Les trois Don Juan: Don Juan Tenorio d'Espagne, Don Juan de Maraña des Flandres, Don Juan d'Angleterre
En dansant, là-bas au village
Fausta m'a promis un baiser.
Tu l'as promis, fille volage,
Ah! ne va pas te raviser.
Quand vint le moment de la danse,
Comment ai-je fait pour oser?
Je la pris sans plus de prudence
Et lui demandai le baiser.
Inès honteuse me regarde,
Tout tremblant d'amour et d'effroi,
Et me dit: Prends-le, mais prends garde,
Désormais je compte sur toi.
J'ai dit: Tu peux, je te le jure,
Compter sur de longues amours,
À ce prix-là, n'es-tu pas sûre,
Fausta, de me garder toujours?
Prête du moins, si tu ne donnes,
Je te paierai les intérêts,
J'en rendrais trois, Dieu me pardonne!
Pour un que tu m'avancerais!
Comme se terminait la romance, les jalousies de deux fenêtres se soulevèrent légèrement. On écoutait. Alors Garcia posa sa guitare et, debout sur la borne, entama une conversation à voix basse avec la Fausta.
Don Juan regardait l'autre fenêtre, rendu plus timide encore après les recommandations de son ami. Il avait toujours aimé, dès l'enfance, les femmes. Il se sentait en tranquillité, en paix d'âme, en communion d'idées auprès de ce sexe. Mais quand la question est posée sur le terrain d'un amour offensif, les relations changent. Il y avait au fond de Juan un secret instinct qui l'avertissait que les femmes, naturellement, devaient venir à lui. Les cours assidues et pénibles ne seraient pas son fait. Elle doit faire tous les pas, celle-là qui eut l'honneur de plaire à Don Juan!
«Jésus! Mon mouchoir est tombé.»
Et, en effet, la frêle batiste de Doña Teresa venait de choir. Maladresse? Calcul? Juan se précipita pour le ramasser et sur la pointe de son épée le tendit à la jeune fille.
«Grand merci, Seigneur, dit-elle... Mais ne vous ai-je point aperçu ce soir sous le porche de l'église San-Pedro?»
Décidément tout se passait comme il convient.
«Hélas! répondit d'une voix doucereuse Juan, je fus en effet ce soir à l'église San-Pedro, et dès cet instant j'ai perdu le repos...
—Et comment?
—Parce que je vous ai vue!»
Une conversation si bien entamée ne s'arrêta pas là. Jusqu'à l'heure du retour au logis du seigneur d'Ojedo, les deux galants soupirèrent à leurs belles des paroles d'amour. Le premier effort fait, Juan s'était découvert une merveilleuse et naturelle habileté sur ce sujet. Ah! que valaient les propos vides de la vie courante, les discussions oiseuses, à côté d'un si charmant duo galant! Il s'en fut dans la nuit, le cœur grisé de ses propres paroles, plein de son premier amour...
CHAPITRE II
FAUSTA ET TERESA
Premiers baisers.—Don Cristoval.—La rixe.—Un mort.—L'épée des Maraña.—Visite des deux sœurs.—Rendez-vous en ville.—Le souper des étudiants.—Deux jolies maîtresses.—Leçons de volupté.—Première fatigue.—Le signe de beauté.—Échange de femmes?—Le pari perdu.—L'amontillado.—La tentative de viol.—Mort de Fausta.—Fuite de Don Juan.—En Flandre!
Chaque soir, la sérénade recommençait. La position des deux compères s'améliorait. Bientôt ils furent autorisés à poser un baiser sur les jolies mains effilées, baiser gagné au prix d'une pénible escalade. Don Garcia, que ces bagatelles ne satisfaisaient point, fit allusion à une échelle de corde qui permettrait de circuler plus aisément, ou même à de fausses clefs qui donneraient l'accès des appartements tandis que le seigneur de Ojedo faisait chaque soir sa partie chez des amis.
Par une nuit très sombre, tandis que les galants entretiens se poursuivaient, sept à huit hommes en manteaux, portant pour la plupart des instruments de musique, se montrèrent à l'extrémité de la rue.
«Voici Don Cristoval qui vient nous offrir une sérénade, s'écria Teresa. Par le ciel, éloignez-vous. Ils ne manqueraient pas de vous chercher querelle.»
Mais Don Garcia n'écoutait guère ces paroles de prudence.
«Holà! cria-t-il, qui s'avise de venir nous déranger ici? Passez votre chemin, messieurs; la place est prise!
—Et qui donc ose me parler ainsi? Un de ces gamins d'étudiants. Parbleu! Je vais lui tirer les oreilles!
—C'est à l'épée, si vous le voulez bien, que nous viderons la question.»
Et roulant avec une prestesse admirable son manteau autour de son bras, Don Garcia avait mis flamberge au vent. Juan l'imita sans hésiter. Cristoval et les deux hommes d'armes qui l'accompagnaient avaient de même tiré l'épée. Quant aux musiciens, ils s'enfuyaient à toutes jambes, craignant que leurs précieux instruments ne fussent brisés dans la bagarre.
Juan, avec toute l'impétuosité de son âge et de son sang, s'était jeté en avant, et ce fut lui qui croisa le fer avec Don Cristoval. Celui-ci était un escrimeur habile, et peu à peu il repoussait Juan vers la muraille. Fort heureusement l'étudiant se rappela une certaine botte que lui avait enseignée le seigneur Uberti, son maître d'armes. Il se laissa aller à terre sur la main gauche et, de la droite, lancée en avant avec plus de force, plongea son épée au défaut des côtes de Cristoval. Le coup fut si violent que le fer se brisa après avoir pénétré d'une bonne moitié dans le corps.
Quand ils virent leur maître à terre et sérieusement touché, les deux spadassins tournèrent les talons. On entendait en effet dans la rue voisine le bruit de la patrouille qui arrivait en hâte.
«Sauvons-nous, dit Garcia à Juan... Adieu, mes belles!»
Ce fut à travers les ruelles de Séville, une bonne demi-heure, une acharnée poursuite. Mais Garcia connaissait tous les tours et détours. Au moment où ils allaient être saisis, ils rencontrèrent une bande nombreuse d'étudiants qui se promenaient en chantant. Dès qu'ils virent leurs camarades poursuivis, ils s'armèrent de pierres, de bâtons, et résolument entreprirent de barrer la route au guet. Les alguazils, essoufflés, ne jugèrent pas à propos d'engager la bataille, et les deux compagnons purent enfin regagner la chambre de Don Garcia.
«Mais qu'avez-vous fait de votre épée? dit celui-ci soudain à son compagnon.
—Mon épée! Par le diable, la lame s'était brisée en deux. Je l'aurai laissé tomber.
—Et vos armes sont gravées sur le pommeau! C'était bien la peine! Don Juan, nous sommes perdus! Ce Cristoval est un puissant seigneur...
—Quoi qu'il en soit, dormons, répondit Don Juan, je suis rompu.»
Et il s'étendit sur le matelas de cuir, à côté du lit de Garcia, où il passait maintenant la plupart de ses nuits.
Mais il dormit mal. Il vit en rêve s'agiter devant ses yeux une lame brisée, et cette lame était teinte de sang, et sur l'acier se jouait l'écusson des Maraña. Ce n'était pas dans le corps d'un infidèle qu'était entrée jusqu'à la garde la bonne épée que son père, le vieux Carlos, lui avait confiée!
Au petit jour, un sommeil lourd les prit l'un et l'autre. Ils en furent brusquement tirés par un coup frappé à la porte.
«Je n'attends personne, dit Garcia. Debout, Juan. Ce sont les alguazils. Cette fois, il n'y a plus à résister. Recevons du moins ces messieurs dignement.»
À la hâte ils firent un brin de toilette, étonnés que l'on ne cognât pas plus fort. Enfin Garcia tourna la clef et, à leur grande stupéfaction, ils aperçurent sur le seuil deux femmes soigneusement voilées.
Elles entrèrent et se découvrirent le visage. C'étaient Doña Teresa et Doña Fausta.
Ils baisèrent les mains de leurs belles, cependant que Garcia se répandait en excuses sur le peu de luxe répandu dans son logis.
«Au reste, dit-il, je n'y compte plus habiter longtemps. Nous sommes, lui et moi, inséparables, et à ce combat nocturne...
—Nous avons admiré votre bravoure, firent les deux sœurs.
—À ce combat, dis-je, il a laissé tomber son épée sur laquelle est gravé l'écusson des Maraña. Nul doute que le guet ne l'ait découverte. Je suis étonné que le procureur ne se soit pas encore inquiété de nous faire jeter en prison.
—L'épée de Don Juan, dit Teresa, la voici. Nous l'avions vue tomber et nous nous sommes empressées de la ramasser, tandis que le guet s'était lancé à votre poursuite. C'est pour vous la rapporter que nous sommes venues ici ce matin toutes deux...»
Don Juan tomba aux genoux de Teresa, tandis que Garcia, sous le prétexte de fêter ce bonheur imprévu, embrassait sans autre forme au visage Doña Fausta qui se défendait à peine...
Les deux sœurs s'en furent, mais non sans avoir donné, en un coin écarté de la ville, rendez-vous à leurs amoureux. Il ne s'agissait plus, après la bagarre où Cristoval avait trouvé la mort, de venir bayer à la lune sous les fenêtres de la maison du seigneur de Ojedo.
Le soir, quelques étudiants offrirent un banquet aux deux amis pour fêter convenablement le trépas de Don Cristoval. Cavalier fameux, il était fort redouté des étudiants, et sa disparition était une vraie bénédiction du ciel. Cependant, en ville, tous avaient soigneusement gardé le silence sur le drame. Les étudiants savaient entre eux tenir étroitement une parole.
«Savez-vous, dit Garcia, que le corregidor ne nous soupçonne en rien? De prime abord, il m'avait fait l'honneur de penser à moi. J'étais tout désigné, paraît-il, pour un semblable exploit! Mais il a changé d'opinion parce que maints témoins sont venus affirmer que j'avais passé la soirée avec vous. Vous avez, mon cher, une réputation de sagesse bien établie!»
Don Juan voulut sans doute donner tort à l'opinion du corregidor, car ce soir-là, pour la première fois de sa vie, il se grisa abominablement.
La Fausta ne tarda point de succomber entre les bras de Garcia, et quelques jours après sa sœur Teresa devenait la maîtresse de Juan.
C'était une jolie créature au buste petit et étroit, à la taille ployée, aux longues jambes fines. Juan n'avait pas connu de femme, et la jeune fille était vierge quand elle se donna à lui. Les premiers temps de la passion furent chez Juan un ravissement. Il était en adoration, en extase devant le joli corps de sa maîtresse; il eût passé des heures, des semaines, des mois sans relâche auprès d'elle. Ensemble ces deux enfants apprirent la volupté.
Elle l'avait d'abord dominé, mais il la domina bientôt. Les femmes étaient faites pour se courber devant Don Juan.
Du jour où elles se déclaraient esclaves, elles étaient perdues du reste.
Don Garcia, qui n'avait point attaché d'importance à la conquête de la Fausta, démontra à Juan que la constance était une vertu chimérique. Il lui fit même honte d'une passion qui l'empêchait de mener comme par le passé la libre vie d'étudiant.
Un matin, Juan reçut un billet de la Teresa qui lui exprimait son regret de manquer au rendez-vous pour le soir. Une vieille parente venait d'arriver à Salamanque, et on avait dû lui donner la chambre de Teresa qui devait coucher dans celle de sa mère. Impossible de s'échapper par les fenêtres!
Don Juan éprouva une sorte de satisfaction à la lecture de ce billet. En compagnie de son ami Garcia qui n'avait pas de scrupule, lui, à se défaire un soir de sa maîtresse, ils pourraient passer ensemble une bonne nuit de garçon, au cabaret et ailleurs!
Mais au moment où il sortait, une femme voilée lui remit un autre billet de Teresa. Elle avait arrangé l'affaire de la chambre, et ils pourraient se retrouver le soir.
Don Juan se rendit au rendez-vous, mais il éprouvait une sorte d'irritation contre la pauvre enfant, et il ne s'efforça même pas de le dissimuler.
Doña Teresa avait sous le sein gauche un signe de beauté. Ce fut une immense faveur que requit Don Juan de se le faire montrer avant qu'elle ne lui appartînt. En ces temps, il comparait le signe tantôt à une violette, tantôt à une anémone, tantôt à la fleur de l'alfale. Tandis que sa petite maîtresse se dévêtait et avant qu'elle se rhabillât, Juan ne manquait point d'embrasser à maintes reprises amoureusement le signe.
«C'est une singulière tache noire que vous avez là, lui disait-il maintenant... Parbleu! Cela ressemble à une couenne de lard... Le Diable emporte ce nègre!»
Puis il s'enquit d'un médecin pour le faire disparaître. À quoi Teresa répondit en pleurant qu'il n'y avait pas un seul homme, excepté lui, qui eût vu cette tache, et que sa nourrice lui avait dit que de tels signes portaient bonheur...
«Je crois plutôt que c'est un signe de réprobation», reprit Juan avec un rire qui lui fit peur à lui-même.
«J'ai bien envie, dit un matin Garcia à Juan, d'envoyer ma princesse à tous les diables!
—La Fausta est une jolie personne, au teint si clair...
—Ses cuisses en effet sont d'une blancheur de cygne. Mais les ai-je trop contemplées? Cette fille-là n'a pas de couleur. Auprès de sa sœur, elle semble fade... C'est vous qui êtes bien heureux.
—La petite est assez gentille, mais si enfant!
—Une femme est comme un cheval, Don Juan, il faut la savoir dresser.
—Avec la gaule?
—Peut-être... Soyons francs, Don Juan. Voulez-vous me céder votre Teresa? Je vous donne la Fausta en échange.
—Si ces dames y veulent consentir!
—Si elles consentiront! Quel blanc-bec vous êtes pour croire qu'une femme puisse hésiter entre un amant de six mois et un amant d'un jour! Tenez, voici pour la Fausta une lettre comminatoire. Je lui dis que pour régler une dette de jeu, je lui ordonne de se mettre, corps et âme, à votre disposition... Elle m'appartient, que diable! J'ai le droit d'en disposer!»
Le soir, Don Juan, ayant bu une bouteille d'amontillado pour se donner du courage, se rendit chez les Ojedo, frappa à la fenêtre de la Fausta, le manteau sur les yeux, et, selon le protocole, escalada et pénétra dans chambre en silence. Là, il se découvrit le visage.
«Comment, c'est vous, seigneur Don Juan, mais Don Garcia serait-il malade?
—Il n'a pu venir...
—Ma sœur sera contente de vous voir.
—Je ne désire pas la voir.
—Votre air est singulier, ce soir...»
Glacial, Don Juan lui tendit le billet de Garcia. Elle le lut rapidement, ne comprenant pas d'abord. Puis elle le relut, ne pouvant en croire ses yeux... Ses lèvres tremblaient, une pâleur mortelle couvrait son visage:
«Garcia n'a pas écrit cela, dit-elle d'un effort désespéré.
—Vous reconnaissez son écriture. Il ne savait pas quel trésor il possédait, et moi j'ai accepté... parce que je vous adore, Fausta!»
Elle se contenta de jeter sur lui un regard de mépris, puis, avec des larmes, relut encore la lettre.
«C'est une plaisanterie, fit-elle soudain, se ressaisissant... Garcia va venir... C'est une plaisanterie.
—Ce n'est point une plaisanterie. Je vous aime.
—Si tu dis cela, tu es encore un plus grand scélérat que Don Garcia!
—L'amour excuse tout. Allons, trêve de discours, tu as lu la lettre, ma belle!»
Il s'avança sur elle. Mais elle avait pris un couteau. Alors il lui saisit le bras et la désarma. Puis il l'embrassa à pleine bouche, l'entraînant vers le petit lit de repos. Elle se débattait, n'osant crier... Elle résistait des dents, des ongles, se cramponnant aux meubles. Il s'irrita, la brutalisa, la renversa de force, puis, un genou sur son ventre, commença à la déshabiller... Ses yeux étaient injectés de sang, l'amontillado lui était remonté au cerveau.
Elle comprit qu'elle allait être vaincue. Alors elle n'hésita plus. Elle se mit à crier de toute la force de ses poumons, luttant contre la main de Juan qui essayait de lui fermer la bouche... Elle cria, et toute la maison s'éveilla.
Juan tenta de fuir, mais maintenant, ivre de fureur à son tour, elle se cramponnait à son pourpoint, elle ne voulait pas qu'il échappât.
La porte s'ouvrit. Un homme armé d'une arquebuse parut sur le seuil. Juan fit tomber la chandelle, mais trop tard, l'homme avait fait feu. Il sentit quelque chose de chaud glisser sur ses mains, tandis que se desserrait l'étreinte de Fausta... La pauvre enfant tomba sur le parquet. La balle venait de lui fracasser l'épine dorsale; son père l'avait tuée au lieu de Don Juan!
L'épée à la main, celui-ci cherchait maintenant à se frayer un passage. Les laquais le harcelaient en effet. Soudain Don Alonso de Ojedo se trouva devant lui. Juan ne voulait que se défendre, mais l'attaque appelle la riposte et la riposte l'attaque. Don Ojedo tomba transpercé devant lui.
Il put ainsi gagner la rue sans être poursuivi. Les domestiques et Doña Teresa, qui ne connaissait pas encore tout son malheur, s'empressaient auprès des victimes. Il fit bientôt irruption dans la chambre de Garcia, toujours occupé à vider des bouteilles d'amontillado. Lui s'était dégrisé. Il se laissa tomber dans un fauteuil, les yeux hagards, et des râles douloureux sortaient de sa poitrine.
Avec des mots entrecoupés, il raconta ce qui s'était passé.
«Buvez, lui disait Don Garcia, buvez, vous en avez besoin. Tuer un père est grave... Rester à Salamanque, ce serait folie. Votre réputation, à l'heure actuelle, à l'Université vaut la mienne, c'est-à-dire pas grand'chose... Même l'affaire étouffée, notre cas est mauvais. Il faut partir. Don Juan, on se bat dans les Flandres. Nous sommes devenus ici bien trop savants pour des gentilshommes de bonne maison. Partons au massacre des hérétiques: rien n'est plus propre à racheter nos peccadilles.
—C'est cela, fit Juan. En Flandre! En Flandre! Allons nous faire tuer en Flandre!
CHAPITRE III
À LA GUERRE EN FLANDRE
Le déguisement.—La petite marchande de souliers de Saragosse.—La fillette rousse d'Italie.—En Flandre.—Le capitaine Gomare.—Brillants débuts guerriers.—Débauches de garnison.—Séductions et coups d'épée.—La guerre recommence.—Mort du capitaine Gomare.—La promesse.—La partie de pharaon.—Ivrognerie.
Ce fut à la faveur d'un déguisement que les deux amis purent quitter l'Espagne sans encombre.
Ils avaient quitté leurs costumes d'étudiants et revêtu des vestes de cuir ornées de broderies, telles qu'en portaient la plupart des militaires. La ceinture bien garnie de doublons, ils se mirent en route.
Ils purent sortir de la ville à pied, sans être reconnus, marchèrent toute la nuit et la matinée du lendemain. Dans une petite ville, ils s'arrêtèrent et achetèrent des chevaux. Ainsi purent-ils gagner Saragosse plus aisément. Dans celle ville. Don Juan prit le nom de Juan Carrasco.
Ils accomplirent leurs dévotions à la Vierge del Pilar. Garcia avait hâte de quitter le sol de l'Espagne. Mais Juan, inconscient du danger ainsi qu'il le fut toute sa vie, avait entrepris une intrigue avec une petite marchande de souliers, une créature délicieuse au teint rose et aux yeux brillants. Il prétendait que cet inélégant métier n'était point fait pour elle et tenta de lui persuader de faire voyage avec lui. La belle allait consentir. Mais Garcia fut énergique. Il déclara que, si Juan s'embarrassait de ce nouveau bagage, il partirait, lui, de son côté et abandonnerait l'autre à son sort.
À Barcelone, les deux amis s'embarquèrent pour Civita-Vecchia. Rassurés sur le sol de l'Italie, ils se laissèrent aller l'un et l'autre à dépenser leurs doublons sans compter. En Andalousie, la plupart des femmes sont jolies. Elles ont toutes, sur la promenade, ce balancement de hanches provocant qui attache naturellement l'homme à leurs pas. En Italie, la beauté est l'exception. La femme vit libre au soleil, plus facile en apparence que dans l'autre péninsule, mais en fait l'aventure est plus rare, plus difficile. Garcia et Juan durent donc mettre, sans enthousiasme, la main à la bourse. Ils achetèrent à sa mère une délicieuse enfant rousse avec une peau d'une blancheur telle que celle de la Fausta, de l'avis de Garcia, eût paru café au lait à côté. Ils la dressèrent fraternellement à leur procurer le plaisir alternativement à l'un et à l'autre. La petite s'y fit sans trop de difficultés. Elle ne connaissait pas encore grand'chose à l'amour.
Mais un beau jour elle sentit naître en elle un sentiment nouveau. Il semblait que Juan l'eût hypnotisée. Elle s'attachait à ses pas, délaissant Garcia et refusant d'accomplir avec celui-ci, les rites auxquels elle avait si aisément participé jusque-là.
Garcia en fut vexé et reprocha à son ami d'avoir exercé sur la fillette une séduction qui n'était point dans leurs conventions. Juan s'en défendit. Il imposa par la menace la société de son ami à sa petite amoureuse, puis la jeta à la porte.
En compagnie de quelques-uns de leurs compatriotes, la bourse presque vide, ils décidèrent de gagner enfin les Flandres par l'Allemagne.
Arrivés à Bruxelles, ils s'enrôlèrent l'un et l'autre dans la compagnie du capitaine Don Manuel Gomare.
C'était un soldat de fortune, Andalou comme eux, qui avait conquis chacun de ses grades à la bataille. Il considérait la guerre comme un métier qui devait lui rapporter, sinon des bénéfices moraux, au moins quelques avantages d'ordre matériel et amoureux. Le capitaine Gomare était la terreur des petites villes. Il jugeait que la guerre sans pillage et sans viol n'avait aucune raison d'être. Si les gens de métier n'ont point cette récompense, leur métier est de pure imbécillité. La grandeur du métier militaire, comme on voit, lui échappait complètement. Il est juste de dire que le gouvernement espagnol oubliait assez souvent de régler la solde de ses réguliers et de ses mercenaires.
Le capitaine Gomare n'exigeait de ses hommes que du courage et des armes bien polies. Il se montrait par ailleurs fort accommodant sur la question de discipline.
Charmé de la mine martiale de ses nouvelles recrues, il se promit de les utiliser selon leurs goûts, c'est-à-dire qu'à chaque escarmouche il leur réserva les missions les plus difficiles, les postes les plus dangereux. Le sort leur fut favorable. Vingt fois ils échappèrent comme en se jouant à la mort, quittes pour de petites blessures. Les généraux les eurent bientôt remarqués, et le même jour ils obtinrent tous deux l'enseigne.
Dès ce moment, ils reprirent leurs véritables noms, ce qui accrut encore la considération que leurs exploits leur avaient value.
Avec leur identité, le goût de l'ancienne vie les reprit. Ils recommencèrent à boire et à jouer, à courir les nobles femmes, les petites bourgeoises, les filles du peuple et les courtisanes des villes où ils tenaient garnison. La besogne leur était facilitée, car, dès que la compagnie du capitaine Gomare prenait ses quartiers, les femmes, avec des soupirs, s'apprêtaient à capituler.
L'affaire Ojedo avait été, semble-t-il, étouffée. Évidemment la Teresita n'avait pas eu intérêt à révéler pour quels motifs un homme avait pu s'introduire de nuit dans les chambres des jeunes filles. Et puis, n'aimait-elle pas Don Juan?
Les deux jeunes gens avaient donc reçu le pardon de leurs parents, ce qui les touchait, à la vérité, médiocrement, mais aussi quelques lettres de crédit sur les banquiers d'Anvers. Ils en firent bon usage.
Ils perdaient bientôt le sens d'une certaine galanterie de bonne compagnie. Dès qu'ils apercevaient une jolie femme, ils décidaient qu'elle serait à eux. Tous les moyens leur étaient bons pour l'obtenir. Promesses de mariage, serments éternels ne les rebutaient point. Que si les pères, les maris ou les frères s'avisaient de protester, ils avaient pour leur répondre des cœurs endurcis et des épées bien trempées. Ils se firent bientôt dans toutes les Flandres, et surtout Don Juan, une redoutable réputation.
L'hiver s'était passé ainsi. Avec le printemps recommença la guerre.
Dans une escarmouche qui tourna mal pour les Espagnols, le capitaine Gomare reçut une arquebusade qui le blessa mortellement. Don Juan, qui l'avait vu tomber, courut à lui pour le relever. Mais le brave capitaine, rassemblant toutes ses forces, lui dit:
«Je sais que tout est fini. Laisse-moi mourir ici, mon petit. Serais-je mieux couché une demi-lieue plus loin? Je vois les Hollandais qui arrivent en nombre... N'éloigne pas du service un seul homme pour moi... Je serai bien content, au contraire, de voir l'engagement... Serrez-vous tous autour de vos enseignes, dit-il à ses soldats qui s'empressaient autour de lui, et ne vous inquiétez pas de moi.»
Don Garcia, qui survint à cet instant, lui demanda si par hasard il n'aurait point quelque suprême volonté qui dût être exécutée après sa mort.
«Je n'y avais pas pensé, répondit le capitaine Gomare, qui pour la première fois de sa vie peut-être parut s'abîmer en de profondes réflexions...
«La mort, je n'y avais jamais fait attention, je ne la croyais pas si prochaine... Je ne serais pas fâché de recevoir la visite de quelque homme d'église... Mais tous nos moines sont aux bagages... Il est bien dur à un homme de ma sorte, qui a vécu comme un mécréant, de mourir sans confession...
—Eh bien! prenez mon livre d'heures, dit Don Garcia en lui présentant son flacon d'eau-de-vie. Cela donne du courage pour les petits et les grands voyages...»
Le regard du vieux soldat chavirait de plus en plus. Il ne remarqua même pas la plaisanterie de Don Garcia, mais plusieurs de ceux qui l'entouraient en parurent fort scandalisés.
Les yeux du capitaine s'ouvrirent d'un dernier effort:
«Don Juan, dit le moribond, approchez, mon enfant. Je vous fais mon héritier. Dans cette vieille bourse de cuir se trouve tout ce que je possède. Il vaut mieux que cet argent soit à vous qu'aux mains des excommuniés. Je vous demande seulement une chose, Juan: vous ferez dire quelques messes pour le repos de mon âme.
—Votre volonté sera exécutée, capitaine.»
Cette dernière parole parut rendre confiance à Gomare. Il expira tranquillement.
Cependant les balles commençaient à siffler plus drues. Les Hollandais approchaient. Les soldats revinrent à leur rang après un dernier salut au capitaine Gomare. Bientôt on dut battre en retraite. La route était défoncée, la troupe fatiguée. Cependant les Hollandais ne réussirent point à prendre un seul drapeau ni à faire un seul prisonnier.
Au soir, on dressa le campement. Les officiers, sous leurs tentes, parlèrent des événements de la journée, critiquant la décision des grands chefs. Puis on en vint à faire le bilan des morts et des blessés.
«Je regretterai fort la mort du capitaine Gomare, dit Don Juan. J'avais fait mes premières armes sous lui. C'était un officier sans peur, un camarade sûr, un père pour le soldat.
—Je suis de votre avis, dit Garcia, mais par le diable! pourquoi tenait-il tant, pour mourir, à la présence d'une robe noire? L'homme n'est pas le même auprès d'une table couverte de bouteilles et à l'article de la mort. Cela prouve qu'il est plus facile d'être brave en paroles qu'en actions... À propos, Don Juan, puisque vous êtes son héritier, quelle somme avez-vous trouvée dans la bourse qu'il vous donna?»
Juan ouvrit la bourse et la vida sur la table. On compta. Elle contenait une soixantaine de pièces d'or. «Nous voici donc en fonds, dit Garcia, habitué à considérer la bourse de son ami comme la sienne. Eh bien! pourquoi ne ferions-nous pas une bonne partie de pharaon au lieu de pleurnicher sur les trépassés de la journée?»
La proposition fut agréée à l'unanimité. On apporta quelques tambours sur lesquels on jeta des manteaux: ce fut la table de jeu.
Don Juan prit le premier les cartes, mais, avant de ponter, il tira de la bourse dix pièces d'or qu'il enveloppa soigneusement dans un coin de son mouchoir et mit dans sa poche.
«Que diable en comptez-vous faire? lui lança Garcia. Un soldat faire des économies! Et à la veille de la grande bataille! Vous plaisantez!
—Je ne plaisante pas. Vous savez, Don Garcia, que je ne puis disposer de toute la somme. Don Manuel Gomare m'a fait le legs sous condition.
—La peste soit du niais! s'exclama Garcia. Auriez-vous, en vérité, envie d'acheter pour ces dix écus les patenôtres du premier curé que nous rencontrerons?
—Je l'ai promis au capitaine mourant.
—En vérité, Juan, vous me faites honte! Je ne vous reconnais pas!»
Le jeu commença. La chance, qui semblait au début se montrer favorable à Juan, tourna bientôt contre lui. Il fit paroli, perdit, perdit encore. En vain, pour rompre la veine, Don Garcia prit-il les cartes en main. Une heure ne s'était pas écoulée que tout son argent, et celui de Juan, et les cinquante écus du capitaine Gomare étaient passés entre les mains de leurs camarades.
Don Juan déclara qu'il s'en allait coucher. Mais Garcia, échauffé, déclara qu'il voulait avoir sa revanche et regagner ce qu'il avait perdu.
«Allons, Juan, pas d'enfantillage! dit-il. Voyons ces derniers écus que vous avez si bien serrés. Je suis sûr qu'ils vous porteront bonheur.
—Mais, Don Garcia, vous savez que j'ai promis.
—Il s'agit bien de messes à présent! Le capitaine, de son vivant, eût plutôt pillé une église que de laisser passer une carte sans ponter!
—Eh bien, voici cinq écus, dit Juan, mais ne les exposez point d'un seul coup.
—Pas de faiblesses!»
Et Don Garcia mit les cinq écus sur le roi. Il gagna.
—Paroli! s'écria-t-il.
Mais cette fois il perdit.
—Allons, les cinq derniers, fit-il, pâlissant de rage.
Don Juan, vexé lui aussi, risqua quelques dernières objections, mais pour la forme. Il tendit quatre écus à Garcia.
—La femme de cœur!
Ce fut le valet qui sortit et le banquier rafla la mise.
Don Garcia se leva furieux et jeta les cartes au nez du banquier.
«Vous êtes un chançard, vous, dit-il à Juan. Misez à votre main le dernier écu.»
Don Juan avait bien oublié les messes et son serment. Il posa son dernier écu sur l'as et le perdit aussitôt.
«Que Satan emporte l'âme du capitaine Garcia, s'écria-t-il. Ses écus étaient ensorcelés!»
Le banquier, poli, leur demanda cependant s'ils voulaient jouer encore; mais comme ils n'avaient plus la moindre pièce ni dans leurs poches ni dans leurs bagages et qu'on fait difficilement crédit à des gens exposés à disparaître du jour au lendemain, force leur fut d'abandonner la partie. Ils se consolèrent en la compagnie des buveurs. Tous leurs souvenirs et l'âme du capitaine furent bientôt noyés dans le vin.
CHAPITRE IV
LA MORT DE DON GARCIA
Enterrement de Gomare.—Modesto.—Le siège de Berg-op-Zoom.—Le capitaine Saqui-Guitra.—Mort étrange de Don Garcia.—Les débauches de Don Juan.
Cependant, les renforts attendus par l'armée espagnole venaient d'arriver. Les généraux décidèrent de reprendre sans plus tarder la marche en avant et une vigoureuse offensive.
Les troupes traversèrent les lieux où elles s'étaient battues quelques jours plus tôt. Beaucoup de cadavres gisaient encore çà et là dans les fossés et à travers les champs. Il s'exhalait de la plaine une odeur nauséabonde.
Un soldat de l'ancienne compagnie du capitaine Gomare fit soudain entendre une exclamation. Il venait de reconnaître, dans un fossé, la lamentable dépouille de son chef. On l'entoura. Don Juan remarqua avec surprise que la figure du mort, si calme quelques instants après qu'il eût rendu le dernier soupir, était maintenant crispée.
Il lui semblait même que ce cadavre en décomposition, de ses orbites creux, le regardait d'un air menaçant. Alors, les dernières recommandations du capitaine et la manière dont il les avait exécutées lui revinrent à l'esprit. Il tenta, en vain pour la première fois, de chasser ce remords de son esprit.
Il fit cependant arrêter quelques soldats et, malgré les sarcasmes de Don Garcia, leur donna ordre de creuser une fosse. Un capucin qui se trouvait par là récita sur la dépouille du capitaine quelques dernières prières. Les soldats, habitués à de tels spectacles, reprirent silencieusement leur marche. Cependant Juan aperçut un vieil arquebusier qui, ayant longtemps fouillé dans sa poche, y découvrit enfin un pauvre écu qu'il donna au capucin en lui disant:
«Voilà pour dire une messe au capitaine Gomare.»
Ce jour-là, Don Juan se montra au feu d'un courage intrépide. Il s'exposa cent fois à la mort, sans aucun ménagement. «On est brave quand on n'a plus rien à perdre», murmura un des partenaires de la partie de pharaon!
Quelque temps après la mort du capitaine Gomare, une nouvelle recrue fut incorporée dans la compagnie où servaient Don Garcia et Don Juan. C'était un garçon singulier, à l'air sournois et mystérieux. Irréprochable au feu, on ne le voyait jamais boire, ni jouer, ni même parler avec ses camarades.
À la longue, on lui donna le surnom de Modesto. Il fut bientôt connu sous ce seul nom dans la compagnie, même de ses chefs. Modesto passait son temps à fourbir son arquebuse ou à regarder voler les mouches.
La campagne se termina par le siège de Berg-op-Zoom qui fut un des plus durs de la guerre. Le vieux capitaine Saqui-Guitra, qui avait pris la place du pauvre Gomare, s'y illustra particulièrement. Il s'emparait chaque soir d'une redoute et ne s'arrêta pas avant la centième.
Une nuit Don Juan et Don Garcia se trouvaient ensemble en service à la tranchée, alors fort rapprochée de la grande muraille. Un tel poste était dangereux entre tous, car les sorties des assiégés étaient fréquentes, leur feu bien nourri et bien dirigé. Le capitaine Saqui-Guitra lui-même n'avait réussi à rien dans cette partie des ouvrages.
Ce ne furent, aux premières heures de la nuit, que continuelles alertes. Enfin assiégés et assiégeants parurent céder à la fatigue. On cessa le feu des deux côtés, et un morne silence descendit sur la plaine. À peine entendait-on de temps à autre quelque décharge d'une sentinelle isolée.
Il était quatre heures du matin, l'heure où les soldats les mieux aguerris ont peine à lutter contre la défaillance physique et morale. Les grands capitaines redoutent cet instant entre tous et ne se rassurent que quand les premiers feux du soleil colorent l'horizon.
«Je sens, en vérité, mon sang se glacer dans mes veines, dit tout à coup Don Garcia, et ma moelle se figer dans mes os. Je crois qu'un enfant hollandais armé d'un pot à bière aurait raison de moi. Je ne me reconnais plus. Oh! cette arquebusade dans le lointain! Mes nerfs! mes nerfs!
—Te prends-tu pour une jolie femme? fit Juan goguenard.
—Non, si j'étais dévot, je crois bien que je prendrais le bizarre état où je me trouve pour un avertissement du ciel...
Tout le monde fut surpris de ce langage, Don Juan le premier, car Don Garcia Navarro ne se souciait point à l'ordinaire des puissances célestes, sinon pour s'en moquer.
Le jeune homme vit quel étonnement avait causé sa déclaration et, cédant à la vanité, il reprit bientôt:
«Que personne ne s'imagine que j'ai peur des Hollandais, de Dieu ou du diable! À la garde montante, nous aurions un petit compte à régler ensemble!
—Les Hollandais, reprit Saqui-Guitra, passe encore; mais pour Dieu et les autres, il est bien permis de les craindre.
—Le tonnerre ne porte pas aussi juste qu'une arquebuse protestante.
—Et votre âme? répondit Saqui-Guitra.
—Si j'étais sûr d'en avoir une! Qui me l'a dit? Les prêtres. Or l'invention de mon âme leur rapporte de tels revenus qu'il n'est pas étonnant qu'ils en soient l'auteur, de même que les pâtissiers ont inventé les tartes à la crème pour les vendre.
—Vous finirez mal, Don Garcia, fit le vieux capitaine d'un ton sévère. De tels propos ne se tiennent pas à la tranchée.
—Je me tais. Car je vois que mon bon camarade Juan n'est pas moins scandalisé que vous. Lui croit surtout aux âmes du purgatoire.
—Je ne pose point à l'esprit fort, répondit Juan, et j'admire sans cesse votre belle désinvolture à l'égard des puissances célestes et autres. Je vous l'avoue, ce qu'on raconte des damnés me donne parfois le petit frisson.
—En tout cas, le diable n'est guère puissant, car il nous aurait déjà emportés, mon maître. Ce garçon-là, messieurs, auquel je fis faire ses premiers pas, a déjà mis plus de gentilshommes en bière et de femmes à mal que tout le régiment de...»
Il ne put finir sa phrase. On avait entendu le coup sec d'une arquebuse, et Don Garcia, blessé, tomba en arrière.
«Je suis touché», fit-il.
D'où était partie la détonation?... Du rempart hollandais sans doute... Cependant certains aperçurent distinctement, du côté du camp, un homme qui prenait la fuite et se perdit bientôt dans l'obscurité.
La blessure de Don Garcia était mortelle. Le coup avait dû être tiré de très près et était chargé de plusieurs balles, à ce que virent les chirurgiens.
La fermeté du libertin ne se démentit pas un seul instant au lit de mort. Il envoya promener sans égards tous ceux qui lui parlèrent de sacrements.
«Après ma mort, fit-il, Juan, les moines vous diront sans doute que c'est là un châtiment divin. Par Satan! ne les croyez pas. Il est bien naturel qu'un soldat attrape un jour ou l'autre une arquebusade!
«Par exemple, si le coup a été tiré de ce côté, comme le bruit en court, veuillez faire pendre le coupable haut et court... Ce sera quelque jaloux auquel j'aurai pris sa maîtresse...
«Des maîtresses, Juan, j'en ai deux à Anvers, trois à Bruxelles et quelques autres encore dans diverses localités... Faute de mieux, je vous les lègue.
«Prenez encore mon épée et surtout n'oubliez pas la botte secrète que je vous ai apprise! Adieu! Au lieu de messes, que mes camarades se réunissent en une glorieuse orgie après mon enterrement!»
Tel fut le dernier discours de Don Garcia Navarro, descendant d'une noble et religieuse lignée espagnole. De l'autre monde, il ne montra aucun souci. Il expira, un sourire de défi sur les lèvres.
La compagnie reprit son train de vie. On remarqua seulement que Modesto avait disparu. Sans doute le taciturne camarade était-il tombé dans quelque fosse. D'autres pensèrent que c'était lui l'assassin de Don Garcia. Mais on se perdait en conjectures sur les motifs qui l'avaient poussé à ce crime.
Don Juan fut fort ému de la mort de son frère d'armes. Il l'aimait, peut-être comme un vice dont on ne peut plus se passer, mais il l'aimait.
Néanmoins il changea quelque temps de vie, impressionné par le côté mystérieux de ce trépas. C'est alors qu'on le mit en garnison à Cambrai, où bientôt ses anciennes habitudes reprirent le dessus. Comme par le passé, il se remit à jouer, à boire, à courtiser les femmes et à molester les maris.
Il était dans tout l'éclat de sa beauté. Ses manières féminines se mêlaient heureusement à la rudesse des hommes de guerre. Toute sa personne respirait la virilité, et cependant il y avait quelque chose de si tendre, de si doux, de si rêveur dans son regard! Les femmes étaient folles de lui. Elles voulaient toutes goûter de son amour, et, quand elles en avaient goûté, les autres hommes leur paraissaient fades. Elles le redoutaient, mais se seraient toutes perdues pour lui.
Aussi, chaque jour, Juan avait de nouvelles aventures. Aujourd'hui la brèche, demain le balcon; le matin ferraillant avec le mari ou l'amant, le soir buvant avec les plus basses courtisanes...
CHAPITRE V
Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas, et auquel épisode il donna le titre du Riche désespéré.
Dans une ville du duché de Brabant, en Flandre, nommée Louvain, vivait un jeune cavalier, âgé d'environ vingt-cinq ans, appelé M. de Chappelin, et qui étudiait à l'Université les droits civil et canon. La mort de son père et de sa mère l'avait laissé de bonne heure maître absolu d'une des fortunes les plus considérables de la ville, et il en usait avec toute la fougue de la jeunesse, négligeant l'étude et se livrant à corps perdu à toute espèce de désordres.
Il arriva qu'un dimanche de carême il était entré dans l'église des Pères de Saint-Dominique pour entendre prêcher un orateur éminent. Ce discours, auquel il n'avait prêté qu'une attention distraite, fit néanmoins sur lui une impression inattendue; la parole de Dieu le toucha, et il sortit de l'église tellement changé qu'il forma soudain la résolution de quitter le monde et d'entrer en religion. Il remit donc sa maison et ses biens à un parent qu'il chargea de les administrer pendant une absence à laquelle, disait-il, il était obligé; puis il se rendit au couvent des Dominicains, où il prit tout aussitôt l'habit de novice.
Dix mois se passèrent pendant lesquels il donna de grandes preuves de ferveur, mais un malheureux hasard ramena à Louvain deux de ses amis qui avaient été les compagnons de ses plaisirs. Ils apprirent que Chappelin s'était fait dominicain, et cette résolution leur parut si étrange, ils en furent si vivement affligés qu'ils projetèrent de se rendre au couvent et de chercher à ramener leur ami au monde et à ses études. Ils obtinrent facilement la permission du prieur, car la consigne des couvents est moins rigoureuse en Flandre qu'en Espagne, et ils n'épargnèrent au novice ni remontrances, ni conseils. Chappelin était faible, le souvenir des jouissances de la vie mondaine était loin d'être éteint de son cœur; il céda donc sans peine au discours de ses amis et s'en alla tout aussitôt demander au prieur de lui faire rendre ses habits séculiers, prétextant des affaires importantes, des engagements auxquels il ne pouvait se soustraire, et surtout l'impossibilité de se soumettre plus longtemps aux rigueurs de la vie monastique. Grand fut l'étonnement du prieur, qui fit d'inutiles efforts pour retenir son novice. En vain le conjura-t-il de rester quelques jours encore, lui offrant le concours de ses prières et de celles de tous ses religieux pour résister à ce qu'il considérait comme une embûche du démon; Chappelin persista et quitta le couvent le soir même.
Le lendemain, il reprit, avec la direction de ses biens, toutes ses habitudes passées, et il n'y eut bientôt dans la ville festin ou réunion joyeuse dont il ne fit partie. Au bout de quelque temps, il retrouva dans le monde une jeune parente, belle, spirituelle et riche, à laquelle il avait rendu quelques soins lorsqu'elle était au couvent et avant que lui-même n'entrât chez les Dominicains. Il la demanda en mariage, et comme l'union était des mieux assorties, elle fut promptement conclue.
En réunissant à sa fortune la fortune de sa femme, Chappelin était extrêmement riche; cette heureuse position s'accrut encore par la mort d'un oncle qui était gouverneur d'une ville située vers les frontières de la Flandre et nommée Cambrai. Notre cavalier obtint même de Son Altesse le vice-roi, et grâce aux bons services de son oncle, de lui succéder dans sa charge, et il partageait son temps entre Cambrai, où l'attiraient les devoirs de son gouvernement, et Louvain, où sa femme continuait d'habiter.
Or donc, un jour qu'il se trouvait dans cette dernière ville et qu'il se promenait seul aux environs, il rencontra sur le chemin un militaire espagnol qui se nommait Don Juan de Maraña et qui voyageait. Il l'aborda, lui demanda où il allait, et celui-ci répondit qu'il se rendait à Liège, où des amis l'avaient invité à passer quelques jours. Il ajouta que, depuis la fin du siège de Berg-op-Zoom, il était en garnison dans le château de Cambrai, et alors Chappelin, sans se faire connaître, lui adressa sur l'état de la forteresse quelques questions auxquelles l'Espagnol répondit avec intelligence et sagacité.
En arrivant aux portes de la ville, Chappelin demanda à son compagnon de route s'il avait l'intention de s'arrêter à Louvain et lui offrit de venir loger chez lui.
«Votre Grâce saura, ajouta-t-il, que je porte une grande affection à la nation espagnole, et je serai heureux de lui en donner une preuve en la recevant ce soir chez moi; demain elle pourra se remettre en route après s'être reposée, par une bonne nuit, des fatigues du chemin.»
Le jeune officier répondit qu'il était très reconnaissant de cette offre, et que ce serait manquer à la courtoisie que professait sa nation que de ne pas l'accepter avec empressement, qu'il passerait donc cette nuit à Louvain, bien qu'il eût pu encore profiter du reste de la journée pour approcher un peu plus du but de son voyage.
Ils arrivèrent bientôt à la porte de la demeure de Chappelin, qui conduisit aussitôt le jeune Espagnol à l'appartement de sa femme. Celui-ci se présenta avec une extrême courtoisie, mais ses yeux n'eurent peut-être pas toute la réserve désirable, et ses regards eurent peine à se détacher de son hôtesse, dont la beauté le frappa vivement. C'était, en effet, d'après tous les témoignages que l'on en a, la plus belle créature de toute la province de Flandre. On servit un repas abondant; mais Don Juan, qui repaissait ses yeux de cette merveilleuse beauté, dont la toilette était fort élégante et dont les épaules étaient quelque peu découvertes, selon la coutume flamande, mangea peu, ou du moins avec une continuelle distraction.
Le souper terminé et la table desservie, Chappelin fit apporter un clavicorde et, se plaçant devant l'instrument, il exécuta un gracieux prélude, à la suite duquel sa femme chanta, d'une voix des plus agréables, de jolies romances dont lui-même était l'auteur.
La soirée se passa de la sorte, grâce à la musique et à une conversation choisie dans laquelle la femme de Chappelin déploya, aux yeux émerveillés du jeune officier, toutes les ressources d'un esprit éclairé et subtil. Enfin, sur l'ordre du maître, vint un page qui retira le clavicorde et un domestique qui, prenant un flambeau, conduisit Don Juan de Maraña dans une pièce voisine de celle de la jeune femme et qu'occupait d'ordinaire le valet de chambre de M. de Chappelin. L'Espagnol, qui devait se remettre en route au point du jour, prit congé de ses hôtes avec tous les témoignages ordinaires de reconnaissance, et l'ordre fut donné au majordome de faire disposer, dès le matin, un déjeuner abondant et quelques provisions de route, afin que le jeune homme pût, avant son départ, prendre les forces nécessaires pour terminer d'une traite le chemin qu'il avait à parcourir. En même temps que lui, M. de Chappelin, qui avait à s'occuper de quelques travaux, se retira dans une chambre plus éloignée où il devait passer la nuit.
Don Juan se coucha, et le valet de chambre, qui occupait la même chambre, lui dit que, pour ne pas troubler le repos dont il devait avoir grand besoin, il le laisserait seul cette nuit dans sa chambre et s'en irait chercher gîte ailleurs, en compagnie des autres domestiques de la maison.
Mais l'Espagnol ne put s'endormir; son imagination était toute remplie de l'image de sa belle hôtesse, et sa passion, aussi ardente qu'elle avait été subite, s'irritait encore par diverses circonstances fatales: d'abord le voisinage de la chambre où reposait la jeune femme, puis l'éloignement de M. de Chappelin, et, enfin, la solitude où il était lui-même, par suite d'une attention contraire aux ordres du maître.
Ces circonstances firent naître dans son esprit un projet diabolique, projet offensant pour la majesté divine, indigne de la loyauté espagnole et en même temps de la noble hospitalité du seigneur flamand.
Il se résolut donc à quitter son lit et à pénétrer sans bruit dans la chambre de la dame, présumant qu'autant pour ne pas scandaliser la maison que pour sauver son honneur aux yeux des autres elle garderait le silence. Il alla même jusqu'à supposer que, touchée des regards qu'il lui avait adressés pendant toute la soirée, elle le recevrait avec plaisir, et qu'il lui devait déjà, sans doute, l'éloignement de son mari.
Il considéra, néanmoins, qu'il pouvait y avoir pour lui péril de la vie, que, la dame appelant à son aide, le mari accourrait, qu'il y aurait lutte, scandale et sang versé; mais son ardente passion lui suggéra une solution pour chaque difficulté. Il se leva donc vers le milieu de la nuit et, sans bruit, les pieds nus, en chemise, il pénétra dans la chambre où il s'arrêta quelques instants immobile et sans prendre de résolution.
De là, il retourna dans la pièce où il avait couché, prit son épée, la dégaina, et revint pas à pas jusqu'au lit de la Flamande. Alors il étendit la main, la toucha et la réveilla. Celle-ci pensa que c'était son mari:
«C'est vous, seigneur, dit-elle, d'où vient que vous revenez si tôt?»
Don Juan, profitant de cette erreur, garda le silence, prit la place du mari; puis lorsqu'il eut satisfait ses honteux appétits, il se leva, ramassa son épée et rentra sans bruit dans sa chambre.
Mais le repentir suit de près la faute, le remords n'est pas loin du péché, et une fois sa passion assouvie, le jeune Espagnol eut honte de ce qu'il avait fait et commença à craindre que le mari, venant à se lever avant lui, ne découvrît quelque chose dans les questions de sa femme. Celle-ci, en effet, toute surprise de la conduite étrange de celui qu'elle avait cru son mari, du silence obstiné qu'il avait gardé, de sa retraite précipitée, s'était endormie en se proposant de lui en faire le matin un amoureux reproche.
Aux premières lueurs du jour, Don Juan de Maraña, que la honte avait empêché de fermer les yeux, se leva à la hâte. Il chargea les premiers serviteurs qu'il rencontra de l'excuser auprès de leur maître, il ne pouvait accepter le déjeuner qu'on lui avait préparé; et quelques instances que fissent les serviteurs, qui du moins voulaient le charger de provisions, il refusa, ajoutant qu'il y avait, à deux lieues de Louvain, une hôtellerie où il comptait prendre un peu de repos. Là-dessus, il se fit ouvrir la porte, prit congé des serviteurs et sortit de la ville.
Peu d'instants après, le noble et malheureux Chappelin, réveillé par le mouvement de sa maison, se leva et se rendit dans la chambre de sa femme, à qui il demanda comment elle avait passé la nuit, ajoutant que les affaires dont il avait eu à s'occuper ne lui avaient laissé que fort peu de repos.
«En vérité, Seigneur, lui dit sa femme en souriant et avec un petit air boudeur, vous savez dissimuler très agréablement, et votre langue, qui était si obstinément muette cette nuit, me semble bien agitée ce matin. Allez-vous-en donc d'ici, pour l'amour de Dieu, lui dit-elle, et ne me revenez pour le moins de toute la journée; vous me devez bien cette pénitence pour apaiser la juste colère que j'ai conçue contre vous.»
Chappelin se mit à rire, l'embrassa malgré elle et lui demanda quel était le sujet de cette grande colère.
«Comment? lui dit-elle, ne vous souvient-il pas de la visite que vous m'avez faite cette nuit, poussé par je ne sais quelle subite passion, et pendant laquelle vous n'avez pas daigné me dire un seul mot?»
Il serait difficile de peindre l'étonnement de Chappelin en recevant cette confidence. Il pensa que le jeune Espagnol avait dû rester seul dans la chambre qu'on lui avait donnée, par la faute du serviteur qui devait la partager avec lui, et que la maudite occasion, mère de tous les crimes, l'avait amené à commettre la grave offense de laquelle il n'osait s'assurer. Il ne voulut toutefois rien laisser voir des soupçons à sa femme.
«N'accusez, lui dit-il, que l'amour extrême que j'éprouve pour vous; mon silence vous donne la mesure de la honte que j'éprouvais à troubler votre repos.»
Hors de lui, jurant de tirer vengeance d'un tel affront, il saisit un prétexte pour prendre congé de sa femme et sortit de sa chambre. Il prit à part un de ses serviteurs et ordonna de lui seller un cheval. Pendant ce temps il s'habilla à la hâte et choisit parmi ses armes une riche demi-pique, puis descendit dans la cour. Le cheval n'était pas encore prêt et, en attendant qu'on le lui amenât, il se promenait avec agitation devant l'écurie.
«Indigne Espagnol! murmurait-il, combien tu as mal reconnu l'hospitalité que je t'ai accordée! Attends-moi, traître et adultère, et je te jure que ton indigne conduite te coûtera cher. Fuis, infâme, et cache-toi; mais il ne sera pays si lointain ou retraite si profonde où je ne puisse l'atteindre, fussent les entrailles de l'Etna!»
Lorsque son cheval fut prêt, Chappelin se mit en selle avec la rapidité de l'éclair, défendit à ses domestiques de l'accompagner, puis il saisit sa demi-pique, éperonna son cheval et le lança au galop sur le chemin qu'il supposait avoir été pris par l'Espagnol.
Au bout d'une heure, il l'aperçut qui traversait un site entièrement désert.
Alors, Chappelin pressa son cheval, baissa son chapeau sur son visage pour n'être pas reconnu à l'avance et, dès qu'il eut atteint le traître, sans prononcer une parole, sans lui donner le temps de se reconnaître ni de songer à la défense, il lui plongea entre les épaules la pointe acérée de son javelot, qui le blessa si fort que Chappelin crut l'avoir tué, quoiqu'il n'en fût rien, et le mari outragé reprit le chemin de sa demeure.
Cependant la jeune femme, voyant que l'heure s'avançait sans que son mari fût de retour, s'informa de ce qu'il était devenu. Le palefrenier lui raconta alors que, pendant tout le temps qu'il avait été occupé à seller un cheval, il avait entendu son maître, qui se promenait devant la porte de l'écurie, se plaindre de l'officier espagnol, l'appelant traître, infâme et adultère, l'accusant d'avoir abusé de l'innocence de sa femme, et jurant de le poursuivre jusqu'à ce qu'il l'eût atteint et de le mettre en morceaux. Alors la malheureuse femme comprit tout et tomba sans connaissance.
Au bout de quelques instants, elle revint à elle et se mit à verser des torrents de larmes, puis songeant au prochain retour de son mari, redoutant de paraître devant lui souillée à jamais par un crime dont elle porterait désormais la peine quoique innocente, elle descendit dans la cour et, après l'avoir parcourue quelques instants avec égarement, elle se précipita la tête la première dans un puits profond, sans qu'aucun de ceux qui étaient présents eût pu la retenir. À ce funeste spectacle toute la maison poussa des cris affreux, auxquels accourut la foule du dehors, les uns s'enquérant de ce qui s'était passé, les autres cherchant, mais en vain, à secourir la pauvre femme qui, dans sa chute, s'était brisée en mille morceaux.
Au milieu de ce tumulte universel arriva le malheureux Chappelin.
Lorsqu'il aperçut cette foule qui remplissait sa cour, ces gens en larmes qui se pressaient au bord du puits, il descendit de cheval et demanda ce qui s'était passé. Alors quelques-uns de ses serviteurs, en se déchirant le visage, vinrent lui apprendre comment sa femme, après s'être plainte de l'infâme conduite de l'Espagnol, s'était précipitée dans ce puits, où elle gisait toute brisée. À cette affreuse nouvelle le pauvre homme resta quelques instants frappé de stupeur et hors d'état de prononcer une parole; puis enfin, lorsqu'il fut revenu à lui, il se précipita à genoux auprès du puits en versant des larmes et en s'arrachant les cheveux et la barbe.
«Hélas! s'écria-t-il, femme de mon âme, pourquoi t'es-tu séparée de moi? Pourquoi, mon séraphin, m'as-tu abandonné? Pourquoi te punir toi-même de la ruse infâme dont tu as été victime? Cet indigne Espagnol était seul coupable. Hélas! comment vivrai-je maintenant sans te voir? Que ferais-je? Où irais-je? Que deviendrais-je? Je ne le vois que trop ce que je vais devenir!»
Et en parlant de la sorte il se releva tout furieux et tira son épée.
À ce mouvement les personnes qui l'entouraient, parmi lesquelles étaient quelques-uns des principaux personnages de la ville, craignant qu'il n'arrivât un nouveau malheur, s'approchèrent de lui pour lui donner des consolations. Il paraissait leur prêter attention, lorsqu'au milieu de ses serviteurs il aperçut son enfant dans les bras de sa nourrice, laquelle pleurait amèrement; alors, courant après elle avec une fureur diabolique, il saisit son enfant et le frappa à plusieurs reprises sur la pierre du puits, de telle sorte qu'il lui brisa la tête et le corps.
«Meure, s'écria-t-il, l'enfant d'un père aussi misérable, d'une mère aussi infortunée, et qu'il ne reste sur terre aucune trace de nous.»
Puis il se remit à appeler sa femme.
«Si tu n'es pas au ciel, ma bien-aimée, s'écria-t-il, je ne veux ni ciel ni paradis, il n'y a de bonheur pour moi qu'à être où tu es; l'enfer même, avec toi, vaudra pour moi le bonheur des anges; âme de ma vie, attends-moi, me voici.»
Alors, et sans que personne pût le retenir, il se jeta dans le puits, et son corps brisé alla tomber auprès de celui de sa femme.
Ce terrible événement porta au comble l'émotion des assistants; l'on n'entendit pendant quelques moments que sanglots et cris d'effroi, et la maison, comme la rue, furent bientôt remplies de curieux frappés de stupeur. Survint le gouverneur de la ville qui fit retirer les deux corps, et, avec l'agrément de l'évêque, les fit transporter dans un bois voisin de la ville, où ils furent brûlés, et leurs cendres furent jetées dans un ruisseau qui passait près de là.
Pendant ce temps, des passants charitables relevaient Don Juan et le firent soigner à Bruxelles, où ils allaient; il fut bientôt sur pied, et le souvenir de la femme du Riche Désespéré de Louvain lui causait tant de honte qu'il fit tous ses efforts pour l'oublier et y parvint bientôt.
CHAPITRE VI
LES NUITS DE SÉVILLE
Retour en Espagne.—Fêtes et orgies.—La liste des maîtresses.—Doña Teresa au couvent.—Nouvelle séduction.
Sur ces entrefaites, Don Juan apprit que son père venait de mourir. Sa mère ne lui avait survécu que de quelques jours. La vie de Don Juan était telle que cette double nouvelle le toucha à peine. Il vivait dans un tourbillon. Il n'avait plus conscience des réalités de la vie, même les plus douloureuses.
Les hommes d'affaires lui conseillèrent de retourner en Espagne afin de débrouiller son héritage. Il devenait possesseur d'un majorat et de biens considérables.
L'affaire de Don Alfonso de Ojedo devait être oubliée des habitants de Séville comme elle l'était de lui-même. D'ailleurs, Don Juan avait envie de s'exercer sur un théâtre plus digne de sa qualité. Les aventures de camp et de garnison lui semblaient banales à la longue. Les belles Sévillanes l'attendaient, prêtes à se rendre à discrétion.
Il rentra donc en Espagne. Il passa à Madrid comme un brillant météore et, dès son arrivée à Séville, éblouit tout le monde par sa magnificence.
En possession de son héritage, il entreprit une vie de réjouissances telle que nul n'en avait jamais mené dans les Espagnes. Il donnait des fêtes où les plus belles Andalouses s'empressaient. Tous les jours, nouveaux plaisirs, nouvelles orgies. Il régnait sur une foule de libertins qui suivaient ses moindres caprices et l'encensaient perpétuellement. Il n'était de mode qui n'eût été consacrée par Don Juan.
Il débaucha quelques années l'Espagne, terre de l'amour, mais d'un amour beaucoup plus chaste qu'on ne le croit généralement. Il donna des festins où les plus jolies filles de Séville ne craignaient pas de se montrer nues, festins dignes de la décadence romaine. Il semait l'or à pleines mains. Il avait par l'excès étouffé le scandale.
Cependant, il tomba malade quelques semaines. Au cours de sa convalescence, il s'amusa à dresser une liste de toutes les femmes qu'il avait séduites et de tous les maris qu'il avait trompés. Ce ne fut pas sans peine qu'il put établir cet aimable catalogue. Enfin, il constata avec une certaine satisfaction que toutes les classes de la société, toutes les professions étaient représentées sur la liste.
En Italie, il avait possédé la maîtresse d'un pape. Le nom de ce pontife figurait en tête, en bas se trouvait un pauvre ramasseur de bouts de cigares dont la femme était l'une des plus jolies cigarières de Séville.
«Il manque cependant un nom à ta liste, lui fit remarquer son ami Torribio.
—Et lequel?
—Dieu!
—C'est ma foi vrai, il n'y a pas de religieuse! Je te remercie de m'avoir averti. Je vais m'employer sans retard à combler cette lacune. D'ici un mois je t'invite à souper avec une nonne!»
Don Juan se mit donc à fréquenter les chapelles des couvents et, peu de temps après, il distinguait une religieuse d'une trentaine d'années dont le visage exprimait la souffrance, mais rayonnait cependant d'une admirable beauté.
«L'ai-je déjà vue quelque part? se disait Juan. Quoi qu'il en soit, elle est bien l'épouse de Dieu. Si jamais je l'ai fréquentée, elle n'hésitera pas à revenir à moi!»
Cette fille infortunée était, en effet, la Teresa, fille du comte de Ojedo que Don Juan avait jadis séduite. Il la reconnut bientôt. Il se fit reconnaître d'elle et constata, en effet, que sa vue avait plongé dans un trouble profond la fille de l'homme qu'il avait assassiné.
Il lui fit parvenir quelques billets en cachette, l'assurant de son amour. Il n'avait jamais aimé qu'elle, et de retour à Séville il s'était décidé à remuer terre et même ciel pour la retrouver! Il reçut la lettre suivante:
C'est vous, Don Juan. Est-il donc vrai que vous ne m'ayez point oubliée? J'étais bien malheureuse, mais je commençais à m'habituer à mon sort. Je vais être maintenant cent fois plus malheureuse. Je devrais vous haïr... Vous avez versé le sang de mon père... Mais, hélas! je ne puis ni vous haïr ni vous oublier. Ayez pitié de moi. Ne revenez plus dans cette église; vous me faites trop de mal. Adieu, adieu, je suis morte au monde.
Teresa.
«Elle est à moi, se dit Juan.» Et il se contenta de lui faire parvenir le mot suivant:
Samedi soir, après l'office, je t'attendrai avec une échelle de corde à la porte du jardin du couvent.
Il reçut la réponse suivante:
Je viendrai.
CHAPITRE VII
LA CONVERSION DE DON JUAN
Au château de Maraña.—Le vieux tableau.—Un singulier office.—L'apparition.—L'enterrement.—Évanoui.—La conversion.—Mort de Teresa.—Le dernier duel.—La pénitence.
Les deux ou trois jours qu'il avait à attendre, Don Juan les passa au château de Maraña. C'était là qu'il avait grandi. Depuis son retour à Séville, perdu dans les fêtes, il n'avait jamais éprouvé le besoin de revenir dans l'austère château de ses pères.
Il y arriva à la nuit tombante et après un bon souper se mit au lit. Il parcourut quelques pages d'un livre de contes libertins, puis se souleva pour éteindre sa chandelle.
... Mais soudain ses yeux rencontrèrent le tableau des Supplices du Purgatoire que sa mère lui expliquait en son enfance. Il revit l'homme dont le feu brûlait les membres et dont un serpent dévorait les entrailles. Et cet homme avait les traits du capitaine Gomare...
Il souffla la lumière, mais toute la nuit des songes le tourmentèrent. Les âmes du purgatoire, allongées, émaciées, continuaient de se tordre devant lui.
Il se leva au petit jour, inquiet. Il passa la matinée à rôder dans le vieux château dont chaque salle, chaque meuble lui rappelaient un souvenir de sa paisible enfance. Et il songea, pour la première fois peut-être, à la mort de ses vieux parents...
Le samedi soir, Juan, de retour à Séville, se rendit au couvent. La nuit était tombée; en passant devant la chapelle, il aperçut des lumières. «L'office dure encore à cette heure, se dit-il. C'est bizarre.» Et il entra pour passer le temps.
Dans l'église, un spectacle singulier l'attendait. Une procession faisait lentement le tour du chœur. Deux longues files de pénitents en capuchon se rangeaient autour d'une bière couverte de velours noir et portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe blanche et l'épée au côté. Le convoi avançait lentement et gravement. On n'entendait pas le bruit des pas sur le carreau de l'église. On eût dit que chaque figure glissait plutôt qu'elle ne marchait. Les plis longs et roides des robes et des manteaux paraissaient aussi immobiles que les vêtements de marbre des statues.
Don Juan, étonné, se dit que la cérémonie revêtait dans ces couvents un caractère particulièrement lugubre. Il voulut s'en aller, quoique les nonnes fussent toujours, à ce qu'il lui semblait, derrière leurs grillages. Auparavant il se permit d'arrêter par la manche un des pénitents qui portaient des cierges et lui demanda poliment quel était le personnage qu'on enterrait.
Le pénitent leva la tête. Sa figure était pâle, hâve et décharnée comme celle d'un homme très malade. Il répondit d'une voix lointaine et blanche:
«C'est le comte Juan de Maraña!»
Les cheveux se dressèrent sur la tête de Juan. Il crut avoir mal entendu, mais se décida à demeurer à l'office.
Un De Profundis, d'une tristesse sépulcrale, s'éleva bientôt. Don Juan avisa un second pénitent qui passait près de lui:
«Le nom de l'homme qu'on enterre? fit-il.
—Juan de Maraña!» répondit une voix non moins effrayante que la première.
Don Juan crut qu'il allait défaillir. Mais il se ressaisit encore et, comme un prêtre s'approchait de lui, il lui prit la main. Elle était froide comme du marbre.
«Au nom du ciel! mon père, pour qui priez-vous?
—Nous prions pour le comte Juan de Maraña...
—Et qui êtes-vous? reprit Juan, que le visage douloureux du prêtre glaçait de plus en plus de crainte.
—Nous sommes des âmes du purgatoire. Nous payons la dette que nous avons contractée envers sa mère, dont les prières ont jadis adouci nos peines... Mais la dette sera bientôt acquittée, et cette messe est la dernière!»
À ce moment, d'autres voix s'élevèrent dans la salle d'un angle obscur:
«Les dernières prières sont dites, clamaient-elles, les temps sont venus! L'enfer l'appelle! Le comte de Maraña est-il à nous?»
Don Juan tourna la tête et, dans l'ombre, il aperçut des hommes, pâles et sanglants, qui s'avançaient vers la bière en répétant avec une joie qui faisait grimacer leurs bouches décharnées:
«Il est à nous! Il est enfin à nous!».
Il eut à peine le temps de les reconnaître: c'étaient Garcia Navarro et le capitaine Gomare; et il tomba évanoui.
Au milieu de la nuit, une ronde qui passait aperçut, inanimé, un homme étendu au seuil de la chapelle du couvent. On le releva et on reconnut Don Juan.
«Il aura été bâtonné par quelque mari!» disaient les soldats qui connaissaient sa réputation, comme tout habitant de Séville.
Don Juan, transporté à son domicile, reprit ses sens. Mais au lieu de blasphémer comme à son ordinaire, il demanda qu'on fît venir sans tarder un prêtre, afin qu'il se confessât...
La surprise fut générale. La plupart des ecclésiastiques, croyant à une mystification, refusèrent leurs services.
Un dominicain y consentit enfin. Don Juan demeura plusieurs heures enfermé avec lui. Après quoi il déclara à tous qu'il allait se retirer dans un couvent pour y faire pénitence.
Il partagea sa fortune entre les pauvres, en réservant des sommes suffisantes pour faire bâtir un hôpital et pour fonder des messes pour les âmes du purgatoire; après quoi, en effet, il prit la robe de bure. Il se fit de suite remarquer par son zèle à la pénitence et ses mortifications.
Teresa avait longtemps attendu dans le jardin du couvent le signal convenu. Elle rentra dans sa cellule, en proie à la plus vive agitation. Le lendemain, elle recevait, portée par le dominicain, une lettre de Don Juan, où il lui expliquait son intention de se consacrer, à son exemple, à la vie monastique.
Teresa, à la lecture de cette lettre, devint pâle et rouge tour à tour. Dès qu'elle l'eut terminée, elle fut prise d'une crise terrible, que ni la mère supérieure ni le dominicain ne pouvaient calmer.
«Soyez heureuse que le Seigneur l'ait rappelé enfin à lui», disaient-ils.
Mais Teresa se tordait en proie au désespoir.
«Il ne m'a jamais aimée! répétait-elle, il ne m'a jamais aimée!»
Une fièvre ardente s'empara d'elle. En vain les secours de l'art et de la religion lui furent-ils prodigués. Elle repoussa dédaigneusement les uns et les autres. Elle expira au bout de quelques jours, et sa dernière parole fut:
«Il ne m'a jamais aimée!»
Teresa ne fut pas la dernière victime de Don Juan. Un jour que le frère Ambroise—c'était en religion le nom du comte de Maraña—travaillait au jardin à creuser sa propre tombe, sous les rayons d'un soleil brûlant, il vit s'approcher de lui un étranger revêtu d'un grand manteau.
«Me reconnaissez-vous, Don Juan? lui dit-il. Non. Eh bien! je me trouvais dans la compagnie du capitaine Saqui-Guitra, votre compagnie, au siège de Berg-op-Zoom. Je m'appelais Modesto, et c'est moi qui ai tué votre camarade Garcia.
—Dieu, en son infinie miséricorde, aura eu pitié de lui, fit le moine.
—Peu m'importe. Je m'appelais Modesto. Mais mon nom est tout autre. Je me nomme Don Pedro de Ojedo; je suis le fils de Don Alfonso que vous avez tué, de Doña Fausta que vous avez tuée, de Doña Teresa que vous avez tuée... comte de Maraña.
—Je ne suis plus le comte de Maraña.
—Qui que vous soyez, votre heure a sonné.
—Si telle est la volonté de Dieu, je périrai. Mon frère, je m'agenouille devant vous. C'est pour expier tous les crimes que vous avez énumérés que j'ai revêtu cet habit. Tuez-moi, indiquez-moi la plus rude pénitence, mais ne me maudissez pas.
—Je ne te tuerai pas comme un chien. J'ai encore le respect de mon nom. Don Juan, voici deux épées, nous allons combattre.
—Je ne suis pas Don Juan, je ne suis qu'un pauvre moine. Tuez-moi.
—Non, non, tu serais trop heureux de mourir ainsi, il faut combattre!
—Je ne combattrai pas!
—Don Juan, tu n'es qu'un lâche...
—Je suis un lâche, reprit lentement le moine, dont le visage avait blêmi.
—Et les lâches, voici comment on les traite!»
Et ce disant, Don Pedro de Ojedo appliquait un violent soufflet sur la joue de dom Ambroise.
Celui-ci avait soudain jeté son capuchon en arrière, relevé ses manches et saisi une épée:
«Défends-toi, Pedro de Ojedo!» cria-t-il.
Ils se mirent en garde, mais le combat ne fut pas long. En quelques instants, Pedro fut étendu à terre, la poitrine percée de part en part.
Les souffrances que s'imposa Don Juan pour expier le nouveau crime qui avait fait périr le dernier membre de l'infortunée famille de Ojedo sont parmi les plus terribles que l'histoire monastique ait enregistrées. La moindre de ses pénitences, c'est que, chaque matin notamment, il devait se présenter au frère cuisinier qui le gratifiait d'un vigoureux soufflet.
Il mourut, dit-on, en odeur de sainteté. Don Juan de Maraña repose aujourd'hui dans le chœur de l'église de la Charité, à Séville, et sur la pierre a été gravée, selon son désir formel, l'inscription suivante:
CI-GIT LE PIRE HOMME QUI FUT AU MONDE!
III
DON JUAN D'ANGLETERRE
ou
LE SONGE DE LORD BYRON
CHAPITRE I
JULIA
La famille de Don Juan: Don José, Doña Inès.—Un turbulent marmot.—Mort inopinée de Don José.—Éducation morale de Juan.—Sa précocité.—Son adolescence.—Julia, la belle sang-mêlé.—Son vieux mari.—Amours d'Inès et d'Alfonso.—Julia auprès de Don Juan: premières caresses.—Vaines résistances.—Tristesse de Don Juan.—Dans le berceau fleuri.—Dangers du crépuscule.—Initiation de Don Juan.—Dans le lit de Julia.—L'arrivée du mari.—La ruse de Julia.—Confession d'Alfonso.—La cachette de Don Juan.—Dans le cabinet noir.—Les deux époux.—Les souliers révélateurs.—Fuite de Don Juan.—Combat à l'épée et au poing.—Dans la nuit sévillane.—Le scandale.—Don Juan s'embarque.—La lettre de Julia.
Don Juan était né à Séville, cité agréable, célèbre par ses oranges et ses femmes. Il faut plaindre celui qui ne l'a point vue: Cadix seule peut lui être comparée. Ses parents habitaient sur les bords du noble fleuve qui a nom Guadalquivir.
Son père était Don José, véritable hidalgo, sans une goutte de sang israélite ou maure dans les veines; son origine remontait aux plus gothiques gentilshommes de l'Espagne; il passait pour un cavalier accompli.
Sa mère possédait une merveilleuse instruction. Toutes les sciences qui ont un nom dans la chrétienté, elle les possédait; ses vertus n'avaient d'égal que son esprit.
Elle savait par cœur tout Calderon et la plus grande partie de Lope, et si un acteur venait à oublier son rôle, elle pouvait lui servir de souffleur. Une mémoire incomparable ornait le cerveau de Doña Inès.
Les mathématiques étaient sa science préférée; la magnanimité, sa vertu la plus noble; son esprit, de l'attique pur; dans ses discours sérieux elle portait l'obscurité jusqu'au sublime. Enfin elle était en toutes choses ce que l'on peut appeler un prodige: le matin elle se vêtait d'une robe de basin, de soie le soir, de mousseline l'hiver, et d'autres étoffes qu'il serait trop long d'énumérer.
Elle savait le latin, plus exactement l'oraison dominicale; en fait de grec, elle connaissait l'alphabet; elle lisait de-ci de-là quelques romans français... En général sa parole s'environnait de mystère, comme si le mystère eût dû l'ennoblir.
Elle avait encore quelque goût pour l'anglais et l'hébreu et trouvait de l'analogie entre ces deux langues: elle le prouvait par certaines citations des textes sacrés. Elle était un cours académique vivant; dans ses yeux il y avait un sermon, sur son front une homélie; elle était pour elle-même sur tous cas un directeur expert.
C'était enfin une arithmétique ambulante et la morale personnifiée. Elle laissait aux autres femmes les défauts de son sexe; elle n'en avait pas un seul. N'est-ce point le pire de tous?
Elle était tellement supérieure à toutes les tentations de l'esprit malin que son ange gardien avait fini par abandonner son poste.
Ses moindres mouvements étaient aussi réguliers que ceux d'une pendule.
Elle était, somme toute, parfaite, mais, hélas! la perfection est insipide dans ce monde pervers, puisque nos parents ne durent leur premier baiser qu'à la perte du paradis de paix, d'innocence et de félicité (à quoi pouvaient-ils bien employer les douze heures de la journée?). Pour ce motif, Don José allait cueillant des fruits divers sans la permission de sa moitié.
C'était un mortel d'un caractère insouciant, sans goût pour les sciences et les savants; il prenait souvent cependant querelle avec sa femme. À ce moment, ils avaient l'un et l'autre le diable au corps. Et celui qui fût intervenu eût risqué de recevoir à l'improviste, dans l'escalier du jeune Don Juan, un seau d'ordures ménagères sur la tête.
C'était un petit frisé, franc vaurien depuis sa venue au monde, véritable singe malfaisant. Ses parents raffolaient de ce turbulent marmot. C'était le seul point sur lequel ils fussent d'accord. N'eussent-ils pas mieux fait de l'envoyer à l'école ou de le fouetter d'importance à la maison, afin de lui apprendre à vivre?
Don José et Doña Inès, qui gardaient le souci des convenances, se souhaitaient la mort plutôt que le divorce. Cependant il vint un jour où le feu cessa de couver.
Inès tenta sans succès de faire passer son digne époux pour fou, puis elle tint un journal de ses fautes, surveilla ses actes, ouvrit sa correspondance. Leurs parents cherchèrent à les réconcilier, mais, ainsi qu'il est d'usage en pareil cas, ne firent qu'empirer l'affaire. Les avocats se multipliaient afin d'obtenir le divorce, mais à peine avaient-ils été payés de quelques frais préliminaires que Don José vint à mourir.
Il mourut, et la plus belle des causes ne fut pas plaidée. Sa maison fut vendue, ses valets renvoyés, un juif prit une de ses maîtresses, un prêtre l'autre. Il mourut, laissant sa femme en proie à la haine la plus violente.
Il était mort intestat. Don Juan fut donc l'unique héritier d'un procès, de plusieurs fermes et terres. Inès devint sa tutrice.
Elle décida que Don Juan devait être une merveille, digne en tout de sa très noble race (son père était de Castille et sa mère d'Aragon), et pour qu'il se montrât un chevalier accompli dans le cas où le roi aurait encore à guerroyer, il apprit l'art de monter à cheval, celui de faire des armes, de redresser l'artillerie, d'escalader une forteresse... ou un couvent.
La plus stricte morale présida à son éducation. Aucune branche dans les arts ou les sciences ne lui fut dérobée. Il était profondément versé dans les langues, surtout les mortes; dans les sciences, de préférence les plus abstraites; dans les arts, ceux du moins dont on ne faisait pas communément usage. Mais on ne lui laissait pas lire une page d'un livre licencieux ou qui traitât de la reproduction des espèces: on eût craint de le rendre vicieux.
Ses études classiques donnaient quelque inquiétude à cause des indécentes amours des dieux et des déesses, lesquels ne mirent jamais de corsets ni de pantalons. Juan étudiait les meilleures éditions expurgées par des hommes instruits qui judicieusement avaient placé hors de la vue des écoliers les passages empreints de libertinage.
Le jeune Juan croissait aussi en grâces et en vertus; charmant à six ans, il promettait de montrer à onze les plus beaux traits que pût avoir un adolescent. Il semblait être sur le chemin du paradis, car il passait la moitié de son temps à l'église, l'autre avec ses maîtres, son confesseur et sa mère.
À l'âge de seize ans il était grand, beau, svelte, mais bien neuf. Il paraissait actif, mais non pas sémillant comme un page. Tout le monde le prenait pour un homme. Mais Inès ne pouvait s'empêcher de voir dans sa précocité quelque chose d'atroce.
Parmi ses nombreuses connaissances, toutes distinguées par leur modestie et leur dévotion, se trouvait Doña Julia. De dire qu'elle était jolie, cela n'offrait qu'une très faible idée d'une foule de charmes qui lui étaient aussi naturels qu'aux fleurs le parfum, le sel à l'océan, la ceinture à Vénus et l'arc à Cupidon.
Le jais oriental de ses yeux rappelait son origine mauresque. Son sang n'était pas purement espagnol: dans ce pays c'est une espèce de crime. Quand tomba la fière Grenade et que Boabdil gémissait d'être forcé de fuir, quelques-uns des ancêtres de Julia passèrent en Afrique, d'autres restèrent en Espagne, et son archigrand'mère préféra ce dernier parti.
Alors elle épousa un hidalgo qui, par cette union, altéra le noble sang qu'il transmit à ses enfants. Cette païenne conjonction eut pour effet de renouveler une vie usée et d'embellir les traits de ceux dont elle flétrissait le sang. De la souche la plus laide des Espagnes sortit tout à coup une génération pleine de charmes et de fraîcheur. Les fils cessèrent d'être rabougris, les filles plates. Cependant la rumeur publique assure que la grand'mère de Doña Julia dut à l'amour plutôt qu'à l'hyménée les héritiers de son mari.
Cette race alla toujours en embellissant jusqu'à ce qu'elle se concentrât en un seul fils qui laissa une fille unique, Julia. Elle était mariée, chaste, charmante et âgée de vingt-trois ans.
Ses yeux étaient grands et noirs. On devinait sous ses paupières un sentiment qui n'était pas le désir, mais peut-être le serait-il devenu si son âme, en se peignant dans ce regard, ne l'eût rendu le siège de la chasteté.
Ses cheveux lustrés étaient rassemblés sur un front brillant de génie, de douceur et de beauté; l'arc de ses sourcils semblait modelé sur celui d'Iris; ses joues, colorées par les rayons de la jeunesse, avaient parfois un éclat transparent, comme si dans ses veines eût circulé un fluide lumineux.
Elle était mariée à un homme de cinquante ans: de tels maris, il y en a à foison. Au lieu d'un semblable il serait mieux d'en avoir deux de vingt-cinq, surtout dans les contrées plus rapprochées du soleil. Il est bien déplorable, en effet, dans ces régions que la chair soit si fragile en dépit des jeûnes et des prières.
Dans le moral septentrion tout est vertu, et les juges peuvent avec équité fixer l'amende de l'adultère.
Alfonso était un homme encore de bonne mine, et sans être chéri de Julia il n'en était pas non plus détesté. Ils vivaient ensemble comme le plus grand nombre, supportant d'un commun accord leurs défauts et n'étant exactement ni un ni deux. Cependant Alfonso était jaloux, mais il se gardait de le laisser paraître: la jalousie tremble toujours qu'on la reconnaisse.
Julia était l'amie intime de Doña Inès, on ne sait trop pourquoi. Aucuns prétendent, sans doute par méchanceté, qu'Inès, avant le mariage de Don Alfonso, avait oublié avec lui quelque chose de sa vertu habituelle. Conservant cette ancienne connaissance dont le temps avait bien purifié les sentiments, elle témoignait la même affection à l'épouse d'Alfonso.
Julia vit Don Juan et, comme un bel enfant, elle le caressait doucement. C'était chose naturelle quand elle avait vingt ans et lui treize, mais quand elle en eut vingt-trois et lui seize, il s'opéra dans leurs relations un certain changement.
La jeune dame restait à quelque distance, et le jeune homme était devenu timide. Leurs regards demeuraient baissés et lourds d'embarras. Sans doute Julia devinait-elle ce qui causait tout cela, mais pour Juan il n'en avait pas plus idée que de l'Océan ceux qui ne l'ont jamais vu.
Il y avait cependant encore quelque chose de tendre dans la froideur de Julia; quand sa jolie main tremblante s'éloignait de celle de Juan, elle y laissait un demi-serrement vif, caressant et léger, si léger que l'esprit hésitait à y croire. Il n'est cependant pas de magicien qui ait pu opérer, avec sa baguette magique, un changement comparable à celui que cet imperceptible toucher produisait sur le cœur de Juan.
C'est en vain que la passion s'entoure d'obscurités, elle finit par se trahir. La froideur, la colère, le dédain et la haine sont des masques dont elle se couvre bien souvent, mais trop tard...
Ils en vinrent bientôt aux soupirs, aux œillades plus délicieuses parce qu'elles étaient dérobées. Leurs joues brûlantes se coloraient. À l'arrivée on éprouvait de l'émotion, au départ de l'inquiétude. Préludes charmants de la possession!
Pauvre Julia! Elle sentit que son cœur s'en allait. Elle résolut de faire la plus noble résistance pour son bien et celui de son époux, pour son honneur, sa gloire, la religion et la vertu. En conséquence, elle fit vœu éternel de ne plus voir Juan. Mais le jour suivant elle rendit une visite à sa mère. Ses regards se portèrent vivement sur la porte quand elle s'ouvrit. Grâce à la Vierge, c'était quelqu'un d'autre qui entrait. Elle en éprouva cependant de la tristesse... On ouvrit encore la porte; sans doute était-ce lui, mais non...
Il lui parut dès lors plus convenable, pour une femme vertueuse, de lutter face à la tentation: la fuite était un expédient honteux et inutile. «Et puis, se disait-elle, il existe un amour platonique, parfait, tel que le mien. Un tel amour est innocent, il peut unir un jeune couple sans danger. Ne peut-on baiser une main, même une lèvre...»
Quant à Don Juan, il ne pouvait deviner la cause de ce qu'il éprouvait. Il n'imaginait pas que son sentiment pût, avec un peu de patience, se préciser et s'exprimer.
Silencieux et pensif, languissant, inquiet, accablé, il quittait sa demeure pour la solitude des bois. Tourmenté d'une flamme qu'il n'apercevait pas, il recherchait les noires solitudes. Mais il n'est qu'une solitude qui soit consolante, celle d'un sultan dans son harem.
Don Juan jetait les yeux sur lui, sur toute la terre, sur la merveille de l'homme et du firmament; il se demandait comment tous deux avaient été créés; il songeait aux tremblements de terre et à la guerre, au nombre de milles que pouvait former la circonférence de la lune; aux ballons; aux obstacles nombreux qui s'opposent à la connaissance exacte des cieux, et, après tout cela, il en revenait aux yeux de Doña Julia.
Il oubliait son chemin et, quand il interrogeait sa montre, il s'apercevait que le vieux Satan avait beaucoup gagné, et que, lui, il avait perdu son dîner.
Il revenait parfois à ses livres, mais comme le vent fait trembler les pages, l'imagination agitait son âme au milieu de ses lectures mystiques. Que lui manquait-il donc? Il l'ignorait. Non, les tendres rêveries, les chants des poètes ne pouvaient lui offrir ce dont il avait réellement besoin: un sein pour reposer sa tête, un cœur qui battît d'amour contre le sien, et d'autres caresses encore...
Inès n'était point sans deviner le trouble de son fils et quelle en était la cause. Mais elle fermait les yeux... Pour quel motif? peut-être voulait-elle ainsi couronner son éducation, ou bien ouvrir les yeux de Don Alfonso dans le cas où il aurait eu de la vertu de sa femme une opinion exagérée.
Un jour d'été, vers six heures et demie, Julia s'assit dans un joli berceau digne des houris du ciel profane de Mahomet. Elle n'était pas seule. Juan se trouvait auprès d'elle.
Qu'elle était belle quand il la regardait! L'émotion avait coloré ses joues. O Amour, quelle est donc la mystérieuse perfection de ton art? Il donne aux faibles la force, et il foule aux pieds le fort. Le précipice ouvert sous les pas de Julia était immense, mais la confiance que lui donnait sa vertu l'était également.
Elle songeait à ses propres forces, à la jeunesse de Juan, au ridicule de la pruderie, aux triomphes de la vertu, de la foi conjugale, et alors aux cinquante ans de Don Alfonso. Cette dernière idée n'était pas, à la vérité, propre à lui donner du cœur.
Cependant l'une de ses mains s'était appuyée languissamment sur celle de Don Juan, mais par erreur... Elle ne croyait toucher que la sienne propre.
Insensiblement elle se laissa aller sur l'autre main de Don Juan qui jouait dans les tresses de ses cheveux... La main qui tenait encore celle de Juan confirma en même temps d'une pression douce, mais sensible, la pression qu'elle recevait. Elle semblait dire: «Retenez-moi, si vous voulez.»
Les jeunes lèvres de Juan remercièrent la main par un reconnaissant baiser, mais aussitôt, confus de son ivresse, il la quitta avec l'air du désespoir comme s'il eût commis un crime. Que l'amour est timide une première fois! Julia cherchait à parler, mais elle n'y réussit point, tant sa langue était affaiblie.
Il y a du danger, au printemps, dans le silence de cette heure... La lumière argentée qui inonde les arbres et cette tour les couvre d'une beauté, d'un charme si profond qu'elle pénètre aussi notre cœur et le jette dans une tendre langueur qui n'est pas le repos.
Julia était assise près de Juan, à demi embrassée, et écartant à demi ses bras amoureux qui tremblaient comme le sein sur lequel ils reposaient. Elle pensait qu'il était certes facile de se débarrasser la taille, mais combien cette position avait de charmes!...
La voix de Julia s'éteignit et se perdit en soupirs, jusqu'au moment où tous les discours devinrent inutiles... Alors ses beaux yeux se noyèrent de larmes. Pourquoi coulaient-elles sans cause? Qui peut aimer et conserver la sagesse? Le remords luttait contre ses désirs; elle résistait encore un peu, elle se repentait beaucoup... «Jamais, jamais», répétait-elle... Et elle consentit à tout...
Cinq mois plus tard, dans le froid novembre, il était minuit. Doña Julia dans son lit dormait profondément. Soudain s'éleva un bruit capable de réveiller les morts. La porte était fermée, mais une voix et des doigts donnèrent la première alarme. On entendit: «Madame! Madame! Madame!
—Chut!
—Au nom de Dieu, Madame. Voici mon maître, avec la moitié de la ville à sa suite... Ce n'est pas ma faute, je faisais bonne garde... Ils montent maintenant l'escalier, dans une seconde ils seront ici. Il pourrait peut-être s'échapper. La fenêtre n'est certainement pas si haute!»
Et en effet arrivait Don Alfonso avec des torches, des amis et des valets en grand nombre. La plupart, depuis longtemps mariés, étaient ravis de troubler le sommeil de la femme coupable qui avait voulu outrager à la dérobée le front d'un époux. Une pareille conduite était contagieuse. Si l'on n'en punissait pas une, toutes suivraient bientôt son exemple.
De quel genre étaient les soupçons de Don Alfonso? Pour un cavalier de son rang il y avait quelque grossièreté à lever ainsi une armée autour du lit nuptial et à prendre des laquais pour attester l'affront qu'il craignait le plus de recevoir.
La pauvre Julia, comme sortant d'un profond sommeil, se mit en même temps à crier, bâiller et verser des larmes. Pour sa suivante Antonia, qui était au fait de tout, elle se hâtait de rejeter la couverture du lit en monceau pour donner à penser qu'elle-même venait d'en sortir. Pourquoi donc se donnait-elle tant de peine à prouver que sa maîtresse n'avait pas couché seule?
La dame et sa suivante étaient sans doute deux pauvres petites femmes tremblantes qui, par crainte des farfadets et plus encore des hommes, avaient cru pouvoir mieux résister à deux. Elles s'étaient donc innocemment couchées côte à côte, attendant que les heures d'absence fussent écoulées et que l'infâme mari eût reparu disant: «Ma chère amie, c'est moi qui le premier ai pensé à m'en aller!»
Julia retrouva enfin la parole et s'écria: «Au nom du ciel, Don Alfonso, que prétendez-vous faire? Êtes-vous devenu fou? Dieu! que ne suis-je morte avant d'être sacrifiée à un monstre pareil! Quelle est, dites-moi, le motif de cette violence nocturne, l'ivrognerie ou le spleen? Pouvez-vous me soupçonner d'une conduite dont l'idée seule me ferait mourir? Cherchez donc dans cette chambre.
—C'est bien mon intention, répondit Alfonso.
Il chercha, ils cherchèrent, tout fut retourné, cabinets, garde-robes, armoires, embrasures de fenêtres. Ils trouvèrent beaucoup de linge et de dentelle, des paires de bas, des mules, des brosses, des peignes, des nécessaires et autres articles à l'usage des jolies femmes, propres à conserver la beauté. Ils percèrent de leurs épées les rideaux et les tapisseries, ils arrachèrent les volets, ils brisèrent les tables.
Ils cherchèrent sous le lit et y trouvèrent—peu importe!—ce n'était pas ce qu'ils désiraient. Ils ouvrirent les fenêtres pour découvrir si la terre ne portait pas l'empreinte de quelque semelle; la terre était muette. Alors ils se regardèrent les uns les autres. Nui d'entre eux, à la vérité, par un étrange oubli, ne songea à examiner l'intérieur du lit.
La voix de Doña Julia ne demeurait pas inactive pendant cette perquisition.
«O Don Alfonso, qui n'êtes désormais plus mon époux, pouvez-vous bien agir ainsi à votre âge? Car vous avez atteint la soixantaine. Oh! cinquante ou soixante, c'est à peu près la même chose. Est-il sage, est-il convenable de compromettre ainsi sans motifs l'honneur d'une femme? Ingrat, parjure, barbare Don Alfonso!
«Est-ce pour cela que j'ai dédaigné les prérogatives de mon sexe, que j'ai pris un confesseur si vieux que nulle autre que moi n'eût pu le supporter? Mon innocence l'a plus d'une fois tellement étonné qu'il doutait que je fusse mariée!
«Est-ce pour cela que je n'ai pas voulu faire choix d'un cortejo parmi les jeunes gens de Séville? pour cela que je n'allais presque nulle part, si ce n'est aux combats de taureaux, à la messe, au spectacle, en soirée et au bal? pour cela que j'ai éconduit mes adorateurs jusqu'à en être incivile?
«J'ai eu à mes pieds des hommes illustres de tous les pays, le musicien italien Cazzone, des Russes, des Anglais, deux évêques et ce pair d'Irlande qui, l'an dernier, s'est tué pour l'amour de moi, en faisant un excès de boisson.
«Est-ce ainsi que l'on traite une épouse fidèle? Je vous sais gré, en vérité, de ne point me battre, c'est une grande modération de votre part! Oh! le vaillant homme! Avec vos épées nues et vos carabines armées, vous faites une jolie figure!
«C'était donc là le motif de ce soudain départ, sous prétexte d'affaires urgentes, en compagnie de votre procureur, ce fieffé gredin que je vois là déconcerté, tout honteux de la sottise qu'il a faite!
«S'il est venu pour dresser procès-verbal, au nom du ciel, qu'il procède! Vous avez là une plume et de l'encre à votre disposition! Que tout soit relaté avec précision. Je suis enchantée de vous voir bien gagner vos honoraires. Cependant je vous serais obligée de faire sortir vos espions: ma femme de chambre n'est pas habillée.
—Oh! s'écria Antonia en sanglotant, je serais capable de leur arracher les yeux!
—Continuez encore vos recherches, reprit Julia. Mais j'ai besoin de dormir. Vous m'obligeriez de ne pas faire tant de bruit, jusqu'à ce que vous ayez découvert l'antre mystérieux où se cache mon amant, ce trésor. Quand vous l'aurez découvert, que j'aie, du moins, le plaisir de le voir!
«Au fait, hidalgo, soyez aimable pour me dire quel est ce personnage? Est-il de haut lignage? J'espère qu'il est jeune et beau... Puisque vous vous êtes avisé de ternir ainsi mon honneur, ce n'aura pas été pour rien, je l'espère.
«Peut-être n'a-t-il pas soixante ans; à cet âge il serait trop vieux pour valoir la peine qu'on le tuât et pour éveiller la jalousie d'un époux si jeune... Antonia, donne-moi un verre d'eau, j'ai véritablement honte d'avoir répandu ces larmes. Elles sont indignes de la fille de mon père. Ma mère ne prévoyait pas, en me donnant le jour, que je tomberais au pouvoir d'un monstre!
«Et maintenant, monsieur, j'ai fini, je n'ajoute plus rien. Le peu que j'ai dit pourra montrer qu'un cœur ingénu sait souffrir en silence des torts qu'il lui répugne de dévoiler. Je vous livre à votre conscience. Elle vous demandera un jour pourquoi vous m'avez infligé ce traitement. Dieu veuille que vous n'en ressentiez pas alors le plus amer chagrin. Antonia! Où est mon mouchoir?»
Elle dit et se rejeta sur son oreiller. Ses yeux noirs flamboient à travers les larmes comme les éclairs à travers la pluie. Ses longs cheveux épais ombragent comme d'un voile la pâleur de ses joues. Leurs boucles noires ne peuvent cacher ses éblouissantes épaules. Ses lèvres charmantes demeurent entr'ouvertes, et son cœur bat plus haut que ne respire sa poitrine demi nue.
Le señor Don Alfonso était, à la vérité, confus. Nul des mirmidons ne s'amusait. Seul le procureur semblait se distraire du spectacle. Fidèle jusqu'à la mort, pourvu qu'il y eut discussion, peu lui importait la cause. La décision du débat appartiendrait toujours aux tribunaux!
Alfonso se préparait à balbutier quelque excuse. Mais la prudente Antonia l'interrompit.
«Je vous prie, monsieur, de quitter la chambre si vous ne voulez faire mourir madame.»
Alfonso murmura: «Le diable l'emporte!» puis il fit, sans trop savoir pourquoi, ce qu'on lui demandait.
Avec lui sortit toute, l'escouade. Le procureur se retira le dernier, avec répugnance, grandement étonné et contrarié de cet imprévu hiatus dans les faits de la cause, faits qui, tout à l'heure encore, avaient une si équivoque apparence. Pendant qu'il ruminait le cas, on boucla brusquement la porte à sa face légale.
O honte! O crime! O douleur! O race féminine! À peine eut-on tiré le verrou que le jeune Juan sortit du lit à demi suffoqué.
Fluet et facile à pelotonner, on l'avait caché dans le grand lit, entre Julia et sa servante. Non, il n'eût pas été à plaindre, quand même ce joli couple l'eût étouffé.
Il est écrit dans la chronique des Hébreux que les médecins, laissant là pilules et potions, avaient ordonné au vieux roi David, dont le sang coulait avec trop de lenteur, l'application d'une jeune fille nue par manière de vésicatoire. L'on prétend que ce remède lui réussit complètement. Sans doute fut-il administré d'une façon différente, car David lui dut la vie, mais Juan faillit en mourir.
Que faire? Antonia se mettait l'imagination à la torture. Alfonso n'allait-il pas revenir dès qu'il aurait congédié ces imbéciles? Et le jour allait bientôt paraître!
Pendant qu'Antonia cherchait, Julia, silencieuse, imprimait ses lèvres pâles encore sur les joues de Juan.
Ses lèvres, à lui, allèrent au-devant des siennes, ses mains s'occupaient de rechercher les tresses de ses longs cheveux épais. Même à ce moment critique, les deux amants ne pouvaient maîtriser leur amour, ils oubliaient tout le désespoir et le danger.
«Ce n'est pas l'heure de rire, fit Antonia avec colère. Il faut que je dépose ce joli monsieur dans le cabinet. Veuillez, je vous en prie, garder vos folies pour une nuit plus opportune.
«Cet enfant a le diable au corps! Il ne songe qu'à batifoler! Vous perdrez la vie, moi, ma place, ma maîtresse, tout!
«Encore si c'était un vigoureux cavalier de vingt-cinq ans! Mais pour ce visage de demoiselle! Vraiment, madame, votre choix m'étonne!
«Allons, monsieur, allons, entrez là. Bien, le voilà sous clef. Pourvu que nous ayons jusqu'à demain pour nous retourner. Eh! Juan, n'allez pas dormir au moins!»
L'arrivée de Don Alfonso, qui, cette fois, était seul, interrompit la harangue de l'honnête camériste. Ayant jeté sur les deux époux un long regard oblique, elle moucha la chandelle, salua et sortit.
Après quelques minutes de silence, Alfonso entreprit de bizarres excuses sur ce qui venait d'arriver. Mais il laissa entendre qu'il avait eu d'amples raisons pour agir ainsi.
Julia eût eu un moyen immédiat de lui clore le bec, c'eût été à son tour de lui reprocher ses maîtresses et notamment Inès dont la liaison avec lui n'était pas un mystère.
Elle ne le fit pas, peut-être pour ne point offenser l'oreille de Don Juan qui avait fort à cœur la réputation de sa mère, peut-être aussi pour ne pas reporter sur ce même Don Juan les idées d'Alfonso.
Du reste, quand on fait subir aux dames un interrogatoire de ce genre, elles ont un tact qui leur permet de se maintenir sans cesse à quelque distance de la question: ces charmantes créatures mentent avec tant de grâce! le mensonge leur sied à ravir!
Elles rougissent, et on les croit. Essayer de leur répondre est à peu près inutile, car leur éloquence est trop prodigue de paroles. Quand enfin elles sont hors d'haleine, elles soupirent, baissent les yeux, laissent échapper une larme ou deux. Et la paix est faite et ensuite, et ensuite, et ensuite... on s'assied... et on soupe...
Alfonso implora en fin de compte son pardon qui lui fut à moitié refusé et à moitié accordé. On y mit des conditions qu'il trouva très dures, on repoussa certaines petites requêtes qu'il présentait... Tourmenté et poursuivi par d'inutiles repentirs, il était là comme Adam aux portes du Paradis... Il suppliait de ne plus rien lui refuser quand tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur une paire de souliers.
Une paire de souliers! Ceux-ci étaient, à n'en pas douter, de taille masculine. Les voir, s'en emparer fut l'affaire d'un instant:
«Ah! bonté divine! Je sens claquer mes dents! mon sang se glacer!»
Et Alfonso entra à nouveau dans un violent accès de fureur.
Il sortit pour aller chercher son épée, et sur-le-champ Julia courut au cabinet:
«Fuyez, Juan, au nom du ciel! Pas un mot de réplique! La porte est ouverte! Vous pourrez vous échapper par le corridor que vous avez traversé si souvent. Voici la clef du jardin. Fuyez! Fuyez! Adieu! Dépêchez-vous... J'entends la marche précipitée d'Alfonso. Il ne fait point encore jour. Il n'y a personne dans la rue.»
En un moment Juan gagna la porte de la chambre et bientôt celle du jardin. Mais il se heurta à Alfonso en robe de chambre qui menaçait de le tuer. Alors, d'un coup de poing, il l'étendit à terre.
Ce fût une lutte terrible. La lumière s'éteignit. Antonia criait: «Au viol!» et Julia: «Au feu!» Mais pas un domestique ne bougea pour prendre part à la mêlée. Alfonso, étrillé à souhait, jurait ses grands dieux qu'il serait vengé cette nuit même. Juan, le sang bouillonnant, blasphémait une octave plus haut.
L'épée d'Alfonso était tombée à terre avant qu'il pût en faire usage, et ils continuèrent à lutter corps à corps. Si Juan eût vu l'épée, c'en était fait des jours d'Alfonso.
Le sang commença à couler: heureusement que c'était par le nez. Enfin, Juan réussit à se dégager par un coup adroitement porté, mais il y perdit son unique vêtement. Il prit la fuite en l'abandonnant, comme Joseph. Là s'arrête la comparaison entre les deux personnages.
Enfin on apporta de la lumière. Laquais et servantes survinrent, et un étrange spectacle s'offrit à leur vue: Antonia livrée à une attaque de nerfs; Julia évanouie; Alfonso appuyé contre la porte et pouvant à peine respirer; des débris de vêtements épars sur le parquet, du sang, des traces de pas d'hommes...
Juan avait gagné la porte extérieure du jardin, tourné la clef dans la serrure et refermé du dehors, sans se soucier de ceux qui étaient en dedans.
Complètement nu, il trouva son chemin et rentra chez lui sous la seule protection d'une nuit assez obscure.
Il s'ensuivit un scandale charmant et une demande en divorce.
Doña Inès, pour donner le change sur l'éclat le plus violent qui, depuis des siècles, eut fait l'entretien de l'Espagne, fit vœu de brûler en l'honneur de la Vierge plusieurs livres de bougies, puis, sur l'avis de quelques vieilles matrones, elle envoya son fils s'embarquer à Cadix. Elle voulait qu'afin de réformer sa morale antérieure et de s'en créer une nouvelle il voyageât par terre et par mer dans tous les pays d'Europe, surtout en France et en Italie.
Julia fut mise au couvent. Sa douleur fut grande, mais on jugea mieux de ses sentiments par la lettre qu'elle écrivit à Don Juan:
«On m'annonce que c'est une chose résolue. Vous partez. Ce parti est sage et convenable. Il ne m'en est pas moins pénible. Désormais je n'ai plus de droits sur votre jeune cœur: c'est le mien qui est la victime... Je vous écris à la hâte, et la tache qui est sur ce papier ne vient point de ce que vous pourriez croire. Mes yeux sont brûlants et endoloris, mais ils n'ont point de larmes.
«Je vous ai aimé et je vous aime encore... À cet amour, j'ai tout sacrifié, ma fortune, mon rang, le ciel, l'estime du monde et la mienne. Et cependant je ne regrette point ce que ce rêve m'a coûté, tant son souvenir m'est cher.
«Je n'ai rien à vous reprocher, rien à vous demander.
«Dans la vie de l'homme, l'amour est un épisode; pour la femme, c'est toute l'existence. La cour, les camps, l'église, les voyages, le commerce occupent l'activité de l'homme; l'épée, la robe, le gain, la gloire lui offrent en échange, pour remplir son cœur, l'orgueil, la renommée, l'ambition. Il en est peu dont l'affection résiste à de telles diversions. Nous n'en avons qu'une: aimer de nouveau et nous perdre encore.
«Vous avancerez, brillant de plaisir et d'orgueil. Vous en aimerez beaucoup; beaucoup vous aimeront. Sur terre tout est fini pour moi. Il ne me reste plus qu'à enfermer au fond de mon cœur ma honte et ma profonde douleur. Adieu donc, pardonnez-moi, aimez-moi...
«Mot inutile! Je le laisse cependant...
«Aurai-je la force de calmer mon esprit? Mon sang se précipite encore là où ma pensée est fixée, comme roulent les vagues dans le sens que le vent leur imprime... J'ai un cœur de femme, je ne peux oublier.
«Je n'ai plus rien à dire et ne peux me résoudre à quitter la plume... Je n'ose poser mon cachet sur ce papier... Et pourtant je le pourrais sans inconvénient. Mon malheur ne saurait s'accroître. Je ne vivrais déjà plus si l'on mourait de douleur. La mort dédaigne de frapper l'infortunée qui s'offre à ses coups... Il me faut survivre à ce dernier adieu... Il me faut supporter la vie pour vous aimer et prier pour vous!»
Elle écrivit ce billet avec une jolie petite plume de corbeau toute neuve sur du papier doré sur tranches. Sa frêle main blanche tremblait quand elle approcha la cire de la lumière, et pourtant il ne lui échappa pas une larme. Le cachet portait un héliotrope sur une cornaline blanche avec la devise «Elle vous suit partout.» La cire était superfine et d'un beau vermillon.
Telle fut la première aventure périlleuse de Don Juan.
CHAPITRE II
LE NAUFRAGE
Les filles de Cadix.—L'embarquement.—Mélancolie de Don Juan.—Le mal de mer.—La tempête.—Le grog.—Tristesse du licencié Pedrillo.—Dans les canots.—Le navire sombre.—La chaloupe s'éloigne.—La faim.—Le tirage au sort.—Pedrillo mis à mort et mangé.—Le châtiment.—Le dénuement.—La terre!—Vers le rivage.—Naufrage de la chaloupe.—Don Juan atteint le rivage et s'évanouit.
Juan avait donc été envoyé à Cadix. C'était, avant que le Pérou eût appris à se révolter, l'entrepôt du commerce colonial. Et puis on y trouvait de si jolies filles, des dames si gracieuses! Le cœur se gonfle à les regarder marcher. C'est quelque chose de divin, d'incomparable. Le coursier arabe? le cerf majestueux? le cheval barbe nouvellement dompté? le caméléopard? la gazelle? non ce n'est pas cela. Et puis leur mise: leur voile, leur jupon court! Et leurs petits pieds, et le tour de leurs jambes!
Elles rejettent leurs voiles en arrière, et un regard irrésistible, qui vous rend pâle de bonheur, vous brûle jusqu'au fond du cœur. Terre de soleil et d'amour! Celui qui t'oublie n'est plus digne de dire ses prières.
C'est à voyager sur mer que Don Juan avait été destiné: comme si un vaisseau espagnol était une arche de Noé qui lui devait offrir asile contre la perversité de la terre, et d'où il prendrait son vol un jour ainsi que la colombe de promission!
Don Juan, ses malles faites, reçut un sermon et de l'argent. Son voyage devait durer quatre printemps.
Ainsi Doña Inès espérait que son fils s'amenderait; elle, lui remit une lettre toute pleine de sages conseils et quelques autres de crédit.
Juan s'embarqua donc. Le vaisseau leva l'ancre par bon vent et mer passablement houleuse. Sur le tillac il adressa son adieu à l'Espagne. Les premières séparations sont toujours pénibles. Lors même que l'on quitte les lieux et les gens les plus déplaisants, on ne peut s'empêcher de tourner les yeux vers son clocher.
Mais il laissait derrière lui plus d'un objet chéri: une mère, une maîtresse et point d'épouse. Ainsi il pleurait comme les Hébreux captifs, aux bords des fleuves de Babylone, sur les souvenirs de Sion. Et en même temps il réfléchissait et prenait la résolution de se corriger.
«Adieu, Espagne, un long adieu! s'écria-t-il. Peut-être ne te reverrai-je plus, peut-être suis-je destiné à périr comme l'exilé, par la seule soif qu'il avait de ton rivage. Adieu! beaux sites que baigne l'eau du Guadalquivir. Adieu, ma mère! et puisque tout est fini entre nous, adieu aussi, ma chère Julia!»
Ce disant, il tira sa lettre et la relut tout entière.
«Que si jamais je t'oublie, je jure...—mais non, cela est impossible, cela ne saurait être—cet océan azuré se convertira en air, la terre elle-même en mer avant que ton image ne disparaisse de mon cœur, ô ma charmante! avant que ma pensée ne s'éloigne de la tienne. Ah! quand l'âme est malade, rien ne la peut guérir...»
Ici le vaisseau fit un plongeon, et Don Juan sentit les premières atteintes du mal de mer.
«Que plutôt le ciel vienne toucher la terre! poursuivait-il... Ah! que ce navire fait de vilains soubresauts! Julia, que sont tes maux comparés à ceux-ci? Pedro, Battista, aidez-moi à descendre, portez-moi un verre de liqueur. Coquins, vous dépêcherez-vous? O Julia, ma Julia bien-aimée, entends mes supplications.»
Ici le vomissement lui coupa la parole.
L'amour fait bonne contenance devant les maladies nobles, mais il répugne aux indispositions vulgaires; il n'aime pas qu'un éternuement vienne interrompre ses soupirs.
L'amour de Don Juan était parfait, mais comment, au milieu des mugissements des vagues, eût-il résisté à l'état d'un estomac qui en était à son premier voyage en mer?
Le navire faisait voile sur Livourne. C'était là que la famille de Moncada s'était fixée avant la naissance de Don Juan. Les deux familles étaient alliées, et il avait pour les Moncada une lettre d'introduction.
Sa suite se composait de trois domestiques et d'un précepteur, le licencié Pedrillo, qui connaissait plusieurs langues; mais en ce moment, étendu lui aussi, malade et sans voix, il appelait la terre de tous ses vœux.
La brise augmenta sur le soir. Au coucher du soleil on commença à carguer les voiles...
À une heure le vent sauta subitement. Le vaisseau fut jeté en travers de la lame qui le frappa sur l'arrière et lui fit une brèche effrayante. L'étambot sauta, et le gouvernail fut arraché. On se précipita aux pompes.
Le navire se maintint toute la nuit grâce au puissant débit des pompes. La journée du lendemain fut relativement calme, mais vers le soir une nouvelle bourrasque plus violente jeta d'un seul coup le navire sur le flanc.
On dut couper le grand mât et le mât de misaine, puis l'artimon et le beaupré. Ainsi allégé, le vieux vaisseau se redressa avec violence.
Quant aux passagers, ils estimaient fort désagréable de perdre probablement la vie et de voir leurs habitudes dérangées. Les meilleurs marins eux-mêmes, croyant leur dernier jour venu, avaient des velléités d'insubordination. En pareil cas ils ne se font pas faute de demander du grog, voire de boire au tonneau.
Mais Don Juan, avec un bon sens au-dessus de son âge, courut à la chambre aux liqueurs et se plaça devant la porte, un pistolet dans chaque main. Son attitude tint en respect tous ces matelots qui, avant de couler à fond, pensaient qu'ils ne pouvaient mieux faire que de s'abandonner définitivement à l'ivresse.
«Donnez-nous encore du grog!» disaient-ils. À quoi Juan répondait: «Si la mort nous attend, sachons mourir en hommes et non pas en brutes!» Personne ne voulut lui faire violence et s'exposer à un trépas anticipé. Il n'y eut pas jusqu'à l'infortuné Pedrillo, son précepteur, qui ne vit rejeter la requête qu'il présentait d'un peu de rhum.
Ce bon vieillard se lamentait et jurait que, ce péril passé, il ne quitterait plus ses occupations académiques pour suivre les pas de Don Juan comme un autre Sancho Pança.
Pendant quelques jours on put encore nourrir de l'espoir. Le vent s'était un peu calmé en effet. On entreprit de rétablir un mat de fortune.
La longue-vue ne révélait ni voiles ni rivage, rien que la mer mugissante.
Le temps redevint menaçant. Tous les travaux durent être abandonnés. Le navire, inutile débris, flottait à nouveau à la merci des vagues.
Alors le charpentier déclara au capitaine qu'il ne pouvait plus rien faire. C'était un homme âgé qui avait parcouru plus d'une mer orageuse. S'il pleurait maintenant, ce n'était pas de crainte, mais parce que le pauvre diable avait une compagne et des enfants.
Toutes distinctions disparurent parmi les passagers. Les uns se remirent en prières et promirent des cierges à leurs saints. D'autres se firent attacher dans leurs hamacs. Ceux-ci se vêtirent de leurs plus beaux habits comme pour un jour de fête; ceux-là maudissaient le jour où ils avaient reçu le don de la vie. Il y en eut un qui demanda l'absolution à Pedrillo qui, dans son trouble, l'envoya au diable.
Alors, après examen, on décida de mettre les embarcations à la mer. Un canot peut lutter s'il n'est pas pris par le revers.
Les hommes, même quand ils doivent mourir, répugnent à l'inanition. On s'occupa donc d'abord d'embarquer les quelques tonneaux de vivres que la mer avait avariés, des gallons d'eau et des bouteilles de vin.
Construire un radeau? On l'essaya, mais ce fut une tentative qui ne devait prêter qu'à rire, si tant est que le rire soit possible en si tragique circonstance, à moins que ce ne soit cette gaieté horrible et insensée, mi-hystérique, mi-épileptique, des gens qui ont trop bu.
À huit heures et demie du soir, on jeta à la mer espars, bout-dehors, cages à poules, tout ce qui pouvait soutenir les matelots sur les vagues et prolonger pour eux une lutte inutile. Le ciel était éclairé de quelques rares étoiles. Les embarcations s'éloignèrent, encombrées de chargements; alors le navire porta à bâbord, fit un mouvement brusque et plongea la tête la première.
Les braves en silence, les timides avec des cris, s'élancèrent au-devant de leur tombe. La mer s'entr'ouvrit comme un enfer, et la vague elle-même fut aspirée par le navire. Ainsi l'homme qui lutte avec son ennemi cherche à l'étrangler avant de mourir.
Puis on n'entendit plus rien, sauf le mugissement des vents et le brisement des vagues inexorables.
Ceux qui purent s'éloigner du navire étaient neuf dans le cutter et trente dans la chaloupe.
Tous les autres, de l'équipage et des passagers, avaient péri: deux cents âmes avaient pris congé de leurs corps.
Juan prit place dans la chaloupe et réussit à y faire entrer Pedrillo. Un de ses valets, Battista, était mort pour avoir bu trop d'eau-de-vie. Quant à Pedro, étant ivre également, il fit un faux pas, tomba à l'eau et se noya. Juan fut heureux de pouvoir sauver son épagneul, un brave animal qu'il tenait de son père.
Il avait eu soin d'emplir d'argent ses poches et celles de Pedrillo.
Pendant la nuit, un coup de vent retourna le petit cutter qui disparut avec ses neuf passagers.
Grelottant sous le frisson glacial, ceux de la chaloupe virent au lendemain matin se lever un soleil rouge et enflammé, pronostic certain de la continuation de la tempête. Ils se partagèrent avec parcimonie les rations de biscuit et d'eau.
Un désir ardent, surhumain, de vivre tenait les plus faibles de ces malheureux. Et ils résistaient comme des rocs aux assauts de la tempête.
Sur le troisième jour, un calme survint qui renouvela d'abord leurs forces et fut un délassement à leurs membres fatigués. Ils s'endormirent, bercés comme des tortues par le rythme de l'océan. Mais quand ils se réveillèrent ils ressentirent une subite défaillance et se mirent à dévorer d'un seul coup les provisions que jusque-là ils avaient prudemment ménagées.
Le quatrième jour parut, mais plus un souffle d'air. Que pouvaient-ils faire avec leur unique aviron?
Le cinquième jour, l'océan était bleu, serein et doux. Cependant la rage de la faim se fit sentir; malgré les supplications de Don Juan, son épagneul fut tué et distribué par rations.
Le sixième jour on vécut de sa peau. Juan, qui avait refusé de toucher à la chair d'un animal domestique ayant appartenu à son père, cédant maintenant à la faim de vautour qui s'était emparée de lui, accepta avec remords, comme une éminente faveur, l'une des pattes de devant de son épagneul et la partagea avec Pedrillo.
Au septième jour, le soleil brûlant enflammait et dévorait leur peau. Ils gisaient immobiles sur les flots comme des cadavres. Ils n'avaient d'espoir hors la brise qui ne venait pas, et parfois ils se jetaient les uns sur les autres des regards farouches. Tout était épuisé: eau, vin, vivres. Et déjà vous eussiez vu reluire dans leurs yeux de loups des désirs de cannibales.
L'un d'eux parla enfin à l'oreille de son voisin, qui parla à l'oreille d'un autre, et bientôt la proposition eut fait le tour. Un sourd murmure de fureur et de désespoir s'éleva. Dans la pensée de son voisin, chacun avait reconnu la sienne.
On se partagea ce jour-là quelques casquettes de cuir et le peu de souliers qui restaient encore. Et alors ces misérables regardaient autour d'eux avec un muet désespoir. Nul n'était disposé à s'offrir en sacrifice... Enfin, on proposa les fatals billets. Faute de mieux, on prit de force à Don Juan, pour cet usage, la lettre de Julia.
Le sort tomba sur l'infortuné précepteur Pedrillo.
Il demanda pour unique grâce qu'on le saignât jusqu'à la mort, ce qui fut fait, le chirurgien ayant gardé ses instruments. Il expira si tranquillement qu'il eût été difficile de déterminer le moment où il avait cessé de vivre. Il mourut, comme il était né, dans la foi catholique.
Le chirurgien eut pour ses honoraires le choix du premier morceau, mais, ayant soif, il commença par boire une gorgée de sang qui coulait de la veine entr'ouverte. Une partie du cadavre fut distribuée, l'autre jetée à la mer. Les intestins et la cervelle servirent de régal à deux requins qui suivaient la chaloupe. Les matelots se partagèrent les restes.
Tous se restaurèrent ainsi, hormis trois ou quatre. Juan fut du nombre. Il avait déjà refusé de goûter à son épagneul. Ses compagnons ne devaient pas s'attendre à ce que, dans cette extrémité, il mangeât avec eux son pasteur et maître.
Il fit bien de s'en abstenir, car les suites du repas furent on ne peut plus effrayantes. Ceux qui avaient montré le plus de voracité tombèrent dans un délire furieux. Ils blasphémaient! et on les vit écumer et se rouler à terre en proie à d'étranges convulsions, boire l'eau de la mer, se déchirer, grincer des dents, hurler, et puis soudain mourir avec un rire d'hyène.
Cette punition du ciel réduisit le nombre des passagers... Combien ils étaient maigres!... Les uns avaient perdu la conscience, les autres méditaient une dissection nouvelle.
Ils jetèrent les yeux sur le contremaître, comme étant le plus gras; mais outre l'extrême répugnance que ce personnage éprouvait pour une mesure si radicale, il fit valoir quelques bonnes raisons pour s'en exempter, dont l'une qu'il se trouvait malade de certain cadeau que lui avaient fait les dames de Cadix...
On se montrait ménager de ce qui restait du pauvre Pedrillo. Les uns n'osaient y toucher, les autres en prenaient parfois une bouchée. Don Juan s'en abstint complètement et se contenta de mâcher du plomb et un morceau de bambou. Enfin ils prirent quelques oiseaux de mer et purent cesser de manger de la chair humaine.
La même nuit il tomba de la pluie. Ils la recueillirent au moyen de toiles qu'ils pressaient ensuite. Leurs lèvres desséchées, crevassées et saignantes aspirèrent cette onde comme si c'eût été du nectar. Non, ils n'avaient jamais connu auparavant la volupté de boire!
Un arc-en-ciel qui apparut le lendemain, fut estimé par tous de bon augure. Puis un grand oiseau blanc, palmipède, vola longtemps autour de la chaloupe.
La nuit suivante, le vent recommença à souffler, mais sans violence; les étoiles brillèrent; la chaloupe put faire route, mais les naufragés étaient tous dans un tel épuisement qu'ils ne savaient guère où ils étaient ni ce qu'ils faisaient. Les uns se figuraient voir la terre, les autres disaient: Non! À chaque instant, les brouillards trompaient leur vue; ceux-ci juraient qu'ils entendaient des brisants, ceux-là des coups de canon; il y eut un moment où tout le monde partagea cette dernière illusion.
Quand l'aurore parut, la brise avait cessé. Celui qui était de quart s'écria en jurant que si ce n'était pas la terre qui s'élevait avec les rayons du soleil, il consentait à ne la revoir de sa vie; sur quoi les autres se frottèrent les yeux; ils virent ou crurent voir une baie et naviguèrent dans sa direction. C'était en effet, le rivage que peu à peu on aperçut distinct, escarpé, bien réel!
Il y en eut qui fondirent en larmes; d'autres, sceptiques encore, jetaient autour d'eux des regards stupides; quelques-uns priaient... Au fond de la chaloupe, il y en avait trois qui dormaient depuis longtemps. On leur secoua les mains et la tête afin de les réveiller, mais on s'aperçut qu'ils étaient morts.
Ils ne savaient quelle était cette côte escarpée et rocheuse. Ils se perdaient en conjectures. Ceux-ci pensaient que c'était le mont Etna; ceux-là, les montagnes de Candie, de Chypre, de Rhodes ou d'autres îles.
Cependant le courant continuait à pousser leur barque, semblable à celle de Caron, vers le rivage. Ils n'étaient plus que quatre vivants et trois morts. Ceux-là n'avaient pas réussi, tant ils étaient faibles, à jeter ceux-ci par-dessus bord.
Glacés la nuit, brûlés le jour, rongés par la faim, dévorés par la soif, ils avaient succombé un à un, les réchappés du naufrage. Ce qui avait surtout hâté leur mort, c'était l'espèce de suicide qu'ils avaient commis en buvant de l'eau salée pour chasser Pedrillo de leurs intestins!
Le rivage semblait désert, sans nulle trace d'hommes, et les vagues l'entouraient d'un formidable rempart... Mais leur désir de toucher la terre était un délire... Quoiqu'ils eussent devant eux les brisants, ils continuèrent à porter droit au rivage. Un récif les en séparait. Le bouillonnement de l'eau annonçait sa présence. Ils lancèrent cependant leur chaloupe droit vers le rivage, et soudain elle fut submergée...
Malgré sa faiblesse, et la raideur de ses membres, Juan, qui était un habile nageur, parvint à se soutenir sur l'eau... Ce qui lui fit courir le plus grand danger, ce fut un requin qui emporta la cuisse de l'un de ses compagnons... Les deux autres ne savaient pas nager... Juan fut le seul qui, grâce à l'aviron, put atteindre le rivage... Il s'arracha d'un suprême effort aux flots et roula à demi mort sur la grève...
Hors d'haleine, il enfonça ses ongles dans le sable de peur que la mer mugissante ne revînt sur ses pas pour le reprendre. Il sentit alors un vertige s'emparer de son cerveau... La plage lui sembla tourner autour de lui et il s'évanouit... Il tomba lourdement sur le côté, tenant encore dans une de ses mains l'aviron qui l'avait soutenu; et pareil à un lis flétri, il gisait là, aussi beau à voir, avec ses formes sveltes et ses traits pâles, que ne le fut jamais créature formée de l'argile...
CHAPITRE III
HAYDÉE
Retour à la vie: première vision.—Haydée et sa suivante.—Dans la grotte.—Haydée et son père.—Sommeil profond de Juan et troublé d'Haydée.—Premier entretien, premier repas.—Les visites à la grotte.—Le bain.—Promenades sentimentales.—Départ du vieux pirate.—Première nuit d'amour sur la grève.—Exploits du pirate.—Le retour impromptu.—La fête au logis.—Danses et orgies.—Le repas d'Haydée et de Juan.—Singes, eunuques, danseuses et poète.—Les rêves d'Haydée.—Apparition paternelle.—La bagarre.—Vengeance du pirate.—Maladie et mort d'Haydée.
Il demeura longtemps ainsi, puis ses yeux s'ouvrirent, se fermèrent et s'ouvrirent de nouveau... Il croyait être encore dans la chaloupe et sortir d'un sommeil léger. Alors le désespoir le reprit, et il regretta de n'avoir pas dormi du sommeil de la mort; mais le sentiment lui revint, ses faibles yeux errèrent lentement autour de lui et s'arrêtèrent sur la figure charmante d'une fille de dix-sept ans.
Elle était penchée sur lui, et sa petite bouche se rapprochait de la sienne, comme pour interroger son souffle, et peu à peu le doux frottement de sa main chaude et jeune ramenait à la vie ses esprits glacés...
Elle lui fit prendre quelques gouttes de cordial et enveloppa d'un manteau ses membres... Puis son beau bras souleva cette tête languissante, et elle appuya ce front mourant et pâle sur sa joue colorée d'un pur incarnat... Et elle épiait avec inquiétude chaque mouvement convulsif qui arrachait un soupir à la poitrine oppressée du naufragé, en même temps qu'à la sienne.
Aidée de sa suivante, jeune aussi, bien que son aînée, l'aimable fille le transporta avec précaution dans la grotte voisine. Alors elles allumèrent du feu et, à la lueur de la flamme, la jeune fille se dessina un instant aux yeux de Juan et lui apparut grande et belle.
Son front était orné de pièces d'or qui brillaient sur sa chevelure brune dont les flots retombaient en tresses derrière elle presque jusqu'aux pieds... Il y avait sur sa personne un air de distinction qui annonçait une femme de qualité.
Elle avait les yeux noirs comme la mort, et de longs cils ombrageaient tout son visage. Son front était blanc et petit; sa lèvre supérieure eût pu servir de modèle à un statuaire.
Sa robe était d'un fin tissu et de couleurs variées; l'or et les pierreries étaient entremêlés à profusion dans sa chevelure; sa ceinture étincelait; la plus riche dentelle ornait son voile, et plus d'une pierre précieuse brillait sur sa petite main; elle portait de petites chaussures souples et pas de bas.
Le costume de l'autre femme était à peu près semblable, mais d'étoffes plus grossières.
Cette jeune fille était l'enfant unique d'un vieillard qui vivait sur les flots. Il avait été pêcheur dans sa jeunesse, mais il avait rattaché à ses excursions maritimes quelques autres spéculations d'une nature peut-être moins honorable: un peu de contrebande et la piraterie avaient fait passer d'un grand nombre de mains dans les siennes un million de piastres environ.
Il allait de temps à autre à la pêche des vaisseaux marchands égarés; il confisquait la cargaison et l'équipage. Le marché aux esclaves lui valait aussi d'honnêtes bénéfices.
Il était Grec, et dans son île, l'une des plus petites et sauvages des Cyclades, il avait, du produit de ses méfaits, construit une très belle maison où il vivait fort à son aise. Dieu sait combien de brigandages il avait accomplis, combien de sang il avait versé: c'était, somme toute, un personnage peu moral. Sa maison n'en était pas moins spacieuse, pleine de belles sculptures, peintures et dorures dans le goût barbaresque.
Il n'avait que cette fille, appelée Haydée, la plus riche héritière des Iles orientales. Elle était si belle que sa dot n'était rien auprès de ses sourires. Comme un arbre charmant, elle croissait dans sa beauté de femme.
Ce jour-là même elle se promenait le long de la grève, au pied des rochers, quand elle avait trouvé Don Juan insensible, pas tout à fait mort, mais presque. Il était nu et, comme de raison, cette vue la blessa. Cependant elle se crut obligée de donner un abri à cet étranger qui se mourait et qui avait la peau si blanche.
Le conduire chez son père, ce n'eût pas été précisément le moyen de le sauver. Le vieillard, en effet, ne se serait pas fait scrupule de le vendre comme esclave dès qu'il eût été rétabli.
Avec les débris du naufrage, les deux femmes avaient pu allumer du feu sans peine.
Haydée et sa suivante s'étaient dépouillées de quelques-uns de leurs vêtements pour faire un lit au naufragé afin qu'il fût plus à l'aise quand il s'éveillerait, car il s'était à nouveau profondément endormi. Puis elles partirent, se promettant de revenir à la pointe du jour avec un plat d'œufs, du café, du pain et du poisson.
Juan dormit comme un sabot, d'un sommeil sans rêves.
Haydée était rentrée chez elle, enjoignant le silence le plus absolu à sa suivante Zoë. Elle dormit, elle, d'un sommeil agité; elle ne cessa de se retourner sur sa couche, rêvant de naufrages et de charmants cadavres étendus sur la grève.
Elle éveilla de si bonne heure sa suivante que celle-ci en murmura. Les vieux esclaves de son père, réveillés à leur tour, jurèrent en diverses langues, arménien, turc ou grec, ne sachant que penser de cette lubie.
La vierge insulaire, plus pâle et plus fraîche que l'aurore qui la baisait de ses lèvres humides, descendit au rocher.
Elle vit que Juan dormait encore comme un enfant au berceau. Elle le couvrit de nouveau, car l'air du matin était vif, puis se pencha sur lui, silencieuse; ses lèvres muettes buvaient la respiration à peine perceptible de Juan.
Pendant ce temps, Zoë tirait les provisions du panier et faisait cuire le repas.
Elle prépara les œufs, les fruits, le café, le pain, le poisson, le miel et le vin de Scio. Mais Haydée ne voulut pas qu'elle éveillât le naufragé, et les deux femmes attendirent...
Juan continuait de dormir. Les souffrances l'avaient amaigri et jauni, mais c'était encore un fort joli garçon.
Il ouvrit les yeux enfin et se serait rendormi si le charmant visage ne lui fût apparu à nouveau. Il n'avait jamais été indifférent aux traits féminins: même dans ses prières, il détournait les yeux des saints renfrognés pour les reporter sur la tendre image de la Vierge Marie.
La dame fit un effort et timidement, avec l'accent grave et doux de l'Ionie, lui dit qu'il était faible et ne devait pas parler, mais manger.
Juan ne pouvait comprendre un seul mot à ce langage, mais il avait de l'oreille, et la voix de la jeune fille était le gazouillement d'un oiseau, si suave, si pur, que jamais il n'avait entendu musique plus simple et plus belle.
Le fumet de la cuisine de Zoë, qui parvenait à son odorat, contribuait également, à la vérité, à le rappeler à la vie. Il éprouva un grand besoin de manger, surtout un beefsteak.
Mais il dut se contenter de ce qu'on lui offrait. Il commença de dévorer comme un affamé qu'il était. Zoë dut calmer son ardeur, car elle savait qu'il est très dangereux, en pareil cas, de satisfaire sa faim. Elle lui fit comprendre par des gestes qu'il se trouvait, pour le moment, suffisamment restauré.
Ensuite, comme il était à peu près nu, sauf une guenille, elles le vêtirent des vêtements qu'elles avaient apportés. Cela lui fit un costume mi-turc, mi-grec.
Haydée avait essayé de lui parler, mais elle reconnut qu'il ne comprenait rien. Alors elle joignit les gestes au langage. Juan faisait plus attention à ses regards qu'à ses paroles.
Qu'il est doux d'apprendre une langue étrangère des lèvres et des yeux d'une femme aimée!
Chaque jour, à l'aube, heure un peu matinale pour Juan qui aimait à dormir, Haydée se rendait à la grotte. Elle l'éveillait en caressant les boucles de ses cheveux, en exhalant sa fraîche haleine sur sa joue et sa bouche.
Juan devenait peu à peu convalescent. Quand il s'éveillait, il trouvait de bonnes choses devant lui, un bain, un déjeuner et les plus beaux yeux qui aient jamais fait battre un cœur de jeune homme.
L'un et l'autre étaient si jeunes que le bain n'avait rien qui les fît rougir. Haydée voyait en Don Juan l'être dont elle avait rêvé chaque nuit depuis deux ans, celui qu'elle devait rendre heureux, et qui lui donnerait à elle le bonheur.
Il était son bien, son trésor, fils de l'Océan, un précieux débris que lui avaient jeté les vagues, son premier et dernier amour.
Une lune ainsi s'écoula, et la belle Haydée visitait chaque jour son jeune ami. Enfin son père reprit la mer pour aller à la rencontre de certains navires marchands, trois vaisseaux ragusains à destination de Scio.
Ce fut pour elle le signal de la liberté, car elle n'avait plus sa mère. Elle prolongea ses visites et ses causeries, et avec Juan elle se promenait sur la côte. C'était une falaise battue de brisants: en haut des rocs escarpés, en bas une plage sablonneuse dont l'accès était défendu par des écueils. Jamais ne cessait le mugissement des vagues menaçantes, excepté ces longs jours d'été où la surface de l'océan est unie comme celle d'un lac.
Zoë bornait son service auprès de sa maîtresse à apporter l'eau chaude, à tresser les longs cheveux d'Haydée et à lui demander de temps à autre ses robes de rebut.
C'était l'heure où le soir répand sa fraîcheur, le disque du soleil s'affaissant derrière la colline. D'un côté, la montagne, de l'autre, la mer apaisée et sans fin, au-dessus de leur tête le firmament au milieu duquel brillait une étoile solitaire.
Ils se tenaient par la main, foulant le sable dur et poli, ils sautaient par-dessus les cailloux, écrasant les coquillages. Ils pénétrèrent dans les profondeurs du roc creusées par la tempête et l'orage. Là, ils s'assirent et, les bras enlacés, s'abandonnèrent aux charmes du crépuscule à la teinte pourprée.
Ils regardèrent le ciel, semblable à un autre océan couleur de rose. Le large disque de la lune se levait déjà sur la mer. Ils écoutèrent le clapotement des vagues, les soupirs de la brise; ils aperçurent des flammes brûlantes dans les regards qu'ils se jetaient l'un à l'autre; alors leurs lèvres s'approchèrent et s'unirent par un baiser...
Un long, long baiser, un baiser de jeunesse, de beauté et d'amour, un baiser qui ébranle le cœur.
Ils se sentirent invinciblement attirés l'un vers l'autre, comme si leurs âmes et leurs lèvres se fussent appelées... Une fois réunies, elles adhérèrent comme des abeilles qui essaiment... Leurs cœurs étaient les fleurs d'où provenait le miel.
La mer silencieuse, l'éclat affaibli du crépuscule, le silence de la grève et des cavernes, tout cela les faisait se rapprocher davantage l'un de l'autre, comme s'il n'y eût jamais eu sous le ciel d'autre vie que la leur, et que leur vie ne pût jamais mourir.
Leurs discours ne se composaient que de paroles entrecoupées. La nuit ne leur faisait pas peur; ils étaient en tout l'un à l'autre.
Haydée n'exigea pas de serments; elle volait comme un oiseau à son jeune ami; l'idée du mensonge lui était inconnue.
Elle aimait, et elle était aimée... Elle adorait, elle était adorée... Leurs âmes passionnées, absorbées l'une dans l'autre, eussent expiré dans celle ivresse si des âmes pouvaient mourir... Elle sentit son cœur battre sur celui de son bien-aimé, et elle comprit que désormais il ne pouvait plus battre isolément.
Ils étaient si jeunes, si beaux, si aimants et si faibles... C'était l'heure où le cœur est toujours plein, où il pousse à des actes que l'éternité ne peut effacer...
Depuis Adam et Ève, jamais couple plus beau n'avait enfreint la damnation éternelle... Ils avaient entendu parler des eaux du Styx, de l'enfer et du purgatoire... Mais que leur importait!
Ils se regardèrent, et leurs yeux brillaient à la clarté de la lune. Le bras de Juan est toujours enlacé à la taille d'Haydée, et le sien presse la tête de Juan... Elle boit ses soupirs et lui les siens... Ils ne forment plus qu'un murmure confus et entrecoupé... On les prendrait ainsi, demi-nus, pour un groupe antique, tout à l'amour, tout à la nature...
... Quand furent passés ces moments d'ivresse brûlante et profonde, Juan s'abandonna au sommeil dans les bras d'Haydée. Mais elle ne dormait pas... Sa tendre et énergique étreinte continuait à soutenir sa tête appuyée sur les trésors de son sein... Par intervalles, elle tournait ses regards vers le ciel, puis les reportait sur le pâle visage qu'elle réchauffait sur son cœur, son cœur débordant de joie de tout ce qu'elle avait accordé, de tout ce qu'elle accordait encore.
Quel bonheur possède celui qui voit dormir l'être qu'il aime!
Haydée, seule avec la nuit, l'océan et son amour, contemplait sans fin le sommeil de son amant. Ces étoiles innombrables qui scintillaient maintenant au ciel n'éclairaient nulle part une félicité comparable à la sienne.
Elle était l'enfant de la passion, née sous ce ciel qui rend brûlants les baisers des filles aux doux yeux de gazelle; elle n'était faite que pour aimer, tout ce qu'on pouvait dire ou faire ailleurs n'était rien pour elle. Là battait son cœur... Elle n'avait rien d'autre à souhaiter, à espérer ni à craindre.
C'en est donc fait. Juan et Haydée ont engagé leur cœur sur ce rivage solitaire; les étoiles ont versé leur lumière sur tant de beauté; l'océan fut leur témoin, la caverne leur couche nuptiale... La solitude a été leur prêtre. Et voilà qu'ils sont époux, et qu'ils sont heureux...
Redoublant d'imprudence à chaque visite nouvelle, Haydée oubliait que l'île appartenait à son père, le pirate.
Ce bon vieux gentilhomme avait été retenu par les vents et les vagues, ainsi que par quelques captures importantes... Une tempête avait tempéré sa joie en faisant sombrer l'une de ses prises... Il avait enchaîné ses captifs, les avait divisés en lots et numérotés comme des chapitres d'un livre. Chacun valait de dix à cent dollars par tête.
Il disposa des uns à la hauteur du cap Matapan, parmi ses amis les Méinotes; il en vendit d'autres à ses correspondants de Tunis, à l'exception d'un homme qui, étant vieux et ne trouvant point d'acquéreur, fut jeté à la mer. Quelques-uns des plus riches furent mis à la cale pour être échangés plus tard contre une rançon.
Il disposa de la même manière des marchandises; il s'en défit dans certains marchés du Levant. Toutefois il réserva un grand nombre d'objets de goût féminin: étoffes de France, dentelles, des pinces, une théière, des guitares et des castagnettes d'Alicante, tous articles volés pour sa fille par le meilleur des pères.
Il réserva aussi un singe, un mâtin de Hollande, une guenon, deux perroquets, une chatte de Perse, ainsi qu'un chien terrier qui avait appartenu à un Anglais. Il fit enfermer toute cette ménagerie dans une cage d'osier.