Les tendres ménages
«La comtesse de San Buscar
à M. Harryfellow.
(Traduite de l'anglais.)
«Lord, je suis furieuse contre vous, littéralement. Que signifie cette absence imprévue? Est-ce que vous avez découvert quelque nouvelle caillette de l'Atropatène, toute blanche de graisse sous la plume? Est-ce que vous dormez sous une table? Pourquoi m'abandonnez-vous; et ne comprenez-vous point que si vous me laissez comme cela, en proie à mes folies, ce sera à vous la faute de mes fautes? «Tout cela parce que vous êtes jaloux. Ne dites pas non. Vous le fûtes toujours, et tout petit garçon, déjà; comme ce soir où vous étiez venu cacher votre tête dans mes genoux, et tremper de larmes ma robe de bal. Ma première robe de bal, Lord: je ne sais pas ce que je vous aurais fait.
«Aujourd'hui, vous ne pleurez plus; vous vous terrez. Pourquoi? Ai-je rien fait qui vous soit nouveau? Faut-il que je ne me laisse plus admirer; ou me trouvez-vous si laide qu'il ne me soit plus permis de paraître belle à personne? Et qui jamais s'avisa de se fâcher pour un flirt? Est-ce que je me fâche, moi, de toutes vos bouteilles de wiskey: ou de cette Mme d'Erèse que mon mari est en train de vous souffler!
«Mais prenez garde, Lord: si vous n'êtes pas là pour me défendre, je finirai par ne plus savoir, toute seule. Et vous ne vous serez pas si longtemps débattu contre des serpents imaginaires que je ne finisse par vous faire avaler, quelque jour, une couleuvre pour tout de bon, comme on fit à ce Laocoon, qui en mourut.
«Ainsi, mon frère chéri, revenez. Je me sens perdue au milieu de tous ces gens quand vous n'êtes plus là. Il me faut votre visage blanc près de moi, et prendre votre bras, et vous raconter de ces belles histoires que vous écoutez avec les yeux.
«Yours,
«IMOGÈNE.»
Floride d'Erèse à Cristobal
de San Buscar.
«J'ai envie de vous appeler: Gros-Ami, comme ce personnage de la Double Maîtresse. Vous en fâcherez-vous? Gros Ami, donc. Je ne sais pourquoi je pense à vous tout le long d'aujourd'hui. Ce n'est pas que j'ai besoin d'argent. Ce n'est pas non plus que je vous aime plus que d'habitude; et, d'ailleurs, ce dont je brûle à votre égard, c'est un sentiment paisible, bon feu de bûches: non point de ces éclatantes flammes qui aveuglent le coeur. Vous savez ce que dit Nietzsche, qu'il n'y a presque aucun homme dont une femme d'esprit voudrait avoir un fils. Jamais, chez moi non plus, les désirs que vous causez ne vont jusqu'à celui de l'enfantement. Est-il vrai au moins (vous le dites), que vous ressentiez pour moi des mouvements plus profonds; que ma seule vue vous jette dans un désordre passionné? Ou bien (excusez-moi) tout cela est-il seulement, comme dirait Herbert Spencer, le passage de l'Imogène à l'hétérogène?
«Mais je m'égare, et j'oublie le principal: c'est mes jarretelles. Vous vous rappelez qu'elles devaient être en vermeil. Or il paraît qu'on ne peut pas le filer assez fin pour en faire des rubans qui ne pèseraient pas; bien entendu, elles doivent s'attacher à un tour de taille assorti, et non pas à mes ceintures, qu'elles déchireraient. Il faudra donc que le tout soit en ruban d'or et, naturellement, moins bon marché; sans compter les pierres, dont on pourra mettre un peu plus, à cause de la diminution du poids. Alors je vous prie de passer chez celui qui doit les faire, pour vous arranger avec lui. Surtout, ne marchandez pas: c'est un garçon de bonne famille, qui s'occupe de bijoux par amour de l'art. Il est Italien, et se nomme Gustave Portugalof. Si vous l'entendiez parler de leur palais ancestral à Venise, où sa mère, après une longue maladie, s'est éteinte toute blanche, parmi les cierges et les Franciscains, en égrenant des chapelets de pierres précieuses. Son magasin est rue Royale, entre le Maxim's et Jansen. Je ne me rappelle pas le numéro.
«Je compte sur vous demain, mon bon Cristobal, et que vous aurez fait ma commission.
«A vous,
«FLORIDE.»
«P.-S.—Si ma lettre est un peu érudite au début pour vous et pour moi, prenez-vous-en à mon professeur d'étranger qui m'a soufflé les citations. C'est un linguiste de première force, qui est en train de traduire un nommé Omar Queyam, que les Anglais ont, paraît-il, tout à fait défiguré, avec leur cruauté ordinaire.
«F...»
Floride cacheta la lettre, et tournant sa tête sur son épaule vers le professeur qui la regardait écrire:
—O linguiste, dit-elle, ta bouche.
VII
PARIS-VERSAILLES
Mme de Mariolles n'avait pas fait à sa mère une bien entière confession de ses chagrins. Le désir de savoir jusqu'où ils étaient fondés, et si, comme elle ne le voulait plus mettre en doute, son mari la sacrifiait à cette exotique Imogène—l'inexpérience aussi de comparer son malheur à aucun qui lui fût bien connu en dehors des livres,—tout cela fit tomber Sylvère dans le romanesque. Elle rêva d'abord d'intéresser la rue de Jérusalem à ses ennuis; mais s'étant rappelé, d'après des lectures, qu'il y a à Paris des polices particulières, elle se détermina de préférence pour l'une d'elles. Et comment elle s'en procura l'adresse, on l'imaginerait mal s'il n'était légitime d'en faire honneur à l'ingéniosité bien connue des amoureuses.
Un beau matin donc, ayant prétexté auprès de Mariolles qu'elle allait à la messe (et ce fut là son premier mensonge d'épouse), Sylvère prit un fiacre à la porte de l'hôtel et donna l'adresse: 61 bis, place des Victoires.
On était en fin septembre. Le tendre souffle de l'arrière-saison circulait par les portières ouvertes, autour de ses joues. Le long des Champs-Élysées il faisait frissonner faiblement la dernière feuille des arbres. Quelques victorias passèrent à grande allure, comme si elles se fussent hâtées vers les derniers beaux jours; et, partout répandu, c'était l'automne mélancolique, voluptueux. Mais Sylvère ne savait plus goûter la douceur des choses: de toutes ses petites dents, elle semblait mâcher sa grande douleur.
Sylvère souffrait de cette variété visuelle de la jalousie qui est peut-être la moins ordinaire à son sexe. Les malades qui en sont atteints s'occupent singulièrement à faire de leur coeur une façon de cinématographe, où viennent se peindre à l'envi mille images de leur perfide, les plus cruelles, les moins décentes. Les beaux yeux de Sylvère se posaient en vain sur les objets autour d'elle, les équipages, la ramure noire des marronniers, ou la brillante gerbe de l'arroseur. Ce qu'elle voyait à travers tout cela, n'était-ce pas toujours un même spectacle, son mari tout près, oh! si près, d'une autre femme; et sans cesse cette âme délicate se souillait des plus basses visions. Parfois c'était comme si sa plus secrète sensibilité se fût transposée en une autre chair, et qu'elle-même y goûtât, en dehors d'elle-même, une joie aiguë qui était son bien propre, des caresses dont elle savait d'avance la douceur._._._._._._._._._._._._.
Sa voiture s'arrêta. Machinalement Sylvère vérifia le numéro de la maison, monta deux étages, se heurta à une grosse femme qui laissait voir à demi une face convulsive sous le mouchoir qu'elle appuyait à ses yeux, et qui gémit sourdement.
Puis Sylvère poussa une porte et se trouva dans une grande salle de l'aspect le plus administratif, où une douzaine de jolies filles et de vieux employés se tenaient silencieusement courbés sur des bureaux de pitchpin et des machines à écrire.
—Monsieur Simpson-Schuhmacher, demanda-t-elle.
L'un des vieillards, sans mot dire, lui indiqua du doigt une porte où Cabinet du directeur était écrit. De l'autre côté c'était une petite antichambre, et une seconde porte à travers laquelle Sylvère distingua des voix. Elle s'assit, et toussa pour indiquer sa présence. Mais les gens qui parlaient ne parurent pas y prendre garde.
—Je m'en f..., qu'elle soit jolie, clama l'un d'eux, d'un gosier gras. L'essentiel est qu'elle le trompe, et que nous le sachions: avec vous, ou avec un autre, ça n'y fait rien, pourvu qu'elle marche.
—Mais, demanda une voix mélodieuse, pourquoi tenez-vous tant à ce que M. Anderego soit cocu?
Sylvère eut envie de faire entendre encore qu'elle était là: un peu de curiosité, ou de pudeur, la retint; et elle n'était pas fâchée non plus d'apprendre à connaître ses gens.
—Vous ne comprenez donc pas, jeune idiot, reprit la grosse voix, que si la première Mme Andermachin pouvait faire pincer la seconde, elle nous payerait à part cette satisfaction morale.
—C'est que vous ne m'avez presque rien dit; seulement de faire connaissance avec les Anderego: c'est fait.
—En deux mots, c'est très simple. Le monsieur est un ancien mulâtre de la Jamaïque, qui faisait des poids, dans les music-halls. Il y fit aussi connaissance d'une femme-poisson de tout premier ordre qu'il épousa, et qui était capable de rester plus de deux minutes dans de la flotte sans se noyer. Ça permettait à notre homme de ne pas en fiche un clou, lui qui est né un peu fatigué, justement.
—Une écaille dans la main, qu'il avait.
—Je vous conseille de crâner. Bref, de local en bocal, ils échouèrent en Australie. Là, ça marcha moins bien. Pour tout ce qui est beaux-arts, paraît que les Australiens ont les pieds froids, et puis l'eau douce y est rare: il y a des quartiers où on l'expédie dans des boîtes en fer-blanc. Vous pensez aux frais généraux que ça leur faisait. Après ça ils voulurent faire de l'élevage, des vaches, des moutons, vous savez. Mais on leur chapardait tout; et puis la poisson était malade de ne plus jamais faire trempette: ça l'oppressait, cette femme, de souffler au sec, tout le temps. Alors ils allaient lâcher leur gourbi, quand, un beau jour, voilà que l'Anderego trouve un placer chez lui; mais invraisemblable, mon cher, quelque chose comme du Crawford authentique, deux cents, trois cents millions par terre, là, devant lui.
—Maman!
Sylvère, de l'autre côté, ne disait rien; mais elle s'intéressait aussi à l'histoire: ça lui rappelait «le notaire et la tonne de poudre d'or».
—A la suite de quoi vous parlez qu'ils ont radimé tout de suite à Paris, et que ça a bardé. Lui fit la connaissance de deux ou trois princes brésiliens, qui le présentèrent à leur tailleur, et à leur cercle. La dame, elle, s'établit dans une piscine en mosaïque bleue, où elle recevait. Elle y tomba même malade, et fut soignée avec le pire dévouement par une jeune et infortunée divorcée à qui elle avait eu occasion de rendre des services, ce qu'on appelle des menus services, vous savez.
—Oui, de la galette, enfin.
—Tout juste. Le malheur est que les vertus de la môme touchèrent aussi Anderego, au passage. Il les vérifia de plus près, et les trouva si fermes que cela lui donna des scrupules sur son propre mariage, qui n'était pas très légal, et pas du tout religieux. Vous voyez le dénouement. Mais Mme Anderego n° 1 est restée riche. Elle aime toujours son mari, elle est furieuse, et elle nous paye pour pincer la divorcée. Le pire est qu'il faut se presser, parce qu'elle s'est adressée aussi à une autre maison. Ainsi, jeune homme, au trimard; couchez avec la dame, et songez que nous luttons pour la morale.
—Oui, c'est une belle oeuvre; mais voilà, il y a des frais, et je suis fauché, mon prince.
—Toujours, alors. Je parie que c'est encore votre sacré poker.
Les voix se perdirent au fond de l'appartement; on n'entendit plus qu'un tiroir ouvert et les grognements de M. Simpson-Schuhmacher, qui formula enfin cette réflexion menaçante:
—Si j'étais Mme votre mère...
Sylvère s'avisa à ce moment qu'elle était indiscrète. Elle rouvrit doucement la porte extérieure, et la referma avec bruit.
—Qui est là? cria-t-on.
—Je voudrais parler à M. Simpson-Schuhmacher.
—Eh bien, entrez.
La jeune femme se trouva dans un grand bureau d'acajou et de cuir-vert le plus respectable du monde. Et cherchant à penser des choses familières pour assurer sa contenance, elle se disait:
—Voilà bien ce qu'il aurait fallu à papa pour travailler. Il serait devenu conseiller général.
—Qu'y a-t-il pour votre service, Madame? Sylvère aperçut une face truculente, du ventre, deux gros bras qui lui poussaient un fauteuil, et, quelque peu en arrière, un tout jeune homme qui inclinait vers elle un visage rougissant, de la plus rare beauté.
—Je voudrais, répondit-elle, vous entretenir, Monsieur, sur... (elle hésita) sur une affaire délicate.
—La plupart de celles dont je m'occupe le sont, répondit l'homme avec un sourire bas.
Et, se tournant vers l'adolescent:
—Vous, l'Ange Gardien, ajouta-t-il, on ne voudrait pas abuser davantage de vos précieux instants.
«L'Ange Gardien» rougit de nouveau, et, levant derrière ses longs cils vers Sylvère des yeux transparents où il y avait de la honte, de l'espièglerie, et comme un peu de regret, il parut prêt à quitter la chambre.
A quel instinct obéit la jeune femme?
—C'est que, Monsieur, dit-elle, n'est pas de trop, si j'en juge, au moins, d'après les quelques mots que j'ai surpris tout à l'heure de votre conversation.
Cela ne s'accordait guère avec le subterfuge de la porte battue; et l'on voit ainsi que Sylvère n'en était plus à compter ses mensonges. Cependant elle s'était assise; et puis, prenant son pauvre coeur à deux mains, on eût dit qu'elle en exprimait le suc devant ces deux confidents bizarres. On a bien vu des mondaines poser nues chez leur photographe; mais quelle figure aurait faite Mariolles d'entendre sa femme se confesser en pareil lieu?
—Je ne voudrais pas un trop gros scandale, conclut-elle: leur faire peur, plutôt.
—Il faudra tout de même y mettre la police. Comment voulez-vous un flagrant délit sans commissaire?
—Oui, je sais, dit Sylvère, qu'on ne peut éviter cela.
—Et M. Walter de Crissey, que je vous présente—saluez, jeune homme—(l'adolescent s'inclina), vous dira comme moi qu'il faudra peut-être assez longtemps pour les pincer. M. de Crissey, qu'on appelle aussi «l'Ange Gardien», à cause des ménages où il fréquente, est un de mes meilleurs agents: c'est lui qui sera chargé de cette filature (Sylvère eut plaisir à reconnaître un terme de Gaboriau), et d'aller vous en rendre compte, parce qu'il est de règle chez nous d'écrire le moins possible. Mais, Madame, je dois vous avertir que ce pistolet fait la cour à toutes les femmes: ainsi, quand il sera seul avec vous et voudra vous embrasser, flanquez-lui moi des coups de riflard dans le portrait.
Toute cette grossièreté de M. Simpson-Schuhmacher indignait à peine Sylvère, tant il lui semblait, depuis une heure, vivre dans du roman. A tout prendre, elle commençait à faire joujou de sa jalousie. Tel un petit chat à qui on vient de marcher sur la queue: d'abord il crache dessus, et puis se console à jouer avec.
Mais M. Simpson-Schuhmacher la ramena bientôt à de plus triviales spéculations.
—Il y a aussi la question d'argent, dit cet homme avec gravité.
Sylvère acquiesça du chapeau.
—Il y a de gros frais. Il faudrait au moins deux mille francs de provision.
—Voici, dit la jeune femme.
Et dans un petit portefeuille elle choisit deux billets sur les cinq que Mariolles lui avait donnés le lendemain d'une fameuse partie de baccara, à Biarritz. Car il y a une justice immanente des choses, comme l'a fort à propos fait remarquer un homme politique.
—Voyez-vous, continua le gros homme, l'Ange Gardien fait du travail chenu, mais cher. Il y a de gros frais. Il faudra qu'il fasse la connaissance de M. votre mari, de la dame américaine, etc. Au moins, quand il sera dans la place, n'allez pas le reconnaître.
—Je serai à Versailles pendant quinze jours, dit Sylvère. Il faudra que l'Ange... que M. de Crissey vienne m'y porter des nouvelles.
Et elle donna l'adresse des dames de Retraite.
—Enfin, conclut Simpson, il y a de gros frais, je vous le répète; peu de bénéfice pour nous. C'est pour vous dire, Madame, que j'espère... si vous êtes contente.
—Contente?
—Oui, enfin: si nous vous fournissons les preuves que vous êtes trompée.
—Ah! oui, dit Sylvère, contente...
Tout étant conclu, l'Ange Gardien la raccompagna jusqu'à sa voiture. Il avait vraiment l'air d'un gentleman, tandis qu'il s'inclinait à la portière, et Sylvère ne put s'empêcher de lui tendre la main.
(La scène est à Versailles.)
Mme de Mariolles et la Mère des Prodiges se promenaient à pas lents dans les belles allées de l'hôtel d'Aigrefeuille. La religieuse, en balayant d'une indolente traîne blanche la dépouille des ormes au tronc lisse, parfois tournait de haut sa face attentive vers la jeune femme qui marchait à son côté, en retroussant d'une inutile grâce, en ces lieux déserts, derrière ces hautes murailles, sa jupe de drap sombre.
—Mais ce serait un gros mensonge.
—Mais, objecta Sylvère, il n'y a pas d'autre moyen. Vous savez mieux que personne, ma mère, qu'au parloir on ne pourra pas causer sans être entendu; et, si je ne dis pas que c'est mon frère, comment pourrai-je sortir avec lui? On voit que c'est l'Ange Gardien qui était en question, et comment il viendrait rendre compte à Sylvère de ses fonctions délicates.
—Enfin, reprit la Mère avec un soupir, il en faut bien passer par où vous voulez, puisque c'est pour le plus grand bien de votre mari, paraît-il, que vous tenez à faire passer de jeunes étrangers pour vos frères. Je me figure, s'il savait tout ce petit mic-mac, qu'il regretterait de vous avoir si facilement permis de venir, sans lui, faire la retraite à Versailles. Et j'aimerais mieux, je vous assure, des moyens moins compliqués, plus... plus honorables que ceux-là. Sans compter que vous me faites faire un péché.
—Ne me grondez pas, ma Mère, dit la jeune femme en se pendant à son bras. Je suis déjà assez malheureuse.
Sans plus mot dire, elles continuèrent la promenade. Le sable cria sous les talons de Sylvère; un clairon qui chantait au loin, dans quelque cour crayeuse de caserne, perça l'air doux et doré du mourant automne.
Le lendemain même, M. Walter de Crissey, soi-disant René de Ribes, se présenta au parloir et demanda à voir sa soeur.
Sylvère descendit aussitôt, prête à sortir, et passa la grille.
—Bonjour, René, dit-elle.
—Bonjour Sylvère, vous ne m'embrassez pas?
Et, sur les joues de la jeune femme impuissante, l'insolent posa deux baisers.
Que faire? Sylvère s'assura d'un coup d'oeil que la Mère Marie des Prodiges, au moins, n'était pas dans le parloir, et sortit du couvent la première.
«Quelle horreur, pensait-elle. Et comme la soeur tourière nous a regardés!» Le pis est qu'elle avait ressenti beaucoup plus d'irritation que de dégoût. En vain se redisait-elle pour s'indigner: «Quoi, un détective, un domestique!...»—tout cela ravivait bien la double brûlure de ses joues, mais il s'y mêlait un tout petit peu de plaisir qui la désespérait.
Pendant quelques minutes elle marcha en avant, d'un pas rapide, sans se retourner. Enfin, elle s'arrêta et se laissa rejoindre; mais il y avait encore du courroux sur son visage, et aussi cet air qu'on a quand on a préparé un petit discours.
—Monsieur, dit-elle, j'ai sans doute le plus grand besoin de vos services; mais je vous jure que je suis décidée mille fois à m'en passer plutôt que d'avoir à subir encore votre impudence.
Ils étaient seuls sous les doubles arbres d'une de ces désertes avenues qui font une roue autour du palais. Le jeune homme tout d'abord garda la tête basse.
—Vous avez des mots cruels, dit-il enfin: j'aimerais mieux des coups d'ombrelle sur la figure, comme vous le conseillait M. Simpson. Mais on n'a pas le choix.
Il avait souri presque insensiblement à ces derniers mots. Sa lèvre roulée et rouge, un peu courte sur ses dents, lui donna un air d'impudence naïve dont Sylvère se sentit irritée de nouveau; et durant quelques secondes, elle aurait volontiers suivi le conseil de M. Simpson-Schuhmacher. Heureusement pour le «portrait» de l'Ange Gardien qu'elle gardait encore du respect envers les convenances. En sorte qu'elle se contenta de répondre, un peu brutalement:
—En effet, le seul qui vous reste, Monsieur, est de faire ce qu'on vous a commandé—si vous n'aimez pas mieux abandonner là votre petit espionnage—et ses profits.
—Ah! comme vous me méprisez, Madame, dit Crissey, avec le ton d'une douleur si sincère que la jeune femme en demeura interdite.
—Si vous saviez, continua-t-il, comment j'en suis venu là, et ce que c'est, à Paris, que de se trouver sans un... je veux dire: sans argent. Mon père m'en avait toujours donné; mais depuis sa mort, je suis aux mains de maman, qui est si regardante. Un soir, dans un cercle, je me trouvais avoir besoin d'argent, tout de suite. Ce. Simpson de malheur me le prêta. Depuis, il m'en a prêté d'autre; et aujourd'hui il me tient.
«Peut-être, songeait cependant le jeune homme, qu'il est un peu tôt pour entrer dans ce genre de confidences. Mais tant pis, l'occasion était trop belle.» Et il cilla à plusieurs reprises, comme font les gens au théâtre, quand ils ont envie de pleurer.
—Je ne vous méprise pas, Monsieur Walter, dit la jeune femme. Je vous plains.
Il faut avouer que tous deux, jusqu'ici, n'avaient pas beaucoup causé d'affaires. De loin on eût dit une promenade d'amoureux. Comme ils avaient repris leur route en sens inverse, ils se trouvaient maintenant en vue du couvent.
—Il faut rentrer, dit Sylvère de cette douce voix qu'on prend pour parler aux malades. Dites-moi vite ce que vous avez à me dire.
—Ah! oui, dit le jeune homme avec un peu d'amertume, ma mission. Voici: j'ai fait la connaissance de la femme de chambre de Mme de San Buscar, qui me communique les lettres (Sylvère eut un peu honte), et aussi de Monsieur, par Mme d'Erèse. Il doit me présenter à votre mari. J'ai vu ce dernier de loin, avec la dame américaine. Ils avaient l'air en discussion, elle, sur la négative.
Sylvère éprouva de nouveau quelque malaise à entendre parler de son mari par l'Ange Gardien.
—Vous connaissez Mme d'Erèse, interrompit-elle.
—Oui, dit le jeune homme avec embarras. Elle m'a obligé, autrefois.
—Obligé?...
—A dormir chez elle: je veux dire...
—Bon, bon, fit Sylvère. Raccompagnez-moi jusqu'au parloir, voulez-vous.
Il se serrèrent la main en se quittant. Mais quand elle fut en sûreté derrière la grille:
—René, dit-elle, vous ne m'embrassez pas? Et le jeune homme la vit disparaître et se fondre parmi les ombres monastiques comme un flocon de neige dans la nuit.
VIII
LES GALANTES ALTERNATIVES
(La scène est à Versailles et à Paris.)
L'Ange Gardien revint à plusieurs reprises chez les Dames de Retraite, sans y apporter d'abord aucune nouvelle d'importance touchant M. de Mariolles, ou la maturité de ses entreprises sur Mme de San Buscar. Du reste, ils n'abordaient ce sujet qu'avec une sorte de réserve; et ce ne fut pas la moindre des singularités qui marquèrent les rapports de ce gracieux aigrefin avec Mme de Mariolles-Sainte-Mary.
Lui, au sortir du parloir, aurait voulu prolonger la fiction qui l'y faisait se présenter comme le frère de Sylvère. A deux ou trois reprises il tenta, dans la rue, de continuer à l'appeler par son petit nom; mais un «Monsieur» tout glacé décourageait aussitôt ces tentatives.
Ce n'est pas qu'au demeurant Sylvère se montrât haute ou dure envers lui. Souvent elle parut oublier les vrais motifs de leurs rencontres, le traita avec une douceur familière. Un jour elle prit son bras; ou bien elle s'asseyait avec lui sur un banc pour écouter les contes ambigus qu'il lui faisait de son enfance, de sa douteuse jeunesse. Autour d'eux Versailles de pierres déployait ses arbres déjà nus, plaintifs de l'arrière-saison. On apercevait entre les toits de la ville ces combles du palais où brillent des statues, le sommet de la chapelle, les quinconces du parc. Ils se promenèrent dans ces mêmes allées qu'avait foulées La Vallière. N'était-ce point son coeur qui gémissait encore, avec les branchages, sous l'énervante haleine de septembre? Et que les coeurs sont malheureux, qui n'oublient pas.
Sylvère fit quelques pas vers un bassin dont l'eau avare et verte était ridée comme un visage de vieille. Dans ce triste miroir elle n'aperçut d'elle-même qu'une image indécise, effacée. Et peut-être apparaissait-elle semblable à la mémoire de Tony.
—Ne vous penchez pas autant, dit l'Ange Gardien. Il toucha son bras tandis qu'elle tournait les yeux vers lui.
—Comme vous êtes pâle, fit-elle. Je l'ai déjà remarqué l'autre jour. Seriez-vous souffrant?
Crissey prit un ton mélancolique du meilleur aloi:
—Vous savez bien sans que je vous le dise, dit-il, pourquoi je souffre.
Sylvère resta muette à cette dangereuse ouverture. Mais elle s'assit, et le jeune homme à côté d'elle.
—Encore, reprit-il, si je n'étais pas tout près de ne plus vous voir. Mais vous allez repartir, n'est-ce pas, pour votre province; vous l'avez dit. Et quelle chance me restera-t-il de vous rencontrer jamais?
Sylvère songea qu'il lui était difficile, en effet, d'inviter «M. de Crissey» chez sa mère, en cas même qu'elle en aurait eu le désir. Durant quelques minutes, lui redevint sensible cette distance qu'il y a d'un policier marron à une honnête petite baronne de Mariolles, et qu'elle oubliait si singulièrement d'ordinaire.
—Dans quelques mois, vous rappellerez-vous seulement qu'il y a quelque part un Ange Gardien, comme ils disent?
Le banc qu'ils avaient choisi était au repli d'une charmille, caché par des restes de feuillage. Un gardien qui passait les considéra tous deux avec méfiance. Et, de fait, ils avaient cet air vide que prennent les amoureux dans les jardins publics quand ils se taisent et n'attendent manifestement que d'être seuls pour s'embrasser tout de nouveau.
—Non, reprit Sylvère, comme en réponse à sa propre pensée, je ne vous oublierai pas, monsieur de Crissey. Et comme je crois que vous avez un peu besoin de prières, j'irai au calvaire de Bétharram à votre intention. Et je vous enverrai une médaille.
—Qu'est-ce que c'est que Bétharram?
—C'est un pèlerinage, en Béarn: une jeune fille qui avait voulu se noyer par amour, et qui fut sauvée par la Vierge pour s'être repentie au dernier moment.
L'Ange Gardien se dit qu'il y a parfois indiscrétion à vouloir sauver quelqu'un qui se noie. Mais il ne fit point part de cette réflexion à Sylvère.
—Je veux bien la médaille, dit-il. (Peut-être songea-t-il qu'elle serait en or. Peut-être songea-t-il aussi à certains de ses camarades qui auraient ri de ce dialogue évidemment entaché de cléricalisme; à Pierrette, dit Joujou-des-Dames, jeune bookmaker plein d'avenir, qui n'aimait pas la calotte et l'écrivait un peu partout,—à M. François, le changeur du Cercle des Républicains de l'Ouest, qui méprisait aussi les curés, et qui posait si bien un placard). Seulement, ajouta-t-il, je voudrais encore autre chose.
—Quoi donc? interrogea Mme de Mariolles avec un peu de méfiance.
Il hésita, et d'une voix plus basse:
—Ce n'est pas beaucoup. Supposez que ce soit par amitié; et un seul, un tout seul. Même, s'il ne vous convient pas, vous me le rendrez.
Sylvère aurait dû se mettre en colère. Elle ne se mit qu'à réfléchir. En sorte que la chose, d'instant en instant, lui semblait devenir plus grave.
—Songez, ajouta-t-il, que c'est notre dernière promenade. Car je ne vous l'ai pas annoncé encore; mais j'ai des nouvelles graves, qui vous rappellent à Paris.
—Eh bien, soit, fit enfin Sylvère puisqu'il y a des nouvelles; et à condition que moi je ne vous embrasserai pas.
Les yeux baissés, avec un air de résignation gracieuse, elle tendit la joue, et le jeune homme crut peut-être que c'était ses lèvres qu'elle offrait: au moins les baisa-t-il du mieux qu'il savait, c'est-à-dire fort en avant. Et si ce ne fut qu'un seul baiser, rien que par la durée il en valait plusieurs.
—Ah!... dit Sylvère. Et moi qui avais juré de ne pas vous le rendre.
Mais l'Ange Gardien ne répondit pas: il était devenu beaucoup plus pâle. Il fallut pourtant réfléchir aux réalités:
—N'aviez-vous pas quelque chose à me dire? reprit la jeune femme, timidement.
L'Ange Gardien sortit de son rêve:
—Ah! oui, dit-il. Que tout cela me semblait loin. Il y a donc qu'en rentrant à Paris demain, vous pourrez, selon vos désirs, faire pincer de compagnie votre mari et Mme de San Buscar. Ils ont rendez-vous ferme à cinq heures, à l'hôtel des Échelles, rue de Châteaudun, chambre n° 49.
Peu à peu le jeune homme avait repris son ton professionnel:
—Vous vous demandez peut-être de qui je tiens ces tuyaux. Toujours de la femme de chambre à Mme San Buscar. Comme vous savez (il eut un sourire un peu canaille), elle me fait lire les lettres que sa maîtresse n'a pas la sagesse de brûler. J'ai pris copie de celle où votre mari donne les derniers détails sur leur rendez-vous. Voulez-vous la lire?
—Ah! non, merci, dit Sylvère, avec un soupçon de dégoût.
Le jeune homme ne parut pas y prendre garde.
—Ils se méfiaient de leur hôtel, je pense, à cause des domestiques: c'est pour ça qu'ils avaient choisi les Échelles, qui est un des mieux tenus de Paris pour ça, et avec trois entrées, ce qui ne gâte rien. Alors, en arrivant demain après-midi, vous avez tout le temps d'aller prévenir M. de San Buscar, si, comme je le suppose, vous désirez qu'il vous accompagne dans vos manoeuvres.
—Oui, dit Sylvère, autant vaut: cela fera d'une pierre deux coups.
—Il est probable que vous ne le trouveriez pas au Léviathan-Hôtel; mais je pourrai vous conduire presque sûrement où il sera, du moins si vous me permettez d'aller vous attendre à la gare. Car de l'avertir vous-même à l'avance, il faudrait être plus sûr de sa dissimulation, et qu'il tiendrait sa langue.
Sylvère acquiesça sans objection aux plans du jeune homme. Elle était devenue taciturne; et on eût dit qu'au moment d'engager l'action définitive sa belle vaillance l'abandonnait un peu.
Mais le lendemain, au sortir du couvent et des embrassements de la Mère Marie des Prodiges, ce fut tout autre chose. Peut-être avait-elle bien dormi, comme les duellistes ont accoutumé, la veille de leurs rencontres. Peut-être avait-elle décidé que son mari, somme toute, n'était pas encore définitivement coupable, pensée agréable et qui laisse au pardon des voies plus aisées. Toujours est-il qu'elle avait l'air de partir en vacances. L'Ange Gardien, qui l'attendait aux guichets de la gare Saint-Lazare, la regardait venir de loin, le visage clair, la démarche longue et comme moulée par son costume tailleur à rayures.
—Maintenant, lui dit-elle d'une voix qui sonna presque joyeuse, je me laisse conduire.
Et elle s'assit dans la voiture découverte, avec ce geste de se caler en rond, de se frotter contre les coussins, qu'ont les petites femmes qui partent pour le Bois, aux premières chaleurs.
Mais il se mit à pleuvoir, et il fallut lever la capote. Puis le fiacre s'arrêta.
—Où sommes-nous, demanda Sylvère.
—Si vous le permettez, dit le jeune homme, je vous ai menée chez Mme d'Erèse, qui ne vous est pas tout à fait inconnue, je crois. Vous êtes sûre, à cette heure-ci, en insistant, d'y rencontrer M. de San Buscar. Quoiqu'il me connaisse, peut-être que mon nom ne suffirait pas à lui faire interrompre ses occupations. Mais il se dérangera sûrement pour vous.
Sylvère ayant sonné chez Floride, une soubrette jeune, grasse et laide, à qui elle fit part de ses noms et qualités, ainsi que d'un très vif désir de voir M. de San Buscar, l'introduisit dans le petit salon art-nouveau qu'on a déjà décrit au chapitre v, et déclara qu'elle allait vérifier si Monsieur le comte se trouvait là, quoiqu'elle ne le crût point. Par surcroît, Sylvère lui confia une de ses cartes où elle avait écrit: «Affaire urgente. Votre femme...», et attendit seule, l'Ange Gardien étant resté en bas dans le fiacre.
San Buscar était, en effet, chez Mme d'Erèse: il apparut au bout de quelques minutes, fort ému, et pareil, dans son désordre extrême, à un baigneur qu'on interrompt en ses apprêts au bord d'une rivière; les cheveux en révolte, nulle cravate et une bottine chevauchant son pantalon. Il demanda, sans presque prendre le temps de saluer:
—Qu'y a-t-il donc?
Sylvère eut un moment d'embarras. Mais, reprenant son courage:
—Il y a, dit-elle, que votre femme vous trompe avec mon mari.
A ce moment une porte, qui s'entr'ouvrit derrière Sylvère, laissa apercevoir, mais à peine, le visage clignotant de Mme d'Erèse, un peu de linge blanc, puis se referma; tandis que San Buscar, qui avait pris un air accablé:
—Carajo, dit-il; vous êtes sûre?
—Très sûre. Ils ont rendez-vous à l'hôtel des Échelles, rue de Châteaudun.
—C'est oune infamie, gronda cet époux malheureux.
Et il s'assit dans un fauteuil en bois lie-de-vin.
—Ils ont rendez-vous à cinq heures, reprit Mme de Mariolles. Nous avons tout juste le temps d'avertir un commissaire de police, et qu'on les surprenne.
—Je souis hors de moi, gémissait cependant un San Buscar immobile.
—J'ai pensé, continua Sylvère, que vous ne refuseriez pas de m'accompagner au commissariat.
—Ah oui... au commissariat. Certainement, ma chère amie. Et vous tenez beaucoup à mettre la police là-dedans?
—Mais enfin, dit la jeune femme avec un commencement d'impatience, vous y avez le même intérêt que moi. Votre femme vous trompe, entendez-vous, votre femme.
Ces paroles parurent aiguillonner San Buscar. Il se leva et, à trois reprises, répéta d'un air sombre.
—Je souis cocou.
Et, s'étant sans doute dûment convaincu de cette vérité fâcheuse, il ajouta, comme si c'en était la conséquence naturelle:
—Je vais aller prendre mon chapeau.
Une courte absence lui ayant suffi à retrouver aussi sa cravate, comme à réparer les autres désordres de sa toilette, c'est sous son ordinaire aspect qu'il accompagna Sylvère jusqu'à sa voiture. Cependant l'Ange Gardien avait disparu; mais Sylvère s'en aperçut à peine, et aussi bien sa présence n'était-elle plus nécessaire.
—Le monsieur, qui était là, déclara pourtant le cocher, a dit que c'est au commissariat de la rue Cadet qu'il fallait que vous alliez.
—Quel monsieur? demanda Cristobal à Mme de Mariolles.
—C'est un de vos amis, je crois, un M. de Crissey. Je le connais un peu, et c'est lui qui m'a donné tous les renseignements sur Imogène et Tony.
—Ah! vous appelez cela un ami, dit San Buscar en reniflant avec force. Et de quoi s'occupait-il? je vous demande. Laissez-moi seulement le rencontrer un soir pour le remercier, sur la Côte des Basques. Un ami comme ça; je voudrais qu'il se marie.
Entre temps on était arrivé rue Cadet. Mais M. le commissaire n'étant pas visible tout de suite, il fallut l'attendre une demi-heure dans la salle commune. Elle était vaste, grise et malpropre, avec un banc étroit de moleskine, où Sylvère s'assit, et tapa du pied, tandis que Cristobal s'absorbait dans la contemplation d'une affiche neuve. Les pêcheurs de France y étaient formellement avertis qu'ils avaient le droit de se servir, pour la pêche en rivière, du buzard fluviatile, du pygargue ordinaire et autres oiseaux mystérieux. San Buscar la relut peut-être quinze fois sans en comprendre un mot. Un agent vint les chercher enfin pour les introduire auprès du commissaire.
C'était un petit homme rond et rouge, un peu phraseur, avec des yeux fins, et qui ne fut pas long à se mettre au fait:
—Eh bien, Madame la baronne, conclut-il, il ne nous reste plus qu'à nous rendre sur les lieux du litige, unde adhuc sub judice lis est, comme disait le poète. Je ne dois pas, d'autre part, vous laisser ignorer que, si M. votre mari veut bien nous ouvrir, ce sera de son plein gré, sponte sua. En droit, il s'y pourrait refuser, sauf mandat de M. le Procureur, qui nous permettrait d'avoir recours aux serruriers, mais que nous n'avons pas, ni ne pourrions avoir avant huit jours au moins. Heureusement que les gens n'en savent rien d'ordinaire et ouvrent dès qu'il est question de loi.
Là-dessus, la petite troupe se trouva à la porte de l'hôtel des Échelles, laissa un agent sur l'escalier, et gagna en bon ordre le n° 39.
—Au nom de la loi, ouvrez.
On entendit un grand remue-ménage, des exclamations de femme, le bruit mou d'un fauteuil qui se renverse avec du linge; après quoi la porte s'ouvrit sur un gros homme glabre et chauve. Une courte chemise empesée, rayée de bleu, riait sur ses jambes tortes; et il fumait un cigare où restait la bague.
Sylvère tourna vite le dos, tandis que Cristobal regardait l'étranger avec stupéfaction:
—Mais il y a erreur, dit-il enfin. Et ce n'est pas ici, c'est au 49 qu'il faut aller.
Après excuses au gros homme, qui referma la porte non sans violence, on repartit pour le 49, et il n'y eut pas de surprise cette fois, ce fut bien Mariolles qui vint ouvrir. S'il y apporta quelque retard, c'est peut-être qu'il n'était pas tout d'abord en état de paraître: non pas qu'il le fût beaucoup encore, tout son vêtement n'étant qu'un pantalon et une chemise. Derrière lui on aperçut une chambre en désordre, du linge épars, les fleurs d'une capeline suspendues à la pendule, et, dans un lit d'acajou, un pâle visage dont les yeux se promenaient avec inquiétude sur les nouveaux venus.
Déjà le commissaire procédait aux vérifications d'identité (comme on dit). De Mariolles il passa galamment à sa complice.
—Et la belle dame qui est couchée là, fit-il. latens deitas, si j'ose m'exprimer ainsi, c'est bien Mme la comtesse de San Buscar?
Imogène ne répondit pas.
—Oui, c'est elle, cria San Buscar, c'est ma femme, c'est oune...
—San Buscar, pas de violence ici, intervint Mariolles. Vous savez, d'ailleurs, que je suis à vos ordres.
—Il ne manquerait que non. Demain même, le matin, mes amis, ils iront vous voir.
Cependant Sylvère s'était rapprochée d'Imogène. Et de la voir dans ce lit qu'elle venait de partager avec Mariolles, la jalousie et l'indignation faisaient briller ses yeux.
—Ah! dit l'Américaine, en se pelotonnant sous les couvertures, vous pouvez me battre, Sylvère, si vous voulez.
Sylvère haussa les épaules et quitta la chambre. Mais San Buscar, que les émotions fatiguaient, décidément, était assis sur une chaise longue et s'épongeait le front.
IX
CHASSE-CROISÉ
La Mère Marie des Prodiges à Mme de Ribes.
«Madame,
«Les nouvelles dont j'ai à vous faire part ne sont pas, hélas! faites pour réjouir un coeur de mère; et il faudra faire appel, pour les supporter dignement, à tout ce que le vôtre contient d'énergie humaine et de résignation aux décrets divins. Mais n'appartient-il pas à toute mère de souffrir; et, depuis Celle dont nous adorons le fruit ineffable, n'y a-t-il pas quelque adoucissement pour les autres à faire comparaison de leurs douleurs, malgré tout bornées, avec toute cette Passion dont Elle fut crucifiée dans son amour?
«Non point, à vrai dire, que l'actuelle infortune de la baronne de Mariolles-Sainte-Mary soit irréparable; loin de là. Le temps, la douceur d'un foyer de famille, les tendres baumes de la dévotion ont cicatrisé des blessures autrement profondes et douloureuses. Et il n'est pas besoin, Madame, de vous faire d'avance remarquer que, si nous pouvions nous en tenir à un point de vue purement humain, les tempéraments ne manqueraient pas. Que de familles, hélas! trop portées à ne considérer les événements qui les touchent qu'à travers le siècle, où elles vivent comme plongées, découvriraient bientôt dans l'arsenal des lois modernes un prompt et malheureux remède. Mais, tout de suite, j'en écarte jusqu'à la seule idée. Sans que j'aie l'honneur, madame, de vous avoir jamais vue, vous avez bien voulu me favoriser assez souvent de vos lettres pour que je sois demeurée édifiée de la solidité de vos principes. Ce n'est pas aller trop loin que de juger en cela digne de vous cette charmante Sylvère si aimée parmi nous. Il ne faut donc point s'étonner qu'elle ait su choisir le parti le plus sage et le plus légitime, encore que peut-être un peu rigoureux.
«Mais il est nécessaire, avant que d'aller plus avant, que j'entre dans le détail de circonstances qui étaient malheureusement, quoique depuis peu, trop aisées à prévoir, et auxquelles vous-même vous attendiez.
«Mme de Mariolles en vous faisant part de ses craintes, ou plutôt de sa certitude, en même temps que de l'estimable projet qu'elle avait formé de venir faire la retraite dans notre maison, vous avait caché, je le crains, le soin qu'elle avait pris de faire surveiller son mari et cette dame par je ne sais quelle police particulière.
«Pardonnez-moi, Madame, si je m'exprime gauchement; mais c'est là une sorte de narration à laquelle j'étais, Dieu merci, demeurée jusqu'à présent étrangère. Pour faire bref, M. de Mariolles invita cette dame de ses amies à se rencontrer avec lui, un après-dîner, chez des commerçants, à ce que j'ai cru comprendre, et, sans doute, peu honorables, puisqu'ils acceptaient que leur foyer devînt un théâtre de tentations. Mais les policiers, par des moyens que je ne saurais imaginer, l'ayant appris, avertirent Sylvère; et la magistrature le sut aussi. Le mari (car cette malheureuse est mariée) s'y rendit de son côté. Tout se découvrit enfin; et même Mme de Mariolles m'a fait entrevoir à ce sujet des choses tellement singulières, pour ne pas dire plus, que je laisse encore d'y croire, et ne puis les attribuer qu'à la fièvre qui se déclara chez elle la nuit même de ce funeste embrouillement, qu'elle revint chez nous et tomba tout d'abord dans une crise de larmes, puis dans une excitation qui nous fit croire un instant à un peu de délire. Cela se passait hier soir. Des prières que nous fîmes aussitôt réussirent à la calmer un peu. Aujourd'hui elle est physiquement tout à fait bien; et, quoiqu'il ne soit pas dans nos usages qu'on interrompe et reprenne ainsi une retraite, nous aimons trop Sylvère pour ne la pas garder parmi nous aussi longtemps qu'elle désirera...
«Un reste de fatigue l'a fait me prier de vous écrire à sa place. Son projet serait de se retirer auprès de vous, ou dans cette terre que vous lui donnâtes en dot, pour y vivre d'une sorte de veuvage volontaire, sans jamais revoir son mari. Je crains un peu, et vous craindrez sans doute avec moi, qu'il n'y ait là-dessous le désir secret de ne pardonner point, et moins de résignation que de colère. Mais, d'autre part, je ne doute pas, Madame, qu'avec le temps, vos conseils, nos prières, elle ne revienne à une solution plus voisine à la fois et de la charité du chrétien et de la tolérance mondaine.
«M. de Mariolles est à Paris, dans ce même hôtel sans doute où ils se trouvaient auparavant. Quant à la dame, je ne sais ce qui en est advenu. Sans doute l'aura-t-on mise en prison ou dans quelque couvent; et il est à regretter qu'on n'y puisse rétablir en sa faveur toute la discipline d'autrefois. Mais croiriez-vous, Madame, et j'ai à peine le courage de l'écrire, qu'au moment où les magistrats pénétrèrent dans l'appartement où elle se trouvait avec M. de Mariolles, elle n'offrait plus aux regards, sur sa personne, qu'une partie de ses vêtements. La singularité des moeurs étrangères ne suffit point à excuser cette indécence, dont la honte d'y être surprise lui aura été sans doute un bien cruel châtiment. C'est d'ailleurs une protestante.
«En attendant la réponse qu'il vous plaira de faire à Sylvère ou à moi-même, je vous prie, Madame, etc.
«SOEUR MARIE DES PRODIGES.»
Floride d'Erèse à Gédéon—Lord
Harryfellow.
«Mon cher Lord,
«J'espère que la présente te trouvera de même. Figure-toi que tu es planté sur un quai de gare, mon petit Lord, avec cet air naturellement rasé que tu portes écrit sur la figure; et moi, incrustée à mi-corps dans la fenêtre des lits-toilettes, en train d'agiter vers toi un mouchoir trempé de mes larmes. Je te quitte, quoi. Mais le plus triste c'est que j'ai beau me tâter de long en large (voilà un genre de distractions où tu ne m'as jamais fait l'honneur de te fouler grand'chose) je ne réussis pas à m'en découvrir le moindre remords. Peut-être qu'on n'éprouve ça que longtemps après, comme les lésions internes; et, pour en revenir à la nôtre, je ne sais pas comment on dit: ouf, en américain, mais si tu savais, non! ce que je le pense.
«Ton beau-frère, ce Cristobal comme on n'en fait plus, me recommandait tout à l'heure de ne pas me montrer brutale en rompant avec toi. Car l'homme des pampas nourrit à ton égard des sentiments généreux dans son coeur sauvage. La méfiance n'a jamais fait de petits sur son lit, et, comme il est dans ton genre, n'aimant pas beaucoup à réfléchir, M. de Mariolles suffit, pour le moment, à lui fiche mal de tête. Mais avoue qu'il en a de bonnes, de songer à la douleur qu'il va te faire de se défiler avec moi, comme si ce n'était pas pour toi la meilleure occasion d'apporter quelques adoucissements à la solitude de ta pauvre délaissée de soeur, «Ariane, ma soeur», comme disait Sarah Bernhardt. Car, je ne sais pourquoi, je m'imagine que Mariolles ne va pas beaucoup s'occuper de la consoler, et, au fond, sa petite légitime l'excite bien davantage. Elle est charmante, d'ailleurs, cette baronne-là. Comment pouvais-tu ne pas être à son sujet (c'est de toi-même que je le tiens) du même goût que ta soeur? Et elle s'est conduite très vaillamment dans toutes ces histoires.
«Au fait, je suppose que tu les sais toutes, ces histoires, et comment ton beau-frère fit, du côté de Saint-Lazare, dans je ne sais plus quel hôtel, la découverte d'une Mme de San Buscar qui l'était également beaucoup, et d'un Mariolles en chemise. Eah! éah! charmante soirée!
«Ne te fâche pas, au moins, mon bon Lord; ces choses-là arrivent aux meilleurs des frères. Et pourtant, m'as-tu assez barbée jadis, quand tu avais pris ta cocaïne, avec les vertus de la dame américaine, et avec ses charmes aussi. Je me demande même comment tu étais si bien renseigné. Enfin, ça vous regarde, vous autres. Et qu'elle soit bien ou mal plantée, ça ne me fera pas une plus belle jambe.
«Encore, si tu ne m'avais rasée qu'avec ta soeur, mon pauvre ami; mais, c'est là que je voulais en venir, il faudra te guérir, si tu veux plaire aux femmes d'ici, d'un terrible défaut, c'est d'être ennuyeux. Tu es joli garçon, ça se voit et je ne le nie pas; mais d'abord, pour ce que tu en fais, tu jouerais aussi bien les jolies filles: et encore. Outre qu'augmenté même de tout ce qui te manque, et je bâille comme une marennes rien que d'y penser, tu ne serais pas complet tout à fait si tu ne sais pas causer et faire rire. Les Françaises aiment qu'on les amuse, même à ses dépens, comme ça peut arriver à Cristobal. Tel quel je le préfère, et je commence à m'habituer très bien à son genre (c'est bien le mot). Tandis que, toi, tu ne m'en avais, pour ainsi dire, pas fait changer. Et je ne te dis rien de sa galette, dont il a beaucoup; au lieu que toi, au premier gros billet qu'on t'avait sorti, tu étais épuisé; ça aussi, vois-tu, il faut savoir y revenir.
«Nous partons donc ensemble, je n'ai pas très bien compris pour où; mais ce sera très drôle. On prend des paquebots allemands, et puis des mulets. Et à la fin on trouve beaucoup de moustiques, des ananas, des gens à moitié nus. Voilà un pays où ne pas mener ta soeur et amie, Lord: ça lui rappellerait tout le temps son hôtel du quartier Saint-Lazare. Cependant présente-lui mes derniers hommages, et quant à toi, j'espère, à mon retour, te trouver un peu plus civilisé que tu ne fus jusqu'ici. Crois-moi, il ne suffit pas, à Paris, pour faire figure, de se la faire épiler; d'avoir à la boutonnière des petits chichi dans le genre du T.-C.; de porter son revolver dans la poche de son smoking; ou de prononcer Tchéronne quand on cause avec des automobilistes. Il ne suffit même pas de boire du Champagne plus extra dry que l'amadou, jusqu'au point d'aller danser avec des tziganes. Il y a pas mal de choses encore à savoir faire, pour ne rien dire de l'amour. Tu en découvriras quelques-unes si tu lis attentivement Maurice Donnay ou Pierre Veber. C'est leur grâce que je te souhaite; adieu.
«FLORIDE.»
«P.-S.—Ne cherche pas d'obscénités dans ma lettre: il y en a.»
Le comte de San Buscar au baron de Mariolles.
«Mon cher ami,
«Je veux vous donner encore ce nom-là malgré les choses qui se sont passées entre nous; et vous comprendrez tout de suite pourquoi je ne cherche pas à en tirer aucune vengeance quand je vous aurais annoncé que je me sépare d'avec ma femme. Qu'est-ce que vous dites, mon cher? Ça vaut bien la peine de risquer de vous tuer, ou d'être moi-même, pour une personne que je ne regarde plus. Alors, n'attendez pas mes amis, je vous prie: ils ne viendront pas. Vous connaissez assez mon courage par vous-même, et par toute ma vie d'Amérique que je vous ai déjà racontée. Je ne suis plus un petit enfant, capable de me battre pour le qu'on dira de moi. Il me suffit que vous, vous ne croyiez pas que c'est par prudence que je m'en vais sans vous revoir. Ça nous mettrait tous les deux dans une situation fausse; et, d'ailleurs, vous savez au besoin où me retrouver.
«Comme je vous l'ai dit plus haut, je quitte Paris aujourd'hui même, et je vais faire un tour dans le Mexique—où j'ai des mines d'argent. Mme d'Erèse est assez gracieuse pour venir aussi, voulant connaître ce pays dont elle a beaucoup entendu parler. C'est la plus fidèle des amies, la femme la plus intelligente, qui m'a le mieux consolé dans tous ces ennuis. Comme on sent bien, mon cher, que celles qui se donnent librement, dans la force de l'expérience (ce sont ses propres paroles), ne peuvent pas nous faire courir les mêmes risques que d'autres. Vous verrez vous-même un jour, dans l'avenir, comme le mariage est une combinaison qui trompe. Mais je ne veux pas vous faire du chagrin d'avance, mon cher ami, et je me contente de vous dire, une fois de plus... etc...
«SAN BUSCAR.»
P.-S.—Je ne pense pas que vous ayez aucune affaire dans mon pays. Autrement, écrivez-moi à Mexico, calle de los Doscientos Heroes.»
Gédéon-Lord Harryfellow à Imogène.
(Traduit de l'anglais.)
«Imogène, j'ai passé pour vous voir. Vous n'y étiez pas, m'a dit cette femme de chambre au vilain regard, que vous gardez, envers et contre tous, à votre service. Vous devinez ce que j'allais vous dire, ou plutôt tâcher de vous dire. Car au dernier moment, qui sait si vous ne m'auriez pas acheté une fois de plus avec vos yeux et votre sourire, comme vous faisiez déjà, petite fille, quand je vous avais surprise à caresser quelqu'un de vos sweethearts derrière le paravent, et que vous aviez peur que je le répète à nos parents. Mais, à vous écrire, j'aurai plus de courage; et votre portrait qui est là sur ma table a beau avoir l'air de dire non, il faut que vous le sachiez, Imogène, c'est bien horrible, ce que vous venez de faire.
«Ainsi, au même temps où vous m'écriviez cette lettre qui me fit revenir à Paris si joyeux, oui, dans ce même temps, vous vous risquiez follement pour ce ridicule Français qui parle tout le temps, qui saute, qui a la barbe en pointe. Ah! si je savais parler comme eux. Et n'ont-ils donc pas de pudeur de montrer ainsi leur âme nue, ou bien s'ils mentent? Et moi, il y a tant de choses, de belles choses, que je pense, dont je ne sais pas les mots. Et pendant que je reste, sans rien dire, à remâcher les morceaux de mon coeur jusqu'à ce qu'ils m'empoisonnent, un autre survient... Quoi! Imogène; et quelle honte; ces gens de police aussi, ils vous ont vue—plus que je ne vous ai jamais vue. Étaient-ils nombreux? Est-ce qu'ils ont ri? Et quelqu'un d'entre eux n'a-t-il pas voulu savoir si vous étiez aussi douce à la main qu'aux yeux? Pardonnez-moi, je deviens grossier; mais j'ai tant de jalousie, et je me suis drogué pour tout vous dire une fois.
«Le mal est que je ne sais pas bien nettement moi-même où j'en suis; et il n'y a qu'une chose dont je sois sûr, c'est de ne plus pouvoir me passer de votre présence. Vous êtes nécessaire à ma vie, Imogène; il faut que j'entende le bruit de vos pas autour de moi, que je voie votre mouvement, que je vous écoute parler ou demeurer silencieuse, que je vous regarde me regarder—et me sourire. Qui donc vous aimerait plus que moi?
«On prétend, je le sais bien, qu'entre frère et soeur l'intimité tombe aisément au scandale. Qu'elle y tombe donc; et je ne sais ce que vous en pensez, mais à moi votre aspect voile toutes les autres choses. Et que me font la vertu, la fortune, la réputation, au prix de la couleur de vos yeux, qui sont comme le jour dans une eau vive.
«Pourquoi ne partirions-nous pas tous les deux, loin de cet horrible Paris? Votre position n'y va pas être tenable, et, à tout prendre, il vous faut un compagnon. Nous voyagerons si vous l'aimez. Tous les paysages me seront beaux si vous les ornez. Vous aurez en moi le serviteur le plus asservi, et, quant aux gages, je ne suis pas exigeant, Imogène: vous me donnerez ce que vous voudrez.
«LORD.»
Imogène à Cristobal de San Buscar.
«Mon bon Cristobal, que vous aviez été éloquent, ce soir où vous parlâtes contre le divorce chez votre tante de Barracajal. Et maintenant? Il ne faut jamais, voyez-vous, cracher dans les fontaines, si l'on n'est pas assuré de n'avoir jamais soif. Car j'imagine que vous voulez divorcer. Sans cela je ne vois pas pourquoi vous auriez dérangé cet honnête M. le Commissaire et son latin. Était-ce pour lui offrir gratuitement de votre femme un de ces spectacles pour lesquels, paraît-il, des gens curieux payent fort cher? Je ne le pense pas. Divorçons donc, Cristobal, divorçons. Sapons les bases, comme vous disiez. Vous avez contre moi, je pense, tous les témoignages nécessaires, les preuves les plus convaincantes. Si tout cela ne suffit pas encore, faites-moi signe: je suis prête à compléter.
«Et ne me jugez pas cynique, mon ami, de plaisanter un peu à propos de ces choses. Mais si vous aviez pu vous voir entrant dans la chambre du crime, flanqué de ce fonctionnaire et de la petite Mme de Mariolles, vous ne pourriez vous tenir d'en rire vous-même en y pensant. Ce qui m'avait plu jadis en vous, c'est un robuste non-sens du ridicule, et cette même face ronde, pleine, satisfaite, que vous apportez aux choses les plus délicates, et qui m'a fait songer parfois (ne vous fâchez pas) à la lune obstinée et mal discrète des nuits d'été. Je la revois, cette bonne figure, mais pour une fois nuancée d'angoisse, chez les Half-Howard, au-dessus de la nappe et de la verrerie, ce soir que vous aviez votre escarpin sous la table. Vous rappelez-vous? C'était du vivant de ce pauvre colonel; et vous portiez, étant grand joueur de pédales, des escarpins très bas, faciles à ôter, comme à remettre. J'en admirais l'invention à cette époque, puisqu'elle me valait d'avoir souvent de votre orteil jusqu'aux jarrets; et, ce soir-là même, c'est en mon honneur que vous aviez égaré votre soulier, comme on fit du petit Poucet dans les bois.
«Vous ne vous en étiez pas aperçu encore à la fin du dessert, à ce moment où l'on sent que la maîtresse de maison va faire le geste de se lever; et c'est là que ça devint drôle. Je vis votre visage changer, se tendre, tout convulsé d'une secrète horreur, comme si le renard de Sparte vous avait rongé par en bas. Et l'on voyait bien que vous faisiez des mouvements sous la table; vos mains et vos bras en reproduisaient d'instinct le rythme sur la nappe: vous aviez l'air de ramer des choux; et cependant vous parliez, vous parliez avec fureur, pour qu'on ne se levât pas. Vous disiez des choses qui n'avaient aucun sens; vous en disiez beaucoup, et sans vous arrêter. Tout le monde vous considérait avec étonnement jusqu'au moment, je pense, où, par une touchante conformité de moeurs, chacun comprit; et ce fut à moi d'être gênée. Enfin ce flot de paroles cessa brusquement, vos mains cessèrent de ramper en rond sur la nappe, votre visage s'apaisa, et ce fut autour de la table une satisfaction générale. Chacun manifestement se disait: «Voilà San Buscar qui a remis le pied sur son croquenot. On va pouvoir aller fumer.» Et on se leva.
«Je me suis remémoré cette petite histoire, l'autre jour, lorsque vous êtes venu me voir au lit, avec du monde. Dans les deux cas vous faisiez la même tête; et, en vérité, ce n'est pas galant de m'avoir perdue du même air que votre chaussure.
«Je vous écrivais d'ailleurs pour vous conter des choses plus sérieuses; c'est que je pars en voyage avec mon frère Lord. Vous connaissez son affection pour moi, et je ne pouvais tomber en meilleures mains, au sortir des vôtres. Si vous avez quoi que ce soit à me faire assavoir, mon notaire vous servira d'intermédiaire. Là-dessus, mon bon Cristobal, adieu, et malgré ces nuages, croyez toujours à mon amitié.
«IMOGÈNE HARRYFELLOW.»
Sylvère à l'Ange Gardien.
«Monsieur,
«Je vous retourne votre lettre, que je voudrais ne point avoir lue, et je vous prie de ne m'en plus écrire, tout au moins de ce ton. Est-il donc besoin de vous rappeler que la situation singulière où je suis me laisse seule à me faire respecter, et que ce serait d'un bien débile courage que d'en vouloir tirer parti? Que si, à l'opinion que les femmes vous ont laissé prendre d'elles, l'honnêteté seule ne vous paraît point de mon côté une sauvegarde suffisante, la tendresse que je garde à mon mari malgré ses fautes, et que la séparation ne saura pas détruire, doit vous éclairer assez sur la vanité de votre égarement. Je vous ai déjà parlé là-dessus avec franchise: voici pourtant que vous y revenez, et jusqu'à me rappeler cruellement cette intimité où je me suis laissée glisser avec vous dans la solitude et la tristesse de Versailles. Un banc, une charmille, ne vous sortent pas, dites-vous, de l'esprit. Devriez-vous donc me forcer à m'en souvenir aussi, à vous avouer que moi non plus je ne les saurais oublier, et que la honte me poursuit sans cesse d'en éprouver tant de remords, et de n'en pouvoir ressentir que si peu de regrets. Ah! Monsieur, si vos lèvres dévorantes avaient été de fer rouge, quelle pire blessure m'auraient-elles laissée?
«Mais laissons ce sujet. Il m'est plus amer que vous ne sauriez croire, et n'aurait pas été la cause que je vous écrive, si je n'avais, Monsieur, à vous demander un second service, à vous qui avez déjà montré à mon égard tant d'intelligence et de dévouement. Je crois que vous avez plus ou moins fait la connaissance de mon mari. Vous devinez le reste: c'est que je ne voudrais pas demeurer tout à fait sans nouvelles de lui. N'est-ce pas là un désir bien naturel, quand même j'aurais juré de pas le revoir. Je ne vous demande pas une surveillance de tous les jours, pas même des détails trop intimes. Je serais heureuse seulement de savoir qu'il est heureux.
«Je voudrais que vous le fussiez également, Monsieur, que vous vous décidiez à faire oeuvre d'homme—et à ne plus m'écrire de lettres comme la dernière. Ne savez-vous pas que les sympathies ont leur secret qu'il faut respecter, au lieu de les traiter comme les enfants font des tulipes encore à demi-fermées, qui en ouvrent de force les pétales pour regarder plus avant, et ne trouvent au coeur qu'un peu de vide et de poussière? Ce sujet réservé, toutes les nouvelles que vous me donnerez de vous aussi seront les bienvenues, et quant aux questions matérielles, je vous prie de vous mettre en rapport avec mon notaire, Me Beaudésyme, à Ribamourt (Basses-Pyrénées), et de croire, Monsieur, etc.
«SYLVÈRE DE MARIOLLES.»
X
LE RETOUR AU BERCAIL
(La scène est dans les Pyrénées.)
Sylvère sortit de Hargouët, et gagna la campagne.
On touchait à la fin d'avril, et déjà le printemps avait jonché partout ses humides fleurs. Déjà il y avait eu de ces journées où le tiède soleil, que strie parfois une pluie molle, réveille les énergies de la terre et répand tour à tour dans l'air l'âme acide des prairies, les parfums effacés d'une haie d'aubépine, ou cette odeur obscène que les bourgeons des peupliers pleurent avec leur sève. Mais à pénétrer brusquement sous les froids et sombres vernes d'une rive, là croissent dans la vase, le long des eaux, ces herbes lourdes qui sentent la menthe et la fièvre, l'été venu, quand les écrase le pied nu d'un baigneur.
Le chemin que suivait la jeune femme sentait les buis amers dont il était bordé en contre-bas du côté de la plaine et du Gave. A gauche il y avait un mur, et des jardins de paysans, dont les arbres pendaient. Un branchage appesanti de feuilles parfois heurtait ses joues en s'égouttant; et elle frissonnait alors si quelque goutte oubliée de pluie glissait le long de son col nu, et se dissipait au creux de sa nuque, en s'attiédissant. L'herbe était pareillement toute mouillée; Sylvère en marchant levait les jambes très haut pour se garder des orties et de la rosée, et aussi pour ne pas fouler les silènes, pourprés et roses, qui riaient sous ses pas.
Plus loin, au pied moussu d'un mur, entre deux pierres, elle distingua la tache rouge de la première fraise; et, en se baissant pour la cueillir, fit s'envoler une abeille, qui, peut-être irritée, bourdonna pendant un instant autour de son visage. Plus loin encore, le sentier formait sous trois ou quatre chênes une espèce de rond-point, d'où un banc vermoulu regardait la plaine. C'est là que Sylvère s'assit, et ouvrit le livre qu'elle avait à la main. Mais ce n'était que pour y prendre quelques lettres qu'elle voulait relire. Elles avaient été écrites, un peu en forme de journal, par l'Ange Gardien. La première, qui était datée de novembre, et de l'année précédente, disait entre autres choses:
«La tristesse de M. de Mariolles fut accompagnée au début de la mauvaise humeur la plus vive. C'est à peine s'il daigna d'abord me reconnaître (qu'aurait-il fait s'il avait su toutes mes performances?); et il me fallut toute la patiente impudence d'un marchand de babouches arméniennes pour venir à bout de lier partie avec ce méchant homme. Ne vous fâchez pas que je l'appelle méchant, Madame, puisqu'il vous a fait souffrir; et, d'autre part, vous voyez à quelles bassesses vous me condamnez. Ah! si je n'avais pas, pour me maintenir dans votre obéissance, le souvenir de ces yeux pleins de mépris et de caresses. Mais, chut.
«Au bout de quelques jours, donc, M. de Mariolles, que j'avais su, à plusieurs reprises, rencontrer par hasard, revint à une humeur plus égale, et à de meilleurs sentiments envers moi;—et nous sommes enfin devenus assez bons camarades, encore qu'il méjuge un peu jeune. Il est vrai de dire que dans la situation où il est, une connaissance nouvelle, à qui on est forcé de ne dire que ce que l'on veut de ses affaires, vaut mieux que des amis plus anciens et plus interrogatifs. Bien entendu, il ne m'a encore fait aucune confidence de ses ennuis; mais il m'a déjà confié qu'il en avait, et besoin aussi de consolations. Que pensez-vous de tout cela, Madame? Dois-je m'occuper de lui en fournir, et de quel ordre? Daignerez-vous m'écrire là-dessus vos désirs? Vous n'ignorez pas au moins ce que les hommes, d'ordinaire, et surtout les veufs, entendent par «consolations».
«Je lui parlai de M. de San Buscar puisque, après tout, c'est lui qui nous avait présentés (et peut-être même est-ce à cause de lui que monsieur votre mari me fit ce médiocre accueil, d'abord); mais il ne parut pas vouloir tirer ce sujet en longueur.
«—C'est un mufle, me répondit-il brièvement.
«Je ne crus pas devoir m'étendre moi-même en plus longues considérations sur ce Mexicain: que son souvenir repose en paix sous cette épitaphe. Il paraît, d'ailleurs, qu'il est reparti pour son pays avec Mme d'Erèse.»
C'était peut-être la dixième fois que Sylvère lisait cette lettre. Elle ne l'avait jamais fait sans s'interrompre ici pour sourire à l'image de San Buscar relancé chez Floride, le San Buscar sans cravate et mal reboutonné, qu'on vient d'interrompre en sa physique pour l'informer que son épouse est au lit avec un monsieur; le San Buscar mollement furieux de son malheur, mais surtout exaspéré contre ces gêneurs qui viennent lui découvrir des vérités dont il n'a pas soif. Et ne sachant comment exprimer une indignation au prorata, il s'était assis...
«Jusqu'ici, continuait la lettre, ce n'est qu'au baccara que M. de Mariolles a demandé l'oubli. Je l'ai mené, sur sa demande, dans un tripot qu'on appelle «le cercle des Ponantais et gens du Nord». Il y a été tout de suite très sympathique à tout le monde; et jusque-là que plusieurs de ces messieurs ont poussé la confiance jusqu'à lui emprunter des sommes variables, dont il ne fallait attribuer le besoin momentané qu'ils en avaient qu'au retard synchronique de leurs notaires à leur faire tenir des fonds. Il y a des années comme ça où les notaires elles petits pois sont en retard.
«A part ce premier péage qu'il faut payer, quand on est du bon côté de la table, M. de Mariolles s'est assez bien défendu. Je ne veux pas dire, bien sûr, qu'il n'a pas perdu: ce serait le premier. Mais il n'a pas beaucoup perdu, et j'ai veillé aussi à ce qu'on ne le fabriquât pas jusqu'à l'os. Autrement il serait sorti de là comme le bon Dieu les aime, je veux dire pareil à un petit saint Jean.
«Ce grand amour du carton est d'ailleurs bien refroidi depuis quelques jours déjà. Je ne sais de quel côté va souffler le vent. L'essentiel est que je demeure, comme je le suis, le confident de sa fantaisie.»
«Madame, disait une lettre de janvier, notre marotte est toujours le théâtre; et de dire qu'elle me jette dans l'enthousiasme serait dépasser beaucoup la vérité. Je doute qu'on se puisse mettre à plus grande gêne pour plus petit plaisir. Rien que de rester une heure encaqué dans un fauteuil d'orchestre, n'est-ce pas de quoi devenir claustrophobe, et néronien. On prend envie de crier au feu pour que des gens s'écrasent; de tirer au revolver sur la boîte du souffleur, histoire de l'en faire jaillir comme un diable; de lancer sa lorgnette à la tête d'une vieille dame dans sa loge, etc., etc.... Mais on a surtout envie de s'en aller. Ah! quels spectacles.
«Je m'étais souvent demandé comment font les vieilles gardes quand elles veulent se venger des hommes, de tout le déplaisir et surtout de tout le plaisir que trois générations leur ont fait. J'ai trouvé enfin: elles entrent au théâtre. Et quand elles y sont entrées—elles n'en sortent plus. N'est-ce pas horrible pour les messieurs mûrs de voir grimacer là, inexorablement, toute leur ancienne jeunesse qui ne veut pas mourir?
«Tout cela serait de la dernière injustice si quelques jeunes cabotes, soucieuses sans doute de s'instruire, ne s'ingéniaient à les remplacer bientôt dans ces mêmes fonctions qu'elles abandonnèrent. En sorte qu'il y a toujours le même nombre de balais à rôtir—ou à enfourcher.
«Mais tout cela n'a rien à voir à notre affaire, qui est votre mari. Sachez donc, Madame, qu'il fait à ces divertissements une face mélancolique. Je crus d'abord que c'était pour avoir mal choisi nos guignols, et que la faute en était au Rébus, A la mère Sauvage, au Chien de plomb, etc., toutes pièces donnant au nord, et où il fait noir comme dans des fours. Je l'aiguillai en conséquence vers les revues, spectacle charmant, où la philosophie et l'observation sont remplacées par un essaim de jeunes beautés à peine quadragénaires, et moins vêtues encore. Car nous avons appris à découper de mille façons nos feuilles de vigne. Et nous en faisons en paillon, en gaze, en dentelle. Ajoutez que ces dames chantent des couplets qui ne laisseraient pas de paraître spirituels si les auteurs avaient eu le temps, et qu'on en put entendre mot.
«Eh bien, monsieur votre mari demeura de pierre à tant de séductions. Il ne cessait de bâiller, et laissa même, Dieu me pardonne, échapper quelques mots sur les douceurs de la province. Mais prenez garde aussi, si vous ne l'y appelez bientôt. Et ne suis-je pas bien Don Quichotte d'aller vous conseiller ce qui, d'avance, me désespère. Quand vous aurez fait de moi un honnête homme, nous voilà tous les deux bien avancés. Cependant, etc...
«P.-S.—J'ai oublié jusqu'ici de vous dire, Madame, que je me suis, selon votre désir, mis en rapports avec votre notaire, Me Beaudésyme. C'est un homme qui m'a paru, jusqu'ici, du plus agréable commerce.
«Êtes-vous curieuse de nouvelles de Mme de San Buscar? Nous en avons les meilleures du monde. Elle est à Chicago, ou par là, avec son frère, qui est devenu du plus féroce despotisme. On prétend même qu'il la bat, ce qui est pousser un peu bien loin ce singulier esprit de famille qu'il montra toujours.»
De nouveau Sylvère cessa de lire, et promena ses regards à travers le paysage vaste et familier qui s'ouvrait devant elle. C'était, bien loin en contre-bas et jusqu'au Gave, dont la courbe luisait comme un cimeterre entre les feuillages arrondis, la plaine grasse, toute quadrillée de haies. Parfois la voix d'un travailleur traversait lentement l'espace, mourait: on n'entendait plus que le bruit léger de la brise dans la feuille des chênes, et le froissement continu de la rapide rivière contre les galets, au loin.
Par delà, sur la hauteur, un toit d'ardoises entre les arbres, c'était Ribes, et la maison paternelle, où elle venait de passer l'hiver, et qu'elle avait quittée depuis quelques jours pour s'installer à Hargouët. C'est, aussi, qu'on y devenait insupportable pour elle. Est-ce que sa famille ne s'était pas récemment avisée de ne plus prendre au sérieux ses infortunes conjugales? Ses frères surtout mettaient en oeuvre à ce sujet la plus sotte plaisanterie: c'était de subordonner tous les projets et les mille riens de la vie de famille au retour de leur beau-frère.
—Tony sera content, disait René, qu'on ait enfin passé le rouleau sur le croquet. Puisqu'il s'est repris de passion pour ce bête de jeu.
Ou bien c'était l'autre, celui qui disait «mucre», qui déclarait d'un air de doute:
—Je me demande ce que pensera Tony pour les réparations des écuries. Peut-être qu'il aurait préférées tout en boxes. C'est vrai qu'il ne s'y connaît pas beaucoup. Etc., etc...
Là-dessus M. de Ribes éclatait de son gros rire, en regardant la jeune femme d'un air malin.
Sur ce point Mme de Ribes elle-même n'était point irréprochable. Car, enfin, elle avait parlé à plusieurs reprises de Mariolles comme d'un de ces êtres parfaitement vivants qu'on est exposé à rencontrer par le plus naturel enchaînement de phénomènes. Au lieu de faire comme Sylvère qui, dès qu'il était question de son mari, prenait sa figure de bois, absolument comme si on lui avait parlé de quelque fonctionnaire carlovingien, mort sous Louis le Débonnaire, dans l'obscurité.
Et tous ils avaient l'air de croire qu'elle lui pardonnerait. N'était-ce point odieux? Comme si elle n'avait pas assez de peine à demeurer inexorable; et fallait-il qu'ils se liguassent avec Tony,—et avec son propre coeur, peut-être? L'Ange Gardien lui-même ne s'y mettait-il pas?
«Madame, disait une autre de ses lettres, plus récente, vous l'aurez voulu. N'aurons-nous donc tant reculé que pour mieux sauter le Rubicon, tout de même? Et je sens si bien que vous boudez contre votre bouche. Pensez-vous que votre dernière lettre ne laisse pas trop clairement percer qu'il n'y a plus de colère dans votre coeur? Ah! puisque c'est lui malgré tout que vous aimez, rappelez-le, Madame, et le bonheur avec lui. N'est-ce pas assez pour moi, dans mon infortune, d'avoir gagné de redevenir à cause de vous, une espèce d'homme? J'ai même quitté M. Simpson tout à fait, puisque vous sembliez le désirer. Le résultat est que je ne sais plus trop que faire. Du commerce, du journalisme? Ou bien partir pour quelque Afrique se faire casser la tête en votre honneur? Avez-vous jamais songé au bruit que doit faire une balle contre un crâne? Singulier sans doute pour celui qui la reçoit, et la sent entrer dans sa cervelle—comme dans du beurre.
«Mais, revenons à M. de Mariolles. L'autre soir, donc, il me proposa d'aller au Vaccinn's. Je ne crois pas qu'on vous ait fait visiter jamais ce cabaret fameux: il est très laid. Les femmes l'y sont aussi, à ma guise, quoique j'aie rencontré des Péruviens d'un sentiment contraire.
«Quand nous entrâmes, une valse viennoise s'évaporait dans l'air. Les dames napolitaines qui composent l'orchestre s'appuyaient su leurs instruments d'un air triste qui leur est si habituel qu'un de mes amis, mauvaise langue, prétend que c'est d'avoir le mal du pays.
«Il y avait là les figurants ordinaires. Le gros Loïserand, déjà excité par le Champagne qu'il représente, embrassait les garçons de café à tour de bras. Nicaëli, ce Portugais vert, servait, auprès de deux dames, d'interprète à la flamme de deux étrangers. Le vieux monsieur suisse, qui tombe en catalepsie tout de son long quand il a trop bu, l'oeil hagard, épiait fixement le vide, embusqué derrière un pilier; et deux morphinomanes couleur de terre, homme et femme assis à la même table, se regardaient tristement sans rien dire. Bref, la fête battait son plein: on avait envie de pleurer.
«Une petite juive nous accosta, laide, mais toute alourdie encore et reluisante des récentes dépouilles d'un jeune duc. Elle se nomme Judith Moche, et on l'appelle Julie d'Épernon, sous prétexte qu'un grand nom n'a jamais été déshonoré par une cocotte, ni par un cheval.
«—Bénédicte sois-tu, lui dis-je. Aïcher, fortune, désir.
«Cette formule cérémonielle, en usage parmi les juifs du Midi, dont elle est, suffit à la mettre en fuite. Il fallut invalider quelques personnes encore, toutes d'ailleurs d'excellente décomposition. Nous nous plûmes enfin à l'une d'elles, menue, et dont je m'avisai, hélas! qu'elle vous ressemblait, mais, en vérité, beaucoup; et je pense que cela frappa aussi votre mari. Elle a vos yeux, tous vos traits et jusqu'à cette admirable démarche. Mais vous différez d'éducation. Ses parents à elle, qui la gâtaient à leur façon, je veux dire comme plâtre, la laissèrent, au demeurant, pousser à sa guise dans le ruisseau. Il n'y a pas longtemps qu'en fait de pater elle ne connaissait que ces objets ronds où suspendre son chapeau; et qu'elle imaginait le paradis comme un endroit où l'on mange des oranges. De l'esprit, d'ailleurs; et, comme avec cela elle ne saurait dire trois mots de suite sans une ordure, ce même ami l'avait appelée un bijou coprolalique. Nous soupâmes donc ensemble...»
Sylvère en était là de sa lecture quand elle entendit un pas dans la sente, leva la tête, et reconnut le jeune Pierroulinn, son valet.
—Madame de Ribes fait dire à Madame la baronne... commença-t-il en français. Mais il s'interrompit, et conclut en béarnais:
—... que si voulez venir la voir. Elle vient d'arriver au château.
—C'est bien, répondit Sylvère, j'y vais, et elle se leva.
—Que peut-on bien me vouloir? se disait-elle. Peut-être des nouvelles de Paris.
Son coeur battit un peu à cette pensée. Elle songea aussi à la dernière fois que sa mère était venue à Hargouët. On avait dîné tard; et fort avant dans la soirée, tandis qu'on causait encore au salon, tout à coup la rumeur nombreuse et l'arôme d'une pluie d'orage étaient entrés à travers les jalousies. Tony était avec elle, alors; et, de se sentir seule, Sylvère soupira dans le sentier sombre.
Mme de Ribes sortit de la maison à sa rencontre: il était visible qu'elle était émue.
—Qu'y a-t-il? maman.
—Mais rien. Il faisait beau; je suis venue te voir.
—Ah! et puis, ajouta-t-elle, en la forçant à entrer la première au salon, je t'ai amené une visite.
Sylvère distingua que sa mère refermait la porte derrière elle, et, dans le demi-jour, quelqu'un debout, qui ne disait rien. Elle poussa un cri, et c'est une belle chose que la vengeance; mais on aurait pu voir cette épouse vindicative se jeter dans les bras de son homme.
Et un peu plus tard, quand Mme de Ribes les rejoignit:
—Vous rappelez-vous... disait Mariolles.
—Vous rappelez-vous... disait Sylvère.
Car ils étaient occupés déjà à se faire une provision de bonheur avec leurs inquiétudes passées. Et c'est ainsi que nous les abandonnerons, dans la maternelle province. Puissent les souvenirs de Paris n'y pas visiter trop souvent leur quiétude. Puissent-ils un jour évoquer sans mélancolie les paysages du passé: la Seine glauque et clapotante entre des quais, des arches, des tours—ou la rue de la Paix, après une averse, quand des nuages blancs voilent et découvrent tour à tour le soleil, et que des femmes menues, la jupe haute, y sautillent de leurs pieds aigus—ou cette soirée encore, si douce à redescendre l'avenue du Bois, dans le flot des voitures, alors qu'apparaît au loin, vêtu de mourante lumière, l'Arc de Triomphe, comme une améthyste énorme et pâle.
FIN
Table des Chapitres
I. MARIAGE DE PROVINCE.
II. L'ODEUR DES PLAGES.
III. JUSQU'AU MARBRE.
IV. LE BEAU VOYAGE.
V. LA TOURNÉE DES GRANDES-DUCHESSES.
VI. CORRESPONDANCES.
VII. PARIS-VERSAILLES.
VIII. LES GALANTES ALTERNATIVES.
IX. CHASSÉ-CROISÉ.
X. LE RETOUR AU BERCAIL.
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le douze mai mil neuf cent quatre
PAR
DESLIS FRÈRES
A TOURS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE
PARIS
SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMIV
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
Sept exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 1 à 7.
JUSTIFICATION DU TIRAGE:
910
Les Tendres Ménages
DU MÊME AUTEUR
Romans
M. DU PAUR, HOMME PUBLIC (Simonis Empis). 1 vol.
LE GRAND DIEU PAN, traduit de l'anglais d'Arthur Machen (La Plume) 1 vol.
LE MARIAGE DE DON QUICHOTTE (Juven) 1 vol.
En préparation:
LE MILLION D'ANDROMAQUE, roman.