Les trois Don Juan: Don Juan Tenorio d'Espagne, Don Juan de Maraña des Flandres, Don Juan d'Angleterre
Ayant besoin de réparer son navire, il revint enfin dans son île et débarqua dans le havre, situé au côté opposé de la grève aux écueils.
Il gravit la colline et apercevant la fumée de son toit se sentit joyeux. Lambro, c'était son nom, aimait fort son enfant.
Comme il approchait, il distingua à travers les feuillages qui ombrageaient sa maison des figures en mouvement, des armes étincelantes et des vêtements aux couleurs variées.
Étonné de ces indices d'oisiveté, il entendit encore les sons d'un violon. Il reconnut aussi un flageolet et un tambour, puis des éclats de rire.
Sur la pelouse, il aperçut alors ses domestiques dansant ainsi que des derviches qui tournent sur un pivot.
Plus loin, c'étaient des troupes de jeunes Grecques, dont la plus grande agitait en l'air un mouchoir blanc; les autres se tenaient par la main, et leurs longs cheveux châtains flottaient sur leur cou d'albâtre... Elles chantaient et bondissaient en cadence...
Ici des groupes joyeux commençaient à dîner; on voyait des pilafs et des mets de toutes sortes, des flacons de vins de Samos et de Scio et des sorbets rafraîchis dans des vases poreux...
Une troupe d'enfants ornait de fleurs, les cornes vénérables d'un vieux bouc blanc.
Ailleurs un bouffon, au milieu d'un cercle de vieillards, racontait des histoires merveilleuses.
Lambro vit tout cela avec une certaine aversion. Pourquoi s'amusait-on ainsi en son absence? Il redoutait fort l'enflure de ses comptes de dépenses hebdomadaires.
Néanmoins il évita d'entrer en fureur, il s'avança et frappa sur l'épaule du premier convive qui lui tomba sur la main—avec un certain sourire qui n'annonçait, à la vérité, rien de bon—et lui demanda ce que voulaient dire ces réjouissances.
Le Grec emplit un verre de vin et, sans tourner la tête, le lui présenta par-dessus l'épaule.
«On s'altère à parler, fit-il, je n'ai pas de temps à perdre.»
Un second ajouta:
«On dit que notre vieux maître est mort. Adressez-vous à notre maîtresse, qui est héritière.»
«Notre maîtresse, reprit un troisième, vous voulez dire notre maître, pas l'ancien, le nouveau!»
Ces coquins, étant nouveau venus, ne savaient pas à qui ils parlaient. Une ombre passa dans les yeux de Lambro; mais, se ressaisissant, il demanda à l'un d'eux de vouloir bien lui apprendre le nom et les qualités de son nouveau patron, qui, suivant les apparences, avait fait passer Haydée à l'état d'épouse.
«J'ignore, dit le drôle, qui il est et d'où il vient, et ne me soucie guère de le savoir. Mais je sais que voici un chapon rôti, merveilleusement gras... Si cela ne vous suffit pas, adressez-vous à mon voisin... C'est un bavard émérite.»
Lambro ne fit pas d'autres questions, mais s'avança vers la maison par un chemin dérobé. Nul ne faisait attention à lui. Il entra inaperçu par une porte secrète.
Don Juan et Haydée étaient à table dans toute leur beauté et leur splendeur; devant eux un meuble incrusté d'ivoire, splendidement servi, et, autour de la salle, se tenaient rangées de belles esclaves. La vaisselle était d'or et d'argent, incrustée de pierreries. La partie la moins précieuse du service se composait de nacre, de perles et de corail.
Le dîner comprenait une centaine de plats. On y voyait des mets de toutes sortes, des soupes au safran et des ris de veau, de l'agneau et des noix de pistache; des poissons gigantesques. La boisson consistait en divers sorbets de raisin, d'orange et de jus de grenade exprimé à travers l'écorce.
Des fruits et des gâteaux de dattes terminèrent le repas, puis fut servie la fève de Moka en de petites tasses de porcelaine de Chine. Dans le café on avait fait bouillir du clou de girofle, de la cannelle et du safran.
Haydée et Juan posaient leurs pieds sur un tapis de satin cramoisi, bordé de bleu pâle; les coussins du sofa étaient de velours écarlate rehaussé au centre d'un soleil d'or.
Le cristal et le marbre, l'or et la porcelaine étalaient partout leur splendeur; des nattes indiennes et des tapis de Perse couvraient le carreau; des gazelles et des chats, des nains et des nègres et encore d'autres créatures qui gagnaient leur vie en qualité de ministres et de favoris gisaient çà et là, aussi nombreux qu'à la foire.
Haydée portait deux jelicks. Sous sa chemise légère nuancée d'azur, de rose et de blanc, son sein se soulevait comme une légère vague... La gaze blanche rayée qui formait sa ceinture flottait autour d'elle comme un nuage diaphane autour de la lune.
Un large bracelet d'or sans fermoir pressait chacun de ses bras charmants; le métal en était si fin que la main l'élargissait sans effort et qu'il s'adaptait de lui-même au bras qui lui servait de moule. Il adhérait à ces contours ravissants comme s'il eût craint de s'en séparer, et jamais on ne vit métal plus pur ceindre une peau plus blanche.
Une semblable ceinture d'or, fixée autour de son cou-de-pied, annonçait sa dignité de souveraine du territoire. Douze anneaux brillaient à ses doigts. Des pierreries étoilaient sa chevelure. La soie orange de son pantalon turc flottait sur la plus jolie cheville du monde.
Les vagues de ses longs cheveux châtains ondoyaient jusqu'à ses talons.
Haydée créait autour d'elle une atmosphère de vie. L'air était plus léger, éclairé par ses yeux suaves et purs. En sa présence, on sentait pouvoir s'agenouiller sans idolâtrie.
Juan portait un châle noir et or, un turban roulé en plis gracieux ceignait sa tête; une aigrette d'émeraude entremêlée des cheveux d'Haydée surmontait un croissant mobile qui jetait une lumière resplendissante.
Leur cour les divertissait: c'étaient des nains, des eunuques noirs, des jeunes danseuses demi-nues et un certain poète. Ce dernier, payé pour satiriser ou aduler, jouissait de quelque célébrité. Caméléon fieffé, il était, en compagnie, un drôle assez agréable.
Quand tout ce monde eut été congédié, Haydée et Juan se retrouvèrent seuls en la douce société de leurs cœurs.
Être seuls, pour eux, c'était un autre éden. Ils ne s'ennuyaient que lorsqu'ils n'étaient point ensemble. Chacun d'eux était le miroir de l'autre.
Ils étaient encore enfants, et enfants ils auraient toujours été. Ils n'étaient pas faits pour remplir un rôle agité sur l'ennuyeuse scène du monde réel, mais comme deux êtres nés du même ruisseau, la nymphe et son bien-aimé, pour passer, invisibles, leur vie charmante dans les eaux et parmi les fleurs, sans connaître jamais le poids des heures humaines...
Plusieurs lunes s'étaient succédé et avaient retrouvé ces mêmes amants dont elles avaient éclairé les premières joies. Cet écueil de l'amour, la possession, était pour eux un charme qui ajoutait chaque jour à leur tendresse... Aimer était leur nature et leur destinée.
Ce soir-là, pendant qu'ils considéraient le crépuscule, un tremblement leur vint et traversa la félicité de leur cœur... Un secret pressentiment les saisit tous deux... Les grands yeux noirs et prophétiques d'Haydée semblèrent se dilater et suivre le départ du soleil lointain, comme si son disque allait emporter dans sa fuite leur dernier jour de bonheur... Juan regardait Haydée comme pour l'interroger sur le destin...
Mais ils bannirent par un baiser la sinistre augure...
Dans les bras l'un de l'autre, pourquoi ne moururent-ils pas à cet instant? Ils étaient nés pour vivre ensemble au fond des bois; ils n'étaient pas faits pour habiter ces solitudes peuplées qu'on nomme la société, habitacles de la haine, du vice et des soucis.
Joue contre joue, dans un sommeil enchanteur, Haydée et Juan reposaient donc. De moment en moment quelque chose faisait tressaillir Don Juan, un frémissement parcourait tous ses membres; parfois les douces lèvres d'Haydée murmuraient, comme un ruisseau, une musique sans paroles, et ses traits charmants étaient agités par ses rêves, comme des feuilles de rose par le souffle de la brise.
Elle rêvait qu'elle était seule sur le rivage de la mer, enchaînée à un rocher; elle ne pouvait se détacher de ce lieu, et le mouvement des flots augmentait, et les vagues s'élevaient autour d'elle, terribles, menaçantes et dépassaient sa lèvre supérieure, si bien qu'elle ne pouvait plus respirer. Bientôt elles mugirent, écumantes, au-dessus de sa tête. Chacune d'elles semblait devoir la noyer, et cependant elle ne pouvait pas mourir.
Et puis elle fut délivrée de ce supplice. Et alors elle marcha sur la pointe des rocs, les pieds couverts de sang. Mais elle tombait à chaque pas... Devant elle roulait, enveloppé d'un linceul, quelque chose qu'elle se sentait forcée de poursuivre malgré son effroi, quelque chose de blanc qu'elle ne pouvait pas distinguer... Elle cherchait à le prendre et à l'étreindre, mais cela lui échappait toujours...
La scène changea. Elle se trouva dans une caverne dont les parois étaient tapissées de stalactites, vaste salle taillée par les siècles que venaient laver les vagues et que visitaient les veaux marins. Sa chevelure ruisselait, et les prunelles de ses yeux semblaient fondues en larmes qui, tombant sur les pointes des rochers, se cristallisaient soudain...
Et à ses pieds, froid, inanimé, pâle comme l'écume qui couvrait son front livide, Juan gisait, et rien ne pouvait ranimer le battement de son cœur éteint...
Mais en regardant le mort, elle crut voir ses traits s'évanouir et faire place à d'autres qui lui rappelaient ceux de son père... Peu à peu la ressemblance avec Lambro devint frappante. Oui, c'était bien son regard perçant... Haydée s'éveilla, tressaillit et vit... Puissance du ciel! Son père était là qui les fixait, elle et son amant!
Au cri douloureux d'Haydée, Juan s'était élancé et la reçut dans ses bras. Puis il saisit son sabre suspendu à la muraille pour exercer à l'instant sa vengeance contre celui qui causait tout ce désordre. Alors Lambro, qui jusque-là avait gardé le silence, sourit avec mépris et dit:
«Je n'ai qu'un mot à prononcer pour que paraissent mille cimeterres prêts à frapper. Remets, jeune homme, dans le fourreau ton épée impuissante.»
Haydée s'élança dans ses bras.
«Juan, c'est Lambro, c'est mon père! Fléchis le genou avec moi. Il nous pardonnera, j'en ai la certitude. O mon père bien-aimé! Dans cette angoisse de joie et de douleur, je baise avec transport le bord de ton vêtement... Fais de moi ce que tu voudras, mais épargne ce jeune homme!»
Le vieillard demeura calme et altier.
«Jeune homme, ton épée? dit-il encore une fois à Don Juan.
—Jamais! Tant que ce bras sera libre!»
Le visage du vieillard pâlit, mais non de crainte et, tirant un pistolet de sa ceinture, il reprit:
«Que ton sang retombe sur sa tête!»
Puis il examina attentivement la pierre, comme pour s'assurer si elle était en bon état—il en avait depuis peu fait usage—et se mit tranquillement à armer son pistolet.
Enfin il ajusta.
Mais Haydée se jeta au-devant de son amant, et non moins résolue que son père:
«Que la mort descende sur moi! s'écria-t-elle. La faute est à moi seule. La mer l'avait porté sur ce fatal rivage. Il ne le cherchait pas. Je lui ai engagé ma foi: je l'aime, je mourrai pour lui. Je connais votre caractère inflexible; connaissez celui de votre fille!»
Ils se regardèrent, et dans leur regard brillait la même expression. Vrai lion, vraie lionne, ils étaient l'un et l'autre capables de se venger.
Le père, après une hésitation, remit le pistolet à sa ceinture. Puis il resta immobile, les yeux fixés sur sa fille, comme s'il eût voulu lire au fond de son âme:
«Ce n'est pas moi, dit-il enfin, qui ai voulu la perte de cet étranger... Bien peu supporteraient un pareil outrage et s'abstiendraient de verser le sang... Mais il faut que je fasse mon devoir... Par la manière dont tu as rempli le tien, le présent est garant du passé... Qu'il dépose son arme, ou, par la tête de mon père, la sienne va rouler devant toi comme une boule!»
En achevant ces mots, il leva son sifflet et en tira un son aigu. Un autre sifflet lui répondit et, au même instant, s'élancèrent en désordre une vingtaine d'hommes.
«Arrêtez ou tuez ce Franc!» leur cria-t-il.
En même temps, par un mouvement brusque, il écarta sa fille et, pendant qu'il la retenait, ses gens s'interposèrent entre elle et Don Juan.
La bande des pirates s'élança sur sa proie, mais le premier tomba l'épaule droite à demi séparée du tronc. Le second eut le visage fendu en deux, mais le troisième, vieux sabreur plein de sang-froid, para les coups avec son coutelas qu'il mania si bien qu'en un clin d'œil il étendit Don Juan à ses pieds, perdant un ruisseau de sang par deux blessures profondes, l'une au bras, l'autre à la tête.
Alors on le garrotta sur place et on l'emporta hors de l'appartement. Le vieux Lambro donna ordre qu'il fût conduit au rivage, où deux navires devaient mettre à la voile à neuf heures.
On le jeta dans une chaloupe, puis on le déposa à bord de l'une des deux galiotes, sous une méchante écoutille.
Haydée n'était pas de ces femmes qui pleurent, se désolent, s'emportent, puis se calment et se laissent dompter par ceux qui les entourent. Sa mère était une Maure de Fez, cet éden du désert: elle avait eu pour douaire la beauté et l'amour, et la passion dormait dans ses grands yeux noirs comme un lion auprès d'une source. Sa fille était formée d'un rayon plus doux, mais exaltée par le désespoir, elle sentit bouillonner dans ses veines le feu de son sang numide.
Sa dernière vision était celle de Juan couvert de blessures et écrasé par ses ennemis... Elle poussa un gémissement convulsif, après quoi ses mouvements cessèrent, et elle tomba dans les bras de son père.
Une veine s'était rompue dans sa poitrine; ses lèvres charmantes s'étaient teintées de sang; sa tête se penchait comme un lis surchargé de pluie. On appela ses femmes qui, les yeux baignés de pleurs, transportèrent leur maîtresse sur sa couche. Elles essayèrent toute leur provision d'herbes et de cordiaux, mais tous les soins furent inutiles: on eût dit que la vie ne pouvait la retenir ni la mort la détruire.
Elle resta des jours entiers dans le même état. Elle était froide, et son cœur ne battait pas, mais ses lèvres avaient conservé leur vermillon, et ses traits si doux n'avaient pas cessé de refléter son âme.
L'amour se retrouvait encore sur ce cher visage, mais comme dans le marbre taillé par un habile ciseau: la Vénus éternelle, le Laocoon ou l'Agonie du Gladiateur.
Elle s'éveilla à la fin. On eût dit le réveil d'une morte, car la vie lui semblait une nouvelle chose, une sensation inconnue éprouvée malgré elle. Les objets frappaient sa vue sans réveiller aucun souvenir en elle. Et cependant le poids douloureux pesait toujours sur son cœur!
Elle ne parlait point. Sa respiration seule indiquait qu'elle avait quitté la tombe.
Un jour cependant, ses yeux qu'on voulait rappeler aux pensées d'autrefois s'animèrent d'une effrayante expression.
Et alors une esclave lui parla d'une harpe. Le harpiste vint et accorda son instrument. Aux premières vibrations irrégulières et aiguës, elle fixa un instant sur lui ses yeux étincelants, puis se retourna vers la muraille comme pour écarter des souvenirs trop douloureux. Mais lui, d'une voix plaintive et lente, avait commencé un chant insulaire, un chant des anciens Grecs, avant que la tyrannie n'eût tout étouffé.
Aussitôt ses doigts amaigris battirent la mesure contre le mur. Alors le musicien changea de sujet et chanta l'amour. À ce nom redoutable, tous ses souvenirs s'éveillèrent soudain. Le rêve se fixa de ce qu'elle avait été, et elle comprit en même temps ce qu'elle était devenue... Les nuages qui avaient assombri sa conscience se fondirent en un torrent de larmes.
La pensée était revenue trop tôt, et elle agita son cerveau jusqu'au délire. Elle se leva comme si elle n'avait jamais été malade, et elle regardait comme des ennemis tous ceux qu'elle rencontrait... Mais on ne l'entendit pas articuler une protestation ni un cri... Rien ne put lui faire reconnaître la figure de son père.
Elle refusait la nourriture et le vêtement; tous les moyens employés à cet égard avaient été inutiles. Ni le temps, ni le changement de lieux, ni les soins, ni les secours de l'art ne pouvaient procurer le sommeil à ses sens. Elle semblait avoir pour toujours perdu la faculté de dormir.
... Douze jours et douze nuits, elle languit ainsi. Enfin, sans un gémissement, sans un soupir, sans un regard d'agonie, elle rendit l'âme. Ceux qui veillaient près d'elle ne s'en aperçurent que quand l'ombre qui couvrait déjà son gracieux visage se fut étendue sur ses yeux si purs, si beaux, si noirs. Oh! avoir brillé d'une telle splendeur et puis s'éteindre!
CHAPITRE IV
LA SULTANE GULBEYAZ
Esclave.—Récit du bouffon.—Enchaîné à la jolie Romagnole.—La vente au marché des esclaves.—Rencontre de Johnson.—L'achat.—Au palais du sultan.—Juan habillé en femme.—Au sérail.—La sultane amoureuse.—Vaines avances.—Arrivée du Sultan.—Gulbeyaz se retire.
Blessé, enchaîné, claquemuré, il s'écoula plusieurs jours avant que Don Juan pût se rappeler le passé. Quand la mémoire lui revint, il se vit en pleine mer, courant sous le vent, filant six nœuds à l'heure, et devant lui les rivages d'Ilion. En tout autre temps, il eût éprouvé du plaisir à les considérer.
On avait permis à Don Juan de sortir de son étroite prison, mais il comprit qu'il était esclave. Ses yeux parcoururent tristement le vaste azur des flots. Affaibli par la perte de son sang, c'est à peine s'il put articuler quelques questions. Les réponses qu'on lui fit ne lui procurèrent pas de renseignements sur sa situation passée ou présente.
Il remarqua quelques-uns de ses compagnons de captivité, des Italiens. C'était une troupe de chanteurs qui se rendaient en Sicile pour y jouer l'opéra. Ayant fait voile de Livourne, ils avaient été, non pas attaqués par un pirate, mais vendus par leur imprésario à un prix exorbitant.
«Notre machiavélique imprésario, raconta le bouffon de la troupe qui avait conservé toute sa bonne humeur, fit à la hauteur de je ne sais quel promontoire des signaux à un brick inconnu. Corpo di Caio Mario! Nous fûmes sans autre forme de procès transférés à son bord. Il est vrai que si le Sultan a du goût pour le chant nous aurons bientôt rétabli nos affaires.
«La prima donna, bien que prématurément enlaidie par une vie dissipée et sujette au rhume quand la salle est clairsemée, a encore quelques bonnes notes; la femme du ténor, dépourvue de voix, présente un aspect agréable. Le dernier carnaval, elle fit à Bologne un certain bruit: n'enleva-t-elle pas le comte César Cigogna à une vieille princesse romaine?
«Et puis nous avons des danseuses: la Nini qui a plusieurs cordes à son arc, toutes lucratives; cette petite rieuse de Pelegrini qui eut aussi son succès au carnaval, mais elle a tout mangé des cinq cents zecchini qu'elle gagna; et puis encore la Grotesca: celle-là, partout où les hommes ont de l'âme et du corps, elle est sûre de faire son chemin: quelle danseuse!
«Quant aux figurantes, elles ressemblent à toutes celles de la clique: par-ci par-là une jolie personne dont la vue peut séduire; le reste est tout au plus bon pour la foire. Il y en a bien une, avec sa mine sentimentale, qui pourrait faire quelque chose, mais elle danse roide comme une pique!
«Pour les hommes, le musico n'est qu'une vieille casserole fêlée. Possédant une qualification spéciale, il pourra montrer sa face au sérail et y obtenir une place de domestique. Je n'ai pas grande confiance dans son chant. Parmi tous ces individus de troisième sexe que fait le Pape chaque année, on aurait de la peine à trouver trois gosiers parfaits.
«La voix du ténor est gâtée par une affectation déplorable et quant à la basse c'est une brute qui ne fait que beugler. À l'entendre vous diriez un âne qui s'exerce au récitatif.
«Il ne m'appartient pas de m'estimer moi-même. Quoique jeune, je distingue, monsieur, que vous avez voyagé. Avez-vous entendu parler de Raucocanti? C'est moi-même. Peut-être un jour m'entendrez-vous.
«J'oubliais le baryton. C'est un joli garçon, mais gonflé d'amour-propre. À peine ferait-il un bon chanteur de rues. Dans les rôles d'amoureux, au lieu de cœur, il montre ses dents.»
L'éloquent récit de Raucocanti fut interrompu à cet instant par les pirates qui, à heure fixe, venaient inviter les captifs à rentrer au cabanon.
Le lendemain, dans les Dardanelles, ils apprirent que, par mesure de précaution, ils seraient enchaînés deux par deux, homme à homme, femme à femme, en attendant la vente au marché de Constantinople.
On avait d'abord hésité à considérer le soprano comme du sexe masculin ou féminin, mais après délibération il avait été rangé du côté des dames. Chaque sexe se trouvait ainsi être représenté en nombre impair. Il fallut donc appareiller un homme avec une femme. Cet homme, par la fatalité, se trouva être Don Juan, et sa compagne une bacchante au visage frais et brillant.
Elle avait des yeux de charbon à travers lesquels on lisait un grand désir de plaire.
Mais les regards de la jolie Romagnole laissaient Don Juan indifférent. Il la considérait d'un œil terne et mort.
Ni sa main qui touchait la sienne, ni les autres parties de son corps charmant qui frôlaient sans cesse le sien, puisqu'ils étaient étroitement enchaînés, ne pouvaient seulement faire battre son pouls plus vite.
L'épreuve était difficile, mais Don Juan en sortit victorieux.
Le vaisseau jeta donc l'ancre sous les murs du sérail. Sa cargaison fut débarquée et amenée au marché. Des Géorgiens, des Russes, des Circassiens s'y trouvaient déjà.
Quelques-unes se vendirent cher. On donna jusqu'à quinze cents dollars d'une jeune Circassienne, fille charmante et d'une virginité garantie. Sa vente désappointa plus d'un des enchérisseurs à onze et douze cents dollars. Mais chacun se tut quand on sut que c'était pour le compte du sultan.
Un lot de douze négresses de Nubie fut vendu à un prix qu'elles n'auraient certes point obtenu sur un marché des Indes occidentales.
Quant à notre troupe, elle fut achetée au détail, les uns par des pachas, d'autres par des Juifs; ceux-ci pour les fardeaux, ceux-là, renégats, pour de meilleures fonctions. Les femmes qui avaient été groupées ensemble eurent leur tour. Celle-ci devait devenir une maîtresse, celle-là une quatrième épouse, cette autre une victime..., etc...
Juan était jeune et plein d'espoir et de santé, comme on l'est à son âge. De temps à autre une larme furtive sillonnait sa joue. Le sang qui avait coulé de ses blessures l'avait un peu déprimé. Et puis perdre une grande fortune, une maîtresse et une position si confortable pour être mis en vente parmi les Turcs!
Au total, son attitude était néanmoins calme. La splendeur de son vêtement, dont il avait conservé quelques restes, attirait les regards sur lui. On devinait à sa mine qu'il était au-dessus du vulgaire. Et puis, malgré sa pâleur, Don Juan était si beau!
Parmi tous les hommes à vendre se trouvait non loin de lui un personnage robuste et bien taillé, avec des yeux d'un gris foncé où se peignait la résolution.
Une écharpe tachée de sang soutenait l'un de ses bras.
«Mon enfant, dit-il à Don Juan, parmi tout cet assemblage de pauvres diables avec lesquels le sort nous a confondus, il n'y a de gens comme il faut que vous et moi, ce me semble. Faisons donc connaissance. De quelle nation êtes-vous donc? je vous prie.
—Je suis Espagnol.
—Je pensais en effet que vous ne pouviez être Grec. Ces chiens serviles n'ont pas tant de fierté dans le regard. La fortune nous a joué un vilain tour, mais c'est sa manière d'en user avec les hommes pour les éprouver. Tenez, moi, faisant dernièrement le siège d'une ville par ordre de Souvarow, au lieu de prendre Widdin, j'ai été pris.
—Mon histoire, dit Don Juan, est longue et douloureuse... J'aimais une jeune fille...»
Il s'arrêta, et son regard était rempli de tristesse.
«Je me doutais, reprit l'étranger, qu'il y avait une femme dans votre affaire. Ce sont là des choses qui demandent une larme. J'ai pleuré le jour où ma première femme est morte; j'en ai fait autant quand ma seconde a pris la fuite; ma troisième...
—Votre troisième! Vous pouvez à peine avoir trente ans, et vous avez déjà trois femmes.
—Je n'en ai que deux vivantes...
—Et votre troisième? que fit-elle? vous a-t-elle quitté aussi, monsieur?
—Non, c'est moi qui l'ai quittée...
—Vous prenez froidement les choses.
—Il y a encore des arc-en-ciel dans votre firmament; tous les miens ont disparu. Le temps décolore peu à peu les illusions... En attendant, je ne serais pas fâché que quelqu'un nous achetât.»
En ce moment un personnage noir du genre neutre et du troisième sexe s'avança et parut examiner les captifs, leurs âges et leurs mérites avec un soin minutieux.
Puis l'eunuque entama le marchandage avec le trafiquant. Ils débattirent les prix, contestèrent, jurèrent comme s'il se fût agi d'un âne ou d'un veau.
Enfin ils tirèrent leurs bourses en rechignant, comptèrent les sequins et paras, puis le marchand donna son reçu et s'en fut dîner.
L'acquéreur de Juan et de sa nouvelle connaissance les conduisit vers une barque dorée. La traversée fut brève. Ils s'arrêtèrent bientôt dans une petite anse, au pied d'un mur ombragé de hauts cyprès.
Une petite porte de fer s'ouvrit, et ils s'avancèrent à travers un taillis flanqué de chaque côté de grands arbres, puis des bosquets d'orangers et de jasmins.
«Assommer ce vieux noir et puis décamper serait vite fait, dit soudain Juan à son compagnon.
—Mais comment sortir d'ici ensuite? en quelle tanière nous réfugier?»
Un vaste édifice à ce moment s'offrit à leur vue. Cela leur donna du réconfort. Ils avaient faim, ils sentaient déjà un agréable fumet de sauce, de rôtis, de pilafs.
«Au nom du ciel, reprit l'étranger, tâchons d'avoir à manger maintenant et puis, s'il faut faire du tapage, je suis votre homme!»
Leur guide frappa à la porte. Ils se trouvèrent dans une salle vaste et magnifique où se déployait toute la pompe d'un luxe asiatique. Ils la traversèrent, puis une suite d'appartements silencieux où ne résonnait que le bruit d'un jet d'eau sur un bassin de marbre. Parfois cependant une porte s'ouvrait, et une tête de femme jetait un coup d'œil furtif et curieux.
Enfin ils arrivèrent dans une partie retirée du palais où l'écho se réveillait comme d'un long sommeil. L'œil était émerveillé de l'opulence de cette salle fastueuse, du nombre immense d'objets inutiles qui s'y trouvaient. Les sofas étaient si précieux que c'était vraiment un péché que de s'y asseoir; les tapis d'un travail si rare que l'on eût souhaité pouvoir glisser dessus comme un poisson doré.
Le noir, peu étonné de ce qui faisait la stupeur des deux esclaves, ouvrit un meuble et en tira un grand nombre de vêtements propres à habiller un musulman du plus haut parage.
Il offrit d'abord un manteau candiote et un pantalon pas tout à fait assez étroit pour crever au plus corpulent des deux compagnons. Il compléta cet attirail de dandy turc par un châle de cachemire, des pantoufles jaunes et un joli poignard.
En même temps Baba, c'était le nom du noir, leur faisait ressortir les immenses avantages qu'ils finiraient par obtenir pourvu qu'ils suivissent la voie que la fortune semblait leur montrer si clairement; il ne leur cacha pas toutefois qu'ils amélioreraient beaucoup leur condition s'ils consentaient à se faire circoncire.
«Monsieur, répondit poliment l'étranger, aussitôt que j'aurai eu l'avantage de souper, j'examinerai si votre proposition est de nature à être acceptée...»
Mais Juan paraissait fort vexé qu'une pareille invite lui eût été faite:
«Que je meure si j'en fais jamais rien! dit-il. J'aimerais mieux me faire circoncire la tête!»
Baba regarda Juan et lui dit:
«Ayez la bonté de vous habiller.»
En même temps il lui montrait un délicieux costume féminin, costume qu'une princesse eût peut-être été charmée de revêtir, mais Juan, qui ne se sentait pas en veine de mascarade, repoussa ces oripeaux du bout de son pied de chrétien.
«Mon vieux monsieur, répondit-il au nègre, je ne suis pas une dame.
—J'ignore ce que vous êtes et ne me soucie pas de le savoir, reprit Baba, mais veuillez faire ce que je vous prescris. Si vous vous avisez d'insister sur votre sexe, j'appellerai des gens qui auront vite fait de ne vous en laisser aucun!»
Juan soupira et, tout en soupirant, passa un pantalon de soie couleur de chair; puis on lui attacha une ceinture virginale recouvrant une fine chemise aussi blanche que du lait. Il trébucha dans son jupon, mais tant bien que mal passa ses deux bras dans les manches d'une robe.
Sur l'invitation de Baba il avait peigné sa tête et l'avait parfumée d'huile. On la couvrit de fausses tresses entremêlées de bijoux selon la mode. Sa toilette fut complétée par quelques coups de ciseaux, du fard et des frisures.
Baba frappa dans ses mains, et quatre noirs se présentèrent.
«Vous, monsieur, dit Baba au compagnon de Don Juan, vous allez accompagner ces messieurs à table, et vous, la digne nonne chrétienne, vous allez me suivre. Pas de plaisanteries, s'il vous plaît. Croyez-vous être dans la tanière d'un lion? Vous êtes dans un palais où le vrai sage peut prendre un avant-goût du paradis du Prophète.
—Je veux bien vous suivre, dit Juan, mais j'aurais bientôt rompu le charme si quelqu'un s'avisait de me prendre pour ce que je parais. J'espère, dans l'intérêt de vos gens, que ce déguisement ne donnera lieu à aucune méprise.
—Adieu, dit à Juan son compagnon. Nous voici transformés, moi en musulman, vous en jeune fille, par la puissance de ce vieux magicien nègre. Conservez votre honneur intact, bien qu'Ève elle-même ait succombé.
—Soyez tranquille, le Sultan lui-même ne m'enlèvera pas, à moins que Sa Hautesse ne promette de m'épouser. Bon appétit!»
Ainsi ils se séparèrent, et chacun sortit par une porte différente. Baba conduisit Juan de chambre en chambre, jusqu'à ce qu'ils fussent en face d'un portail gigantesque qui élevait de loin, dans l'ombre, sa masse hardie et colossale. L'air était embaumé de parfums délicieux. On eût dit qu'ils approchaient d'un lieu saint, car tout était vaste, calme, odorant et divin.
Deux nains firent pivoter la vaste porte. Au moment d'entrer, Baba crut pouvoir donner encore à Juan quelques légers avis:
«Si vous pouviez modifier un peu cette démarche mâle et majestueuse, vous feriez tout aussi bien. Balancez-vous légèrement. Enfin tâchez de prendre un air un peu modeste. Les yeux des muets sont ici comme des aiguilles et peuvent pénétrer à travers ces jupons. Le Bosphore profond n'est pas loin; que si votre déguisement venait à être découvert, nous pourrions bien, vous et moi, avant le lever de l'aurore, effectuer le voyage de la mer de Marmara sans bateau et cousus dans des sacs... Ce mode de navigation se pratique fort couramment par ici...»
Sur cet encouragement il introduisit Don Juan dans une pièce plus magnifique encore que la dernière. C'était une confusion d'or et de pierreries.
Dans ce salon impérial, à quelque distance, à demi couchée sous un dais, avec l'assurance d'une reine, reposait une femme. Baba s'arrêta et s'agenouilla devant elle, tout en invitant Juan à en faire autant.
Le cérémonial accompli, elle se leva, de l'air de Vénus sortant des flots. Son regard éclipsait l'éclat de toutes les pierreries. Elle fit signe de son bras nu à Baba d'approcher et s'entretint quelques instants avec lui, montrant Juan.
C'était une femme altière et magnifique qui pouvait être dans sa vingt-sixième année.
Elle adressa quelques mots à ses suivantes, qui formaient un chœur de dix à douze jeunes filles, toutes vêtues de la même manière que Juan.
Les charmantes nymphes firent leur révérence et s'éloignèrent.
Alors Baba fit signe à Juan d'approcher et lui ordonna pour la deuxième fois de se mettre à genoux et de baiser le pied de la dame. À cet ordre, Juan se leva de toute sa hauteur et déclara qu'il était fâché, mais qu'il ne baiserait jamais d'autre chaussure que celle du pape!
Baba lui fit, mais en vain, de vertes remontrances. Il se laissa même aller à de claires allusions au fatal lacet. Mais Don Juan n'était pas homme à s'humilier.
Voyant qu'il était inutile d'insister, Baba lui proposa de baiser la main de ta dame.
Quoique de mauvaise grâce, Juan accepta ce compromis diplomatique. Et jamais cependant sa lèvre ne s'était posée sur des doigts mieux nés ou plus beaux.
La dame, ayant longuement considéré Juan de la tête aux pieds, intima à Baba l'ordre de se retirer, ordre que le nègre exécuta à la perfection. Il était homme habitué à battre en retraite, à comprendre à demi-mot. Il souffla à Juan de ne rien craindre, lui jeta un sourire et prit congé d'un air satisfait comme s'il venait d'accomplir une bonne action.
Dès qu'il fut sorti, il se fit un changement soudain dans la physionomie de la dame. Son front brillant rayonna d'une émotion étrange. Le sang colora ses joues d'un rouge vif, et dans ses grands yeux se peignit un mélange de volupté et d'orgueil.
Sa taille avait une merveilleuse élégance souple, ses traits la douceur de ceux du Diable quand il s'avisa de tenter Ève... Son sourire était hautain; une volonté despotique perçait jusque dans ses petits pieds; on eût dit qu'ils avaient la conscience de son rang et qu'ils ne marchaient que sur des têtes prosternées. Enfin, pour compléter son air imposant, un poignard brillait à sa ceinture... Tout annonçait en elle l'épouse du Sultan.
En se rendant au marché elle avait aperçu Juan. C'était le dernier de ses caprices. Elle avait sur-le-champ donné ordre de l'acheter, et Baba avait été chargé de le lui conduire avec toutes les précautions.
«Chrétien, sais-tu aimer?» dit-elle d'un ton condescendant à l'esclave devenu sa propriété.
Juan, l'âme pleine encore d'Haydée et de son île, sentit le sang généreux qui colorait son visage refluer à son cœur. Ces paroles le percèrent jusqu'au fond de l'âme. Il ne répondit mot, mais fondit en larmes.
Gulbeyaz, la sultane, en fut choquée, gênée... Elle eût bien voulu le consoler, mais ne savait comment... Elle attendit que la tristesse de Juan se fût dissipée...
Alors, d'un air tout à fait impérial, elle posa sa main sur la sienne, et, fixant sur lui ses yeux, elle chercha dans les siens un amour qu'elle n'y trouva pas. Son front se rembrunit... Elle se leva néanmoins, et après un moment de chaste hésitation se jeta dans ses bras et y demeura immobile.
L'épreuve était périlleuse, et Juan le sentit. Mais il était cuirassé par la douleur, la colère et l'orgueil. Il dégagea doucement les beaux bras nus qui le pressaient et fit asseoir Gulbeyaz, faible et languissante, à son côté. Puis il se leva et s'écria:
«L'aigle captif refuse de s'accoupler. Et moi je ne veux pas servir les caprices sensuels d'une sultane. Tu me demandes si je sais aimer. Juge à quel point j'ai aimé, puisque je ne t'aime pas! Sous ce lâche déguisement, la quenouille et les fuseaux peuvent seuls me convenir... Ton pouvoir est grand. Mais c'est en vain que les fronts s'inclinent autour d'un trône, en vain que les genoux fléchissent, en vain que les yeux veillent, que les membres obéissent, nos cœurs demeurent à nous seuls.»
La fureur de Gulbeyaz à cette réponse ne dura qu'une minute, et cela fut heureux. Un moment de plus l'eût tuée. Sa colère fut comme un coup d'œil jeté sur l'enfer.
Sa première pensée avait été de couper la tête à Juan; la seconde, de se borner à couper court à sa connaissance; la troisième, de lui demander où il avait été élevé; la quatrième, de l'amener à repentance par la raillerie; la cinquième, d'appeler ses femmes et de se mettre au lit; la sixième, de se poignarder; la septième, de condamner Baba à la bastonnade... Mais sa dernière ressource fut de se rasseoir et de pleurer, cela va sans dire.
Juan fut ému. Il avait déjà pris son parti d'être empalé ou coupé par morceaux pour servir de nourriture aux chiens, jeté aux lions ou donné en amorce aux poissons. Il se demanda, à la vue de ces larmes, comment il avait pu être si cruel et se mit à bégayer quelques excuses.
Mais au moment où un languissant sourire le prévenait qu'il avait obtenu sa grâce, le vieux Baba fit une brusque irruption.
«Épouse du soleil et de la lune, commença-t-il, impératrice de la terre, vous dont un froncement de sourcils dérange l'harmonie des sphères et dont un sourire fait danser de joie toutes les planètes, votre esclave vous apporte un message qui mérite peut-être votre sublime attention: le Soleil en personne m'envoie, comme un rayon, vous annoncer qu'il va venir ici.
—Est-ce comme vous le dites? reprit Gulbeyaz. Plût au Ciel que le Soleil n'eût pas brillé aujourd'hui! Prévenez donc mes femmes qu'elles viennent sans tarder former la voie lactée. Allez, ma vieille comète, avertissez les étoiles. Et toi, chrétien, mêle-toi à elles comme tu pourras, et si tu veux que je te pardonne tes mépris passés...»
Elle fut interrompue par un murmure confus de voix:
«Le Sultan arrive!»
Le cortège était imposant. D'abord venaient les femmes de Gulbeyaz en file respectueuse; puis les eunuques blancs et noirs de Sa Hautesse. Sa Majesté avait toujours la politesse de faire annoncer sa visite à l'avance, surtout de nuit. Gulbeyaz étant la plus récente des quatre épouses de l'empereur était, comme il est juste, la favorite.
Sa Hautesse était un homme d'un port grave, coiffé jusqu'au nez et barbu jusqu'aux yeux. Sorti de prison pour monter sur le trône, il avait depuis peu succédé à son frère étranglé.
Il avait cinquante filles et quatre douzaines de fils. Dès que les filles étaient grandes, on les confinait dans un palais où elles vivaient comme des nonnes jusqu'à ce qu'un pacha fût investi de quelque fonction lointaine; alors celle dont c'était le tour était mariée sur-le-champ, quelquefois à l'âge de six ans.
Ses fils étaient retenus en prison jusqu'à ce qu'ils fussent en âge de remplir un lacet ou un trône. Le destin savait lequel des deux! Dans l'intervalle, on leur donnait une éducation de prince.
Sa Majesté salua sa quatrième épouse avec tout le cérémonial de son rang. Celle-ci éclaircit ses yeux brillants et adoucit son regard comme il convient à une épouse qui vient de jouer un tour à son mari.
Sa Hautesse, arrêtant son regard sur les jeunes filles, aperçut Don Juan déguisé au milieu d'elles, ce qui ne lui causa ni surprise ni mécontentement.
«Je vois que vous avez acheté une esclave nouvelle, dit-il à Gulbeyaz. C'est grand dommage qu'une simple chrétienne soit si jolie.»
Ce compliment, qui attira tous les regards sur la vierge récemment achetée, la fit rougir et trembler. Il se fit parmi les autres un chuchotement général, mais l'étiquette ne permettait pas de ricaner.
CHAPITRE V
DANS LE FOND DU SÉRAIL
Don Juan chez les demoiselles d'honneur.—Lolah, Katinkah et Dondon.—L'interrogatoire.—Au dortoir.—Dans le lit de Dondon.—Le sommeil des vierges.—Un cri dans la nuit.—L'étrange rêve de Dondon.—Brèves amours.—Le réveil de Gulbeyaz.—Juan et Dondon condamnés à mort.—La fuite.
Gulbeyaz et son maître s'en étaient allés reposer. Ah! que la nuit est longue aux épouses coupables qui brûlent pour un jeune bachelier! Sur leur couche douloureuse, elles appellent la clarté de l'aube grisâtre, tremblant que leur trop légitime compagnon de lit ne s'éveille.
Don Juan, sous son déguisement de femme, s'était, avec le long cortège des demoiselles, incliné devant le regard impérial. Elles reprirent le chemin de leurs chambres, les chambres luxueuses où ces dames reposaient leurs membres délicats, soupirant après l'amour comme l'oiseau prisonnier après les campagnes de l'air.
Don Juan ne pouvait s'empêcher, tout en marchant, de jeter de-ci de-là un coup d'œil furtif sur leurs charmes, leur gorge blanche, leur taille simple. Néanmoins, il se montrait docile à la matrone, la «mère des vierges», qui surveillait leurs évolutions. Cette vénérable personne était préposée à distribuer les punitions.
Dès qu'elles furent arrivées dans leurs appartements, toutes les jeunes filles se mirent à danser, à babiller, à rire et à folâtrer.
Elles examinèrent la nouvelle arrivée, ses formes, ses cheveux, son air, enfin toute sa personne. Quelques-unes étaient d'avis que sa robe ne lui allait pas bien. On s'étonnait qu'elle ne portât point de boucles d'oreilles. Il y en avait qui trouvaient sa taille trop masculine, tandis que d'autres souhaitaient qu'elle le fût tout à fait.
Cependant elles ressentaient toutes pour leur compagne une sympathie involontaire, une bizarre attirance.
Parmi les mieux disposées à cette amitié sentimentale, il y en avait trois surtout: Lolah, Katinkah et Dondon.
Lolah était brune comme l'Inde et aussi ardente; Kalinkah était une Géorgienne au teint de lis et de rose avec de grands yeux bleus, de beaux bras, une jolie main et des pieds si mignons qu'on les eût dits faits pour effleurer la surface de la terre; Dondon avait un certain embonpoint d'indolence et de langueur, mais elle était d'une beauté à faire tourner la tête.
Dondon semblait une Vénus endormie, quoique propre à tuer le sommeil de ceux qui la regardaient. Ses formes n'offraient pas d'angles. Cependant ses seins, sa croupe potelée étaient parfaitement proportionnés.
«Comment vous nommez-vous? dit Lolah à la nouvelle venue.
—Juana.
—Fort bien, c'est un joli nom.
—D'où venez-vous? dit Kalinkah.
—D'Espagne.
—Où est l'Espagne? fit tendrement Dondon.
—Ne montrez donc pas votre ignorance géorgienne, reprit Lolah. L'Espagne est une île, près du Maroc, entre l'Égypte et Tanger.»
Dondon ne dit rien, mais elle s'assit près de Juana et, jouant avec son voile et ses cheveux, elle la caressait doucement.
La «mère des vierges» s'approcha sur ces entrefaites:
«Mesdames, il est temps d'aller se coucher. Ma chère enfant, je ne sais trop que faire de vous, dit-elle à la nouvelle odalisque. Tous les lits sont occupés. Si vous voulez, vous partagerez le mien.»
Ici Lolah intervint:
«Maman, vous savez que vous ne dormez pas bien. Je prendrai donc Juana avec moi. Nous sommes minces toutes deux, et chacune de nous tiendra moins de place que vous.»
Mais ici Katinkah l'interrompit et déclara qu'elle avait aussi de la compassion et un lit.
«D'ailleurs, ajouta-t-elle, je déteste coucher seule.»
La matrone fronça les sourcils.
«Et pourquoi donc?»
—Je crains les revenants, répondit Katinkah, il me semble voir des fantômes aux quatre coins de mon lit. Puis j'ai des rêves affreux: je ne vois que guèbres, giaours, gins et goules...
—Entre vous et vos rêves, répliqua la matrone, je craindrais que Juana n'eût pas le plaisir d'en faire. Vous, Lolah, vous continuerez à dormir seule pour raisons à moi connues; vous de même, Katinkah, jusqu'à nouvel ordre. Je placerai Juana avec Dondon, qui est une fille tranquille, inoffensive, silencieuse, modeste, et qui ne passera pas la nuit à remuer et à babiller. Qu'en dites-vous, mon enfant?»
Dondon ne dit rien, car ses qualités étaient de l'espèce la plus silencieuse.
Mais elle se leva, baisa la matrone au front, Lolah et Kalinkah sur les joues, puis elle prit Juana par la main pour la conduire au dortoir, laissant ses deux compagnes à leur dépit.
Dondon donna à Juana un chaste baiser. Elle aimait beaucoup à donner des baisers. Entre femmes cela n'engage à rien.
Puis elle se déshabilla, ce qui fut bientôt fait, car elle était vêtue sans art, comme une enfant de la nature. Un à un tombèrent tous ses légers vêtements.
Ce ne fut pas sans avoir offert son aide à Juana, qui refusa par un excès de modestie. Mais la nouvelle odalisque paya cher cette politesse, car elle se piqua avec ces maudites épingles inventées sans doute pour les péchés des hommes et qui font d'une femme une sorte de porc-épic.
Un silence profond régnait dans le dortoir; les lampes placées à distance l'une de l'autre jetaient une lumière incertaine. Le sommeil planait sur les formes charmantes de toutes ces jeunes beautés.
L'une, avec sa chevelure châtain nouée négligemment et son beau front doucement incliné, sommeillait, la respiration calme, et ses lèvres entr'ouvertes laissaient voir un double rang de perles.
Une autre, au milieu d'un rêve brûlant et délicieux, appuyait sur un bras d'albâtre sa joue vivement colorée. Les boucles luxuriantes de sa belle chevelure étaient épaisses sur son front. Elle souriait à son rêve, découvrant ses jolis seins fermes, son petit ventre poli, ses jambes blanches et pleines... On eût dit que ses charmes divins profitaient de l'heure discrète de la nuit pour se montrer timidement à la lumière.
Une troisième semblait l'image de la Douleur endormie; on voyait au soulèvement de sa poitrine qu'elle rêvait d'un rivage adoré, d'une patrie absente... Des larmes sillonnaient la noire frange de ses yeux, comme des gouttes de rosée brillent sur les rameaux d'un cyprès.
Une quatrième, nue, immobile et silencieuse, dormait d'un sommeil profond... Blanche, froide et pure, elle semblait une statue de femme sculptée sur une tombe.
Soudain, à l'heure où la lumière des lampes commençait à devenir bleuâtre et vacillante, à l'heure où les fantômes se jouent dans la salle, Dondon poussa un cri.
Un cri si aigu qu'il éveilla tout le dortoir en sursaut... De tous les points de la salle, matrone, vierges et celles qui n'étaient ni l'une ni l'autre accoururent en foule... Inquiètes, elles se poussaient toutes tremblantes...
Les minces draperies flottaient sur leurs seins nus, leurs bras graciles, leurs fines jambes. Elles s'informèrent avidement de l'effroi de Dondon, qui paraissait en effet fort émue et agitée, les joues rouges, le regard dilaté.
Ce qui est surprenant et prouve qu'un bon sommeil est vraiment une chose salutaire, Juana dormait profondément. Jamais époux ne ronfla d'aussi bon cœur auprès de celle qui lui est unie par les liens sacrés du mariage. Les clameurs même ne réussirent point à la tirer de cet état fortuné. Il fallut l'éveiller, et elle ouvrit de grands yeux et bâilla d'un air modeste et surpris.
Dondon eut beaucoup de peine à s'expliquer. Elle dit que, dormant d'un profond sommeil, elle avait rêvé qu'elle se promenait dans une «forêt obscure». Cette forêt était pleine de fruits agréables, d'arbres à vastes racines et à végétation vigoureuse.
Au milieu croissait une pomme d'or d'une énorme grosseur... mais à une hauteur trop grande pour qu'on pût la cueillir... Elle la contemplait d'un œil avide, puis se mit à jeter des pierres pour faire tomber ce fruit qui continuait méchamment à adhérer à son rameau... Mais il se balançait toujours à ses yeux, à une hauteur désespérante.
Tout à coup, lorsqu'elle y pensait le moins, il tomba de lui-même à ses pieds... Son premier mouvement fut de se baisser, afin de le ramasser et d'y mordre à pleines dents... Mais au moment où ses jeunes lèvres s'apprêtaient à presser le fruit d'or de son rêve, il en sortit une abeille qui s'élança sur elle et la perça de son dard jusqu'au fond du cœur... Alors elle s'était éveillée en sursaut et avait poussé un grand cri.
Elle fit ce récit avec une certaine confusion et un grand embarras... Les demoiselles, qui avaient redouté quelque grand malheur, commencèrent à gronder Dondon d'avoir pour si peu troublé leur sommeil. La matrone, courroucée d'avoir quitté son lit chaud, réprimanda vertement la pauvre Dondon, qui soupirait, protestant qu'elle était bien fâchée d'avoir crié.
«J'ai entendu conter, dit-elle, des histoires d'un coq et d'un taureau; mais, pour un rêve où il n'est question que d'une pomme et d'une abeille, interrompre notre sommeil à toutes, certes, il y a de quoi nous faire penser que la lune est dans son plein! Quelque chose qui ne va pas bien chez vous, mon enfant. Nous verrons demain ce que pense de cette vision hystérique le médecin de Sa Hautesse.
«Et cette pauvre Juana par-dessus le marché! La première nuit qu'elle passe parmi nous, voir ainsi son repos troublé par une telle clameur! J'avais pensé qu'avec vous, Dondon, elle aurait passé une nuit paisible. Je vais maintenant la confier aux soins de Lolah, bien que son lit soit plus étroit que le vôtre.»
À cette proposition, les yeux de Lolah brillèrent, mais la pauvre Dondon, avec de grosses larmes, demanda en grâce qu'on lui pardonnât sa faute... qu'on voulut bien laisser Juana auprès d'elle; à l'avenir, elle garderait ses rêves pour elle seule!
C'était bien sot à elle, elle en convenait, d'avoir ainsi crié, c'était une aberration nerveuse, une folle hallucination... Ses compagnes avaient bien raison de se moquer d'elle!... Mais elle se sentait abattue, elle priait qu'on voulût bien la laisser... Dans quelques heures, elle aurait surmonté cette faiblesse, elle serait complètement rétablie...
Ici Juana intervint charitablement, affirmant qu'elle se trouvait fort bien... Elle avait merveilleusement dormi... Elle ne se sentait pas le moins du monde disposée à quitter le lit, à s'éloigner d'une amie qui n'avait d'autre tort que d'avoir rêvé une fois mal à propos.
Quand Juana eut parlé ainsi, Dondon se retourna et cacha son visage dans le sein de Juana. On ne voyait plus que sa gorge qui avait la couleur d'un bouton de rose...
Au premier rayon du jour, Gulbeyaz quitta sa couche d'insomnie, pâle, le cœur dévoré d'inquiétude. Elle mit son manteau, ses pierreries, ses voiles. Son lit était magnifique, plus doux que celui du plus efféminé Sybarite. Sa peau sensible n'eût pu supporter le pli d'une feuille de rose. Elle surgit si belle que l'art ne pouvait presque plus rien pour elle. Elle ne se soucia même pas de donner un coup d'œil au miroir.
En même temps s'était levé son illustre époux, sublime possesseur de trente royaumes et d'une femme dont il était abhorré. Il n'en prenait pas à l'ordinaire grand souci. Il aimait avoir sous la main une jolie femme, comme un autre un éventail. C'est pourquoi il avait une abondante provision de Circassiennes pour s'amuser au sortir du divan. Cependant il s'était épris des beautés de son épouse.
Après les ablutions ordinaires, les prières et autres évolutions pieuses, il but six tasses de café pour le moins, puis se retira pour savoir des nouvelles des Russes dont les victoires s'étaient récemment multipliées sous le règne de Catherine, cette femme proclamée à l'unisson la plus grande des souveraines et des catins.
Gulbeyaz soupira de son départ, puis se retira dans son boudoir, lieu propice au déjeuner et à l'amour. La nacre de perles, le porphyre et le marbre décoraient à l'envi ce somptueux séjour. Des vitraux peints coloraient de diverses nuances les rayons du jour.
C'est dans ce lieu qu'elle fit venir Baba pour l'interroger sur ce qu'il était advenu de Don Juan, où et comment il avait passé la nuit.
Baba répondit péniblement à ce long catéchisme. Il se grattait l'oreille, signe d'un embarras certain.
Gulbeyaz n'était pas un modèle de patience. Quand elle vit Baba hésiter dans ses réponses, elle l'embarrassa par des questions plus pressées. Les paroles de Baba devinrent de plus en plus décousues; alors son visage commença à s'enflammer, ses yeux à étinceler, et les veines d'azur de son front superbe se gonflèrent de courroux.
Baba expliqua comment la «mère des vierges» avait pris soin de tout et ne cacha point dans quel lit Juana avait couché. Il évita simplement de parler du rêve de Dondon.
Mais c'est en vain qu'il laissa discrètement ce fait derrière la toile. Les joues de Gulbeyaz prirent une teinte cendrée, ses oreilles bourdonnèrent, elle se sentit entrer en une petite agonie.
À la longue, elle se ressaisit:
«Esclave, dit-elle à Baba, amène les deux esclaves.»
Le nègre feignit de ne pas avoir bien compris et supplia sa maîtresse de lui préciser de quels esclaves il s'agissait, dans la crainte d'une erreur.
«La Géorgienne et son amant! répondit l'impériale épouse. Et que le bateau soit prêt du côté de la porte secrète du sérail! Tu sais le reste.»
Elle parut prononcer ces dernières paroles avec effort, en dépit de son farouche orgueil. Baba ne fut point sans le remarquer et crut pouvoir la conjurer, par tous les poils de la barbe de Mahomet, de révoquer l'ordre qu'il venait d'entendre.
«Entendu, c'est obéi, dit-il; néanmoins, sultane, daignez songer aux conséquences. Tant de précipitation peut avoir des suites funestes, même aux dépens de Votre Majesté. Je ne veux point parler ici de votre position critique, de votre ruine au cas d'une découverte prématurée...
«Mais de vos propres sentiments. Lors même que ce secret resterait enfoui sous ces flots qui gardent déjà un certain nombre de cœurs palpitants d'amour, si vous aimez ce jeune homme, vous ne vous guérirez pas, excusez la liberté, en lui ôtant la vie...
—Que connais-tu de l'amour et des sentiments? Misérable! Va-t'en! s'écria-t-elle les yeux enflammés de colère. Va-t'en et exécute mes ordres!»
Baba disparut sans pousser plus loin ses remontrances. Il tenait à la tête des autres, mais beaucoup plus à la sienne propre.
Il grommela simplement contre les femmes de toutes conditions, mais surtout les sultanes et leur manière d'agir, leur obstination, leur orgueil, leur indécision, leur manie de changer d'opinion, leur immoralité, toutes choses qui lui faisaient chaque jour bénir sa neutralité.
Puis il fit prévenir le jeune couple de se parer sans délai, de se peigner avec le plus grand soin et de se préparer à paraître devant l'impératrice qui désirait leur prouver sa sollicitude.
Dondon parut surprise, Don Juan interdit, mais il fallait obéir...
Comment ils réussirent à éviter le courroux de Gulbeyaz et, par une barque, à quitter le sérail en compagnie de Baba, de Johnson et de sa maîtresse d'une nuit, sultane de deuxième classe, l'histoire n'en a point conservé les détails.
CHAPITRE VI
LEÏLAH
Don Juan dans l'armée de Souvarow.—L'accueil du grand général.—L'assaut d'Ismaïlia.—Don Juan sauve la petite Leïlah.—Le pillage, le viol.—Récompense de Don Juan.
Le siège était mis devant Ismaïlia. Mais les Russes, en dépit de leur courage, n'avaient pas réussi à s'emparer de la forteresse turque. Enfin Souvarow, cet homme de génie qui avait l'air d'un bouffon, fut envoyé pour prendre le commandement de l'armée. De suite tout changea, et la résistance turque faiblit.
La veille du grand assaut, quelques Cosaques rôdant à la tombée de la nuit rencontrèrent une troupe d'individus dont l'un parlait assez correctement leur langue. Sur sa demande, ils l'amenèrent, lui et ses camarades, au quartier général. Leurs costumes étaient musulmans, mais il était facile de voir que ce n'était là que déguisement.
Souvarow, qui donnait des leçons aux recrues, en manches de chemise, sur l'art sublime de tuer, les interrogea lui-même:
«D'où venez-vous?
—De Constantinople. Nous sommes des captifs échappés.
—Qui êtes-vous?
—Mon nom est Johnson, celui de mon camarade, Juan; les deux autres sont des femmes; le troisième n'est ni homme ni femme...»
Le général jeta sur la troupe un coup d'œil rapide:
«J'ai déjà entendu votre nom; le second est nouveau pour moi; il est absurde d'avoir amené ici ces trois personnes, mais qu'importe! N'étiez-vous pas dans le régiment de Nicolaïew?
—Précisément.
—Vous avez servi à Widdin?
—Oui.
—Vous conduisiez l'attaque?
—C'est vrai.
—Qu'êtes-vous devenu depuis?
—Je le sais à peine...
—Vous étiez le premier sur la brèche?
—Du moins, n'ai-je pas été lent à suivre ceux qui pouvaient y être.
—Ensuite?
—Une balle m'étendit à terre, et l'ennemi me fit prisonnier.
—Vous serez vengé, car la ville que nous assiégeons est deux fois aussi forte que celle où vous avez été blessé. Où voulez-vous servir?
—Où vous voudrez.
—Et ce jeune homme au menton sans barbe, aux vêtements déchirés, de quoi est-il capable?
—Ma foi, général, s'il réussit en guerre comme en amour, c'est lui qui devrait monter le premier à l'assaut.
—Il le fera, s'il l'ose. Demain, je donne l'assaut. J'ai promis à divers saints que sous peu la charrue passera sur ce qui fut Ismaïlia...
—Et quels seront nos postes?
—Vous rentrerez dans votre ancien régiment. Le jeune étranger restera auprès de moi: c'est un beau garçon. On peut envoyer les femmes aux bagages ou à l'ambulance.»
Ici, les deux dames levèrent la tête et se prirent à pleurer.
«Comment avez-vous pu amener vos femmes ici, en service, Johnson?
—N'en déplaise à Votre Excellence, ce sont les femmes d'autrui et non les nôtres. Ces deux dames turques favorisèrent notre fuite. Nous désirons qu'elles soient traitées avec tous les égards.»
Ainsi fut-il fait. Les dames, après des larmes et soupirs, se retirèrent loin des avant-postes, tandis que leurs chers amis allaient s'armer pour brûler une ville qui ne leur avait jamais fait de mal.
Le lendemain, quand fut donné le grand assaut, Juan et Johnson combattirent de leur mieux. Ils avançaient, marchant sur les cadavres, taillant d'estoc et de taille, suant et s'échauffant, gagnant parfois un ou deux pieds de terrain, insensibles au feu qui tombait sur eux comme une pluie.
Bien que ce fût son premier combat, Don Juan ne prit pas la fuite. Il monta vaillamment à l'escalade des murailles.
La ville fut forcée. Le combat dans les rues se prolongea longtemps. Le carnage s'ensuivit. On vit se commettre tous les genres possibles de crimes.
Sur un bastion où gisaient des milliers de morts, on ne pouvait voir sans frissonner un groupe encore chaud de femmes massacrées... Belle comme le plus beau mois du printemps, une jeune fille de dix ans se baissait et cherchait à cacher son petit sein palpitant au milieu de ces corps endormis dans leur sanglant repos.
Deux horribles Cosaques poursuivaient cette enfant. Comparé à ces hommes, l'animal le plus sauvage des déserts de Sibérie a des sentiments purs et polis, l'ours est civilisé, le loup plein de douceur...
Leurs sabres étincelaient au-dessus de sa petite tête dont les blonds cheveux se hérissaient d'épouvante. Quand Juan aperçut ce douloureux spectacle, il n'hésita pas à tomber sur le dos des Cosaques.
Il taillada la hanche de l'un, fendit l'épaule de l'autre, les mit en fuite, puis releva la petite fille du monceau de cadavres où elle s'était cachée et qui, un moment plus tard, fût devenu sa tombe.
Et elle était aussi froide qu'eux, du sang coulait sur son visage, mais ce n'était qu'une petite blessure, et, ouvrant ses grands yeux, elle regardait Don Juan avec une surprise effarée.
Leurs regards se rencontrèrent et se dilatèrent. Dans celui de Juan brillaient le plaisir, la douleur, l'espérance, la crainte... Les yeux de l'enfant peignaient sa terreur et son angoisse.
Sur ces entrefaites passa Johnson:
«Venez, dit-il à Juan, et nous nous couvrirons de gloire. Là, au bastion de pierre, entouré de ses dernières batteries, le vieux pacha est assis, fumant sa pipe... Avec quelques hommes nous pouvons l'enlever...
—Mais cette enfant, cette pauvre orpheline, je ne puis l'abandonner...
—Juan, vous n'avez pas de temps à perdre. C'est une bien jolie enfant, je ne vis jamais pareils yeux... Mais il vous faut choisir entre votre réputation et votre sensibilité, votre gloire et votre compassion...
Juan restait inébranlable. Alors Johnson choisit parmi ses hommes ceux qui lui parurent les moins propres à l'assaut final et au pillage et leur confia l'enfant contre promesse d'une bonne récompense le lendemain. Juan consentit à l'accompagner.
Juan et Johnson se portèrent en avant et réussirent à avoir raison du vieux pacha, auquel ses cinq fils servirent de dernier rempart. Les uns et les autres s'en furent au pays des houris parfumées.
Quand la soldatesque envahit les maisons qui demeuraient debout, il y eut un certain nombre de filles qui perdirent leur virginité... Cependant, la fumée de l'incendie et de la poudre était épaisse... La précipitation fit naître quelques quiproquos... Dans le désordre, six vieilles filles, ayant chacune soixante-dix ans, furent assaillies par les grenadiers.
En général, la continence fut cependant assez grande. Il y eut même du désappointement parmi certaines prudes sur le déclin qui s'étaient, d'ores et déjà, résignées à supporter cette croix. On entendit des commères demander d'un ton aigre-doux si «le viol n'allait pas bientôt commencer».
Bref, Souvarow put écrire sur son premier message: «Gloire à Dieu et à l'Impératrice. Ismaïlia est à nous.»
On applaudit fort Juan de son courage et de son humanité. On le félicita d'avoir sauvé la petite musulmane. Pour sa récompense, Souvarow le chargea de porter à l'Impératrice le triomphal bulletin qu'il venait de rédiger.
L'orpheline partit, avec son protecteur, car elle était désormais sans foyer, sans parents, sans appui... Tous les siens avaient péri sur le champ de bataille ou sur les remparts. Don Juan fit vœu de la protéger et tint sa promesse.
CHAPITRE VII
CATHERINE DE RUSSIE
Le voyage.—Don Juan reçu à la Cour.—Catherine amoureuse.—Éclatante situation de Don Juan.—Il pense à sa famille.—Épître maternelle.—Maladie de Don Juan.—Son départ en mission.—Catherine se console.—L'amour de Leïlah.—À travers l'Europe.—Débarquement à Douvres.
Juan voyageait dans un kibitka, maudite voiture sans ressorts qui, sur les routes raboteuses, ne laisse pas un os intact. À chaque cahot, il portait ses regards sur l'aimable enfant qu'il avait arrachée à la mort, souhaitant qu'elle ne souffrît pas trop.
Ainsi il parvint à Saint-Pétersbourg et, de suite, fut reçu à la Cour par l'Impératrice Catherine.
L'épée au côté, le chapeau à la main, beau des avantages qu'il tenait de la jeunesse, de la gloire et du tailleur du régiment, Don Juan entra, et sa vue fit sensation. Il était svelte et fluet, pudibond et imberbe, mais il y avait quelque chose dans sa tournure, et plus encore dans ses yeux, qui semblait dire que, sous l'enveloppe du séraphin, il y avait un homme.
Les courtisans ouvrirent de grands yeux, les dames chuchotèrent, et le favori régnant fronça le sourcil.
Quant à Catherine, elle sourit, bien aise de voir le beau messager sur le panache duquel planait la victoire, et quand, fléchissant le genou, il lui présenta la dépêche, occupée à le regarder, elle oublia d'en rompre le sceau.
Enfin, revenant à son rôle de reine, elle ouvrit la lettre. Tous les regards épiaient avec inquiétude les mouvements du visage. Enfin, un royal sourire annonça le beau temps pour le reste du jour.
Une ville prise! Trente mille hommes tués! Grande fut sa joie. Sa soif d'ambition était étanchée pour quelque temps.
Divers pensers se jouèrent sur son front, puis elle laissa tomber un regard bienveillant sur le beau jeune homme à genoux devant elle, et tout le monde fut dans l'attente.
Un peu corpulente, elle était cependant encore une beauté, beauté fraîche et appétissante. Elle savait rendre avec usure un amoureux regard et exigeait le payement à vue et intégral des créances de Cupidon sans permettre la plus petite réduction.
Sa Majesté baissa les yeux, le jeune homme leva les siens. Et de suite ils s'éprirent d'amour. Elle, pour sa figure, sa grâce, Dieu sait quoi encore. Lui se sentit touché d'une passion qui ressemblait, à la vérité, plutôt à l'amour-propre. Le fait d'avoir été distingué lui donna de lui-même une haute opinion.
Il était, du reste, dans ce premier printemps de la vie où toutes les femmes ont presque le même âge. Et la puissante Impératrice de Russie se conduisait en pareil cas comme une simple grisette.
Il y eut dans la Cour un chuchotement général. Des larmes de jalousie parurent dans les yeux attristés de tous les assistants. Et les ambassadeurs s'informèrent de ce jeune homme qui promettait d'être grand d'ici quelques heures.
Cependant on se pressait autour de lui, et on le félicitait. Les robes de soie de maintes gentes dames l'effleurèrent même. Juan s'inclina. Il parlait peu, mais toujours à propos, et les grâces de ses manières flottaient autour de lui comme les plis d'une bannière.
Puis avec elle, derrière elle, ainsi que l'étiquette l'exigeait, Juan se retira.
Il devint peu à peu un Russe très policé. La faveur de l'Impératrice était agréable et, bien que la tâche fût un peu rude, un jeune homme tel que Don Juan s'en tirait avec honneur.
Il vivait dans un tourbillon de prodigalités, de tumulte, de splendeur, de pompe chatoyante, courtisé des uns et des autres.
Il écrivit alors en Espagne. Tous ses proches parents, voyant qu'il était en voie de succès, lui répondirent le même jour. Plusieurs se préparèrent à émigrer et, tout en dégustant des sorbets, on les entendit déclarer qu'avec l'addition d'une légère pelisse le climat de Madrid et celui de Moscou étaient absolument les mêmes.
Sa mère, Doña Inez, lui écrivit une lettre pleine de recommandations précautionneuses. Elle l'avertissait de se tenir en garde contre le culte grec, qui devait paraître singulier à des yeux catholiques; mais en même temps lui disait d'étouffer toute manifestation extérieure de répugnance, cela pouvant être mal vu à l'étranger. Elle l'informait qu'il avait un petit frère, né d'un second lit. Elle louait encore et surtout l'amour maternel de l'Impératrice.
Cependant, l'aimable Juan éprouvait parfois ce qu'éprouvent d'autres plantes appelées sensitives, que trouble le toucher. Peut-être, sous un ciel rigoureux, sentait-il le besoin d'un climat où la Néva n'attendît pas le premier mai pour dissoudre sa glace. Peut-être ses devoirs lui pesaient-ils. Peut-être, dans les bras de la royauté, soupirait-il après la beauté.
Il tomba malade. L'impératrice prit alarme, les médecins prescrivirent des médications compliquées.
Certains chuchotèrent que Juan avait été empoisonné par Potemkine.
Juan se rétablit cependant, mais les hommes de science déclarèrent qu'il devait faire un voyage.
Le climat était trop froid pour que cet enfant du Midi pût y fleurir, disaient-ils. Catherine, d'abord, goûta peu l'idée de perdre son mignon, mais quand elle le vit si abattu, elle résolut de l'envoyer en mission.
Il y avait alors, au sujet d'un traité, des négociations engagées entre les cabinets anglais et russe. C'était à propos de la navigation de la Baltique, des fourrures, des huiles de baleine et du suif.
Juan fut chargé de propositions confidentielles. Il quitta la Russie comblé de présents et d'honneurs.
Catherine se consola du départ de Juan. Les soupirants à sa couche étaient nombreux. Elle demeura vide un jour ou deux, le temps de faire un choix.
Dans son excellente calèche, Don Juan emporta un bouledogue, un bouvreuil et une hermine, ses animaux favoris. Jamais vierge de soixante ans ne montra plus de passion que lui pour les chats et les oiseaux, et cependant il n'était ni vieux ni vierge.
À côté de Juan était assise la petite Leïlah qu'il avait arrachée au sabre des Cosaques dans l'immense carnage d'Ismaïlia.
Pauvre enfant! elle était aussi belle que docile. Don Juan l'aimait, et il en était aimé comme n'aima jamais frère, père, sœur ou fille. Il n'était pas tout à fait assez vieux pour éprouver le sentiment paternel; et cette autre classe d'affection que l'on nomme tendresse fraternelle ne pouvait pas non plus émouvoir son cœur, car il n'avait jamais eu de sœur.
Encore moins était-ce un amour sensuel. Il n'était pas de ces vieux débauchés qui recherchent le fruit vert pour fouetter le sang engourdi de leurs veines. Il y avait au fond de tous ses sentiments le platonisme le plus pur, mais il lui arrivait de les oublier.
La petite Turque refusait obstinément de se convertir. Elle ne montrait aucun goût pour la confession et persistait à croire que Mahomet était prophète.
Ils traversèrent la Pologne, puis la Courlande, la vieille Prusse. Ils s'arrêtèrent à Berlin, à Dresde, à Cologne, cette ville qui présente les ossements de onze mille vierges, le plus grand nombre que la chair ait jamais connu.
Dans un port de Hollande, ils s'embarquèrent. Le bateau faisait le service de Douvres. Les hôtels de cette ville sont hors de prix. Juan ne put obtenir aucune réduction sur le mémoire fabuleux qu'on lui présenta dans cette première cité de la grande Angleterre.
CHAPITRE VIII
ADELINE, AURORA ET LADY FITZ-FULKE
Attaqué par des brigands.—Grande vie mondaine anglaise.—Leïlah confiée à Lady Pinchbeck.—L'amour chez les Anglaises.—Adeline.—Le château, de Nonnan Abbey.—La série des invités.—Chasse, cartes, billard.—Succès de Don Juan.—Manœuvres de la duchesse de Fitz-Fulke.—Inquiétudes d'Adeline.—Conseils de mariage.—Aurora.
Ils se trouvaient donc en Angleterre.
Après une halte à Canterbury, ils arrivèrent en vue de Londres: énorme amas de briques, de fumée, de navires, masse hideuse et sombre s'étendant à perte de vue.
«Ici, se disait Juan, qui suivait à pied sa voiture, la liberté a choisi son séjour; ici retentit la voix du peuple; les cachots, les inquisitions, les tortures ne la font point expirer. Elle ressuscite à chaque nouveau meeting, à chaque élection nouvelle.
«Ici sont des épouses chastes, des vies pures; ici on ne paye que ce qu'on veut; et si tout y est cher, c'est qu'on aime à gaspiller l'argent pour montrer ce qu'on a de revenu. Ici toutes les lois sont inviolables; nul ne tend des embûches au voyageur; toutes les routes sont sûres; ici...»
Il fut interrompu par la vue d'un couteau accompagné d'un menaçant: La bourse ou la vie!
Ces accents d'hommes libres provenaient de quatre bandits en embuscade. Ils l'avaient aperçu marchant à pas lents à quelque distance de sa voiture et, en garçons avisés, ils avaient profité de l'heure opportune...
Juan, quoiqu'il ne connût de l'anglais que le mot sacramentel Goddam! comprit le geste de ces gens. Sans hésiter il tira un pistolet de dessous sa veste et le déchargea dans le ventre de l'un des assaillants qui tomba comme un bœuf, beuglant:
«O Jack! ce gredin de Français m'a fait mon affaire!»
Sur quoi Jack et son monde décampèrent au plus vite. «Sans doute, se disait Juan, est-ce la coutume du pays d'accueillir les étrangers de cette manière.» Il songeait néanmoins à relever l'homme qu'il avait blessé.
«Que l'on me donne un simple verre de gin, disait celui-ci, et qu'on me laisse mourir en paix.»
Il expirait en effet. Il trouva encore la force de détacher le mouchoir qui entourait son cou et dit:
«Donnez cela à Sarah...»
Juan, à Londres, s'installa dans un confortable hôtel. Le bruit de ses aventures étranges, de ses combats et de ses amours avait précédé son arrivée. On savait que ce jeune étranger, distingué, beau et accompli, avait tourné la tête d'une souveraine.
Auprès des romanesques anglaises, il se trouva tout de suite à la mode.
Don Juan fut présenté; son costume et sa bonne mine excitèrent l'admiration générale. On remarqua beaucoup un diamant colossal dont Catherine, dans un moment d'ivresse, lui avait fait cadeau. À dire vrai, il l'avait bien gagné.
En le voyant, les vierges rougirent, les joues des dames mariées se couvrirent aussi d'incarnat. Les filles admirèrent sa mise, les pieuses mères demandèrent quel était son revenu et s'il avait des frères.
Juan consacrait ses matinées aux affaires; ses après-midi se passaient en visites, en collations, à flâner, à boxer. Le soir, la toilette, le dîner et les réceptions.
Quant à Leïlah, avec ses yeux orientaux, son caractère asiatique et taciturne, elle devint une sorte de mystère fashionable.
On pensa qu'une jeune enfant, si remplie de grâces, belle comme son pays natal, serait beaucoup plus convenablement élevée sous les yeux de pairesses ayant passé le temps des folies.
Seize douairières, dix sages femelles célibataires, deux ou trois épouses dolentes, séparées de leurs maris sans qu'un seul fruit parât leurs rameaux desséchés, demandèrent à former la jeune Turque et à la produire. C'est là le mot consacré pour exprimer la première rougeur d'une vierge à un raout où elle vient étaler ses perfections.
Lors donc qu'il vit tant de dames vénérables solliciter l'honneur d'apprivoiser sa petite sauvage d'Asie, ayant consulté la Société pour la suppression du vice, il fit choix de Lady Pinchbeck.
Elle était vieille, mais avait été fort jolie. Elle était vertueuse et l'avait toujours été—du moins je le crois. Le fantôme de la médisance avait en tout cas cessé de rôder autour d'elle. Elle n'était plus citée que pour son amabilité et son esprit...
De prime abord, en Angleterre, Don Juan ne trouva pas les femmes jolies. Une belle Anglaise cache la moitié de ses attraits. Elle aime mieux se glisser paisiblement dans votre cœur que de le prendre d'assaut comme on s'empare d'une ville... Mais une fois qu'elle est dans la place, elle la garde.
Elle n'a point la démarche du coursier arabe ou de la jeune Andalouse qui revient de la messe; elle n'a point dans sa mise la grâce des Françaises, la flamme de l'Italienne ne brille point dans son regard. Elle est avare de ses services. Mais s'il lui arrive de s'éprendre d'une grande passion, c'est une chose fort sérieuse. Neuf fois sur dix, ce sera mode, caprice, coquetterie, orgueil, plaisir de faire saigner le cœur d'une rivale; mais la dixième fois ce sera un ouragan.
Lady Adeline Amundeville était de haut lignage, riche par le testament de son père, belle même dans cette île où les beautés abondent. Dans le tourbillonnement du monde, elle était la reine abeille... Ses charmes faisaient parler tous les hommes et rendaient muettes toutes les femmes.
Elle était chaste jusqu'à désespérer l'envie, et mariée à un homme qu'elle aimait fort. C'était un Anglais froid comme tous ceux de sa nation, fort apprécié au Conseil, énergique à l'occasion, fier de lui-même et de sa femme. Le monde ne pouvait rien articuler contre eux. Tous deux paraissaient tranquilles: elle dans sa vertu, lui dans sa hauteur.
Une sympathie s'établit entre Lord Henry et Don Juan. Il aimait pour sa gravité le gentil Espagnol. Ils avaient l'un et l'autre voyagé et aimaient parler chevaux.
Aux beaux jours, Lord Henry et Lady Adeline partirent pour se rendre dans une magnifique résidence, une Babel gothique, vieille de plusieurs siècles...
Le château Nonnan Abbey était encadré dans un vallon couronné de grands bois. Devant se trouvait un lac limpide, large, transparent, profond. L'onde en était renouvelée par une rivière dont les flots calmes traversaient sa nappe paisible... La forêt descendait en pente jusqu'à ses bords et mirait dans son cristal sa face verdoyante.
Un débris glorieux de l'ancienne abbaye s'élevait un peu à l'écart: c'était une voûte grandiose qui avait autrefois couvert les ailes de la nef. Dans les niches, on voyait encore quelques débris de statues. Il faut dire que les moines avaient jadis été expulsés violemment par les ancêtres du lord.
À l'heure de minuit, quand se lève le vent, on entend gémir, à travers les ruines, un son étrange et surnaturel, mais harmonieux, un son qui traverse l'arceau colossal, s'élevant, s'abaissant, mourant tour à tour. Les uns pensent que c'est l'écho lointain de la cataracte de la rivière, apporté par la brise nocturne; d'autres croient qu'un être inconnu, enfant de la tombe et des ruines, fait ainsi entendre sa voix magique.
L'intérieur du château se perdait en longues salles, en longues galeries, en chambres spacieuses... Sur les murs, dans des tableaux assez bien conservés, brillaient des barons bardés de fer, des comtes parés de soie et portant l'ordre de la Jarretière... On y remarquait aussi maintes ladies Mary à longue chevelure blonde, des comtesses en robe de cour et quelques autres beautés drapées de manière plus libre. On y voyait aussi des juges, des évêques, des procureurs, des généraux...
L'automne arriva et avec lui les hôtes attendus. Les blés sont coupés, le gibier abonde... Les lords et ladies accoururent pour la chasse. Il y avait la duchesse de Fitz-Fulke, la comtesse de la Moue, lady Sotte, lady Affairée, miss Bonbassin, miss Ducorset, mistress Raby, la femme du riche banquier, et mistress Dusommeil, vraie brebis noire qu'on eût prise pour un blanc agneau.
Vint aussi Desparoles, spadassin légal qui n'accepte pour champ de bataille que le barreau et le sénat; le jeune poète Ecorche-Oreilles, dont l'étoile commençait à poindre; lord Pyrrho, penseur fameux, sir John Boirude, puissant buveur.
Visitèrent encore le château: le duc des Grands-Airs et les six misses Dufront, charmantes personnes, tout gosier et sentiment; quatre honorables misters dont l'honneur était plus devant le nom qu'après; le preux chevalier de la Ruse, amuseur venu de France, dont les dés subissaient eux-mêmes le charme; le révérend Rodomart Précision qui haïssait le pécheur plus que le péché.
C'était un échiquier de bonne compagnie. Un échantillon de chaque classe est préférable à un insipide tête-à-tête entre gens du même milieu.
Les jeunes gens se levaient le matin pour aller à la chasse, à l'affût ou à cheval; les vieillards parcouraient la bibliothèque, flânaient dans les jardins; les jolies femmes se promenaient à pied ou à cheval; laides, elles lisaient ou contaient des histoires, discutant de modes et chapeaux.
Quelques-unes avaient des amants absents, toutes avaient des amis. Elles rédigeaient de longues correspondances. Les missives féminines sont pleines de mystères.
Il y avait aussi des billards et des cartes.
Le soir ramenait le banquet et le vin, la conversation, le duo, la danse.
Tout, dans la réunion, était bienveillant et aristocratique; tout était lisse, poli et froid comme une statue de Phidias taillée dans le marbre attique. Ainsi, jusqu'à minuit, se passait chaque soir la vie.
Adeline était vraiment la reine. Il y avait dans ses manières cette politesse calme et toute patricienne qui, dans l'expression des sentiments de la nature, ne dépasse jamais la ligne équinoxiale...
Mais était-elle en tout indifférente? Selon l'insipide comparaison, le volcan frangé de neige couve dans son sein une lave brûlante...
Juan—à cet égard il ressemblait aux saints—était à tous sans distinction. Doué d'une de ces natures heureuses qui ne font jamais défaut, il savait se faire bien venir de toutes les femmes, sans cette fatuité de certains hommes-femelles. Il évitait également de tomber endormi après le dîner.
Sémillant et léger, toujours sur le qui-vive, il prenait une part brillante à la conversation, approuvant le plus souvent ce qu'avançaient les dames. Il savait écouter.
Et puis il dansait avec expression et bon sens, il dansait sans prétention théâtrale, non en maître de ballet, mais en homme comme il faut. Ses pas étaient chastes et classiques.
La duchesse de Fitz-Fulke, qui aimait la tracasserie, commença à lui faire quelques agaceries.
C'était une belle blonde dans la maturité, séduisante, distinguée, et qui, pendant plusieurs hivers, avait déjà brillé dans le grand monde. Mieux vaut taire ce qu'on rapportait de ses exploits, car ce serait un sujet chatouilleux. Elle avait en dernier lieu jeté le grappin sur Lord Augustus Fitz-Plantagenet.
Les traits de ce noble personnage se rembrunirent un peu quand il vit ce nouvel acte de coquetterie, mais les amants doivent tolérer ces petites licences: ce sont privilèges de la corporation féminine. Dans le cercle, on chuchotait, on décochait des traits malins. Personne, du reste, ne prononça le nom du duc. On aurait pu croire, cependant, qu'il dût être pour quelque chose dans l'affaire. Il est vrai que, toujours absent, il passait pour s'inquiéter fort peu de ce que faisait sa femme.
La duchesse Adeline commença à regarder comme un peu libre la conduite de son invitée... Elle se sentait doucement émue de pitié pour la jeunesse et la probable inexpérience de Don Juan. Il n'était à la vérité plus jeune qu'elle que de six semaines.
À seize ans, Adeline avait été produite dans le monde; présentée, exaltée, elle mit le trouble dans le cœur des hommes; à dix-sept, elle enchanta le monde comme une nouvelle Vénus sortant de son océan; à dix-huit, elle avait consenti à créer cet autre Adam appelé «le plus heureux des hommes».
Trois hivers elle avait rayonné, brillante, admirée, adorée, mais en même temps si sage qu'elle avait mis en défaut la médisance la plus subtile: dans ce marbre modèle on ne pouvait découvrir la plus petite tare. Elle avait aussi, depuis son mariage, trouvé un moment pour faire un héritier et une fausse couche.
Dans l'intention charitable d'éviter un éclat, Lady Adeline, dès qu'elle vit que, selon les probabilités, Don Juan ne résisterait pas, résolut de prendre elle-même des mesures. Que deviendrait le pauvre enfant entre les mains de l'enchanteresse? Sa Grâce Lady de Fitz-Fulke passait pour intrigante et quelque peu méchante dans la sphère amoureuse. C'était un de ces jolis et précieux fléaux qui poursuivent sans cesse un amant de leurs caprices, qui, chaque jour de l'année, créent un sujet de querelle quand elles n'en ont pas, le fascinent, le torturent et ne veulent sous aucun prétexte le laisser partir.
C'était une femme à tourner la tête d'un jeune homme, à faire de lui un Werther en fin de compte. Comment dès lors s'étonner qu'une âme plus pure redoutât pour un ami une liaison de cette sorte?
Dans l'effusion de son cœur, qui se croyait étranger à tout artifice, Lady Adeline prit son mari à part et l'engagea à donner des conseils à Juan. Lord Henry se prit à sourire de la simplicité de sa femme et de son ardeur à détourner le jeune homme des pièges de la sirène. Il se prit à sourire et lui fit une réponse d'homme d'État.
Il déclara d'abord «qu'il ne se mêlait jamais des affaires des autres, à l'exception de celles du Roi»; ensuite «que, dans ces matières, il ne jugeait jamais sur les apparences, sauf fortes raisons»; troisièmement «que Don Juan avait plus de cervelle que de barbe au menton et ne devait pas être mené en lisière», et en définitive «que d'un conseil ne résultait pas souvent quelque chose de bon».
En conséquence, il conseilla à sa femme de laisser les parties à elles-mêmes. Et, pris par son travail de conseiller privé, il embrassa tranquillement Adeline comme on embrasserait, non une jeune épouse, mais une sœur âgée...
Le cœur d'Adeline, à la vérité, était vacant, bien que ce fût une magnifique demeure. Elle aimait son mari ou, du moins, le croyait; mais cet amour lui coûtait un effort... Elle et Lord Henry cheminaient dans la vie côte à côte, mais ils ne se heurtaient même pas... Son cœur était vacant, mais elle ne le savait pas.
Elle se mit à réfléchir au moyen de sauver l'âme de Juan. Et en fin de compte elle lui conseilla de se marier.
Juan répondit, avec toute la déférence convenable, qu'il se sentait, en effet, un certain goût pour l'hyménée, mais que, pour le moment, il se présentait quelques difficultés relativement à ses préférences ou à celles de la personne à laquelle ses vœux pourraient s'adresser; qu'en un mot il épouserait volontiers telle ou telle femme, si toutes n'étaient déjà mariées.
Adeline, cependant, tenait au mariage de Juan: il y avait la sage Miss Lecture, Miss Fêlée, Miss Lemâle et les deux belles héritières Couche-d'Or. C'étaient là des partis on ne peut plus sortables. Il y avait aussi Miss de l'Étang, véritable crème d'égalité d'âme, quoique poitrinaire; Miss Audacia Soulier-Fin, dont le cœur visait à un crachat ou à un grand cordon bleu; Miss Aurora Raby, jeune étoile qui brillait sur la vie, image trop charmante pour un tel miroir, créature adorable, à peine formée et modelée: rose dont les feuilles les plus suaves ne s'étaient pas éployées encore.
Aurora était la plus belle, la plus douce, la plus rare; mais il arriva que, dans le catalogue d'Adeline, elle fut oubliée. Cette omission excita l'étonnement de Don Juan. Il l'exprima d'un ton moitié riant, moitié sérieux. Adeline, avec un singulier, un impérieux dédain, lui répondit qu'elle ne comprenait pas ce qui avait bien pu le frapper dans cette enfant affectée, silencieuse et froide...
Ainsi la conversation de Don Juan et d'Adeline se termina sur le mode acide.
CHAPITRE IX
LE MOINE NOIR D'AMUNDEVILLE
Le festin.—Juan exerce sa séduction.—L'apparition du moine.—L'émoi de Juan.—Aurora, la duchesse de Fitz-Fulke et Adeline.—La chanson d'Adeline.—Dîner électoral.—Juan dans sa chambre.—Réapparition du moine.—Le réveil de lord Byron.—L'amour n'est qu'illusion.
Un soir eut lieu un grand dîner, un mirifique combat avec la vaisselle massive pour armure, les couteaux et fourchettes pour armes offensives. Il y eut une excellente soupe à la bonne femme, un turbot, un dindon à la Périgueux, un filet de porc, des volailles à la Condé, des tranches de saumon, des sauces génevoises, un quartier de venaison, un jambon glacé de Westphalie, mille autre choses à l'allemande, à l'espagnole... des vins qui eussent derechef donné la mort au jeune Ammon et du champagne à la mousse pétillante, blanche comme les perles fondues de Cléopâtre.
On entendit longtemps le tintement des verres et le bruit de la mastication. Don Juan se trouvait placé par un singulier hasard entre Aurora et Lady Adeline. Pour un homme ayant des yeux et du cœur, c'était une situation difficile. Adeline ne lui adressait que rarement la parole, mais ses yeux semblaient vouloir lire au fond de sa pensée. Aurora gardait cette indifférence qui pique à bon droit un preux chevalier.
Aux propos de Don Juan, Aurora ne répondait que par des paroles insignifiantes... À peine détournait-elle les yeux. Était-ce orgueil, modestie, préoccupation, impuissance? Le regard malicieux d'Adeline semblait dire à Juan: «Je vous avais prévenu!»
Cependant Juan s'obstina. Il avait une sorte de charme fascinateur; il savait tour à tour être grave ou gai, libre ou réservé; il avait l'art d'obliger les gens à se livrer sans leur laisser voir où il voulait en venir. Et, sur la fin du repas, le regard d'Aurora était plus brillant, et peu à peu elle se laissait aller...
Le souper, les chants, les danses terminés, les convives s'étaient retirés un à un. La dernière robe transparente avait disparu, comme ces nuages vaporeux qui se perdent dans le firmament, et plus rien ne brillait dans le salon que les bougies mourantes...
Juan, dans sa chambre, se sentit agité, embarrassé, inquiet. À la fenêtre, il vit les rayons de la lune se jouer parmi les arbres. Les flots du lac lui apportaient leur murmure auquel minuit joignait son charme mystérieux...
Il ouvrit la porte de sa chambre et s'avança dans la longue et sombre galerie garnie de vieux tableaux... Mais à la lueur d'une clarté douteuse, les portraits des morts ont je ne sais quoi de sépulcral, de lamentable, d'effrayant.
Ces images de saints et de farouches guerriers paraissaient à cette heure revivre, et le pâle sourire des beautés défuntes, charme des anciens jours, s'animait par instants...
Juan rêvait peut-être à ses maîtresses. Nul bruit, hormis l'écho de ses soupirs ou de ses pas, ne troublait le lugubre repos de l'antique manoir. Tout à coup, il entendit distinctement auprès de lui un bruit...
Ce n'était pas une souris, mais, ô surprise! un moine affublé d'un capuchon, d'un rosaire et d'une robe noire, tantôt se montrant à la clarté de la lune, tantôt perdu dans les ténèbres. Il avançait d'un pas pesant mais silencieux. On n'entendait que le bruit léger de ses vêtements; il marchait lentement ou plutôt glissait comme une ombre...
Et en passant près de Don Juan, sans s'arrêter, il lui jeta un regard étincelant.
Juan resta pétrifié. Il avait bien entendu parler d'un fantôme qui hantait autrefois ce manoir, mais comme tant d'autres il avait pris cela pour simple superstition.
Avait-il bien vu? N'était-ce qu'une vapeur?
Une fois, deux fois, trois fois passa et repassa cet habitant de l'air, de la terre, du ciel ou de l'autre séjour... Sans pouvoir ni parler ni remuer, Juan fixait sur lui des yeux émerveillés. Ses cheveux s'enlaçaient autour de ses tempes comme un nœud de serpent. Il voulut bien demander au révérend personnage ce qu'il désirait, mais sa langue lui refusa la parole...
Au troisième voyage le fantôme disparut.
Juan resta immobile. Combien de temps? Il ne put le déterminer, mais ce lui parut un siècle. Il attendait toujours, les yeux fixés sur l'endroit où le fantôme avait la première fois apparu. Peu à peu il recouvra un certain usage de ses facultés... Il rentra dans sa chambre, privé encore de la moitié de ses forces.
Tout y était comme il l'avait laissé; la lampe continuait à briller, et sa flamme n'était pas bleue. Il se frotta les yeux qui ne lui refusèrent point leur office. Il prit un vieux journal et le lut sans difficulté. Il s'absorba dans une diatribe contre la personne du Roi.
Cela était bien de ce monde. Néanmoins la main de Juan tremblait. Il ferma sa porte et, sans trop se presser, se déshabilla et se mit au lit. Là, mollement appuyé sur son oreiller, il repassa en son esprit ce qu'il avait vu... Mais peu à peu le sommeil le gagna, et il s'endormit.
Il s'éveilla de bonne heure, se demandant s'il devait parler de l'apparition, au risque de s'entendre traiter en superstitieux. Il s'habilla rapidement avec l'aide de son valet. Il ne prit aucun soin de toilette: ses cheveux tombaient négligemment sur son front, ses vêtements n'avaient pas leur pli accoutumé, et peu s'en fallait que le nœud gordien de sa cravate ne fût trop de côté de l'épaisseur d'un cheveu.
Descendu au salon, il s'assit tout pensif devant une tasse de thé. Chacun s'aperçut de son état de distraction, Adeline la première, mais il lui fut impossible d'en deviner la cause.
Elle le regarda, remarqua sa pâleur et pâlit elle-même, puis elle baissa les yeux. Lord Henry prétendait que ses muffins étaient mal beurrés. La duchesse de Fitz-Fulke jouait avec son voile, regardant fixement Juan sans articuler une parole. Aurora Raby contemplait également Juan avec une sorte de surprise calme.
La belle Adeline crut alors pouvoir lui demander s'il était malade.
«Oui, oui, non, non, peut-être...», répondit-il...
Le médecin de la famille exprima le désir de lui tâter le pouls, mais Juan déclara qu'il se portait très bien.
«On dirait, dit soudain Lord Henry à Juan, que votre sommeil a été récemment troublé par le moine noir.
—Quel moine? dit Juan d'un ton qu'il s'efforçait de faire indifférent.
—Quoi! n'avez-vous jamais entendu parler du moine noir, le spectre qui hante ce château?
—Jamais, en vérité.
—La renommée raconte une vieille histoire dont nous reparlerons plus tard. Soit qu'avec le temps le fantôme soit devenu moins hardi, soit que nos aïeux eussent de meilleurs yeux que les nôtres, il est certain que les visites du moine se font rares... La dernière fois, ce fut...
—Je vous en prie, interrompit Adeline qui conjecturait déjà qu'un rapport existait entre le trouble de Juan et la légende, si vous voulez plaisanter, vous feriez mieux de choisir un autre sujet. L'histoire a été trop souvent contée et n'a pas gagné beaucoup en vieillissant.
—Plaisanter, dit Mylord, mais vous savez bien que nous-mêmes, pendant notre lune de miel, nous avons vu...
—N'importe, il y a de cela si longtemps! Mais, tenez, je vais vous mettre votre histoire en musique.»
Alors, avec la grâce de Diane quand elle tend son arc, elle prit la harpe dont les cordes vibrèrent harmonieusement sous ses doigts et, d'un ton plaintif, se mit à jouer l'air:
«Il était un moine gris...»
«Joignez-y, cria Henry, des paroles de votre composition. Adeline est à moitié poète», ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le reste de la société.
Chacun joignit ses instances aux siennes. Alors, après quelques secondes d'hésitation, la belle Adeline se mit à chanter ainsi:
Dieu vous garde du Moine noir!
Parfois, marmottant sa prière,
Quand la nuit descend sur la terre
Il rôde autour de ce manoir.
Depuis que Lord Amundeville
Chassa les moines de ces tours
Un moine refusa toujours
De quitter cet antique asile.
La torche et le fer à la main,
Les soldats des biens de l'Église
Réclament la prompte remise
Par l'ordre de leur souverain:
Un moine à demeurer s'obstine.
Son aspect n'est pas d'un mortel;
Sous le porche auprès de l'autel
Ce n'est que la nuit qu'il chemine.
Plein d'un bon ou mauvais vouloir
(Lequel? Réponde un plus habile!)
Nuit et jour des Amundeville
Le Moine habite le Manoir.
Leur première nuit conjugale
Près de leur lit le voit errer;
Il revient, est-ce pour pleurer?
Le jour où leur souffle s'exhale.
Et lorsqu'il naît un héritier,
Il se plaint de son infortune,
Aux pâles rayons de la lune,
Et parcourt l'édifice entier.
D'un capuchon couleur d'ébène
Toujours ses traits restent couverts;
Mais son regard brille au travers,
Et c'est celui d'une âme en peine.
Dieu vous garde du Moine noir!
C'est l'héritier du monastère;
Il est encor puissant sur terre
Malgré le laïque pouvoir.
Le jour, Amundeville est maître;
La nuit, le moine est sans rival;
Son droit subsiste, et nul vassal
N'est tenté de le méconnaître.
Quand il se promène à grands pas,
Couvert de son vêtement sombre,
Si vous laissez passer son ombre
Elle ne vous parlera pas.
Qu'il nous soit propice au contraire,
Dieu soit en aide au Moine noir!
Qu'il prie ou non pour nous, ce soir
Offrons pour lui notre prière.
La voix d'Adeline expira. Il y eut un moment de silence, puis l'auditoire se confondit en admiration et remerciements.
Cette ballade eut pour effet de rappeler Don Juan à lui-même. Il se permit même, sur le chapitre, de lancer maintes saillies.
La journée se passa aux habituelles occupations. Mais au dîner, donné à quelques électeurs influents, il semblait à nouveau distrait, étranger à ce qui se passait. Il oubliait de manger, puis se servit de turbot avec une notoire indiscrétion.
Les yeux d'Aurora étaient fixés sur les siens, et il y avait sur les traits de la jeune fille comme un sourire. Mais dans ce sourire il n'y avait rien qui éveillât ni l'espérance, ni l'amour... C'était un calme sourire de contemplation, empreint d'une certaine expression de surprise et de pitié...
Juan rougit de dépit, ce qui était peu spirituel. Aurora détourna les yeux, palissant légèrement...
Adeline surveillait tout, avec l'affabilité d'une maîtresse de maison dont le mari doit bientôt affronter les élections. Un instant Juan se demanda s'il y avait en elle quelque chose de réel, mais non, elle jouait un rôle.
La belle Fitz-Fulke semblait fort à son aise. Ses yeux riants saisissaient d'un regard les ridicules. C'était sa charitable occupation.
Cependant le repas s'écoula. Le café fut servi, puis on annonça les voitures. Les invités de la soirée disparurent un à un après force révérences à la maîtresse de maison.
Après leur départ on se répandit en saillies sur leur compte. Seul Don Juan demeurait silencieux. Mais il était heureux de voir qu'Aurora, par toute son attitude, approuvait son silence... La jeune fille avait rénové en lui des sentiments perdus ou émoussés...
Quand vint l'heure de minuit, Juan se retira dans son appartement, autant pour s'y livrer à la tristesse que pour dormir. Au lieu de pavots, les saules se balançaient sur sa couche. Il se mit à rêver...
La nuit ressemblait à celle de la veille. Il s'était déshabillé, n'ayant gardé que sa robe de chambre. Redoutant la visite du spectre, il s'assit, l'âme embarrassée, dans l'attente de nouvelles apparitions.
Il prêta l'oreille, et ce ne fut pas en vain:
«Chut! Qu'est ceci? Je vois... Mais non... Pourtant... Puissances célestes! c'est... bah! le chat! Le diable emporte son pas furtif, semblable à la démarche légère d'un esprit ou à celle d'une miss amoureuse s'avançant sur la pointe des pieds à son premier rendez-vous et...
«Encore! Qu'est-ce? Le vent? Non, non, cette fois c'est bien le moine noir avec sa marche régulière...»
Au milieu des ombres d'une nuit sublime, tandis que tous dorment profondément, alors que les ténèbres étoilées entourent le monde comme une ceinture parsemée de pierreries, voilà que la présence du moine vient encore glacer le sang dans ses veines.
Il entendit d'abord un bruit semblable au grincement d'un doigt humide sur un verre, puis un léger résonnement, comme une ondée fouettée par le vent la nuit...
Ses yeux étaient-ils bien ouverts? Oui, et son oreille aussi. De plus en plus s'approchait le bruit redoutable... La porte s'ouvrit.
Elle s'ouvrit avec un craquement infernal, comme la porte de l'enfer. «Lasciate ogni speranza, voi che entrate!» Elle s'ouvrit dans toute sa largeur, non rapidement, mais avec la lenteur du vol des mouettes, puis elle revint sur elle-même, sans toutefois se refermer... Elle demeura entrouverte, laissant passage à de grandes ombres que faisaient jouer les flambeaux de Juan, et parmi ces ombres se tenait debout le moine noir dans son lugubre capuchon.
Don Juan tressaillit, mais las de tressaillir, l'idée lui vint qu'il pourrait bien s'être trompé... Il domina peu à peu son tremblement... Une âme et un corps réunis ne peuvent-ils tenir tête à une âme sans corps?
Alors son effroi se changea en colère, et sa colère prit un caractère redoutable. Il se leva et s'avança; l'ombre battit en retraite. Juan la suivit. Son sang, tout à l'heure glacé, s'était échauffé. Il s'était résolu à percer ce mystère par une vigoureuse lutte de quarte et de tierce. Le fantôme recula jusqu'à l'antique muraille où il se tint debout, immobile comme un marbre.
Il étendit un bras. Puissances éternelles! Dans son trouble, il ne toucha ni âme ni corps, mais bien le mur, sur lequel les rayons de la lune tombaient à flots d'argent... Il frémit encore...
L'ombre était toujours là... Ses yeux bleus étincelaient, et avec une singulière vivacité pour des yeux d'ombre... La tombe lui avait également laissé sa respiration qui était remarquablement douce... On pouvait juger à une boucle égarée de ses cheveux que le moine avait été blond...
La lune se fit voir soudain à travers le linceul de lierre dont la fenêtre était tapissée, et Juan distingua qu'entre deux lèvres de corail brillaient deux rangs de perles... De plus en plus intrigué, il étendit l'autre bras.
Merveille sur merveille! Sa main se posa sur un sein bien vivant et qui battait à coups redoublés... En même temps il apercevait nettement l'âme la plus charmante qui se fût jamais fourrée sous capuchon de moine, un menton à fossette, une gorge d'ivoire, bref une créature de chair et de sang... Froc et capuchon s'écartèrent soudain et laissèrent voir, dans le luxe de toute sa voluptueuse et peu terrifiante personne, le fantôme de Sa folâtre Grâce la duchesse de Fitz-Fulke...
Don Juan, rasséréné, saisit à bras-le-corps le joli fantôme. Sous le grossier froc de bure, lady Fitz-Fulke était nue. Don Juan aimait lady Amundeville, Don Juan aimait miss Aurora, Don Juan aimait même la petite Leïlah. Mais il sentit le désir se glisser en son âme et en son corps. On ne passe pas impunément plusieurs semaines de chasteté en un grand château.
Mais comme il allait l'entraîner vers sa couche, il se fit un grand bruit. Une lueur éblouissante entra dans la vieille chambre, tandis que les murs tremblaient jusque dans leurs fondements. Un gouffre, non, une oubliette du passé parut s'ouvrir, et soudain le moine disparut...
La sueur au front, Byron s'éveilla de son long rêve. Il était toujours dans la misérable chambrette de cette auberge de Thrace où il avait dû chercher asile la veille, perdu dans sa course à cheval, un orage grondant, dont les éclats se répercutaient mille fois sur les collines de Tchataldja.
Une servante parut qui portait un délicieux moka. C'était une personne d'un âge assez mûr. Mais ses charmes pouvaient encore présenter quelque attrait à un voyageur bien fatigué.
Byron lui prit doucement la main. Elle sourit.
«Tant de conquêtes de princesses et de duchesses, cette nuit, pour aboutir à la servante! dit-il. Ma foi, tant pis! L'amour n'est qu'illusion, Don Juan eût fait de même à ma place.»
TABLE DES MATIÈRES
DON JUAN TENORIO
Les prédictions de l'Astrologue.
La famille de Don Juan.—Maternité douloureuse.—Le baptême.—Chez l'astrologue.—Alchimie et magie.—Les rêves de la comtesse.—Le langage des astres.—Jacobi assommé.—La revanche du hibou.—Les prétentions de Don Jorge.
La première maîtresse de Don Juan.
Discours de Don Jorge.—Les trois courtisanes.—Les préparatifs.—Jalousie de Niceto.—Les avances de la Pandora.—Le festin.—Les danseuses nues.—La petite Monique.—Le baiser.—L'altercation.—La bagarre.—Le duel aux flambeaux.—Niceto blessé.—Rivalité de femmes.—Première nuit d'amour.—Mort de Niceto.
Don Juan à la cour de Naples.
En exil.—Une duchesse violée.—L'arrivée du Roi.—Intervention de Don Jorge.—L'oncle et le neveu.—La fuite.—La duchesse au secret.—Les conseils d'un valet de chambre.—Stupéfaction et fuite du duc Octavio.
La mort du commandeur.
Petite revue du demi-monde.—Inès d'Ulloa.—Discours de l'abbesse.—Visite de la duègne.—La lettre d'amour de Don Juan.—Don Juan au couvent.—L'enlèvement.—Don Gonzalo d'Ulloa.—Propos aigres-doux.—Le réveil de Doña Inès.—La séduction de Don Juan.—Arrivée inopinée de Don Gonzalo.—Violente discussion.—Mort du commandeur.
Doña Elvire.
Mort d'Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.
La statue du commandeur.
Visite au cimetière.—Le badinage de Don Juan.—L'invitation.—M. Domingo.—Le souper.—L'orgie.—Les toasts.—La statue de pierre.—Don Juan aux enfers.
DON JUAN DE MARANA
À l'université de Salamanque.
La famille de Maraña.—Les âmes du Purgatoire.—l'Université de Salamanque.—Don Garcia Navarro. —À l'église.—Fausta et Teresa de Ojedo.—Première sérénade.
Fausta et Teresa.
Premiers baisers.—Don Cristoval.—La rixe.—Un mort.—L'épée des Maraña.—Visite des deux sœurs.—Rendez-vous en ville.—Le souper des étudiants.—Deux jolies maîtresses.—Leçons de volupté.—Première fatigue.—Le signe de beauté.—Échange de femmes.—Le pari perdu.—L'amontillado.—La tentative de viol.—Mort de Fausta.—Fuite de Don Juan.—En Flandre!
À la guerre en Flandre.
Le déguisement.—La petite marchande de souliers de Saragosse.—La fillette rousse d'Italie.—En Flandre.—Le capitaine Gomare.—Brillants débuts guerriers.—Débauches de garnison.—Séductions et coups d'épée.—La guerre recommence.—Mort du capitaine Gomare.—La promesse.—La partie de pharaon.—Ivrognerie.
La mort de Don Garcia.
Enterrement de Gomare.—Modesto.—Le siège de Berg-op-Zoom.—Le capitaine Saqui-Guitra.—Mort étrange de Don Garcia.—Les débauches de Don Juan.
Épisode rapporté par le mystérieux licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, naturel de la ville de Tordesillas, et auquel épisode il donna le titre du Riche désespéré.
Les nuits de Séville.
Retour en Espagne.—Fêtes et orgies.—La liste des maîtresses.—Doña Teresa au couvent.—Nouvelle séduction.
La conversion de Don Juan.
Au château de Maraña.—Le vieux tableau.—Un singulier office.—L'apparition.—L'enterrement.—Évanoui.—La conversion.—Mort de Teresa.—Le dernier duel.—La pénitence.
DON JUAN D'ANGLETERRE
Julia.
La famille de Don Juan: Don José, Doña Inès.—Un turbulent marmot.—Mort inopinée de Don José.—Éducation morale de Juan.—Sa précocité.—Son adolescence.—Julia, la belle sang-mêlé.—Son vieux mari.—Amours d'Inès et d'Alfonso.—Julia auprès de Don Juan: premières caresses.—Vaines résistances.—Tristesse de Don Juan.—Dans le berceau fleuri.—Dangers du crépuscule.—Initiation de Don Juan.—Dans le lit de Julia.—L'arrivée du mari.—La ruse de Julia.—Confession d'Alfonso.—La cachette de Don Juan.—Dans le cabinet noir.—Les deux époux.—Les souliers révélateurs.—Fuite de Don Juan.—Combat à l'épée et au poing.—Dans la nuit sévillane.—Le scandale.—Don Juan s'embarque.—La lettre de Julia.
Le naufrage.
Les filles de Cadix.—L'embarquement.—Mélancolie de Don Juan.—Le mal de mer.—La tempête.—Le grog.—Tristesse du licencié Pedrillo.—Dans les canots.—Le navire sombre.—La chaloupe s'éloigne.—La faim.—Le tirage au sort.—Pedrillo mis à mort et mangé.—Le châtiment.—Le dénuement.—La terre!—Vers le rivage.—Naufrage de la chaloupe.—Don Juan atteint le rivage et s'évanouit.
Haydée.
Retour à la vie: première vision.—Haydée et sa suivante.—Dans la grotte.—Haydée et son père.—Sommeil profond de Juan et troublé d'Haydée.—premier entretien, premier repas.—Les visites à la grotte.—Le bain.—Promenades sentimentales.—Départ du vieux pirate.—Première nuit d'amour sur la grève.—Exploits du pirate.—Le retour impromptu.—La fête au logis.—Danses et orgies.—Le repas d'Haydée et de Juan.—Singes, eunuques, danseuses et poète.—Les rêves d'Haydée.—Apparition paternelle.—La bagarre.—Vengeance du pirate.—Maladie et mort d'Haydée.
La sultane Gulbeyaz.
Esclave.—Récit du bouffon.—Enchaîné à la jolie Romagnole.—La vente au marché des esclaves.—Rencontre de Johnson.—L'achat.—Au palais du sultan.—Juan habillé en femme.—Au sérail.—La sultane amoureuse.—Vaines avances.—Arrivée du Sultan.—Gulbeyaz se retire.
Dans le fond du sérail.
Don Juan chez les demoiselles d'honneur.—Lolah, Katinkah et Dondon.—L'interrogatoire.—Au dortoir.—Dans le lit de Dondon.—Un cri dans la nuit.—L'étrange rêve de Dondon.—Brèves amours.—Le réveil de Gulbeyaz. —Juan et Dondon condamnés à mort.—La fuite.
Leïlah.
Don Juan dans l'armée de Souvarow.—L'accueil du grand général.—L'assaut d'Ismaïlia.—Don Juan sauve la petite Leïlah.—Le pillage, le viol.—Récompense de Don Juan.
Catherine de Russie.
Le voyage.—Don Juan reçu à la Cour.—Catherine amoureuse.—Éclatante situation de Don Juan.—Il pense à sa famille.—Épître maternelle.—Maladie de Don Juan.—Son départ en mission.—Catherine se console.—L'amour de Leïlah.—À travers l'Europe.—Débarquement à Douvres.
Adeline, Aurora et Lady Fitz-Fulke.
Attaqué par des brigands.—Grande vie mondaine anglaise.—Leïlah confiée à Lady Pinchbeck.—L'amour chez les Anglaises.—Adeline.—Le château de Nonnan Abbey.—La série des invités.—Chasse, cartes, billard. —Succès de Don Juan.—Manœuvres de la duchesse de Fitz-Fulke.—Inquiétudes d'Adeline.—Conseils de mariage.—Aurora.
Le moine noir d'Amundeville.
Le festin.—Juan exerce sa séduction.—L'apparition du moine.—L'émoi de Juan.—Aurora. la duchesse de Fitz-Fulke et Adeline.—La chanson d'Adeline.—Dîner électoral.—Juan dans sa chambre.—Réapparition du moine.—Le réveil de lord Byron.—L'amour n'est qu'illusion.
Bibliothèque des Curieux
4, rue de Furstenberg—PARIS
Extrait du Catalogue
Les Maîtres de l'Amour
Collection unique des œuvres les plus remarquables des littératures anciennes et modernes traitant des choses de l'amour.
| L'Œuvre du Divin Arétin (2 vol.) chaq. vol | 7 50 |
| L'Œuvre du Marquis de Sade | 7 50 |
| L'Œuvre du Comte de Mirabeau | 7 50 |
| L'Œuvre du Chevalier Andréa de Nerciat | 7 50 |
| L'Œuvre de Giorgio Baffo | 7 50 |
| L'Œuvre libertine de Nicolas Chorier (J. Meursius) | 7 50 |
| L'Œuvre libertine des poètes du XIXe siècle | 7 50 |
| Le Théâtre d'amour au XVIIIe siècle | 7 50 |
| Le livre d'amour de l'Orient (I). Ananga-Ranga | 7 50 |
| L'Œuvre des Conteurs libertins de l'Italie (XVIIIe siècle) | 7 50 |
| L'Œuvre de John Cleland (Mémoires de Fanny Hill) | 7 50 |
| L'Œuvre de Restif de la Bretonne | 7 50 |
| L'Œuvre des Conteurs libertins de l'Italie (XVe siècle) | 7 50 |
| L'Œuvre libertine de l'Abbé de Voisenon | 7 50 |
| L'Œuvre libertine de Crébillon le fils | 7 50 |
| Le Livre d'amour des Anciens | 7 50 |
| Le Livre d'amour de l'Orient (II).—Le Jardin parfumé | 7 50 |
| L'Œuvre libertine des Conteurs russes | 7 50 |
| L'Œuvre libertine de Corneille Blessebois (Le Rut) | 7 50 |
| L'Œuvre de Choudart-Desforges (Le Poète libertin) | 7 50 |
| L'Œuvre de Fr. Delicado (La Lozana Andalusa) | 7 50 |
| Le Livre d'amour de l'Orient (III).—Les Kama-Sutra | 7 50 |
Le Coffret du Bibliophile
Jolis volumes in-18 carré tirés sur papier d'Arches (exemplaires numérotés), et réservés aux souscripteurs.
| Les Anandrynes (Confession de Mlle Sapho) | 6 fr. |
| Le Petit Neveu de Grécourt | 6 » |
| Anecdotes pour l'histoire secrète des Ebugors | 6 » |
| Julie philosophe (Histoire d'une citoyenne active et libertine), 2 vol | 12 » |
| Correspondance de Mme Gourdan, dite «la Comtesse» | 6 » |
| Portefeuille d'un Talon Rouge (La Journée amoureuse) | 6 » |
| Les Cannevas de la Pâris (Histoire de l'hôtel du Roule) | 6 » |
| Souvenirs d'une cocodette (1870) | 6 » |
| Le Zoppino. Texte italien et traduction française | 6 » |
| La Belle Alsacienne (1801) | 6 fr. |
| Lettres amoureuses d'un Frère à son élève (1878) | 6 » |
| Poèmes luxurieux du divin Arétin (Tariffa delle Puttane di Venegia) | 6 » |
| Le Parnasse satyrique du XVIIIe siècle | 6 » |
| La Galerie des femmes, par J.-E. de Jouy | 6 » |
| Zoloé et ses deux Acolytes, par le Marquis de Sade | 6 » |
| De Sodomia, par le P. Sinistrari d'Ameno. Texte latin et traduction française | 6 » |
| Le Canapé couleur de feu, par Fougeret de Montbron | 6 » |
Chroniques Libertines
Recueil des «indiscrétions» les plus suggestives des chroniqueurs, des pamphlétaires, des libellistes, des chansonniers, à travers les siècles.
| Les Demoiselles d'amour du Palais-Royal, par H. Fleischmann | 6 fr. |
| La vie libertine de Mlle Clairon, dite «Frétillon» | 6 » |
| Les Amours de la Reine Margot, par J. Hervez | 6 » |
| Mémoires libertins de la Comtesse Valois de la Mothe (Affaire du Collier) | 6 » |
| Marie-Antoinette libertine, par H. Fleischmann | 6 » |
| Chronique scandaleuse et Chronique arétine au XVIIIe siècle | 6 » |
Souscription aux six volumes parus de la Ire série, brochés, au lieu de 36 fr., net, 30 fr.
La France Galante
| Mignons et courtisanes au XVIe siècle, par Jean Hervez | 15 fr. |
| La Polygamie sacrée au XVIe siècle | 15 » |
| Madame de Polignac et la Cour galante de Marie-Antoinette, par H. Fleischmann | 12 » |
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par Jean Hervez
D'après les Mémoires du temps, les Rapports de police, les Libelles, les Pamphlets, les Satires, les Chansons.
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