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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume II

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Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en amour ni timide comme Turenne, ni continent comme Bayard, n’avait pu voir sans envie l’actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait résister à un désir de ce grand vainqueur: il prenait des villes, des provinces, battait les plus grands généraux étrangers, allait à la cour en bottes; il eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté plus de souci qu’une province.

Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se persuader qu’on lui résisterait. Au lieu de commander l’assaut tout de suite, il traça, sans doute pour s’amuser, des circonvallations fort étendues autour de la gentille chanteuse de l’Opéra-Comique; car elle jouait et chantait les opéras de son mari, de Sedaine et d’autres, et elle ne dansait presque plus.

Voici l’historique des préparatifs militaires que fit Maurice de Saxe pour s’emparer du cœur de madame Favart.

Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions militaires traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot propre, des bandes de comédiens chargés d’amuser la maison du roi ou celle de Monsieur: déplorables campagnes pour les pauvres comédiens, et que Scarron et Le Sage ont omis d'écrire avec leur admirable plume! un chapitre qui est encore à faire! Comme ils étaient traités! payés fort peu, nourris encore moins, prisonniers souvent, tués quelquefois.

Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à avoir pour eux un peu plus de considération: on les traitait déjà comme des chevaux. Touché, ainsi qu’il a été dit, des grâces et du talent de madame Favart, le héros comprit qu’il fallait trancher du magnifique envers le mari dont il convoitait la femme. Lisons la première lettre qu’il lui écrivit du quartier-général:

«Sur le rapport que l’on m’a fait de vous, monsieur, je vous ai choisi de préférence pour vous donner le privilége exclusif de ma comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet d’amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous aurez à faire à cet égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur votre discrétion et sur votre exactitude.

»M. DE SAXE

Qu’on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui, auteur de pièces de la foire, dans des vues politiques et un plan d’opérations militaires! De plus fortes têtes auraient vacillé. On devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l’armée. Il se rendit à Bruxelles, plein de la haute mission dont l’illustre maréchal allait le charger.

Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu’en parlant à Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations militaires.

«J'étais obligé de suivre l’armée et d'établir mon spectacle au quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de notre nation, savait qu’un couplet de chanson, une plaisanterie, faisaient plus d’effet sur l’ame ardente du Français que les plus belles harangues.»

Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné d’aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner, qu’une troupe comique comme la sienne, la première à la suite du premier corps d’armée du monde, serait trop fière de posséder la merveille de Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu’un vœu inspiré par un profond mérite; mais un vœu du maréchal n'était pas une parole vaine pour son excellent ami Favart. Favart n’eut pas le bon sens de voir un ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en février 1746.

«Ma chère petite femme, j’arrive de l’armée, où j’ai obtenu de M. le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M. Parmentier, malgré une foule d’envieux. Il ne me manque que la présence de Justine; dans tous les objets qui ont droit de plaire, je ne verrai jamais que mademoiselle de Chantilly.»

Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son engagement avec l’Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à Gand dans les bras de son mari. Jusqu’ici, on le voit, le maréchal avait parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de Saxe! poète des vainqueurs! aimé d’une jolie femme de vingt ans! Par moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l’amour est un fat; et le bonheur, s’il vous plaît?

Ce n’est pas au moment où madame Favart était près de lui que le maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n’en revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre:

«Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent. Toute l’armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour s’opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier pour laisser le succès douteux. En partant il m’a envoyé deux très-beaux chevaux pour mettre à mon carrosse

Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi.

Il continue:

On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart, qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries, écrivait encore à sa mère, dans l’excès d’une reconnaissance trop grande pour ne pas être expansive:

«Ma chère mère,

«Je n’ai pas un quart d’heure pour me livrer au sommeil; cependant je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal m’encourage: il m’a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des troupes.»

Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n’y aurait eu qu’une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il manquer de l’avoir, lui l’ami du maréchal, lui le mari de madame Favart?

Le maréchal, d’ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec Favart, qui lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait de l’ingratitude. Le maréchal n’a été que juste envers lui: il tient à se montrer injuste pour les autres. Il est probable que ce fut une injustice indirectement commise au profit de Favart, que l’acte dont il se réjouit dans la même lettre à sa mère.

«Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon profit. Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec cinquante mille francs de bénéfices.»

Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement servi le maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, et liés à un point au-delà duquel il n’y a rien:

«J’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m’a engagé d’y puiser toutes les fois que mes besoins le commanderaient.»

Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, prêts d’argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame Favart:

Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des présens faits à Favart: carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et argent prêté.

Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les drapeaux: oser ainsi s’enfuir au moment où il croyait tenir la victoire! Il parlait d’envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée. Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa tendresse ordinaire:

Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à s’emparer du cœur de madame Favart à l’aide de ses grenadiers. Il ne croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le camp; personne n’y croyait d’ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si crédule, si confiant dans l’amitié de son héroïque ami, le maréchal, qu’il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d’abord, couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille! lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse, buvant du meilleur vin du maréchal!

Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d’armée, madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu’allait devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000 francs qu’il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de laisser son théâtre dans une complète anarchie. A qui s’adressera-t-il pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n’est-il pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l’on célébrait sa valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les balustres d’or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu’au temps où il pétrissait des échaudés d’une main et où il écrivait des couplets de l’autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la merci de celui dont la main avait signé sa lettre d’exil? sa femme, obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit chez elle, n’ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que celle d’une servante, et dans un temps où l’on enlevait en pleine impunité, surtout quand il s’agissait d’une actrice et d’une actrice de la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas encore découvert; et sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes dont elle était l’objet. Ils s’aimaient plus que jamais dans leur malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours présens l’un à l’autre, ils s’entendaient pour regarder la même étoile à la même heure; ils s’envoyaient des fleurs qu’ils avaient portées; et, à la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite:

«Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse autant que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa tige: c’est le symbole d’un cœur flétri par une absence rigoureuse. Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu es née pour mériter l’estime.»

Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n’est-il pas touchant néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de démoralisation universelle? Voici ce que madame Favart répondait à son mari: c’est à s’agenouiller devant tant d’honnêteté sans orgueil et sans paroles vaines. Grand Dieu! qu’une femme en écrirait long aujourd’hui, si elle rendait le même service à l’honneur de son mari!

1749, Paris, 1er septembre.

«Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m’est égal. Si tu veux, j’enverrai mon début à tous les diables, et je pars sur-le-champ pour t’aller retrouver. Il y a toujours un monde prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans Je ne sais quoi, et Fanchon dans le Triomphe de l’Intérêt. Le duo que j’ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu’il vienne de toi pour que je le rende bien.

»On me menace qu’on va me faire beaucoup de mal; mais je m’en moque; j’irai de grand cœur demander l’aumône avec toi. Je suis pour jamais ta femme et ton amie,

»JUSTINE FAVART

C’est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des romans qui sont restés.

Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d’une amitié tout d’une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle, l’arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le mari en exil, la femme au couvent.

L’acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l’attribuer tout entier au maréchal, quoiqu’elle dise dans la première lettre datée de sa réclusion: Je ne sais où l’on me mène; mais les plus grands supplices ne me feront jamais manquer à la vertu.

Quatre jours après, elle apprend que c’est son père qui l’a fait enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart. L’honnête M. Duronceray n’admet pas que sa fille ait épousé un homme de rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre!

Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe qui, d’accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux Andelys. L’illégalité du mariage n'était qu’une invention combinée par ces deux honnêtes personnes.

Du couvent des Grands-Andelys, d’où l’on craignait qu’il ne lui fût encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au couvent d’Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d’un maréchal allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son mari, dont le sort l’effrayait, et plus on espérait obtenir d’elle une rançon extrême, et qu’il n’est plus besoin de qualifier. On poussait la galanterie jusque là dans ces temps qu’on juge un peu trop frivoles. Les lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité, quoiqu’on s’en indignât et qu’on en rît beaucoup, deux signes incontestables de prochaine décadence.

Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies, l’Anacréon sabreur, crut qu’il était temps de se démasquer, la plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart:

LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY.

1749. 21 octobre.

«J’ai reçu, au moment où j’allais partir pour Chambord, la lettre que vous m’avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n’ai point entendu parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui faites. J’ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n’avez point voulu faire mon bonheur et le vôtre: peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.

»M. DE SAXE

 

Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui, continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse existence, afin d’abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation, pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne déshonorerait que celui qui l’exigeait et ne savait pas le mériter. Aussitôt sa captivité s’adoucit: d’Angers elle passe à Tours, de Tours à Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille et de douze cents livres qu’il leur envoyait étaient déchirés ou jetés au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi vivre après une longue absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal, arrivée à la suite d’une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu’il m’est permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu:

Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal;
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.»

Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa délicieuse femme rentrent au théâtre, l’un pour y écrire des petits chefs-d'œuvre, l’autre pour jouer avec le même succès qu’auparavant. Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique très-étroite, admet cependant l’abbé de Voisenon, qui devient de la famille: triple amitié, où la bonté, l’indulgence et l’esprit remplacent les liens du sang.

Tout l’avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l’abbé de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré de colossales extravagances, dont l’antiquité, à qui il est d’usage de tout rapporter, n’offre pas d’exemple. Si le marquis de Brunoy souille, de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s’appuie, quel scandale plus profond ne cause pas l’abbé de Voisenon, en balayant de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons, les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs décolletées, toutes les Iris de son temps? L’un ne blessait que l’honneur d’une institution humaine, utile peut-être; l’autre portait violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde: il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C’est un prêtre d’un rang illustre, d’un nom remarquable, d’une position au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et compagnie; c’est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu’il y a aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes, des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont difficiles à produire. Ouvrez ses œuvres, si vous êtes d'âge à cela, et vous serez édifié: C’est un discours sur la nécessité d’aimer, où l’abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné:

Ainsi l’amour de la voûte céleste
Descend pour nous dans ce séjour funeste;
C’est dans ton sein qu’il retrouve aujourd’hui
L’unique temple encor digne de lui.

Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une épître de M. l’abbé à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son chapelain. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s’adressait à un mousquetaire? Au reste, l’abbé de Voisenon ne la repousse pas; il répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain:

Le chapelain, rempli de ta divinité,
Ressentira de plus grands troubles
Que ceux que tourmentait l’oracle de Phébus;
Tous les jours seront fêtes doubles,
Et les désirs feront le plan des orémus;
C’est dans tes yeux qu’on lira son rosaire,
Les amours répondront en chœur;
La relique sera ton cœur,
Le mien sera le reliquaire.

Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses amis, qui l’envoyaient à leurs amies, à l’occasion d’une fête ou d’un mariage. Ainsi le grave Duclos s’adresse à lui, afin d’avoir quatre vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt l’abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: Vers au nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était dans son lit. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire. C’est là le service qu’un grave historien obtenait d’un abbé au dix-huitième siècle.

Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de si sévères controverses; puis un envoi de M. le duc de Richelieu à madame d’Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l’amour. Il a rimé pour l’historien, il rime pour un duc. C’est maintenant un peu son tour: A madame de ***, qui m’apprenait à faire du filet, et à qui j’offrais mon premier essai de cet ouvrage. Et il débute de cette manière:

Saint Pierre, Vulcain et l’Amour
Firent des filets tour à tour.
Ceux de l’Amour, qu’on idolâtre,
Forment le plus doux des métiers.

Ainsi les filets de saint Pierre n’ont que le dernier rang comparés aux autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l’abbé de Voisenon est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de la théologie. J’ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d’autant plus vraisemblable, qu’il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et l’occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution; mais au fond il n’attaque pas les bases de la religion; non que ceci l’excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s’il y a un choix à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que l’impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l’abîme, non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L’abbé de Voisenon ne fut jamais qu’un diablotin en impiété.

Si l’abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France dans une cour étrangère? l’abbé de Voisenon! cet homme que M. de Lauraguais appelait une poignée de puces! Mais, s’il ne fut pas ministre de France, il était écrit qu’il serait ministre de quelqu’un; il était trop incapable de l'être pour que cela n’arrivât pas. Quelques années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à Crébillon, l’auteur d'Atrée et Thyeste.

Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut clergé, honoré dans sa personne d’une distinction aussi rare. Toute flatteuse qu’elle fût, cette mission n’arrêta pas cependant son entraînement vers le théâtre: l’eût-on fait pape, il aurait encore écrit des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s’en trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la journée étant belle, le chemin agréable, d’aller à pied et à travers champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des cloches du couvent, qui avait toujours quelque chose à sonner, comme disait l’abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu. On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset était en satin rose, semé de paillettes d’argent.—Qui êtes-vous? lui demanda l'évêque en s’arrêtant près de l’arbre.—Monsieur, je suis un jeu; mademoiselle, qui est sur l’arbre, est aussi un jeu; et nous mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le pommier l’autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe avec des paillettes d’or, l'évêque, fort entrepris, s’achemina vers le château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s’avance, et il aperçoit d’autres jeunes filles, portant au-dessus du front des touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C’est du sortilége, dirait-on, pensa l’abbé, qui demanda cependant aux vendangeuses qui elles étaient.—Nous sommes une troupe de génies, et voilà deux plaisirs, répondirent-elles; n’avez-vous pas rencontré les jeux plus loin?—J’ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus pressé que jamais d’arriver au château pour avoir l’explication de ces étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l’abbé de Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le château, voilà l'église, voilà l’abbaye. Des bruits nouveaux frappent encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de s’informer en compagnie de qui il se trouvait.—Si le voyageur est altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n’a qu'à cueillir des groseilles; la Discorde et sa suite le lui permettent.—La Discorde et sa suite! s'écria l'évêque; mais je suis donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les jeux et les plaisirs, les génies et la Discorde!

Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective. Au moment où il entra, une femme vêtue d’une longue robe bariolée de figures astrologiques, le front étincelant d’une étoile en papier d’argent, vint à lui en chantant:

Le soleil nous ramène au jour où tous les ans
Le conseil souverain m’appelle:
Évitez de l’Amour les piéges séduisans;
Souvent sa blessure est cruelle.

—Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit l'évêque, dont la surprise devenait de l’inquiétude mêlée de honte; ne suis-je pas au château de Voisenon?

—Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter avec roulades ces paroles presque de circonstance:

Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux.

—Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit:

Comment effacer de mon cœur
Les traits de ce mortel si tendre,
Que m’offre un songe trop flatteur?
Quel charme pourra m’en défendre?

Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller, puisqu’il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des jeux, des plaisirs, des génies et des discordes. Quand il interrogeait, on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l’abbé de Voisenon; pourrais-je...

L’Amour est un dieu trop léger,
Il s’envole et produit la haine;
Il sait nous cacher le danger.
Je ne veux point porter sa chaîne.

—Qu’il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m’en irai sans avoir vu M. de Voisenon.

—Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle?

—Qu’est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander...

—Ah çà! d’où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M. de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et nous la répétons aujourd’hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C’est le morceau de Zéphis.

—Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde confusion l'évêque de Meaux.

—La comédie, non, mais l’opéra. Vous voyez en nous les artistes de la Comédie-Italienne, qui répètent, comme j’ai eu l’honneur de vous l’apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon.

—Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s’en aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle bizarre impiété! se dit-il en prêtant l’oreille tantôt au latin des moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense guère à son salut.

Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de toux, qui grinçait ces paroles dans le salon:

Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare,
Je connais de tes traits la perfide douceur;
Je ne vois plus en toi qu’un tyran qui prépare
Les crimes des mortels, et la honte et l’horreur.

—A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de Meaux.

—Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle.

A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut essayer de l’effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés, à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin 1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté d’arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de tête dans le dos de l’orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce que l’orateur se retournait; après il reprenait le fil de son discours: nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues d’ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en l’appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu’il était plus, que tous les princes dépendaient de lui, et qu’il était médecin.—Comment! vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.—Il est mort depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.—Mais qui est donc dans ce carrosse?—C’est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a commencé par la louer sur l'éducation qu’elle donnait à son fils.—Je n’en ai point, monsieur.—Ah! vous n’en avez point; j’en suis fâché. Ensuite il a tiré sa révérence.

»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m’attends à me bourrer comme il faut.»

Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L’abbé de Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les premiers gentilshommes venus.

C’est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes hier ici à dix heures du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et meublée d’un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d’or. Cette ville-ci est admirable avant que l’on n’y arrive; tout ce qui tient à l’extérieur est tout au mieux; mais ce qui m’afflige, c’est qu’on n’y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas que les sardines eussent pris parti contre nous; je m’en vengeai sur deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s’il avait été fait la veille.»

Si l’on s'étonnait de ce qu’un asthmatique mangeât des perdrix et des truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long. Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j’ai passé une nuit affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à Cauterets dans cet état-là, vous me reverrez à la fin du mois.»

On croit que l’abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute: «La table, hier à dîner, fut couverte de sardines: j’en mangeai six en six bouchées; c’est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès, en manger autant aujourd’hui avec mes deux ortolans. Nous partons demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.»

Ainsi, malade, le 11, d’un monstrueux souper pris le 10; le lendemain 11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le 18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé; j’ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l’enfer comme si on y était, excepté pourtant que l’on y meurt de froid; mais c’est une horreur à la glace, comme était la tragédie de Térée

Et Voisenon écrit douze jours après, en s’adressant à madame Favart: «L’oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de complimens dans le foyer, est arrivé d’hier: il loge avec moi. Il trouve déjà que l’on mène une vie triste ici. Je l’ai cependant présenté ce matin dans la meilleure maison de Cauterets. J’avoue que j’y suis les trois quarts du jour. Il n’y a point de femmes; mais il y a des choses dont je fais plus d’usage; en un mot, c’est chez le pâtissier. Il fait des tartelettes admirables, des petits gâteaux d’une légèreté singulière, et des petites tourtes composées avec de la crême et de la farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m’en gave toute la journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte bien.»

Cette goinfrerie de l’abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui l’emportera sur lui de l’asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu, continue-t-il d'écrire à Favart, c’est aujourd’hui que j'étouffe, mais par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j’ai actuellement dans l’estomac mes six gobelets d’eau, qui disent comme ça qu’ils ne veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne m’empêche pas de dire cette chanson:

La sagesse est de bien dîner,
En commençant par le potage;
La sagesse est de bien souper,
En finissant par le fromage.
On est heureux si l’on peut se gaver,
Et si l’on digère on est sage.

Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à une allumette que l’on soufre. Je m’en porte assez bien; cependant j’ai des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.»

Il était difficile qu’il guérît avec ces malheureux excès de table qui auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne devait pas s’arrêter là. «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c’est mon estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four. Je reviendrai dans le temps des grives; j’en ferai manger à ma petite nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai. Nous avons ici des perdreaux rouges que l’on apporte de toutes parts: ils sont délicieux.»

Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis tel que vous m’avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu’il éprouva pendant son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une attaque d’asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l’air de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et samedi j’irai à Pau, afin d’y attendre les dames qui y passeront lundi pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant la route.»

Tel fut le bienfait qu’obtint l’abbé de Voisenon d’une résidence de quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à Voisenon infiniment plus malade qu’il ne l'était en partant. La veille même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il voulait, comme il le dit quelque temps après, se trouver de plain-pied avec les tombeaux de ses pères, il se livra à un monstrueux dîner sur les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d’un adieu touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois dans des abîmes. Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l’eau en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d’un Espagnol; elles étaient bien saumonées et d’un goût merveilleux. Nous avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je mangeais à effrayer toute la compagnie; l’air de la montagne m’avait donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi mince personne avait un aussi grand estomac. J’espère arriver à Paris le 2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.»

Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par l’abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa déplorable santé allait l’obliger à ne plus quitter son château de Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là, par son frère et sa belle-sœur, excellentes personnes pleines d’indulgence pour ses mœurs décousues. L’air de la Brie lui rendait parfois des apparences de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: Un bon estomac et un mauvais cœur. Il n’eut qu’un mauvais cœur, non qu’il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et c’est là ce qui constitue le mauvais cœur, selon Fontenelle. On ne saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C’est, du reste, une des plus jolies pages qu’il ait écrites de sa main si paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables facilités de madame de Sévigné, cette divine plume.

Il s’adresse encore à Favart.

«Mon cher neveu,

»Depuis jeudi je m’engraisse d’ennui, et j'éprouve que rien ne rend plus imbécile que de s’ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain sablonneux où rien ne peut pousser; c’est le jardin de Belleville, il n’y pousse que des lilas, et c’est ma petite nièce qui est le lilas, à l’exception qu’elle s’y maintient toujours en fleurs, et que les lilas de Belleville passent au bout de quinze jours. J’ai eu la visite de mes moines; il y en avait un très-sourd qui est mort; mais ceux qui entendent et qui ne comprennent point sont restés. Je me promène les après-dîners. Il fait un froid excessif; cependant tout mon bois n’est qu’un tapis de bouquets jaunes et de violettes. Ils semblent dire à mon neveu: Venez, venez, afin de nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez, afin de nous parer. Vous êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus passer quelques jours avec nous. Ma belle-sœur me charge de vous en faire des reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne la vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon chocolat, et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus tard. J’ai ici un architecte qui fait le mémoire et le plan de tous les ouvrages de mon église; il en viendra demain un autre pour attester la vérité de tout ce que celui-ci inventera, et l’on agira ensuite.

»J’eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son mari est mort avant-hier; je trouvai l’enterrement le soir: la bière était dans une charrette, et la petite veuve se précipitait sur son pauvre mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre Jeannette, disait-elle, pauvre Jeannette! que vas-tu devenir? Quoi! mon cher homme, tu n’es plus avec ta femme; je ne te verrai donc plus? Et mes malheureux enfans, qu’en ferai-je? Ah! mon pauvre cher homme!

»Je n’ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose bien intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les veines avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand Opéra, malgré ses beaux sentimens, ne l’est pas autant. Votre lettre m’a bien fait rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.»

Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles insoucieuses de la fin. L’homme est là tout entier, mais l’homme touché, à son insu et comme malgré lui, du spectacle d’un beau printemps et d’une douleur déchirante.

Voyant que les eaux n’amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait jamais eu une santé, l’abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu’il vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu’on lui en parlait sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour, qu’il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le maître des maîtres dans l’art des empiriques. Comme tous les sorciers, et comme tous les savans du XVIIIe siècle, cet abbé était dans une affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération des êtres, n’avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il montait, par les efforts de la magie, jusqu’au dernier cristallin sans pouvoir se maintenir plus d’un mois dans le même appartement à cause de son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies, et l’asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une espèce d’effroi, car on était très-superstitieux au XVIIIe siècle, quoiqu’on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul: l’Or Potable. Chacun sait que l’or potable, or froid et liquide comme le vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait pas moins que l’immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l’or potable dans sa panacée, ne fût mort à trente-trois ou trente-cinq ans. Voisenon n’eut plus qu’une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de l’attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu’on fasse de l’or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager l’humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité de l’asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour découvrir le grand médecin.

Où trouver un sorcier à Paris? à qui s’adresser décemment? à quelle catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s’imaginait avoir heurté son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier connaissance, et il palpitait d’espérance jusqu’au moment où l’erreur se dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le lendemain ses voyages à la découverte de l’or potable. Il eut un jour une soudaine illumination. Puisque l’archevêque de Paris a censuré la conduite de l’abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il, l’archevêque doit savoir où il est logé. Comme si les sorciers étaient logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l’archevêché. Si l’on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu’il interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c’est qu’il ne savait pas ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs œuvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l’abbé, déplorable sujet à tous les titres, s’appelait Boiviel, et logeait, au moment des poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg Saint-Marceau. Voisenon y était déjà. Quelle rue que la rue de Versailles! elle est épouvantable aujourd’hui; et pourtant elle s’est considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle.

Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l’abbé Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille femme lui apprit, dans une soupente où l’on parvenait au moyen d’une échelle de corde, que l’abbé Boiviel avait quitté l’appartement depuis environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce délai laissait supposer qu’il avait nécessairement dû changer de logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l’or potable.

Un hasard incroyable voulut que l’abbé Boiviel n’eût changé que trois fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles. De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se loger à la Chapelle, où il résidait.

Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut pas obligé d’avoir recours l’abbé seigneur de Voisenon en abordant l’abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise. Il avait trop d’esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du sujet de sa visite. Qu’importaient les lenteurs? il avait là, devant lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du grand Albert.

Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu’on ne l’avait dépeint à l’abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions étrangères, afin d'être chargé d’aller prêcher le christianisme au Japon, quoiqu’il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l’abbé de Voisenon, s’il eût eu dans ce moment l’esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en entendant émettre un pareil projet. Quand il avait enfin trouvé l’abbé Boiviel, l’abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!

Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf autres, Voisenon dit à Boiviel qu’il savait toutes les persécutions que lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu’il voulait ignorer; il se garda de parler de l’or potable. Touché de tant de constance dans son malheur, il venait proposer à l’abbé Boiviel d’habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire. Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas l’appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins heureux que lui? L’abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son indépendance n’en souffrirait pas; quand il serait las d’y séjourner, il le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait. Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel. J’aurai mon or potable, se disait l’abbé de Voisenon en toussant comme toujours.

Installé au château, l’abbé Boiviel se plia à l’existence monacale qu’on y menait; un aussi bon régime adoucit son caractère et ses mœurs. Il ne parla plus de s’expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus de l’or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s’expliquer sur ce point essentiel. Dès qu’il abordait les questions de chimie et d’alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous ses dîners à la Croix de Lorraine, mémorable taverne où mangeaient les abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de chemises.

Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras, frais et rose comme il ne l’avait jamais été à aucune époque de sa vie. Enhardi par l’amitié qu’il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire un jour à l’abbé Boiviel que tout esprit fort qu’on le croyait dans le monde, il avait une foi absolue à l’alchimie: il ne niait ni la pierre philosophale, ni la panacée, ni l’or potable. Boiviel ne put plus reculer: admettait-il ou n’admettait-il pas l’or potable? Il y croyait! mais, selon lui, c'était un grand péché d’en composer: Dieu s’en offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal. Un sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l’abbé de Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l’or potable: il attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens ménagés à Boiviel, qui s’habituait au bonheur avec résignation.

Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l’abbé de Voisenon à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu’il n’avait plus d’espoir que dans l’or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l’emporte sur le feu, il n’avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience céda à la voix de l’amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire un peu d’or potable, il fallait beaucoup d’or solide. Le premier essai coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand œuvre. Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les mois suivaient les mois! pas de l’or, si ce n’est celui que versait en pièces de vingt-quatre livres l’abbé de Voisenon. Le jour vint cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade que l’or potable était en flacon, et qu’il serait bon à boire dans un mois.

Ce fut pendant ce mois que l’alchimiste Boiviel prit congé de l’abbé de Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps pour constater les heureux effets de l’or liquéfié. Embrassé de son ami, comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible, Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d’un an, et l’on a vu de quelle manière.

Après le temps indiqué par Boiviel pour que l’or fût potable, l’abbé de Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second, le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se manifester. On n’apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de quarante ans au moins.

Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L’année allait être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel.

Il est inutile de dire que l’abbé Boiviel ne reparut plus, qu’il n'était pas moins qu’un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à dire, c’est que l’abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son asthme, après avoir bu de l’or potable composé par Boiviel. Et son regret, à la fin de ses jours, fut de n’avoir pas prévu la mort ou la disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni les moyens de composer, en plus grande quantité, de l’or potable. En le ménageant trop, l’or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu ébranlé par ce fait que ne connut pas l’abbé de Voisenon, c’est qu’il mourut de l’asthme.

Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se croire aussi dispos qu’autrefois, plus dispos même qu’il ne l’avait jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il gémissait de l’asthme; il repoussait les oreillers d’un côté, son bonnet de coton de l’autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant l’hiver, son valet de chambre.

—Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il.

—Mais, monsieur l’abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique.

—C’est possible; hier soir ne me regarde pas: ma culotte de drap!—donne!—maintenant, mon gilet fourré!—va donc!

—Mais, monsieur l’abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon fauteuil? vous êtes si pâle!

—Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j’ai été jaune comme un coing toute ma vie.—Bien! j’ai mon gilet, ma culotte:—apporte ma redingote.

—Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir?

—C’est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur valet de comédie, aujourd’hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote pour sortir? As-tu peur que je ne l’use trop? Voudrais-tu me la voler plus neuve?

—J’ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin.

—Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j’aime le froid.

—Il neige même beaucoup, monsieur l’abbé.

—En ce cas, mes grandes bottes polonaises.

—Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but?

—Probablement ce n’est pas dans le but de faire un poème; car si Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du temps et du goût, il n’a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires. Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse. Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?

—A la chasse à la maladie, monsieur l’abbé.

—Maraud! à la chasse au loup, dans le bois.

—Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue.

—Voilà vos bottes, monsieur l’abbé. En vérité, vous n’avez pas de pitié de votre santé!

—Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de m’apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon fusil.

—J’y vais, monsieur l’abbé.

Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître, l’abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D’impatience, il appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois.

—Ah! vous voilà: c’est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier. Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l’instant pour la chasse, et j’emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez reposer mademoiselle Deschamps, qui s’est foulé la patte l’autre jour, au ru de Savigny.

—Je vais les tenir prêts, monsieur l’abbé.

L’abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l’aide de son valet de chambre, qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu’on a trouvé des chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers, des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et même des loups morts de froid dans la forêt.

—Mon ami, lui répondit l’abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups morts de froid m’empêchent de croire au reste; sur ce, je pars. Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites: recommande cela à l’office.

—Oui, monsieur l’abbé. Il n’en reviendra pas, c’est sûr, murmurait encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire, plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les cochers dans l’hiver.

Suivi de ses trois chiens, qu’il amusa un instant au milieu de la cour, en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d’un petit fouet de poche, l’abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas qu’il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un cocher des pompes funèbres, aux gants noirs, aux bottes noires, à la redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d’un vol de corbeaux.

Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en pleine campagne, quand il fut arrêté à l’issue d’une ruelle de chaumières par une femme qui s'écria en l’apercevant: Ah! monseigneur, car beaucoup de gens l’appelaient monseigneur, c’est le bon Dieu qui vous envoie!

—Qu’y a-t-il? s’informa l’abbé; d’où vient cet effroi? pourquoi cette exclamation?

—Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession.

—Cela ne me regarde pas, mon enfant; c’est l’affaire d’un prêtre.

—Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?

—A peu près, répliqua l’abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion.

—Monseigneur, mon grand-père n’a pas le temps d’attendre; il va passer. Il faut que vous veniez.

—Je te le répète, répliqua l’abbé, confus en lui-même de son refus, je suis en train de chasser; la chose est tout-à-fait impossible.

Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait pas les mauvaises raisons de l’abbé, s’attacha à lui; et, le saisissant par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent sur le seuil de leurs portes, d’autres aux croisées; et comme un village est une grande botte de foin sec qu’une étincelle embrase, les femmes se réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement qui causait tant de rumeur.

Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l’abbé se sentit gagné par une honte profonde au milieu de la foule qui l’entourait, et qui murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu’inhumain.

Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d’aller absoudre ou condamner un homme, quand il se reconnaissait si peu digne lui-même de juger les autres au tribunal de la confession.

Cependant la nécessité l’emporta sur ses justes scrupules, dont il ne pouvait se servir d’ailleurs comme d’une excuse auprès de ses vassaux; et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas mourir sans l’aveu officiel de ses fautes.

Les habitans s’agenouillèrent devant la porte, tandis que l’abbé s’assit auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles.

Depuis le malencontreux moment où l’abbé avait été dérangé dans sa chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce jour-là. Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l’avait forcé de se rendre auprès d’un pécheur effrayé; maintenant on disait les prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L’abbé de Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au cœur, ses oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa poitrine. Je suis mal, se dit-il; j’ai eu tort de sortir. Pourquoi suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens aigus de sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta la confession.

—Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à-coup l’abbé de Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux.

Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l’abbé.

—Vous n’avez jamais écouté la messe jusqu’au bout! et moi, se dit l’abbé de Voisenon, qui n’en ai pas ouï le commencement d’une seule depuis plus de trente ans!

Le pénitent ajouta:

—J’ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.

—Le grand péché que je sais! j’en sais tant! s’avoua l’abbé; quel péché, mon ami?

—Oui! le grand péché..... quoique marié.

—Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre!

Un déplorable hasard, si c’est un hasard, car le pareil péché est assez passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière heure.

Quand la confession fut finie, l’abbé se consulta avec terreur, et, après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit les péchés, en s’avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de part en part d’une épigramme, que le moribond, par reconnaissance, devrait bien lui rendre le même service.

La cérémonie étant achevée, l’abbé se leva pour partir; les jambes lui manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu’au château, où tout le monde fut alarmé de son abattement.

Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond ne s’en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!»

Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique s’empressa d’aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même. C'était un jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses meilleurs élèves, sur le vœu de l’abbé de Voisenon.

Pénétrés l’un et l’autre du danger de M. l’abbé, le prieur et le médecin accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la veille! Arriveront-ils à temps?

Leur zèle est si égal et si prompt, qu’ils arrivent en même temps à la chambre où M. l’abbé les attendait.

L’abbé de Voisenon n’attendait plus; il était reparti pour la chasse.

On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s’en allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n’inspirait pas le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s’il y avait encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés d’ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe. Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se débarrasser de ce fléau qu’enlevait un autre fléau: la petite vérole délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine, honoré du fameux titre de membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d’une fièvre maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L’abbé Prévot mourait d’une dixième attaque d’apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au printemps suivant, l’impudique maîtresse de Louis XV, madame de Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir exhalé un bon mot en guise de confession: «Attendez encore un moment, monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, nous nous en irons ensemble.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d’une aussi belle mort:

Il est mort, ce pauvre Soubise;
Sa tente à Rosbach il perdit,
A Versaille il perd sa marquise,
A l’Hôpital il est réduit.

Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise vivait avec madame de l’Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à dire, après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement battu: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être content.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l’oreille de son confesseur, qui l’ennuyait: Que diable venez-vous me chanter là, monsieur le curé? Vous avez la voix fausse. Et là-dessus, Rameau mourait d’une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l’Europe, le roi de l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer son amant; on a gravé sur son tombeau:

MI RÉ LA MI LA

Touchante oraison funèbre de Rameau! il n’y avait pas jusqu’au vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville, s'éteignait quelques jours après Rameau, et l’on disait encore avec la même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de l’accompagnement.»

Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s’en vont, sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et beaucoup plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à-coup oublier ces divers malheurs; celui-là vaut la peine qu’on en parle; Molet est malade: Molet est l’acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa maladie, que Boufflers, presque jaloux de l’intérêt qu’on porte au favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes:

L’animal un peu libertin
Tombe malade un beau matin;
Voilà tout Paris dans la peine:
On crut voir la mort de Turenne;
Ce n'était pourtant que Molet
Ou le singe de Nicolet.

La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c’est mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu’il ait écrits de sa vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de coups. Zaïre rouée de coups!»

Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s’en émeut pas plus que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment découverte:

Grotesque monument, infâme piédestal,
Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.

D’ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu’on s’arrête à la mort des deux philosophes, dont l’un jouissait, comme athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un procès d’une espèce très-singulière doit se juger incessamment à l’Opéra. Une demoiselle La Guerre, fille des chœurs, a été trouvée dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la chambre des Comptes, est l’heureux mortel qu’on a surpris; cette affaire rappelle celle de mademoiselle Petit.»

«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit qu’il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée depuis dix ans.

Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et il déclare qu’il ne veut vivre désormais que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de ses peuples.»

Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l’avez entendu: il aura eu le sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis XV, qui est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa dernière minute d’existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur de ses peuples: c’est s’y prendre à temps.

Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet, Monsieur, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-sœur, le madrigal suivant:

Au milieu des chaleurs extrêmes,
Heureux d’amuser vos loisirs,
J’aurai soin près de vous d’amener les zéphyrs:
Les amours y viendront d’eux-mêmes.

Ceci voulait dire que Monsieur, depuis Louis XVIII, ayant cassé un éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d’où les vers à la frangipane; d’où la profonde impression laissée dans tous les cœurs par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé.

Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu l’esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés dans leur temps d’une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui croyait qu’on faisait une nouvelle aussi facilement qu’une tragédie; c'était Thomas, qui s’imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu’il parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n’y a rien à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb; c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses; c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du dix-huitième siècle.

Enfin le tour de l’abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa dernière heure, lorsqu’on lui porta le cercueil de plomb dont il avait lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me voler.»

Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.

L’unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, presque à notre insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette première partie de l’histoire des maisons seigneuriales de la France: ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV, Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de l’aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe aujourd’hui tout entier sous les couches de fumée de l’industrie. Vaux, cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des ministres prodigues, est aujourd’hui une mare à grenouilles, et la propriété d’un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet, et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété, disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé, quelques minutes avant l’heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni noblesse.

PETIT-BOURG.

On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues.

Aujourd’hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse, accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque comparativement meilleure, où l’on a la faculté de satisfaire si vite son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris. Viennent les chemins de fer sur la ligne déjà tracée de Paris à Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au pont de Ris, construit par M. Aguado.

Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes journées d’automne, quand il est sillonné par l’Aigle, le Louqsor, le Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens. J’ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés de tentures, baignés de la folle écume de l’eau, portent chaque jour, mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures. Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante, causeuse, à demi dans l’eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l’on ne se hâtait d’ajouter que les passagers de la chambre d’honneur emploient tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l’espace, journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux, tandis que les voyageurs de la proue s’ennuient si peu pendant la traversée, qu’il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur course.

La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne me trompe, qu’un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi.

Je ne prévois pas les riches modifications que l’avenir réserve à l’invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à l’extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils opposent aux pieds délicats des voyageurs un pont fait de planches élastiques, constamment ciré par la brosse du ship-boy. Un cordon de soie descend le long des marches d’acajou, et accompagne la main jusqu'à la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l’air frais du fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez, appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la simple tasse de café jusqu’au poulet rôti, depuis le verre d’eau sucrée jusqu’au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui décroît à l’horizon.

Il est moins hors de propos qu’on ne suppose peut-être de parler ici avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment méconnaître la valeur plus grande qu’elle a donnée aux propriétés semées au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante lieues? Que d’endroits où les voitures publiques n’allaient pas, tant ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées à cause de la difficulté d’entretenir un équipage pour s’y rendre! Avant l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans d’autres provinces. D’ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant à tout le monde. Que de bourgeois s’embarquent le samedi sur le bateau à vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur fusil, leur gibecière, et s’en vont devant eux à dix ou douze lieues de leur quartier! Demandez-leur s’ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne pense pas, mais j’essaierai.»

Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop médit du perroquet. J’ai rencontré des perroquets en voyage; en général, la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse (puisqu’on prétend que le chien chasse) n’est jamais en repos, et il est partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés jusqu’au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont l'œil est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont l’affreuse queue s’enroule à l’extrémité d’un corps fluet et transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n’existaient pas. Je me suis toujours demandé si le chasseur était dans l’arche. En tout cas, Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle.

Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l’année leurs châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd’hui, tandis que les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les bateaux à vapeur. Et le jour n’est pas éloigné où chaque commune aura à sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau, conduit par la vapeur. L’habitude et les progrès de cette navigation rendront faciles les manœuvres, qui sont, du reste, à la portée de l’intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire.

Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis le pont d’Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu’au terme du voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette navigation, dont on ne se lasse pas, varient d’aspect à chaque demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine, Gentilly, Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières, les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une odeur d’industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre, et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières d’un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont obscurci un instant le paysage: elle sort d’un four dont le sable torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile qui s’encadrera dans la rosace d’une cathédrale. Tout ce qui est beau sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et d’amour au bord de l’eau. A la place du château, il y a, de nos jours, des bateaux de blanchisseuses. C’est moins poétique; mais, au temps de madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant c’est une commune. Qu’a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont.

Si vous êtes assez heureux pour n’avoir pas de chiens à surveiller sur le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser devant cet horizon d’arbres qui ondulent, devant ce lac de verdure qui roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu’un. C’est à l’aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de lui ce que Louis XIV disait d’un officier dont la laideur était raillée à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c’est un de mes plus braves soldats.» Je trouve que le chien de l’aveugle est le plus beau des chiens, car il est le plus utile.

Or l’aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l’eau; pour lui rien: l’obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes attendu, vous, par une sœur, par une amie, par un souvenir; vous descendrez sur quelque point de la rive; lui n’est attendu par personne, et il ne va nulle part; il ignore s’il monte ou s’il descend: il chante pourtant! J’en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière. J’ai peut-être encore dix ans à l’entendre jouer du violon. Il n’est qu’une récompense possible à ce brave homme quand il sera dans le ciel: c’est d’y jouer du violon comme Artot.

A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s’il remonte le fleuve, ou il double sa cargaison s’il le descend. C’est le point où aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux campagnes louées par les artistes. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton, Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont des chapeaux gris, des croix d’honneur, et, il faut le dire aussi, des chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l’Opéra?

Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont d’une légèreté surprenante entre le ciel et l’eau. C’est le pont Aguado; le pont bien nommé, car c’est M. Aguado qui l’a fait construire: il a versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n’y a qu’un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli.

Avant M. Aguado, il n’y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et Corbeil, c’est-à-dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu’un banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas, voilà une belle lettre de naturalisation d’une seule arche.

Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à la rive; et l'été, rien n’est comparable à ce développement rapide, à cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées l’une à la naissance de l’escalier de droite, l’autre au commencement de l’escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs sont peu notables. Sous le duc d’Antin et quelques-uns de ses successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme aujourd’hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres points de vue en étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis, quelques massifs d’arbres dont la perte se trouve richement compensée. Grâce à cette disposition, le château s’aperçoit toujours, à quelque endroit qu’on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux, doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore gagné davantage à cette heureuse modification. C’est un quart d’heure de plus donné à l’appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis, coûteux à l’excès, mais perdus dans l’ensemble, et ne figurant avec importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce sont des riens permis seulement à un millionnaire.

Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité, excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à l’extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l’enfermerait tout entier dans l’un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche d’une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C’est un décor comme le château. Nous n’en dirons pas autant de la superbe allée de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle est magnifique, royale. La préface écrase le livre.

 

Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux yeux et à l’imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure d’un château, comme celle d’un écusson de famille, n’arriverait-elle pas avec intégrité jusqu’au dernier jour de sa durée?

 

Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s’encadre devant le perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà parlé. Nous n’avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour d’honneur. Le corridor, qui prend d’ordinaire le nom de salle des gardes dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C’est la plus belle pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d’une suffisante élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des souvenirs historiques. Que n’y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de son fils! nous ne l’aurions pas passée sous silence. A force de précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles modernes, pour riches qu’ils soient, et les élever, malgré la mobilité de mille déplacemens possibles, à la hauteur d’une mention particulière? Dans les jours d’instabilité où nous vivons, le magnifique maître du Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l’entraîne, ses goûts de châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire, par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient jamais.

Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande une indication à la plume du narrateur; des chefs-d'œuvre méritent une exception, n’en déplaise à ces temps-ci.

Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris. La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin, chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l’abbé Courtin, l’archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu’il échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre une maison située rue Bourg-l’Abbé, à Paris.

Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d’ailleurs restreints par nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous le prétexte qu’ils n’ont pas l’intérêt de la curiosité. Nous n’avons pas pris l’engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme Benserade, de mettre l’histoire des châteaux de France en madrigaux.

Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de statues; il ne cessa qu'à sa mort d’embellir la propriété, qui passa alors (1646) à l’abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le nom de l’abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc d’Orléans, frère de Louis XIII.

Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement que possible, va nous conduire, d’un pas mieux assuré, à l’historique de chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée, de reléguer dans le silence ceux d’entre eux dont la trop faible importance ne mérite aucune mention. L’histoire doit être polie quand il ne lui est pas permis d'être généreuse.

De l’abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en 1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus tard maîtresse de Louis XIV.

Il nous est permis de suspendre ici l’indispensable énumération des possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs.

Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d’Antin, fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa mère, tout entière alors aux regrets d’une conduite enregistrée par l’histoire, s’engagea à augmenter de douze mille livres les rentes annuelles dont il jouissait. La condition fut qu’il ne jouerait plus de sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement, madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort étonné de l’intérêt qu’on lui supposait à ce que le duc d’Antin jouât ou ne jouât plus. D’ailleurs d’Antin joua toujours, il joua même davantage, ayant à sa disposition douze mille livres de plus.

Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de demander au roi, l’amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon. Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV, l’appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d’Antin ne fut pas de cette fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua à jouer tout l’argent que sa mère, en manière d’expiation, lui envoyait pour le détourner de sa ruineuse passion.

Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus affreux remords, la belle, l’ironique, la blanche, la spirituelle, la superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à ses amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que dans un couvent ou dans un cercueil.

Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l’a vue, le roi l’a trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu’elle aime, quoiqu’elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de veiller sur elle, de la défendre, d’aller l’enfouir au fond d’un château dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d’avoir commis une faute, elle demande avec supplications qu’on ne lui laisse pas commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l’aimer. Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé par l’amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans le néant, et le nom de Montespan ne réveille autre chose que le nom d’une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le mari que le coiffeur.

Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez long-temps pour s’en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences, de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se peignait tout l’esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée, choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien n’est comparable à la destinée d’une maîtresse de Louis XIV, le plus galant des hommes quand il n’en était pas le plus indifférent, le plus égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi, qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi soulevée.

Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries, Versailles, Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses formes, éprouver tout ce qu’il y a d’affreux et d’amer dans le triomphe de ses ennemis, et tout ce qu’il y a d’amer et d’affreux dans l’indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait prêté tant d’esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui signifia l’intention du roi. L’intermédiaire était bien choisi. Celui qui faisait l’oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui ne savait s’adresser qu’aux prêtres dans les occasions équivoques de sa vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue que le roi la quittait, non pas parce qu’elle était moins jolie et moins séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à-coup saisi de la peur du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence. Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre femme, à madame de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement à la seconde qu’on se donnait à elle par respect pour le diable. Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l’organe d’un confesseur pour engager un roi à se défaire d’une maîtresse, et pour que ce roi se jette dans les bras d’une autre maîtresse moins belle et moins aimable. Les diables ne font pas les choses à demi.

Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son cœur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans oser y croire, qu’elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère pleine d’espérance dans le cœur. Pendant de longues années elle invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On n’oublie pas si vite qu’on a été la maîtresse d’un roi de France, surtout lorsqu’on est encore belle! Quel amour console de cet amour perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu’elle parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle avait régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme blessée du mépris d’un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides jusqu’aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et de ses murmures devaient les porter jusqu’aux pieds du palais de son infidèle amant.

Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se distraire par des œuvres de bienfaisance. Son goût était de marier les jeunes gens qui l’approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces unions: «Mon enfant, n’aimez jamais un roi.»

Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le passé de nos mœurs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion soutenue! quelle science universelle, éloquente et familière à la fois, quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux, ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues, demandant de la religion comme la soif demande de l’eau? Comment la leur présenter pour qu’ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse obsession obtint d’elle qu’elle ne penserait plus à retourner à la cour ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d’une femme qui l’a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu’elle irait vivre auprès de lui, s’il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son humiliation n’eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser, et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des chemises de forte toile, n’interrompant sa tâche que pour prier ou soutenir son corps par des mets d’une austère frugalité. Ses jarretières et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle transperçait autrefois les réputations de la cour, et les blessait pour long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n’avait jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n’avait jamais connu le monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu’on juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa dernière heure, belle comme lorsqu’on la voyait du haut de son cheval de chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et des piqueurs.

Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou qu’il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la cour. Il n’y avait qu’un fauteuil dans sa chambre, et il était pour elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse d’Orléans. On s’asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune visite.

Sa maladie arriva comme un coup de foudre; elle en mourut à cause de l’extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu’on apporta à la soigner, si l’on peut appeler soin l’espèce de travail brutal qu’on exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au dix-septième siècle, et dont personne ne revenait.

Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu’elle fût embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la porte de l'église. Enfin, on n’inhuma pas le corps; ce ne fut que long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers et déposer dans le caveau de famille.

Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien.

Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc d’Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg.

Pétillant d’esprit, d’une figure remarquablement belle, homme de cour comme peu l’ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de Maintenon un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit adroitement à profit sa position qu’aucun interdit ne gênait plus. Le maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l’habitude de s’arrêter, était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites. Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d’un trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la cour, n’avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures d’aujourd’hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts. D’Antin saisit le beau côté de l’empêchement. Son château de Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de modestie, avec peu d’espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui fit proposer de vouloir bien s’arrêter à son château de Petit-Bourg, si, sur son passage, il n’en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d’Antin, et il promit d’aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre. On était en 1707.

D’Antin perdit la tête quand il sut que le roi voulait bien descendre chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces princes qui s'étaient montrés d’une si ingénieuse magnificence chaque fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait tant tiré de feux d’artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé des promenades sur l’eau à Chantilly! D’ailleurs à Petit-Bourg le terrain par sa pente ne permet pas d’offrir de belles et limpides eaux à la proue d’une escadre dorée. D’Antin se rongeait les ongles. Se confier à quelqu’un, c'était admettre quelqu’un à partager le bénéfice de l’invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée; et le jour de la visite arriva.

«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne, madame la duchesse de Lude, dame d’honneur, et madame la comtesse de Mailly, dame d’atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la route par escadrons.

»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour recevoir des corbeilles de fruits qui lui furent présentées par M. le président Portail, qui a une maison en ce lieu-là. Sa majesté reçut ces fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le Mercure galant, que nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d’autres rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que d’arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d’Antin, qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et entra dans l’appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à l’heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui s’y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous les tonneaux de vin qu’on leur distribua.»

Telle est la manière sèche et officielle dont le Mercure galant de septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de Petit-Bourg. Il est d’autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon ne doivent pas être omis, qui parlent de l’honneur fait au duc d’Antin en termes plus étendus: nous n’avons pas manqué d’y puiser.

Quelques heures avant l’arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg, le duc d’Antin fut frappé d’une pensée qu’il aurait pourtant dû avoir avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n’avait peut-être jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité. Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa vie. Quelle était donc l’erreur où il était tombé? Quel oubli irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé d’un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable où la cour passerait, lui, homme d’esprit, n’avait pas remarqué, jusqu'à ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M, arrêtaient le regard, à quelque endroit qu’il se portât. Comment les faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes, sur le marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis XIV pour une autre femme qu’elle! A ce spectacle si honteux pour elle, nul doute qu’elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d’un tel affront, qu’elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame de Montespan? D’Antin se voyait à la Bastille ou au fond d’un cachot d’une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des mousquetaires caracolaient devant les grilles. D’Antin n’avait plus qu'à se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d’Antin voulut cependant tuer son intendant, en raison de ce principe qui veut qu’un intendant ait toujours moins d’esprit que son maître, quand il advient au maître d’en avoir, et qu’il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai.

L’intendant fut appelé.

—Monsieur, lui dit le duc d’Antin, vous êtes un misérable.

—Monseigneur...

—Vous êtes un insensé!

—Mais, monseigneur, en quoi?

—Vous méritez un châtiment.

—Que je sache du moins...

—Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit se rendre ici?

—Je pensais, monseigneur...

—Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi?

—Je ne l’ignorais pas, monseigneur.

—C’est donc pour me nuire, me perdre, m’assassiner, que vous n’avez pas détruit ces chiffres?

—Pourquoi les aurais-je détruits?

—Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé dans ses affections, où nul n’a le droit de pénétrer, madame de Montespan par madame de Maintenon?

—Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence semblable, puisqu’elle paraît tant vous affliger.

—Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n’ignoriez aucun de ces faits, pourquoi ne m’avez-vous pas épargné la ruine dont je suis menacé?

—Monseigneur, répondit l’intendant, si j’ai conservé partout où il a été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c’est que le nom de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par un M. Le roi croira que c’est une des mille surprises que vous lui avez préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n’ai pas anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur.

—Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d’Antin à son intendant. N’oubliez qu’une chose, c’est que je me suis mis en colère devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur.

Ainsi que l’intendant l’avait prévu et si adroitement dit pour sa défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse galanterie du duc d’Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant de prodigalité autour d’eux.

Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l’heure indiqués, vinrent donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et leurs carrosses.

La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d’Antin n’eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses parterres pour les remplir d’eau et de petits poissons. Le roi admira ce qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête d’un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante, jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé au ciseau au fond d’une lunette de verdure; tantôt il s’ouvre et s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté, comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle solitaire jusqu'à la première étoile.

Mais si le duc d’Antin eut le bon sens de ne vouloir inventer aucune rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en l’introduisant dans l’aile du château qui lui était réservée.

A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première marche, qu’elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et chérie. C’est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement de surprise: les portes d’appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes guillochées de dorures délicates, s’enlaçant en ceps de vignes sur un fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d’Aubusson, représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l’histoire d’Esther et d’Assuérus. Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa chambre pour une seule nuit. L’enchantement continue. C'était à croire qu’une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont madame de Maintenon faisait sa lecture habituelle sont là; et rien qui trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s’assied, c’est son fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève, c’est le Christ d’ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et remercie le duc d’Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de courtisan.

Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d’Antin. A Saint-Cyr, madame de Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L’attention la flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du goût du roi, il n’y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur de leur hôte. Il n’est sorte d’amusemens qu’il ne leur procurât; et les amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des personnes de la suite, l’ordre qui accompagnait ces coups de théâtre calculés avec beaucoup d’art, parvinrent à distraire les royaux visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui.

Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l’appartement de madame de Maintenon, il fit appeler d’Antin, qui commençait à recevoir par la faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan respectueux qu’une longue allée de marroniers masquait la perspective précisément en face de la chambre qu’il occupait, lui, le roi, d’ailleurs ravi de tout le reste. L’observation fut accueillie par le duc d’Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de marroniers n’avait pas été heureusement plantée.

Le lendemain matin, quand le roi s’approcha de la croisée, quel ne fut pas son étonnement![C] l’allée de marroniers avait disparu.

Le roi se montra fort touché des efforts que le duc avait faits pour lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d’Antin, en présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est heureux, monsieur le duc, que je n’aie pas déplu au roi; vous m’eussiez envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.»

Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d’Antin eut le tort de n’avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l’honneur du roi, l’autre en l’honneur de madame de Maintenon.

Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C’est le Louis XIV des jardins. Il n’est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il mériterait une histoire.

La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par lui. Le frère du roi, le duc d’Orléans, l’employa dans ses jardins de Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres, les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le boudoir des forêts; il laissa aussi tomber sa règle et son compas sur les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de Sceaux.

Voilà l’artiste; voici l’homme. Voulant connaître l’Italie, préjugé éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées qu’ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n’y puisa pas beaucoup; ses idées s’y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d’occuper l’attention de ses biographes, sans la connaissance qu’il fit à Rome du chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter.

Au lieu de s’humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n’ai plus rien à désirer, j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et le roi mon maître.—Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre, serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!» Encouragé à laisser parler son cœur, Le Nôtre frappa sur l'épaule d’Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux! Vous vous portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre au Louvre qu’au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois qu’il revoyait ce prince après quelque absence.

Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de Le Nôtre. Lorsqu’il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner les progrès des travaux, il s’arrêta devant les deux pièces d’eau qui sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe, différens bosquets et une foule d’autres parties exécutées plus tard. Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi: «Sire, votre majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais.»

A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s’affaiblir, et voulant, comme cela se disait alors, s’occuper de son salut, il demanda sa retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition qu’il se présenterait de temps en temps à la cour.

Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les allées qu’il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable. L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de père ouvrirait de grands yeux, s’il me voyait dans un char auprès du plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien son maçon et son jardinier.»

 

Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle conduite et la pureté de ses mœurs, au grade de chevalier de l’ordre du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous ses jardins.

 

Les honneurs n’altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j’en ai déjà: trois limaçons couronnés d’une pomme de choux.» Ajoutant: «Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère! N’est-ce pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m’honore?»

Il mourut à quatre-vingt-huit ans.

Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans beaucoup d’occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si précieuse. Dès qu’on devinait son désir d'être seul, on restait peu à peu en arrière, on s’arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg, il sembla manifester l’intention de parcourir sans le fastueux embarras de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d’Antin. Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où, parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les tables de jeu, on le suppose, n’avaient pas été oubliées.

Grand amateur de jardins, Louis XIV s’arrêta au milieu des potagers de Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d’un horticulteur de génie, d’un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait le premier perfectionner en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son illustration à côté de celle de Le Nôtre.

Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau, avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu’il expliquait à son élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu’il ne tenait compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la tempête dans l'Enéide le laissait froid, tandis qu’il suivait avec passion la manière d'élever les abeilles dans les Géorgiques. Grâce aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu’il en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l’agriculteur. Ce livre fut intitulé: Les Instructions pour les jardins fruitiers et potagers. Il lui attira d’unanimes éloges, et lui valut la gloire d’avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours resplendissant à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la postérité reconnaissante se souvient d’un encouragement accordé aux artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres des leçons de son art au roi d’Angleterre; à son retour en France, il entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique après sa mort.

Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux, Louis XIV, qui avait l’instinct de ne jamais laisser s'égarer une supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un œillet, seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits et des légumes dont l’excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant.

Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de remercier le duc d’Antin d’avoir fait contribuer aux travaux d’utilité et d’embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le talent d’un homme supérieur, autant il aimait qu’on ratifiât les arrêts de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière. Ainsi on s’explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position.

Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les frères Keller les avaient signées, et l’on sait que la part prise par les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de bassins pour lesquels ils n’aient fondu quelque divinité accroupie, versant des nappes d’eau de son urne inclinée. Quoiqu’ils eussent à maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des procédés bien moins sûrs que ceux d’aujourd’hui. Il est douteux que les sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin qu’eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce bronze figé jouent avec l’eau. Toutes ces allégories humides, qui représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne, la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d’une nudité moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et sans lune: ciel aveugle.

Nés à Lyon l’un et l’autre, les frères Keller moururent tous les deux à Paris.

On a d’eux à Versailles:

Dans le parterre d’eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et placés au bassin à droite dans le parterre d’eau, la Garonne, la Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à gauche, toujours dans le parterre d’eau, le Rhône, la Saône, la Loire et cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère, un lion sur un lion; et, d’après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d’eau.

Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins royale et moins coûteuse.

Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de Petit-Bourg, s’admirant dans les efforts de ses favoris, qui le prenaient en tout pour exemple et pour guide, s’applaudissant de reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à-coup son orgueilleuse préoccupation est absorbée; il s’arrête en face d’une statue qui se dresse au point final d’une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s’avance, il recule, il avance encore; sa canne à pomme d’or est posée perpendiculairement près de son œil droit, tandis que sa main gauche parée de dentelles ne cesse de s’agiter en manière d'étonnement. Cette scène muette se prolonge jusqu’au moment où le roi, ayant acquis la certitude qu’il a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue est fort belle; c’est un Girardon admirable; mais elle n’est pas d’aplomb! non, elle n’est pas d’aplomb! elle penche vers la droite. Comment le duc d’Antin ne s’en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la remarque. Allons!

D’aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc d’Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les groupes de seigneurs et d’Antin se hâtèrent d’accourir vers le roi, dont ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l’entourèrent.

—Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser indirectement à M. le duc d’Antin, parmi les grands éloges dus à l’excellente ordonnance de sa propriété.

—Sire, je me condamne d’avance, répondit le duc.

—C’est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse, s’il vous plaît.

—Sire, je me tairai.

On était arrivé devant la statue de Girardon.

Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite vers les courtisans respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous semble-t-il en parfait équilibre?

Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence.

—Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon coup d'œil a été sûr plus d’une fois. Regardez mieux, je vous prie, votre complaisance m’obligera.

Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé insuffisant.

—Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné? Je vous rends votre liberté d’opinion, monsieur le duc. Vous-même, dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous avait paru pencher vers la droite.

—Sire, puisque vous me permettez de parler, j’oserai dire que j’ai le tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que la courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer l’erreur? Le socle est posé sur une surface courbe.

—J’admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon sentiment, malgré le côté sensé d’une remarque que j’avais déjà faite. Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l’architecte de M. le duc d’Antin soit juge entre nous? L’acceptez-vous pour arbitre?

—Votre majesté s’est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant mettre en balance son opinion et la nôtre.

—Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler céans votre architecte, s’il est ici. Nous attendrons.

Après s'être incliné, le duc d’Antin remonta avec empressement l’allée qui conduit au château.

Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l’ouvrage de Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On l'écoutait avec une espèce d’adoration lorsqu’il parlait des grands artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il relevait peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau. Que lui restait-il de ses guerres? l’humiliation; de ses maîtresses? madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait d’impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer la longue route de son siècle.

Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes, revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon.

Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut qu’en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu’il vit commencer et finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts avant lui. Cette ample existence, jointe à l’influence qu’il acquit par sa renommée et la charge d’inspecteur-général de tous les ouvrages de sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la prépondérance de son goût sur les artistes de son temps. A l’exception de Puget, trop rustique, trop d’un seul bloc, pour obéir à d’autres ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre. Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d’autre mérite, avec la faculté incontestable d’en avoir à ajouter à celui de leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses: Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean Goujon, qui s’ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu’on en puisse dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à nous. Quand on n’atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n’a rien de mieux à faire que de s’arrêter à l’amabilité des formes de Girardon. S’il n’eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la réflexion serrée, la grâce dans l’exactitude, la vie idéale à la surface de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l’instinct de toutes les sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c’est-à-dire jusqu'à voir le plus gracieux modèle d’une nature de choix dans l'épiderme soyeux d’une duchesse.

Enfin, d’Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi attendait la sentence sans appel.

—Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d’un ton de bonté encourageante. Cette statue est-elle ou n’est-elle pas en équilibre?

Avant de répondre, l’architecte posa son équerre au milieu de la statue, et laissa pendre le fil à plomb jusqu’au bas du socle.

—Sire, dit l’architecte en montrant la direction du cordon aux courtisans, la statue penche d’un pouce au moins vers la droite.

—J’avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc d’Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait de la victoire de Louis XIV.

—Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n’avoir pas la rectitude de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler.

Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes, quoique au fond, eux et le duc d’Antin, le premier, sussent parfaitement que le faune de Girardon tombait sur le côté d’une manière sensible. La comédie avait parfaitement réussi.

Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des avantages réels sur l’intelligence des autres ces concessions complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui.

Le duc d’Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les pièces relatives au siècle de Louis XIV[D], de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les chefs-d'œuvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en jouissait et les allait voir souvent. J’ai ouï dire à feu M. le duc d’Antin que, lorsqu’il fut surintendant des bâtimens, il faisait quelquefois mettre ce qu’on appelle des cales entre les statues et les socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s’aperçût que les statues n'étaient pas droites, et qu’il eût le mérite du coup d'œil. En effet, le roi ne manquait pas de trouver le défaut. M. d’Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se connaissait à tout. Qu’on juge par cela seul combien un roi doit aisément s’en faire accroire.

»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d’Antin, lorsque le roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu’ayant trouvé qu’une grande allée de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d’Antin la fit abattre et enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n’ayant plus trouvé son allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu’elle osât paraître devant vous? elle vous avait déplu.

»Ce fut le même duc d’Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate. Louis XIV avait témoigné qu’il souhaiterait qu’on abattît quelque jour un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d’Antin fit scier tous les arbres du bois près de la racine, de façon qu’ils ne tenaient presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d’arbre, et plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal. M. d’Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau de forêt lui déplaisait:—Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès que votre majesté l’aura ordonné.—Vraiment, dit le roi, s’il ne tient qu'à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait.—Eh bien, sire, vous allez l'être.—Il donna un coup de sifflet, et l’on vit tomber la forêt.—Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le roi avait demandé nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même.»

La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives du duc d’Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de Maintenon, le jour où l’allée fut aussi coupée au pied au château de Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l’une ou de l’autre anecdote, si elle n’invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le témoignage de Voltaire.

L’art de courtisan, dont on s’est moqué avec plus de haine que de raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était parfois ridicule par l’excès de son adoration pour Louis XIV, quoique Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi agréable pour son temps qu’il est utile à consulter dans le nôtre; sans doute le duc d’Antin et le duc de la Feuillade, l’un en sciant au pied un rideau d’arbres, l’autre en érigeant au roi, au milieu de la place des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement domestique et l’affection privée; mais le sentiment qu’ils gâtaient par l’exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l’intelligence ou par le rang? Puisque c’est par le rang, rien ne pouvait être inviolable comme le rang; et l’on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas dû avoir autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu’on en a eu plus tard à réclamer dans un plat d’argent les cheveux de Napoléon quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la moitié du courtisan; le respect et l’affection personnelle, si nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait emporter par un boulet; le courtisan d’Antin envoyait toute son argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son règne. N’altérons pas les idées en déshonorant les noms; ne pas aimer la monarchie absolue n’oblige pas à méconnaître le fond de son institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte. Qu’eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des sujets d’un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour lui dans l’occasion, la France doit une flexibilité de langage impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d’un arbre, c’est-à-dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable, harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c’est la cour.

En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d’esprit commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l’exigeante acception du mot, Pierre Ier, czar de Moscovie, eut une seconde fois l’envie de connaître la France. On sait que ce désir avait été antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse inquiète et sans faste, d’accueillir à sa cour un souverain venant exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu’on lui avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort, Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la représentation, et d’ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une illustration sans exemple d’un bout de l’Europe aux extrémités de l’Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande, en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d’obstacle sérieux à voir la France, alors plus fermement qu’aujourd’hui encore placée à la tête des nations civilisées.

Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour s’instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux grandes, deux fécondes passions du fondateur de l’empire russe.

Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre Ier, accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les plus riches équipages du roi, avec ordre de traiter le czar comme le roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d’où le maréchal de Tessé devait l’escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui.

«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et écrite par l’auteur du nouveau Mercure François, arriva à Paris entre neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.»

Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui tenir prêt l’hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi. On supposa que le czar serait plus à l’aise qu’au Louvre dans un hôtel exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu’il avait été réglé, le maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre Ier à Beaumont, l’accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d’introducteur au Louvre le soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues à l’excès dans les appartemens, les girandoles de cristal, jouant, tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel point, qu’il voulut s’en aller tout de suite à l’hôtel de Lesdiguières. «Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu’il aime beaucoup, et jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire conduire à l’hostel de Lesdiguières, proche l’Arsenal.» On avait encore trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d’une simplicité austère. Dédaignant les meubles opulens placés par l’ordre du régent, et surtout le lit d’or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer son lit de camp, et s’y coucha à demi habillé, comme il en usait à l’armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel.

Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et l’intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre, mais bien pris, l'œil noir asiatique, le teint animé, rougeâtre comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S’il s’apercevait de sa contraction, il la domptait et l’effaçait sous un sourire affecté, mais plein de grâce.

«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l’Arsenal, à la Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires, qu’il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s’arrêta chez le charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux, s’informant du nom et de l’usage des outils différens; il descendit aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque avoit prié le jour précédent M. le duc d’Antin de lui fournir une description de tout ce qu’il y avoit de plus curieux à Paris: deux heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans l’examiner; mais, l’ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir traduit en langue esclavonne, et s'écria qu’il n’y avoit qu’un François capable de cette politesse.

»M. le duc d’Antin accompagna le czar à l’académie royale de Peinture et de Sculpture, où M. Coypel, peintre célèbre, eut l’honneur de lui expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations.

»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l’heure du dîner. Il salua en particulier tous les officiers, et leur fit l’honneur de les nommer ses camarades.»

On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de dentelles; jamais de gants.

Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément, buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en intempérance.

Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le relâchement de nos habitudes, était d’un despotisme presque raffiné sur l'étiquette, d’une tyrannie subtile sur les questions de préséance. C'était un ours tombé dans l’habit d’un marquis; un ours poudré.

On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les servilités d’une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince visité fût le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu’après avoir été salué par le duc d’Orléans, et le duc d’Orléans s’empresse de se rendre au caprice du czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier dans un cabinet où il s’assied au haut bout. A l’Opéra, le czar a soif, le duc d’Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains du duc d’Orléans et s’essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents écus par jour, y compris le service du duc d’Orléans.

Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont il fut le héros chez le duc d’Antin à Petit-Bourg.

«Le 30 de mars, M. le duc d’Antin engagea ce prince à aller dîner à Petit-Bourg, d’où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé pour l’y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la chasse du loup, du cerf et du sanglier.

»Il s’en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV, Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à celle du séjour qu’y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs n’y vinrent que par des intérêts de politique, et n’y parurent pas dans un temps où les arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable; mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d’Antin, dans le palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas il vit son portrait, qu’on venait de peindre, placé tout d’un coup dans la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu’aucun peuple du monde recevoir un hôte si digne.» (Histoire de Russie, part. II, chap. VIII, p. 336, édition Delangle.)

Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la minutieuse fidélité du Mercure, quoique tous les trois affectent l’ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, le Mercure est la meilleure source où l’on doive puiser quand on a besoin de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis XV. Ce mérite, il n’est pas besoin de le dire, n’est relevé ni par celui du style ni par celui d’un esprit de critique même au niveau de la liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, le Mercure a débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez éloigné de son origine.

Nous détacherons encore de cet excellent recueil quelques lignes instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris.

«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin lui fit servir un dîner magnifique, après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf fut forcé en moins d’une heure et demie. Le czar, qui n’avoit jamais pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de Toulouse toutes les honnêtetés imaginables.

»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin le reçut aussi magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il entra le 1er juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute sa cour, qui le suivoit dans d’autres bateaux. Il s’arrêta à Choisy, où il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s’y étant rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les ponts de Paris, il vint descendre à l’abreuvoir, au-dessous de la porte de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur les remparts de la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de fusées et de pétards qu’il voulut tirer lui-même dans le jardin de l’hôtel de Lesdiguières.»

Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au château dont nous nous sommes constitué l’historien.

Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l’exemple de presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d’autant plus vif qu’il était l’occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup. Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans, serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et pour convives les plus jolies et les plus spirituelles femmes de la noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l’heure de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand sacrifice fait à la religion.

La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart; c’est du moins dans la forêt de Sénart que le Mercure galant, ce journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg.

Heureux d’y prolonger un délassement plein de charmes, il n’en partait qu’aux deux tiers de la nuit, quand il n’y restait pas jusqu’au matin, circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés.

Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d’un certain esprit et d’un certain naturel avaient la haute direction des plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s’est créé beaucoup de duchés-pairies à cette époque dont le faubourg Saint-Germain sait l’origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais manquer ses repos de chasse des objets d’affection qu’il avait contracté l’habitude d’y rencontrer. Tous d’ailleurs n’affectaient pas les mêmes facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante, irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l’endroit le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée. D’autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d’une allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain, c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse n’avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n’y regardent pas de si près; d’ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en observation.

Or, un soir d’automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre d’un ciel étoilé. Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l’air de ne pas comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule d’absences semblables. C'était le moment où d’ordinaire le roi se heurtait dans l’ombre à quelque délicieuse surprise.

Les joues en feu, le pied leste, l’oreille pourpre, il traversait la dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d’un fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu’il n’avait pas aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée. Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement surprendre Louis XV.

Sans donner au roi le temps de l’interroger, elle lui dit, avec le ton d’autorité que les femmes emploient d’ordinaire lorsqu’elles n’ont plus aucune autorité, qu’elle avait appris avec étonnement (avec indignation, elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d’honneur de la reine allait être accordée à une autre qu’elle, comtesse de Mailly, aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde à supposer.

Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi lui répondit que la reine n’avait encore rien décidé à cet égard. C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne seraient pas oubliés dès qu’on songerait à donner l’emploi à quelqu’un.

Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la main à la comtesse.

Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s’achève. Une femme l’attend dans le parc. Mon règne est passé.

Elle ne se trompait guère. Le roi n’avait plus pour elle que l’attachement banal de l’habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour.

La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses prévisions l’avaient bien servie.

Bientôt elle entendit dans l’allée voisine des pas doubles sur le gazon et deux voix qui se répondaient sous l’ombre des tilleuls. Elle écouta de toutes les forces concentrées de son attention, le cœur palpitant, l’oreille collée au mur de feuillage qui la cachait.

Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l’admiration de tout le monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La reine a besoin d’une dame d’honneur; l’emploi vous sera offert demain, acceptez-le pour l’amour de moi.

Il y eut un silence et le froissement d’un baiser sur un gant.

Madame la comtesse de Mailly fut blessée au cœur par le dard de l’ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la femme à qui le roi avait ainsi parlé.

Après d’autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d’un côté, sa compagne de l’autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi.

La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C’est jour de bonheur aujourd’hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche.

—Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame, je n’aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre.

—Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la petite dentelle de son gant. Elle aussi!

—Je suis effrayée, sire...

—Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous trouble ainsi?

—Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre connaissance, là-bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C’est une femme.

—Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle. Chacun d’eux aurait dû prendre son jour.

—Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma reconnaissance. Vous êtes divine d’avoir consenti à vous promener ce soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime!

—Encore une qu’il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly.

—Encore une qu’il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le parc.

—Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m’aimez moins que vous ne me l’assurez.

—Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse?

—Vous avez promis la place d’honneur à ma sœur Louise, la comtesse de Mailly; on le dit du moins dans le monde.

—Le monde est dans l’erreur.

—Et l’on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma sœur Félicité.

—Autre invention!

—On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on me remplace publiquement dans le cœur du roi par ma sœur!

—Voilà qui est loyal de la part d’une sœur cadette, dit à elle-même celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de Félicité.

—Et qui donc aura la place de dame d’honneur? demanda la duchesse de Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d’esprit que ses deux sœurs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse.

—Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d’or de sa petite perruque galamment poudrée.

—Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif pour lequel il m’a été fait violence? s'écria tout-à-coup une quatrième femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition. On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là.

—Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m’expliquer le motif de ma présence ici, quand rien, j’ose le dire, ne m’a fait solliciter cet honneur?

—Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu’on m’aura entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu’on la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien servi aujourd’hui.

—Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je rechercherai la cause, quoique, je l’avoue, il me soit pénible de m’en plaindre.

—Des hommes ont renversé mon cocher, un d’eux s’est emparé du siége, et j’ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle, marquise de Flavacourt!

—Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous escorteront avec des flambeaux.

—Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop d’honneur obtenu pourrait m’en faire perdre davantage. Permettez que je me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté daigne me donner.

—Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise, reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité affectée, ignorait qu’auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux sœurs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se sépareraient.

—Sire, je n’attends de votre majesté qu’une grâce, celle de me permettre de ne point accepter la proposition qui m’a été faite aujourd’hui par la reine.

—Parlez!

—Depuis long-temps, sire, j’avais renoncé à paraître à la cour, et vous savez pour quelle raison je n’ai pas déguisé ma répugnance. Ma sœur la comtesse de Mailly n’est pas votre femme. Aujourd’hui la reine m’offre la place de dame d’honneur, et je me trouve brutalement traînée à Petit-Bourg: souffrez que je n’interprète pas cette double circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi. Maintenant je profite de votre permission, et me retire.

Et les trois autres femmes cachées dans l’ombre de dire:

La comtesse de Mailly: C’est fini! On conspire contre moi. Me remplacer par ma sœur Hortense! Et le roi qui a de l’affection pour toutes les trois?

La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma sœur, la comtesse de Mailly, entendait cela!

Et si mes sœurs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici! disait madame de Lauraguais.

—Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et croyez bien en partant que c’est moi qui ai couru le plus grand danger.

Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d’eux ils laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de Paris pour remercier le roi d’avoir contribué à la faire nommer dame d’honneur de la reine.

Et les cinq sœurs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly, sa sœur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de Lauraguais, la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux, toutes les cinq filles du marquis de Nesle.

Louis XV aima les cinq sœurs. On dit qu’il ne fut aimé que de quatre; la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C’est la seule dont l’histoire ne se soit pas occupée.

La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu’aimable et que jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s’exaltait sans obstacles jusqu’aux plus profondes sphères de la rêverie.

Fille du duc d’Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n’a cessé d'être un problème que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux encore, et la duchesse n’avait pas vingt ans. Un excès de jalousie lui souffle la mauvaise pensée d’aller au bal de l’Opéra, le mardi gras de 1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là, M. le comte d’Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au cœur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y avait peu d’années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can..., l’embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La partie ne resta plus engagée qu’entre la duchesse de Bourbon et le comte d’Artois. Poussant l’esprit un peu au-delà des bornes permises, la duchesse s’oublia au point d’enlever le masque au sérénissime interlocuteur. Irrité, le comte d’Artois arrache alors celui de madame de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet.

Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en apparence pour le comte d’Artois, la ville ouvertement pour le duc de Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le prouva.

«Contez-moi donc comment cela s’est passé.—(Mémoires du baron de Besenval.)

»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de Versailles, j’ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture, sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes (bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j’ai aperçu M. le duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui a dit en souriant: Monsieur, le public prétend que nous nous cherchons.

»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: Monsieur, je suis ici pour recevoir vos ordres.—Pour exécuter les vôtres, a repris M. le comte d’Artois, il faut que vous me permettiez d’aller à ma voiture; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée; ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon.

»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le comte d’Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le comte d’Artois a jeté le sien, et l’un et l’autre ayant la poitrine découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a chancelé, et j’ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte d’Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon. Un moment, messieurs, leur ai-je dit, en voilà quatre fois plus qu’il n’en faut pour le fond de la querelle.

»Ce n’est pas à moi à avoir un avis, a repris M. le comte d’Artois. C’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut: je suis ici à ses ordres.

»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M. le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, je suis pénétré de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que vous m’avez fait.

»M. le comte d’Artois ayant ouvert ses bras, a couru l’embrasser, et tout a été dit.»

Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte d’Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval, qui s’y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de la duchesse de Bourbon.

Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré, qui lièrent d’une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la traversa malgré les distances et l’exil, et se rétablit après la grande tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne sont pas connus de cent personnes en France, et qui aura un jour une impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et surtout la duchesse de Bourbon. C’est là que fut expliquée pour la première fois en France la parole apocalyptique de Jacob Bœhm. Ainsi, il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous les grands courans d’idées affluant de toutes parts vers Paris. Un marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient transformer les états-généraux en constituante, c’est-à-dire la monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se passionnaient pour les plus larges écarts de l’instinct religieux.

Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu’ils aient tous le nécessaire pour vivre; 3º qu’il n’y ait de distinction parmi eux que celles que doivent établir la vertu, l’esprit, les talens et l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu’il y ait liberté de religion; 6º qu’il soit honteux d'être riche et de se mettre au-dessus des autres; 7º que celui qui reçoit salaire doive obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour les jeunes gens; que la convenance des cœurs dicte les mariages; 9º que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent l’exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit fait par le peuple d’après une liste faite par les ministres du culte, que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je n’ai point d’idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je viens d'établir, il serait bon, quel qu’il puisse être[E].

Voilà ce que pensaient, à l’extrême fin du dix-septième siècle, et ce qu’osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une princesse de sang royal.

Soit qu’en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que Saint-Martin eût pris de plus en plus de l’empire sur ses idées, elle se renferma dans son mysticisme derrière ses beaux arbres de Petit-Bourg, d’où la révolution ne devait pas tarder à l’exiler, et tête-à-tête avec le grand, l’immortel illuminé d’Amboise, elle écrivit sur la religion et le monde invisible. C’est à cette série d'écrits que Saint-Martin répondait de Lyon en 1793, par la publication de son Ecce homo, ou le nouvel homme; réfutation aimante, tendre, pleine d’inspirations voilées, mais allant au cœur et à la persuasion par on ne sait quel chemin; c’est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo:

«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en toi, telle qu’elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne l’avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu’enfin toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver encore aujourd’hui dans le cœur du nouvel homme, puisqu’elles y ont existé dès l’origine.»

Rien n’est plus clair que ces paroles quand on s’est un peu brisé au langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n’a pas été dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu’on juge de l’attachement plus qu’humain qui s'était formé entre la duchesse de Bourbon et Saint-Martin par cette réflexion du saint Jean de l’illuminisme:

«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m’a aimé; aussi, quoique l’un fût une femme (M. B.), j’ai pu les aimer tous deux aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence de Dieu, et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer, si l’on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien sénateur, causa jusqu’au dessert; puis il se leva pour se reposer dans une autre pièce; là, il s’assit dans un fauteuil, regarda le ciel et mourut. C'était le 13 octobre 1803.

Si nous n’avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l’un et l’autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon, ce n’est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg.

La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés, le château de Petit-Bourg fut acquis à la nation, terrible châtelaine. Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à coquilles d’or.

Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg d’un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu’une dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans la commune. C’est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en 1827.

En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg, commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y établit son quartier-général; de cette position, il observait les mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens, bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles avaient été forcées d’en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant, inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la discipline en vigueur parmi les troupes coalisées, il se commettait chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient coupés dans un parc, afin d’avoir du bois en quantité suffisante pour faire cuire ces énormes morceaux de bœuf encore présens à la mémoire de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de petits pillages autour d’une ferme! œufs, poules, poulets; rien n’est filou comme un vainqueur. Tout est égal d’ailleurs; un royaume conquis, c’est un gros œuf volé; une poule volée, c’est un petit royaume conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales; tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt occupées par les Français reprenant l’avantage ou battant en retraite. Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les Français et par les Prussiens.

Il vint un moment, pendant l’occupation étrangère, où les habitans n’osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu’au sang, jusqu’aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par humanité, on aimait mieux endurer la perte d’un mouton ou de quelques livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux maraudeur.

Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de Soisy-sous-Étiolles. Obligé d’aller passer avec sa famille trois ou quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l’emploi est d’aller vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage.

Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s’introduisirent la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit. J’ignore si les œufs et les poules n’eurent pas un peu à souffrir de l’invasion; la grande affaire n’a pas laissé de place au retentissement des coups de main.

Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il pas frappé? D’un saut, mais d’un saut de loup, car la colère est une bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine, traversa la rivière, et se rendit au quartier-général du prince de Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons d’habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu’en exige une sentence.

Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La plainte écoutée, il lui demanda s’il savait à quelle peine seraient infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l’ont mérité.—Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain; si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va sans dire.

—Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n’est pas ma faute si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison.

—Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu’avez-vous décidé?

—Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre, répondit celui-ci.

—Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince.

—Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays.

Le prince s’arrêta pour penser.

—Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore demain ici avant l’heure où le conseil s’assemblera pour les juger. Soyez au château à dix heures du matin.

Le fermier fut exact; rien jusque alors n’avait ébranlé sa détermination d'être vengé. Ancien soldat, comme il l’avait dit, il avait dans le cœur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces deux passions.

—Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier.

—Je ne m’attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le fermier; c’est dur de les faire fusiller; mais c’est leur faute.

—Avant de les envoyer devant leurs juges, il m’a plu, dit le prince, de vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous les quatre. Asseyons-nous.

Quand les trois autres invités, assez embarrassés d’abord de leur position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s’habituer à leur propre présence.

—Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier.

—En Italie et en Allemagne, mon prince.

Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de toutes leurs oreilles.

—Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince.

—Sans doute.

—Et de telle autre?

—Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l’ennemi de derrière une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous.

—A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au fermier; continuez.

Les trois Saxons écoutaient toujours.

—Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne quittaient pas la broche.

—A votre santé, monsieur le fermier.—Le prince versa de nouveau.

—Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu’au dernier flacon.

—Il vous avait sans doute prié de l’en débarrasser.

—Ah! que non, le vieil avare! Mais j’aurais voulu voir qu’il m’eût empêché de saigner sa cave!

—Et s’il n’eût pas consenti à vous en livrer les clefs?

—J’aurais enfoncé la porte.

—A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte; et le conseil de guerre?...

—Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j’eusse été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment.

—Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques.

«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat, ayant fait la guerre en Allemagne, où j’ai quelquefois bu, sans leur permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et n’ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à mort sur-le-champ.»

—Signez donc, monsieur le fermier.

Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte.

—Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je vous avais acheté votre vin.

—Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de l’eau pendant trois mois.

C’est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là, le général en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa des deux abdications de Napoléon. On n’apprendra à personne que la première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement provisoire, à cause de l’article additionnel où l’empereur disait ne résigner le pouvoir qu’en le déléguant à son fils, et que la seconde fut enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à l’intérêt de la France.» On sait qu’avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à éluder, quoi qu’on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la plupart de ses plus pompeux compagnons d’armes. Le soleil impérial s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d’Antin. La victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d’accrocher le glaive sous les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la conduite des généraux de l’empereur, à cette époque de démembrement définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la rigueur, ne disputait avec tant d’acharnement le terrain incendié devant et derrière lui que pour reprendre ce qu’il avait conquis; position exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup d’entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l’heure était venue pour eux, comme elle vient pour les hommes d’obscure condition, de jouir des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient plus du jeu de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N’est-il pas parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie en 1814?

Cet événement historique de l’abdication de Napoléon, convenue au château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de Raguse. C’est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le résultat foudroyant qu’elle eut au milieu du conseil des princes coalisés, qui avaient hésité jusque là s’ils accepteraient ou repousseraient l’abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’opinion monarchique, par l’organe d’un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis, présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, Histoire de la Restauration, pages 214 et 215, 1er volume: «Le roi de Prusse se prononça contre la régence. L’empereur de Russie hésitait toujours. Il n’y eut qu’une voix pour renverser Napoléon. L’avis fut même ouvert de marcher sur Fontainebleau, de lui livrer une dernière bataille, et de faire les plus grands efforts pour s’emparer de sa personne. Le désir d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis au lendemain pour se décider.

»Peu d’instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans qu’il eût fait connaître sa décision, lorsqu’un aide de camp vint lui remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci d’une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur.

«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à l’armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous faites valoir le vœu unanime, se met en opposition avec vous. Sa volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s’est rangé tout entier de notre côté?»

»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était impossible. «Lisez,» repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d’un air interdit le duc de Raguse: le maréchal était au désespoir.

»Ainsi fut perdue la cause de la régence.»

Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale, plus chers à l’imagination qu’au cœur de la génération vivante, il faut leur rendre la part de justice qu’ils méritent. Remplacera-t-on au sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l’ascendant généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité n'était pas gratuite, et qu’il n'était pas toujours difficile aux seigneurs d'être magnifiques une fois l’an, quand ils grossissaient leurs revenus d’une foule d’impôts vexatoires. Mais l'état n’est-il pas aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n’est-ce pas la dîme, n’est-ce pas la corvée sous d’autres noms moins flétrissans, que l’octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la conscription? On dit qu’au bon plaisir du maître a succédé l'égalité devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l’admettre, que la commune eût détrôné avec avantage pour les masses l’antique féodalité, la commune n’en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l’aime? Soyez réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l’on vous donne un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la commune, sous les traits d’une autre maison, vous jette une carte qui vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d’un peu de terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n’y a rien à reprendre à son humanité; mais qu’elle est triste et glacée! Qu’est-ce qu’une générosité inaccessible à la reconnaissance? N’aimez-vous pas mieux, dans un autre ordre d’organisation sociale, ce seigneur matinal qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n’est lui, sa femme ou sa fille parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l’hiver, et voient à travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans feu. Pourquoi avoir constamment oublié l’immense contre-poids que faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il restait peu de place en France pour l’absolue misère. Eh bien! voilà les visages adorés, les mains connues et cherchées dans l’ombre, voilà la reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune: grande cause de pitié et d’amélioration retranchée du trésor moral de la nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même différence qu’entre l'œuvre produite par une mécanique et l'œuvre conçue, exécutée par la main de l’homme. La première est exacte, nette, irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune est l’imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire qu’elle a remplacée en était l’autographe.

Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n’a heureusement à revendiquer aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle pour s’en plaindre, il n’a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart des premiers possesseurs de son château, au droit de se faire aimer, non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de l’ombre ce qu’il y a mis; il n’est pas d'éloges, si mérités qu’ils soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n’en réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée; et la presse n’est déjà plus une confidente assez digne pour lui permettre d’en entendre le récit.

Nous ne rapporterons d’une foule de traits honorables gravés dans le cœur des habitans des communes placées sous le regard du château de Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l’histoire du temps.

A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d’oiseaux, de feuilles d’arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d’où la mollesse et l’oisiveté s'étaient envolées, il n’en resta qu’un seul habité; le château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de jour en jour, d’heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les communes voisines du château. Enfin, quand on l’eut persuadé que sa présence ne retarderait pas d’une minute les progrès du fléau, il se décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne: de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d’une couronne de marquis, il s'élèverait plus haut encore.

Aucun village n’a de fête aussi joyeusement colorée que celle de Petit-Bourg; il en a même deux, l’une en l’honneur du saint de la localité, l’autre en l’honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d’or, et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l’adresse réserve des fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si l’inégalité des fortunes n’avait pas ses abus cruels, c’est dans de pareils momens qu’on serait tenté d’y faire grâce, et de se dire tout bas, bien bas, avec la liberté d’esprit la plus absolue, qu’il est peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de conditions haut et bas placées, mais s’aimant toutes en sœurs, de la nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que dans la violente situation d’une société toujours préoccupée de garder le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si l’une ne renfermait pas l’autre? Avant un siècle la question sera éclaircie, et c’est la France encore qui la résoudra. Mais que le syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir!

Il nous reste à dire l’intérieur du château tel qu’il est aujourd’hui. Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit deux tableaux de sainteté d’Annibal Carrache et de Herrera el Viejo (l’ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu’un autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont parfaitement conservés. Leur éclat n’empêche pas d’apercevoir de charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s’arrêter long-temps devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore; on a peur de les voir tomber de la toile. C’est d’un goût délicat d’avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de cette salle par les spirituels éclairs d’une série de petits tableaux flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n’oublie pas de gracieuses fleurs d’Arellano. Il n’y a pas de jouissance plus intelligente et plus complète que d’avoir sous les yeux tant de peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne inondée des flammes ardentes et douces du mois de mai: ce que Dieu et les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre flamand!

A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres du marquis de Las Marismas, s’ouvre, sur le même prolongement, le grand salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer en présence de l'œuvre de ces demi-dieux. Rien n’est beau comme cela, si ce n’est ce ciel, ce soleil, cet océan d’herbes et ce fleuve qu’on voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la comparaison avec le printemps!

Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux, ceux qu’on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont aimables! C’est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec plus de franchise et de perfection. C’est Decamps avec six pas d’avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les pierres fines.

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