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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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The Project Gutenberg eBook of Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Title: Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

Author: Léon Gozlan

Release date: April 23, 2012 [eBook #39513]
Most recently updated: January 25, 2021

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES: HISTOIRE DES CHÂTEAUX DE FRANCE, VOLUME II ***

LES TOURELLES.

II

Romans du même Auteur:
 
LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8.15fr.
LES MÉANDRES, 2 vol. in-8.15 
WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC, 2 vol. in-8.2250
LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8.15 
Sous Presse:
LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique, 2 vol. in-8.
UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8.

 

      PARIS.—Imprimerie de Ve DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au Marais     

 

 

 

LES
TOURELLES

HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE,

PAR

M. LÉON GOZLAN.

II


PARIS.
Dumont, Libraire-Éditeur,
PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE.
1839

TABLE DES MATIÈRES

VAUX.

I

Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, voulut donner dans son château de Vaux une fête à Louis XIV.

Le projet eut l’agrément du roi.

La fête fut fixée au 17 août 1661.

Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut pour l’Italie, pour l’Espagne et pour l’Angleterre. On vit à Vaux des représentans de ces trois contrées et les ambassadeurs de tous les peuples. Un roi et une reine s’y trouvèrent.

Au nombre des invités étaient Gourville et le maréchal de Clairembault.

La route de Paris à Vaux était longue, chaude par le mois d’août où l’on était; ils s’arrangèrent pour la faire de compagnie. Ils partirent de grand matin dans une calèche massive, qui rachetait ce défaut d'élégance par une solidité dont le premier avantage était d’asseoir le corps dans un repos parfait. Gourville n'était pas pressé d’arriver; le maréchal, qui était un peu gros, n’avait garde de se plaindre de la lenteur de l'équipage. En ce temps-là, l’activité de feu qui nous fait aujourd’hui dévorer l’espace était inconnue. A quoi eût-elle servi? on ne devenait pas noble en courant. D’ailleurs bien empêché eût été celui qui aurait prétendu aller vite et sans accident sur les grands chemins, même sans exception de ceux qui ont encore conservé le nom de routes royales.

Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré l'équilibre de leur ame, n’envisagèrent pas sans effroi le long ruban de chemin qu’ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.

—Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville?

—J’allais vous le demander, maréchal.

—Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.

—Merci de la grâce, maréchal; mais d’ici là?

—D’ici là?... Vous avez donc bien bon appétit? Il est si matin!

—Ce n’est pas l’appétit.....

—Si c’est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à chaque relais, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur à Beauvoir, à ma ferme aussi.

Gourville, qui n’avait pas été compris, se tut.

Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les stores et conseilla à Gourville d’en faire autant de son côté. Un balancement doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les roues, l’odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été autour de la peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré par la soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil.

—Allez-vous dormir, Gourville?

—Si vous ne causez pas, maréchal...

—Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous trouveriez le vin amer. Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue: n’y aurait-il pas mieux?

Et le maréchal fit le geste d’arrondir son bras vers les basques de son habit. A peine le ramenait-t-il avec une certaine circonspection à son attitude naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par imitation, achevait d’accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent, cachant par paire un objet de mince volume.

C'étaient deux jeux de cartes.

—Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance.

—A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez battu les Allemands.

Enlevé à la banquette, un coussin de velours s’appuya sur nos voyageurs, qui, illuminés de cette joie discrète et communicative qu’auraient deux amans à se rencontrer dans un même aveu et à se presser les genoux, joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris à Vaux.

—Un instant! Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant.

—Faites, maréchal.

Clairembault souleva le store et cria:—Cocher! aussi lentement que vous pourrez.

—Monseigneur, plus lentement, c’est impossible. Les chevaux dorment, s’ils ne sont morts.

—C’est bien, La Brie, toujours ainsi.

Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs par aucune secousse. Le sifflement des cartes qui effleuraient le velours du coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif, Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles.

Tandis qu’on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d’aller saluer une dame d’Humières retirée dans un château des environs. Ils étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés.

De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de cour, pour profiter brutalement de la victoire, proposa la revanche à Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de constater l’imperturbable lenteur des chevaux, bien qu’ils fussent tout frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la Cour-de-France soit unie comme l’eau.

Gourville n’est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et en billets. La perte passe cinq mille.

—Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort. Je vous joue sur parole ce qu’il vous plaira. Parlez.

—Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes décavés; ce qui est d’une grande ame, je l’avoue. Mais je serais désolé, cette fois, d’avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le voulez, pour ma ferme de Ris, située près du village de ce nom, et où j’ai déjà eu l’honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relais. Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris.

—Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu’elle vaille plus ou moins. Mais en trois coups.

—Soit, maréchal. A vous les cartes.

Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault. Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche s’arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur, sans colère, il sonna son intendant, ses gardes-chasse et ses métayers, et leur dit à tous: «Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault, que voilà, sera votre maître. D’aujourd’hui il a tous droits sur vous et sur cette ferme; saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La cérémonie fut courte et arrosée d’une bouteille du plus vieux. Habitué à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant, sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que Clairembault n'était orgueilleux.

Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers le village de Ris, descendant cette montagne que Louis XIV n’eut pas le temps d’aplanir, gloire pacifique qu’il laissa à son arrière-petit-fils. Le voyageur fatigué boit dans le creux de la main une eau pure, et bénit Louis XV. Le précipice n’est plus qu’un berceau.

—Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi, plongeons-les dans cet abîme.

Et tous deux, d’un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il est probable qu’ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche.

Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault s’efforça de changer la conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là, de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à ses enfans.

-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville?

—En Beauce, maréchal, et avant l’hiver, si le surintendant me l’accorde, j’irai lui rendre mes hommages d'époux.

—Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?

—Mais chez moi, dans l’une de mes terres; superbe propriété, maréchal! Et que n’est-elle sur cette route, je vous aurais montré que le malheur peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette propriété n’est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault!

Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours aux idées; et ces maudits chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le coussin!

—M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J’en serais désolé, mon ami. J’ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n’avais pas l’intention de vous offrir la revanche, et que vous n’aviez plus d’argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville, croyez-moi, parce que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et me faisait honte de mon bonheur!

Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il désirait l'éloigner le plus possible.

—Çà, Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d’ici à mon château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon. Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée, et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!

Gourville embrassa le maréchal.

—Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des cartes?

—Mais des cartes! répéta le maréchal.

Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés.

—Au passe-dix!

—Au passe-dix! maréchal.

Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur ame à qui mieux mieux.

Après quelques minutes:

—Mille excuses, Gourville!

—Mais comment donc, maréchal?

—Cocher! cocher!

—Monseigneur!

—On vous a recommandé, La Brie, d’aller le plus lentement possible.

—Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés.

—C’est très-bien ainsi.

On était à Beauvoir.

Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris, et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid.

Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de Beauvoir. A vous, mon maître, d’en faire les honneurs! Il vous appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le résigne avec dignité.

Ils mirent pied à terre.

A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes. Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était excusable; sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître, goûté tous les vins.

Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur de Beauvoir!

—Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est une revanche qui vous revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir.

—Laissons cela, Gourville.

—Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n’acceptiez.

—Bien!—mais plus que celle-ci.

—Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez.

—Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous plaît-il?

Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu’ils s’approchaient de la portière de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les poches;—interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.

Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie de Mennecy: il n’y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize heures.

Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les deux amis, en s’embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière. Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante. Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les cornets dans la Seine!

Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles par tour.

II

Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes, avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à l’allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette d’Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d’objets de luxe.

Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût été un spectacle peu digne; les objets qu’elles étalaient n'étaient pas non plus livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une magnificence sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces boutiques étaient des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût différent; la fortune des joueurs n’avait à vaincre que le hasard des lots. Tel qui désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un peigne d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d’un bout de la cour des Bornes à l’autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand.

Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, nœuds d'épée, médaillons, boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l’allégorie. Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu’on ne pense, la toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à Vaux-le-Vicomte!»

On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour peu qu’on songe à ces lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers de Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés dans d’autres boutiques. On le sait, pendant plus de deux siècles, les tisserands d’Alep ont vêtu nos marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux un marché d’Ispahan. La loterie des costumes était la plus courue. Un bon numéro décrochait un pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné gagna un manchon. Un manchon au mois d’août! Elle l’envoya sur-le-champ à Ninon, qui était très-frileuse, et qui, pour plus d’une raison, n'était pas à la fête. Celle-ci le donna peut-être à la femme de Scarron.

Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna un cheval arabe, un des plus beaux lots, celui qui fut le plus envié.

—Qu’en feras-tu, lui demanda le surintendant en lui frappant sur l'épaule, toi qui montes à cheval comme tu danses?

—Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, sellé et bridé, au bout du parc, à la porte de Provins. On fait trente lieues en dix heures avec un tel cheval. Trente lieues! c’est la mer; la mer, c’est l’Angleterre!—Silence! Gourville.

Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d’estrades, placés de distance en distance sur la route, annoncèrent les équipages de la cour.

A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; on reflua vers la grille: le roi arrivait.

Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, Fouquet, revêtu d’un magnifique habit de velours rouge, et portant un plat d’argent dans lequel étaient les clefs du château, alla attendre le roi à la grille d’entrée.

Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain la Gazette de France du 18 août, avait avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la comtesse d’Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée dans son carrosse de plusieurs dames. Madame venait en litière.»

Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus de sa tête les clefs du château, que Louis XIV fit semblant de toucher, et lorsque le surintendant se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, où il était, lui appartenait non seulement par le droit de la couronne, mais encore par la grâce infinie qu’il mettait à visiter un de ses sujets fidèles.

Avec l’abondance de paroles heureuses dont il était doué, le roi répondit au compliment de son surintendant, tandis qu'à deux pas plus loin la reine-mère donnait sa main à baiser à madame Fouquet.

Les cris de vive le roi! vive la reine! retentissaient.

Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, coiffés de plumes blanches, harnachés en rose, liés l’un à l’autre par des rubans lâches de la même couleur, passèrent la grille, toute semée de visages de paysans émerveillés de ce spectacle. La calèche du roi était à panneaux à images, représentant d’un côté Persée et Andromède, de l’autre, des scènes de bergerie.

En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement avec son frère; Anne d’Autriche, au contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru, Madame.

Tout-à-coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: ils étaient si multipliés et si bruyans que la foule rassemblée dans la cour des Bornes cessa ses acclamations et se précipita vers la grille.

La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut interdit.

C'était une compagnie entière de mousquetaires gris, appareil militaire assez inusité au milieu d’une cérémonie pacifique, qui avait escorté les voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à Vaux, et qui se présentait pour entrer.

Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant éprouva une anxiété dont il s’efforça de cacher les marques sous une indifférence affectée.

Le commandant des mousquetaires avait déjà franchi la grille et caracolait dans la cour des Bornes, broyant sans pitié le gazon et les pierres.

Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant vers cet officier, il lui dit d’une voix brève et émue:

«Sortez, monsieur d’Artagnan; vous n'êtes pas chez moi ici. On vous a commandé pour honorer notre royale personne, et non pour la garder là où elle n’a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant pour notre hôte. Vous et vos mousquetaires, placez-vous à distance, attendant l’heure où il nous plaira de partir.»

Se tournant vers Fouquet:

«Monsieur, je vous demande pardon pour mes mousquetaires; ils n’ont pas appris de notre roi chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on n’entre jamais armé.»

Les mousquetaires se rangèrent de front sur trois rangs, à l’extérieur du château, devant la grille aux cariatides, à cette même place où l’on veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, ait fait planter, dans l’espace d’une nuit, ce qui est démontré impossible, une double allée d’ormes.

Je ne crois pas à cette tradition d’arbres plantés dans une nuit, parce que je l’ai retrouvée dans tous les châteaux, et parce que Louis XIV, hors de chez lui, n’a jamais couché que dans un seul château, à celui des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup aux allées d’ormes arrachés dans une nuit ou dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à temps un siècle et demi après la fête que je raconte ici, pour voir l’avenue séculaire du château de Vaux couchée par terre, sciée en trois traits, destinée à être vendue à la voie, ce qu’on n’eût pas vu sous Fouquet, l’eût-il ou non plantée dans une nuit.

En entrant au château, le roi fut frappé des proportions du corridor, pavé bleu et blanc en marbre, et des dix colonnes dont il est orné. Comme tous les grands rois,—comme Salomon, comme Auguste, comme Napoléon après eux tous,—Louis XIV avait l'équerre dans l'œil: il demanda le nom de l’architecte; on lui répondit que c'était Le Vau; il prit note et passa:

—La fortune de Le Vau était faite.

Le roi fut invité à se reposer dans une première pièce de droite, celle qu’on désigne aujourd’hui aux visiteurs sous le nom de salle de Billard. Les ciselures des portes, les mille arabesques rampant autour des murs et enserrant cette salle comme une crépine, surprirent moins Louis XIV, dont l’envie commençait à bouillonner, lui encore sans monument datant de son règne, que le plafond même de l’appartement, apothéose d’Hercule, vaste tableau de la plus chaude couleur. C’est mieux que de la peinture historique: c’est de la peinture olympique et bien placée au plafond,—près du ciel.

Louis XIV se leva et admira long-temps en silence.

Il était découvert.

Fouquet s’avança pour le débarrasser de son chapeau.

—Laissez, monsieur, je vous prie;—c’est par respect.—Vous appelez ce peintre?...

—Lebrun, sire.

—Singulière ignorance, celle où je vis, dit à voix basse le roi à sa mère en l’entraînant d’un autre côté. Cet homme emploie à ses bâtimens les premiers artistes de la France, et je ne sais pas même leurs noms.

On ne m’a pas trompé, vous le voyez, madame, il ne songe qu'à lui. Calculez l’or qu’il a dépensé à cette salle seulement. M. Colbert a raison: M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, M. Fouquet est la ruine de l'état, et M. Colbert...

—Monsieur mon fils, M. Colbert veut être ministre.

Louis se tut.

Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux de volets et de portes, au fond des plaques du foyer, sur les marbres des cheminées, où rien depuis n’a été effacé, reproduit avec une affectation de parvenu, ce que n'était pas du reste le surintendant, son triple chiffre N. F. S. «Nicolas Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d’une flèche.

—Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, que dans ce chiffre il y a du luxe comme en tout ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres figurent d’ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, la dernière pourrait être supprimée.

—Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, et j’ai peine à vous voir ainsi dépité contre des puérilités dont vous souffririez moins, si, comme moi, vous eussiez été obligé d’admirer le Palais-Cardinal, plus beau que notre Louvre et riche de ses dépouilles. Je ne fis alors aucune remarque, je ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal est à nous.

—Je tâcherai, ma mère, d’imiter votre sang-froid, sans en espérer le même prix.

Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, et avait laissé au roi la liberté de parcourir, suivi seulement de sa mère et de sa belle-sœur, madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant l’une dans l’autre.

Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la seconde: elle s’appelle le Salon. Au lieu d’y rencontrer quelque objet qui choquât son goût afin d’apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des tapisseries d’Aubusson du plus rare travail pour l'époque: peintures à l’aiguille dont le dessin est de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces chefs-d'œuvre disproportionnés, même pour la fortune d’un souverain; mais elle glissa sur des meubles de laque, fantastiques frivolités vendues littéralement au poids de l’or. Le sofa où il s’agitait surpassait tout ce que Fontainebleau avait à comparer en ce genre d’ameublement. Il est tel quel aujourd’hui: de satin blanc brodé en bosse de chenille verte. C’est, pour le temps, la miniature et le burin appliqués à la broderie.

Le roi leva des yeux pleins d’ironie au plafond.—Qu’est-ce donc, demanda-t-il, que cet écureuil que je vois partout à la poursuite d’une couleuvre? Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous le sens?

—L'écureuil...

—Je le sais, ma mère; c’est l’arme parlante de M. Fouquet; mais la couleuvre?

—La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend que c’est l’arme parlante de M. Colbert.

—Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, M. Fouquet et M. Colbert. Gentil écureuil à tête folle: c’est ingénieux, mais c’est peu naturel. Au fond, les allégories sont comme les songes: souvent le contre-pied les explique. Avez-vous les yeux bons, ma sœur Henriette?

—Pour vous servir, sire.

—Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées dans cette bande que je crois une devise, autour d’Apollon chassant les monstres de la terre.

—C’est du latin, sire.

—Eh bien! voyons si vous savez le traduire, ainsi qu’on l’assure.

Quò non ascendam? où ne monterai-je pas?

—Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit cela à la couleuvre, mais c’est une fable. Et ici, à cet autre angle, que lit-on?

—Une modification légère de la même devise: Quò non ascendet? où ne montera-t-il pas? Le futur est à la troisième personne au lieu d'être à la première.

—Et si nous cherchions bien encore, ma sœur, ne croyez-vous pas que nous trouverions une seconde personne qui dirait: Tu ne monteras pas!

Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et fut vivement poussé par le roi dans une petite pièce à côté. La reine-mère et madame Henriette restèrent seules et ne se parlèrent pas.

Ces deux princesses s’observaient depuis quelques mois. Anne d’Autriche avait remarqué, ce qui du reste n'était échappé à aucune pénétration de courtisan, que Madame et le roi se partageaient une affection où Monsieur avait beaucoup à souffrir pour sa dignité de mari. Quoique vive, sa tendresse maternelle n’allait pas jusqu'à sacrifier un frère à l’autre, et à tolérer un scandale dont la cour d’Espagne, si bien servie en rapports, eût demandé réparation. Malheureusement ses appréhensions semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi était le cavalier d’honneur de Madame; à toutes les comédies à ballet ils dansaient un pas ensemble; dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes où nul ne se méprenait, le roi était le lis, elle la rose. Quand le roi s'égarait à la chasse, on avait toutes les peines du monde à retrouver Madame. Anne d’Autriche avait jugé qu’il était temps de mettre un terme à une inconvenance ou d’arrêter une faute. Sachant que les rois ne guérissent d’une passion que par une autre, elle avait cherché et trouvé parmi les demoiselles d’honneur de Madame même une jeune personne peu remarquée, mais propre à frapper par une beauté modeste, qualité jusqu’ici rarement offerte à l’inconstance de son fils.

Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi tomberait au piége. Seulement Anne d’Autriche n’avait pas prévu qu’elle réussirait, non parce que son fils cesserait d’aimer Madame pour aimer une de ses demoiselles d’honneur, mais simplement parce que Louis XIV n’avait montré de l’amour pour sa belle-sœur qu’afin de cacher une passion vive et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait la présence.

Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans une encoignure, et lui répétait: «D’Artagnan est un maladroit, un fou; il entre ici comme dans une place conquise. Est-ce là la prudence que j’ai tant recommandée? Veillez sur lui, que ses mousquetaires ne quittent pas la selle un seul instant. M. de Colbert est-il venu, duc?

—Oui, sire.

—Tant mieux. Dites-lui de ne pas m’approcher de toute la journée, d'éviter de se promener en compagnie de Harlai, de Séguier et de d’Albret; de causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec Lauzun, avec Pélisson, avec les dames, s’il en est capable, et de ne partir d’ici que toutes les bougies éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit bien bas Louis XIV, sans nommer qui.

—Pas encore, sire. La suite de Madame n’est pas arrivée.

—Qu’il me tarde de la voir!—Duc, rompons cet entretien sur-le-champ par un grand éclat de rire, afin de n’inspirer aucun soupçon à ma mère ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons ri.

Le duc et le roi rirent aux éclats.

—Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en paraissant à la porte du cabinet; monsieur le duc va vous expliquer la cause de notre gaieté.

—Qu’est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? s’informa la reine-mère.

—C’est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine?

—Parlez toujours, duc.

Saint-Aignan, qui n’avait rien à dire, balbutia, rougit, regarda le plafond, et répondit tout-à-coup avec la pétulance d’une réflexion subite:

—Vos majestés ont dû remarquer que dans les nombreuses pièces de ce château l'écureuil de monsieur le vicomte poursuit avec acharnement la couleuvre de M. Colbert. Certes, s’il est quelqu’un en France capable de connaître les intentions héraldiques de M. de Belle-Isle, c’est le peintre qui a répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. Eh bien! ne faut-il pas que ce peintre soit singulièrement distrait ou coupable? Dans ce château, ici, sur notre tête (que vos majestés daignent regarder ce plafond pour m’en croire), ce peintre fait étrangler l'écureuil par la couleuvre.

—Pas possible, duc!

—Qu’il plaise à vos majestés de suivre la direction de mon doigt. En tirant une ligne du coude de cette femme qui représente le Sommeil, n’aperçoivent-elles pas, vos majestés, dans la guirlande du plafond, un écureuil?...

—Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous trois le roi, sa mère et Madame.

—Si cela me regardait, ajouta le roi, je me croirais perdu.

Il pâlit.

Saint-Aignan pâlit.

—Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction.

Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.

Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d’un siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n’a presque plus d’attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, sous les traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit Lafontaine dans le Songe de Vaux, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.»

Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815 dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas du plafond le Sommeil de Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi, pourquoi le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient. Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d’Aubusson de nos châteaux l’invasion a taillé des mouchoirs.

C’est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux bavarois.

III

Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune aussi rapide et aussi courte que celle de Fouquet.

A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà procureur-général au parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu’il est sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en parle plus.

Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet?

Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n’est plus vague. Cela s’applique à tous les ministres des finances depuis Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui, épuisèrent le trésor avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations commerciales, au lieu de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup.

Que reprocha-t-on à Fouquet?—Son faste? Oublie-t-on que le cardinal Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes d’argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l’entrée triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d’or et de diamans?—Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il fut obligé de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant, il ne fit que continuer la vie qu’il menait auparavant, extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui apporta douze cent mille livres.—Son goût pour les bâtimens? Il convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions, dilapidés ou non, qu’il consacra au château de Vaux.—Ses mœurs? S’il appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation, c'était d’abord au roi.—Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges, presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à l’exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle.

Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas.

Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie, elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s’impose cinquante ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et de quel homme d'état s’occupe-t-on après cinquante ans?

Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse commune.

Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa vie appartient à Gourville, l’autre moitié à La Fontaine.

Heureux, il est l’homme des mémoires.

Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit les lui redemander.

Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu’ils admirent ses vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu’il n'écrira pas de vers, l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque mois lui lire ceux qu’ils auront composés. La Fontaine s’engagera à quatre épîtres par an; il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une chemise à Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter: Je l’ai mis dans ses meubles. Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de Scudéry est coulée en bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de Sévigné.

Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de tout ce qui lui vaudra le nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu’il leur demanda jamais.

Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert? aussitôt il devient l’homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus, lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court, oubliant le lapin son ami et la taupe sa sœur, et la fourmi sa voisine; il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!—Vous, nymphes; vous, naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent puisqu’il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec tous ses sylvains pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout rebuté, il s’enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné, et ces trois femmes pleurent.

Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le cœur des femmes; j’ai dit le cœur des poètes.

Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c’est le traité de paix de Westphalie.

Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c’est la fête de Vaux.

Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la maison d’Autriche.

Qu’est-il resté de la fête de Vaux?

Les Fâcheux de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de madame de Sévigné.

Ceci durera plus que la maison d’Autriche.

IV

Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau, l'étiquette n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le surintendant, dont l’absence est justifiée par la nécessité où il est, dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la fidélité desquels il peut compter, et s’entretient avec eux dans les allées du parc.

—Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet le premier.

Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:—Serait-il bien vrai? Et pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes pâle, en effet, monseigneur.

—Franchement, ces mousquetaires à cheval m’ont donné à réfléchir. Avouez que leur présence a droit d'étonner.

—Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts d’un jeune roi. C’est du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan et de ses mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront pas tout.

—Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de quitter l'étrier?

—C’est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire, office dont on s’acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?

—Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville?

—Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir.

—Par qui donc, Gourville?

—Par personne.

—Comment cela?

—Où est la nécessité de veiller à douze portes si l’on ne doit sortir que par une?

—Mais cette porte?

—A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais trahi en ces sortes d'équipées: invisible et muet.

—Et c’est?...

—Personne.

—Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que vous n’ayez pas votre tête, tout votre sang-froid.

—Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous, monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est assez large.

Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis.

—Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions?

—Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que nous conspirons?

—Mais encore...

—Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important d'être sûr de tout le monde et de n’employer que quelques-uns. Ayez beaucoup d’hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait.

Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le surintendant se tourna vers son poète-secrétaire:—Vous, monsieur Pélisson?

—Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville.

—Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est pas là-dessus que je souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu? Avez-vous ordonné qu’on traitât les gens de lettres dans cette journée avec les nombreux égards dont j’aime à les voir entourés? Ils dîneront dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir.

—Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes, ils boiront dans des coupes de vermeil.

—Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La Fontaine me ferez immortel.

—Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le premier gentilhomme de l'état après lui.

—Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu’en pensera l’Europe? Et ce coup qui retentira long-temps,—au milieu d’une fête!... Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas que mon château ne fut jamais plus splendide? On dirait qu’il sait qu’un roi de France l’habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre la musique qu’il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin Lully!

—Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C’est messire Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l’ai vu descendre de sa haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert. En hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l’air d'être venus ensemble; mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la Patte d’Oie de Voisenon.

Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l’accosta avec le respect mêlé à la joie la plus vive.

—Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel moment! Vous déciderez entre nous.

Le chancelier remercia d’un sourire.

—Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute grave dans la distribution générale de ce terrain.

—J’avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la question. Si vous voulez qu’il y ait ici trop de statues, de canaux, de fontaines de marbre pour...

Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:

—.....Pour un simple financier tel que moi, j’en conviens, mais non pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, ce me semble.

—C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville.

—Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre les gens d’accord avant qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit pas de statues, messire.

—Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier.

—Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville présenter sa requête. Je vous jugerai.

Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant.

—Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château est mal entendu: d’une extrémité au centre, le terrain descend; du centre à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un abîme: n’est-ce pas, messire?

Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa pénétration de juge.

Fouquet rompit l’embarras.—La propriété creuse, intervint-il, parce qu’elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de loin et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus l’eau, en reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n’a pas tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier?

—Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule. On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre charge de procureur-général. Sa majesté n’attendrait que cette résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C’est un regret pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle, qu’il faut se taire et adorer le monarque dans ses œuvres.

—N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi.

—Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous m’excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté.

M. de Séguier se retira gravement.

—Je reprends, dit Gourville: personne n’agira, mais personne n’empêchera d’agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la comédie, après la comédie le feu.

—Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le grand coup.

—Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée de son regard, personne! cela masquerait le coup d'œil. A la troisième girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris, quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un homme disparaîtra.

—Gourville!

Pélisson visita de l'œil le prolongement de l’allée.

—Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à la poitrine.

—Et ceux qui l’entoureront?

—Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n’agissent pas.

—Et s’il crie?

—Le canon crie plus fort.

—Et si l’on voit?

—L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d’une girande de feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures. A la dernière, nous serons à huit lieues d’ici.

—Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j’en suis sûr, celui qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli est une Salamandre.

—Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un vient.—Colbert était à deux pas.

—Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura Gourville, c’est M. de Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et madame de Chevreuse.

Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits, l’agonie des difficultés vaincues, l’intromission violente de connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son front, où les rides étaient si profondes qu’elles simulaient des feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l’ironie de la mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette voulait sortir.

Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de l’allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier, qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se trouvassent dans l’impossibilité d'éviter la rencontre.

—C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté.

—Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n’avez jamais mieux été inspiré; l’air de Vaux est une muse.

—Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les excuse pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon ami, M. Molière.

—Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en priver.

Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son œil comme un sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers, quoique la pièce n’en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans ses goussets, et ne prêta plus aucune attention.

Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la discrétion d’un poète qui attend son arrêt.

Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux.

—Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment. C’est bien! très-bien! J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces bêtises-là; il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles.

Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d’arranger les boucles de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers.

Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on vous demande votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On ne s’attendait pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant sur le poète; Pélisson se tut.

Colbert continuait à Fouquet:—Il n’est bruit, monsieur, que de votre retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de procureur-général serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour vous conférer ses Ordres.

—La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas chose tellement sûre, si je ne dois espérer qu’en mon mérite, que mes intérêts me fassent une nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m’en défaire, plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui.

—Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le roi vous laisse espérer cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne.

—Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je n’en oublierai pas le témoignage.

Colbert salua et gagna le château.

—S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m’en trouver encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de l’enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici?

—L’histoire nous l’apprendra.

—Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu’on cherchera le... qu’on le cherchera pour partir...

—Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli l’artificier en est sûr. C’est un événement nouveau à travers mille événemens: c’est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils seront encore ici.

—Mais après?

—Ah! monseigneur, en conspiration, après n’existe pas; on est ou l’on n’est plus!

—Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une conspiration, et contre qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait que c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l’intérêt de la France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez l’araignée, la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon araignée qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m’enveloppe, m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les résistances; hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent auprès du prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce qu’on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n’ai pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare, obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n’ai plus que des amis.

En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions plus pures que ce qu’exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz, Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n’appelle pas l'étranger!—Voilà de quoi m’absoudre.

Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment muet le vœu d'être fidèles à leur conjuration.

S'échappant tout-à-coup d’entre Gourville et Pélisson, émus jusqu’aux larmes d’une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats, dans une contre-allée.

Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est trop à la fois, Brutus et Bellegarde!

Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque familiarité du surintendant.

Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d’amour, aux mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui épargnaient la timidité de l’aveu et le dépit du refus.

On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n’avait eu que des triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait depuis que Fouquet avait chargé madame Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de la plus rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir! Les humbles assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui, c’est beau! mais quelqu’un se cassera le cou.

C'était pour savoir s’il avait conquis quelques avantages sur le cœur vierge d’une demoiselle d’honneur de Madame que le surintendant s'était caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s’ils n’eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût à craindre qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus.

Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château, la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait concurremment avec madame de Bellière.

—Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l’a promis; mais vous ferez mon bonheur, madame!

—N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre bonheur trois cent dix-huit fois.

—Vous tenez donc compte?

—Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient d'être nommé gouverneur.

V

Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres.

On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur.

Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour laisser écouler par le pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait.

A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d’Angleterre, à qui l'étiquette indiquait cette place en l’absence de la jeune reine, restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se présenta Anne d’Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent la marche des princes et des pairs.

«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans mademoiselle de Scudéry dans sa Clélie, une si grande étendue de différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux objets qui se confondent par leur éloignement, qu’on ne sait presque ce que l’on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines, et un rond d’eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des artifices d’eau divertissent agréablement les yeux.»

Parmi les parterres, celui qu’on nommait le Parterre des fleurs était une œuvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci avait tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des fleurs. Ils avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d’or en guise de soie; et avec mille roses plantées l’une à côté de l’autre, et dont chacune n’avait dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en produisaient une mille fois plus grande qu’une rose ordinaire. Cette rose ou toute autre fleur entrait dans l’arabesque d’un carré du parterre pour participer à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque. De près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et assise: c'était un tapis.

Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d’Aubusson, les Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se dirigèrent vers l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau, alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour.

Les pièces d’eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et leur symétrie excitaient si haut l’admiration qu’elles servirent de modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à quelques fausses tentatives près, les premières qu’on vit en France, transportées des villas d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de devancer le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux de cinq lieues à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces tuyaux furent payés 480,000 fr.

Ces eaux sont une histoire.

Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d’airain, qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières qu’ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l’eau a verdi en herbe, l’herbe a monté: on fauche ces mers.

Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux prodigieuses et fières.

Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures belles et sereines, sœurs de têtes royales, se déroulent avec lenteur dans un arc indéfini, s’avancent au milieu de l’air tiède et violet qui les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si jamais Palmyre eut de telles fêtes.

Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là.

La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses rubans de moire, ses nœuds de soie. Des plumes blanches s’inclinent sur le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est penché sur l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison des plumes et du chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur cœur s’est rallié au roi; leur chapeau pas.

Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent le bras de leurs dames, qui, pour assurer leur marche, appuient leurs mains gantées, un peu au-dessous d’elles, sur des épaules officieuses.

Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au fond, ce sont des groupes en cascades, penchés l’un sur l’autre dans la plus harmonieuse dégradation. Des sourires montent vers des visages gracieux à mesure que des pieds descendent, et si parfois un vent frais s'élève des pièces d’eau vers le sommet de cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de femmes enveloppent dans une nuée de mousseline le groupe, tous les groupes, dames et cavaliers, et ce n’est plus alors que quelque chose d’indécis et d’ailé, insaisissables apparitions du crépuscule.

Le roi était vêtu fort simplement: il portait une veste de drap bleu à boutons d’or; l’Ordre passait au-dessus de tout; ses souliers étaient ornés de boucles d'émeraudes; une seule plume blanche flottait à son chapeau.

La fille de Charles Ier, Madame Henriette, cette femme dont la vie ou plutôt la mort a divinisé Bossuet, avait déjà, quoiqu'à peine âgée de dix-sept ans, cette empreinte de douleur si belle et si fatale au front des Stuarts. Henriette était frêle et blanche, d’une délicatesse extrême; son cou était celui de Marie Stuart, d’une transparence si pure qu’on eût pu voir à travers couler le poison du chevalier de Lorraine. Henriette était de ces femmes qui écoutent avec leurs yeux.

Tous ses mouvemens, sans qu’elle s’en aperçût, étaient comptés et renvoyés avec des interprétations à son époux, par sa belle-mère, Anne d’Autriche, qui, à chaque instant, se tournait pour épier l’arrivée de quelqu’un impatiemment attendu par elle. Cette préoccupation de la reine-mère cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan conduisant, avec une grâce parfaite, une femme jeune encore, peu connue à la cour: c'était une demoiselle d’honneur de Madame Henriette.

Les mémoires nous ont conservé la parure qu’avait choisie pour cette journée mademoiselle de la Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et feuillée d’or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre, nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses émeraudes rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus; pour en rompre la coupe, trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d’un cercle d’or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes, comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle de Bruges, mais d’un travail si fin, que sa peau n’en paraissait que plus rose sous la transparence.

Pour s’apercevoir de l’inégalité de sa marche, il aurait fallu pouvoir détacher,—et qui en était capable?—le regard de son buste, le plus délicat qui ait jamais existé à la cour, et c’eût été sans profit pour l’envie, car cette imperfection d’un beau cygne blessé cessait de paraître quand mademoiselle de la Vallière appuyait ses pieds sur un tapis. Elle ne boitait qu’en marchand sur la pierre. Une fois duchesse, elle ne boita plus. Louis XIV le voulut ainsi.

Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; ce fut celle de la Vénus chrétienne de la France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux paupières de soie, s’ouvraient peu au jour; et, bien qu’ils n’eussent encore réfléchi que des visages jeunes et beaux comme le sien, qu’ils n’eussent vu de bien près qu’un homme, Louis XIV; qu’une femme, si ce fut une femme, ou un ange, Madame Henriette d’Angleterre, ils étaient déjà chargés de cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au monde pour pleurer: elle n’attendait que l’occasion d'être reine.

Elle avait le sourire fermé, quoiqu’elle eût la bouche grande; ceux qui l’aimaient l’aimaient ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de toutes les jalousies, ont attribué à l’irrégularité de ses dents le soin qu’elle eut toute sa vie de ne jamais les montrer. A cette précaution, il faut rapporter sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille était petite, mais élégante et flexible. Elle resta toujours enfant; gracieuse enfant qui aima trop tôt pour vivre. Singulier reproche! et que ne mérita jamais madame de Montespan: on reprocha à mademoiselle de la Vallière d'être complètement privée de formes: comme si les charmes d’une femme étaient ailleurs que dans l’opinion de celui qui l’aime! Et combien ne faut-il pas être plus difficilement belle, ainsi que le fut mademoiselle de la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui ne s’altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son vol gâter un noble visage! mademoiselle de la Vallière était marquée de petite-vérole.

Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire du cœur d’une femme qui s’attacha, non au fils d’Anne d’Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non à Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, mais au jeune homme, tremblant sous la tutelle de sa mère, n’osant demander mille pistoles à son surintendant, humble devant son confesseur; non au roi, chargé de lauriers et de diamans, faisant agenouiller des ambassadeurs du pape, des doges de la sérénissime république, recevant assis et couvert des représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier à la bouche rouge, aux cheveux presque noirs, grand, infatigable, courageux, adorant toutes les femmes, mais n’en aimant qu’une, elle!

Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout dans les trois qui, plus particulièrement, disputèrent son cœur.

Est-il plein de sève, d’entraînement, de cette galanterie chevaleresque de la fronde, un peu espagnole, très-fière, mettant du point d’honneur dans l’amour? il aime mademoiselle de la Vallière.

La Mancini ne fut qu’une révélation soudaine qui apprit à Louis XIV qu’il y avait des femmes.

A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les rois, est-il entré dans la vie, cette route pavée et sans ombre, qu’il lui faut des amours faciles et commodes, payés avec rien, avec de l’or: il aime madame de Montespan, une belle femme qui ne boite pas, qui a de gros bras, de fortes épaules, qui perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, qui accouche en riant et qui accouche toujours.

Épuisé d’esprit et de corps, capable d’apprendre sans émotion que mademoiselle de la Vallière est morte au monde à trente-un ans dans une cellule des Carmélites, et que madame de Montespan a passé ses épaules et ses bras à quelques ducs, il se tourne enfin vers la religion, il se jette dans le sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi Louis XIV pourra dater, en expirant, de son règne le soixante-sixième, et de sa maîtresse la troisième.

Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, qui marchent côte à côte du roi, l’accompagneront aussi toute sa vie: à sa table, pour applaudir pendant plus d’un demi-siècle à toutes ses paroles; à l'église, pour déposer qu’il est dévot, ou pour qu’il témoigne qu’eux le sont; à la guerre, assez près de lui pour ne pas craindre d'être blessés, ou assez loin de lui pour laisser croire qu’il court de grands dangers; à son lit, l’un pour en chasser la femme légitime, l’autre pour y introduire la maîtresse en faveur; et presque à son convoi funèbre, celui-ci pour dire: Le roi est mort! celui-là pour crier: Vive le roi!

Ces deux hommes s’abdiqueront dans Louis XIV; ils vivront de ses joies et de ses douleurs. S’il est gai, ils riront; s’il pleure, ils trouveront des larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, ils se courberont, ils auront des rides; et si Louis XIV perd ses dents, ils trouveront le secret de n’en plus avoir. L’un n’aura commis qu’une inconvenance, celle de mourir avant le roi; l’autre n’aura pris qu’une liberté, celle de mourir après.

Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à tous ceux qu’il aura élevés ou abattus, ministres ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes; à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront nés depuis lui, à tous ses parens, à son frère, à sa belle-sœur, à ses héritiers, hormis un seul, parce qu’il est passé en chose jugée qu’en France celui-là ne meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts jusqu'à trois par trois dans un mois, avec la rapidité qu’il les fit; à toutes ses maîtresses, aux plus vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; à Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à Saint-Germain, s'écroulant sous le poids des dorures; à Versailles, où l’eau aura cessé de descendre; à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera sur le point de survivre à la monarchie. Seulement deux hermaphrodites lui resteront, deux caricatures de maréchaux et de ministres, deux grimaces éternellement complaisantes, deux rires implacables, deux magots de la Chine remuant et souriant aux deux coins du logis, quoi qu’il arrive; deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés et vivans, deux flambeaux pour toutes ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l’un le duc de Saint-Aignan, l’autre le marquis de Dangeau.

Ils sont là tous les deux.

 

Un coup de canon fut tiré de l’esplanade du château.

A ce signal, les eaux devaient partir.

Elles partent.

Jamais merveille de ce genre n’avait frappé la cour. Pour concevoir cet étonnement, oublions les chefs-d'œuvre de bronze et de fonte des frères Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: Saint-Cloud et Versailles n’existaient pas; l’hydraulique était inconnue en France.

Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il n’y a qu’un instant, remuent, montent, bouillonnent. Cent trente-trois jets d’eau jaillissent à perte de vue; ils retombent en brouillard humide nuancé des couleurs du prisme. Autant de figurations mythologiques en fonte déroulent en pages liquides les métamorphoses d’Ovide. Voilà Pan, voilà Syrinx; ici les satyres aux genoux de la nymphe qui les dédaigne et fuit poursuivie par le dieu Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée et la transforme en roseaux. Du milieu des roseaux des grenouilles de fer soufflent l’eau en menues gerbes. Le poème aquatique finit là. Les trois unités sont respectées sous l’eau comme sur la terre. Neptune reconnaît Aristote.

Autres bassins, autres merveilles.

Admirez Prométhée en perruque limoneuse, qui, avec de l’eau et de la terre, fait un homme. La terre, c’est un morceau de cuivre; l’homme, c’est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part un vigoureux jet d’eau. Louis XIV a la bonté de se reconnaître et de sourire.

Après la fable, l’allégorie.

Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe dans Ovide; à Vaux, il enlève la Hollande. C’est une grosse femme aux pieds de laquelle on a gravé Batavia. Jupiter, c’est encore Louis XIV.

Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: «On voit un abîme d’eau au milieu duquel, par les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une figure de Galathée avec un cyclope qui joue de la cornemuse et divers tritons tout alentour. Toutes ces figures jettent de l’eau et font un très-bel objet. Mais ce qu’il y a de très-agréable, c’est que toute cette grande étendue d’eau est couverte de petites barques peintes et dorées, et que de là on entre dans le canal.»

Au tour de l’apologue maintenant. Un monstrueux lion de fer qui rugit de l’eau, caresse de l’une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de l’autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, c’est Fouquet, son symbole héraldique; la couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c’est toujours Louis XIV.

Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, païennes et monarchiques, ont fatigué l’air de leurs élancemens, elles coulent dans un canal d’une demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance en distance, des formes et des dénominations singulières. La tête du canal s’appelle la Poêle. La queue de la Poêle, c’est le prolongement du canal, qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, et en prend le nom. Au-dessus du miroir est la Grotte de Neptune, qui fait face aux cascades de l’autre côté du canal. Sept arcades où s’incrustent sept rochers, et que terminent deux cavernes où se cachent, sous un rideau de pierre dentelée, deux statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt appelée la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, elle déploie soixante-dix marches de chaque côté, conduisant à une spacieuse terrasse au-dessus des arcades. C’est là qu'était la Gerbe-d’Eau, vaste réservoir qui alimentait la Grotte de Neptune, et du centre duquel jaillissait un jet d’eau de toute hauteur.

Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put voir toute la fête et en être vu. C’est le point le plus élevé de la ligne des travaux hydrauliques. Tournez-vous: un monument l’atteste. Hercule, les bras croisés, est derrière la terrasse, au-delà de la Gerbe-d’Eau; il semble dire: Ici finissent mes travaux, allez plus loin.

Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de pompe, se dit: J'étendrai ma main sur ce château orgueilleux, et il tombera comme celui qui l’habite; j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront comme celui qui les a ramassées; elles et lui ne se retrouveront plus. Celles-ci seront le désespoir du voyageur, celui-là de l’histoire. J’en donne ma parole de roi.

Qui n’eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse rêverie à l’aspect de ces femmes saisies de respect, d’amour et de silence, au bord des bassins limpides et agités comme elles, blanches comme leurs parures, fraîches comme des naïades, presque endormies à la pluie monotone des cascades, à la fraîcheur assoupissante de la nuit.

Chaque minute a sa surprise.

Les eaux changent de couleur, elles en seront plus visibles. Elles s'élancent maintenant rouges, jaunes, vertes, mélangées. Un instant elles défient la nuit.

D’autres eaux deviennent harmonieuses. Un Apollon de marbre renvoie de sa harpe des vibrations sonores: l’eau a effleuré les cordes de cristal de l’instrument, il chante.

Puis tout cesse,—tout retombe. Les bassins reprennent leur niveau, des barques dorées sont lancées, des femmes s’y penchent, et, nautiles armées d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de débarquer à l’extrémité du canal.

Une étoile luit, la cloche sonne: c’est l’heure du dîner, on remonte au château.

Et cela ne s’est plus revu.

La malédiction du roi a été puissante. L’eau a séché comme la pluie sur une tôle brûlante; les jets d’eau sont rentrés dans la terre; pas plus de trace que du déluge.

Les pierres des bassins ont été arrachées; elles sont éparses partout. Le canal est resté, la poêle et le miroir aussi. Mais la poêle est un pré, le miroir ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais quel ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers de la grotte des lignes qui simulent la chute de l’eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture. Deux monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,—toujours Fouquet et Louis XIV,—gardaient et gardent encore les marches de la terrasse dont j’ai parlé. Un cerisier voisin a passé l’une de ses branches sous le ventre du terrible animal et le porte. Dans quelques années, le cerisier, devenu fort, aura renversé le lion de son socle. Ces marches, modèles du grand escalier de Versailles, tremblent aujourd’hui et chancellent sur l’herbe qui les déchausse. Savez-vous qui les gravit depuis que Louis XIV et Fouquet, Henriette d’Angleterre et mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur empreinte? savez-vous qui? des milliers de couleuvres. Les couleuvres, armes vivantes de Colbert!

Voyageur fatigué et mourant de soif, j’ai inutilement cherché un peu d’eau pour me désaltérer dans ce château, qui dépensa huit millions pour avoir de l’eau.

VI

Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait être servi. Parfaitement conservé, il est tel quel aujourd’hui. La pièce qui le précède est voûtée, et porte pour ornemens des rosaces d’or épanouies au fond d’encadremens en saillie.

Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination que celle qui se multiplie à l’infini sous les lambris du salon d'été. Père et mère naturels de tout ce qu’on mange et boit, le Commerce et l’Abondance, toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, au centre des incalculables subdivisions gastronomiques qu’ils engendrent. Ce sont les incarnations de Brama en matière de comestibles. L’effet n’en est pas heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, qui voile un peu le matérialisme des choses représentées, on dirait la galerie de peinture d’un maître-d’hôtel retiré dans son château.

Disposé pour recevoir les personnes que le roi voulait bien honorer de sa table, un cercle de chaises était le seul indice des approches du dîner. La symétrie des places traçait le vide de la table, mais il n’y en avait pas. Où donc poseraient les mets?

Le roi s’assit, invitant son frère, sa mère et sa belle-sœur, Dangeau et quelques favoris, à prendre place à ses côtés.

Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le servir, debout, derrière le fauteuil.

Dès que les convives furent assis, sur un signe de Fouquet, le plafond descendit lentement et au son d’une musique douce. A hauteur voulue, la table aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets qu’elle portait, s’arrêta. Un autre plafond avait remplacé celui qui s'était détaché. On attendit que le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du surintendant.

Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges.

Pour n'être pas descendues du plafond, les autres tables n'étaient pas moins fastueusement couvertes. On en avait dressé dans la salle des Gardes, sous les marroniers, dans les parterres, dans la cour d’Honneur et dans la cour des Bornes.

Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection de ce prodigieux dîner, le même Vatel qui se tua quelques années après à Chantilly, désespéré de ne voir pas arriver la marée à temps.

A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D’ailleurs les précautions étaient si bien prises que, si les poissons de la rivière venaient à manquer, ceux de l’Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet avait enfermé vivans, dans un bassin d’eau de mer, des saumons, des esturgeons et plusieurs dorades. On lit dans La Fontaine une épître à l’un de ces saumons.

Quand l’officier de la bouche se présenta pour faire, selon l’usage, l’essai des viandes et des boissons, le roi l'écarta, et, d’un sourire qui alla au cœur du surintendant, il sembla lui dire: Chez vous, mon hôte, j’ai pleine confiance, je vous le prouve.

La sensualité du temps n'était pas montée au degré d’aujourd’hui; l’art de fondre en une saveur indéfinissable mille saveurs était dans l’enfance, quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des monumens. L’eau des fossés les entoure, des voûtes de pierre les couvrent. Un cavalier et son cheval auraient assez d’espace pour se promener sous le manteau des cheminées. Un bœuf y rôtissait à l’aise. Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, rouillées au râtelier, attestent ce qu’on mangeait au château et ce qu’on n’y mange plus.

Sur un plat d’argent qui couvrit la table, on servit un sanglier tout entier dont on avait doré les défenses.

A mesure qu’on enlevait les porcelaines et les cristaux, des domestiques les jetaient dans les fossés, comme trop dignes, après l’usage qu’on en avait fait, pour servir à d’autres banquets.

Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la chasse, son entretien de prédilection:

—Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux?

—Sire, ils le sont peu. Votre majesté n’ignore pas que, plantés depuis à peine quatre ans, ils n’offrent encore ni assez d’ombre ni assez d’abri aux cerfs et aux sangliers.

—C’est dommage, l’emplacement est bon.

—Sire, je le croyais comme vous.

—Et qui donc n’est pas de notre avis?

—Quelqu’un de peu, sire.

—Cela doit être.

Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur de notre royaume. Est-il ici?

—Sire, toute la noblesse de votre maison vous entoure.

—Qu’on l’introduise, je vous prie.

M. de Soyecourt parut.

—Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes là-dessus, du parc de M. de Belle-Isle?

En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un chasseur:—Et ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua le roi, de mander M. Molière?

Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la porte les paroles ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L’intention du roi fut admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et applaudit dans Dorante ce fâcheux parlant toujours de la chasse, le personnage de M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet excellent trait de la comédie des Fâcheux appartient à Louis XIV.

Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de M. de Belle-Isle était excellent. Enivré de la conversation qu’il avait eue avec le roi, il se retira glorieux comme s’il eût tué un cerf dix-cors.

—Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur qui a médit de votre parc.

—Sire, c’est mon jardinier.

—Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant de génie? Mais que je le voie.

—Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l’indulgence d’excuser son costume et ses propos; c’est un paysan.

Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle, regardant au plafond.

—Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas.

—Mon roi, c’est possible.

—Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas propre à la chasse?

—Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire, les chasseurs m’auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens. Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire.

—C'était donc un mensonge?

—Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la grosse bête dedans.

Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea vers la porte.

—Monsieur Le Nôtre!

—Mon roi!

—Vous allez me bâtir un château.

—Deux, mon roi.

—L’un à Versailles, l’autre à Trianon.

—Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d’eau, à gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d’horizon.

—20,000 livres, Le Nôtre.

—Mon roi, ce n’est pas assez.

—Mais pour vous, Le Nôtre?

—Mon roi, c’est trop.

—Un escalier de géant, Le Nôtre.

—Par où vous monterez, mon roi.

—20,000 livres pour toi, Le Nôtre.

(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au roi.

—Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau.

Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.

—Le Nôtre, des fontaines de marbre.

—De bronze, mon roi.

—Une terrasse, Le Nôtre.

—Au pied de l’escalier, mon roi.

—20,000 livres pour toi, Le Nôtre.

—Un canal grand comme une mer.

—Eh mais! il n’y a pas d’eau!

—Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l’Océan, mon roi.

—20,000 livres pour toi, Le Nôtre.

—Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi.

—Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre.

—Il faudra trois mille pieds d’orangers pour une serre au bas du grand escalier, mon roi.

—Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre.

—A quand les maçons, mon roi?

—A bientôt.

—Mon roi, je t’aime.

Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.

Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça de le retenir.

—Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade de chevalier.

Le plan du palais de Versailles était arrêté.

Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du roi, tenant un objet voilé sur ses bras.

—Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce tableau?

Le roi fit un signe d’assentiment.

Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu’il portait ce jour-là, rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l’admiration si intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'œuvre, dont le Louvre a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste.

—C’est bien, s'écria Louis XIV.

Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait.

Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le tint en équilibre par l’anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux.

—Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs.

On était attentif aux critiques du roi.

—La signature du peintre.

Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la couleur encore fraîche: Lebrun.

—Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi.

—Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu’il fait à votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous sur ma maison.

Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira.

—Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité d’un surintendant.

—Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent s'écrouler.

—Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux sortir.

—Vous resterez. L’emportement fit à Versailles la journée des dupes, la finesse en eut tout l’avantage. Vaux profitera de l’expérience de Versailles.

—Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu’on dévore six provinces dans ce château!

—Celui qui aurait le château aurait les six provinces.

—Oui, celui...

Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre, couvrit les paroles à demi-voix dites par le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la permission de présenter à leurs majestés la nymphe de Vaux en personne.

La nymphe, qui n’avait modifié son costume de demoiselle d’honneur de Madame que par deux ailes blanches attachées à ses épaules, et qui était mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau de parchemin, l’invitant à lire.

Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère.

—Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, au nom du dauphin, si le ciel doit nous en envoyer un, du don que vous lui faites du château de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le lui offrir quand il sera en mesure d’accepter lui-même. Jusque là gardez ce château, que vous avez rendu si beau par vos soins, et dont vous faites si bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l’offre, mais c’est tout ce que nous retenons.

Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui baisa la main.

Dans les yeux d’Anne d’Autriche son fils put lire: «Tu seras un grand roi.»

Tempérant les paroles graves qu’il avait prononcées, Louis XIV ajouta: Les nymphes, mademoiselle de La Vallière, font aussi partie du château.

—Sire, répondit naïvement la demoiselle d’honneur, je vous appartiens.

Le roi se leva, le dîner était fini.

D’une santé délicate et maladive, Madame Henriette obtint du roi de retourner à Fontainebleau. Elle partit.

Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes qu’il destinait à ses mémoires, où il recueillait jour par jour les faits et gestes importans du règne:

«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, il y avait une superbe montagne de confitures.»

VII

Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret de la surprise ménagée au roi après le repas.

Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un cor se fit entendre; il sonnait le départ pour la chasse, la fanfare matinale.—N’est-ce pas le bruit du cor? s’informa le roi. Des chiens s'élancèrent en aboyant dans les salons.—Sire, pardonnez la surprise, c’est la chasse.—Êtes-vous gais, messieurs? la chasse!—Oui, sire, la chasse aux flambeaux.—Y songez-vous? il est nuit, et certes nous n’allons pas, que je pense, en habits de soie et en jabots, courre le cerf? Vous êtes jeunes, messieurs, et nous sortons de table.

Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient et faisaient vaciller les lumières; les cors ne cessaient de retentir; les domestiques couraient en désordre d’appartement en appartement, armés de torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs se présentèrent en même temps, piqueur en tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des Gardes, où elles s’enfermèrent, et d’où elles purent voir à travers les carreaux ce qui allait se passer.

—M’apprendra-t-on à la fin ce que c’est? s'écria le roi impatienté, tenant son fusil dans l’attitude la plus embarrassée.

Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux de la table.

—A vous, sire!

Le roi comprit alors qu’on avait lâché du gibier dans le château, et que c'était sérieusement une chasse au salon.

Il s’exécuta de bonne grâce.

Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit le cerf de pièce en pièce, s’embusqua aux portes, se perdit dans les corridors, entraîné par la fuite de la bête. D’autres cerfs descendaient les marches: des nuées d’oiseaux volaient partout, tourbillonnaient dans la rampe; les faisans sortaient de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient aux portes.

Le carnage commence.

Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards expirent dans des bergères. Ne trouvant aucune issue, traqués de toutes parts, des chevreuils en démence se précipitent par les croisées ouvertes et illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on tire au vol sur le chevreuil, qui roule souvent dans les fossés. On ne craignait pas de briser les glaces; à cette époque il n’y avait pas de glaces dans les salons. On ne courait que le risque de souiller des tapis de cinquante mille livres, ou de mutiler des corniches dorées.

A travers leur cage transparente, les dames étaient témoins de ce spectacle, qui n'était pas sans effroi pour elles. On riait, on tremblait. Souvent les vitres brisées, les bourres enflammées, l’oiseau atteint, volaient au loin dans la cour.

Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur leurs siéges et sur le dôme des chaises à porteur.

Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs cherchaient un refuge dans les vastes plis de leur colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui les étouffait, ils se livraient bondissans à leurs ennemis. Plus heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s’en allèrent par la cheminée.

Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des reproches d’imprudence furent effacés. Les armes n’avaient été chargées qu’avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n’avait coulé.

Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu’un plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet proposa de se rendre à la comédie.—On s’y rendit.

La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son ami, M. de Maucroix, dans la Relation de la fête donnée à Vaux, que «le souper fini, la comédie eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas de l’allée des Sapins.»

L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut près d’une demi-heure à parcourir l’allée des Sapins de son point de départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom d’allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux hémicycle où les Fâcheux de Molière furent représentés pour la première fois.

Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule altération qu’il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d’une main et La Fontaine de l’autre, que c'était rigoureusement là, et non ailleurs, que les Fâcheux avaient été joués.

Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer la scène à celui qui touche au château. Là elle n’est pas encore allée des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, les Fâcheux n’auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait l’allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous sont les eaux.

C’est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi. Qu’il serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de connaître le cabaret où il s’arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!

La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés sur trois rangs.

Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des allées, disputaient un courant d’air entre deux épaules pour voir ou pour entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout:

Molière!

«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi (Molière, les Fâcheux, Avertissement), parut sur le théâtre en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme surpris, fit des excuses du désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et manquait de temps et d’acteurs pour donner à sa majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout le monde a vue, et l’agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de Molière), qui parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et d’un air héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent de prologue.»

Tout homme a une haine profonde, c’est son génie. Molière eut celle de l’aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les détours qu’il prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit pas est la véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il ne vous restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace, à l’Italie, à l’Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute l’opposition de son temps.» Nous recueillons l’aveu.

Ouvrez le Bourgeois gentilhomme. Un bourgeois prend un maître de musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c’est d’un comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir de la boutique. Tous les Jourdains de la porte des Innocens se cachèrent de honte. C’est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante, gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse. Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, s’il n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier?

Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces maîtres si ridicules, qui donc s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont enseigné, jugez leurs élèves.

Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu’il en est faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même. Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n’existait pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable bourgeoisie.—Quelle pureté, quelle dignité de mœurs, quelle prudence dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des enfans qui aient bonté de m’appeler leur grand’maman.» Qui ne serait honoré d’avoir la fille de M. Jourdain pour sœur, madame Jourdain pour mère?

Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père à la marquise que ses yeux le font mourir d’amour; mais il publiera un livre qui commencera par ces mots: «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.» Demain il aura un maître d’armes le fils de M. Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière?

Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué, l’homme ridicule, celui qu’il souflette en public, n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il déshonore en secret. De là, chez lui, le mensonge dont il avait besoin, et qui n’a que trop été pris à la lettre, d’amuser aux dépens de ceux dont il défend le rang, les mœurs et la vertu.

Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion, toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette classe. Après Richelieu, Molière est l’homme qui a porté le coup le plus vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile, déshonoré la femme de la société noble; il ne l’a montrée que pour l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre comédien comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et la pyramide sera renversée dans le sang.

L’imagination reçoit ses principaux affluens du Midi, patrie du soleil et des femmes, où le soleil ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et se couvre de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa note, son degré de plus qu’au Nord. La parole méridionale est un chant, le chant une extase: le vin le plus léger enivre, l’eau égaie; l’odeur du thym, si fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et de Naples. Dans l’organisme français, l'élément méridional est la couleur. Otez de la France la Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la France devient allemande ou anglaise: il y fait sombre. Molière relève du Midi, sinon par sa naissance, ce que nous avouons, allant au-devant d’une objection, du moins et pleinement par ses œuvres. Le Nord est inconnu à Molière. Ce qu’il n’emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande à la verve méridionale. Certainement il n’y puise pas la raison froide du Misantrope, la raillerie quintessenciée des Femmes savantes et des Précieuses ridicules; mais il en rapporte l’athéisme de don Juan, la bouffonnerie limousine de M. de Pourceaugnac, la noblesse empesée de la comtesse d’Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à votre avis? Des maîtres passez aux valets: à qui Molière doit-il cette grande famille de roués? Mascarille, traduction domestique de tous les Davus de Térence, après avoir été Latin, devient Sicilien dans l'Étourdi, et ne perd à cette métamorphose ni son astuce originelle ni sa faiblesse à protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. Sera-ce dans la domesticité du Nord, moitié suisse, moitié picarde, que vous trouverez des Mascarilles? (Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens et mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; et des Scapins, ces Italiens qui sont la parodie d’un tableau dont Casanova de Seingalt est le modèle?

Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu’il peignait constamment des mœurs aérées et inondées de lumière? Il noue ses intrigues aux fenêtres: les fenêtres du Nord!—sur le banc des portes, à minuit,—minuit à Paris, où il gèle neuf mois sur douze! il gratifie Paris de la latitude de Madrid et de Florence. La place publique sert presque toujours d’occasion à ses enchevêtremens dramatiques, copiant textuellement la mise en scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne sont-ce pas là des préoccupations d’homme qui, par instinct ou d’intention, rend la comédie inséparable du ciel, des mœurs du Midi, où il puise tout, et sa forme d'écrivain, ses ressources de penseur, ses caractères et sa gaieté, don plus beau que son génie?

VIII

Tandis que la comédie s’achève à la lueur des flambeaux, ceux qui n’ont pas eu de place pour l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les parterres sombres et sous les fraîches solitudes du parc. Les cavaliers s'éparpillent par groupes, les dames par essaims. Sans se connaître, on se croise pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. Jamais plus belle soirée.

Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre le plus d'éloignement possible entre elle et ces bruits et ces clartés qui offensent ses sens délicats. Elle a peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse; derrière les allées sombres elle laisse les allées sombres, jusqu'à ce qu’elle n’entende plus que le froissement de sa robe, et qu’elle ne distingue plus que l'éclat de ses diamans, projetant des feux devant elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, et soulève, de ses doigts pensifs, ses cheveux sur son front; sa main s’y fixe.

Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de printemps, ces soies blanches flottantes dans l’air, ces fils de la Vierge qui, descendus d’un rouet invisible et céleste, s’attachent au chêne du chemin, retombent en écheveaux sur le gazon ou les blés naissans, et se fixent par des clous de rosée à la pointe d’un épi. C’est un réseau immense que brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de La Vallière est ainsi vaste, frêle et craintive; cette pensée arrête tout ce qui passe; mais tout ce qui passe la déchire sans l’emporter. Elle aime le roi, mais de cet amour ardent et religieux qu’elle voua plus tard au ciel; amour si haut que la prière seule y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a jamais osé aimer un roi? quelle est celle qui l’a fait sans mentir à elle-même, sans prendre le sceptre pour la main?

Elle succomba, mademoiselle de La Vallière.

L’exigence historique nous oblige à ne montrer qu’un coin de cette passion si calme à la surface, si agitée au fond. Mademoiselle de La Vallière n’entra dans la couche royale que le jour où Fouquet s'étendit sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons qu’un moment de la vie de Fouquet.

Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit du Maincy, petit village situé au bout du parc. La demoiselle d’honneur s’agenouilla sur la terre, et, tandis que bourdonnait l’orgie royale, elle exhala un cantique tout empreint du remords d’une faute qui n'était pas encore commise, que l’expiation précédait.

Elle se sentit déjà grande et misérable, elle pleura.

Ce cantique est tout ce que l’air a retenu de la fête. Qu’au coucher du soleil le voyageur s’asseye et écoute, il entendra sortir du fond du château la prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans. La prière des enfans sur les ruines d’un tel château! Tout a été frappé de mort, hôtes, palais, fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les femmes nues; mais la prière aux ailes blanches de La Vallière est restée vivante, immortelle! La fête est finie: la prière dure encore.

Enveloppés dans les plis d’un manteau de soie, un homme et une femme, celle-ci le visage caché dans un loup, suivaient, à la distance de deux allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, de mademoiselle de La Vallière.

Elle poussa un cri lorsqu’elle vit s’approcher d’elle la femme masquée, et presque en même temps un cavalier dont les plumes et les dorures luisaient dans l’ombre.

Par politesse, le cavalier s’arrêta, et laissa, non sans quelque mouvement d’impatience, le champ libre à la dame qui l’avait devancé. Elle ôta alors son masque et s’enfonça dans l’allée avec mademoiselle de La Vallière.

Le cavalier les suivit.

Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme chose convenue, prit la place qu’elle occupait.

A trois fois cette scène se renouvela.

A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:—Il est inutile, madame, de fatiguer davantage mademoiselle de La Vallière. Mon faible mérite l’emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait.

—J’allais vous le conseiller, monsieur le duc.

—Très-bien, madame; l’ironie sied aux vaincus: c’est leur dernière arme.

—Monsieur le duc, vous finirez par y exceller.

—Malicieuse! après la peine que vous avez eue, je conçois que vous éprouviez quelque dépit à battre en retraite; mais, encore une fois, chère dame, toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes.

—Voudriez-vous me persuader, monsieur le duc, que vous sortez toujours vainqueur de celles où l’on ne tire pas l'épée?

—Je me fâcherais si chacun ne savait que j’ai servi le roi.

—Comment donc! mais vous êtes en pleine activité à cette heure; et si, à l’exemple de son frère d’Angleterre, qui a institué l’ordre du Bain, le roi crée l’ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur.

—Le roi m’estime.

—Un peu moins que la reine, n’est-ce pas, monsieur le duc?

—Est-ce que madame de Bellière n’a pas la nuit de filles à surveiller au logis?

—Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à qui transmettre ses leçons de conduite?

—Madame, je vous comprends; mais, quels que soient les services qu’on rend à son prince, ils ennoblissent.

—Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien l’esprit de corps, soyez assez généreux pour me croire digne de rivaliser avec vous auprès du prince. Accordez-moi la survivance.

—Prenez garde, madame, je dirai tout au roi.

—Non, car je rapporterais tout à la reine; et vous voulez être gouverneur du futur dauphin, je le sais.—Tenez, faisons la paix, duc! Les gens comme nous n’ont qu’un moyen de prouver qu’ils se détestent;—c’est de vivre en paix. Embrassons-nous.

—Il le faut bien, madame; mais allez bien vite consoler ce pauvre surintendant.

—Adieu, mon maître!

—Adieu, méchante!

Il résultait de la prétention à la victoire que s’attribuaient réciproquement madame de Bellière et M. de Saint-Aignan, que mademoiselle de La Vallière ne s'était compromise par aucune réponse décisive.

L’immorale histoire assigne le chiffre corrupteur de Fouquet: quarante mille pistoles, ou quatre cent mille livres.—Un million aujourd’hui!

Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: «Elle est à vous, sire!»

Madame de Bellière alla où Fouquet l’attendait, et lui dit: «Elle est à vous, vicomte!»

Dans ce moment on revenait de la comédie, on refluait au parc pour attendre le feu d’artifice.

L’ivresse était dans l’air; les miracles de cette journée avaient grandi Fouquet à la taille d’un dieu. Au milieu de cette fumée d’encens qui n'était pas pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu’un sombre potentat du Nord visitant quelque souverain des brillantes cours d’Italie. On lui faisait les honneurs de son propre royaume; il frémissait. Des imprudens avaient osé murmurer à ses oreilles: Vive le premier ministre! Vive le surintendant!

Le surintendant ne marchait plus sur la terre; la tête lui avait tourné, il était lumineux d’orgueil, il rayonnait. Sa main errante cherchait un sceptre. Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième.

Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d’abord si impatiemment désirée, que lui apporta madame de Bellière.

Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa dernière heure.

Une femme passe auprès de lui, c’est mademoiselle de La Vallière! Fouquet l’arrête, il ose la retenir.

—Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle.

—Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, moi! je ne comptais pas sur une faveur si prompte; vous m’enhardissez. Accordez-m’en une aussi grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu’au retour la foi promise.

—Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte.

—Sans doute, mais entendez-moi; maintenant je puis m’ouvrir à vous. Cette nuit je pars, pour ne revenir que dans huit jours; oui, dans huit jours, vous marcherez l'égale de la reine! Où ne monterez-vous pas? ma devise devenue la vôtre.

—Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, je ne vous hais même pas. Reconnaissez-le à l’avis que je vous donne. Partez à l’instant, fuyez d’ici! ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure!

—On vous a trompée, mademoiselle, et vous aurez des rapports plus fidèles dans une heure.—Comptez sur ce qui vous a été promis, préparez-vous à partager ma grandeur et non ma disgrâce; c’est d’un autre qu’on aura voulu vous parler, et non de moi.

—D’un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? Vous le savez!... Oh! monsieur le surintendant, je ne prévoyais qu’une injustice, je soupçonne un crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! car Dieu protége la France et sauve toujours le roi.

—Mais qui vous a si bien instruite?

—M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas.

Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les marches du château, y entra.

Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid.

Pour la première fois de la journée, il pensa à sa pauvre femme et à ses enfans.

Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; il traversait à grands pas les appartemens de l’aile gauche. Ses récriminations frappaient sur chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout au plus dans ce moment la dignité d’un huissier qui saisit un mobilier: Colbert, qui marchait à sa suite, semblait un recors, Séguier un juge de paix. La monarchie dressait l’inventaire d’une banqueroute.

—Encore un salon d’or! murmurait le roi.

—Composé de poutres transversales, ajoutait Colbert.

—Portant le nom de salon d’hiver, prenait en note Séguier.

—Ici une bibliothèque.

—Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert.

—Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier.

—Messieurs, voici sa chambre.

Aujourd’hui Louis XIV pousserait le même cri. Fouquet seul est absent. La tapisserie de Pékin, plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil et l’emportait en Chine, lorsque les volets étaient fermés, et lorsqu’il voyait marcher autour de sa tête le chœur des peintures de Lebrun, cette tapisserie est encore là. Là est encore son lit, gris et or, petit lit pour un surintendant, et pour un surintendant qu’entouraient je ne sais plus combien de statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront sur quelque futur possesseur de Vaux du mauvais goût qui les a mis au plafond.

Cette chambre à coucher où s’amoncelle le luxe d’une cathédrale arrêta Louis XIV.

—N’admirez-vous pas, messieurs, cette glace, qui n’a pas d'égale à Fontainebleau?

—Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien deux pieds et demi de hauteur sur deux de large.

Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd’hui quinze francs.

De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après avoir entr’ouvert les rideaux et soulevé au fond de l’alcôve un voile qui cachait un portrait, il se retourna pour prier Colbert et Séguier de se retirer, ils n'étaient plus là.

—Ah! vous voilà, Saint-Aignan?

Regardez!—moi, j’en suis indigné,—regardez ce que M. Fouquet possède et cache. Ceci, Saint-Aignan, cria le roi d’une voix terrible, est son arrêt de mort. Courez à d’Artagnan, commandez-lui, au nom du roi de France, de cerner, le pistolet au poing, toutes les issues; que nul ne sorte d’ici avant moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! Le portrait de mademoiselle de La Vallière ici! Nous voler nos finances, passe! mais... Tenez, Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, je ne me connais plus.

—Sire, ce portrait n’est qu’un indiscret hommage ignoré de mademoiselle de La Vallière.

—Duc, j’ai besoin de vous croire, je vous crois.

—Je n’ignorais pas les prétentions du surintendant.

—Et vous ne m’en avez pas parlé!

—J’accourais tout vous dire.

—De qui donc tenez-vous cela?

—La présence de madame de Bellière auprès de mademoiselle de La Vallière m’a suffisamment instruit.

—L’exil pour madame de Bellière à cinquante lieues de Paris.

Saint-Aignan ne s’y opposait pas.

—Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. Suivez-moi!

Seules au milieu du corridor, la reine-mère et mademoiselle de La Vallière, celle-ci décolorée, émue, celle-là froide et toujours au-dessus des événemens, s’offrirent au roi, qui les salua, et tenta de passer outre pour cacher son émotion.

—Vous êtes agité, monsieur mon fils.

—Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: pardon de vous quitter. L’air m'étouffe ici... je reviens... Mais allez donc, monsieur de Saint-Aignan, où je vous ai commandé.

—Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan.

—Mais, ma mère, il me semble...

—Que vous êtes roi, mon fils.

—Oui! un roi qui va non se venger, mais punir.

—Punir quoi? l’hospitalité?

—Un homme qui me pèse...

—Votre hôte, mon fils.

—Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, de m’obéir. Allez!

Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du roi, qui sentit à ses genoux l’haleine brûlante de cet ange.

Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire à la chevelure blonde de mademoiselle de La Vallière, et en la relevant par les deux bras, comme un vase d’albâtre renversé sur le sable, le roi lui dit:—Vous aussi, mademoiselle! Mais ils l’aiment donc tous?

—Sire, on n’aime que vous; on a pitié de tout le monde.

Anne d’Autriche, en même temps qu’elle arrêtait le duc de Saint-Aignan, tenait son fils embrassé par le cou, heureuse de la tendresse qu’elle lui voyait prodiguer à la demoiselle d’honneur de Madame.

—Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait sa colère, j’irai me mettre à cheval à côté de d’Artagnan, et me ferai justice moi-même.

—Grâce, grâce, sire!

—Et pour qui, mademoiselle, cette grâce?

—Pour vous, sire.

—Pour moi?

—Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la moindre violence enlevé, mort peut-être.

Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent.

Le roi regardait sa mère avec une expression qui semblait dire:—Eh bien! votre surintendant?

Anne d’Autriche triomphait. Elle fut moins émue de cette espèce de conjuration contre son fils que du pressant intérêt dont il entourait mademoiselle de La Vallière, à demi évanouie dans ses bras.

Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui baisa.

—Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les yeux fixement posés sur ceux de sa mère.

—Rien.

—Mais c’est une conspiration, ma mère.

—Raison de plus. Pourtant, comme il faut être prudent, même lorsqu’on en veut à notre vie, rompez une seule des dispositions prises contre vous.

—Laquelle, ma mère?

—La première venue; toutes les autres manqueront. Des conjurés ont trop besoin de leur courage pour avoir de l’esprit. Si je n’avais mortellement chaud, je vous citerais des exemples.

Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution de frapper Fouquet sur-le-champ hésitait devant cette première volupté d’obéir à la femme chérie.

—Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et de notre palais de Fontainebleau nous saurons atteindre qui nous brave. Demeurez, duc; mais si je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai pas devant une trahison que je méprise. On nous attend au feu, venez!

Anne d’Autriche déploya un énorme éventail et ouvrit la marche avec son fils. Saint-Aignan offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui cessait d'être demoiselle d’honneur. Le roi l’avait appelée duchesse.

Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent au seuil du château.

Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus grand désordre était dans sa toilette; il souriait avec indignation aux seigneurs et aux dames rangés sur son passage. Le sourire était pour les courtisans, l’indignation pour Fouquet.

Fouquet l’attendait sur les premières marches du perron, un flambeau à la main.

Ils étaient pâles tous deux.

A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs qui ne comptaient pas l’une sur l’autre. Le surintendant perdit deux marches sous lui, mais, déguisant son attitude décontenancée, il plia le genou et présenta une torche enflammée au roi.

—Sire, c’est la dernière fatigue de la journée. On attend de votre royale main l’embrasement du feu d’artifice. Quand il vous plaira de prendre de la personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée et de la jeter au loin, l’illumination remplacera le feu.

Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur les marches de son propre palais, sans daigner lui commander d’un signe de se relever, Louis XIV arracha plutôt qu’il ne reçut le flambeau, et passa. La suite du roi faillit marcher sur le corps de Fouquet.

—Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez!

—Restez! lui disaient d’autres; périsse le bâtard de Mazarin!

Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés de larmes.

Gourville, le saisissant violemment par le collet de l’habit, et le mettant sur pied d’une seule secousse:—Assez de faiblesse, monsieur! On assure que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! qu’on le croie! Qu’ils s’endorment dans la pensée que vous êtes foudroyé..... Mais relevez-vous! Entre l’obscurité de la seconde et de la troisième girande vous êtes premier ministre de France, et dans huit jours, en plein soleil, Colbert nous donnera sur les marches du Louvre la répétition de l’affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux.

—Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout n’est pas perdu? On ne sait rien?

—Rien!

—Mais le roi est troublé.

—Vous l'êtes bien, vous.

—Il peut me perdre.

—Et vous?

—L’ordre est livré, dit-on, de m’arrêter.

—Qu’importe, si le roi est arrêté avant vous?

—O mon Dieu, notre destinée à l’un ou à l’autre dépend donc d’un quart d’heure!

—Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez: la première fusée va illuminer l’espace où nous sommes, qu’on vous entende crier: Vive le roi! et qu’on vous voie sourire.

La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château et ses quatre façades.

Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans son habit rouge, cria: Vive le Roi! et sourit.

Tout retomba dans l’obscurité.

De nouveau la population de la fête se précipita dans les parterres sombres pour jouir du feu d’artifice, dont le foyer principal était le dôme de plomb du château.

Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la seule qui le fût.

Il se mêla à la foule, qu’amusaient, en attendant mieux, des pots à feu décrivant des courbes du dôme à l’extrémité du parc, et des aigrettes qui pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient dans une profonde nuit.

Ces alternatives de jour et d’obscurité étaient ménagées pour les effets des pièces d’artifice.

L’illumination générale ne devait se produire qu’au signal du roi, après l’explosion des douze girandes ou gerbes.

Au moment où se fit une large percée de lumière, le roi se retourne et aperçoit Fouquet à deux pas derrière lui. Il lui sourit avec une grâce infinie. Sur ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. Il tourne la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt avec épouvante en apercevant d’Artagnan, le commandant des mousquetaires, à ses côtés.

Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, deux mains différentes saisirent dans les ténèbres les deux poignets de Fouquet, qui sentit son cœur venir à rien. Il ferma les yeux.

En les rouvrant au rapide éclair d’un globe de flamme, il reconnut Gourville à sa droite, Pélisson à sa gauche.

A l’heure du danger le poète était là pour mourir.

Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse un papier à Gourville, qui le lit au fond de son chapeau à la lueur d’une bombe. «Fouquet est perdu, il n’a plus qu’une minute. A vous, ses amis, de le sauver.» Gourville avale le papier.

C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière.

—Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, de se placer sur la terrasse de la Grotte. A la troisième girande il est à nous. La première va s'élancer. Allez!

—Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait d’une vue sans pareille, digne de son regard.

—Votre bon plaisir est un ordre, monsieur Fouquet. Je vous précède, messieurs.

Le roi passa: l’homme à la torche le suivait.

Ainsi que l’avaient disposé Gourville et ses complices, le roi se plaça sur la terrasse au milieu des conjurés, qui occupaient aussi les marches.

La première girande jaillit du dôme de plomb, qui, depuis cette formidable pyrotechnie, semble être encore tiède.—On vit en l’air le château de Vaux tout en feu; un chef-d'œuvre de Torelli, cet architecte qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait avec du soufre, et peignait avec des flammes aussi bien que Lebrun avec le pinceau.

Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, ardent et unanime, le cri de: Vive le surintendant!

Le surintendant eût donné la moitié de sa vie pour ne pas entendre ces hommages de mort.

Le roi pleurait de rage.

Durant l’enthousiasme et l’obscurité profonde qui accompagna l’embrasement, une femme tomba à genoux et pria tout bas pour l’ame du sieur Fouquet.

Gourville se pencha sur le surintendant, et lui dit:

—Encore celle-ci, avant l’autre: Salut, premier ministre!

La seconde girande représenta un berceau de feu porté par des génies. Un bel enfant sortait le bras hors du berceau: le surintendant, le genou sur un nuage, remettait au futur dauphin les titres de propriété du château.

Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par les mille divinités liquides des bassins. Après avoir vomi de l’eau, elles lancèrent du feu. Neptune devint Pluton, son trident la fourche infernale, et les tritons les démons du Ténare. Plus loin deux élémens luttent: l'étincelle et la pluie se confondent, le feu coule, l’eau s’embrase.

—A la troisième girande! crie-t-on, elle va partir! Le canon tonne déjà. On l’attend au milieu de la nuit la plus opaque, car tout est silencieux. L’eau a éteint le feu, ou plutôt l’eau s’est éteinte.

C’est le moment suprême. Gourville presse le surintendant sur le cœur, l’embrasse tout baigné de larmes. Exactement costumé comme le roi, et à deux pas du roi, un homme est debout. Arracher l’un, pousser l’autre, et la conspiration est finie.

Un long murmure s'élève du fond des parterres et remonte jusqu’au roi, qui s’en informe; murmure d’abord de surprise, puis de terreur, puis d'épouvante.

Tous les regards sont portés vers un point du ciel; des doigts le désignent, et ces doigts ne s’abaissent plus.

Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le ciel, une étincelle n’est pas retombée sur la terre, ne s’est pas éteinte; elle est restée. Elle luit, et sa lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des femmes parés de mousseline blanche, sur les bras des hommes glissans de soie et d’or.

Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit de lèvres en lèvres et glace les cœurs.

Mis à nu par l’obscurité qui a succédé à la seconde gerbe, le ciel a dévoilé ses profondeurs, et dans ses abîmes une comète[A].

Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel.

Et Torelli, le magique artificier, l’Italien superstitieux, craignant d’avoir brisé une étoile, suspend un instant ses audacieuses opérations.

Les femmes s'évanouissent.

Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel l’astrologie règne encore, sent battre sa poitrine sous son cordon bleu, et ne voulant pas rester plus long-temps dans cette immense obscurité pleine d'évanouissemens et de cris, saisit, lance la torche enflammée.

Vaux, mille arpens de terrain, s’illuminent jusqu’aux dernières branches, jusqu’aux plus hautes feuilles.

—Je ne m’attendais pas à celle-là, dit Gourville.

—Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet.

Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui tend la main.

Fouquet la baise d’une lèvre morte, et le roi descend solennellement les marches de la terrasse.

Et la fête de Vaux fut finie.

IX

Sœur de la poésie, la tradition rapporte que, dix-neuf ans après cette fête, qui est restée dans la mémoire des peuples comme une bataille, comme une invasion, un homme, secouant un flambeau sur sa tête, parut au château de Vaux et se promena du parc aux parterres, et des parterres aux cascades.

Des cheveux blancs tombaient sur son masque de fer. Il demanda un morceau de pain à la porte du château, et une pierre moisie tomba à ses pieds; il eut soif, mais lorsqu’il se baissa pour boire, il ne saisit qu’une couleuvre dans les bassins, où il n’y avait plus d’eau. Cet homme pleura toute la nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les siècles.

Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet.

VILLEROI.

Presque endormi sur un cheval de village, qui dormait comme moi, lui flairant de ses naseaux ouverts l’efflorescence des arbres, moi rêvant, nous allions où nous conduisaient le vent et l’ombre. Nous nous arrêtions parfois devant l'écluse d’un moulin, tout écumante de mousse et semée de nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le gazon velouté. On va loin lorsqu’on ne sait où l’on va, surtout à cheval. Nous étions dans l’Ile-de-France ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir, parce que j’ai horreur des dénominations topographiques, et qu’il suffit du mot département incrusté dans la borne milliaire pour ternir mes plus douces rêveries; de même que la buffleterie d’un gendarme étincelant sur le grand chemin suffit à l’artiste voyageur pour dissiper le calme du paysage et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une conviction réfléchie, le système municipal tuera le spectacle naïf de la vie des champs. N’ai-je pas déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de maire, des jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les siéges du conseil cantonnal? Il y a long-temps que la brebis de Galatée et les fauvettes de Némorin sont descendues des hauteurs pastorales où Florian les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, au croc du boucher, ou pour rôtir au fond de la casserole étamée. On a mangé cette poésie; Lucas et Palémon restaient encore, on les a faits maires et conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! adieu, Florian! Place à la municipalité!

J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens d’une petite rivière, quand tout-à-coup, au centre de la plus sauvage richesse d’eau, d’air et de lumière, j’entends tomber un nom comme celui de la pate d’oie ou du bain des cannes; c’est à mourir de prosaïsme.

Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture d’un livre qu’il tenait à la main, un jeune homme en habit du matin, le front ombragé d’un chapeau de paille, comme en portent les paresseux colons des Antilles.

—Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette belle avenue, qui ne conduit à rien?

Il fit un pli à la feuille de son livre.

—C’est l’avenue du château de Villeroy, démoli il y a quelques années par la bande noire, dont vous devez avoir entendu parler.

—Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront donc rien en France? Plus âpres à la destruction que le temps, le feu et l’eau, ils ont passé la corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus. Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de la bande, indignés de la lenteur de la pioche et du marteau, ont apporté, dit-on, une espèce d’humanité à leur besogne. Au milieu des salons de velours, chargés de plafonds à moulures, ils ont allumé des barils de poudre, et ensuite, placés à distance, ils ont pu voir, par une belle matinée, sauter en l’air les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, les appartemens, les serrures dorées, les cottes de mailles d’ardoise, les mosaïques des corridors, et peut-être le chartrier du château, volant avec ses feuilles brûlées, comme la bourre d’une charge à moineaux.

Mon inconnu me fit d’abord observer que la bande noire n’employait jamais la poudre pour renverser les châteaux; qu’au contraire, elle s’y prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; puis, avec un sourire d’approbation un peu mêlé d’ironie, cet homme, qui, pendant ma prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter plus attentivement, au fond peut-être pour se moquer plus à son aise de ma candeur poétique (je le voyais à son air), me répliqua par cette question fort peu indiscrète en ce moment:

—Monsieur est noble?

Sur ma réponse négative, il dut supposer que j'étais artiste; et je vis disparaître aussitôt la teinte de malice involontaire qui se peignait dans son regard. L’ironie fit place à une affabilité qui me mit beaucoup plus à l’aise.

—Après l’explosion, continuai-je, ou la destruction, comme il vous plaira, ils seront venus ramasser les uns les poutres, les autres les pierres dures, d’autres la chaux, ceux-ci les fondations, ceux-là les murailles maîtresses; et avec cela ils auront gagné de l’argent, beaucoup d’argent, engraissé leurs terres, fumé leurs luzernes, marié leurs filles, construit des moulins, acheté des bêtes de somme, et ils seront devenus électeurs et éligibles.

Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme.

—C’est au moyen de quelques poutres de ce château dont vous déplorez si sincèrement la démolition qu’on a construit le pont sur lequel nous sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes voisines; auparavant un orage, une inondation, l’hiver, une débâcle, le moindre accident, coupaient les communications. Aujourd’hui nos rapports sont de tous les jours, et notre commerce a centuplé. Vous voyez, monsieur, qu’un château qui tombe élève un pont, et c’est encore une consolation.

—Consolation! Pour vous, qui passez sur ce pont, pour vos vaches et l’avoine de vos voisins, mais pour moi, qui n’en ai que faire? Mais, dites-moi, quel est ce magnifique établissement qui touche au château?

—Je n’osais vous en parler. Cet établissement, qui a déjà coûté deux millions, doit être une fabrique de papier, fondée dans le but de rivaliser avec les plus riches exploitations de Manchester et de Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que la révolution de juillet avait retirés de la construction en bâtimens, la plupart appartenant aux communes environnantes, ont trouvé leur existence ici, dans des travaux de charpente, de forge et de maçonnerie. Vous n’apercevez d’où nous sommes qu’une partie des colossales proportions de ce bâtiment; quand il sera en activité, il pourra fournir, en six mois seulement, à la presque totalité de la France du papier de toutes les dimensions, de toutes les qualités, de toutes les nuances, et à un prix de moitié au-dessous des autres fabrications. On n’emploiera que de la paille pour matière première. Des moulins mis en mouvement par la rivière qui passe sous nos pieds élèveront et laisseront retomber des foulons sous lesquels la paille sera désossée de ses nœuds et de ses côtes. Meurtrie et fatiguée, cette paille sera sollicitée par des tenailles et des dents de fer qui la mordront, la hacheront, la réduiront à l’ame; et puis, frêle, en lambeaux, volante, elle ira se perdre sous la rencontre des meules; soumise à cette pression qui pulvériserait de l’acier, elle n’en sortira plus que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela pour inonder des milliers de tamis, qui balancés, agités, tournoyant sans jamais se froisser entre eux, lui livreront un dernier passage dans les mille et un trous des cribles les plus fins.

Cette inondation sèche et dorée descend en pluie qui ne cessera point, car jamais un mouvement n’attendra l’autre, dans des chaudières où bouillonne une eau battue et blanche comme du lait; puis, fouettée par les convulsions de l’eau, la paille, qui n’est plus alors qu’une farine délayée, un léger amidon, tombera par l’action d’un précipité violent au fond des cuves, où des cailloux lui serviront de filtres et la sépareront de toute matière étrangère. Cette eau s'écoulera par de larges écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain, tremblante et privée d'éclat. La blancheur mate de la neige lui viendra par le moyen de sels, de la chaux et des acides. Blanche enfin et reposée, ce gluten que l’on extrait du mucilage des plantes, des muscles de certains animaux, en rapprochera les parties solides, les raffermira, leur donnera l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera en cascade transparente et continue sous des rouleaux d’acier. Laminée en feuilles, ces feuilles sécheront au vent, au soleil, dans des hangars aérés, où des milliers de fils seront échelonnés pour cet usage.

Et que de mains industrieuses employées à diviser ces feuilles, à les peser, à les couper, à les colorer, à les réduire, à les emballer!

Ce n’est pas tout encore. Vient le commerce, et son mouvement, et sa vie. Que de chariots! que de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que de feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes pour transporter ces produits sur tous les points du globe! Vous voyez qu’en dernière analyse cette paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais lit à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du Nord, la laine de Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, par cette prestigieuse métamorphose, le lien mystérieux du commerce, l’impérissable monument de la pensée, le cerveau de la civilisation, où tout se grave. Oui, monsieur, ce papier fixera l'élan de l’artiste, l'émotion généreuse du philosophe; et cela, songez-y bien, avec des moyens simples, faciles, peu coûteux. Puis, que Rossini soit inspiré, et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers seront employés à cette généreuse industrie. On essaiera de les prendre aussi parmi les gens de la commune. Par ce moyen, le propriétaire, que je connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez m’en croire) un pauvre languir de faim sous le chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le berceau.

Il essuya une larme d’orgueil.

—Mais dites-moi par quelle délicatesse que je n’explique pas, repris-je, vous aviez peur d’exciter ma colère d’artiste en me parlant de cet utile établissement?

—C’est qu’il a été fait avec les débris du château, et la moitié a suffi: chaux, ferremens, poutres, ont servi à l'élever. Cet amas de pierres, pardon si j’ose m’exprimer ainsi, monument d’une histoire qui n’a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune d’un homme, et cet homme fera celle de trois ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de votre emportement?

—Cependant avouez, répliquai-je, qu’il y a quelques douleurs attachées à l’anéantissement de ces beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous restent. Les histoires sont peu lues; les grands noms se perdent dans les sables de la mémoire; mais les pierres demeurent. Sait-on un nom des auteurs dont les manuscrits ont chauffé les bains d’Alexandrie? et les pyramides sont restées, et elles resteront jusqu'à ce qu’une bande noire africaine les démolisse. Les pyramides sont une histoire; l’imagination s’y attache, et, d’assise en assise, elle va loin. Les monumens forcent l’esprit à penser. Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas une réponse à sa curiosité devant la colonne, ce point d’admiration d’airain et de bronze?

Mon inconnu, que j’ai déjà signalé comme fort doux et très-attentif, se borna à me montrer du doigt une troupe d’ouvriers qui, costumés proprement, la santé et la joie sur le visage, se rendaient aux travaux de la fabrique. Ils le saluèrent en passant.

—Trois d’entre eux, me dit-il avec épanchement, viennent de se marier, grâce aux résultats des occupations qu’ils trouvent ici; sans ce bienfait, ils seraient sans doute restés dans la misère et le célibat, et conséquemment sans mœurs. Ces deux vieillards qui me saluent ont racheté, avec des fonds avancés par l'établissement, deux de leurs neveux appelés au service militaire. Les enfans ont répondu de la dette. Ainsi la reconnaissance s’est assurée de l’existence de quatre familles par l’obligation du travail. Enfin il en est peu, parmi ceux que vous avez vus passer, qui ne doivent une meilleure position, quelques avantages sur le passé, des garanties pour l’avenir, à cette exploitation fondée avec le profit de la vente de la plus faible partie des matériaux du château de Villeroi.

Mon interlocuteur se préparait peut-être encore à quelque nouvel argument, lorsqu’une petite étourdie, blonde comme un épi, vint le prendre par la main, et l’inviter, au nom de petite maman, à se rendre au déjeuner. Il allait me renvoyer l’invitation. Sur mon refus, qu’il devina sans que j’eusse parlé, il m’engagea néanmoins à m’arrêter chez lui quand je voudrais manger d’excellentes asperges. La petite fille était rayonnante, et la joie du père ne fut pas moins grande à la nouvelle de l’enfant, qui lui apprit que les ingénieurs prétendaient enfin avoir trouvé l’eau. Il me salua, l’enfant me fit une jolie révérence, et je traversai pensivement le pont qui aboutit à la grande avenue du château.

Avec ses raisonnemens, cet homme m’avait ému. Son départ me rendit à moi-même, et quand nous eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui sourire, que son enfant eut escaladé les marches de pierre d’une petite maison à volets verts, mon sourire s’arrêta comme un ressort que rien ne meut, comme un bras fatigué qui retombe.

Contradictions de l’esprit humain!—Un laboureur donne un coup de bêche, et il trouve de la résistance; il creuse, c’est une tuile; cette tuile, un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à plusieurs autres; c’est une rue; puis deux, puis trois, puis cent, c’est une ville; c’est Herculanum! Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur cette cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, des gardiens à la porte de ces temples; il appellera des savans pour lire ces chiffons noircis. Et nos souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons aussi nos ruines, nos cathédrales, nos châteaux; car ces pierres, ce sont nos lois, le testament de nos pères, leurs croyances, leurs mœurs, leur courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un œuf trouvé à Herculanum.

J’approchai du château.

Hélas! les fossés étaient même dépourvus de leurs parois de granit. Dans une eau verte et plissée nageaient quelques grenouilles séculaires, quelques carpes piquées peut-être au temps de la Fronde. Les maigres peupliers qui regardent cette mare étroite semblent négliger leur toilette depuis qu’ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de demoiselle, et qu’ils n’ont plus d’ombre à verser sur ces jeunes marquises si belles, dont le caprice donna naissance à ces ruineuses propriétés appelées de l’expressif et joli nom de Folie. Vous savez tous la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould.

Arrivé à l’intersection du fossé, c’est-à-dire à l’endroit où se trouvait jadis une grille en fer couronnée (mon imagination y suppléa) de pommes d’or, de lyres d’or, de dieux de bronze, et gardée par de gros chiens qui vous mordaient mythologiquement sous le nom de Diane et de Médor; où luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur enluminées de Chinois sur laque, des valets larges comme des armoires; eh bien! là, devant cette première merveille, j’ai trouvé un trou fait dans le mur. Pas même de porte!

Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage.

La solennelle cour d’honneur était déserte, le pavé couvert et déchaussé par l’herbe. Et six cents pieds d’air où était le château.

Aussitôt mon entrée, la porte d’une petite maison blanche s’ouvrit, et un vieillard en livrée orange et bleue lézardée par des coutures blanches, honteuse de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre eux comme métal sur métal et couleur sur couleur dans un écu, costumé ainsi que les anciens domestiques d’autrefois, vint me recevoir et saisir la bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée d’acier.

On n’a pas d’idée de la politesse qu’il mit à m’accueillir, à m’offrir de me reposer chez lui. Toutefois, avec une indiscrétion aisée et où perçait encore je ne sais quel excusable orgueil de ses premières fonctions, il me demanda mon nom. Je le lui donnai; il l’anoblit en route; et, riche d’une particule usurpée, il courut l’annoncer à son maître, ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste porte, comme aux jours de grandes cérémonies il faisait, je pense, au château. Touchante parodie d’une étiquette morte!

Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, tombant en ruines. A mon entrée il se leva, m’accueillit avec cette distinction traditionnelle de cour, et m’invita à m’asseoir près de lui. Pendant les essais d’une conversation sur la beauté de la saison, sur la richesse d’un soleil qui le ramenait à ses premiers jours, je remarquai, sur une table posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons, les restes d’un déjeuner. L’ornement de service se composait de belles assiettes en porcelaine aux couleurs éteintes et aux contours dédorés; de flacons en cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, sans pattes, des serviettes damassées, mais avec des dessins et des festons que la Hollande n’avait pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité dans des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie et de Madère. Au milieu de ces cristaux et de ces porcelaines, nageaient un morceau de fromage et quelques fruits secs. Une vive rougeur m’apprit combien l’orgueil du vieux gentilhomme saignait à me voir témoin de ces somptueuses misères. Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, le vieux serviteur se hâta de rejeter les pans de la nappe sur la table.

Je fis semblant de ne pas avoir vu.

De causeries en causeries, il en vint, par une inévitable pente, à parler de son château.

—Pierre, que vous voyez là, me dit-il avec un sourire mélancolique, Pierre et moi, voilà tout ce qui reste du passé. Ils n’ont pas osé nous démolir. Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques; c’est un digne homme. Il est né sur les limites de mon château, il y veut mourir. Nous y mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu’il est, il me nourrit, il me loge, il m’habille, il supporte mes mauvaises humeurs mieux que s’il avait encore des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! il y aura bientôt quarante ans qu’il n’en touche plus.

—Monsieur le marquis!

—Non, mon ami; un gentilhomme français ne doit pas se plaindre; mais quel mal y a-t-il que je te loue ici? J’ai si rarement lieu de le faire, Pierre! Va, ton pain est délicieux! Et d’ailleurs, monsieur, le malheur est chose commune à la noblesse; et quand plusieurs de nos rois sont morts en exil, il siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes de ne pas savoir souffrir; et pourtant un beau château a été à moi! Le soleil n’en éclairait certainement pas de plus solidement bâti, ni de plus commode, ni de plus somptueux; n’est-ce pas, Pierre?

—Oui, monsieur le marquis.

—Quelles soirées se sont données ici! quelles soirées! Pauvre jeunesse! Nous avons connu cette galanterie française si décriée maintenant, monsieur; et de notre temps, si nous n’avons pu nous élever à la hauteur de celle du grand siècle, du moins nous en avions conservé les traditions. Ce parc aujourd’hui si clair-semé, si nu, était sillonné de plus de gibier qu’il n’y en a dans votre Saint-Germain et votre Vincennes. Un cerf y fut tué de la main du roi. (Les deux vieillards s’inclinèrent.) Autant que votre œil vous le permet, voyez! Toutes ces plaines, tous ces espaces déshonorés par le foin et la luzerne, en faisaient partie; et des repos partout, des pavillons, des kioskes, des abris, des rendez-vous de chasse, des bosquets de cèdres, des eaux vives, des labyrinthes, des fourrés, des carrefours, des allées découpées en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était une merveille du fameux Le Nôtre. Trois cents statues en fonte, sur le modèle de celles de Versailles, vomissaient pour nos fêtes autant d’eau que la cascade de Saint-Cloud. Ma serre était l’admiration des étrangers, cent mille écus d’orangers, cent mille écus de citronniers; des navires enfin allaient exprès à Saint-Domingue pour m’en rapporter les fleurs les plus rares en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. Mon colibri fut chanté par M. Delille. On a bu, ici, monsieur, du café obtenu sur les lieux de la plante même, et mangé deux ananas qui avaient fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les dames de la cour préféraient ma folie à toutes les folies du temps; et c’est par une illumination, qu’on venait admirer de la capitale, qu’il fallait voir étinceler jusqu’aux plus lointaines, aux plus frêles branches, jusqu’aux sinuosités perdues à l’horizon; aux soixante-douze fenêtres de la façade, sur les bords du fossé, sur le mur, autour des bassins, les innombrables lampions de mille couleurs, balancés avec les feuilles vertes, avec la pâle lueur des étoiles, à travers les écharpes, les arcs-en-ciel, les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, les cris, les éclats de mes grandes pièces d’eau! Et de jolies femmes en folles robes de satin, pâles, fardées, rêveuses, le mouchoir à la main, rafraîchies par des éventails bruyans, en paniers, en mules cramoisies, entraient, circulaient dans les corridors, au milieu des statues, des domestiques, des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, leur ame, hélas! riaient, s’embrassaient, se perdaient avec leurs parfums et leur voix dans le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là, et dans le lointain, ce n'étaient que larges ombres, musique et lumières, murmure de la brise, chant d’oiseaux, parfums indiens, paroles d’amour interrompues, lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu’au moment où des gerbes d’artifice, lancées du château, vinssent éclairer de leurs foudroyantes clartés bien des méprises, bien des séductions commencées, bien des défaites irréparables; et au château, le jeu, la danse, les chants, les soupers; dans la cour d’honneur, un peuple de valets arrêtés en groupe, des chaises à porteur blasonnées, et des mules d’Espagne, qui piaffaient dans mes belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre, si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que c'était profanation d’y loger des chevaux. N’est-ce pas, Pierre?

—Oui, monsieur le marquis!

—Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait à la grille?

—Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse ancienne avec la noblesse de mon temps. L’une était fière, haute, malfaisante, sans pitié, quoique brave; l’autre profita, je le sais, des abus, mais elle n’en créa aucun: elle fut moins fanatique que le clergé, dont elle neutralisa souvent l’influence; moins tyrannique que la cour, dont elle devança de trop loin le progrès vers les idées philosophiques. N’allez pas chercher des preuves contre elle dans l’arsenal de 92; mais demandez aux habitans de la campagne qui a restauré le clocher où sonne la prière; qui a ouvert des chemins dans des sables, dans des montagnes, comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de bien loin les eaux pour désaltérer les bourgs et féconder la terre, tracé des villages, rallié les populations errantes des champs, agité les ailes de moulins, prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers d’aujourd’hui; et tous vous répondront: c’est la noblesse! c’est la noblesse!

Avant la révolution, avant son fatal nivellement, elle avait déjà déchiré beaucoup de titres abusifs. Elle était brave, monsieur; si elle salua les Anglais à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et vaincre. Cette galanterie était au moins française. Et quand l’heure de la révolution sonna, elle sut défendre la liberté comme vous l’entendez aujourd’hui, et non comme l’entendaient les hommes de sang d’alors. Vous savez que, pour son roi et son pays, elle alla à la Grève comme à Fontenoy, et que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière fois ses ennemis; mais ce n'étaient pas des Anglais. Sa tête ne se releva point. N’est-ce pas, Pierre?

—Oui, monsieur le marquis!

Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris s’entendaient et se répondaient régulièrement comme l’aiguille et le timbre d’une horloge. L’un indiquait la marche du temps, l’autre la ratifiait par un bourdonnement creux.

Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré de chaleur, Pierre était mal à l’aise; il semblait souffrir de l’exaltation progressive du marquis; sa préoccupation décelait la crainte d’un danger prévu et contre lequel il ne voyait d’autre remède que la conspiration de nos deux volontés. Il provoquait la mienne par des défenses furtives, des prières silencieuses, des regards supplians, des perquisitions sombres autour des murs décharnés de l’appartement; mais cette pantomime de peur, de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité en défaut. Le vieux domestique était désespéré.

Ses craintes n'étaient que trop justifiées.

—Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps de vous montrer le château.

—Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix basse le fidèle serviteur; quand il fait ce qu’il vous propose, il est malade pour quinze jours, et, pauvres gens que nous sommes, nous n’avons pas de quoi payer le médecin.

—Venez! Et le marquis s'élança vers un angle de la salle, où mes yeux ne s'étaient pas portés: j’y aperçus alors, suspendues à des cercles de fer, une centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes, légères, découpées, en cuivre, en bronze, dorées, une entre autres en argent.

—C’est tout ce qu’ils nous ont laissé, me dit Pierre; quand monsieur le marquis les voit, ou se les rappelle, il se croit encore possesseur du château; ces malheureuses clefs lui causent une espèce de folie dont vous allez sans doute être le témoin. Dieu ait pitié de nous!

Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et me pria de le suivre; ce que nous fîmes, Pierre et moi.

Arrivés à l’endroit où fut le château, triste parallélogramme, couvert d’un maigre gazon sur la cime duquel se jouaient en ce moment quelques rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras avec douleur; le marquis prit la plus grosse des clefs, et fit un geste de fatigue comme s’il ouvrait péniblement une porte.

—Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; il est en marbre de Carrare. A droite c’est la salle d’introduction. Attendez.

Il répéta un geste illusoire comme le premier, et la porte de la galerie fut censée ouverte.

—Entrez!

Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce sofa est en velours d’Utrecht; Puget a sculpté ces bas-reliefs; ils sont transportés de la Villa-Albani; lisez Winckelmann.

Ce tableau est de Rubens; c’est au couronnement du roi qu’il fut donné au château.

Cet autre salon (il l’ouvrit encore) est celui d'été. Des siéges en joncs de Madagascar; des volières chères au goût de madame. Cette épinette m’a coûté cent louis. Admirez ce plafond; c’est l’apothéose d’Hercule par un élève de Boucher; la cuisse d’Hercule est un chef-d'œuvre: le reste est un peu incorrect; mais n’importe, l’ouvrage est admirable.

Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il marque les heures en lignes d’or sur le parquet; Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort.

Passons à gauche; et il fit le simulacre d’ouvrir trois portes.—N’admirez-vous pas cette belle disposition? Pierre, annoncez-nous?

—Oui, monsieur le marquis.

Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, et d’une voix émue, avec la pénible complaisance d’un ami qui exécute la capricieuse volonté de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette voix triste et flétrie tomba sans écho dans l’espace.

—C’est bien! cria le marquis, comme ébloui du faste qui le frappait. Asseyons-nous sur cette ottomane, et que je vous dise.

Il s’assit sur les cailloux: c'était pitié.

Il serra familièrement ma main, jeta son bras autour de mes épaules; et les jambes nonchalamment croisées, avec cette fatuité de jeune homme qui laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune qu’il va révéler, il me dit tout bas:—C’est aujourd’hui réception au château. Ce beau jeune homme en frac vert (je suivis l’indication de son doigt), c’est un fermier général qui se meurt d’amour pour Sophie Arnould; il est pourtant marié avec une des plus belles demoiselles de l’ancienne noblesse. Savez-vous son aventure? Ennuyée de ses persécutions, la Sophie a profité d’une absence en Belgique de cet amant pour envoyer à sa femme deux enfans et une toilette en porcelaine du Japon qu’elle a de lui. Et Sophie est là. Je voudrais qu’elle vous chantât la complainte sur le maréchal de Soubise; elle est un peu libre, mais c’est pétillant d’esprit. On l’attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien. Connaissez-vous Colardeau le poète?

Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur un corps mal équilibré, qui sourit et qui est laid. Singulier homme, si c’est un homme. Il y a de l’enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé le moyen de séduire par tout ce qui repousse; les femmes en raffolent: il est capable de tout, même de dignité, de bravoure et d’honneur. On cite ses débauches, on l’accuse de lâcheté, quelques-uns d’escroquerie. C’est un résumé de son temps, peuple et noble à la fois; noble par ses désordres, son inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa fougue brutale, sa laboriosité, quand il n’a ni femmes perdues ni orgies sous la main. On lui élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères; c’est le premier, c’est le dernier de tous. Il doit couver bien de la haine dans cette ame vingt ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se trouver bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut muette si long-temps. C’est Mirabeau! C’est l’avenir et la perte de la patrie, celui qui doit clore le nobiliaire de France, qui doit mourir à la peine pour nous tuer. Qu’est-il par lui seul, et qu’a-t-il d’extraordinaire? Rien. Tissu de médiocrités, si bien su par cœur qu’il y a de l’insolence à lui de parler d’ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée, orateur dont le masque a du grotesque, il est né pour cumuler ces mille défauts et s’en faire un piédestal. Cet ensemble fait sa force. Je le hais, je le crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; un peu plus tard, il eût été le valet du valet de mon médecin, de Marat.

Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, suivez-nous.

Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu’il avait mise à parcourir la galerie disparue, il simula vivement l’ascension des marches, levant tantôt un pied, tantôt l’autre, tournant à chaque embranchement, et regardant avec orgueil la magnificence orientale des plafonds.—Hélas! nous n’avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, pour tout palais sur le sol patrimonial, le rejeton octogénaire d’une vieille race n’avait plus qu’une baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les touffes de genêts et de bruyère.

A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, monsieur, si jamais vous avez vu un plus somptueux escalier?

Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là c’est ma galerie de tableaux. Voyons d’abord la bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître le premier exemplaire de l’Encyclopédie? admirez! c’est le premier, monsieur. Diderot l’a possédé, et je l’ai acquis de ses héritiers. Les fautes sont notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait de mal; mais j’y tiens. Ici les histoires, là les romans, tous les romans de Crébillon. Hélas! monsieur, cette charmante littérature est perdue: on y reviendra.

Plus loin, ce sont les philosophes; c’est Raynal, qui a écrit une partie de l’histoire de ses Deux Indes. Là-bas, dans ce pavillon de verdure, c’est d’Alembert, c’est M. de Buffon, c’est Voltaire, dont l'Émilie du Châtelet avait une épaule plus haute que l’autre, et qu’il traite de génie, je ne sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci, c’est l'ami des hommes: c'était le mien. Il tua un de mes vassaux, que je lui avais prêté, d’un coup de bâton dans la poitrine, parce que ce malheureux avait oublié de rentrer les orangers dans la serre, une nuit douteuse de printemps.

Cette porte communique à ma galerie de tableaux. Pierre, la clef!

Ici, monsieur, vous n’aurez pas la douleur de voir étalés les produits de cent écoles insignifiantes; je n’ai admis que les Vanloo et les Boucher. Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; cette triple déesse, comme l’appelle le grand lyrique Rousseau, et que vous voyez couronnée d'étoiles, en robe à la Médicis, en mules de satin, un arc d’une main, un éventail de l’autre, c’est, pardonnez ma douleur, feue madame la marquise. Ce Troyen, c’est moi. On m’a représenté en Troyen parce que j’ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, c’est mon beau-frère; cette Aréthuse, ma cousine, ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes enfans, ils sont représentés en amours.

Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, burlesque et pénible hallucination, je dis à monsieur le marquis qu’ils avaient dû bien grandir depuis, ces amours.

—Le couteau de la république les en a empêchés, monsieur.

Pierre osa engager son maître à borner là notre visite au château; il se faisait tard, je pouvais être fatigué.

—Tu as raison, répondit le marquis en lui frappant sur l'épaule, tu as raison; mais encore une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière. Et il s’empara de la clef d’argent.

A peine eut-il tourné la clef dans la serrure imaginaire, à peine eut-il, dans son illusion, posé le pied sur le seuil de l’appartement, que lui et le vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller au même sentiment de vénération.

—Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant un signe de croix et en tombant à deux genoux; voilà, monsieur, où je viens expier les erreurs de mon temps, ma fatale condescendance aux idées philosophiques. Hélas! cette corruption dorée, ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce néant en fermentation, cette société arrivée à son dernier soupir de débauche et d’impiété, elle nous a perdus. Vous ne savez pas avec quel funeste engouement nous adoptâmes des innovations qui devaient nous anéantir. L'égalité des conditions était prêchée par nos jeunes marquis avec la ferveur des apôtres. La raison qui succédait à d’aussi déplorables frivolités ne pouvait être qu’une étrange chose dans ses résultats. Le retour d’une vieille folie à la raison, c’est la mort. Eh bien! nous l’eûmes cette égalité; nous avions donné l’exemple, on l’imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour animés les uns contre les autres, tour à tour avec la menace de l’appui populaire, nous avons détruit le prestige royal, arraché les digues qui nous isolaient dans le sanctuaire de la puissance; nous avions dit à ces hommes, hier vassaux: Imitez-nous, cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; nous prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent les églises; nous proclamâmes la simplicité des mœurs, ils déchirèrent nos habits de soie, soufflèrent sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, éteignirent nos fêtes; nous déclarâmes l'égalité des hommes, et ils nous coupèrent la tête.

—Le vassal de la grille était donc entré, monsieur le marquis?

—Qu’est devenue la noblesse française? Où sont ces vaillantes épées qui n’avaient pour fourreaux que la poitrine des Anglais et des Espagnols? Où sont passées ces grandes traditions de gloire et de renommée? Où est la monarchie?

Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un jour ils vinrent au château; c'était en 92! ils entrèrent et trouvèrent madame la marquise, qui attendait mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, ils la frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, la lièrent avec des cordes! et ils lui dirent: Marche! C'était huit lieues à faire d’ici à la capitale, et au mois d’août; elle que nos allées de sable et de mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! le peuple est bien méchant, monsieur! Que lui avait-elle fait au peuple? Elle voulut se reposer, on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: Marche! Et puis on l’accusa d'être aristocrate; elle ne comprenait pas; ses cordes la faisaient tant souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un prêtre; un prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et puis on la délia....... Le soir la chaux républicaine avait calciné ses membres.

Et les deux vieillards versaient d’abondantes larmes sur leurs dentelles flétries, sur leurs dorures surannées, sur leurs longues mains sèches et tremblantes. Le marquis chancelait sur ses pauvres jambes; car il s'était levé pour se frapper la poitrine, pour dire en face d’un Christ qu’il croyait voir:—Mon Dieu! qui êtes mort pour les crimes de tous, pardonnez! Pardonnez à ceux dont les folies ont perdu cette France, cette France dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés ont péri de misère dans l’exil; nos femmes si belles ont heurté leurs fronts souillés de boue aux angles du tombereau; les générations ont été moissonnées; nous avons été punis dans notre chair, dans ce qui faisait notre orgueil; il ne reste plus de la génération coupable que deux ou trois vieillards qui n’ont pu mourir; ils ont reconnu votre délaissement; ils s’accusent de votre dédain, pour tant d’oubli de leur devoir.

Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix en frappant sa poitrine.

Meâ culpâ, disait-il.

Meâ culpâ, répétait machinalement Pierre.

Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le soleil, sanglant comme une blessure, enluminait de pourpre et de feu ce drame qui se jouait sous le ciel, au milieu de la solitude et du calme.

Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de toute sa longueur sur les cailloux. Dans sa chute, il s’ouvrit la lèvre.

Nous nous hâtâmes de le transporter dans son lit.

—Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque fois que monsieur le marquis répète cette malheureuse scène. Il est inconsolable de la perte de son château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande noire, sans qu’il lui en soit revenu un sou.

Les avocats et les gens d’affaires ont tout mangé. Ils ne nous ont laissé que les clefs du château.

Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! Si monsieur le marquis allait tomber malade; c’est demain la Pentecôte, et il n’a pas de souliers pour se rendre à l’office. C’est la quatrième fois que je les lui raccommode.

—Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous serez béni.

Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous nous quittâmes en nous serrant la main, confus l’un et l’autre, lui de n’avoir pu empêcher le spectacle dont il n’aurait pas voulu que j’eusse été témoin, et moi de l’avoir provoqué.

Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride du cheval jusqu'à ma sortie du château, et pesa sur l'étrier.

Des étoiles luisaient à l’orient; je traversai au galop la grande avenue.

En fuyant j’entendis des cris qui partaient de la fabrique: mille ouvriers, tous les habitans, exprimaient par des danses, des chansons, des exclamations de bonheur, la joie qu’ils éprouvaient à voir enfin bondir l’eau au-dessus du puits; cette eau si désirée, si bienfaisante, cette eau qui allait enrichir la moitié d’un département!

Je partageai sans doute cette joie de l’industrie; mais, en me perdant dans la brume, plusieurs fois je détournai la tête, j’allongeai mon regard pour voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière du pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le modèle des serviteurs.

VOISENON.

On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat de Brunoy et le Jard de Voisenon, entre la demeure de ce fou illustre auquel nos recherches ont fait une seconde immortalité, et le petit château du célèbre abbé qui fut l’ami de Voltaire, celui de madame Favart et du duc de La Vallière; entre la cave de ce fils d’une haute famille de financiers qui mourut à trente ans, après avoir déshonoré tout ce que la richesse donne de puissance, la noblesse de considération, et le monastère du représentant le plus orgueilleusement né des abbés de cour au dix-huitième siècle. Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus d’un lien de parenté morale qu’il ne faut aucun effort paradoxal pour saisir. Le marquis et l’abbé sont du même temps, et tous les deux l’expriment parfaitement sous deux faces caractéristiques: et, remarque vraie autant que surprenante, l’espace où s'élèvent les deux demeures à jamais historiques revendique, au nom de la même curiosité, des centaines d’autres demeures toutes également marquées au coin du cynique, du frivole, du dévorant dix-huitième siècle. La province de Brie, que le cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, en cantons, regorge de châteaux habités, sous le règne de Louis XV, par ces marquis pailletés, ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont les mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, les correspondances du marquis de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse et fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? fut une caverne de plaisirs dans toute l’impure acception du mot, à l'époque du régent et de son déplorable successeur; tout château que la bande noire n’a pas démoli est un demi-volume de mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon d’ivresse. Là, c’est l’endroit où fut le château de Samuel Bernard, prodigue d’un âge antérieur, mais digne du suivant; là, c’est le pavillon Bourei, autre financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du Théâtre-Italien; là, c’est Vaux, ce château presque biblique, où la flamme vengeresse de Dieu a passé, et où elle n’a laissé qu’un chien pour tout gardien et maître; là, c’est le château de Law, ce voleur trigonométrique; enfin, partout, où le pied se pose, il en sort un gémissement du dix-huitième siècle, que nous ne circonscrivons pas à des limites chronologiques comme les entendent les astronomes, mais que nous rattachons au déclin du règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins jusqu'à Barras, dont l’impudique château déploie encore aujourd’hui ses fondations réhabilitées par l’honneur et la gloire sur le sol où Vaux, Brunoy et Voisenon brillèrent si fatalement.

Le petit château abbatial du Jard existe encore; mais ce n’est pas celui où tout prouve que l’abbé résidait quand il venait se reposer dans sa seigneurie après quelque pèlerinage un peu agité chez ses amis de Paris et de Montrouge. Celui-là, qui porte le nom de château de Voisenon, a été également conservé en devenant une maison bourgeoise d’une magnifique apparence. D’empiètemens en empiètemens, la commune a rongé les anciennes limites des deux propriétés, et il serait difficile aujourd’hui d’en tracer la figure générale sans s’exposer à de graves erreurs de formes et de proportions. Elle n’a pas cependant assez dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu’il ne soit possible, à l’aide des fragmens de constructions restées, de s’assurer de l’espace que couvraient le château du Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par les fractions du petit fossé tracé le long du mur où s’ouvre la principale entrée, on suppose aisément qu’il était fort étroit, et cernait par conséquent une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile que grave et sérieuse. A plus d’un titre, les fossés des châteaux sont aux châteaux mêmes ce que les cordons sont aux médailles. On n’oserait pas affirmer d’abord que la grille fut autrefois où elle est maintenant; à la première vue, il semblerait qu’elle s’ouvrait à l’extrémité d’un axe qui n’est pas celui d’aujourd’hui; car elle fait face au couvent et non absolument au petit château du Jard, laissé, au contraire, dans un coin de la grande cour, et comme posé à terre et au hasard. Cette opinion serait fautive. Le couvent, qui était, à n’en pas douter, le corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. D’abord, celui qui reste en totalité, et auquel la grille s’oppose, était la façade; quant aux trois autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: celui de droite, en regardant la grille, a été démoli, dans je ne sais quel but, par le propriétaire actuel; celui de gauche n’existe qu’au tiers final de sa longueur, et ce tiers est une chapelle que la révolution a transformée, au moyen d’un mur de clôture, en deux écuries; et le quatrième et dernier côté, celui qui est parallèle au mur de la grille, comprend le château qu’habitait l’abbé de Voisenon, et les corps de logis ordinairement désignés dans la distribution des châteaux sous le nom collectif de communs. Un des deux pavillons des communs détruits s'élève encore à la droite de la grille.

Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le château de Voisenon, qu’un simple mur de terre a séparés à l'époque des perturbations violentes subies par les propriétés. Le château de Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l’abbé de ce nom, et le château du Jard celui dont la possession lui fut acquise en devenant abbé de l’abbaye du Jard. L’un était un héritage, l’autre un usufruit. Il pouvait vendre le premier; il n’avait pas le droit d’aliéner l’autre, qui appartenait au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, personne ne l’ignore, avait son château, où était le seigneur abbé titulaire.

Le petit château du Jard existe donc; mais il n’est pas habité, le propriétaire du domaine ayant préféré s’arranger un logement dans le couvent. J’ignore quelles sont les raisons de convenance ou d'économie qui ont dicté ce choix.

Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté à la façon riante de la place Royale, tigré autour des croisées de ses trois étages par le moellon rougeâtre si cher aux temps d’Henri IV et de Louis XIII, ne demandez pas un vestibule spacieux, orné de colonnes, comme celui de Vaux. Il n’y a qu’un pas du seuil de la porte à la première marche de l’escalier intérieur, et cet escalier n’est ni froissé et contourné en coquille, à la manière du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de marbre. C’est un escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches, au bord desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A chaque étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il n’est pas difficile d’inventorier les distributions; car on ne connaissait guère autrefois l’art de subdiviser un appartement en une foule de pièces inconnues les unes aux autres, et réunies par des couloirs circulaires. On ignorait ces détours ingénieux qui isolent, comme dans un autre pays, la vie privée, aujourd’hui si amoureuse du recueillement et du silence. Trois ou quatre pièces, donnant l’une dans l’autre, composent le travail architectural de chaque étage. Au plafond, des poutres de châtaigniers en saillie; et pour croisées, de hautes meurtrières garnies de petits carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des manteaux de toute hauteur achèvent d’imprimer aux appartemens des anciens châteaux, et particulièrement à celui du Jard, cette couleur de naïveté qui en fait le charme un peu triste. Trait caractéristique d’un âge encore grossier, des solives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour se soutenir d’eux-mêmes. L’opulence seigneuriale les dorait avec goût d’emblèmes mythologiques; mais depuis que le temps et les mutilations ont enlevé cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons nus, ressemble à nos entreponts de vaisseaux.

Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du Jard, on ne peut parler que des localités telles quelles. Le premier étage est le modèle du second, et le troisième n’est, ainsi que dans tous les châteaux de la même époque, qu’une suite de petites pièces destinées à loger la nombreuse domesticité de la seigneurie. On se figure sans peine l’ennui qu’aurait eu à vivre toute l’année dans cet amas de chambres froides et sans agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: il n’y séjourna avec assiduité que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre loin des échauffans petits soupers de Paris et de respirer l’air gras de la Brie.

Il n'était pas le moins du monde l’homme des jouissances rurales, quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France par les dîmes nombreuses qu’elle touchait: on lui en apportait de plus de vingt lieues à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, légumes, fruits, bois, poissons, gibiers, abondaient chez lui sans qu’il détachât un liard de ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer la corvée quand il avait besoin de remuer ses champs, couper son bois, faire ses vendanges et ses moissons. Heureuse opulence qu’il avait trouvée toute faite en naissant: roi dans son château, tout ce qu’il apercevait de sa croisée était à lui. Ces grasses fermes, qui sont aujourd’hui telles qu’elles étaient alors, se liaient à son domaine, et versaient leurs trésors dans ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis de blé et d’orge étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, ces bois d’ormes, ces ruisseaux et tout ce qu’enferme l’horizon.

Ainsi est racontée l’origine du château du Jard. Un jour d'été que Louis le Jeune, marié depuis peu en troisièmes noces avec la belle Alix de Champagne, se promenait à travers champs dans les environs de Melun, il fut émerveillé, ainsi que la reine, de la richesse du paysage. Leur désir fut aussitôt d’avoir une habitation dans un endroit si beau, si fleuri, si tranquille et si rapproché de Melun, où était l’abbaye du Mont-Saint-Pierre, résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la maison royale du Jard fut entièrement construite quelques années après. Ce vœu étant réalisé, les royaux époux en formèrent bientôt un autre, parfois plus difficile à être exaucé, celui d’avoir un enfant; car le roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mourir sans un héritier de son sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, il s’achemina à pas de pèlerin vers le saint monastère de Cîteaux, célèbre à tous les titres, mais peu renommé jusque alors dans l’art aventureux de procurer à volonté des héritiers aux vieux rois de France. D’abord, les religieux se récusèrent, renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héritiers tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines crurent de leur devoir de promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit dans le fond de son ame, remercia comme un roi généreux remercie des moines, et rentra plein d’espérances nouvelles dans son château du Jard. La même année (1165), la belle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du surnom de Dieudonné, le même à qui de hauts faits d’armes valurent plus tard le titre non moins légitime d’Auguste. Ainsi Philippe-Auguste est né au Jard.

Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château; et, en 1199, elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où elle n’avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari. En recevant ses adieux, les moines lui exposèrent humblement qu’ils seraient bientôt obligés de l’imiter, si la Providence ne leur assurait un logement plus convenable que celui qu’ils occupaient. Touchée de leurs représentations, Alix leur offrit son château du Jard, que, cinq ans après seulement (1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le palais se transforma en cloître, et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si l’on songe à l’uniformité des constructions au treizième siècle. A l’abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée en 1287, et détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, classé comme un souvenir somptueux dans la mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, qu’une statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du propriétaire actuel. Grotesque relique! Les oiseaux n’en ont même plus peur, tant elle ressemble peu à une statue, et surtout à un saint.

Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la générosité pieuse des vicomtes de Melun élevèrent très-haut le trésor de l’abbaye et de l'église du Jard[B].

C’est à l’archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient solennellement obéissance dans l’abbaye de Saint-Pierre de Melun. Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l’un des ancêtres de Gabrielle d’Estrées par les femmes. Le prédécesseur de l’abbé de Voisenon fut Chaumont de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui fut le dernier des abbés du Jard, fut nommé en avril 1742. Il est à remarquer ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye royale et deux églises, n’a pas même aujourd’hui un curé pour dire la messe. Voisenon n’est desservi par personne.

Nous avons dit que l’abbaye du Jard, où l’abbé de Voisenon était censé remplir les fonctions de chef de la communauté, n’avait pas été entièrement sacrifiée aux nécessités d’une nouvelle destination. Une aile reste encore: c’est une longue construction d’un seul étage, éclairée par quatorze croisées, nombre égal à celui des croisées des salles basses. Tout cela n’est plus qu’un tombeau, et ce qu’il y a de plus triste au monde, un tombeau vide. Les pyramides d'Égypte ne sont pas plus éloignées de nous, comme antiquité, qu’un monastère sans le bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres, flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant dans la cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les poissons dans la nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du Jard, beaucoup d'écho, beaucoup d’humidité, beaucoup de silence et quelque chose de plus douloureux encore, une salle à manger au plain-pied, celle du propriétaire, sans doute.

Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé du Jard et ministre plénipotentiaire du prince évêque de Spire. Son titre nobiliaire domanial lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit le 8 juin 1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité de la constitution qu’il apporta en naissant, et qu’il tenait, dit-on, de sa mère, femme excessivement délicate. Depuis Fontenelle et Voltaire, l’un mort presque à cent ans, l’autre à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant venus au monde avec des chances fort douteuses d’existence, il est devenu très-hasardeux de déterminer la longévité par la naissance. On ajoute qu’une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de l’enfant, mit dans son sang les germes de l’asthme dont il eut à souffrir toute sa vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une mère maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de continuels crachemens de sang, il n’en serait prouvé que plus étroitement qu’on peut vivre encore jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves désavantages. Que d’hommes bien constitués se contenteraient d’atteindre à cet âge! Et si l’abbé de Voisenon ne dépassa pas les bornes d’une vieillesse déjà fort raisonnable, il ne faut pas oublier qu’il se joua continuellement de sa santé avec l’imprudence d’un homme vigoureux; mangeant sans mesure, présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi par antiphrase; courant la nuit de salon en salon; ne se couchant qu’au matin, en digne élève de l’Hercule de la débauche, de Richelieu, son maître et son bourreau. Effrayé de son rachitisme, son père n’osa pas confier son éducation aux établissement spéciaux; il le fit élever sous ses yeux avec la patience d’un père et la sollicitude d’un médecin. Cinq années de soins suffirent au développement de son intelligence vive, claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une épître à Voltaire, qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous le prédis, vous en ferez de charmans. Soyez mon élève, et venez me voir.» Si Voisenon justifia la prédiction, il n’alla guère au-delà du sens favorable qu’elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres de formes, pâles et minces comme de l’encre de Chine mal délayée, ses vers ont quelquefois de l’esprit, parce que tout le monde en avait au dix-huitième siècle; mais à les classer avec indulgence et s’en occuper, c’est en avoir beaucoup; ils méritent d'être considérés comme de la limonade faite avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le jus.

A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième siècle n'étant pas un art, mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la poésie, elle se prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l’abbé de Voisenon. Ses facéties, ses historiettes, ses nouvelles orientales, réunies plus tard, du moins en grande partie, aux œuvres du comte de Caylus et en compagnie des contes libertins de Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la facilité qu’il avait à ressembler à Voltaire, et à s’en tenir immensément éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, pour se montrer à côté des quelques morceaux, à grand’peine sérieux, qui forment ce qu’on appelle ses œuvres, elles figurent dans l’ouvrage que nous venons de citer, sous le titre de Recueil de ces messieurs, Aventures des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les Œufs de Pâques. On sait par les mémoires du temps qu’une société de gens de lettres, formée par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée de quatorze personnes choisies par elle, s'était proposé la haute et difficile mission de bien souper, d’avoir beaucoup d’esprit et beaucoup de gaîté. A la fin du semestre ou de l’année, on imprimait en manière de cotisations collectives, l’esprit des convives, et, je suppose, un peu aux dépens de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, du pétillement des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indulgent du dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers à quatre-vingts ans de distance. Les lectures et par conséquent les dîners avaient lieu, tantôt chez mademoiselle Quinaut, tantôt chez le comte de Caylus.

Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes, pour lequel il avait d’abord déclaré son penchant, malgré l’avis de son père décidé à le vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir de ceux qui aiment à s’expliquer l’origine de la conduite des hommes de quelque valeur. Une expression inconvenante l’expose à souscrire à la réparation que lui demande un officier. Il se bat avec lui et le blesse. La désolante idée d’avoir été sur le point de tuer un homme offensé par lui trouble, change le cours de ses projets d’avenir: il ne veut plus être militaire; il court s’enfermer dans un séminaire, d’où il écrit à son père sa ferme résolution d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Ce fut l'évêque de Boulogne qui l’ordonna prêtre et qui le choisit pour son grand-vicaire: fausse vocation par laquelle la France perdit peut-être un excellent officier, sans acquérir un bon ministre de la religion. On l’a loué avec raison et justice de deux faits extrêmement honorables. Un auteur avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa personne, et parlé avec une profonde moquerie du style épigrammatique de ses sermons. D’un signe, l’abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une prison d'état pour vingt ans. Il court chez les juges, car l’homme était déjà arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le remercier, Voisenon l’interrompt pour lui dire: «Vous ne me devez aucun remerciement; c’est à moi à vous en faire de m’avoir averti que les vérités de l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un style plus simple, un ton plus noble et plus grave; je n’aurais pas dû l’oublier, et je vous promets de faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de mandemens.

Quelques années plus tard, il apprend que les habitans de Boulogne ont demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque Henriot, auprès duquel il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit au cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que je les conduise, lorsque j’ai tant de peine à me conduire moi-même?» Touché du bon sens exquis de ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l’abbaye royale du Jard, gouvernement facile dont le siége était dans son château même de Voisenon.

Dès qu’il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne songea plus qu’au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit, d’après le vœu de mademoiselle Quinaut, la Coquette fixée, le Réveil de Thalie, les Mariages assortis, la Jeune Grecque, comédies de salon que le théâtre n’a pas gardées, et que la littérature ne sait où placer aujourd’hui, tant elles sont loin d’offrir une seule qualité recommandable. Le seul genre où l’abbé de Voisenon se serait peut-être distingué, c’eût été l’opéra, s’il eût été secondé par un musicien intelligent. Dans son talent baladin, il y avait le mouvement et la verve dégingandée des abbés italiens. Pourtant l’abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d’une grande célébrité. Dans l’impossibilité de la justifier par ses œuvres, nous la faisons découler de son caractère aimable, de sa conversation épigrammatique, beaucoup de sa position dans le monde. En fallait-il davantage autrefois, quand le succès s'établissait non par la publicité des journaux, mais au courant de la parole, et sur un mot vite su, long-temps répété? On aurait tort de protester contre ce genre d’illustration: chaque époque a les siens: on est grand homme à présent par les journaux, on l'était autrefois par les salons. En général, on écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain de trente ans capable de créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient probablement mieux à leur place dans un salon que ne le seraient les plus fiers écrivains de nos jours.

Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à l’abbé de Voisenon, ou qui lui ont fait une large part de collaboration, n’ont lu avec quelque attention ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs. Favart était un esprit réfléchi, pénétré des nécessités de son art d'écrivain dramatique, et le possédant à un degré qui n’a été surpassé que par M. Scribe. Entre Favart et l’abbé de Voisenon, il y a la différence qu’il importe de reconnaître entre un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se trouve quelquefois dans le bon ouvrage; mais c’est le volé qui doit se glorifier. Du reste, l’abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, des éloges que la jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne s’agissait pas de Favart, il se permit de dire à la représentation du Cercle, comédie de Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» Raillerie fine, et sentant son véritable gentilhomme.

L’abbé de Voisenon et madame Favart sont deux personnages si habitués à se trouver ensemble, dans les mémoires contemporains, que parler de l’un sans s’arrêter un instant à l’autre, c’est presque mentir à l’histoire.

Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante dans cette spirituelle et gracieuse madame Favart, amie fidèle de l’abbé de Voisenon, qui fut son confident, son guide dans quelques compositions littéraires, et mieux que cela, à en croire les mémoires du temps, impitoyables mémoires dont le jour est venu de se méfier un peu. S’il n’est pas commandé d’avoir une foi aveugle dans la vertu des hommes et des femmes immolés dans ces petits papiers impudens, il n’est pas de rigueur non plus de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fines commères de l'époque. Quoi qu’il en soit, le mari de madame Favart était le fils d’un pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait le collége d’Harcourt: un homme de lettres fils d’un pâtissier était un phénomène à étonner les biographes d’autrefois, tandis que de nos jours, il sera bientôt prodigieux d’avoir en littérature une ascendance aristocratique; nous nous lasserions, s’il nous fallait citer tous les chapeliers, tous les négocians et même les épiciers dont les fils se sont fait un nom, soit dans les arts, soit dans les sciences: moins d’un siècle a fait tomber le Parnasse, si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne sais qui aurait droit de s’en plaindre.

Après avoir fait d’excellentes études, avantage qu’on a un peu trop déprécié depuis, à ce même collége d’Harcourt dont son père était le fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner le dos au four honorable de la famille, s’essaya dans les lettres par un genre d’ouvrage dramatique excessivement neuf, qui fut plus tard, et presque tel qu’il fut créé, l’opéra comique. Son meilleur début fut la Chercheuse d’esprit, chef-d'œuvre pour le temps, et dont le souvenir ne s’est pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous ne dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier des productions de cet écrivain, le premier en tête des auteurs d’opéras comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de sa vie que marqua un malheur dont son adorable femme fut l’occasion, et le maréchal de Saxe la cause infâme. Ce n’est pas franchir les lignes du sujet que de parler de cet événement; car la famille de Favart fut celle de l’abbé de Voisenon, qui appelait, avec toute la sensibilité de l’amitié, et celle-là, il la possédait, Favart son neveu, et madame Favart sa nièce Pardine, petit nom de tendresse tiré d’une interjection familière à madame Favart.

En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues du berceau de la Laure de Pétrarque, d’un père musicien et d’une mère cantatrice, Benoîte-Justine de Roncerey, intelligence franche, de son siècle par sa pétulante légèreté, et de tous les siècles honnêtes par sa fidélité réfléchie aux devoirs de la famille et de l'épouse. A cause de son nom d’origine noble, on l’appela du surnom de Chantilly. De main en main, la petite Chantilly, fêtée partout, traversa l’Allemagne, alors plus qu’aujourd’hui encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour les opéras français. Quand mademoiselle du Roncerey ou plutôt la petite fée du nom de Chantilly, eut tari tous les baisers des souverains du Nord, et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son étoile, une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie, la conduisit à Paris, et jusqu'à la porte de l’Opéra-Comique. Elle commença à figurer sur ce théâtre en qualité de danseuse: c’est aussi comme danseur, je crois, que Talma débuta quelque part: on voit qu’il ne faut qu'à demi se fier aux étoiles. Peu de temps après ses premiers débuts, Favart, qui écrivait pour l’Opéra-Comique, devint passionnément amoureux d’elle; on n’a pas d’idée des précautions délicates dont il s’entoure pour adresser l’expression de son amour à mademoiselle Chantilly, une simple et obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque où l’on ne choisissait guère ses tournures de phrases en cultivant une tendresse de coulisses: comme il soupire à la lueur des quinquets! comme il l’aborde avec respect quand le rideau est baissé! comme il va sinueusement à elle, à travers les épaules déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces dames! Ses premières lettres d’amour, que nous avons lues avec autant de charmes au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des modèles de simplicité et de candeur. Favart n’eût pas été plus réservé en écrivant à une fille de robe, cloîtrée dans un couvent des Minimes; ses intentions sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. Dès qu’on le voudra, il s’ouvrira à madame de Roncerey, à M. de Roncerey: plutôt mourir que de tramer une séduction! Et Crébillon fils avait déjà écrit l'Écumoire et le Sofa, ces livres que vous connaissez, ou que pour votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter le nom de madame Favart. On ne sait point si les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: cela dut être; le mariage était un acte trop sérieux pour que les philosophes ne s’en amusassent pas à leurs petits soupers. Ce qu’on sait, c’est que M. de Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement à ce mariage, trouva fort mauvais plus tard, lui, homme de race, et par occasion musicien ambulant, d’avoir pour gendre le fils d’un pâtissier de la rue de la Harpe; seulement il s’aperçut de cette tache de farine à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné d’avoir moins songé à la dignité de son nom qu’aux intérêts privés et fort privés du maréchal de Saxe.

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