Les trois hommes en Allemagne
The Project Gutenberg eBook of Les trois hommes en Allemagne
Title: Les trois hommes en Allemagne
Author: Jerome K. Jerome
Translator: Georges Seligman
Release date: February 14, 2011 [eBook #35285]
Most recently updated: January 7, 2021
Language: French
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JEROME K. JEROME
LES TROIS HOMMES EN ALLEMAGNE
ROMAN TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR
GEORGES SELIGMANN
PARIS
ÉDITIONS DE LA SIRÈNE
Boulevard Malesherbes, 29
MCMXXII
DU MÊME AUTEUR
TROIS HOMMES DANS UN BATEAU
ROMAN
(SIXIÈME MILLE)
AUX ÉDITIONS DE LA SIRÈNE
COPYRIGHT
BY LES ÉDITIONS DE LA SIRÈNE
PARIS
1922
Je dédie
Cette œuvre insignifiante d'un écolier très humble
AU BON GUIDE
qui, sans me diriger, me conduit dans le droit chemin;
AU PHILOSOPHE BON VIVANT
qui s'il n'a pas pu m'amener à supporter le mal de dents avec patience, m'a cependant soutenu par la pensée que cet incident ne serait que passager;
AU BON AMI
qui sourit quand je lui fais part de mes ennuis, et qui, lorsque j'appelle au secours, ne fait que répondre: attends!
A L'IRONISTE A LA FIGURE GRAVE
pour lequel la vie n'est qu'un recueil d'épisodes humoristiques;
AU BON MAITRE,
LE TEMPS
CHAPITRE PREMIER
Trois amis éprouvent le besoin de se distraire. Fâcheux résultat d'une déception. Couardise de George. Harris a des idées. Récit du vieux marin et du yachtman inexpérimenté. Un équipage plein de courage. Du danger de mettre à la voile par vent de terre. De l'impossibilité de naviguer par vent de mer. Les arguments d'Ethelbertha. L'humidité de la rivière. Harris propose un voyage à bicyclette. George craint le vent. Harris suggère la Forêt Noire. George craint les montées. Plan imaginé par Harris pour en triompher. Irruption de Mme Harris.
Ce qu'il nous faudrait, dit Harris, ce serait un peu de distraction.
A ce moment la porte s'ouvrit, et Mme Harris, passant la tête dans l'entre-bâillement, nous dit qu'Ethelbertha l'envoyait me rappeler qu'il ne fallait pas rentrer trop tard à cause de Clarence...
(Je suis enclin à penser qu'Ethelbertha se tourmente trop volontiers sur le compte des enfants. L'état de ce petit n'offre en somme aucune gravité. Il est sorti le matin avec sa tante. S'il a le malheur, étant avec elle, de regarder la devanture d'un pâtissier, elle le fait entrer et le bourre de choux à la crème et de buns jusqu'à ce qu'il se déclare rassasié et refuse avec politesse et fermeté de manger quoi que ce soit de plus. Résultat: il a du mal à avaler un peu de purée à déjeuner: et sa mère craint qu'il ne couve une maladie grave.)
Mme Harris ajouta que nous ferions bien de nous dépêcher de monter pour ne pas manquer la récitation de «The Mad Hatters Tea Party», tiré d'Alice in Wonderland. Muriel—c'est la récitante—est la deuxième enfant de Harris. Elle a huit ans, c'est une fille intelligente et gaie, mais, pour ma part, je la préfère dans les pièces sérieuses. Nous répondons que nous finissons nos cigarettes, que nous viendrons tout de suite après, et nous supplions Mme Harris de ne pas laisser Muriel commencer avant notre arrivée. Elle promet de tout faire pour calmer le zèle de l'enfant et s'en va.
Harris, la porte fermée, reprit sa phrase interrompue.
—Vous comprenez ce que je voulais dire,—un changement total.
Comment le réaliser?
George proposa «un voyage d'affaires».
Un jeune ingénieur avait, je m'en souviens, projeté un de ces «voyages d'affaires» pour Vienne. Sa femme lui demanda de préciser ses projets. Il s'agissait de visiter des mines aux alentours de la capitale autrichienne et de rédiger des rapports. Elle désira l'accompagner,—c'était une femme à ça. Il fit l'impossible pour l'en dissuader, alléguant que la place d'une jolie femme n'était pas dans une mine. Elle était bien de cet avis. Aussi n'avait-elle nullement l'intention de l'accompagner dans les puits. Simplement elle le mettrait en voiture chaque matin, puis se distrairait jusqu'à son retour en admirant les boutiques et en y achetant d'aventure ce qui la tenterait. Ayant lancé l'idée, il ne voyait plus maintenant le moyen de se tirer de là. Pendant dix longues journées d'été, il fut condamné à inspecter les mines des environs de Vienne et, le soir, à rédiger des rapports. Il les expédiait à son patron, qui ne savait qu'en faire. Je rappelai ce précédent et en fis l'application à notre cas:
—Je serais navré de croire qu'Ethelbertha et Mme Harris appartiennent à cette catégorie d'épouses. Cependant, ne recourons pas, pour cette fois, au prétexte «affaires»; réservons cette échappatoire pour le cas d'absolue nécessité... Non, allons-y carrément. Voici ce que j'expliquerai à Ethelbertha: «J'ai remarqué, lui dirai-je, que jamais mortel n'estime à sa juste valeur un bonheur qui est constamment à sa portée.» J'ajouterai qu'afin de lui permettre d'apprécier mes qualités personnelles, je jugeais opportun de m'arracher à sa société et à celle des enfants pour trois semaines au moins. Je lui dirai, continuai-je, en m'adressant à Harris, que c'est vous qui m'avez fait comprendre cela, que c'est à vous que nous devons...
Harris posa vivement son verre.
—Si cela ne vous fait rien, mon vieux, je préférerais autre chose. Elle en parlerait à ma femme. Je serais désolé de recevoir des remerciements que je ne mérite pas.
—Mais si, vous les méritez, car c'est bien vous qui...
Harris m'interrompit encore:
—Non! c'est de vous que vient l'idée. Vous vous rappelez avoir dit que c'est une erreur de s'enliser dans la béatitude domestique et qu'une félicité ininterrompue alourdit le cerveau...
—Je parlais en général.
—Et précisément, continua Harris, je me proposais de parler à Clara de votre suggestion. Elle apprécie beaucoup votre intelligence, je le sais, et je suis sûr que si...
—Ne courons pas ce risque, interrompis-je à mon tour. Il y a là un problème délicat. J'en entrevois la solution. Nous dirons que le projet nous a été suggéré par George.
Il arrive à George de manquer d'obligeance; c'est une remarque que j'ai eu l'occasion et le regret de faire. Vous auriez cru qu'il allait être enchanté d'aider deux vieux camarades à se tirer d'embarras: non! il devint agressif.
—Essayez! dit-il, et moi je dirai que mon plan, tout au contraire, avait été de partir en bande, avec femmes et enfants; j'aurais emmené ma tante; nous aurions loué un vieux château délicieux, que je connais en Normandie, dans un endroit où le climat convient particulièrement aux enfants délicats, et où le lait est tel qu'on n'en trouve pas de pareil en Angleterre. J'ajouterai que vous avez singulièrement exagéré en avançant que nous serions plus heureux, voyageant seuls.
On n'arrive à rien avec George par la douceur; il faut montrer de la fermeté.
—Dites-leur cela, s'écria Harris, et voici ce que je proposerai à mon tour: Nous louerons ce château. Vous emmènerez votre tante, ça j'y tiens, et vous verrez l'agrément de ce mois de vacances. Les enfants raffolent tous de vous; J... et moi nous disparaîtrons. Vous avez déjà promis à Edgar de l'initier à l'art de la pêche. Ce sera encore vous qui jouerez aux animaux sauvages. Dick et Muriel, depuis dimanche, ne font que parler de votre apparition en hippopotame. Nous ferons des pique-niques dans la forêt: nous ne serons que onze. Le soir, un peu de musique, et on dira des vers. Muriel possède déjà six morceaux, et les autres enfants, tous, apprennent très vite.
Ces menaces rabattirent le caquet de George, et, le petit incident clos, la question se posa derechef: que ferions-nous?
Harris, comme toujours, penchait pour la mer; il nous parla d'un petit yacht, juste ce qu'il nous fallait, un yacht que nous pourrions manœuvrer nous-mêmes, sans l'aide d'une bande odieuse de fainéants, de ces gens qui ne savent que flâner à votre bord, ajouter aux dépenses et qui enlèvent au voyage son charme et sa poésie. Il se targuait de le faire marcher, son yacht, avec le seul concours d'un mousse débrouillard. Nous connaissions ce genre de yacht et nous le lui dîmes; nous avions déjà passé par là, Harris et moi. A l'exclusion de tout autre parfum ce bateau sent la vase et les herbes pourries, arômes contre lesquels l'air pur de la mer ne saurait lutter. Il n'y a pas d'abri contre la pluie; le salon a dix pieds sur quatre; la moitié en est occupée par un poêle qui s'effondre quand on veut l'allumer. Vous êtes forcé de prendre votre tub sur le pont et le vent emporte votre peignoir au moment même où vous sortez de l'eau.
Harris et le mousse feraient tout le travail intéressant; hisser la voile, gouverner, nager debout au vent, prendre des ris. A eux tous les agréments, tandis que George et moi nous éplucherions les pommes de terre et ferions le ménage.
—Soit, concéda-t-il, prenons un beau yacht avec un capitaine et faisons les choses grandement.
Je m'y opposai encore. Je les connais, ces capitaines et leur manière de naviguer.
Jadis, il y a des années, jeune et sans expérience, je louai un yacht. La coïncidence de trois événements m'avait fait commettre cette folie: Ethelbertha avait le désir de respirer l'air pur de la mer; j'avais eu un coup de chance, et le lendemain matin même, au club, mes yeux étaient tombés sur un numéro du Sportsman, où je lus l'annonce suivante:
Aux amateurs de yachting
Occasion unique:
L' «ESPIÈGLE», YOLE, 28 TONNES. LE PROPRIÉTAIRE, SUBITEMENT RAPPELÉ POUR AFFAIRES, LOUERAIT CE LÉVRIER DE L'OCÉAN, YACHT SUPERBEMENT AGENCÉ, POUR PÉRIODE COURTE OU LONGUE. DEUX CABINES, SALON, PIANO WOFFENKOFF, CHAUDIÈRE EN CUIVRE NEUF, 10 GUINÉES PAR SEMAINE. S'ADRESSER A PERTWEE ET Cie, 3a, BUCKLERSBURY.
Cela m'avait fait l'effet d'une révélation du ciel.
La chaudière en «cuivre neuf» m'importait peu: je pensais qu'on pourrait attendre pour faire notre petite lessive. Mais le «piano Woffenkoff» m'inspirait. Je voyais déjà Ethelbertha jouant, le soir, quelques chansons, dont l'équipage, avec un peu d'entraînement, reprendrait le refrain, tandis que notre demeure mobile bondirait, tel un lévrier agile, à travers les ondes argentées.
Je hélai un cab et me fis conduire directement à Bucklersbury. Mr Pertwee, un quidam d'aspect modeste, avait un bureau sans prétention au troisième étage. Il me montra une image à l'aquarelle de l'Espiègle, fuyant sous le vent. Le pont était incliné à quelque 90° sur l'océan. Aucun être humain n'était visible sur ce pont: je suppose qu'ils avaient tous glissé à l'eau,—je ne vois pas en effet comment on aurait pu s'y maintenir à moins d'y avoir été cloué. Je fis remarquer cette circonstance fâcheuse à l'agent. Il m'expliqua que l'Espiègle était représenté au plus près serré, lors de la victoire fameuse qu'il remporta dans la coupe challenge de la Medway. Mr Pertwee me croyait au courant de cet événement et je préférai m'abstenir de le questionner. Deux petites taches près du cadre, que j'avais d'abord prises pour des mouches, représentaient, paraît-il, les deuxième et troisième gagnants de cette course célèbre. Une photographie du yacht ancré près de Gravesend était moins impressionnante, mais éveillait l'idée d'une plus grande stabilité. Toutes les réponses à mes questions ayant été favorables, je louai pour quinze jours. Mr Pertwee dit qu'il se félicitait de ce que je ne retinsse pas son yacht pour plus longtemps (j'arrivai plus tard à être de son avis), car ce laps s'accordait exactement avec une autre location: si j'avais demandé le yacht pour trois semaines, il aurait été dans l'obligation de me le refuser.
L'affaire étant conclue, Mr Pertwee me demanda si j'avais un capitaine en vue. Par chance je n'en avais pas (tout semblait tourner en ma faveur), car Mr Pertwee était certain que je ne pourrais mieux faire que de garder Mr Goyles, actuellement en fonction, homme qui connaissait la mer comme un mari connaît sa femme et n'avait jamais eu à déplorer la perte d'un passager.
Ceci se passait dans la matinée et le yacht se trouva être mouillé près de Harwich. Je pus prendre l'express de 10 h. 45 à Liverpool Street et à une heure je causais avec Mr Goyles à bord de l'Espiègle. C'était un gros homme aux manières paternes. Je lui fis part de mon plan: contourner les îles hollandaises et naviguer lentement vers la Norvège. Il fit: «Bien, bien,» et parut enthousiasmé de cette excursion, disant que cela l'amuserait aussi. Nous abordâmes la question de l'approvisionnement; il s'enthousiasma encore davantage. J'avoue que la quantité de victuailles proposée par Mr Goyles me surprit. Si nous avions vécu au temps de Drake et de la piraterie espagnole, j'aurais pu craindre qu'il ne machinât un coup. Cependant il riait avec sa bonhomie paternelle, assurant que nous n'exagérions pas. Les restes, s'il devait y en avoir, l'équipage se les partagerait et les emporterait, selon la coutume. Il me sembla que j'approvisionnais ces hommes pour tout l'hiver, mais, ne voulant pas paraître avare, je ne dis plus rien. La quantité de boisson réclamée m'étonna également.
—Nous n'allons pas, dis-je, faire les apprêts d'une orgie, Mr Goyles?
—Orgie! Voyons, ils ne prendront qu'une goutte d'alcool dans leur thé.
Il m'exposa sa devise: recruter de bons matelots et bien les traiter.
—Ils travaillent de meilleur cœur et, une autre fois, reviennent à votre service.
Je ne tenais pas à ce qu'ils revinssent jamais à mon service. Je commençais à me dégoûter d'eux avant de les avoir vus, les considérant comme un équipage par trop vorace et altéré. Mr Goyles était si plein d'entrain et moi tellement inexpérimenté que là encore je laissai faire.
Je lui laissai aussi le soin d'enrôler l'équipage. Il dit qu'il «en» viendrait à bout avec deux hommes et un mousse. S'il faisait allusion au nettoiement des victuailles et des boissons, il n'y pouvait réussir avec si peu de monde; mais peut-être voulait-il parler de la conduite du yacht.
En rentrant je passai chez mon tailleur et commandai un costume de yachting avec casquette blanche; il promit de se dépêcher et de me le livrer en temps voulu; puis je rentrai raconter à Ethelbertha l'emploi de mon temps. Sa joie ne fut troublée que par cette seule pensée: la couturière aurait-elle le temps de lui faire un costume? Voilà bien les femmes.
Mariés depuis peu, nous décidâmes de n'inviter personne. Je rends grâces au ciel de cette décision. Le lundi, nous nous équipâmes de pied en cap et partîmes. Je ne sais plus ce que portait Ethelbertha; en tout cas, elle était fort élégante. Mon costume bleu, garni d'une étroite tresse blanche, faisait aussi très bon effet.
Mr Goyles vint à notre rencontre sur le pont et annonça que le lunch était servi. Je dois reconnaître qu'il s'était assuré les services d'un très bon cuisinier. Je n'eus pas l'occasion de juger les capacités des autres membres de l'équipage. Cependant, je peux dire qu'au repos ils paraissaient former une bande joyeuse.
Mon projet était tel: sitôt terminé le déjeuner des hommes, nous lèverions l'ancre; penchés sur le bastingage, Ethelbertha et moi,—moi le cigare au bec,—nous suivrions à l'horizon le subtil effacement des falaises patriales. Prêts à réaliser notre part du programme, nous attendions sur le pont.
—Ils prennent leur temps, dit-elle.
—S'ils veulent manger en quinze jours tout ce qui se trouve sur ce yacht, ils mettront du temps à chaque repas. Ne les pressons pas, sinon ils n'arriveraient pas à en finir le quart.
—Ils se sont peut-être endormis, remarqua plus tard Ethelbertha. Il va bientôt être l'heure du thé.
Sans contredit, ces gaillards-là étaient placides. Je m'avançai et hélai le capitaine Goyles par l'écoutille. Je le hélai par trois fois. Enfin il monta, lentement. Il me sembla vieilli, plus lourd,—entre ses lèvres un cigare éteint.
Il retira de la bouche son bout de cigare.
—Quand vous serez prêt, capitaine Goyles, dis-je, nous partirons.
—Pas aujourd'hui, monsieur, pas aujourd'hui.
—Pourquoi pas aujourd'hui?
Je sais que les marins sont superstitieux; peut-être le lundi était-il jour néfaste...
—Le jour n'y est pour rien, répondit le capitaine; c'est le vent qui me donne à réfléchir: il n'a pas l'air de vouloir tourner.
—Mais a-t-il besoin de tourner? demandai-je. Il me semble qu'il souffle juste dans la bonne direction, droit derrière nous.
—Oui, oui, droit, c'est bien le mot, car nous irions tout droit à la mort; Dieu nous garde de mettre à la voile avec un vent pareil! Voyez-vous, expliqua-t-il, en réponse à mon regard étonné, c'est ce que nous appelons un vent de terre, parce qu'il souffle directement de terre, si l'on peut dire.
Effectivement, l'homme avait raison, le vent venait de terre.
—Il tournera peut-être pendant la nuit, dit le capitaine pour me réconforter. Du reste il n'est pas violent, et l'Espiègle tient bien la mer.
Le capitaine Goyles reprit son cigare et moi je retournai à l'arrière expliquer à Ethelbertha la raison de notre retard. Elle paraissait de moins bonne humeur qu'au moment de notre embarquement et voulut savoir pourquoi nous ne pouvions pas partir avec un vent de terre.
—S'il ne soufflait pas, de la terre, dit-elle, il soufflerait de la mer, et nous renverrait vers la côte. Il me semble que nous avons juste le vent qu'il nous faut.
—Tu manques d'expérience, mon amour. Ce vent semble bien le vent qu'il nous faut, mais il ne l'est pas. C'est ce que nous appelons un vent de terre, et le vent de terre est toujours très dangereux.
Ethelbertha voulut savoir pourquoi un vent de terre était toujours dangereux.
Ces questions m'impatientaient; peut-être étais-je légèrement irrité. Le tangage uniforme d'un petit yacht ancré déprime même l'esprit le plus ferme.
—Je ne saurais te l'expliquer, continuai-je (et c'était la vérité), mais ce serait le comble de la témérité de mettre à la voile avec ce vent, et je t'aime trop, chérie, pour t'exposer à de pareils risques.
Ma phrase me parut élégante; mais Ethelbertha répondit simplement qu'elle regrettait, dans ces conditions, d'être venue à bord avant mardi et elle descendit.
Le lendemain matin le vent tourna au nord. Je m'étais levé de bonne heure et fis remarquer cette saute au capitaine.
—Oui, oui, monsieur, déclara-t-il, c'est fâcheux, mais nous n'y pouvons rien.
—Vous ne pensez pas pouvoir partir aujourd'hui? hasardai-je.
Il rit, et ne se fâcha pas.
—Monsieur, si vous aviez l'intention d'aller à Ipswich, je vous dirais: Tout est au mieux. Mais notre destination étant, voyez-vous, la côte hollandaise, eh bien, voilà...
Je communiquai la nouvelle à Ethelbertha et nous décidâmes de passer la journée à terre. Harwich n'est pas une ville gaie; vers le soir on pourrait dire qu'elle est morne. Nous prîmes du thé et des sandwiches à Dovercourt, et retournâmes sur le quai, pour retrouver le capitaine Goyles et le bateau. Nous attendîmes le premier pendant une heure. Quand il arriva, il était plus gai que nous; s'il ne m'avait pas affirmé qu'il ne buvait jamais qu'un grog chaud avant de se coucher, j'aurais eu lieu de croire qu'il était gris.
Le lendemain matin le vent venait du sud, ce qui rendit le capitaine plutôt anxieux; il paraît qu'il était tout aussi dangereux de s'en aller que de rester où nous étions; notre seul espoir était que le vent tournât avant qu'un malheur irréparable ne fût arrivé. Entre temps Ethelbertha avait pris le yacht en grippe; elle dit qu'elle aurait préféré passer une semaine dans une cabine de bains, vu qu'une cabine de bains était du moins immobile.
Nous passâmes un autre jour à Harwich et cette nuit-là, ainsi que la suivante, le vent continuant à être au sud, nous couchâmes à la Tête Couronnée. Le vendredi le vent souffla directement de la mer. Je rencontrai le capitaine sur le quai et lui suggérai que, vu cette circonstance, nous pourrions partir. Il me parut irrité de mon insistance.
—Si vous étiez un peu plus au courant des choses de la mer, monsieur, vous verriez par vous-même que c'est impossible. Le vent souffle droit de la mer.
—Capitaine Goyles, pouvez-vous me dire quel est l'objet que j'ai loué? Est-ce un yacht, ou une maison flottante? Je demande par là si on peut mettre l'Espiègle en mouvement, ou s'il est condamné à l'immobilité, auquel cas, vous me le diriez franchement: nous décorerions le pont de caisses garnies de lierre, nous ajouterions quelques plantes fleuries, nous installerions une marquise,—ce serait un lieu fort agréable. Si, au contraire, on pouvait mettre l'objet en mouvement...
—En mouvement? interrompit le capitaine. Il faudrait pour cela avoir le bon vent.
—Mais quel est le bon vent?
Le capitaine Goyles sembla embarrassé. Je continuai:
—Au courant de la semaine nous avons eu vent du nord, vent du sud, vent de l'est et vent de l'ouest, avec des variations. Je n'attendrais encore que si vous pouviez me désigner une cinquième direction sur la boussole. Sinon, à moins que l'ancre n'ait pris racine, nous la lèverons aujourd'hui même, et nous verrons ce qui arrivera.
Il comprit que j'étais décidé.
—Très bien, monsieur, jeta-t-il, vous êtes le maître et moi l'employé. Je n'ai plus qu'un enfant à ma charge, grâce à Dieu, et sans aucun doute vos exécuteurs comprendront leur devoir vis-à-vis de ma vieille. Son ton solennel m'impressionna.
—Monsieur Goyles, soyez franc. Y a-t-il un espoir quelconque de quitter ce trou maudit par un temps quelconque?
Le capitaine Goyles me répondit gentiment:
—Voyez-vous, monsieur, cette côte est très particulière. Une fois loin d'elle tout irait bien, mais s'en détacher sur une coquille de noix comme celle-ci, eh bien, pour être franc, monsieur, ce serait dur.
Je le quittai avec l'assurance qu'il surveillerait le temps comme une mère veille sur le sommeil de son enfant. Ce fut sa propre comparaison. Je le revis à midi, il surveillait le temps, de la fenêtre du Chaîne et Ancre.
A cinq heures, ce jour-là, un heureux hasard nous fit rencontrer dans High street deux yachtmen de mes amis. Par suite d'une avarie au gouvernail, ils avaient dû atterrir. Je leur racontai mon histoire. Ils en semblèrent moins surpris qu'amusés. Le capitaine Goyles et les deux hommes surveillaient toujours le temps. Je courus à l'hôtel et mis Ethelbertha au courant. Tous quatre, nous nous faufilâmes jusqu'au quai, où nous trouvâmes notre bateau amarré. Seul le mousse était à bord. Mes deux amis se chargèrent du yacht et vers six heures nous filions joyeusement le long de la côte.
Nous passâmes la nuit à Aldborough et le lendemain poussâmes jusqu'à Yarmouth, où mes amis se trouvèrent forcés de nous quitter; je me décidai à abandonner le yacht. Le matin de bonne heure je vendis nos provisions aux enchères sur la plage de Yarmouth. Je le fis avec perte, mais j'eus la satisfaction de rouler le capitaine Goyles. Je confiai l'Espiègle à un marin de l'endroit, qui promit de le ramener pour deux souverains à Harwich. Nous rentrâmes à Londres par le train.
Il se peut qu'il existe d'autres yachts que l'Espiègle et d'autres patrons que le capitaine Goyles, mais cette aventure m'a vacciné contre tout désir de récidive.
George confirma qu'un yacht entraînait en outre beaucoup de responsabilité et nous en abandonnâmes l'idée.
—Que penseriez-vous de la rivière? suggéra Harris. Nous y avons passé de bons moments.
George continua à fumer en silence; je cassai une autre noix.
—La rivière n'est plus ce qu'elle a été, dis-je. Je ne sais pas exactement comment cela se fait; mais il y existe un je ne sais quoi dans l'air, une sorte d'humidité, qui chaque fois que j'en approche réveille mon lumbago.
—Et moi, remarqua George, j'ignore le pourquoi de la chose, mais je ne puis plus dormir dans son voisinage. J'ai passé une semaine chez James au printemps. Toutes les nuits, je me réveillais à sept heures et il m'était impossible de refermer l'œil.
—Je n'avais fait que la proposer sans y attacher grande importance, dit Harris, car cela ne me vaut rien non plus; mon séjour s'y achève invariablement sur une attaque de goutte.
—Ce qui me réussit le mieux, dis-je, c'est l'air de la montagne. Que penseriez-vous d'un voyage pédestre à travers l'Ecosse?
—Il fait toujours humide en Ecosse, s'écria George. J'y ai passé trois semaines l'année avant-dernière sans y avoir jamais eu le corps ni le gosier secs, si j'ose dire.
—Pourquoi pas la Suisse? émit Harris.
J'objectai:
—Jamais elles ne nous laisseront aller seuls en Suisse: vous savez ce qu'il en advint la dernière fois. Il nous faut un endroit où ni femme ni enfant habitués à un certain confort ne voudraient résider, un pays de mauvais hôtels, de communications difficiles, où nous vivrions à la dure, où nous devrions trimer, jeûner peut-être.
—Doucement! interrompit George, doucement! Vous oubliez que je pars avec vous.
—J'y suis, exclama Harris; une balade à bicyclette!
George eut l'air d'hésiter.
—Il y a pas mal de montées, songez-y, et on a le vent debout.
—Soit! mais aussi des descentes avec le vent dans le dos.
—Je ne m'en suis jamais aperçu, dit George.
—Vous ne trouverez pas mieux qu'un voyage à bicyclette, persista Harris.
Je me sentais enclin à l'approuver.
—Et je vous dirai même où aller, continua-t-il: à travers la Forêt Noire.
—Mais elle est toute en montées! riposta George.
—Pas toute, mettons les deux tiers. Et il y a une commodité, que vous oubliez.
Il regarda autour de lui avec précaution et chuchota:
—Il y a des petits trains qui gravissent ces hauteurs, des petits trucs à roues dentées, qui...
La porte s'ouvrit et Mme Harris apparut. Elle dit qu'Ethelbertha était en train de mettre son chapeau et que Muriel, lasse d'attendre, avait récité sans nous: «The Mad Hatters Tea Party».
—Au club, demain quatre heures! me chuchota Harris en se levant.
Je passai la consigne à George en montant l'escalier.
CHAPITRE DEUXIÈME
Une tâche ardue. Ce qu'Ethelbertha aurait pu dire. Ce qu'elle dit. Ce que Mme Harris dit. Ce que nous dîmes à George. Nous partons le mercredi. George expose que nous pouvons profiter de ce voyage pour cueillir un peu de savoir. Harris et moi en doutons. Quel est celui qui trime le plus sur un tandem? L'avis de celui qui est devant. Ce qu'en pense celui qui est derrière. Comment Harris égara sa femme. La question des bagages. La sagesse de mon vieil oncle Podger. Début de l'histoire de l'homme porteur d'un sac.
Le soir même, j'entamais le débat avec Ethelbertha. J'affectai d'être irritable. Je m'attendais à ce qu'Ethelbertha fît une remarque à ce sujet. J'en aurais admis le bien fondé, attribuant mon état à un peu de surmenage cérébral.
Une fois sur le chapitre de ma santé, l'urgence de remèdes radicaux nous apparaîtrait. Avec du tact, j'amènerais Ethelbertha à prendre l'initiative de la décision. J'imaginais qu'elle dirait: «Mon chéri, c'est un changement de régime qu'il te faut, un changement complet. Laisse-toi persuader et pars pour un mois. Non, ne me demande pas de t'accompagner. Je sais que tu le préférerais, mais je ne le veux pas. C'est la société d'hommes qu'il te faut. Essaie de décider George et Harris à t'accompagner. Crois-moi, une tension d'esprit perpétuelle réclame de temps à autre un relâchement de l'effort journalier. Tâche pour quelque temps d'oublier qu'il faut aux enfants des leçons de musique, des bottines, des bicyclettes et de la teinture de rhubarbe trois fois par jour; tâche d'oublier qu'il existe ce qu'on appelle des cuisinières, des tapissiers, des chiens de voisins et des notes de boucher. Va-t'en te mettre au vert, et choisis loin d'ici un endroit où tout te sera nouveau, où ton cerveau surmené pourra se retremper dans une atmosphère de calme et d'oubli. Reste absent quelque temps; donne-moi le loisir de te regretter et de méditer sur ta bonté et sur tes qualités que j'ai continuellement sous les yeux, que je pourrais oublier; car ce serait humain, puisqu'on devient facilement indifférent aux bienfaits du soleil et aux beautés de la lune. Va-t'en et reviens-nous reposé de corps et d'âme, plus brillant, meilleur, si possible.
Mais même lorsque nos désirs s'accomplissent, jamais le bonheur ne se présente tel exactement que nous l'aurions souhaité. Pour commencer, Ethelbertha ne sembla pas remarquer mon énervement; il fallut que je forçasse son attention. Je fis:
—Excuse-moi, je ne suis pas bien ce soir.
—Tiens..., me répondit-elle, je n'avais rien remarqué; qu'est-ce qui ne va pas?
—Je ne saurais te l'expliquer. Je sens venir cela depuis des semaines.
—C'est ce whisky. Jamais tu n'y touches, sauf quand nous allons chez les Harris. Tu sais pourtant que tu ne le supportes pas. Tu n'as pas la tête solide.
—Ce n'est pas le whisky; c'est plus sérieux que cela. Je pense que c'est une affection plutôt mentale que physique.
—Tu as encore lu ces critiques, dit Ethelbertha avec un peu plus de sympathie. Pourquoi, selon mon conseil, ne les as-tu pas jetées au feu?
—Ce ne sont pas les critiques. Elles ont même été flatteuses, du moins les deux ou trois dernières.
—Alors qu'est-ce que c'est? Car il y a sûrement une raison.
—Non, il n'y en a pas. Et c'est cela qui est étonnant. Je définirais mon état: une sensation étrange d'agitation...
Il me sembla qu'Ethelbertha me scrutait bizarrement; mais comme elle ne dit rien, je continuai:
—Cette grise monotonie de la vie, ces journées paisibles de félicité sans événements finissent par me peser.
—Voilà-t-il pas de quoi se plaindre! s'écria Ethelbertha. Nous pourrions avoir des journées d'une autre teinte et les aimer encore moins.
—Je n'en suis pas sûr. Je peux m'imaginer la douleur comme une diversion bienvenue dans une vie faite d'une joie ininterrompue. Je me demande quelquefois si les saints au paradis ne considèrent pas cette félicité continue comme un fardeau. Pour mon compte, j'ai l'impression qu'une vie de bonheur éternel, jamais coupée d'une note discordante, me rendrait fou. Sans doute, suis-je un être particulier; il y a des moments où je ne me comprends plus. Il m'arrive alors de me détester.
Souvent un petit discours de cette sorte, faisant allusion à des émotions indescriptibles et occultes, avait ému Ethelbertha; mais ce soir-là elle parut étrangement insouciante. Touchant le paradis et son effet sur moi, elle me conseilla de ne pas trop m'en tourmenter: c'était toujours folie d'aller au-devant d'ennuis qui peut-être n'arriveraient jamais. Que je fusse un garçon un peu étrange, ce n'était pas ma faute et, du moment que d'autres consentaient à me supporter, toute dissertation à ce sujet était vaine. Quant à la monotonie de la vie, comme c'était une épreuve commune, là-dessus nous pouvions du moins sympathiser.
—Tu ne te doutes pas combien quelquefois j'ai envie, continua Ethelbertha, de m'échapper, de m'éloigner, même de toi; mais, sachant que c'est impossible, je ne m'arrête pas à cette éventualité.
Jamais je n'avais entendu Ethelbertha parler ainsi; elle m'étonnait et me chagrinait profondément.
—Ce n'est pas une remarque très affable, remarquai-je, ni bien digne d'une épouse.
—J'en conviens, admit-elle, et c'est bien pour cela que je ne l'avais pas formulée jusqu'ici. Vous autres, hommes, vous ne comprendrez jamais que, si vif que puisse être l'amour d'une femme, il y ait des moments où elle s'en fatigue. Tu ne sais pas combien de fois j'ai souhaité de pouvoir mettre mon chapeau et sortir sans entendre tes: «Où vas-tu? Pourquoi vas-tu là? Combien de temps resteras-tu dehors et quand seras-tu rentrée?» Tu ne sais pas combien souvent l'envie me démange de commander un dîner que j'aimerais et que les enfants aimeraient aussi, et qui aurait le don de te faire mettre ton chapeau pour aller dîner au club. Oh! inviter une amie qui me plaît et que je sais te déplaire, aller voir des gens que j'aimerais voir, aller me coucher quand j'aurais sommeil et me lever à mon gré! Deux personnes vivant ensemble sont forcées de se sacrifier mutuellement leurs désirs. C'est quelquefois un bienfait de se relâcher un peu de la tension journalière.
Plus tard seulement, ruminant les paroles d'Ethelbertha, je suis arrivé à en comprendre la sagesse; mais, je le confesse, sur le moment, je me sentis blessé au vif.
—Si tu désires, dis-je, être débarrassée de moi...
—Voyons, ne fais pas l'imbécile, protesta Ethelbertha: je voudrais seulement être débarrassée de toi un pauvre moment, juste de quoi oublier les deux ou trois petites imperfections qui te sont inhérentes, juste assez longtemps pour me rappeler quel charmant garçon tu es par ailleurs et me réjouir d'avance de ton retour.
Le ton d'Ethelbertha me choquait. Elle paraissait animée d'un esprit de frivolité s'accordant mal avec le sujet de notre conversation. Je n'aimais pas du tout—et ce n'était guère le genre d'Ethelbertha—qu'elle considérât gaîment une séparation de trois à quatre semaines. Ce voyage ne me tentait plus. J'y aurais renoncé, si je ne m'étais pas senti engagé vis-à-vis de George et de Harris. Je ne pouvais pas maintenant changer d'avis: c'était une question de dignité.
—Très bien, Ethelbertha, répondis-je, j'agirai selon ton vœu. Tu tiens à être débarrassée de ma présence pendant quelque temps: tu seras satisfaite; mais, si ce n'est pas chez ton mari curiosité impertinente, je voudrais bien savoir ce que tu comptes faire pendant mon absence.
—Nous louerons cette villa de Folkestone et je m'y rendrai avec Kate. Et, si tu veux être gentil, tu engageras Harris à aller avec toi: Clara pourra alors se joindre à nous. Toutes trois nous avons ensemble passé de bons moments avant qu'on ait pensé à vous autres: ce serait délicieux de les faire revivre. Crois-tu pouvoir persuader Mr Harris de partir avec toi?
Je répondis que j'essaierais.
—Tu es un bon garçon. Fais de ton mieux. Peut-être George se laissera-t-il convaincre aussi.
Je répondis que je n'en voyais pas la nécessité, vu que, George étant célibataire, personne ne profiterait de son absence. Mais jamais femme ne comprit l'ironie. Ethelbertha remarqua simplement qu'il serait peu aimable de partir sans lui. Soit, je pressentirais George.
Je rencontrai Harris au club et lui demandai où il en était.
—Oh! ça va très bien, me dit-il. Elle ne fait aucune difficulté pour mon départ.
Mais il y avait, dans sa façon de parler, un petit rien qui me fit soupçonner une satisfaction incomplète. Je réclamai de plus amples détails.
—Elle s'est montrée un agneau quand je lui ai parlé de notre projet: elle déclare l'idée de George excellente et pense que ce voyage me fera du bien.
—Tout cela me semble parfait, mais qu'est-ce qui n'a pas marché?
—Rien n'a mal marché à ce sujet; mais ensuite elle parla d'autre chose.
—J'y suis! dis-je.
—Oui, il y a sa vieille marotte touchant la salle de bains.
—J'en ai déjà entendu parler: elle a même poussé Ethelbertha dans cette voie.
—Eh bien, je vais être obligé de la faire réinstaller immédiatement: je ne pouvais le lui refuser, puisqu'elle avait été si accommodante pour le reste. J'en aurai pour 100 livres au bas mot.
—Tant que cela?
—Pas un penny de moins: le devis déjà se monte à 60 livres.
Je l'écoutais avec compassion.
—Et puis ce fut le tour du fourneau de cuisine, continua Harris. Tout ce qui a cloché dans cette maison au cours des dernières années est imputable à ce fourneau.
—Je connais cela, dis-je, j'ai habité dans sept maisons depuis que je suis marié et chaque fourneau a été plus mauvais que son devancier. Celui que nous avons en ce moment est non seulement insuffisant, il est encore malveillant. Il sait quand nous donnons un dîner et alors, pour faire des farces, il s'éteint.
—Nous en aurons un neuf, dit Harris (mais il le dit sans aucune fierté). Clara estime qu'il nous en coûtera beaucoup moins de faire exécuter ces deux travaux d'un coup. Je suppose que si une femme désirait une tiare en diamants, elle trouverait moyen d'expliquer que c'est pour économiser le prix d'un chapeau.
—A combien estimez-vous les réparations de votre fourneau? demandai-je. (Je commençais à m'intéresser à la chose.)
—Je ne sais pas exactement. Je suppose que j'en aurai encore pour une vingtaine de livres. Nous nous mîmes ensuite à parler du piano... Avez-vous pu jamais remarquer qu'il existât une différence entre deux pianos?
—Certainement. Ils ont des sons plus forts les uns que les autres, mais on finit par s'y habituer.
—Le soprano de mon piano est en mauvais état. Mais, au fait, qu'est-ce que le soprano d'un piano?
—Ce sont, expliquai-je, les tons aigus de l'instrument, la partie du clavier qui piaille comme si on lui marchait sur la queue. Les beaux morceaux finissent toujours par une fioriture sur ces notes-là.
—Elles pêchent quant à l'harmonie, celles de notre vieux piano. Il faudra que je le mette à la nursery et que j'en achète un neuf pour le salon.
—Et quoi encore? m'enquis-je.
—Rien. Elle m'a semblé incapable de découvrir autre chose pour le moment.
—Vous verrez quand vous rentrerez qu'elle aura trouvé autre chose.
—Que sera-ce?
—Une villa à Folkestone pour la saison.
—Pourquoi cette villa à Folkestone?
—Pour y vivre cet été.
—Elle est invitée par sa famille à passer les vacances avec les enfants dans le pays de Galles, protesta Harris.
—Il se peut qu'elle aille dans le pays de Galles avant d'aller à Folkestone, ou bien qu'elle aille dans le pays de Galles en fin de saison. Mais ce qui est certain, c'est qu'il lui faudra une villa à Folkestone. Il est possible que je me trompe: je l'espère pour vous, mais j'ai comme un pressentiment que je ne trompe pas.
—Ce voyage va me coûter cher, dit Harris.
—Ce fut dès le début, dis-je, une idée stupide.
—Nous avons été fous d'écouter George, déclara Harris: il nous vaudra de sérieux ennuis un de ces jours.
—Il a toujours été gaffeur.
—Et si entêté!
A ce moment nous entendîmes la voix de George dans le hall. Il demandait son courrier.
Je chuchotai:
—Il serait préférable de ne rien lui dire: il est trop tard pour rebrousser chemin.
—Il n'y aurait aucun avantage à le rebrousser, puisqu'en tout état de cause je devrai faire la dépense de cette salle de bains et de ce piano.
George entra, joyeux:
—Eh bien! cela va-t-il? Avez-vous réussi?
Quelque chose dans sa manière de parler me déplut. Harris me sembla avoir la même impression.
—Réussi quoi? demandai-je.
—Mais... à pouvoir vous absenter.
Je sentis que le moment était venu de donner une leçon à ce garçon.
—Quand on est marié, dis-je, l'homme propose et la femme se soumet. C'est son devoir; toutes les religions l'enseignent.
George joignit ses mains et fixa ses yeux au plafond.
—Peut-être nous est-il arrivé quelquefois de plaisanter, de rire de ces choses-là, continuai-je; mais vous allez voir comment on procède quand cela devient sérieux. Nous avons fait part à nos femmes de notre intention de voyager. Elles en ont du chagrin, c'est naturel; elles préféreraient nous accompagner ou, à défaut, voudraient nous voir rester avec elles. Mais nous leur avons expliqué nos désirs à ce sujet, ce qui a mis fin à toute discussion.
—Pardonnez-moi, je n'avais pas saisi. Je ne suis qu'un pauvre célibataire. Les gens me racontent ceci et cela et je les écoute.
—D'où votre erreur mon garçon. Dorénavant, quand vous aurez besoin d'explications, venez nous trouver, moi ou Harris: nous vous dirons la vérité en ces matières.
George nous remercia et nous continuâmes à dresser nos plans.
—Quand partirons-nous? demanda-t-il.
—Le plus tôt possible, répondit Harris.
Je supposai qu'il espérait s'échapper avant que Mme Harris pût formuler d'autres désirs. Nous nous décidâmes pour le mercredi suivant.
—Et où irons-nous? reprit Harris.
—Sans doute, dit George, que vous désirez cultiver votre esprit?...
—Oui..., répondis-je. A un degré raisonnable. Sans prétendre vouloir devenir des phénomènes. Si possible sans trop d'effort personnel. Et avec le minimum de dépense.
—Ce sera facile, déclara George. Nous connaissons la Hollande et les bords du Rhin. Très bien. Je propose donc que nous prenions le bateau jusqu'à Hambourg, que nous visitions Berlin et Dresde, et que nous nous dirigions ensuite vers la Forêt Noire, par Nuremberg et Stuttgart.
—On m'a parlé de beaux sites en Mésopotamie, murmura Harris.
George estima que la Mésopotamie se trouvait trop en dehors de notre itinéraire, mais que le voyage Berlin-Dresde était très faisable.
Il nous persuada. Fut-ce un bien, fut-ce un mal?
—Quant aux machines, je pense, dit George, que nous ferons comme d'habitude. Harris et moi sur le tandem et J...
—J'aime autant pas, interrompit Harris avec fermeté. Vous et J..., sur le tandem; moi, sur la bicyclette.
—Cela m'est égal, dit George, J... et moi monterons le tandem, Harris.
Je lui coupai la parole:
—Je n'ai pas l'intention de traîner George tout le temps. La charge devra être partagée.
—Très bien, concéda Harris. Nous la partagerons. Mais il est bien entendu qu'il travaillera.
—Qu'il fera quoi? s'exclama George.
—Qu'il travaillera, répéta Harris avec énergie: en tout cas aux montées.
—Grands dieux! soupira George, vous n'avez donc pas le moindre besoin d'exercice?
Le tandem donne invariablement lieu à des altercations. Celui qui est en avant prétend toujours que celui qui est en arrière reste à ne rien faire, tandis que, selon l'avis de celui de derrière, c'est lui seul qui propulse la machine, pendant que celui de devant se contente d'être essoufflé. C'est un mystère à jamais impénétrable. Tandis que la prudence d'une part vous dit à l'oreille de ne pas outrepasser vos forces pour ne pas attraper une affection cardiaque, pendant que la justice vous chuchote à l'autre oreille: «Pourquoi t'imposer tout le travail? ce véhicule n'est pas un fiacre, tu n'es pas chargé du transport d'un client», il est agaçant d'entendre l'autre grogner tout à coup: «Qu'y a-t-il? vous avez perdu les pédales?»
Harris, peu de temps après son mariage, eut des ennuis sérieux, causés par l'impossibilité où il fut de se rendre compte des faits et gestes de la personne qui était assise derrière lui. Il traversait la Hollande à bicyclette avec sa femme. Les routes étaient pierreuses et la machine sautait beaucoup.
—Tiens-toi bien, dit Harris sans se retourner.
Mme Harris crut comprendre: «Saute à bas!»
Aucun d'eux ne peut expliquer comment Mme Harris avait pu entendre: «Saute», quand il avait dit: «Tiens-toi bien.»
Mme Harris articule: «Si tu m'avais dit de bien me tenir, pourquoi aurais-je sauté?»
Et Harris de riposter: «Si j'avais voulu que tu sautasses, pourquoi aurais-je dit: «Tiens-toi bien»?
Toute amertume est maintenant passée, mais à présent encore il leur arrive de discuter là-dessus.
Qu'on l'explique d'une manière ou d'une autre, le fait est que Mme Harris sauta pendant que Harris pédalait de toutes ses forces, persuadé que sa femme était toujours assise derrière lui.
Il paraît qu'elle crut d'abord qu'il prenait la côte en vitesse simplement pour se faire admirer. Ils étaient jeunes alors et il lui arrivait de faire de ces sortes de démonstrations. Elle s'attendait à ce qu'il sautât à terre une fois au sommet et l'attendît adossé à sa machine, dans une attitude pleine de désinvolture. Quand elle le vit au contraire dépasser le faîte et prendre la descente à une allure rapide, elle fut d'abord surprise, ensuite indignée et enfin inquiète. Elle courut au haut de la colline et cria de toutes ses forces. Il ne tourna pas la tête. Elle le vit disparaître dans un bois situé à un kilomètre et demi, s'assit sur le bord de la route et se mit à pleurer. Ils avaient eu un débat insignifiant le matin même, et elle se demanda s'il ne l'avait pas pris au tragique et ne voulait pas abandonner sa compagne. Elle était sans argent et ignorait le hollandais. Les passants semblèrent la prendre en pitié; elle essaya de leur expliquer l'incident. Ils comprirent qu'elle avait perdu quelque chose, mais sans saisir quoi. Ils la conduisirent au village le plus proche et allèrent quérir un garde champêtre. Ce dernier, à ses pantomimes, conclut qu'on lui avait volé sa bicyclette. On fit fonctionner le télégraphe et l'on découvrit dans un village, à quatre kilomètres de là, un malheureux gamin sur une antique bicyclette de dame. On l'amena à Mme Harris dans une charrette, mais comme elle parut n'avoir que faire de lui ni de sa machine, on le remit en liberté, sans plus chercher à percer ce mystère.
Cependant Harris continuait à pédaler avec un plaisir croissant. Il lui semblait avoir acquis des ailes. Il dit à ce qu'il croyait être Mme Harris:
—Jamais cette machine ne m'a paru aussi légère: l'air pur m'aura fait du bien.
Puis il lui conseilla de ne pas s'effrayer car il allait lui montrer à quelle allure il pouvait marcher. Il se pencha sur le guidon et se mit à travailler de tout son cœur. La bicyclette bondit comme si elle avait le diable au corps; des fermes, des églises, des chiens et des poules surgissaient pour disparaître. Des vieillards s'arrêtèrent admiratifs et les enfants applaudirent. Il continua de ce train joyeusement pendant cinq lieues environ. C'est alors qu'il eut le sentiment, selon son explication, de quelque chose d'anormal. Ce n'était pas le silence qui l'étonnait; le vent soufflait avec vigueur et la machine faisait beaucoup de bruit. Il fut plutôt frappé par une sensation de vide. Il tâta derrière son dos: il n'y trouva que l'espace sans limite. Il sauta ou plutôt tomba de sa machine, regarda la route parcourue; elle s'étendait droite et blanche à travers la sombre forêt et nul être animé n'y était visible. Il se remit en selle et, rebroussant chemin, remonta la colline. Dix minutes plus tard il se retrouva à un endroit où la route se divisait en quatre; là il mit pied à terre et essaya de rassembler ses souvenirs pour découvrir par quel chemin il était venu.
Tandis qu'il restait ainsi rêveur, un homme passa, assis en amazone sur un cheval. Harris l'arrêta et lui fit comprendre qu'il avait perdu sa femme. L'homme ne sembla ni surpris ni compatissant. Pendant qu'ils causaient, un autre fermier les joignit; le premier présenta au survenant l'affaire, non pas comme un accident, mais comme une histoire plaisante. Ce qui parut surprendre le second fut que Harris manifestât du désespoir. Il ne put rien tirer ni de l'un ni de l'autre: il proféra un juron, enfourcha sa machine et s'engagea au hasard sur la route du milieu. A mi-côte il rencontra deux jeunes femmes accompagnées d'un jeune homme, groupe joyeux. Il leur demanda s'ils avaient aperçu sa femme, Ceux-ci voulurent se faire préciser son aspect. Il ne parlait pas assez bien le hollandais pour en faire une description révélatrice: tout ce qu'il put leur dire fut que sa femme était une très belle femme, de taille moyenne, ce qui ne sembla pas les satisfaire: n'importe qui en aurait pu dire autant et de cette façon entrer en possession d'une femme qui ne serait pas la sienne. Ils lui demandèrent comment elle était habillée; quand il se fût agi pour lui de vie ou de mort, il n'aurait pu se le rappeler.
Je ne crois pas qu'il existe un homme sur terre capable de décrire une toilette dix minutes après avoir quitté la femme qui la porte. Il se souvenait d'une jupe bleue, puis il y avait un je ne sais quoi qui prolongeait la robe jusqu'au cou: ce pouvait être une blouse et il avait vague souvenance d'une ceinture: mais quel genre de blouse? Etait-elle jaune, verte ou bleue? Avait-elle un col? Etait-elle fermée par un nœud? Sa femme avait-elle des fleurs ou des plumes à son chapeau? Avait-elle seulement un chapeau? Il n'osait pas faire de description trop nette de peur de se méprendre et d'être aiguillé sur une fausse piste à des kilomètres de là. Les deux jeunes femmes ricanaient, ce qui, étant données ses dispositions d'esprit, eut le don de mettre Harris en colère. Le jeune homme, qui paraissait désireux de se débarrasser de lui, lui suggéra de s'adresser à la police de la ville voisine. Harris s'y rendit. Le commissaire lui donna un papier et lui dit d'y écrire un signalement complet de sa femme avec des détails sur le lieu et le moment où il l'avait perdue; tout ce qu'il put leur dire fut le nom du village où ils avaient déjeuné. Il savait qu'à ce moment elle l'accompagnait et qu'ils étaient partis ensemble.
Cela parut suspect aux policiers; l'affaire leur semblait louche sur trois points: 1º Etait-ce vraiment sa femme légitime? 2º L'avait-il réellement perdue? 3º Pourquoi l'avait-il perdue? Avec l'aide d'un aubergiste qui parlait un peu l'anglais, il put vaincre leurs scrupules. Ils promirent d'agir et le soir ils la lui amenèrent dans une voiture fermée, avec la note à payer. Leur première rencontre ne fut pas tendre. Mme Harris n'est pas une bonne comédienne et éprouve toujours une grande difficulté à déguiser ses sentiments. Pour cette fois, elle le confesse, elle ne l'essaya même pas.
D'accord sur les machines, nous entamâmes l'éternelle question des bagages.
—La liste habituelle, je suppose, dit George en se préparant à écrire.
C'était là le fruit de mes conseils. Mon oncle Podger, il y a des années, me l'avait enseigné.
—Ayez soin, avait coutume de dire mon oncle Podger, avant de vous mettre à emballer, de faire une liste.
C'était un homme très méthodique.
—Prenez une feuille de papier (il avait coutume en tout de commencer par le commencement). Inscrivez-y tout ce dont vous pourriez avoir besoin; après cela revisez votre liste pour voir s'il n'y aurait pas moyen de biffer un objet inscrit. Vous êtes au lit: quel est votre habillement? Très bien, inscrivez-le. Ajoutez-en un de rechange. Vous vous levez: que faites-vous? Vous vous débarbouillez. Avec quoi vous lavez-vous? Avec du savon. Ecrivez: savon. Et ainsi de suite. Prenez maintenant vos vêtements. Commencez par les pieds. Que portez-vous aux pieds? Bottines, souliers, chaussettes: inscrivez-les. Remontez jusqu'à la tête. Que vous faudra-t-il en dehors de l'habillement? Un peu de cognac? Inscrivez-le. Un tire-bouchon? Inscrivez-le. Inscrivez tout. Ainsi vous n'oublierez rien.
C'est d'après ce plan-là qu'il procédait toujours. Une fois la liste achevée, il la parcourait soigneusement, ce qu'il recommandait également toujours, pour voir s'il n'avait rien oublié. Ensuite il la revoyait et biffait tout ce dont il était possible de se passer.
Après quoi il égarait la liste.
George observa:
—Nous pourrions emporter sur nos machines le strict nécessaire pour un jour ou deux. Nous ferions suivre le gros des bagages de ville en ville.
—Soyons prudents, commençai-je, j'ai connu un homme qui...
Harris tira sa montre:
—Vous nous raconterez cela sur le bateau. J'ai rendez-vous avec Clara à la gare de Waterloo dans une demi-heure.
—Il ne me faudra pas une demi-heure, protestai-je; c'est une histoire vraie et...
—Conservez-la soigneusement, dit George: je me suis laissé dire qu'il y a bien des soirées pluvieuses dans la Forêt Noire. Nous vous en serons alors très reconnaissants. Ce que nous devrions faire tout de suite serait de terminer cette liste.
Maintenant que j'y pense, jamais je n'ai eu l'occasion de leur raconter cette histoire: toujours un événement quelconque venait nous interrompre. Et cependant c'est une histoire vraie.
CHAPITRE TROISIÈME
L'unique défaut de Harris. Harris et son ange gardien. Histoire d'une lanterne à bicyclette brevetée. La selle idéale. Celui qui vérifie les machines. Son œil d'aigle. Sa méthode. Sa sereine confiance en lui. Ses goûts simples et peu coûteux. Son aspect. Comment on s'en débarrasse. George prophète. La manière de se rendre désagréable par l'emploi d'une langue étrangère. George psychologue. Il propose une expérience. Sa prudence. Harris lui promet son aide, mais y met des conditions.
Harris vint me voir le lundi après-midi. Il tenait à la main un catalogue de bicyclettes.
Je lui criai de loin:
—Si vous suivez mon conseil, vous laisserez cela tranquille.
Harris répliqua:
—Qu'est-ce qu'il faut laisser tranquille?
—Cette folie nouvelle et brevetée qui doit révolutionner le monde cycliste, battre tous les records et dont vous tenez le prospectus à la main.
Il repartit:
—Hum! J'hésite. Nous aurons des montées difficiles; il est indispensable que nous ayons de bons freins.
—Je suis de votre avis: il nous faudra de bons freins; mais ce qu'il ne nous faut pas, c'en est un qui nous réserve des surprises, dont nous ne comprendrons pas le mécanisme et qui ne fonctionnera jamais au moment voulu.
—Celui-ci, affirma-t-il, est automatique.
—Inutile de me le dire, répliquai-je. Je sais par intuition exactement de quelle manière il va marcher. Aux montées il bloquera tellement que nous serons obligés de pousser les machines à la main. Une fois là-haut, l'air lui fera du bien et lui rendra subitement sa souplesse primitive. Il se mettra à réfléchir à la descente et se dira qu'il nous a beaucoup ennuyés. Il arrivera à le regretter et ensuite à être au désespoir. Il s'adressera des reproches, il se dira: «Je ne suis qu'un mauvais frein; je n'aide pas ces jeunes gens, je les gêne plutôt. Je ne suis qu'un fléau, voilà tout mon rôle.» Et sans crier gare il faussera toute la machine. Vous verrez que c'est ce que fera votre frein. Laissez-le tranquille. Vous êtes un bon garçon, mais vous avez un défaut.
—Lequel? demanda-t-il indigné.
—Vous êtes trop confiant. Il vous suffit de lire une réclame et vous avez la foi. Vous avez essayé chaque nouvelle invention que des idiots ont lancée pour le plus grand bien des cyclistes. Votre ange gardien me semble être un esprit capable et consciencieux: il a pu vous protéger jusque-là; suivez mon conseil, ne le surmenez pas. Il n'a pas dû chômer beaucoup depuis que vous faites de la bicyclette. Ne le rendez pas fou!
—Si tout le monde pensait comme vous, on ne réaliserait plus aucun progrès dans aucune branche de la science. Si jamais personne ne mettait à l'essai les inventions nouvelles, le monde finirait dans la stagnation. C'est justement par...
—Je connais tous les arguments pour, interrompis-je. Soit, je ne vous désapprouve pas entièrement: expérimentez des inventions jusqu'à l'âge de trente-cinq ans: mais après trente-cinq ans, l'homme doit penser à lui-même. Vous et moi, nous avons fait notre devoir de ce côté-là; vous spécialement. Vous avez été projeté en l'air par une lanterne à gaz brevetée.
—Je crois vraiment, objecta-t-il, que c'est arrivé par ma faute: j'aurai trop serré la vis.
—Je veux admettre que, s'il existe un moyen de maltraiter un objet, c'est bien votre manière de vous en servir: vous n'avez pas la main heureuse, vous embrouillez les choses. Vous devriez tenir compte de votre fâcheuse habitude, elle donne du poids à mon argument. Moi, je n'avais pas prêté attention à vos gestes; je me rappelle seulement que nous étions en train de pédaler tranquillement et agréablement sur la route de Whitby, tout en discutant de la guerre de Trente ans, quand votre lanterne explosa avec le bruit d'un pistolet. Le coup me fit rouler dans le fossé, et je n'oublierai jamais la tête de votre femme quand je lui conseillai de ne pas s'effrayer parce que les deux hommes qui vous portaient allaient vous monter dans votre chambre, et que le docteur serait là dans une minute et amènerait l'infirmière.
—Je regrette que vous n'ayez pas pensé à ramasser la lanterne. J'aurais bien voulu approfondir la cause de l'explosion.
—Je n'avais pas le temps de ramasser la lanterne. D'après mes calculs, il m'aurai bien fallu deux heures pour en rassembler les débris. Quant à la raison de son explosion, eh bien, le seul fait d'avoir été présentée comme la lanterne de sûreté par excellence devait déjà éveiller chez tout autre que vous l'idée d'un accident possible. Puis il y eut cette lanterne électrique...
—Celle-là éclairait vraiment bien, vous le disiez vous-même.
—Elle a merveilleusement éclairé tant que nous fûmes dans Kings Road à Brighton, ripostai-je; elle a même effrayé un cheval, mais une fois dans l'obscurité, après Kemp Town, elle s'éteignit et on vous dressa contravention parce que vous pédaliez sans lanterne. Vous vous rappelez bien que certains après-midi vous vous promeniez en plein soleil, cette lanterne brillant de tout son éclat. Quand arrivait l'heure de l'allumer, elle était naturellement fatiguée: il lui fallait du repos.
—Elle était un peu agaçante, cette lanterne-là, murmura-t-il; je m'en souviens.
—Elle m'irritait, moi; à plus forte raison vous. Ensuite il y a les selles..., poursuivis-je, car je voulais arriver à l'impressionner. Existe-t-il une selle dont vous ayez entendu parler sans avoir senti l'obligation de l'essayer?
—Selon moi, la selle parfaite n'a pas encore été trouvée.
Je lui conseillai de n'y pas rêver:
—Nous vivons dans un monde imparfait où la joie est mêlée de tristesse. Il se peut qu'il existe un monde meilleur où les selles de bicyclette sont tendues sur des arcs-en-ciel et rembourrées avec des nuages. Ici-bas il faut tâcher de s'habituer à la dure. Vous aviez acheté une selle à Birmingham: elle était divisée par le milieu et ressemblait à une paire de rognons.
—Vous voulez parler de cette selle qui était construite d'après les données anatomiques?
—Très probablement. Vous l'aviez achetée enfermée dans une boîte sur le couvercle de laquelle était représenté un squelette assis ou plutôt la partie du squelette qui sert à s'asseoir.
—C'était un dessin très correct: il vous démontrait la position véritable du...
—N'entrons pas dans ces détails; cette image m'a toujours semblé peu délicate.
—Elle était exacte au point de vue médical, insista-t-il.
—Possible, pour qui pédalait vêtu simplement de ses os; mais je le sais, car je l'ai essayée moi-même, c'était une sensation atroce pour qui est habillé de chair. Chaque fois qu'on passait sur une pierre ou dans une ornière, cette selle vous picotait; autant s'asseoir sur une langouste en colère. Vous vous en êtes servi pendant tout un mois!
—Je ne trouvais que juste de lui faire subir une épreuve loyale.
—Vous avez, en même temps, soumis votre famille à une dure épreuve. Votre femme m'a avoué que jamais depuis son entrée en ménage elle ne vous avait connu de si mauvaise humeur, si mauvais chrétien. Et puis vous vous rappelez bien cette autre selle, qui était à ressort?
—Vous voulez parler de la «Spirale».
—Je veux parler de celle qui vous projetait en l'air comme un diable dont on ouvre la boîte: il vous arrivait de retomber à la bonne place, mais quelquefois à côté. Je ne parle pas de tout cela pour évoquer de mauvais souvenirs, mais je veux vous faire comprendre que c'est folie à votre âge de vous livrer à de nouvelles expériences.
—Je voudrais bien, protesta-t-il, que vous ne revinssiez pas tout le temps sur mon âge. Un homme de trente-quatre ans!
—Un homme de combien?
Il dit:
—Si vous n'en voulez pas, n'en achetez pas. Mais si votre machine s'emballe dans une descente rapide et vous projette, George et vous, à travers le toit d'une église, ne vous en prenez qu'à vous-même.
—Je ne peux m'engager pour George, un rien le met parfois en colère. Si un accident de ce genre nous arrive, il s'irritera peut-être; mais je vous garantis que je lui expliquerai que vous n'y êtes pour rien.
—Est-il en bon état?
—Le tandem? Il se porte bien.
—L'avez-vous vérifié?
—Je ne l'ai pas vérifié, mais personne ne le vérifiera non plus. La machine est prête à marcher et on n'y touchera pas jusqu'à notre mise en route.
J'ai déjà eu à souffrir des vérifications. J'ai connu un homme à Folkestone. Je l'avais rencontré sur le turf. Il me proposa un soir de l'accompagner le lendemain dans une promenade à bicyclette et j'acceptai. Je me levai de bonne heure (il me fallut faire un effort) et je fus content de moi. Il arriva avec une demi-heure de retard, je l'attendais au jardin. La journée était magnifique.
—Quelle belle machine que la vôtre! me dit-il. Comment fonctionne-t-elle?
—Euh! répondis-je, comme la plupart des machines: assez facilement dans la matinée: un peu plus durement après le déjeuner.
Il la saisit entre la roue d'avant et la fourche et la secoua avec violence.
—Ne faites pas cela, récriminai-je, vous allez l'abîmer.
Je ne voyais en effet pas pourquoi il l'aurait secouée, elle ne lui avait rien fait. Et si vraiment, elle avait besoin d'être secouée, c'était à moi de le faire. Lui aurais-je laissé battre mon chien?
Il dit:
—Cette roue d'avant joue.
—Pas si vous ne la secouez pas.
Elle ne bougeait vraiment pas ou pas au point qu'on pût appeler cela jouer.
Il décréta alors:
—Ceci est dangereux. Avez-vous un tourne-vis?
J'aurais dû être énergique, mais j'ai cru qu'il s'y entendait véritablement. J'allai à la boîte à outils voir ce que je trouverais. Quand je revins, il était assis par terre, la roue d'avant entre les jambes. Il jouait avec, la faisait tourner entre ses doigts. Le reste de la machine était sur le gravier, à côté de lui.
—Il est arrivé quelque chose à votre roue d'avant.
—Ça en a tout l'air, n'est-ce pas? répondis-je. (Mais c'était un de ces hommes qui ne comprennent pas l'ironie.)
—Il me semble que la direction est faussée.
—Ne vous faites pas de bile à ce sujet, vous allez vous fatiguer. Remettons la roue en place et partons.
—Voyons toujours ce qu'il en est, maintenant qu'elle est démontée.
Il en parlait comme si elle s'était démontée par accident.
Et avant que j'aie pu l'en empêcher, il avait dévissé quelque chose quelque part et voilà que de petites billes roulaient sur le chemin. Il y en avait une douzaine environ.
—Attrapez-les, s'écria-t-il, attrapez-les! Il ne faut pas que nous en perdions. (Il se montrait tout inquiet à leur sujet.)
Nous rampâmes pendant une demi-heure environ et en retrouvâmes seize. Il espérait qu'on les avait toutes, car autrement cela causerait une grande gêne dans le fonctionnement de la machine. Il expliqua que c'était le point essentiel, quand on démonte une bicyclette, d'avoir soin de ne pas égarer une de ces billes et de les remettre toutes en place. Je lui promis de suivre son conseil, si jamais je démontais une bicyclette.
Je mis les billes en sûreté dans mon chapeau et mon chapeau sur une marche de la porte d'entrée. Ce ne fut pas raisonnable, je l'admets. Ce fut même stupide. Je ne suis pas d'habitude un écervelé: son influence a dû agir sur moi.
Il dit ensuite qu'il allait vérifier la chaîne, pendant qu'il y était, et incontinent se mit en besogne. J'essayai bien de l'en dissuader. Je lui répétai le conseil solennel que m'avait donné un ami expérimenté:
—Si jamais vous avez des ennuis avec votre engrenage, vendez votre machine et achetez-en une autre. Cela vous reviendra moins cher.
Il répondit:
—Ce sont les gens qui ne s'y entendent pas qui parlent de la sorte. Rien n'est plus facile que de démonter un engrenage.
Je dus admettre qu'il avait raison. En moins de cinq minutes l'engrenage gisait à terre à côté de lui, en deux morceaux, tandis que lui rampait à la recherche des vis.
—Les vis disparaissent toujours d'une manière mystérieuse, grommela-t-il.
Nous étions encore en train de chercher les vis, quand Ethelbertha sortit de la maison. Elle eut l'air surpris de nous voir là; elle nous croyait partis depuis des heures. Il lui dit:
—Ce ne sera plus long maintenant. J'aide votre mari à vérifier sa machine. C'est une bonne machine, mais elle a besoin d'être visitée de temps à autre.
Ethelbertha conseilla:
—Au cas où vous voudriez vous laver, allez donc dans la buanderie, si cela vous est égal, car les bonnes viennent justement de finir les chambres.
Elle ajouta qu'elle allait probablement canoter avec Kate, mais rentrerait sûrement pour le déjeuner. J'aurais donné un souverain pour pouvoir l'accompagner. J'en avais plein le dos de regarder cet idiot démonter ma bicyclette.
La raison ne cessait pas de me chuchoter: «Arrête-le avant qu'il ne cause encore d'autres dégâts. Tu as le droit de protéger ton bien contre les méfaits d'un fou. Prends-le par la peau du cou et jette-le à la porte avec un coup de pied quelque part.»
Mais comme je suis faible quand il s'agit de blesser l'amour-propre des gens, je le laissai continuer à tripoter.
Il abandonna la recherche des vis. Il dit que parfois les vis réapparaissent comme par enchantement quand on les attend le moins, et que nous allions maintenant nous occuper de la chaîne. Il la serra jusqu'à ce qu'elle ne remuât plus; puis il la desserra jusqu'à ce qu'elle fût deux fois plus lâche qu'elle ne l'avait été. Puis il proposa de remettre la roue d'avant à sa place.
J'écartai la fourche et il s'escrima après la roue. Au bout de dix minutes, je lui fis tenir la fourche, tandis que j'essayais à mon tour de replacer la roue; nous changeâmes donc de place. Une minute après, il lâcha la machine et fit une courte promenade autour du croquet en serrant ses mains entre ses cuisses. Il expliquait en marchant qu'on devrait éviter de se laisser pincer les doigts entre la fourche et les rayons d'une roue. Je répliquai que j'étais convaincu par ma propre expérience qu'il disait vrai. Il s'enveloppa de quelques torchons et nous arrivâmes à remettre la chose en place. Au même moment il éclata de rire.
Je l'interrogeai:
—Qu'y a-t-il de drôle?
—Dieu que je suis bête!
C'était sa première phrase sensée. Je lui demandai la raison de cette découverte. Lui, froidement:
—Nous avons oublié les billes.
Je cherchai mon chapeau; il se trouvait sens dessus dessous parmi le gravier et le chien favori d'Ethelbertha était en train d'avaler les billes aussi vite qu'il le pouvait.
—Il va se tuer! s'écria Ebbsen. (Je ne l'ai jamais revu depuis ce jour, Dieu merci! mais je crois me souvenir qu'il s'appelait Ebbsen.) Elles sont en acier plein!
—Le chien, répondis-je, ne m'inquiète pas. Il a déjà mangé un lacet de bottines et un paquet d'aiguilles cette semaine. La nature lui viendra en aide. Les jeunes chiens semblent avoir besoin de ce genre de stimulant. Non, ce qui me tracasse, c'est ma bicyclette.
Il était bien disposé et dit:
—Enfin, remettons en place ce que nous retrouverons et à la grâce de Dieu!
Nous retrouvâmes onze billes. Nous en plaçâmes six d'un côté et cinq de l'autre, et une demi-heure plus tard la roue était de nouveau en place. Inutile d'ajouter qu'elle jouait maintenant pour tout de bon: un enfant s'en serait aperçu.
Ebbsen dit que pour l'instant cela ferait l'affaire.
Il semblait se fatiguer. Si je l'avais laissé faire, il serait probablement rentré chez lui. Mais j'avais la ferme intention de le retenir et de lui faire finir son travail; j'avais abandonné toute idée de promenade. Il était arrivé à annihiler en moi tout l'orgueil que me causait ma machine. Tout ce qui pouvait encore m'intéresser, c'était de le voir trimer, de le voir s'égratigner, se cogner, se pincer. Je ranimai ses esprits défaillants avec un verre de bière et quelques compliments judicieux. Je lui dis:
—Je m'instruis véritablement en vous regardant faire. Ce n'est pas seulement votre adresse, votre activité, qui me réconfortent et me fascinent: c'est encore la constatation de la confiance sereine que vous avez en vous et le bon espoir inexpliquable que vous gardez.
Ainsi encouragé, il s'appliqua à replacer l'engrenage. Il appuya la bicyclette contre la maison et travailla un côté. Puis l'appuya contre un arbre et travailla le côté opposé. Puis, je la tins pour lui, pendant qu'il était allongé par terre, la tête entre les roues, travaillant d'en bas, l'huile s'égouttant sur lui. Enfin il m'enleva la machine et s'inclina sur elle, plié comme une besace vide, perdit pied, glissa et tomba sur la tête. Par trois fois il dit:
—Dieu merci! le voilà enfin en place.
Par deux fois il jura:
—Non, sacré bon Dieu! ça n'est pas cela du tout!
J'aime mieux oublier ce qu'il a proféré en troisième lieu.
Puis il perdit patience et tenta de brutaliser l'instrument. La bicyclette, je le voyais avec plaisir, montrait de l'esprit et les événements ultérieurs dégénérèrent en rien de moins qu'une bataille violente entre lui et elle. A certains moments la bicyclette se trouvait sur le gravier et lui penché dessus. Une minute plus tard leurs positions étaient inverses: c'était lui qui était sur le gravier, sous la bicyclette. Le voilà debout, fier de sa victoire, la machine serrée entre ses jambes. Mais son triomphe n'est que de courte durée. La bicyclette, se dégageant par un mouvement brusque, se retourne vers lui et le frappe à la tête d'un dur coup de guidon.
Il était une heure moins le quart quand il se releva, sale, décoiffé, le sang coulant d'une coupure. Il s'épongea le front et dit:
—Je crois que cela pourra aller pour aujourd'hui.
La bicyclette avait également l'air d'en avoir assez. Il aurait été difficile de dire qui était le plus puni des deux.
Je l'amenai dans la buanderie où il fit son possible pour se nettoyer avec du savon et des cristaux. Puis je le renvoyai.
Je fis charger la bicyclette sur une voiture et je l'amenai au réparateur le plus proche. Le contremaître s'avança et la regarda.
—Que voulez-vous que j'en fasse? me demanda-t-il.
—Je voudrais que vous me la remissiez en état, autant que possible.
—Elle est fortement atteinte, remarqua-t-il. N'importe, je ferai de mon mieux.
Il fit de son mieux, ce qui me coûta deux livres dix. Mais la machine ne fut jamais plus la même, et je la mis entre les mains d'un revendeur à la fin de la saison. Je ne voulais pas faire de dupes; je donnai des instructions pour que l'annonce la signalât comme une machine de l'année précédente. L'agent me déconseilla de parler de date.
—La question, dans nos affaires, n'est pas de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. L'intéressant, c'est de voir ce que vous pouvez arriver à faire croire aux gens. Entre nous soit dit, votre machine n'a pas l'air d'être de l'année dernière: sur son aspect on lui donnerait bien dix ans. Ne mentionnons pas de date. Tâchons d'en tirer ce que nous pourrons.
Je lui laissai l'affaire en mains, et il en obtint cinq livres, plus qu'il n'avait espéré.
On peut tirer deux genres de jouissance d'une bicyclette: on peut la démonter pour l'examiner, ou on peut s'en servir pour faire des promenades. Tout compte fait, je n'oserais affirmer que ce n'est pas celui qui s'amuse à vérifier qui trouve la meilleure distraction. Il ne dépend ni du temps, ni du vent; l'état des routes le laisse froid. Donnez-lui un tournevis, un paquet de chiffons, une burette d'huile et de quoi s'asseoir, et le voilà heureux pour la journée. Il y a bien quelques petits inconvénients; le bonheur complet n'est pas de ce monde. Il a vite l'air d'un chaudronnier, et on pensera toujours en voyant sa machine que, l'ayant volée, il a voulu la maquiller: cela ne tire du reste pas à conséquence, vu qu'elle ne dépassera jamais la première borne kilométrique. On commet parfois l'erreur de croire que l'on peut tirer d'une seule bicyclette ces deux genres de distractions. C'est impossible; aucune machine ne supportera cette double fatigue. Il faut que l'on choisisse: être un réparateur ou être un cycliste au sens habituel du mot. Moi, personnellement, je préfère monter ma machine; et voilà pourquoi j'évite tout ce qui pourrait m'inciter à la réparer moi-même. S'il lui arrive quoi que ce soit, je la pousse jusque chez le réparateur le plus proche. Si je me trouve trop loin d'une ville ou d'un village, je m'assieds sur le bord de la route et j'attends le passage d'une voiture. Le plus grand danger, selon moi, est le réparateur ambulant. La vue d'une bicyclette en panne est pour lui ce qu'un cadavre abandonné est pour un corbeau: il fonce dessus avec un cri sauvage et triomphant. Au début je restais poli, disant par exemple:
—Ce n'est rien; ne vous en inquiétez pas. Poursuivez votre chemin et amusez-vous bien; je vous en prie, soyez assez aimable pour vous en aller.
Depuis, l'expérience m'a appris que la politesse n'est pas de mise en ce cas-là. Maintenant je dis à ces gens:
—Allez-vous-en; laissez-nous en paix, ou je vous casse la figure, idiot!
Et si vous avez l'air décidé et tenez à la main un bâton solide, vous arrivez généralement à les faire déguerpir.
George rentra vers la fin de la journée:
—Eh bien, pensez-vous que tout va être prêt?
—Tout sera prêt pour mercredi, tout, sauf peut-être vous et Harris.
—Le tandem est-il en bon état?
—Le tandem va bien.
—Ne croyez-vous pas qu'il aurait besoin d'être examiné?
—L'âge et l'expérience, répondis-je, m'ont enseigné qu'il n'y a guère de questions sur lesquelles un homme puisse être affirmatif. Parmi mes rares certitudes, en voici toujours une, et inébranlable: ce tandem n'a pas besoin d'être vérifié. Je suis sûr également qu'aucun être humain, si Dieu me prête vie, n'y touchera d'ici mercredi matin.
—A votre place, je ne me fâcherais pas. Le jour arrivera, il n'est peut-être pas loin, où cette bicyclette aura besoin d'être réparée malgré votre désir tyrannique de la laisser tranquille, et cela quand il y aura plusieurs montagnes entre elle et le réparateur le plus proche. C'est alors que vous nous supplierez de vous dire où vous aurez mis la burette d'huile et ce que vous aurez fait du tournevis. Puis, pendant que vous tâcherez de maintenir la machine en équilibre contre un arbre, vous proposerez que quelqu'autre nettoie la chaîne et gonfle le pneu d'arrière.
La sagesse prophétique de ce propos m'impressionna:
—Pardonnez-moi si je vous ai parlé sur un ton un peu trop vif. La vérité est que Harris est venu ici ce matin.
—Cela suffit, dit George, je comprends. Du reste, je suis venu pour vous parler d'autre chose. Regardez ceci.
Il me passa un petit volume, relié en calicot rouge. C'était un guide pour la conversation anglaise, à l'usage des voyageurs allemands. Il commençait: «A bord d'un vapeur» et se terminait par: «Chez le médecin». Le chapitre le plus long était consacré à la conversation dans un wagon de chemin de fer apparemment rempli de fous querelleurs et mal appris. «Ne pouvez-vous pas vous éloigner un peu plus de moi, monsieur?—C'est impossible, madame; mon voisin est très gros.—N'allons-nous pas essayer de ranger nos jambes?—Ayez la bonté, s'il vous plaît, de maintenir vos coudes au corps.—Ne vous gênez pas, je vous en prie, madame, si mon épaule peut vous être agréable». On ne trouvait aucune indication précisant s'il fallait l'entendre ironiquement ou non. «Je dois vraiment vous prier de vous éloigner un peu, madame, je peux à peine respirer.» Il est à supposer que, dans la pensée de l'auteur, ils se trouvent tous par terre et pêle-mêle. Le chapitre se terminait par cette phrase: «Nous voilà arrivés à destination, Dieu merci! (Gott sei dank)» exclamation pieuse qui, vu les circonstances, dut prendre la forme d'un chœur.
A la fin du livre se trouve un appendice donnant aux voyageurs germaniques des conseils sur la conservation de leur santé et leur confort pendant leur séjour dans les villes anglaises, recommandant spécialement de voyager toujours avec une provision de poudre insecticide, de ne jamais manquer le soir de fermer la chambre à clef et de toujours compter soigneusement la monnaie rendue.
—Ce n'est pas une publication bien remarquable, dis-je, en rendant le livre à George. Moi, personnellement, je ne recommanderai pas ce bouquin à un Allemand qui se proposerait de visiter l'Angleterre; je crois que sa pratique le rendrait antipathique. Mais j'ai lu des brochures publiées à Londres à l'usage des voyageurs anglais sur le continent, et qui sont tout aussi idiotes. Quelque imbécile ayant de l'éducation et comprenant, mais mal, sept langues, se croit autorisé à écrire ces livres, qui induisent en erreur l'Europe moderne.
—Vous ne pourrez cependant pas nier, répliqua George, que ces manuels soient très demandés. Je sais qu'ils se vendent par milliers. Il y a sûrement des quidams dans toutes les villes d'Europe, qui se promènent, parlant de la sorte.
—Peut-être bien, répondis-je, mais heureusement que personne ne les comprend. J'ai plus d'une fois aperçu des gens, debout sur des plateformes de tramways ou postés à des coins de rue, qui tenaient de ces livres à la main et les lisaient à haute voix. Personne ne sait quelle est la langue qu'ils parlent, personne n'a la moindre idée de ce qu'ils disent. Cela vaut peut-être mieux: si on les comprenait, il est plus que probable qu'on les écharperait.
—Il se peut que vous ayez raison. Je serais curieux de voir ce qui arriverait si effectivement on les comprenait. Je propose d'arriver à Londres de bonne heure mercredi matin et de passer une heure ou deux à nous promener et à faire des emplettes dans les magasins en nous servant de ce manuel. Il me faut quelques menus objets, entre autres un chapeau et une paire de pantoufles. Notre bateau ne quitte pas Tilbury avant midi et cela nous en laisse juste le temps. Je voudrais éprouver ce genre de langage à un endroit où je serais bien à même de juger de son effet. Je voudrais connaître les impressions de l'étranger quand on lui parle de la sorte.
Nous nous promîmes de l'amusement. Plein d'enthousiasme, je m'offris à l'accompagner et à l'attendre devant les boutiques. Je lui dis que sûrement Harris demanderait à être des nôtres, mais en restant à distance respectueuse.
George expliqua son projet, qui était un peu différent. Il entendait qu'Harris et moi entrions avec lui dans les magasins. Avec Harris, qui a l'air imposant, pour lui prêter main forte, et avec moi sur le pas de la porte pour appeler un agent si le besoin s'en faisait sentir, il risquerait le coup.
Nous fîmes les quelques pas qui nous séparaient de chez Harris et lui soumîmes notre plan. Harris examina le livre, spécialement le chapitre qui a trait à l'achat de souliers et de chapeaux.
—Si George, dit-il, parle à un cordonnier ou à un chapelier dans les termes indiqués ci-dessus, il lui faudra non pas un garde de corps, mais des gens de bonne volonté pour le porter à l'hôpital.
Cela vexa George.
—Vous parlez, s'écria-t-il, comme si j'étais un téméraire, dénué de sens commun. Je ferai un choix des phrases les plus polies et les moins agressives; j'éluderai toute insulte grossière.
Une fois ceci bien entendu, Harris donna son consentement, et notre départ fut fixé pour le mercredi matin de bonne heure.
CHAPITRE QUATRIÈME
Pourquoi Harris considère les réveille-matin comme inutiles dans la vie de famille. Instincts sociables des petits. Les idées d'un enfant sur le matin. Le subconscient qui ne dort pas. Son mystère. Ses angoisses. Pensées nocturnes. Le genre de travail d'avant le petit déjeuner. La bonne et la mauvaise brebis. Les désavantages qu'il y a à être vertueux. Le nouveau fourneau de cuisine de Harris commence mal son service. Comment mon oncle Podger sortait chaque matin. Le vieux cityman considéré comme cheval de courses. Nous parlons la langue du voyageur.
George arriva le mardi soir chez les Harris et y passa la nuit. Nous avions préféré cet arrangement à sa proposition: venir le cueillir chez lui. Cueillir George en passant, le matin, veut dire: le réveiller en le secouant, effort déjà épuisant pour un début de journée; l'aider à retrouver ses effets et à boucler ses bagages; puis l'attendre pendant qu'il déjeune, rôle qui manque de charme pour le spectateur.
Je savais qu'il serait levé à l'heure voulue, s'il couchait à «Beggarbush». J'y ai couché moi-même, et je suis au courant de ce qui s'y passe. Vers le milieu de la nuit, du moins à ce qu'il vous semble, car dans la réalité il peut être un peu plus tard, vous êtes réveillé en sursaut de votre premier somme par une charge de cavalerie le long du couloir. Mal réveillé, vous hésitez entre des cambrioleurs, les trompettes du jugement dernier et une explosion de gaz. Vous vous mettez sur votre séant, et vous écoutez avec attention. On ne vous fait pas attendre: bientôt une porte est violemment poussée; quelqu'un ou quelque chose dégringole l'escalier apparemment sur un plateau à thé; vous entendez un «Je l'avais bien dit!» et aussitôt une chose dure, une tête peut-être, c'est du moins l'impression qu'on en a d'après le bruit, rebondit contre le panneau de votre porte.
A ce moment vous vous lancerez dans une charge folle autour de votre chambre, à la recherche de vos vêtements. Rien ne se trouve plus où vous l'aviez mis le soir. Les objets les plus indispensables ont entièrement disparu; et pendant ce temps l'assassinat, la révolution, bref l'événement quel qu'il soit continue formidable. Vous vous arrêtez un moment, la tête sous l'armoire, où vous avez cru découvrir vos pantoufles, pour écouter des coups réguliers et monotones sur une porte éloignée. La victime, vous le supposez, s'est cachée là; ils tâchent de la faire sortir et de l'achever. Pourrez-vous arriver à temps? Les coups cessent, et on entend une voix suave, rassurante par son ton doux et plaintif, qui demande humblement:
—Pa, puis-je me lever?
Vous n'entendez pas l'autre voix, mais les réponses sont:
—Non, ce n'était que la baignoire... Non, elle n'a vraiment pas de mal, elle est seulement mouillée, tu comprends... Oui, maman, je leur dirai ce que tu veux... Non, c'était un pur hasard... Oui; bonne nuit, papa.
Ensuite la même voix, s'élevant pour être entendue, à distance de la maison, commande:
—Il faut que vous remontiez tous. Papa dit qu'il n'est pas encore l'heure de se lever.
—Vous vous recouchez et écoutez quelqu'un auquel on fait monter l'escalier, selon toute évidence, contre son gré. Par une attention délicate les chambres d'amis de «Beggarbush» sont exactement au-dessous des nurseries. Le même petit être continue sa résistance tandis qu'on l'insère dans son lit. Aucun des détails de la bataille ne vous échappe, car chaque fois que le corps est jeté sur le matelas élastique, le lit fait un bond juste au-dessus de votre tête, et chaque fois que le corps s'échappe victorieusement de l'étreinte, vous en êtes averti par un coup sur le parquet. Ensuite le combat se calme à moins que le lit ne s'effondre; et le sommeil vous regagne doucement. Mais un moment après, ou du moins il vous semble qu'il n'y a qu'un moment, vous rouvrez les yeux, sous la sensation d'un regard; la porte s'est entr'ouverte et quatre têtes solennelles et superposées vous regardent avec persistance, comme si vous étiez un prodige exposé dans cette chambre. Vous voyant éveillé, la tête supérieure s'avance avec calme par-dessus les trois autres, entre, et vient s'asseoir sur le lit dans une attitude amicale.
—Oh! dit-elle, nous ne savions pas que vous étiez éveillé; moi je le suis déjà depuis quelque temps.
—Il me le semble, répondez-vous brièvement.
—Papa n'aime pas que nous soyons levés trop tôt, continue-t-elle. Il dit que tout le monde dans la maison en serait dérangé. Alors naturellement nous ne devons pas nous lever.
Ceci est dit sur un ton de gentille résignation. Elle paraît remplie d'une satisfaction intime, due au sentiment du devoir accompli.
Vous lui demandez:
—Vous n'appelez pas cela être levé?
—Oh, non! Nous ne sommes pas encore convenablement habillés.
C'est l'évidence même.
—Papa est toujours très fatigué le matin, poursuit la voix; naturellement, c'est parce qu'il travaille dur toute la journée. N'êtes-vous jamais fatigué le matin?
Alors seulement vous remarquez que les trois enfants sont entrés aussi et sont assis par terre en demi-cercle. Il est évident que tout ceci n'est pour eux que préliminaires à la représentation véritable. Ils attendent le moment où ils vous verront sortir de votre lit et agir.
De les voir dans la chambre d'un étranger déplaît à l'aîné. Il leur ordonne sur un ton sévère de se retirer. Eux ne lui répondent pas, ne discutent pas; d'un commun accord et dans un silence complet ils tombent sur lui. Vous ne distinguez pas autre chose, de votre lit, qu'un enchevêtrement confus de bras et de jambes, image frénétique d'une pieuvre empoisonnée. Si vous êtes couché en pyjama, vous sautez du lit et ne faites qu'ajouter à la confusion; si votre toilette de nuit est moins élégante, vous restez où vous êtes et hurlez des ordres, qu'on méconnaîtra entièrement. Le plus simple est de laisser agir l'aîné. Il arrive en peu de temps à les expulser et ferme la porte sur eux. Elle est immédiatement rouverte, et l'un d'eux est projeté dans la chambre. C'est généralement Muriel. Elle y arrive comme lancée par une catapulte. L'aîné rouvre la porte et se sert de sa sœur comme d'un bélier contre la masse des autres. Vous distinguez nettement le bruit mat de la tête qui tape dans le tas qu'elle disperse. Quand l'aîné est ainsi arrivé à ses fins, il revient tranquillement reprendre sa place sur le lit. Il montre le plus grand calme; il a l'air d'avoir oublié l'incident.
—J'aime le lever du jour, dit-il, l'aimez-vous aussi?
—J'en aime certains, répondrez-vous, il en est d'autres, qui ont moins de charme.
Lui ne prend pas garde à cette distinction; son regard extasié se perd dans le lointain:
—J'aimerais mourir le matin; le matin la nature est si belle!
—Eh, répondrez-vous, cela pourra bien vous arriver, le jour où votre père offrira un lit à un monsieur un peu nerveux et n'aura pas soin de le mettre en garde contre les surprises de la maison.
Il rappelle ses esprits vagabonds et redevient lui-même.
—Il fait délicieux au jardin, remarque-t-il, n'auriez-vous pas envie de vous lever et de faire une partie de cricket?
Vous ne vous étiez pas couché avec cette idée en tête, mais maintenant, considérant la tournure des événements, cela vous semble aussi bien que de rester couché là, sans espoir de vous rendormir; et vous acceptez.
Vous recevez plus tard dans la journée l'explication suivante: vous étant réveillé trop tôt et incapable de vous rendormir vous aviez manifesté l'envie de faire une partie de cricket. Les enfants, dressés à la politesse envers les hôtes, avaient cru de leur devoir de se prêter à vos désirs. Mme Harris remarque, pendant le déjeuner, que vous auriez au moins dû exiger, avant de faire sortir les enfants, qu'ils fussent convenablement habillés; pendant que Harris vous fait pathétiquement remarquer que l'exemple et l'encouragement d'un seul matin vous ont suffi pour détruire son ouvrage laborieusement édifié pendant de longs mois.
Il paraît que, ce même mercredi matin, George avait demandé à grands cris à se lever dès cinq heures et quart et avait voulu à toute force leur apprendre comment tourner à bicyclette autour des châssis de concombres sur la nouvelle machine de Harris. Toutefois, Mme Harris ne blâma pas George à cette occasion, sentant que cette idée n'avait pas dû être entièrement sienne.
Ne croyez pas que les enfants de Harris aient l'intention de s'éviter des reproches aux dépens d'un ami. Ils sont l'honnêteté même et endossent la responsabilité de leurs propres méfaits. Mais la chose se présente ainsi à leur compréhension. Quand vous leur expliquez que vous n'aviez d'abord nullement le dessein de vous lever à cinq heures pour jouer au cricket sur la pelouse, ni de mettre à la scène le martyrologe en tirant à l'arbalète sur des poupées attachées à un arbre; qu'assurément si on vous avait laissé suivre votre goût, vous auriez dormi en paix jusqu'à ce qu'on vous eût réveillé comme un bon chrétien à huit heures avec une tasse de thé, ils manifestent d'abord leur étonnement, puis s'excusent et semblent sincèrement contrits. Ecartant la question purement académique de savoir si le réveil de George un peu avant cinq heures devait être attribué à son instinct ou bien au passage accidentel, à travers la fenêtre de sa chambre, d'un boumerang de leur fabrication, les chers enfants acceptaient franchement la responsabilité de ce réveil ultramatinal. Comme dit l'aîné:
—Nous aurions dû penser que l'oncle George avait une longue journée devant lui et nous aurions dû lui déconseiller de se lever. Je me fais des reproches.
Mais un changement occasionnel dans les habitudes ne fait de mal à personne. Au surplus, Harris et moi fûmes d'accord pour penser que ç'avait été un bon entraînement pour George. Il nous faudrait être debout à cinq heures tous les matins dans la Forêt Noire; nous en avions décidé ainsi. George avait même proposé quatre et demie, mais Harris et moi avions déclaré qu'en règle générale cinq ce serait assez tôt. Nous pourrions ainsi enfourcher nos machines à six et abattre le gros de notre besogne avant les fortes chaleurs de midi. Si, de temps à autre, nous partions de meilleure heure, tant mieux: mais, du moins, ce ne serait pas une règle.
Moi aussi j'étais debout à cinq heures, ce matin-là, plus tôt du reste que je ne me proposais. Je m'étais dit en m'endormant: «A six heures tapant!»
Je connais des gens qui arrivent de la sorte à se réveiller juste à la minute qu'ils ont fixée. Ils se disent, se parlant à eux-mêmes au moment où ils posent leur tête sur l'oreiller: «quatre heures et demie», «cinq heures moins un quart», ou «cinq heures et quart», selon le cas; et ils ouvrent les yeux sur le coup de l'heure dite. Ceci tient du miracle. Plus vous réfléchissez à ce fait, plus vous le trouverez mystérieux. Un second moi doit agir indépendamment de notre moi conscient; il doit être capable de compter les heures pendant que nous dormons, veillant dans l'obscurité, sans l'aide ni du soleil ni des pendules, ni de nul moyen connu d'aucun de nos cinq sens. Il nous chuchote: «C'est l'heure» au moment exact, et vous vous réveillez. J'ai causé une fois avec un vieux débardeur qui pour son travail était forcé de se lever tous les matins une demi-heure avant la marée. Il me confia que jamais il ne lui était arrivé de se réveiller une minute trop tard et qu'il ne se donnait même plus la peine de calculer l'heure de la marée. Il se couche fatigué, dort d'un sommeil sans rêve, et chaque matin à une heure différente son veilleur spectral, exact comme la marée elle-même, vient l'appeler doucement. L'esprit de cet homme errait-il à travers l'obscurité, pataugeant sur les bords de la mer? Avait-il connaissance des lois de la nature?
En ce qui me concerne, mon veilleur intérieur a peut-être quelque peu perdu l'habitude de ses fonctions. Il fait de son mieux; mais il est trop scrupuleux, il se fait du mauvais sang et se perd dans ses calculs. Je lui dis par exemple: «A cinq heures et demie s. v. p.»; et il me réveille en sursaut à deux heures trente. Je regarde ma montre. Il me suggère que je dois avoir oublié de la remonter. Je l'approche de mon oreille; elle marche. Il pense qu'il lui est peut-être arrivé quelque chose; il est sûr qu'il est cinq heures et demie, sinon un peu plus. Je mets mes pantoufles et descends, pour le satisfaire, consulter la pendule de la salle à manger. Qu'arrive-t-il à l'homme qui, au milieu de la nuit, se promène dans une maison en robe de chambre et en pantoufles? Il est inutile de le raconter; on le sait par expérience: tous les objets, spécialement ceux qui sont pointus, prennent un lâche plaisir à le cogner. Je me recouche de mauvaise humeur et ne réussis à me rendormir qu'après une demi-heure, en refusant d'écouter ses suggestions absurdes, à savoir que toutes les pendules de la maison se sont liguées contre moi. Il me réveille toutes les dix minutes entre quatre et cinq heures. Je regrette alors de lui avoir touché mot de la chose. Il s'endort lui-même à cinq heures et m'abandonne aux soins de la femme de chambre qui, naturellement, ce matin-là, me réveille une demi-heure plus tard que d'habitude.
Il m'exaspéra tellement, ce mercredi-là, que je me levai à cinq heures, uniquement pour me débarrasser de lui. Je ne savais que faire de moi. Notre train ne partait qu'à huit heures; tous nos bagages avaient été bouclés la veille et envoyés avec les bicyclettes à la gare de Fenchurch Street. Je passai dans mon cabinet de travail, pensant pouvoir écrire une heure. Il faut croire que le travail du petit matin, avant le déjeuner, n'est pas propice à l'effort littéraire. J'écrivis trois chapitres d'un conte et les relus ensuite. On a médit de mes ouvrages; on a quelquefois parlé de mes livres d'une manière peu aimable; mais jamais on n'aurait émis de jugements assez sévères pour flétrir les trois chapitres écrits ce matin-là. Je les jetai dans la corbeille à papier et essayai de me remémorer les établissements charitables, si toutefois il en existe, qui servent de retraite aux écrivains ramollis.
Je pris une balle de golf, choisis un driver pour me distraire de ces pensées, et sortis flâner dans le pré. Une couple de brebis broutaient là; elles me suivirent et prirent un vif intérêt à mes exercices. L'une était une bonne âme, sympathique. Je ne pense pas qu'elle comprît rien à ce jeu; je crois plutôt que ce qui lui parut étrange, c'était l'heure matinale à laquelle je me livrais à ce divertissement innocent. Elle bêlait à chacun de mes coups:
—Bi-en, bi-en, très bi-en!
Elle paraissait tout aussi contente que si elle les avait joués elle-même.
Tandis que l'autre était une sale bête acariâtre et désagréable, me décourageant autant que sa compagne m'aiguillonnait.
—Piè-tre, horriblement piè-tre! tel était son commentaire à presque chacun de mes coups. Il y en eut, en vérité, quelques-uns de très beaux; mais elle faisait exprès d'être d'un avis opposé, simplement pour m'énerver. Je m'en apercevais bien.
Par un accident regrettable, une de mes meilleures balles alla taper sur le nez de la bonne brebis. Cela fit rire la mauvaise, mais rire distinctement et nettement, d'un rire rauque et vulgaire; et pendant que son amie trop étonnée pour bouger restait clouée sur place, elle changea de ton pour la première fois et bêla:
—Bi-en, très bi-en! le meilleur coup qu'il ait fait!
J'aurais donné une demi-couronne pour que ce fût elle qui reçût le coup. Ce sont toujours les bons qui pâtissent.
J'avais perdu dans ce pré plus de temps que je n'avais prévu et ce n'est que quand Ethelbertha vint me dire qu'il était sept heures et demie et que le déjeuner était servi, que je me rappelai ne m'être pas encore rasé. Ethelbertha n'aime pas que je me rase à la hâte. Elle craint que les étrangers ne croient à une tentative de suicide manquée et qu'on chuchote que nous faisons mauvais ménage. Elle ajouta malicieusement que ma physionomie n'est pas de celles avec lesquelles on puisse se permettre de badiner.
Tout compte fait j'aimais autant que les cérémonies d'adieu avec Ethelbertha ne se prolongeassent pas; je craignais une trop grande tension de ses nerfs. Mais j'aurais aimé avoir le temps d'adresser quelques conseils à mes enfants, spécialement au sujet de ma canne à pêche, dont ils ont la manie de vouloir se servir comme d'un bâton au croquet; par contre je déteste avoir à courir pour attraper mon train. A un quart de lieue de la gare, je rejoignis George et Harris qui eux aussi couraient.
Pendant que nous trottions côte à côte, Harris par saccades m'informa de la raison de leur retard. C'était le nouveau fourneau de cuisine qui en était la cause. On l'avait allumé pour la première fois ce matin-là et, sans qu'on sût encore comment, il avait projeté en l'air les rognons et sérieusement brûlé la cuisinière.
—J'espère, ajouta-t-il, qu'ils auront le temps de s'habituer l'un à l'autre pendant mon absence.
Il s'en fallut d'un cheveu que nous rations le train, et tandis que nous étions assis dans la voiture, encore haletants, et que je passais en revue les événements de la matinée, l'image de mon oncle Podger surgit dans ma mémoire, et je vis se dérouler les phases mouvementées de son départ d'Ealing Common par Morgate Street (train de 9 heures 13), tel qu'il s'effectuait 250 fois par an.
Il y avait huit minutes à pied de la maison de mon oncle Podger à la station. Mon oncle ne se lassait pas de recommander:
—Mettez un quart d'heure et prenez votre temps.
Mais ce qu'il faisait, c'était de ne partir que cinq minutes avant l'heure et de courir. J'en ignore le motif, telle était pourtant la coutume dans ce faubourg. Beaucoup de messieurs corpulents, que leurs occupations appelaient dans la Cité, habitaient alors Ealing (je crois qu'il en est encore ainsi de nos jours); ils prenaient les trains du matin pour aller en ville. Ils partaient tous trop tard; tous tenaient un sac noir et un journal dans une main, un parapluie dans l'autre; et par tous les temps on les voyait courir pendant le dernier quart de mille.
Des gens oisifs, spécialement des bonnes d'enfant et des garçons livreurs, auxquels s'ajoutaient de temps à autre quelques marchands ambulants, se rassemblaient quand il faisait beau pour les voir passer et acclamaient le plus méritant. Ce n'était pas fameux comme sport. Ils ne couraient pas bien, ils ne couraient même pas vite; mais ils étaient sérieux et faisaient de leur mieux. Ce spectacle ne flattait pas le goût artistique, mais il faisait naître pourtant l'admiration qui va naturellement à l'effort consciencieusement accompli.
La foule, à l'occasion, s'amusait à faire des paris innocents.
—Deux contre un sur le vieux type à gilet blanc!
—Dix contre un que le vieil asthmatique se flanque par terre avant d'arriver!
—Ma fortune sur le Prince Ecarlate!—surnom donné par un gamin fantaisiste à un certain voisin de mon oncle, ancien militaire, d'extérieur imposant au repos, mais dont le teint devenait cramoisi au moindre effort.
Mon oncle, ainsi que les autres, écrivait de temps en temps à l'Ealing Press pour se plaindre de l'indolence de la police locale. A ces communications l'éditeur ajoutait des commentaires spirituels où il dénonçait le Déclin de la Courtoisie dans les Classes Inférieures de la Société, spécialement parmi celles des Banlieues de l'Ouest. Mais cela ne produisait aucun effet.
Ce n'était pas que mon oncle ne se levât assez tôt; les ennuis surgissaient au dernier moment. Il commençait après le déjeuner par perdre son journal. Nous étions toujours prévenus, quand l'oncle Podger avait perdu quelque chose, par l'expression d'étonnement indigné avec laquelle il avait coutume de dévisager chacun. Il n'arrivait jamais à mon oncle Podger de se dire:
—Je suis un vieux négligent, j'égare tout; je ne sais jamais où je mets mes affaires. Je suis tout à fait incapable de les retrouver moi-même. Je dois être, quant à cela, un sujet de trouble pour mon entourage. Il faut que j'essaie de me corriger.
Au contraire! Il s'était convaincu par des raisonnements singuliers que quand il avait égaré quelque chose, c'était la faute de tous dans la maison, sauf la sienne.
—Je l'avais à la main il n'y a qu'une minute! s'exclamait-il.
Vous auriez cru, à l'entendre, qu'il vivait entouré de prestidigitateurs qui subtilisaient ses affaires rien que pour l'ennuyer.
—L'aurais-tu laissé au jardin? hasardait ma tante.
~-Pour quelle raison aurais-je voulu le laisser au jardin? Je n'ai pas besoin d'un journal au jardin; je veux le journal pour l'avoir dans le train.
—Tu ne l'as pas mis dans ta poche?
—Que Dieu te pardonne! Crois-tu que je serais ici à le chercher à neuf heures moins cinq, si je l'avais tranquillement dans ma poche? Me prends-tu pour un imbécile?
A ce moment-là, quelqu'un de s'exclamer: «Qu'est ceci?» en lui passant un journal bien plié.
—Si seulement on pouvait laisser mes affaires en place, grognait-il, en l'arrachant d'un geste sauvage des mains qui le lui tendaient.
Et l'ouvrant pour l'y mettre, en place, il jetait un regard sur la feuille et s'arrêtait net, privé de parole, comme outragé.
—Qu'y a-t-il? demandait ma tante.
—C'est celui d'avant-hier! répondait-il, trop blessé pour élever la voix, en jetant le journal sur la table.
Si seulement ce journal avait une seule fois pu être celui de la veille! Mais c'était invariablement celui de l'avant-veille, sauf le mardi, car ce jour-là le journal datait du samedi.
Il arrivait qu'on le lui retrouvât; la plupart du temps il était assis dessus, et alors il souriait, non pas aimablement, mais d'un sourire las, celui d'un homme abandonnant toute lutte contre le sort qui le force à vivre au sein d'une bande d'idiots fieffés.
—Dire qu'il était juste sous votre nez!
Il se dirigeait ensuite vers l'antichambre, où ma tante Maria avait eu soin de rassembler tous les enfants, pour qu'il pût leur dire au revoir.
Jamais ma tante n'aurait quitté la maison, fût-ce pour une visite dans le voisinage, sans prendre tendrement congé de chaque membre de la famille.
—On ne sait jamais ce qui peut arriver, avait-elle coutume de dire.
Sur le nombre il y en avait naturellement toujours un qui manquait. Les six autres, au moment où on le remarquait, filaient dans toutes les directions à la recherche de l'absent en poussant de grands cris.
A peine avaient-ils disparu que le manquant arrivait tranquillement. Il n'avait pas été loin et fournissait une explication très plausible de cette absence. Puis, sans plus attendre, il courait expliquer aux autres qu'il avait été retrouvé. De cette manière, il fallait bien cinq minutes pour que tous pussent être réunis, ce qui permettait tout juste à mon oncle de mettre la main sur son parapluie et d'égarer son chapeau. Enfin, le groupe étant rassemblé dans le vestibule, la pendule du salon commençait à sonner neuf heures d'un son froid et pénétrant qui ne manquait jamais de troubler mon oncle. Enervé, il embrassait certains enfants deux fois, en négligeait d'autres, puis, ne sachant plus qui avait été embrassé et qui ne l'avait pas été, il se croyait obligé de recommencer l'opération. Il disait qu'ils se donnaient le mot pour l'embrouiller et je n'oserais affirmer que ce fût entièrement faux. Pour comble d'ennui, il y en avait toujours un qui avait la figure barbouillée de confitures et c'était naturellement cet enfant qui se montrait toujours le plus tendre.
Quand d'aventure les choses allaient trop bien, l'aîné déclarait que toutes les pendules de la maison retardaient de cinq minutes, ce qui, la veille, l'avait mis en retard pour la classe.
Mon oncle gagnait en courant la porte du jardin, où il s'avisait qu'il n'avait emporté ni son sac ni son parapluie. Tous les enfants que ma tante n'arrivait pas à retenir galopaient après lui; deux d'entre eux luttant pour le parapluie, les autres se disputant le sac. Et c'est à leur retour seulement qu'on découvrait sur la table de l'antichambre l'objet le plus indispensable qu'il avait oublié et l'on se perdait en conjectures sur ce qu'il allait dire en rentrant.
Nous arrivâmes à Waterloo un peu après neuf heures et commençâmes immédiatement les expériences qu'avait projetées George. Nous ouvrîmes le bouquin au chapitre intitulé «A la Station des Fiacres» et, nous approchant d'un hansom-cab, nous soulevâmes nos chapeaux, disant poliment au cocher:
—Bonjour.
Cet homme ne voulut pas être en reste de politesse envers un étranger réel ou simulé. Et demandant à un ami du nom de «Charles» de lui «tenir sa jument», il sauta de son siège et nous remercia d'une révérence qui aurait fait honneur à Lord Brummell en personne. Parlant apparemment au nom de la nation, il nous souhaita la bienvenue en Angleterre, regrettant que Sa Majesté fût momentanément absente de Londres.
Nous fûmes incapables de lui répondre: ce genre de conversation n'était pas prévu dans le livre. Nous l'appelâmes «cocher», en réponse de quoi il s'inclina de nouveau jusqu'à toucher le pavé, et nous lui demandâmes s'il allait avoir l'extrême bonté de nous conduire à Westminster Bridge. Il mit la main sur son cœur, déclarant que tout le plaisir serait pour lui.
Prenant la troisième phrase du chapitre, George demanda quel serait le prix de la course.
Cette question, en introduisant un élément vil dans la conversation, eut l'air d'offenser ses sentiments. Il dit n'avoir jamais accepté d'argent de nobles étrangers, et suggéra un petit souvenir, une épingle de cravate en diamants, une tabatière en or, un petit rien de ce genre qui lui serait agréable et qui le ferait penser à nous.
Comme un léger rassemblement n'avait pas manqué de se former et que la plaisanterie tournait trop à l'avantage du cocher, nous montâmes en voiture sans plus de propos et partîmes au milieu des acclamations. Nous fîmes arrêter le fiacre un peu au delà d'Astley's Théâtre, devant la boutique d'un cordonnier. C'était une de ces boutiques qui débordent de marchandises. A terre et sur les rayons, il y avait des piles de boîtes remplies de chaussures. Des bottines étaient accrochées en festons autour des portes et des fenêtres. Le store, telle une vigne grimpante, supportait des grappes de bottines noires et jaunes. Au moment où nous entrâmes, le patron était occupé à ouvrir avec un marteau et un ciseau une nouvelle caisse de chaussures.
George souleva son chapeau et dit:
—Bonjour.
L'homme ne se retourna même pas. Dès le début, il me fit l'effet d'un être désagréable. Il grogna quelque chose qui pouvait être ou ne pas être «Bonjour» et continua son travail.
George lui dit:
—Mon ami, M. X. m'a recommandé votre maison.
L'homme aurait dû répondre:
—M. X. est un monsieur fort honorable, et je serais très heureux d'être utile à un de ses amis.
Mais il dit au contraire:
—Connais pas: jamais entendu ce nom-là.
C'était ahurissant. Le livre donnait trois ou quatre méthodes pour l'achat de bottines. George avait choisi spécialement celle où intervenait «monsieur X.», la considérant comme la plus polie de toutes. Vous commenciez par entretenir longuement le marchand de ce «monsieur X.», et quand vous étiez arrivé par ce moyen à vous mettre sur un pied d'amitié et de bonne entente avec lui, vous passiez avec aisance et grâce à l'objet principal de votre visite, à votre désir d'acheter des bottines à bon marché, mais solides. Cet homme grossier et pratique n'avait pas l'air de se soucier des gentillesses de la vente au détail. Il était indispensable avec celui-là d'aborder la question brutalement. George abandonna «monsieur X.» et, feuilletant le bouquin, il prit une phrase au hasard. Son choix ne fut pas heureux; c'était une phrase qui aurait été superflue, adressée à n'importe quel marchand de chaussures. Dans la circonstance, entourés comme nous l'étions à en étouffer de monceaux de bottines, elle présentait le charme d'une imbécillité parfaite.
Voici la phrase:
—Quelqu'un m'a dit que vous aviez ici des bottines à vendre.
L'homme déposa enfin son marteau et son ciseau et nous regarda. Il parlait lentement d'une voix rauque et voilée.
—Pour quelle raison croyez-vous que j'aie toutes ces bottines? Pour les renifler?
Il était de ces hommes qui, débutant posément, sentent leur colère grossir au cours de la conversation.
—Qui croyez-vous que je sois? continua-t-il. Un collectionneur de bottines? Pourquoi pensez-vous que j'ai loué cette boutique? Pour raison de santé? Me supposez-vous amoureux de mes bottines au point de ne pouvoir me séparer d'une paire? Imaginez-vous que je les expose autour de moi pour jouir de leur vue? N'y en a-t-il pas assez? Où vous figurez-vous donc être? Dans une exposition internationale de chaussures? Peut-être que ces bottines-là forment une collection historique! Avez-vous jamais entendu parler d'un homme tenant boutique de chaussures, et n'en vendant pas? Il se pourrait que je m'en serve pour décorer ma boutique et pour l'embellir? Pour qui me prenez-vous? Pour un idiot fini?
J'avais toujours soutenu que ces manuels de conversation ne servent pas à grand'chose. Nous cherchions un équivalent d'une phrase allemande bien connue: Behalten Sie Ihr Haar auf?
Le livre ne contenait d'un bout à l'autre rien de ce genre. Il faut cependant admettre que George choisit la meilleure phrase qu'on pouvait y trouver et s'en servit. Il dit:
—Je reviendrai quand vous aurez davantage de bottines à me montrer. D'ici là, adieu!
Après quoi nous regagnâmes la voiture et partîmes, quittant le cordonnier qui, à la porte de sa boutique, debout entre ses piles de bottines, nous décochait quelques remerciements. Je ne pus comprendre ce qu'il disait, mais les passants parurent s'y intéresser.
George voulait s'arrêter chez un autre cordonnier et recommencer l'expérience; il dit avoir vraiment besoin d'une paire de pantoufles. Mais nous le décidâmes à différer leur acquisition jusqu'à notre arrivée dans une ville étrangère où les commerçants sont probablement plus habitués à cette sorte de langage ou ont un caractère plus aimable. Il fut cependant intraitable au sujet du chapeau. Il prétendait ne pas pouvoir s'en passer pour le voyage; nous nous arrêtâmes donc devant une petite boutique à Blackfriars Road. Le patron était un petit homme d'apparence gaie aux yeux rieurs, ce qui était plutôt pour nous encourager que pour nous retenir.
Quand George, selon le texte du livre, lui demanda: «Avez-vous des chapeaux?» il ne se fâcha point; il s'arrêta et se gratta le menton d'un air pensif.
—Des chapeaux, dit-il. Voyons; oui,—et là un sourire joyeux éclaira sa physionomie aimable,—oui, en y réfléchissant bien, je crois que j'ai un chapeau. Mais dites donc, pourquoi me demandez-vous cela?
George expliqua qu'il avait envie d'acheter une casquette, une casquette de voyage, mais à la condition sine qua non que cette casquette fût de bonne qualité.
Le visage de l'homme s'assombrit.
—Oh, remarqua-t-il, je crains bien de ne pouvoir vous satisfaire. Voyez-vous, s'il vous avait fallu une mauvaise casquette, ne valant pas son prix, une casquette juste assez bonne pour pouvoir vous servir à nettoyer des carreaux, une semblable casquette j'aurais pu vous la trouver. Mais une casquette de bonne qualité, non, nous n'en avons pas. Pourtant attendez une minute, continua-t-il devant l'expression de désappointement qui assombrit la figure de George; ne soyons pas trop pressés (Et allant vers un tiroir qu'il ouvrit): Voilà une casquette, ce n'est pas une casquette de bonne qualité, mais elle n'est pas aussi mauvaise que la plupart des casquettes que je vends.
Il la prit et nous la présenta entre ses doigts.
—Qu'en pensez-vous? demanda-t-il. Croyez-vous qu'elle puisse faire votre affaire?
George l'essaya devant la glace et, choisissant une autre remarque du livre, il dit:
—Ce chapeau me va assez bien, mais, dites-moi, trouvez-vous qu'il me flatte?
L'homme prit un peu de recul pour mieux embrasser le panorama.
—Pour être sincère, répondit-il, je ne pourrais pas dire oui.
Et, délaissant George, il s'adressa à Harris et à moi:
—La beauté de votre ami, dit-il, je la considérerais comme virtuelle. Elle existe en puissance, mais vous pourriez facilement passer devant lui et ne pas la voir. Avec cette casquette, par exemple, vous ne la remarquerez pas.
A ce moment George parut avoir eu assez d'amusement avec cet homme-là.
Il dit:
—Cela va bien. Ne manquons pas notre train. Combien?
Et l'homme de répondre:
—Le prix de cette casquette, monsieur, est de 4 sh 6, et c'est bien le double de sa valeur. La désirez-vous enveloppée dans du papier marron, monsieur, ou dans du blanc?
George dit qu'il allait la prendre telle quelle, paya les 4 sh 6 en espèces et quitta la boutique. Harris et moi, nous le suivîmes.
Arrivés à Fenchurch Street, nous transigeâmes avec notre cocher pour 5 sh. Il refit une révérence profonde en nous priant de le rappeler aux bons souvenirs de l'empereur d'Autriche.
Dans le train, George, qui était visiblement désappointé, jeta le bouquin par la portière.
Nous trouvâmes bagages et bicyclettes bien installés sur le bateau, et descendîmes la rivière avec la marée de midi.
CHAPITRE CINQUIÈME
Digression nécessaire amenée par une histoire très morale. Un des charmes de ce livre. Une revue littéraire qui ne provoque pas l'admiration des foules. Ses vantardises: l'instructif et l'amusant combinés. Problème: dire ce qui est instructif, dire ce qui est amusant. Opinion autorisée sur la loi anglaise. Un autre charme de ce livre. Une vieille chanson. Encore un troisième attrait du livre. Quel était le genre de forêt dans laquelle habitait la vierge. Description de la Forêt Noire.
On raconte qu'un Ecossais, amoureux d'une jeune fille, désirait l'épouser. Mais il était prudent comme tous ceux de sa race. Il avait remarqué que dans son entourage trop d'unions des plus prometteuses avaient souvent eu pour conséquence désespoir et désillusions, et ceci uniquement parce que les fiancés s'étaient imaginé chacun épouser un être parfait. Il se jura que dans son cas il n'en serait pas de même. Et voilà pourquoi sa demande prit la forme suivante:
—Je ne suis qu'un pauvre gars, Jennie; je n'ai ni fortune ni terre à t'offrir.
—Oui, mais il y a toi, Davie!
—Eh! je désirerais qu'il y eût autre chose, petite. Je ne suis qu'un propre-à-rien et un mal fichu, Jennie.
—Que nenni, il y en a bien qui ne te valent pas, Davie.
—Je n'en connais pas, petite, et je me dis même que je ne tiendrais pas à en connaître.
—Mieux vaut un homme modeste mais franc et sûr, Davie, qu'un autre qui tourne autour des filles et vous amène des ennuis dans le ménage.
—Ne t'y fie pas trop Jennie; ce n'est pas toujours le meilleur coq qui a le plus de succès au poulailler. Je n'ai jamais cessé d'être un coureur de cotillons. Crois-moi, je suis un mauvais parti.
—Ah! mais tu as bon cœur, Davie, et tu m'aimes bien. J'en suis sûre.
—Je t'aime assez, Jennie; mais cela durera-t-il? Je suis bon garçon, tant qu'on fait mes volontés. Au fond, j'ai un caractère infernal, ma mère peut en témoigner; et je suis comme mon pauvre père, je ne deviendrai pas meilleur en vieillissant.
—Ouais! tu es sévère sur ton compte, Davie. Tu es un garçon honnête. Je te connais mieux que tu ne te connais et tu feras pour moi un bon mari.
—Peut-être, Jennie! Pourtant j'en doute. C'est une triste chose pour la femme et les enfants, quand le père ne peut résister à la boisson. Lorsque l'odeur du whisky me monte au nez, ma gorge est un abîme; il en descend, il en descend, et je n'arrive pas à me remplir.
—Tu seras un bon époux quand tu seras sobre, Davie.
—Crois-le si tu veux.
—Et tu me soutiendras, Davie, et travailleras pour moi?
—Je ne vois pas pourquoi je ne te soutiendrais pas, Jennie; mais ne viens pas me rebattre les oreilles avec le mot travail, je ne peux pas l'entendre.
—N'importe comment, Davie, tu feras de ton mieux et personne ne peut faire davantage, comme dit monsieur le curé.
—De mon mieux! ce ne sera pas encore fameux, Jennie, et je crains que ce soit si peu de chose, qu'il ne vaille pas la peine d'en parler. Tu aurais du mal à trouver homme plus faible, pécheur plus endurci.
—Bien des gars feraient les plus belles promesses à une pauvre fille pour lui briser le cœur ensuite. Toi, tu me parles franchement, Davie, et je compte t'épouser, on verra bien ce qui adviendra.
L'histoire se termine là et nous ne savons pas quel fut le résultat de cette union. Quoi qu'il en soit, Jennie avait perdu le droit de se plaindre et Davie aura eu la satisfaction de se dire qu'il ne méritait pas de reproche.
Soucieux, moi aussi, d'être franc, j'étalerai ici les tares de mon livre.
Ce livre ne contiendra pas d'information utile.
Celui qui croirait, guidé par lui, pouvoir entreprendre un voyage à travers l'Allemagne et la Forêt Noire, s'égarerait sûrement avant de s'embarquer. Et ce serait ce qui pourrait lui arriver de plus heureux. Plus il s'éloignerait de son pays natal, plus les difficultés iraient grandissant.
Je me considère comme inapte à donner des conseils pratiques. Je ne suis pas né avec cette conscience de mon incapacité: elle m'est venue à la suite d'expériences cruelles.
A mes débuts dans le journalisme, j'étais attaché à un périodique, précurseur de ces nombreuses revues populaires d'à présent. Nous nous vantions d'allier l'utile à l'agréable: au lecteur de déterminer ce qu'il y avait là d'amusant et ce qui devait y être considéré comme instructif. Nous donnions des conseils à ceux qui allaient se marier,—des conseils sérieux et détaillés qui, s'ils avaient été suivis, auraient fait de notre public la fleur de la gent maritale. Nous montrions à nos abonnés la manière de s'enrichir en élevant des lapins, avec exemples et chiffres à l'appui. Ce qui eût dû les surprendre, c'est que nous n'abandonnassions pas le journalisme pour nous mettre à l'élève du lapin. J'ai maintes et maintes fois établi, d'après des sources autorisées, qu'au bout de trois ans un homme qui commence avez douze lapins de choix et un peu de jugeotte arrive inéluctablement à un revenu annuel de 2000 livres sterling, chiffre qui doit croître vite. Peut-être que l'éleveur n'a pas besoin de cet argent. Il ne sait peut-être même pas qu'en faire, une fois qu'il l'a. Mais l'argent est là; il n'a qu'à le ramasser. Personnellement je n'ai jamais rencontré d'éleveur de lapins qui eût un revenu de 2000 livres, quoique j'en aie vu pas mal se mettre en route avec les douze lapins de choix obligatoires. Toujours quelque chose clochait quelque part; il se peut que l'atmosphère d'une ferme à lapins annihile à la longue les facultés.
Nous tenions nos lecteurs au courant du nombre d'hommes chauves que renfermait l'Islande et pour ce que nous en savions, nous pouvions être dans le vrai; du nombre de harengs saurs qu'il faudrait mettre bout à bout pour couvrir la distance de Londres à Rome, information précieuse pour celui qui aurait envie de tracer une ligne de harengs saurs de Londres à Rome, car il serait à même d'en commander du premier coup la quantité nécessaire; du nombre de paroles prononcées chaque jour par une femme, et autres informations de ce genre, destinées à rendre nos lecteurs plus savants et mieux armés que ceux des autres feuilles.
Nous leur enseignions comment guérir les chats atteints de convulsions. Je ne crois pas (et je ne croyais pas alors) qu'on puisse guérir de ses convulsions un chat. Si je possédais un chat sujet aux convulsions, je tâcherais de m'en défaire; je mettrais une annonce dans les journaux pour le vendre ou même j'en ferais cadeau à quelqu'un. Mais le devoir professionnel nous obligeait à donner des conseils à ceux qui en demandaient. Un imbécile nous avait écrit, nous suppliant de le renseigner à ce sujet; il me fallut toute une matinée de recherches pour me documenter. Je finis par découvrir ce que je cherchais à la fin d'un vieux recueil de recettes de cuisine. Je n'ai jamais pu comprendre ce que cela venait y faire. Cela n'avait aucun rapport avec le véritable sujet du livre. Ce livre ne contenait aucune recette pour accommoder un chat même guéri de ses convulsions et en faire un plat savoureux. L'écrivain avait dû ajouter ce paragraphe par pure générosité. J'avoue qu'il eût été préférable qu'il ne l'ajoutât pas; car cet épisode donna lieu à une correspondance longue et épineuse et entraîna la perte de quatre abonnés, sinon davantage. L'homme écrivit que, pour avoir suivi notre conseil, il lui en avait coûté un dommage de deux livres sterling à sa batterie de cuisine, sans compter un carreau de cassé et pour lui-même un probable empoisonnement du sang; inutile de dire que les convulsions du chat n'avaient fait qu'empirer. Et pourtant la médication était fort simple. Vous mainteniez le chat entre vos jambes avec douceur pour ne pas le blesser et avec une paire de ciseaux vous lui faisiez dans la queue une entaille nette. Vous n'enleviez aucune partie de la queue, deviez même bien prendre garde à cet accident: vous ne pratiquiez qu'une incision.
Ainsi que nous l'expliquâmes à notre homme, mieux eût valu procéder à l'opération dans un jardin ou dans une cave à charbon; un idiot seul pouvait imaginer de s'y risquer, sans aide, dans une cuisine.
Nous leur donnions des conseils sur l'étiquette: comment s'adresser à un pair d'Angleterre, à un évêque et manger élégamment le potage. Nous indiquions à des jeunes gens timides la façon de se tenir avec grâce dans un salon. Nous enseignions la danse aux deux sexes à l'aide de diagrammes. Nous résolvions leurs scrupules religieux et leur procurions un code de morale qui aurait fait honneur à des saints de vitraux.
Le journal n'eut aucun succès financier, étant de plusieurs années en avance sur son temps; aussi son état-major était-il limité. Mon département, je m'en souviens, comprenait: les «Conseils aux jeunes mères» (je les rédigeais avec l'assistance de ma propriétaire qui, ayant divorcé une fois et ayant enterré quatre enfants, me paraissait une autorité compétente, touchant toutes les questions domestiques); des «Avis sur l'ameublement et la décoration artistique d'un intérieur avec des dessins»; une colonne de «Conseils littéraires aux jeunes écrivains» (j'espère sincèrement que mes renseignements leur furent d'un meilleur profit qu'à moi-même); et notre article hebdomadaire «Propos amicaux à des jeunes gens», signé «Oncle Henri». Cet «Oncle Henri» était un être jovial, un bon vieux qui avait une expérience vaste et variée et qui était plein de sympathie pour la nouvelle génération. Il avait eu à lutter dans son jeune temps et avait acquis de profondes connaissances en toutes choses. Même encore maintenant je lis les «Propos de l'Oncle Henri» et, quoique ce ne soit pas à moi de le dire, ses conseils me paraissent bons et salutaires. Je me dis souvent que j'aurais dû suivre plus à la lettre ces «Propos de l'Oncle Henri»; cela m'aurait rendu plus sage, j'aurais commis moins d'erreurs et serais aujourd'hui plus satisfait de moi-même.
Une modeste petite femme qui habitait une chambre meublée du côté de Tottenham Court Road, et dont le mari était dans un asile d'aliénés, nous écrivait notre «Article sur la Cuisine», les «Conseils sur l'Education»,—nous regorgions de conseils,—et aussi une page et demie de «Chronique Mondaine», dans ce style personnel et vif qui n'a pas encore disparu entièrement, me dit-on, du journalisme moderne: «Il faut que je vous parle de la toilette divine que j'ai portée à Ascot la semaine dernière. Le prince C...—mais, là, je ne devrais vraiment pas vous répéter toutes les fadaises que ce garçon absurde m'a dites, il est trop fou, et la chère comtesse était, je le crains, quelque peu jalouse, etc., etc.»
Pauvre petite femme! je la vois encore dans sa robe d'alpaga gris rapée et tachée d'encre. Un jour passé à Ascot ou ailleurs au grand air aurait peut-être un peu coloré ses joues pâles.
Notre directeur, l'homme le plus effrontément ignare qu'on pût rencontrer, écrivait, en puisant dans une encyclopédie à bon marché, les pages dédiées aux «Informations Générales» et s'en tirait en somme très bien; pendant ce temps notre groom, assisté d'une excellente paire de ciseaux, collaborait à notre rubrique «Mots d'esprit».
On travaillait dur et l'on était peu payé; ce qui nous soutenait était la conscience que nous avions d'instruire et d'aider nos concitoyens. Le jeu le plus répandu, le plus éternellement et universellement populaire est de jouer à l'école. Réunissez six enfants, faites-les asseoir sur les marches d'un perron et promenez-vous devant eux, en tenant à la main un livre et une canne. Nous jouions à cela étant enfants, nous y jouons grands garçons et fillettes, nous y jouons hommes et femmes; nous y jouerons encore, quand chancelants et penchés, nous nous acheminerons vers la dernière demeure. Jamais, nous ne nous en lassons, jamais cela ne nous ennuie. Une seule chose nous contrarie: c'est la tendance qu'ont les six enfants à se lever à tour de rôle pour prendre en main livre et canne. Je suis sûr que la vogue du métier de journaliste, malgré ses nombreux déboires, réside dans le fait suivant: chaque journaliste croit être celui qui doit aller et venir, le livre et la canne à la main. Les Gouvernements, les Classes Supérieures, le Peuple, la Société, l'Art et la Littérature, ce sont les autres enfants, assis sur les marches du perron. C'est lui, le journaliste, qui les instruit, qui élève leur âme.
Mais je m'égare. J'ai rappelé tout cela pour expliquer l'aversion profonde qui m'empêche maintenant de fournir des informations pratiques. Donc revenons à notre point de départ.
Quelqu'un signant «Ballonist» nous avait écrit pour se renseigner sur la fabrication du gaz hydrogène. Ce n'était pas difficile à fabriquer, autant que je pus en juger d'après ce que j'en avais lu au British Museum; je prévins cependant le susnommé «Ballonist» de prendre toutes sortes de précautions contre un accident possible. Qu'aurais-je pu faire de plus? Dix jours plus tard nous reçûmes au bureau la visite d'une dame au teint coloré qui tenait par la main ce qui selon son explication était son fils, âgé de douze ans. La physionomie de ce garçon était inintéressante à un degré positivement remarquable. Sa mère le fit avancer et lui enleva son chapeau. Je pus alors saisir le pourquoi du geste. Il n'avait pas trace de sourcils et rien ne subsistait de ses cheveux, sauf une ombre grisâtre, poussiéreuse, faisant ressembler sa tête à un œuf dur dépouillé de sa coquille et saupoudré de poivre noir.
—Il y a huit jours, c'était un beau petit garçon dont les cheveux bouclaient naturellement, expliqua la dame (et le ton de sa voix allait s'élevant, signe précurseur d'un orage).
—Qu'est-ce qui lui est arrivé? demanda notre directeur.
—Voilà ce qu'il lui est arrivé, proféra la dame. (Elle tira de son manchon le numéro contenant mon article sur l'hydrogène, marqué au crayon rouge, et le lui jeta au nez. Notre directeur le prit et le parcourut.)
—C'était donc lui, «Ballonist»? questionna-t-il.
—C'était lui, «Ballonist», acquiesça la dame, le pauvre innocent, et regardez-le maintenant!
—Ils repousseront peut-être, suggéra notre directeur.
—Ils repousseront peut-être, repartit la dame (sa voix continuant à s'élever), mais peut-être qu'ils ne repousseront pas. Ce que je voudrais savoir, c'est ce que vous comptez faire pour lui.
Notre directeur proposa une lotion capillaire. J'eus peur à ce moment qu'elle ne lui sautât au visage; mais elle se résigna à se répandre en paroles. Il parut qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'on proposât une lotion, mais une indemnité. Elle fit aussi quelques observations sur le caractère de notre journal en général, son utilité, ses prétentions à élever l'esprit du public, et sur la science et l'intelligence de ses collaborateurs.
—Je ne vois vraiment pas en quoi nous sommes fautifs, plaida notre directeur (c'était un homme aux manières timides); il nous avait demandé des renseignements et il les a eus.
—N'essayez pas d'être spirituel, vous, répliqua la dame (il n'avait eu nullement l'intention de faire de l'esprit, sûrement pas; il ne prenait pas les choses à la légère, ce n'était pas là son défaut), ou bien vous recevrez quelque chose que vous n'avez pas demandé. Mais qu'est-ce qui me retient, s'écria la dame si subitement que nous nous retirâmes en toute hâte comme des poules effarées derrière nos chaises respectives, attendez un peu que je rende vos têtes pareilles!
Je suppose, qu'elle voulait dire pareilles à celle de son fils. Elle ajouta encore quelques réflexions de bien mauvais goût sur le physique de notre directeur. Ça n'était certainement pas une femme distinguée.
Pour moi, j'étais d'avis que, si elle avait intenté le procès dont elle nous menaçait, elle n'aurait pas obtenu gain de cause; mais notre chef, ayant eu autrefois des déboires avec la justice, avait pour principe d'éviter les ennuis. Je l'ai entendu dire:
—Si un homme dans la rue m'accostait pour me demander ma montre, je la lui refuserais. S'il me menaçait de la prendre par la force, je crois, sans être d'une nature combative, que je ferais de mon mieux pour la défendre. S'il affirmait son intention de l'obtenir en m'intentant un procès devant un tribunal quelconque, je la sortirais de ma poche, la lui donnerais et je m'estimerais heureux d'en être quitte à si bon compte.
Il arrangea l'affaire avec la dame au teint fleuri moyennant un billet de cinq livres, ce qui devait représenter les bénéfices d'un mois du journal; et elle décampa, emmenant son rejeton endommagé. Après son départ, le chef vint me parler affectueusement. Il me dit:
—Ne croyez pas que je vous donne tort; ce n'est pas de votre faute, c'est la faute du destin. Continuez de vous occuper des conseils moraux et de la critique,—en cela vous vous distinguez,—mais abstenez-vous de donner d'autres informations utiles. Vous n'êtes pas fautif, je le répète. Votre renseignement était assez exact, il n'y a rien à lui reprocher; vous n'avez pas la main heureuse, voilà tout.
Je regrette de ne pas toujours avoir suivi ce conseil, cela m'aurait épargné des ennuis à moi-même et à d'autres. Je n'en vois pas la raison, mais c'est un fait, je n'ai qu'à indiquer à quelqu'un le meilleur itinéraire entre Londres et Rome, pour qu'il égare ses bagages en Suisse, ou bien qu'il fasse presque naufrage sitôt après avoir quitté Douvres. Si je renseigne un quidam pour l'achat d'un kodak, il a des difficultés avec la police germanique pour avoir photographié des forteresses. Je me suis donné une fois beaucoup de mal pour expliquer à un homme la façon d'épouser la sœur de sa défunte femme à Stockholm. J'avais trouvé pour lui l'heure du départ du bateau de Hull et les meilleurs hôtels où s'arrêter en route. Je n'avais fait aucune erreur dans les notes que j'avais rédigées à son usage, rien ne clochait nulle part; cependant il ne m'a jamais plus adressé la parole. Et voilà pourquoi je suis arrivé à refréner ma passion de donner des conseils et voilà pourquoi vous ne trouverez pas trace de renseignements pratiques dans ce livre si je peux m'en abstenir. Vous n'y trouverez pas de descriptions de villes, ou de monuments, pas de réminiscences historiques, ni de discours moraux.
J'ai demandé un jour à un étranger distingué ce qu'il pensait de Londres. Il me répondit:
—C'est une très grande ville.
—Qu'est-ce qui vous y a frappé le plus?
—Les gens.
—Qu'en pensez-vous, comparé à d'autres villes: Paris, Rome, Berlin?
Il haussa les épaules:
—C'est plus grand, que voulez-vous que je vous dise de plus?
Une fourmilière ressemble beaucoup à une autre fourmilière: avenues, larges ou étroites, dans lesquelles les petits êtres se bousculent dans une confusion étrange, ceux-ci affairés, importants, ceux-là s'arrêtant pour caqueter, ceux-ci ployant sous de lourdes charges, ceux-là se chauffant au soleil; greniers remplis de nourriture; cellules où ces petits êtres dorment, mangent et aiment, et le coin où reposent leurs petits ossements tout blancs. Telle agglomération est plus vaste, telle autre plus petite. L'une n'est construite que d'hier, tandis que l'autre a été façonnée il y a longtemps, longtemps, avant même l'arrivée des hirondelles...
Et on ne trouvera pas non plus dans ce livre des histoires d'amour, des contes populaires.
Toute vallée qui abrite un hameau a ses légendes. Je vous en dirai le canevas; vous pourrez à votre guise le mettre en vers ou en musique:
Il y avait une jeune fille; il arriva un garçon; ils s'aimèrent; puis il s'en alla. C'est une romance monotone, qui existe dans toutes les langues, car ce jeune homme a dû être un voyageur extraordinaire. On se souvient bien de lui dans l'Allemagne sentimentale. De même les habitants des montagnes bleues d'Alsace se rappellent son arrivée parmi eux; et il a aussi visité les rives d'Islande, si je ne me trompe. C'était un vrai Juif Errant; et encore maintenant, dit-on, la jeune fille imprudente continue à prêter l'oreille au bruit des sabots de son cheval qui se perd dans le lointain.
Dans tel pays, aujourd'hui désert, mais qui comptait au temps passé beaucoup de maisonnettes remplies d'animation, de nombreuses légendes sommeillent; et encore une fois je vous en livre les ingrédients en vous abandonnant le soin d'accommoder votre plat. Prenez un cœur humain, ou deux cœurs humains assortis, un bouquet de passions humaines, il n'en existe pas des masses, une demi-douzaine au plus; assaisonnez-les avec un mélange de bien et de mal; relevez le tout d'une pointe funèbre, et servez quand et où bon vous semblera. «La Cellule du Saint», «l'Abri Hanté», «le Tombeau du Donjon», «le Saut de l'Amant»,—nommez-le à votre guise, le ragoût est partout le même.
Et enfin, ce livre ne contiendra pas de descriptions de paysages. Ce n'est pas paresse. Rien n'est plus facile que de décrire un paysage; rien n'est plus ennuyeux et inutile à lire. Du temps où Gibbon devait se fier au récit des voyageurs pour décrire l'Hellespont, et où les étudiants anglais ne connaissaient les rives du Rhin que par les Commentaires de Jules César, il seyait à tout voyageur illustre de décrire tant bien que mal ce qu'il avait vu. Le docteur Johnson, qui n'avait presque rien visité en dehors des paysages de Fleet Street, devait lire avec plaisir et profit la description des marais de Yorkshire. Le compte-rendu du Snowdon a dû paraître merveilleux à un enfant de Londres n'ayant jamais aperçu un mont plus haut que le Hog's Back en Surrey. Mais de nos jours la machine à vapeur et l'appareil photographique ont changé tout cela. Celui qui tous les ans fait sa partie de tennis au pied du Cervin et sa partie de billard sur le sommet du Righi ne vous sait aucun gré d'une description minutieuse et soignée des collines de Grampian. Quand on a vu une douzaine de peintures à l'huile, une centaine de photographies, un millier de reproductions dans des journaux illustrés et quelques panoramas du Niagara, une description détaillée d'une chute d'eau semblera fastidieuse.
Un de mes amis, un Américain très instruit, qui aime la poésie pour elle-même, me dit s'être fait une idée bien plus exacte et plus engageante des districts des Lacs d'après quelques photographies contenues dans un bouquin à bon marché que d'après la lecture des Coleridge, Southey et Wordsworth réunis. Qu'un auteur lui décrivît un paysage, mon ami ne lui en savait pas plus de gré que d'une relation éloquente de ce qu'il venait de manger à son dîner. Selon lui, chaque art a son département propre, et si la peinture-en-paroles est un piètre interprète des formes et de la lumière, la toile et les couleurs ne valent pas mieux pour traduire les jeux de la pensée.
Ce sujet me remet en mémoire une chaude après-midi de collège. La littérature anglaise se trouvant au programme, le cours commença par la lecture d'un certain poème plutôt long, mais ne donnant lieu à aucune remarque intéressante. J'avoue à ma honte avoir oublié le nom de l'écrivain et le titre de l'œuvre. La lecture terminée, nous fermâmes nos livres et le professeur, un indulgent vieux monsieur aux cheveux blancs, nous demanda de lui faire un compte-rendu oral et personnel de ce que nous venions de lire.
—Dites-moi, fit le professeur d'un ton encourageant, de quoi parle-t-on dans ce livre?
—Monsieur, dit le meilleur élève de la classe (il parlait la tête basse et visiblement à contre-cœur), il s'agit d'une vierge.
—Oui, convint le professeur, mais je vous demanderais de me le dire avec des termes à vous. Nous ne disons pas «vierge», n'est-ce pas? nous disons «jeune fille». Oui, on y parle d'une jeune fille. Continuez.
—Une jeune fille, répéta le premier élève (cette substitution avait l'air d'augmenter son embarras) qui vivait dans une forêt.
—Quel genre de forêt?
Le premier élève se mit à inspecter son encrier avec soin, puis regarda le plafond.
—Allons, insistait le professeur, s'impatientant, vous venez de lire pendant dix minutes une description de ce bois. Vous pourrez certainement me dire quelque chose à son sujet.
—Les arbres noueux, aux branches entrelacées, reprit le premier élève.
—Non! non! interrompit le professeur, je ne vous demande pas de réciter le poème. Je veux que vous me disiez, avec des mots de votre façon, quel était le genre de forêt où vivait cette jeune fille.
Et comme le professeur tapait du pied, le premier élève lança cette phrase avec vigueur:
—Monsieur, c'était une forêt comme les autres forêts.
—Dites-lui quel genre de forêt, dit le professeur, s'adressant au deuxième élève.
Le deuxième élève déclara que la forêt était verte.
Cela accrut l'énervement du professeur: il traita le deuxième élève d'imbécile, je ne vois du reste pas pourquoi, et passa au troisième, qui depuis un moment avait l'air d'être sur des charbons ardents et brandissait son bras droit comme un sémaphore détraqué. Il avait du mal à se contenir, l'émotion l'empourprait; il fallait que sa science fit irruption sur le champ, que le professeur le questionnât ou non.
—Une forêt sombre et obscure, s'écria le troisième, visiblement soulagé.
—Une forêt sombre et obscure, répéta le professeur, approuvant évidemment. Et pour quelle raison était-elle sombre et obscure?
Le troisième se montra encore à la hauteur de la question.
—Parce que le soleil ne pouvait pas y pénétrer.
—Le professeur eut la sensation d'avoir découvert le poète de la classe.
—Parce que le soleil ne pouvait pas y pénétrer, ou plutôt parce que les rayons du soleil ne pouvaient pas y pénétrer. Mais pourquoi n'y pouvaient-ils pas pénétrer?
—Monsieur, parce que les feuilles étaient trop épaisses.
—Très bien, dit le professeur. La jeune fille vivait dans une forêt sombre et obscure, à travers le feuillage de laquelle les rayons du soleil n'arrivaient pas à pénétrer. Et maintenant dites-moi ce qui poussait dans ce bois. (Il désignait le quatrième.)
—Oui, monsieur, des arbres, monsieur.
—Et quoi encore?
—Des champignons, monsieur. (Ceci fut dit après une pause.)
Le professeur, n'étant pas tout à fait sûr des champignons, eut recours au texte et trouva que le garçon avait raison; les champignons avaient été mentionnés.
—Et quoi encore? Que trouvez-vous aux pieds des arbres dans une forêt?
—De la terre, monsieur.
—Non, non, que pousse-t-il dans une forêt à part les arbres?
—Oh, des buissons, monsieur.
—Des buissons, très bien. Maintenant nous sommes dans la bonne voie. Il y avait dans cette forêt des arbres et des buissons. Et quoi encore?
Il s'adressait à un petit garçon assis à l'autre bout du rang. Ayant jugé la forêt trop éloignée de lui personnellement pour qu'elle pût lui causer de l'embarras, cet élève occupait ses loisirs à jouer au jeu de croix et zéros avec lui-même. Ennuyé, ahuri, mais sentant l'obligation d'ajouter quelque chose à cet inventaire, il hasarda:
—Des ronces.
C'était une erreur, le poète n'avait pas parlé de ronces.
—Klobstock naturellement pense à quelque chose qui peut se manger, commenta le professeur, qui se flattait d'avoir la repartie vive. (Cela fit éclater contre Klobstock des rires, qui plurent au professeur.)
—A vous, continua-t-il, faisant signe à un garçon assis au milieu. Qu'y avait-il encore dans cette forêt, à part les arbres et les buissons?
—Il y avait un torrent, monsieur.
—Très bien, et que faisait le torrent?
—Il murmurait, monsieur.
—Non pas. Les ruisseaux murmurent, les torrents...?
—Mugissent, monsieur.
—Il mugissait. Et qu'est-ce qui le faisait mugir?
C'était une question embarrassante. Un des garçons—j'admets que ce n'était pas le plus intelligent—suggéra la jeune fille. Le professeur changea la forme de la question pour nous venir en aide.
—Quand mugissait-il?
Notre troisième meilleur élève, venant de nouveau à notre secours, expliqua qu'il mugissait quand il tombait sur les rochers. Je suppose que plusieurs parmi nous eurent l'idée vague, que ce devait être un torrent pusillanime, puisqu'il faisait tant de bruit pour si peu de chose; un torrent plus courageux, estimions-nous, se serait relevé et aurait poursuivi son chemin, sans dire un mot de plus. Un torrent qui beuglait chaque fois qu'il tombait sur un rocher, nous le considérions comme un torrent bien faiblard; mais le professeur, lui, ne semblait pas en être choqué.
—Et qui habitait cette forêt, outre la jeune fille?
—Des oiseaux, monsieur.
—Oui, il y avait des oiseaux dans cette forêt. Et puis quoi encore?
Les oiseaux avaient dû épuiser nos facultés.
—Allons, dit le professeur, quels sont ces animaux à queue qui grimpent si lestement le long des arbres?
Nous restâmes cois un moment, puis l'un de nous suggéra des chats.
Erreur, le poète n'avait pas parlé de chats; des écureuils, voilà à quoi le professeur voulait en venir.
Je ne me souviens pas d'autres détails au sujet de cette forêt. Je me rappelle seulement qu'on mentionnait aussi le ciel. En levant les yeux, vous pouviez apercevoir le ciel là où il y avait des éclaircies entre les arbres; souvent ce ciel était voilé par des nuages et quelquefois, si mes souvenirs ne me trompent pas, la jeune fille était mouillée par une averse.
Je me suis arrêté à cet exemple, parce qu'il me semble être le type des descriptions de paysages en littérature. Je ne comprenais pas à ce moment-là et je ne saisis encore pas aujourd'hui pourquoi le résumé du premier élève n'aurait pas été suffisant. Malgré tout le respect dû au poète quel qu'il ait été, on ne peut nier que cette forêt n'a été et n'aurait pu être autre chose qu'une forêt comme toutes les autres.
Je pourrais vous décrire la Forêt Noire très longuement. Je pourrais traduire Hebel, le poète de la Forêt Noire. Je pourrais écrire des pages sur ses gorges rocheuses et ses vallées riantes, ses pentes couvertes de sapins, ses cimes couronnées de roches, ses ruisseaux écumants (là où le Germain ordonné ne les a pas condamnée à couler respectablement dans des canalisations en bois ou dans des rigoles), sur ses villages blancs, ses hameaux isolés.
Mais un soupçon me poursuit: vous sauteriez tout ce passage. Et si vous étiez assez consciencieux ou assez faible pour le lire, je n'arriverais encore qu'à vous donner de ce pays, une idée qu'expriment beaucoup plus simplement ces paroles d'un guide sans prétention:
«Une contrée montagneuse et pittoresque, limitée au sud et à l'ouest par la vallée du Rhin, vers laquelle ses éperons s'abaissent rapidement. Son sol, au point de vue géologique, est formé pour la plus grande partie de grès jaspé et de granit; ses hauteurs moyennes sont couvertes de vastes forêts de sapins. Elle est arrosée de nombreux cours d'eau et ses vallées très peuplées sont fertiles et bien cultivées. Les auberges y sont bonnes, mais on ne devrait user qu'avec discrétion des vins du pays.»
CHAPITRE SIXIÈME
Pourquoi nous allâmes à Hanovre. Quelque chose qu'on fait mieux sur le continent. L'art de se servir élégamment des langues étrangères, d'après les méthodes scolaires anglaises. Une histoire vraie, racontée ici pour la première fois. La farce française, pour l'amusement de la jeunesse britannique. Les instincts paternels de Harris. Le cantonnier considéré comme un artiste. Patriotisme de George. Ce que Harris aurait dû faire. Ce qu'il fit. Nous sauvons la vie de Harris. Une ville sans sommeil. Le cheval de fiacre critique.
Nous arrivâmes à Hambourg le vendredi après une traversée calme et sans événements; et nous voyageâmes de Hambourg à Berlin en passant par Hanovre. Ce qui n'est pas la route la plus directe. Je peux seulement me justifier à la manière du nègre que le juge questionnait sur sa présence dans le poulailler du pasteur.
—Oui, monsieur, le garde-champêtre dit la vérité, j'y ai été, monsieur.
—Ah! vous en convenez donc? Et qu'aviez-vous à faire, avec un sac, dans le poulailler du pasteur Abraham à minuit, s'il vous plaît?
—J'étais en train de vous le dire, monsieur, oui, monsieur. J'étais allé porter un sac de melons à massa Jordan. Oui, monsieur, et massa Jordan a été très aimable et m'a prié d'entrer chez lui.
—Et alors?
—Oui, monsieur, un homme bien aimable que massa Jordan. Et nous sommes restés là à causer, à causer.
—C'est fort probable. Ce que nous voulons savoir, c'est ce que vous aviez à faire dans le poulailler du curé.
—Monsieur, j'allais y arriver. Il était très tard quand j'ai quitté massa Jordan, et alors je me suis dit: «S'agit de prendre tes jambes à ton cou, Ulysse», me suis-je dit, «pour ne pas avoir des embêtements avec la vieille. C'est une femme très bavarde, monsieur, oui, très.»
—Laissez-la de côté; il y a d'autres personnes très bavardes dans cette ville. La maison du pasteur Abraham est à une demi-lieue de la route qui mène de massa Jordan chez vous. Comment y êtes-vous arrivé?
—C'est ce que je m'en vais vous expliquer, monsieur.
—Cela me fera plaisir; de quelle manière allez-vous vous y prendre?
—Eh bien, monsieur, je pense que j'ai dû m'écarter de ma route.
J'admets que nous nous soyons un peu écartés de la nôtre.
Au premier abord, pour une raison ou pour une autre, Hanovre semble peu intéressante, mais elle gagne à être connue. Elle se compose de deux villes: l'une, aux belles rues larges et modernes et aux jardins tracés avec goût, s'adosse à une ville du XVIe siècle. Dans celle-ci, de vieilles maisons en bois surplombent d'étroites ruelles; par des voûtes basses on aperçoit des cours à galeries. Jadis ces cours retentirent du sabot des chevaux caracolants, et je me représente un encombrement de lourds carrosses attelés à six qui attendaient leur riche propriétaire et sa placide et majestueuse épouse. Aujourd'hui des enfants et des poules trottinent là à leur guise, et du haut des galeries sculptées, de pauvres hardes pendent.
Une atmosphère étonnamment anglaise plane sur Hanovre, spécialement le dimanche, lorsque ses magasins fermés et ses sonneries de cloches évoquent un Londres plus ensoleillé. Je n'avais pas seul été frappé de cette atmosphère de dimanche anglais, sinon j'aurais pu mettre cette impression sur le compte de mon imagination. George aussi l'avait ressentie. Harris et moi, nos cigares à la bouche, revenant d'une courte promenade ce dimanche après déjeuner, le trouvâmes doucement endormi dans le meilleur fauteuil du fumoir.
—Après tout, dit Harris, quiconque a du sang anglais dans les veines conserve une impression durable de son dimanche britannique. Je regretterais de le voir disparaître complètement, quoi qu'en pense la nouvelle génération.
Et, prenant chacun possession d'un bout du long canapé, nous tînmes compagnie à George.
On dit qu'on peut apprendre au Hanovre l'allemand le plus pur; soit, mais une fois sorti du Hanovre, qui n'est qu'une petite province, personne ne comprend cet allemand parfait. Dilemme: parler un bon allemand et rester au Hanovre, ou parler un mauvais allemand et voyager. L'Allemagne, divisée pendant tant de siècles en une douzaine de principautés, a le malheur de posséder un grand choix de dialectes. Les Allemands de Posen qui désirent converser avec les habitants du Wurtemberg sont souvent obligés d'avoir recours au français ou à l'anglais. Et les jeunes filles qui ont reçu une éducation coûteuse en Westphalie étonnent et désolent leurs parents en se montrant incapables de comprendre une parole dite dans le Mecklembourg. Il est vrai qu'un étranger qui parle anglais se trouvera non moins déconcerté dans la campagne du Yorkshire ou dans les parages de Whitechapel; mais le cas n'est pas le même: vous constaterez en traversant l'Allemagne que les dialectes provinciaux ne sont pas uniquement parlés par les gens sans éducation ou par les campagnards. En fait, chaque province possède son idiome, dont elle est fière et auquel elle tient. Un Bavarois instruit admettra sans peine qu'au point de vue académique le dialecte allemand du nord est plus correct; il continuera néanmoins à parler celui du sud et l'enseignera à ses enfants.
Je suis porté à croire que l'Allemagne arrivera au courant des siècles à résoudre cette difficulté en parlant anglais. Paysans exceptés, tous les petits garçons, toutes les petites filles parlent anglais. L'anglais sans doute deviendrait en peu d'années la langue mondiale, si la prononciation en était moins arbitraire. Les étrangers s'accordent à dire que, grammaticalement, c'est la langue la plus facile. Un Allemand, la comparant à sa propre langue, où chaque mot de chaque phrase dépend d'au moins quatre règles, nous dira que l'anglais n'a pas de grammaire. Certes, pas mal d'Anglais paraissent être arrivés à la même conclusion; mais ils ont tort. Il existe, en effet, une grammaire, anglaise; un de ces jours nos écoles vont se rendre à cette évidence et on l'enseignera à nos enfants; elle arrivera, qui sait? à pénétrer même dans nos milieux littéraires et journalistiques. Mais pour le moment nous paraissons être de l'avis de l'étranger, qui la considère comme une quantité négligeable. La prononciation anglaise est la pierre d'achoppement de notre langue. On dirait que l'orthographe anglaise a surtout pour but de travestir la prononciation. Il semble que ce soit à dessein d'abattre la suffisance de l'étranger qui, sans cela, l'apprendrait en un an.
Car ils ont en Allemagne, pour enseigner les langues, une méthode qui n'est pas notre méthode; le jeune Allemand ou la jeune Allemande sortant du lycée ou de l'école supérieure à quinze ans, «cela» (comme on peut dire en allemand pour les deux sexes) peut comprendre et parler la langue que «cela» a apprise. Nous avons en Angleterre une méthode pour obtenir le moins de résultat possible avec un maximum de temps et d'argent. Un jeune Anglais, ayant fait des études en Angleterre dans une bonne école moyenne, parvient, avec lenteur et difficulté, à parler à un Français de tantes et de jardiniers, conversation que celui qui ne possède ni les unes ni les autres risque de trouver insipide. Peut-être, s'il est une exception brillante, sera-t-il capable de dire l'heure ou de risquer timidement quelques observations au sujet du temps. Il pourra sans doute réciter de mémoire un assez grand nombre de verbes irréguliers; mais le fait est qu'il existe peu d'étrangers avides d'écouter leurs propres verbes irréguliers conjugués par de jeunes Anglais. Il pourrait également rappeler un choix d'idiotismes grotesques de la langue française, qu'aucun Français actuel n'aurait jamais entendus et ne comprendrait, même en les entendant. Ceci s'explique par le fait qu'il a appris le français neuf fois sur dix dans l' «Ahn, cours élémentaire.» L'histoire de ce volume célèbre est curieuse et instructive. Il avait été rédigé par un Français spirituel qui avait habité l'Angleterre pendant quelques années et qui avait eu l'intention d'écrire un livre humoristique, une satire sur les ressources de conversation de la société britannique. Le sujet, à ce point de vue, était remarquablement traité. Il le proposa à une maison d'édition de Londres. Le directeur était un homme malin. Il parcourut le volume. Puis il envoya chercher l'auteur.
—Votre livre, lui dit-il, est pétillant d'esprit. Il m'a fait rire aux larmes.
—Je suis enchanté de l'apprendre, répondit le Français, flatté. J'ai essayé d'être véridique sans devenir inutilement agressif.
—Il est très amusant, poursuivit le directeur, et cependant j'ai le sentiment que ce sera un demi-succès si nous le publions comme une plaisanterie.
La figure de l'auteur s'allongea.
—Son humour, continua le directeur, serait jugé extravagant et forcé. Les intellectuels et les penseurs en seraient amusés, mais au point de vue commercial, cette partie du public est négligeable. Or, j'ai une idée. (D'un rapide coup d'œil circulaire, il s'assura qu'ils étaient seuls, puis, se penchant vers l'auteur, et sa voix ne fut plus qu'un souffle:) J'ai l'intention de le publier comme ouvrage sérieux, à l'usage des écoles!
L'auteur le regarda, effaré.
—Je connais l'instituteur anglais, insista le directeur, ce livre aura son approbation. Il conviendra exactement à sa méthode. Notre instituteur ne saurait rien trouver de plus stupide, rien de moins opportun. Il s'en léchera les babines, comme une jeune chien qui lèche du cirage.
L'auteur acquiesça, sacrifiant l'art à l'intérêt. Ils changèrent le titre et ajoutèrent un vocabulaire, laissant, à part cela, le livre tel quel.
Le résultat en est connu de tous les élèves. «Ahn» est devenu le fondement de l'éducation philologique anglaise. S'il n'a pas conservé sa prépondérance, c'est qu'on a inventé depuis quelque chose d'encore moins adapté au but.
Au cas où l'écolier britannique tirerait de l'enseignement d'Ahn quelque faible connaissance du français, la méthode pédagogique anglaise réussirait à annuler ce résultat, grâce à ce qu'on appelle dans les prospectus «un professeur indigène». Ce Français de naissance, entre parenthèses généralement un Belge, est sans aucun doute un personnage fort respectable, et certainement comprend et parle assez couramment sa propre langue. Mais là s'arrêtent ses facultés. C'est invariablement un monsieur remarquable par son incapacité à enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Il semble, en effet, avoir été choisi plutôt pour amuser la jeunesse que pour l'instruire. C'est toujours un être comique. Nul Français d'apparence distinguée ne serait accepté dans aucune école anglaise. Il est d'autant plus estimé par ses chefs que la nature l'a gratifié de quelques particularités susceptibles de provoquer l'hilarité. La classe le considère naturellement comme un pantin. Les trois ou quatre heures hebdomadaires affectées à cette farce surannée sont attendues par les élèves comme un intermède amusant dans une existence monotone. Et quand, par la suite, les parents pleins d'orgueil emmènent leur fils et héritier à Dieppe pour découvrir que le jeune homme n'en sait pas assez pour héler un fiacre, ils ne blâment pas la méthode, mais sa victime innocente. Je borne ma critique au français, car c'est la seule langue que nous essayions d'enseigner à notre jeunesse. Un jeune Anglais qui saurait parler l'allemand serait considéré comme peu patriote. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi nous perdions notre temps à enseigner le français même d'après cette méthode. Il est respectable d'ignorer totalement une langue. Mais à part les journalistes humoristes et les dames romancières pour qui la nécessité en est évidente, cette connaissance superficielle du français, de laquelle nous sommes si fiers, ne sert qu'à nous rendre ridicules.
La méthode dans les écoles allemandes est tout autre. On consacre une heure par jour à la même langue avec l'intention de ne pas laisser aux élèves le temps d'oublier entre deux leçons ce qu'ils viennent d'apprendre. On ne leur procure pas des étrangers comiques pour les divertir. La langue choisie est enseignée par un professeur allemand, qui la connaît à fond, aussi complètement qu'il connaît la sienne. Ce système ne permettra peut-être pas au jouvenceau germanique de s'approprier cet accent parfait, grâce auquel le touriste britannique a acquis une renommée si méritée dans les pays étrangers, mais il présente d'autres avantages. Les élèves ne surnomment pas leur professeur «la Grenouille» ou bien «le Boudin», ni n'amassent en vue de cette leçon de français ou d'anglais des provisions de plaisanteries d'un goût calamiteux. Ils se contentent d'y assister et essaient de s'assimiler cette langue étrangère dans leur propre intérêt et au prix du moindre effort pour eux et le professeur. Sortant de l'école, ils seront à même de ne pas parler seulement de canifs, de tantes ou de jardiniers, mais de discuter politique européenne, histoire, Shakespeare ou tours d'acrobates, selon les hasards de la conversation.
Observant le peuple allemand au point de vue anglo-saxon, j'aurai peut-être dans ce livre l'occasion de le critiquer, mais il y a chez eux pas mal de choses que nous ferions bien d'imiter et, en matière d'éducation, ils peuvent nous rendre quatre-vingt-dix-neuf points sur cent et gagner haut la main.
Hanovre est entouré au sud et à l'ouest par la belle forêt d'Eilenriede, théâtre d'un événement tragique où Harris eut un rôle prépondérant.
Cette forêt est un lieu très fréquenté par les Hanovriens dans les jours de soleil et ses routes ombragées sont alors remplies d'une foule heureuse et insouciante. Nous traversâmes la forêt sur nos machines le lundi après-midi, entourés de beaucoup d'autres cyclistes, parmi lesquels une demoiselle jeune et belle, sur une machine neuve. Elle était selon toute apparence novice dans l'art de monter à bicyclette. On avait d'instinct la sensation qu'elle allait avoir besoin d'assistance à un moment donné, et Harris, selon sa nature chevaleresque, proposa de rester à proximité. Harris, ainsi qu'il a l'habitude de nous l'expliquer à George et à moi, a lui-même des filles ou plus exactement il a une fille qui, le temps aidant, cessera sans doute de faire des culbutes dans le jardin devant la maison et deviendra une jeune fille comme il faut. C'est ce qui donne à Harris le droit de s'intéresser à toutes les belles demoiselles qui n'ont pas dépassé trente-cinq ans; elles lui rappellent, dit-il, son home.
Après avoir parcouru deux lieues, nous aperçûmes non loin de nous, à un endroit où cinq chemins se rencontrent, un homme qui arrosait les routes, un tuyau à la main. Ce tuyau, supporté à chaque articulation par une paire de toutes petites roulettes, serpentait derrière lui, en suivant ses mouvements, ver gigantesque qui de sa gueule ouverte projetait un fort jet d'eau d'un gallon environ à la seconde. Tantôt il s'élevait vers le ciel, ce jet, et tantôt inondait la terre, au gré de l'homme qui des deux mains serrait solidement la partie antérieure du monstre.
—Voilà une méthode bien préférable à la nôtre, observa Harris, plein d'enthousiasme. (Harris a la manie de critiquer sévèrement tout ce qui se fait en Angleterre.) Combien elle est plus simple, plus rapide et plus économique! Vous voyez, elle permet à un seul homme d'arroser en cinq minutes une étendue de route que nous, avec nos camions d'arrosage lourds et encombrants, n'arriverions pas à couvrir en une demi-heure.
George, qui était en tandem derrière moi, dit:
—Oui, et c'est également un moyen, pour un cantonnier un peu insouciant, d'arroser beaucoup de personnes en beaucoup moins de temps qu'il ne leur en faudrait pour se garer.
George, à l'opposé de Harris, est anglais jusqu'au plus profond de son cœur. Je me rappelle avoir vu George chauvinement indigné contre Harris qui vantait les avantages de la guillotine et désirait la voir introduire en Angleterre.
—C'est tellement plus propre, disait-il.
—Je m'en moque, répondait George, je suis un Anglais; la pendaison suffit à mon bonheur.
—Notre voiture d'arrosage a peut-être des désavantages, continua George, mais elle ne peut tout au plus que vous humecter un peu les jambes, désagrément facile à éviter, tandis qu'avec cette machine un homme peut vous suivre au tournant d'une rue et aux étages supérieurs.
—Je regarde les arroseurs de rue et ils me fascinent, dit Harris. Ils sont si adroits! J'en ai vu un à Strasbourg qui, placé au coin d'un grand carrefour très animé, arrosait chaque pouce de terrain sans seulement mouiller le ruban d'un tablier. Leur appréciation des distances est mathématique. Ils enverront leur eau mourir au bout de vos pieds, puis, par dessus vos têtes, la feront tomber à la limite de vos talons. Ils savent.
—Ralentis une minute, dit George.
—Pourquoi?
—J'ai l'intention, me répondit-il, de descendre et d'observer de derrière un arbre la suite de cette représentation. Il y a peut-être dans ce métier quelques sujets très perfectionnés, selon l'avis de Harris, mais cet artiste-là ne me paraît pas tout à fait à la hauteur. Il vient de saucer un chien, et en ce moment il est en train d'arroser un poteau indicateur. Je m'en vais attendre qu'il ait fini.
—Voyons, il ne vous mouillera pas, dit Harris.
—C'est justement de quoi je voudrais m'assurer d'abord, répondit George.
Ce disant, il sauta à terre et, prenant position derrière un orme magnifique, il tira sa pipe et commença à la bourrer.
Je n'avais aucune envie d'actionner le tandem à moi seul; je sautai donc également à terre et le rejoignis. Harris nous cria que nous étions une honte pour le pays qui nous avait vus naître et poursuivit sa route.
Une seconde plus tard, j'entendis le cri de détresse d'une femme. En jetant un coup d'œil de derrière le tronc de l'orme, je me rendis compte qu'il provenait de cette jeune dame, élégante, mentionnée plus haut, et qu'intéressés par les manœuvres du cantonnier nous avions oubliée. Elle montait sa machine avec constance et sans regarder ni à droite ni à gauche, poussant en ligne directe à travers un torrent provenant du tuyau. Elle semblait paralysée au point de ne pouvoir ni descendre de sa bicyclette, ni changer la direction. Elle était de plus en plus trempée, car l'homme au tuyau, qui devait être aveugle ou ivre, continuait à l'arroser avec une parfaite indifférence. Une douzaine de voix se mirent à l'invectiver, ce qui le laissa impassible.
Les sentiments paternels de Harris, profondément remués, lui dictèrent alors une conduite raisonnable et appropriée aux circonstances. S'il avait continué à montrer le même sang-froid, il eût été le héros du jour, au lieu d'avoir à se sauver, ainsi qu'il fit, sous les huées. Sans un moment d'hésitation il se dirigea sur l'homme, sauta à terre et, saisissant la lance par l'embouchure, il essaya de la lui arracher.
Ce qu'il aurait dû faire et ce que tout homme réfléchi eût fait, c'eût été de fermer le robinet dès qu'il eut pris l'appareil en main. C'est alors qu'il aurait pu disposer du cantonnier comme d'un football, ou bien comme d'une balle de tennis, à sa guise; et il aurait eu l'approbation des vingt ou trente personnes accourues pour voir la scène. Il avait été guidé par le désir, comme il nous l'expliqua plus tard, de saisir le tuyau et de diriger un jet vengeur sur l'imbécile en personne. L'arroseur avait apparemment la même idée, savoir, de retenir le tuyau et de s'en servir comme d'une arme pour inonder Harris. Ils arrivèrent naturellement à eux deux à ce seul résultat de saucer tout, hommes et choses, à cinquante yards à la ronde, à l'exception d'eux-mêmes. Un furieux, trop trempé déjà pour se soucier de ce qui adviendrait encore, bondit dans l'arène et prit une part active au combat. A eux trois, ils eurent tôt fait de vider les alentours à l'aide de ce tuyau. Ils le dirigèrent vers le ciel et l'eau retomba sur les assistants en un déluge équatorial. Ils l'abaissèrent vers la terre et envoyèrent l'onde en torrents bondissants qui, soulevant les gens, leur faisaient perdre pied ou, les prenant à la taille, les faisaient tourbillonner. Aucun d'eux ne voulait lâcher prise, aucun d'eux ne pensait à couper le jet. Vous auriez pu croire qu'ils luttaient contre quelque force préhistorique et naturelle. En moins de quarante-cinq secondes, d'après George, qui chronométrait, ils avaient balayé ce rond-point, où il n'y avait plus trace d'être vivant à l'exception d'un chien qui, ruisselant comme une ondine, roulé de ci et de là par la violence de l'eau, arrivait à se remettre vaillamment de temps en temps sur ses pieds, aboyant par défi contre ce qu'il considérait sans doute comme les forces déchaînées d'un enfer à rebours.
Hommes et femmes avaient abandonné leurs machines sur le terrain et s'étaient sauvés dans la forêt. Derrière chaque arbre un peu important apparaissaient des têtes mouillées et furibondes. Enfin un nomme de bon sens fit son entrée sur la scène. Bravant les événements, il se faufila jusqu'à la prise d'eau, saisit la clef de fer et la tourna. Alors de derrière quarante arbres sortirent des êtres humains plus ou moins trempés: et chacun avait à placer son mot.
Je commençai par me demander lequel des deux, ou du brancard, ou du panier à linge, serait plus utile au transport de la dépouille mortelle de Harris à l'hôtel. J'estime que c'est grâce à la promptitude que montra George en cette occurrence, que la vie de Harris fut épargnée. Ayant pu se maintenir sec et, pour cette raison, plus alerte, il put devancer la foule. Harris tenait à donner des explications, mais George coupa court.
—Enjambez-moi cela, dit-il, en lui passant sa bicyclette, et filez. Ils ne savent pas que nous sommes ensemble et, vous pouvez vous fier aveuglément à nous, nous ne divulguerons pas ce secret. Nous allons vous suivre de façon nonchalante et nous les empêcherons d'avancer. Allez en zigzaguant de crainte des balles.
Désirant conserver à la relation de cette scène son caractère strictement véridique, j'en ai lu la description à Harris, afin qu'elle ne contînt rien autre que la vérité pure. Harris la trouva amplifiée, mais voulut bien admettre qu'une ou deux personnes avaient été «légèrement aspergées». Je lui proposai de diriger sur lui un tuyau d'arrosage à la distance de vingt mètres pour voir s'il continuerait à se considérer comme «légèrement aspergé»; mais il se déroba à l'expérience. Il prétendit de même qu'il y avait eu au plus une demi-douzaine de victimes en cette algarade et que le nombre de quarante est une exagération ridicule. Je lui proposai de retourner à Hanovre en sa compagnie et de faire une enquête sérieuse sur cette affaire; mais cette offre fut également déclinée. C'est pourquoi je maintiens l'intégrité de mon rapport sur ces événements dont aujourd'hui encore un certain nombre de Hanovriens se souviennent avec amertume.
Nous quittâmes Hanovre le même soir et arrivâmes à Berlin à temps pour dîner et faire ensuite une petite promenade. Berlin est une ville décevante. Le centre est une cohue, les faubourgs sont presque un désert; Unter den Linden, la seule avenue réputée, beaucoup trop large pour sa longueur, est singulièrement peu imposante, malgré le vain désir qu'on y sent de combiner Oxford Street avec les Champs-Elysées; ses théâtres sont coquets et charmants, on y attache plus d'importance au jeu des acteurs qu'à la mise en scène ou aux costumes; on ne maintient pas une œuvre au répertoire pendant des mois, et les pièces à succès y sont jouées et reprises, en alternant, ce qui permet d'aller au même théâtre une semaine, chaque soir avec un nouveau spectacle; son Opéra n'est pas digne de la capitale, ses music-halls sont mal agencés et beaucoup trop vastes pour être beaux, je ne parle pas de l'atmosphère de vulgarité qui y règne. L'heure de l'affluence dans les cafés et les restaurants est de minuit à trois heures du matin; cependant la plupart des personnes qui y fréquentent se lèvent à sept heures: le Berlinois a-t-il résolu le grand problème de la vie moderne, vivre sans dormir, ou comme Carlyle se réserve-t-il pour l'éternité?
Personnellement je ne connais pas d'autres villes où l'on se couche aussi tard, excepté Petersbourg. Seulement notre Petersbourgeois ne se lève pas d'aussi bonne heure. Les music-halls à Petersbourg, où il est de mode de n'aller qu'après le théâtre, ne commencent pas avant minuit, car on doit compter une demi-heure pour s'y rendre avec un traîneau rapide. Pour traverser la Néva à quatre heures du matin, il faut littéralement se frayer un passage. Les voyageurs choisissent de préférence les trains qui partent à cinq heures du matin. Ces trains épargnent au Russe l'ennui de se lever de bonne heure. Il souhaite une «bonne nuit» à ses amis et s'en va à la gare après un souper confortable, sans mettre sa maison en révolution.
Berlin possède son Versailles, c'est Potsdam, une très jolie petite ville située entre des lacs et des forêts. Là, dans les allées ombragées de ce parc calme et vaste de Sans-Souci, on évoque aisément Frédéric, décharné et barbouillé de tabac selon son habitude, se promenant avec Voltaire à la voix aiguë.
Cédant à mon avis, George et Harris consentirent à ne pas s'arrêter longtemps à Berlin, mais à hâter notre départ pour Dresde. Berlin n'offre pas de curiosités qu'on ne puisse voir en mieux ailleurs et nous décidâmes de nous contenter d'une promenade à travers la ville. Le portier de l'hôtel nous fit faire la connaissance d'un cocher de fiacre qui, nous affirma-t-il, allait nous montrer tout ce qui en vaudrait la peine dans le moins de temps possible. Il vint nous prendre à neuf heures du matin. C'était vraiment le guide rêvé. Il paraissait d'une intelligence vive et bien informée; son allemand était compréhensible et quelques bribes d'anglais servaient à combler les lacunes. Aucune objection contre cet homme, mais son cheval était bien l'animal le moins sympathique derrière lequel je me sois jamais trouvé assis.
Il nous prit en grippe dès qu'il nous aperçut. Je fus le premier à sortir de l'hôtel. Il tourna la tête vers moi et me toisa de haut en bas, de son œil froid et vitreux; puis il se tourna vers un autre cheval, un ami, qui se trouvait en face de lui. Je sais ce qu'il lui dit. Il avait une physionomie expressive et ne fit aucun effort pour déguiser sa pensée. Il dit:
—Drôles de corps que l'on rencontre en été, hein?
George me suivit de près et s'arrêta derrière moi. De nouveau le cheval tourna la tête vers nous et regarda. Jamais je n'avais vu un cheval capable de se contorsionner comme celui-là. J'ai bien vu une girafe faire avec son cou des mouvements, qui forçaient l'attention. Mais ce cheval éveillait plutôt l'idée d'une apparition de cauchemar après une journée poussiéreuse passée à Ascot et suivie d'un bon dîner avec six vieux camarades. Si j'avais vu ses yeux me fixer à travers ses membres postérieurs, je crois que je ne m'en serais pas étonné outre mesure.
L'apparition de George parut l'amuser encore beaucoup plus que la mienne. Il se tourna vers son ami:
—Extraordinaire, n'est-ce pas? remarqua-t-il; il doit exister un endroit, quelque part sur la terre, où on les élève.
Puis il se mit à chasser avec sa langue les mouches qui couvraient son épaule gauche. Je commençais à me demander si, ayant perdu sa mère tout enfant, il n'avait pas été recueilli par un chat.
George et moi grimpâmes dans la voiture et attendîmes Harris. Il arriva un moment après. J'étais enclin à penser que son aspect était plutôt soigné. Il portait un costume en flanelle blanche à culotte courte, qu'il s'était spécialement fait tailler pour monter à bicyclette en été; son chapeau peut-être sortait un peu de l'ordinaire, mais l'abritait d'une manière vraiment efficace contre le soleil.
Le cheval le toisa d'un seul regard, dit: «Gott im Himmel!» aussi clairement que jamais cheval ait parlé et se mit à trotter d'une allure rapide le long de la Friedrichstrasse, abandonnant Harris et le cocher sur le trottoir. Son patron lui ordonna de s'arrêter, mais il ne s'en préoccupa pas. Ils coururent après nous et purent nous arrêter au coin de la Dorotheenstrasse. Je ne pus saisir ce que l'homme dit au cheval, il parla vite et avec excitation; mais je comprenais quelques bribes de phrases telles que:
—Je suis bien forcé de gagner ma vie, hein? Qui t'a demandé ton avis? Ah, tu t'en moques pas mal, tant que tu as à boire!
Le cheval coupa court en prenant la Dorotheenstrasse de son propre chef. Je pense qu'il lui répondit:
—En route alors, et n'en parlons plus! Tâchons d'en finir avec cette plaisanterie et prenons autant que possible les rues les moins fréquentées.
En face du Brandenburger Thor notre cocher attacha les guides autour du fouet, descendit de son siège et vint vers nous pour nous donner des explications. Il nous montra le Thiergarten, puis nous détailla le Reichstags Haus. Il nous précisa sa longueur exacte, sa hauteur et sa largeur selon la manière des guides. Il appela ensuite notre attention sur le Thor. Il le dit construit en grès, imitant les «Properleer» d'Athènes.
A ce moment-là, le cheval, qui avait occupé ses loisirs à se lécher les jambes, tourna la tête. Il ne proféra pas une parole, il ne fit que regarder.
L'homme reprit, nerveusement. Cette fois-ci il dit que c'était en imitation des «Propeyedliar».
Le cheval alors se mit à parcourir les Linden et rien ne put le déterminer à ne pas prendre par les Linden. Son patron discuta avec lui, mais il continua à trotter. Il avait une manière de hausser les épaules tout en marchant, qui, à mon avis, signifiait:
—Ils ont vu le Thor, n'est-ce pas? Eh bien, c'est tout ce qu'il faut. Quant au reste, vous ne savez pas de quoi vous parlez et ils ne vous comprendraient pas, même si vous le saviez. Parlez donc allemand.
Et ce fut ainsi tout le long des Linden. Le cheval consentit à s'arrêter tout juste assez de temps pour que nous pussions jeter un long regard sur ce qu'il y avait à voir et en entendre le nom. Il coupa court à toute explication ou description par le procédé simple qui consistait à continuer son chemin.
Il a dû se dire: «Ces messieurs ne veulent pas autre chose que pouvoir dire aux gens, en rentrant chez eux, qu'ils ont vu tout cela. Si je les juge avec injustice et qu'ils soient plus intelligents qu'ils n'en ont l'air, ils trouveront dans un guide des informations bien plus précises que celles que mon vieil idiot peut leur donner. Qui aurait envie de savoir la hauteur d'un clocher? On l'oublie cinq minutes après. Ce qu'il me fatigue avec son babil! Pourquoi ne se dépêche-t-il pas, qu'on puisse rentrer déjeuner?»
Réflexion faite, peut-être bien que ce vieil animal borgne était dans le vrai. Il est certain que je me suis déjà trouvé en compagnie d'un guide dans des circonstances où j'aurais apprécié l'intervention de ce cheval.
Mais on ne reconnaît jamais les bienfaits de l'heure, puisque dans la circonstance nous l'avons maudit au lieu de le bénir.
CHAPITRE SEPTIÈME
George s'étonne. L'amour germanique de l'ordre. Le concert de merles dans la Forêt Noire aura lieu à sept heures du matin. Le chien en porcelaine. Sa supériorité sur tous les autres chiens. Une contrée bien entretenue. Comment devrait être aménagée une vallée dans les montagnes d'après l'idéal allemand. Comment se fait l'écoulement des eaux en Allemagne. Le scandale de Dresde. Harris donne une représentation. Elle reste inappréciée. George et sa tante. George, un coussin et trois demoiselles.
A un certain moment, entre Berlin et Dresde, George, qui était resté pendant le dernier quart d'heure à regarder très attentivement par la portière, nous déclara:
—Pourquoi a-t-on l'habitude en Allemagne d'accrocher au haut des arbres les boîtes aux lettres? Pourquoi ne pas les fixer à la grande porte, comme on fait chez nous? Il me semble que je détesterais grimper au sommet d'un arbre pour prendre mon courrier, sans compter la corvée inutile imposée au facteur. J'ajoute que la tournée de cet employé doit être des plus fatigantes, pour peu qu'il soit corpulent, et même dangereuse par des nuits de tempête. S'ils tiennent absolument à suspendre leur boîte à un arbre, pourquoi ne pas l'attacher aux branches basses, au lieu de choisir les branches les plus élevées? Mais il est possible que j'émette un jugement téméraire sur ce pays, continua-t-il, une nouvelle idée se présentant à lui. Il est probable que les Allemands, qui nous devancent en beaucoup de points, ont perfectionné le service des pigeons voyageurs. Mais, même en ce cas, je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il eût été plus simple, pendant qu'ils y étaient, de dresser les oiseaux à déposer leurs messages plus près de la terre. Ce doit être un travail pénible, même pour un Allemand adulte de force moyenne, de retirer son courrier de ces boîtes.
Je suivis son regard à travers la portière et lui dis:
—Ce ne sont pas des boîtes aux lettres, ce sont des nids. Il faut que vous pénétriez cette nation. L'Allemand aime les oiseaux, mais il n'aime que les oiseaux soigneux. Un oiseau abandonné à lui-même construit son nid n'importe où. Le nid n'est pas un bel objet, suivant la conception allemande du beau. On n'y trouve pas trace de peinture, pas trace de décoration, pas même un drapeau. Une fois qu'il l'a terminé, l'oiseau recommence à aller et venir et laisse tomber sur les pelouses des brindilles, des tronçons de vers, une foule de choses. Il est inconvenant. Il fait la cour à sa femme ou se chamaille avec elle, il donne la becquée à ses petits, et tout cela en public. Le propriétaire allemand en est choqué. Il dit à l'oiseau: «Je t'affectionne pour beaucoup de raisons. J'aime te voir, j'aime t'entendre chanter, mais je n'aime pas tes manières. Prends cette petite boîte, mets-y toutes tes petites affaires, pour que je ne les voie pas. Sors-en, lorsque l'envie te prendra de chanter, mais vis-y ta vie intime. Reste dans ta boîte, et surtout ne salis pas le jardin.»
En Allemagne on respire l'amour de l'ordre en même temps que l'air; en Allemagne les bébés battent la mesure avec leur hochet, et l'oiseau allemand en est arrivé à être fier de sa boîte, et à mépriser les quelques incivilisés qui continuent à construire leurs nids sur les branches et dans les haies. Dans la suite des temps, on peut en être sûr, chaque oiseau allemand aura sa place marquée dans les concerts d'oiseaux. Le chant confus et irrégulier de la gent emplumée doit, on le sent, irriter au plus haut point l'esprit si précis des Allemands, il manque de méthode; l'Allemand, amoureux de musique, y mettra de l'ordre. Quelque oiseau de forte taille et de belle prestance sera dressé à tenir le rôle de chef d'orchestre. Pour qu'ils ne gâchent plus le meilleur de leur talent dans un bois à quatre heures du matin, il les fera chanter dans un Biergarten, accompagnés d'un piano. Telle est la tournure que prendront les choses.
L'Allemand aime la nature, mais sa conception de la nature est artificielle et symétrique. Il s'intéresse beaucoup à son jardin; il plante sept rosiers du côté nord, sept du côté sud, et s'ils n'atteignent pas tous la même hauteur et n'ont pas tous la même silhouette, il en perd le sommeil. Chaque fleur, il l'attache après un bâton. Cela nuit à la beauté de la plante, mais il a, par contre, la satisfaction de savoir qu'elle est là et qu'elle se conduit bien. Il a également un bassin revêtu de zinc; une fois par semaine il le retire, l'emporte dans sa cuisine et le récure. Il place un chien de faïence au centre géométrique de la pelouse, qui souvent ne dépasse pas la largeur d'une nappe et est généralement entourée d'arceaux. Les Allemands adorent les chiens, mais en général ils les préfèrent en faïence. Le chien de faïence ne creuse pas de trous dans les parterres pour y enterrer des os, ni ne disperse les fleurs à tous les vents avec ses pattes de derrière. Au point de vue allemand, c'est le chien idéal. Il ne s'enfuit pas de l'endroit où on le pose, et on ne le rencontre pas en des lieux où sa présence est gênante. On peut le choisir parfait en tous points, d'après les derniers engouements de l'exposition canine; ou bien on peut suivre sa propre fantaisie et avoir quelque chose d'unique; on n'est pas, comme avec les autres chiens, limité dans son choix par les rigueurs de l'hérédité. En faïence on peut avoir un chien rose, un chien bleu. Moyennant une petite augmentation on aura même un chien à deux têtes.
A date fixe, en automne, l'Allemand couche les plantes de son jardin et les couvre d'une natte. A date fixe, au printemps, il les découvre et les redresse. Si d'aventure l'automne était exceptionnellement doux ou le printemps exceptionnellement sévère, tant pis pour les malheureux végétaux. Aucun véritable Allemand ne songerait à sacrifier la pureté d'un rite aux fantaisies incontrôlées des saisons; incapable de régler le temps, il l'ignore.
Aux autres arbres notre Allemand préfère le peuplier. Certaines nations moins disciplinées pourront chanter les beautés du chêne rugueux, du marronnier ombrageux, de l'orme ondulant sous la brise. Ces arbres capricieux et volontaires choquent les yeux allemands. Le peuplier pousse où on l'a planté et comme on l'a planté. Il n'a aucune idée originale ou inconvenante. Ce n'est pas lui qui songerait à étaler des rameaux d'ombre, autour d'un tronc tourmenté. Il pousse simplement droit, tout droit, comme doit pousser un arbre allemand. Les Allemands déracineront peu à peu les autres arbres pour les remplacer par des peupliers.
L'Allemand aime la campagne, mais, comme disait la dame qui avait vu un sauvage, «il la préfère plus habillée». Il aime à se promener dans les bois... vers un restaurant; mais le sentier doit être bordé d'un caniveau en briques pour l'écoulement régulier des eaux et, tous les quinze mètres environ, posséder un banc sur lequel le promeneur pourra se reposer et s'éponger le front; car l'Allemand ne songe pas plus à s'asseoir sur l'herbe qu'un évêque anglican ne songerait à dévaler en dégringolade une pente abrupte. Il aimera contempler du sommet d'un mont la nature, mais il veut, sur ce sommet, une table panoramique qui lui expliquera ce qu'il voit et une autre table avec un banc où s'asseoir pour un frugal repas, «belegte Semmel» et bière, dont il a eu la précaution de se munir au départ. Si en outre il est assez heureux pour apercevoir, accroché à un arbre, un arrêté de police lui interdisant de faire ceci ou cela, il éprouvera une sensation particulière de confort et de sécurité.
L'Allemand n'est pas ennemi d'un paysage sauvage, pourvu que ce paysage ne soit pas sauvage par trop. S'il le considère comme tel, il s'efforcera de le dompter. Je me rappelle, proche de Dresde, une vallée étroite et pittoresque, conduisant vers l'Elbe. Les lacets de la route y suivent un torrent qui, entre des rives ombreuses écume et bondit parmi les galets et les rocs pendant environ un kilomètre. Je le suivais enchanté, lorsque, à un tournant, je me trouvai face à face avec une équipe d'ouvriers occupés à mettre de l'ordre dans cette vallée et à donner au cours d'eau un aspect respectable. Ils enlevaient soigneusement toutes les pierres qui l'obstruaient. Ils cimentaient les rives; ils arrachaient ou taillaient les buissons et les arbres qui dépassaient les bords, les vignes vierges et les plantes grimpantes. Un peu plus loin le travail était déjà au point et je contemplai ce que doit être une vallée d'après les idées allemandes. L'eau, massée maintenant en un courant large et noble, coulait dans un lit aplani et sablonneux entre deux murs couronnés d'une crête imposante. Tous les cent mètres elle descendait gentiment trois marches en bois. Sur chaque rive une petite étendue de terrain avait été défrichée et à intervalles réguliers on y avait planté des peupliers. Chaque arbrisseau était protégé par un treillage d'osier et soutenu par une baguette de fer. Le conseil municipal espère dans la suite des temps «finir» la vallée d'un bout à l'autre et en faire une promenade digne de l'amateur pointilleux d'une nature à l'allemande. On y trouvera un banc tous les cinquante mètres, un arrêté de police tous les cent et un restaurant tous les cinq cents.
Et voilà ce qu'ils font depuis le Memel jusqu'au Rhin: mettre en ordre leur pays. Je me souviens parfaitement du Wehrtal. Ce fut jadis la vallée la plus romanesque qu'on pût trouver dans la Forêt Noire. La dernière fois que je la descendis, j'y rencontrai un campement d'une centaine d'Italiens: ils étaient en plein travail, traçant à la petite Wehr sauvage le chemin qu'elle devait suivre; ils embriquetaient les rives, ils faisaient sauter les rochers, lui fabriquaient des marchés en ciment pour qu'elle voyageât avec décence et sobriété.
Car en Allemagne on ne badine pas avec la nature indisciplinée, on ne lui permet pas de faire ses quatre volontés. En Allemagne la nature est arrivée à bien se conduire et à ne pas donner le mauvais exemple aux enfants. Un poète allemand, apercevant une chute d'eau, ne s'arrêterait pas, comme le fit Southey devant celles de Lodore, pour la décrire en des vers pleins d'allitérations,—il s'empresserait d'avertir la police, et dès lors les minutes de la belle chute seraient comptées.
—Voyons, voyons, pourquoi tout ce bruit? dirait aux eaux la voix sévère de l'autorité; vous savez que nous ne pouvons pas tolérer cet état de choses, descendez doucement. Où croyez-vous donc être?
Et le conseil municipal pourvoirait ces eaux de tuyaux de zinc, de caniveaux de bois et d'un escalier en colimaçon et leur montrerait comment descendre raisonnablement, d'après l'idéal allemand.
C'est un pays bien ordonné que l'Allemagne.
Nous arrivâmes à Dresde le mercredi soir avec l'intention d'y rester jusqu'au lundi.
A certains points de vue Dresde est peut-être la ville la plus agréable de l'Allemagne. Elle mérite mieux qu'une visite hâtive. Ses musées, ses galeries, ses palais, ses jardins, ses environs riches de souvenirs historiques recèlent du plaisir pour tout un hiver, mais ne font qu'ahurir si l'on n'y reste qu'une semaine. Dresde n'a pas cette gaieté de Paris ou de Vienne, dont on est si vite las; ses attractions sont plus solidement allemandes et plus durables. C'est la Mecque de la musique. Pour cinq shillings à Dresde on se procure une stalle à l'Opéra, mais on y gagne en même temps, hélas! une aversion violente pour les représentations d'opéras en Angleterre, en France et en Amérique.
La chronique scandaleuse s'occupe encore, de nos jours, d'Auguste le Fort, «l'Homme aux Péchés», comme l'appelait Carlyle, qui a affligé l'Europe, dit-on, de plus d'un millier d'enfants. On visite encore les châteaux où il emprisonnait telle ou telle de ses maîtresses disgraciées; on parle de l'une d'elles, qui mourut dans l'un d'eux après quarante ans de captivité. Des châteaux mal famés sont épars un peu partout dans les environs, comme des squelettes sur un champ de bataille, et la plupart des histoires que racontent les guides sont telles que des «jeunes personnes» élevées en Allemagne auraient avantage à ne pas les entendre. Son portrait grandeur nature est accroché dans le beau «Zwinger», construit d'abord pour servir d'arène aux combats entre animaux sauvages, lorsque le peuple fut las de voir ces combats sur la place du Marché. C'était un homme aux sourcils épais, à l'air franchement bestial, mais non sans une pointe de culture et de goût, qualités qui souvent laissent leur empreinte sur ces physionomies-là. La Dresde moderne lui doit certainement beaucoup.
Mais ce qui y frappe le plus les étrangers, ce sont les tramways électriques. Ces véhicules énormes filent à travers les rues à une vitesse de dix à vingt kilomètres à l'heure, prenant les virages à la manière des cochers irlandais. Tout le monde s'en sert, sauf les officiers en uniforme, qui n'en ont pas le droit. Les dames en toilette de soirée allant au bal ou à l'Opéra, les garçons de livraison avec paniers s'y trouvent côte à côte. Ils sont omnipotents dans la rue et tout, bêtes ou gens, s'empresse de se garer. Si on ne leur cède pas la place, et si d'aventure on se retrouve vivant quand on a été relevé, on est condamné, lorsqu'on revient à soi, à payer une amende pour s'être mis sur leur chemin. Cela apprend au public à s'en méfier.
Une après-midi Harris avait fait une «balade» en cavalier seul. Le soir pendant que nous étions assis au Belvédère, écoutant la musique, il dit soudain, sans raison apparente:
—Ces Allemands n'ont aucun sens de l'humour.
—Pourquoi dites-vous cela? demandai-je.
—Parce que, cet après-midi, j'ai sauté sur un de ces trams électriques. Voulant voir la ville, je restai debout sur la petite plate-forme extérieure, comment l'appelez-vous?
—Le Stehplatz.
—C'est cela, dit Harris. Vous savez à quel point il vous secoue et comme il faut se méfier des tournants, des arrêts et des départs!
Je fis signe que oui. Il continua.
—Nous étions à peu près une demi-douzaine sur cette plate-forme; moi, naturellement, je manquais d'expérience. Le tram démarra subitement, cela me projeta en arrière. Je tombai sur un monsieur corpulent qui se trouvait juste derrière moi. Il ne se maintenait lui-même pas très ferme et, à son tour, tomba en arrière, écrasant un gosse qui portait une trompette dans une housse en feutre vert. Aucun d'eux ne sourit, ni l'homme ni le gamin à la trompette; ils se contentèrent de se redresser, l'air renfrogné. J'allais m'excuser, mais avant que j'aie pu dire un mot, le tram ralentit pour une raison quelconque, et cela naturellement me projeta en avant. J'allai buter dans un vieux bonhomme à cheveux blancs qui me sembla être un professeur. Eh bien, lui non plus ne sourit pas, pas un de ses muscles ne broncha.
—Peut-être, hasardai-je, pensait-il à autre chose.
—Cela n'est pas possible pour ce cas particulier, répliqua Harris, car pendant ce voyage j'ai dû tomber au moins trois fois sur chacun d'eux. Vous voyez, expliqua-t-il, ils savaient à quel moment on allait arriver à un tournant et dans quelle direction ils devaient se pencher. Moi, comme étranger, j'étais naturellement handicapé. La façon dont je roulais et tanguais sur cette plate-forme, m'accrochant désespérément tantôt à l'un, tantôt à l'autre, devait être du plus haut comique. Je ne dis pas que c'était d'un comique raffiné, mais il aurait diverti n'importe qui. Ces Allemands ne semblaient pas y trouver d'amusement; ils paraissaient inquiets. Un homme, un petit homme se tenait adossé contre le frein. Je tombai cinq fois sur lui,—j'ai compté. On aurait pu s'attendre, à la cinquième, à le voir éclater de rire; mais non: il eut simplement l'air fatigué. C'est une race triste.
George eut aussi son aventure. Il y avait proche l'Altmarkt un magasin à la vitrine duquel étaient exposés quelques coussins. Le véritable commerce de la boutique était la verrerie et la porcelaine, les coussins semblaient ne devoir être qu'un essai. C'étaient de fort beaux coussins de satin, enjolivés de broderies à la main. Nous passions souvent devant cette vitrine et, chaque fois, George s'arrêtait pour les admirer. Il disait que certainement sa tante aimerait en posséder un.
George s'est montré plein d'attention envers cette tante depuis le début du voyage. Il lui a écrit une longue lettre chaque jour, et de chaque ville où nous nous arrêtions lui a envoyé un souvenir. A mon avis il exagère, et plus d'une fois je le lui ai dit. Sa tante va rencontrer d'autres tantes et elles causeront; toute cette espèce en sera bouleversée et en deviendra intraitable. Comme neveu je m'oppose à cet état de trouble que George est en train de créer. Mais il ne veut rien entendre.
Voilà pourquoi il nous quitta le samedi après le déjeuner, expliquant qu'il se rendait à ce magasin afin d'acheter un coussin pour sa tante. Il dit qu'il ne serait pas longtemps parti et il nous engagea à l'attendre.
Nous l'attendîmes un temps qui me sembla interminable. Quand il nous revint, il avait les mains vides et l'air ennuyé. Nous lui demandâmes ce qu'il avait fait du coussin. Il nous dit qu'il n'en avait pas acheté, qu'il avait changé d'avis; il ajouta qu'au fond sa tante n'aurait pas tenu tellement à ce coussin. Certainement il s'était passé quelque chose de contrariant. Nous essayâmes de connaître le fond de l'histoire, mais il ne se montra pas communicatif; même, à notre vingtième question, il finit par nous répondre sèchement.
Cependant dans la soirée, comme nous étions en tête à tête, il commença de lui-même:
—Les Allemands sont quand même un peu bizarres pour certaines choses.
—Qu'est-il arrivé?
—Je voulais donc un coussin...
—Pour votre tante, remarquai-je.
—Pourquoi pas? (Il commençait à se monter. Je n'ai jamais connu homme si susceptible à propos d'une tante.) Pourquoi n'enverrais-je pas un coussin à ma tante?
—Ne vous fâchez pas, répliquai-je. Je n'y vois pas d'objection, au contraire; je respecte vos sentiments.
Il se calma et continua:
—Il y en avait quatre à la devanture, vous vous le rappelez bien. Tous quatre semblables, et chacun marqué vingt marks en chiffres connus. Je n'ai pas la prétention de parler couramment l'allemand, mais avec un petit effort j'arrive généralement à me faire comprendre et à saisir le sens de ce que l'on me dit, pourvu qu'on ne mange pas les mots. J'entre donc dans ce magasin. Une jeune fille s'avance vers moi. Elle était jolie, elle avait l'air sage, timide même: on ne se serait pas attendu en la voyant à une telle chose. De ma vie je n'ai été aussi surpris.
—Surpris de quoi? demandai-je.
George suppose toujours que vous connaissez la fin de l'histoire dont il raconte le commencement; c'est un genre déplaisant.
—De ce qui arriva, expliqua-t-il, de ce que je vous raconte. Elle se prit à sourire et me demanda ce que je voulais. Je perçus cela parfaitement; aucun doute ne pouvait surgir dans mon esprit. Je déposai une pièce de vingt marks sur le comptoir et dis:
—Donnez-moi, s'il vous plaît, un coussin.
Elle me regarda comme si je lui avait demandé un édredon. Je pensai que peut-être elle n'avait pas bien compris, de sorte que je lui répétai ma demande d'une voix plus forte. Si je l'avais caressée sous le menton, elle n'eût certes pu avoir un air plus surpris ni plus indigné.
Elle me déclara que je devais faire erreur.
Je ne voulus pas commencer une longue conversation, de peur de ne pouvoir la soutenir. Je lui dis qu'il n'y avait pas erreur. Je lui montrai la pièce de vingt marks, et lui répétai pour la troisième fois que je voulais un coussin, «un coussin de vingt marks.»
Sur ces entrefaites s'avança une autre demoiselle, plus âgée, et la première, qui paraissait bouleversée, lui répéta ce que je venais de dire.
L'autre estima que je n'avais pas l'air d'appartenir à cette classe d'hommes qui pouvaient désirer un coussin. Pour s'en assurer, elle me posa elle-même la question:
—Est-ce que vous avez dit que vous vouliez un coussin?
—Je l'ai dit trois fois, je vais le répéter: je veux un coussin.
Elle dit:
—Eh bien, vous ne pouvez pas en avoir!
Je sentais la colère monter. Si je n'avais pas réellement tenu à cet objet, je serais sorti de la boutique; mais les coussins étaient à la devanture pour être vendus, évidemment. Je ne voyais pas pourquoi, moi, je ne pourrais pas en obtenir un. Je déclarai:
—Et je veux en avoir un!
C'est une phrase bien simple, mais je la dis avec énergie. Une troisième demoiselle parut à ce moment, je suppose que ces trois formaient tout le personnel de la maison. Cette dernière était une petite personne aux grands yeux brillants et pleins de malice. En toute autre occasion j'aurais eu du plaisir à la voir, mais son arrivée m'irrita. Je ne voyais pas l'utilité de trois vendeuses pour conclure cette affaire.
Les deux premières expliquèrent le cas à la troisième et avant qu'elles fussent à la moitié de leur récit, la troisième commença à s'esclaffer. Elle me paraissait d'un caractère à rire de tout. Ensuite elles se prirent à bavarder comme des pies, toutes les trois à la fois; et tous les dix mots elles me regardaient; et plus elles me regardaient, plus la troisième riait; et avant qu'elles eussent fini, elles se tordaient toutes les trois, les petites idiotes; on aurait pu me prendre pour un clown, en train de donner une représentation.
Quand elles furent suffisamment calmées pour se mouvoir, la troisième vendeuse s'approcha de moi en riant toujours. Elle me dit:
—Si vous l'obtenez, vous en irez-vous?
De prime abord, je ne compris pas très bien: elle fut obligée de répéter:
—Ce coussin, quand vous l'aurez, vous-en-irez-vous-tout-de-suite?
Moi, je ne demandais que cela, et je le lui dis. Mais j'ajoutai que je ne m'en irais pas sans. J'étais résolu à obtenir un coussin, dussé-je passer toute la nuit dans la boutique.
Elle rejoignit les deux autres vendeuses, je crus qu'elles allaient me chercher le coussin, et que le marché allait être conclu. Au lieu de cela, arriva la chose la plus incompréhensible. Ces deux se mirent derrière la troisième (toutes les trois pouffant de rire, Dieu seul sait pourquoi) et la poussèrent vers moi. Elles la poussèrent tout contre moi et alors, avant que je comprisse ce qui arrivait, cette troisième posa ses mains sur mes épaules, se mit sur la pointe des pieds et m'embrassa. Après quoi, enfouissant sa figure dans son tablier, elle s'en alla en courant, suivie par la deuxième vendeuse. La première m'ouvrit la porte avec un désir si évident de me voir partir que, dans ma confusion, je m'en allai, laissant derrière moi les vingt marks. Je n'ai pas d'objection à formuler contre ce baiser, quoique je ne l'eusse pas désiré, tandis que je désirais un coussin. Je ne tiens pas à retourner à ce magasin. Mais je ne comprends pas du tout cette conduite.
Je lui dis:
—Mais qu'avez-vous donc demandé?
Il répondit:
—Un coussin.
—C'est ce que vous vouliez, je le sais. Ce que je veux dire est: quel mot de la langue allemande moderne avez-vous employé?
Il me répondit:
—Un Kuss.
J'expliquai:
—Vous n'avez pas le droit de vous plaindre. Cela prête à confusion. Un «Kuss» semble vouloir dire un coussin, mais il n'en est pas ainsi, cela signifie baiser; tandis que «Kissen» signifie coussin. Vous avez confondu les deux mots: vous n'êtes pas le premier auquel cela arrive. Je ne suis pas bon juge en la matière; mais vous aviez demandé un baiser de vingt marks et, d'après votre description de la jeune fille, on pourrait estimer le prix raisonnable. En tout cas n'en parlons pas à Harris. Si mes souvenirs sont bons, il a également une tante.
En quoi George fut de mon avis.