous inspirons est comme la grâce, bien au-dessus de nos mérites.

«Sais-tu ce que tu devrais faire, pour mettre un peu d'ordre et de calme dans tes pensées: passer quelques jours à Versailles, chez les dames de Retraite. Tu n'ignores pas que c'est une maison qu'on a jointe depuis peu à ton ancien couvent, et où celles de ces dames qu'a fatiguées l'âge, ainsi qu'une longue pratique de l'enseignement, trouvent un emploi plus doux de leurs forces à recevoir et consoler quelques personnes de bonne société qui se jugent malheureuses, et parmi lesquelles leurs anciennes élèves, comme toi, sont particulièrement choyées. Tu y retrouverais cette Mère Marie des Prodiges que tu aimais tant, et à qui j'écris aujourd'hui même à ton sujet. Écris-lui de ton côté si tu te décides dans mon sens; ta lettre la trouvera avertie et tu pourras te rendre à Versailles tout de suite. Ces dames habitent l'ancien hôtel d'Aigrefeuille, qu'elles ont acheté. J'y fus, étant bien jeune encore, et n'en ai jamais oublié les hauts lambris ni le paisible parc. Huit jours passés dans cette ombre et sous ces muets ombrages te permettraient de démêler mieux, dans ton coeur, ce qu'il y a de durable ou de passager au fond de tes peines. Peut-être tes soupçons t'y apparaîtront-ils de moindre poids, à les examiner avec plus de soin. Peut-être aussi l'absence te rendra-t-elle plus précieuse à un mari auquel tu as sans doute trop laissé voir que tu étais sa chose.

«Adieu, ma chère fille, etc.

«Signé:«EMMELINE NOËL.»




«Antoine de Mariolles-Sainte-Mary
à Imogène de San Buscar
.

«Il faut bien que je vous écrive, Madame. La façon dont vous me faites fermer votre porte, depuis trois jours, me servira sans doute d'excuse à ne pas suivre, pour une fois, les règles de la prudence, et de prendre occasion à vous parler un peu plus fortement que je n'ai fait jusqu'ici.

«N'est-ce pas étrange qu'on puisse pousser si loin et si longtemps un inutile marivaudage; être l'un et l'autre au point de la plus entière confidence; ne presque rien se cacher du plus grossier même de nos désirs ou de nous-mêmes; que vous m'ayez, avec votre air de cynique innocence, livré pour ainsi dire toutes les figures de votre pensée comme toutes les faces de votre corps; et que vous n'avez pas voulu entendre encore que je vous aime.

«Quelle femme êtes-vous donc? Je sais de vous tout ce qu'en pourrait savoir une masseuse, la forme de votre gorge, de votre nuque, de vos jambes; outre que ce peu d'étoffes, dont vous êtes à l'ordinaire trahie plutôt que dérobée, m'a laisser distinguer vingt fois les plus secrets mouvements et comme les ressorts de vos membres, assuré que j'étais par votre singulier sourire de ne vous déplaire pas en me composant de vous, devant vous-même, une image toute nue. Mais, en cas que je n'en eusse pas à moi seul assez surpris ou deviné, n'avez-vous pas pris le soin de m'instruire, quant au reste, avec une sorte de trivialité, comme de ce signe à votre hanche gauche, ou de votre dernier vaccin sur le même côté. Je sais que vous dormez en chien de fusil, que vous prenez votre tub en vous accroupissant, que monter à cheval vous est voluptueux. En vérité, je sais tout de votre corps, excepté comme il se donne.

«Mais vous ne m'avez pas moins laissé voir de l'âme qui est en vous; et, mieux qu'au hammam encore, je saurais comment vous traiter au confessionnal. Car il n'est pas jusqu'à vos réticences, vos airs d'être loin, ou cette façon de me parler de votre frère quand je vous entretiens avec trop de chaleur de moi, qui ne vous aient découverte jusque dans les derniers détours.

«Pourquoi feindre alors que je ne vous sois plus tout à coup qu'un étranger? Eh! sans doute, je n'ignore pas mon indignité à remplir ce difficile rôle d'amant, le peu d'avantages que j'y présente, ni combien je perds à être mis en balance de votre mari seulement. Mais quoi, il semble que d'aimer nous donne quelque droit d'être aimé; si vous ne savez aller jusque-là, peut-être me devez-vous tout de même de me prendre plus au sérieux, et, après m'avoir mené fort résolument au point où j'en suis, de ne m'y pas laisser sans bonnes raison. Je ne veux pas être la lampe qu'on laisse, après l'avoir allumée, charbonner dans la solitude: il faut me «garnir» ou m'éteindre, et ne pas se divertir non plus à lever sans cesse ou baisser ma flamme.

«C'est à ces jeux cruels que je vous connais ce que vous êtes, idole inutile à ses dévots, coquette aux sens irrésolus qui se refuse, par je ne sais quelle répugnance, quelle crainte, quelle cruauté, à payer de sa personne. C'est alors que je goûte l'âcre joie de vous mépriser. Il est vrai que vous n'êtes pas longtemps à le sentir, ni que la proie vous échappe; et c'est alors aussi que vous souriez de cet irrésistible sourire où je crois sottement démêler Dieu sait quelles promesses de bonheur, l'amour, la luxure, et jusqu'à l'avant-goût de cet anéantissement sans pareil où elle s'achève. Que je m'y voudrais abîmer avec vous, loin d'ici, au hasard de quelque nocturne ville du Sud, quand les étoiles semblent perler sur le front de la nuit, et que des gens chantent d'une voix décroissante le long des rues. Ou encore, ici même, au coeur de la cité grondante, par un après-midi d'hiver, qu'on a croisé les rideaux devant les fenêtres closes, et que le feu mire sur les murailles son visage changeant.

«Mais, n'est-ce point fou de songer au décor de votre amour quand lui-même m'échappe? Au moins ai-je le droit que vous me répondiez clair, cette fois. J'ai risqué pour vous, à ce jeu, mon bonheur nouveau-né, et peut-être un autre que le mien; je vous demande donc d'être enfin... etc.»

(On n'a retrouvé de cette lettre que le brouillon, et couvert de ratures; ce qui fait soupçonner les apostrophes de Mariolles d'avoir été quelque peu de seconde main. Peut-être n'eut-il pas besoin de les mettre au net et qu'Imogène se rendit sans en avoir essuyé le feu.)

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