Les trois hommes en Allemagne
CHAPITRE HUITIÈME
Monsieur et Mlle Jones de Manchester. Les bienfaits du cacao. Conseil à la société pour la conservation de la paix. La fenêtre, argument moyenâgeux. Le passe-temps favori des chrétiens. Les litanies du guide. Comment réparer les ravages du temps. George expérimente le contenu d'un flacon. Le sort du buveur de bière allemand. Harris et moi prenons la résolution de faire une bonne action. Le modèle-type de la statue. Harris et ses amis. Le paradis sans poivre. Les femmes et les villes.
Nous nous étions mis en route pour Prague et attendions dans le grand hall de la gare de Dresde le moment où les employés omnipotents nous permettraient l'accès du quai. George, qui était allé au kiosque à journaux, revint vers nous, une lueur malicieuse dans les yeux, et dit:
—Je l'ai vu.
—Vu quoi? demandai-je.
Il était trop agité pour répondre intelligiblement.
—Ils sont là, ils avancent vers vous, tous les deux. Vous allez les voir vous-mêmes dans une minute! Je ne plaisante pas! C'est exactement ça.
Comme d'habitude en cette saison, les journaux avaient fait paraître quelques articles plus ou moins sérieux sur le serpent de mer; et je croyais que ce qu'il nous disait s'y rapportait. Un moment de réflexion me fit comprendre que cette chose était impossible, vu que nous nous trouvions en plein centre de l'Europe, à cinq cents lieues des côtes. Avant que j'eusse pu lui poser toute autre question, il me saisit le bras:
—Regardez! dit-il, est-ce que j'exagère?
Je tournai la tête et vis ce que peu de mes compatriotes ont eu l'occasion de voir: l'Anglais voyageur d'après la conception continentale, accompagné de sa fille. Ils s'avançaient vers nous, en chair et en os, vivants et palpables, à moins que ce n'ait été un rêve. C'était le «Milord» et la «Miss» anglais, tels que depuis des générations on les caricature dans la presse comique et sur la scène continentale. Ils étaient parfaits en tous points. L'homme était grand et maigre, avec des cheveux couleur de sable, un nez énorme, de longs favoris. Il portait un vêtement de teinte indécise et un long manteau clair lui tombait jusqu'aux talons. Son casque blanc était orné d'un voile vert; il portait une paire de jumelles en bandoulière et tenait dans sa main, gantée de beurre frais, un alpenstock légèrement plus grand que lui. Sa fille était longue et anguleuse. Je ne puis décrire son costume: mon regretté grand-père aurait pu mener cette tâche à bien; il devait être plus familiarisé avec cette mode. Je ne puis que dire qu'elle me sembla inutilement court-vêtue, exhibant une paire de chevilles (si je puis me permettre de mentionner ce détail) qui, au point de vue artistique, demandaient plutôt à être cachées. Son chapeau me rappelait Mrs Hemans; je ne sais pas trop pourquoi. Elle portait des mitaines, un pince-nez et des bottines lacées sur le côté—on les appelait «prunella» dans le commerce. Elle aussi tenait un alpenstock, malgré l'absence totale de montagnes à cent kilomètres à la ronde, et un sac plat maintenu à la taille par une courroie. Les dents lui sortaient de la bouche comme à un lapin, et sa silhouette était celle d'un traversin sur des échasses.
Harris se précipita sur son kodak et naturellement ne le trouva pas; il ne le trouve jamais quand il en a besoin. Lorsque nous voyons Harris se démener comme un possédé et criant: «Que diable ai-je fait de mon kodak, est-ce que l'un de vous se rappelle ce que j'en ai fait?» c'est que pour la première fois de la journée il a aperçu une chose digne d'être photographiée. Plus tard, il se souvient de l'avoir mis dans sa valise.
Ils ne se contentèrent pas de la simple apparence; ils jouèrent leur rôle jusqu'au bout. Ils avançaient en regardant à chaque pas à droite et à gauche. Le gentleman tenait à la main un Baedeker ouvert, la lady portait un manuel de conversation; ils parlaient un allemand que personne ne pouvait comprendre et un français qu'eux-mêmes ils n'auraient pu traduire. Le monsieur touchait de son alpenstock les employés pour attirer leur attention, tandis que la dame se détournait violemment à la vue d'une affiche-réclame de cacao, en s'écriant: «Shocking!»
Vraiment, elle était excusable. On remarque, même dans la chaste Angleterre, que, d'après l'auteur de l'affiche, une femme qui boit du cacao n'a que bien peu d'autres besoins terrestres: il lui suffit d'environ un mètre de mousseline. Sur le continent cette même femme, autant que j'ai pu en juger, est à l'abri de tous les autres besoins de la vie. Non seulement, selon le fabricant, le cacao doit tenir lieu d'aliments et de boisson, mais encore de vêture. Ceci dit entre parenthèses.
Naturellement ils devinrent le point de mire de tous les regards. Ayant eu l'occasion de leur rendre un léger service, j'eus l'avantage de cinq minutes de conversation avec eux. Ils furent très aimables. Le gentleman me déclara se nommer Jones, et venir de Manchester, mais il me parut ne savoir ni de quel quartier de Manchester il venait, ni où cette ville se trouvait. Je lui demandai où il allait, mais il me sembla l'ignorer. Il me dit que cela dépendait. Je lui demandai s'il ne trouvait pas l'alpenstock un objet encombrant pour se promener à travers une ville populeuse; il admit qu'en effet l'alpenstock devenait parfois embarrassant. Je lui demandai si sa voilette ne le gênait pas pour voir. Mais il nous expliqua qu'il ne la baissait que lorsque les mouches devenaient gênantes. Je demandai à la miss si elle s'était aperçue de la fraîcheur du vent; elle me dit qu'elle l'avait trouvé spécialement froid aux coins de rue. Je n'ai pas posé ces questions les unes après les autres, comme je l'ai relaté ici; je les mêlais à la conversation générale, et nous nous séparâmes bons amis.
J'ai beaucoup réfléchi à cette apparition et suis arrivé à une conclusion bien définie. Un monsieur, que je rencontrai plus tard à Francfort et auquel je fis la description du couple, m'affirma l'avoir lui-même rencontré à Paris, trois semaines après l'affaire de Fachoda. Tandis qu'un voyageur de commerce pour quelque aciérie anglaise, que j'avais rencontré à Strasbourg, se rappelle les avoir vus à Berlin, au moment de la surexcitation causée par la question du Transvaal. J'en conclus que c'étaient des acteurs sans travail, engagés spécialement dans l'intérêt de la paix internationale. Le ministère français des Affaires Etrangères, désireux de faire tomber la colère de la populace parisienne qui réclamait la guerre avec l'Angleterre, embaucha ce couple admirable pour qu'il circulât dans la capitale. On ne peut pas à la fois rire et vouloir tuer. La nation française contempla ce spécimen de citoyen anglais, elle y vit non pas une caricature, mais une réalité palpable et son indignation sombra dans le fou rire. Le succès de ce stratagème amena plus tard le couple à offrir ses services au gouvernement allemand: on sait l'heureux résultat qui couronna ses efforts.
Notre propre gouvernement pourrait lui-même profiter de la leçon. On pourrait parfaitement tenir à la disposition de Downing Street quelques petits Français bien gras, qu'à l'occasion l'on enverrait à travers le pays, avec la consigne de hausser les épaules et de manger des sandwiches aux grenouilles; ou bien on pourrait réquisitionner une bande d'Allemands mal soignés et mal peignés, dans le simple but de les faire se promener, en fumant de longues pipes et en disant «So». Le public rirait et s'écrierait: «La guerre avec ceux-là? Non, ce serait trop bête!» Si le gouvernement n'accepte pas ma proposition, j'en recommande les grandes lignes à la société pour le maintien de la paix.
Nous fûmes amenés à allonger quelque peu notre séjour à Prague. Prague est une des villes les plus intéressantes d'Europe. Ses pierres sont saturées d'histoires et de romances; tous ses environs ont servi de champs de bataille. C'est dans cette ville que fut conçue la Réforme et que se trama la guerre de Trente ans. Mais il n'y aurait pas eu à Prague la moitié des troubles qui y ont éclaté, si ses fenêtres avaient été moins larges et moins tentantes. Le fait initial de la première de ces catastrophes fameuses consista à jeter les sept conseillers catholiques de la fenêtre du Rathhaus sur les piques des Hussites. Plus tard on donna le signal de la deuxième en jetant les conseillers impériaux par les fenêtres de la vieille Burg, dans le Hradschin. Ce fut la deuxième «défenestration» de Prague. Depuis on a résolu à Prague d'autres questions importantes. L'issue pacifique de ces réunions fait conjecturer qu'elles eurent lieu dans des caves. On a d'ailleurs bien la sensation que la fenêtre a toujours joué, en tant qu'argument, le rôle de tentateur chez l'enfant de Bohême.
On peut admirer dans la Teynkirche la chaire vermoulue où Jean Huss prêcha. On entend aujourd'hui la voix d'un prêtre papiste s'élever du même endroit, tandis qu'un grossier bloc de pierre, à moitié caché par du lierre, commémore au loin, à Constance, l'emplacement où Huss et Jérôme expirèrent en proie aux flammes du bûcher. L'histoire est coutumière de semblables ironies. Dans cette Teynkirche se trouve enterré Tycho Brahé, l'astronome qui commit l'erreur banale de croire que la terre, avec ses mille et une croyances et son unique humanité, était le centre de l'univers, mais qui, d'autre part, observa les étoiles avec clairvoyance.
Quoiqu'elles soient bordées de palais, les avenues de Prague sont sales. Ziska l'Aveugle a dû souvent les traverser en hâte. Le clairvoyant Wallenstein a habité cette ville. Ils l'ont surnommé «le Héros»; la ville est particulièrement fière de l'avoir eu comme citoyen. Dans son palais lugubre de la place Waldstein, on montre comme un lieu sacré la petite pièce où il faisait ses dévotions, et, ma parole, on a l'air ici de croire qu'il possédait réellement une âme.
Ces chemins raides et tortueux doivent avoir résonné bien souvent sous les pas des légions de Sigismond ou de Maximilien. Tantôt les Saxons, tantôt les Bavarois et puis les Français; tantôt les saints de Gustave-Adolphe, puis les soldats-machines de Frédéric le Grand, tous ont voulu forcer ces portes et ont combattu sur ces ponts.
Les juifs ont toujours donné à Prague une physionomie particulière. Il leur est arrivé de porter assistance aux chrétiens dans leur occupation favorite, qui consistait à s'entre-tuer, et cette grande oriflamme suspendue sous la voûte de l'Altneuschule atteste le courage avec lequel ils aidèrent Ferdinand le Catholique à résister aux protestants suédois. Le ghetto de Prague fut un des premiers établis en Europe. Les juifs de Prague ont fait leurs dévotions depuis huit cents ans dans une minuscule synagogue qui existe toujours; du dehors les femmes pleines de ferveur assistent aux offices, l'oreille collée à des ouvertures spécialement aménagées pour elles dans les murs épais. Le cimetière juif avoisinant, «Bethchajim», ou la «Maison de la vie», a l'air de vouloir déborder de sépulcres. Pendant des siècles on a, selon la loi, enterré là, et nulle part ailleurs, les os d'Israël. Les pierres tombales s'y culbutent comme renversées par quelque lutte macabre de leurs hôtes souterrains.
Il y a longtemps que les murs du ghetto ont été nivelés, mais les juifs de Prague tiennent toujours à leurs ruelles fétides, qu'on est d'ailleurs en train de remplacer par de belles rues neuves qui promettent de faire de ce quartier la plus belle partie de la ville.
On nous avait conseillé à Dresde de ne pas parler allemand à Prague. La Bohême est en proie depuis des années à une haine de race entre la minorité germanique et la majorité tchèque; être pris pour un Allemand dans certaines rues de Prague peut causer des désagréments à celui qui n'a plus l'entraînement voulu pour soutenir une course de fond. Nous parlâmes cependant allemand dans certaines rues de Prague,—il fallait le parler ou rester muet. Le dialecte tchèque est très ancien, dit-on, et celui qui le parle fait montre d'une culture scientifique très haute. Son alphabet se compose de quarante-deux lettres, qui évoquent chez l'étranger l'image des caractères chinois. Ce n'est pas une langue qu'on puisse apprendre rapidement. Nous décidâmes qu'en nous en tenant à l'allemand notre santé courrait moins de risque: en effet il ne nous arriva rien de fâcheux. Je ne puis l'expliquer que de la manière suivante: l'habitant de Prague est fort astucieux; une légère trace d'accent, quelque insignifiante incorrection grammaticale a pu se glisser dans notre allemand, lui révélant le fait que, malgré toutes les apparences contraires, nous n'étions pas des Allemands pur sang. Je ne veux pas l'affirmer; je l'avance comme une possibilité.
Pour éviter cependant tout danger inutile, nous visitâmes la ville avec un guide. Je n'ai jamais rencontré de guide accompli. Celui-là avait deux défauts bien marqués. Son anglais était des plus imparfaits. En réalité ce n'était pas du tout de l'anglais. J'ignore comment on aurait pu appeler son baragouin. Ce n'était pas entièrement sa faute; il avait appris l'anglais avec une dame écossaise. Je comprends assez bien l'écossais, ce qui est nécessaire si l'on tient à être au courant de la littérature anglaise moderne,—mais de là à saisir un patois écossais prononcé avec un accent slave et assaisonné de-ci de-là d'inflexions allemandes...! On avait du mal pendant la première heure passée en sa compagnie à se débarrasser de l'impression que cet homme étouffait. Nous nous attendions à chaque instant à le voir expirer entre nos mains. Nous nous habituâmes à lui au cours de la matinée et nous pûmes arriver à réprimer notre premier mouvement, qui était de l'étendre sur le dos et de lui arracher ses vêtements chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Nous arrivâmes plus tard à comprendre une partie de ce qu'il disait et ceci nous permit de découvrir son deuxième défaut.
Il avait inventé depuis peu, à ce qu'il paraît, une lotion pour faire repousser les cheveux et obtenu qu'un pharmacien de l'endroit acceptât de la lancer et de lui faire de la réclame. Aussi s'efforçait-il, les trois quarts du temps, de nous vanter, non pas les beautés de Prague, mais les bienfaits que vaudrait à l'humanité son liquide. Il avait pris pour de la sympathie envers sa misérable lotion l'assentiment conventionnel que nous donnions à son éloquence enthousiaste (nous croyions qu'il nous développait ses idées sur l'architecture).
De telle sorte qu'il nous fut impossible de le ramener à tout autre sujet. Il traitait les palais en ruines et les églises branlantes en quantités négligeables, tout au plus bonnes à flatter le goût dépravé d'un décadent. Il avait l'air de croire que son devoir ne consistait pas à nous faire méditer sur les ravages du temps, mais plutôt sur les moyens de les réparer. Que nous importaient des héros aux têtes cassées ou des saints chauves? Vivait-on parmi les vivants ou parmi les morts? et, plutôt qu'à ceux-ci, ne devrions-nous pas être attentifs à ces jeunes filles et jeunes gens qu'un usage rationnel du «kophkeo» avait lotis (tout au moins sur l'étiquette) de nattes interminables ou d'épaisses moustaches?
Dans son cerveau, inconsciemment, il avait divisé le monde en deux catégories. Le Passé (avant l'usage): des gens peu intéressants, à l'air maladif et désagréable. L'Avenir (après usage): un choix de gens gras, joviaux, à physionomie avenante. Et tout ceci le rendait incapable de nous guider utilement à travers les vestiges du moyen âge.
Chacun de nous reçut à l'hôtel une bouteille de son produit. Au début de notre conversation, nous en avions tous, paraît-il, demandé avec véhémence. Je ne peux personnellement ni louer ni condamner cette drogue. Une longue suite de déceptions antérieures m'a découragé, sans parler d'une odeur tenace de paraffine qui, si légère soit-elle, vous attire des remarques désobligeantes. Depuis, je n'essaie même plus d'échantillons.
Je donnai ma bouteille à George. Il me l'avait demandée pour l'envoyer à un monsieur à Leeds. J'appris plus tard que Harris lui avait également cédé son flacon pour l'envoyer au même destinataire.
Un léger relent d'oignon ne nous quitta plus, à dater de notre départ de Prague. George l'a remarqué lui-même. Il l'attribuait à l'emploi exagéré de la ciboulette dans la cuisine européenne.
C'est à Prague que Harris et moi eûmes l'occasion de témoigner à George toute notre amitié. Nous avions remarqué qu'il commençait à avoir pour la bière de Pilsen un amour immodéré. Cette bière allemande est une boisson traîtresse, spécialement par temps chaud. Elle ne vous monte pas à la tête, mais elle vous épaissit vite la taille. En arrivant en Allemagne, je me tiens toujours le discours suivant: «Allons! je ne boirai pas de bière allemande. Du vin blanc du pays avec un peu de soda; de temps en temps peut-être un verre d'Ems ou d'eau carbonatée. Mais de bière, jamais, ou presque jamais.»
Cette résolution est bonne, je la recommande à tous les voyageurs. Comme je voudrais être capable de m'y tenir!
George refusa, malgré mes supplications, de se limiter si péniblement. Il dit que la bière allemande est salubre, pourvu qu'on en use avec modération.
—Un bock le matin, dit George, un verre le soir, ou même deux. Cela ne fait de mal à personne.
Il avait probablement raison. Harris et moi ne nous alarmâmes que lorsqu'il prit les bocks par demi-douzaines.
—Nous devrions faire quelque chose pour l'arrêter, dit Harris; cela devient inquiétant.
—C'est héréditaire, à ce qu'il dit; il paraît que sa famille a toujours eu soif.
—Il y a l'eau d'Apollinaris additionnée de quelques gouttes de jus de citron, elle n'entraîne, je crois, aucun danger. Ce qui me donne à réfléchir, c'est son embonpoint naissant. Il va perdre toute élégance.
Nous en causâmes longuement et dressâmes nos plans; la Providence nous aida. Une nouvelle statue venait d'être achevée, destinée à l'embellissement de la ville. Je ne me souviens pas en l'honneur de qui on l'érigeait. Je ne m'en rappelle que les grandes lignes; c'était la statue conventionnelle, représentant le monsieur conventionnel, à la raide allure conventionnelle, sur le cheval conventionnel, ce cheval qu'on voit toujours dressé sur ses pattes de derrière et réservant ses pattes de devant pour battre la mesure. Mais, examiné de plus près, ce groupe ne laissait pas que d'être assez original. Au lieu du bâton ou de l'épée qu'on voit partout, l'homme tenait à bras tendu son chapeau à plumes; et le cheval, au lieu de se terminer par une cascade, avait, en guise de queue, un simple moignon qui ne semblait pas d'accord avec sa fougue imposante. On avait l'impression qu'un cheval muni d'une queue si rudimentaire ne se serait pas cabré de la sorte.
On l'avait transporté, mais non pas définitivement, dans un petit square, près du bout de la Karlsbrücke. Les autorités municipales avaient décidé fort intelligemment, avant de lui choisir une place définitive, de voir par expérience en quel endroit la statue ferait le meilleur effet. Pour cela elles en avaient fait exécuter trois copies, sommaires,—à la vérité, de simples silhouettes en bois,—mais qui à distance produisaient l'effet voulu. On avait placé l'une d'elles près de la Franz-Josephbrücke, une deuxième dans l'espace libre derrière le théâtre et la troisième au centre du Wenzelsplatz.
—Si George n'en sait rien, me dit Harris (nous nous promenions de notre côté depuis une heure, George étant resté à l'hôtel pour écrire à sa tante), s'il n'a pas remarqué ces statues, eh bien, nous pourrons le rendre meilleur et plus svelte; et cette bonne action nous la commettrons ce soir même.
Nous tâtâmes le terrain pendant le dîner et, voyant que George n'était pas au courant, nous l'emmenâmes à la promenade et le conduisîmes par des détours à l'endroit où se trouvait l'original de la statue. George ne voulait qu'y jeter un coup d'œil et poursuivre sa route, comme il fait d'habitude en pareil cas; mais nous le contraignîmes à un examen plus consciencieux. Quatre fois nous lui fîmes faire le tour du monument; il fallut qu'il le regardât sous toutes ses faces. Je suppose que notre insistance l'ennuyait; mais nous voulions qu'il emportât de là une impression durable. Nous lui fîmes la biographie du cavalier, lui révélâmes le nom de l'artiste, lui indiquâmes le poids de la statue et sa hauteur. Nous saturâmes son cerveau de cette statue. Et lorsque nous lui rendîmes enfin sa liberté, ses connaissances sur la statue l'emportaient sur tout le reste de son savoir. Nous l'obsédâmes de cette statue et ne le lâchâmes qu'à la condition que nous y reviendrions le lendemain matin pour la mieux voir à la faveur d'un meilleur éclairage; nous insistâmes pour qu'il en notât sur son carnet l'emplacement.
Puis nous l'accompagnâmes à sa brasserie favorite, et là lui contâmes l'histoire de gens qui s'étaient brusquement adonnés à la bière allemande et à qui elle avait été funeste: les uns envahis d'idées homicides, d'autres enlevés à la fleur de l'âge, d'autres obligés d'abdiquer leurs plus chères ambitions sentimentales.
Il était dix heures, quand nous nous mîmes en route pour rentrer à l'hôtel. Des nuages épais voilaient la lune par instants. Harris dit:
—Ne prenons pas le chemin par où nous sommes venus. Rentrons par les quais. C'est merveilleux au clair de lune!
Chemin faisant, il conta la triste histoire d'un homme qu'il avait connu et qui se trouvait présentement dans un asile, section des gâteux inoffensifs. Cette histoire, confessa-t-il, lui revenait en mémoire, parce que cette nuit-ci lui rappelait tout à fait celle où il s'était promené avec ce malheureux pour la dernière fois. Ils descendaient lentement les quais de la Tamise, quand cet homme l'effraya en affirmant voir de ses yeux, au coin de Westminster Bridge, la statue du duc de Wellington qui, comme chacun sait, se trouve à Piccadilly.
C'est à ce moment même que nous arrivâmes en vue de la première des effigies de bois. Elle occupait le centre d'un petit square entouré de grilles, à peu de distance de nous, de l'autre côté de la rue. George s'arrêta net.
—Qu'y a-t-il? dis-je. Un petit étourdissement?
—Oui, en effet. Reposons-nous une minute.
Il resta cloué sur place, les yeux fixés sur l'objet. Il dit, parlant d'une manière un peu haletante:
—Pour revenir aux statues, ce qui me frappe, c'est de constater combien une statue ressemble à une autre statue.
Harris dit:
—Je ne suis pas de votre avis. Les tableaux, si vous voulez. Beaucoup se ressemblent. Quant aux statues, elles ont toujours des détails caractéristiques. Prenez par exemple celle que nous avons vue à la fin de cette après-midi. Elle représentait un homme à cheval. Il existe d'autres statues équestres à Prague: aucune ne ressemble à celle-là.
—Que si, dit Georges. Elles sont toutes pareilles. C'est toujours le même homme sur le même cheval. Elles sont pareilles. C'est stupide de dire qu'elles diffèrent.
Il semblait irrité contre Harris.
—Comment vous êtes-vous forgé cette opinion? demandai-je.
—Comment je me la suis forgée? Mais regardez donc cet objet maudit, là, en face!
—Quel objet maudit?
—Celui-là. Regardez-le donc! Voilà bien ce même cheval avec une moitié de queue, et cabré; le même homme, tête nue; le même...
Harris objecta:
—Vous voulez parler de la statue que nous avons vue au Ringplatz!
—Non, pas le moins du monde, répliqua George, je veux parler de cette statue-ci, en face de nous.
—Quelle statue? s'étonna Harris.
George regarda Harris, mais Harris est un homme qui, avec un peu d'entraînement, eût fait un excellent acteur. Sa figure n'exprimait que de l'anxiété, mélangée d'une tristesse amicale. Puis George tourna son regard vers moi. Je m'efforçai de copier la physionomie de Harris, y ajoutant de mon propre chef une légère pointe de reproche.
—Faut-il vous chercher une voiture? dis-je à George de ma voix la plus compatissante, j'y vole.
—Que diable voulez-vous que je fasse d'une voiture, répondit-il vexé, on dirait que vous êtes incapable de comprendre une plaisanterie! c'est comme si l'on sortait avec une paire de sacrées vieilles femmes.
Ce disant, il se mit à traverser le pont, nous laissant derrière lui.
—Je suis bien heureux de voir que vous nous faisiez une farce, dit Harris, quand nous le rejoignîmes. J'ai connu un cas de ramollissement cérébral qui commença...
—Vous êtes un fieffé crétin! dit George, coupant court; vous savez trop d'histoires.
Il devenait tout à fait désagréable.
Nous l'amenâmes vers le théâtre, en passant par les quais. Nous lui dîmes que c'était le chemin le plus court, ce qui, du reste, était la vérité. C'était là, dans l'espace vide derrière le théâtre, que se trouvait la deuxième de ces apparitions en bois, George la regarda et s'arrêta de nouveau.
—Qu'y a-t-il? dit aimablement Harris. Vous n'êtes pas malade, hein?
—Je ne crois pas que ce chemin soit le plus court, dit George.
—Je vous assure que si, persista Harris.
—Eh bien, moi, je vais prendre l'autre.
Il s'y dirigea, et nous le suivîmes comme avant.
Tout en descendant la Ferdinandstrasse, Harris et moi, nous nous entretenions d'asiles privés d'aliénés, lesquels, assura Harris, n'étaient pas irréprochables en Angleterre. Un de ses amis, commença-t-il, soigné dans un asile...
George nous interrompit:
—Vous avez un grand nombre d'amis dans des asiles d'aliénés, à ce qu'il me semble.
Il le dit d'un ton agressif, comme s'il voulait insinuer que c'était bien là qu'il fallait qu'on s'adressât pour trouver la plupart des amis de Harris. Mais Harris ne se fâcha pas; il répondit avec douceur:
—Le fait est qu'il est extraordinaire, en y réfléchissant, de constater combien ont fini comme cela. Cela me rend parfois nerveux.
Harris, qui nous précédait de quelques pas, s'arrêta au coin du Wenzelsplatz.
George et moi le rejoignîmes, A deux cents yards devant nous, bien au centre, se trouvait la troisième de ses statues fantasmagoriques. C'était la meilleure des trois, la plus ressemblante et la plus décevante. Elle se découpait vigoureusement sur le ciel obscur; le cheval sur ses pattes de derrière, avec sa queue drôlement raccourcie, l'homme, tête nue, son chapeau à plumes tendu vers la lune.
—Je crois, si vous n'y voyez pas d'inconvénient et si vous pouvez m'en trouver une, que je prendrais bien une voiture, dit George. (Il parlait sur un ton pathétique; son ton agressif l'avait complètement quitté.)
—Je constatais que vous aviez l'air tout chose, dit Harris avec compassion, c'est la tête qui ne va pas, hein?
—Peut-être bien.
—Je m'en étais aperçu, affirma Harris, mais je n'osais pas vous en parler. Vous vous imaginez voir des choses, n'est-ce pas?
—Oh! non ce n'est pas cela, répliqua George un peu vivement. Je ne sais pas ce que j'ai!
—Je le sais, dit Harris avec solennité, et je m'en vais vous le dire. C'est cette bière allemande, que vous buvez. J'ai connu un homme...
—Ne me racontez pas son histoire en ce moment, dit George. C'est une histoire vraie, je n'en doute pas, mais je n'ai pas très envie de la connaître.
—Vous n'y êtes pas habitué, ajouta Harris.
—Je vais certainement y renoncer à partir de ce soir, dit George. Il me semble que vous avez raison; je ne dois pas bien la supporter.
Nous le ramenâmes à l'hôtel et le couchâmes. Il était très petit garçon et plein de reconnaissance.
Quelques jours plus tard, un soir, après une grande excursion suivie d'un excellent dîner, ayant enlevé tous les objets à sa portée, nous lui offrîmes un gros cigare et lui racontâmes le stratagème que nous avions combiné pour son bien.
—Combien, dites-vous, avons-nous vu de reproductions de cette statue? demanda George, quand nous eûmes terminé.
—Trois, répliqua Harris.
—Que trois? dit George. En êtes-vous sûr?
—Positivement, affirma Harris. Pourquoi?
—Oh! pour rien, répliqua George.
Mais j'eus l'impression qu'il ne crut pas Harris.
De Prague nous nous rendîmes à Nuremberg par Carlsbad. Les bons Allemands, quand ils meurent, vont, dit-on, à Carlsbad, comme les bons Américains vont à Paris. J'en doute: l'endroit serait trop exigu pour tant de gens. On se lève à cinq heures à Carlsbad, c'est l'heure de la promenade des élégants; l'orchestre joue sous la Colonnade, et le Sprudel se remplit d'une foule dense qui va et vient de six à huit heures du matin dans un espace d'une lieue et demie. On y entend plus de langues qu'à Babel. Vous y rencontrez juifs polonais et princes russes, mandarins chinois et pachas turcs, Norvégiens issus d'un drame d'Ibsen, femmes des Boulevards, grands d'Espagne et comtesses anglaises, montagnards monténégrins et millionnaires de Chicago. Carlsbad procure à ses visiteurs tous les luxes, poivre excepté. Vous ne vous en procurerez à aucun prix à cinq lieues à la ronde, et ce que vous en obtiendrez de l'amabilité des habitants ne vaut pas la peine d'être emporté. Le poivre constitue un poison pour la brigade des malades du foie qui forment les quatre cinquièmes des habitués de Carlsbad et, comme ne pas s'exposer vaut mieux que guérir, tous les environs en sont soigneusement dépourvus. Mais on organise des «fêtes du poivre»,—des excursions où l'on fait fi de son régime et qui dégénèrent en orgies de poivre.
Nuremberg désappointe si on s'attend à trouver une ville d'aspect moyenâgeux. Il y existe bien encore des coins singuliers, des sites pittoresques, beaucoup même; mais le tout est submergé dans le moderne, et ce qui est vraiment ancien est loin de l'être autant qu'on croit. Après tout, une ville est comme une femme, elle a l'âge qu'elle paraît. Nuremberg est une dame dont l'âge est difficile à apprécier sous le gaz et l'électricité complices de son maquillage. Tout de même ses murs sont craquelés et ses tours grises.
CHAPITRE NEUVIÈME
Harris enfreint la loi. L'homme qui veut se rendre utile; les dangers qu'il courut. George s'engage dans une voie criminelle. Ceux auxquels l'Allemagne doit paraître un baume et une bénédiction. Le pécheur anglais: ses déceptions. Le pécheur allemand: ses privilèges. Ce qu'il est défendu de faire avec son lit. Un péché à bon marché. Le chien allemand. Sa parfaite éducation. La mauvaise conduite de l'insecte. Un peuple qui prend le chemin qu'on lui indique. Le petit garçon allemand: son amour de la justice. Où il est dit comment une voiture d'enfant devient une source d'embarras. L'étudiant allemand: ses privautés et leur châtiment.
Il nous arriva à tous trois, pour des motifs différents, d'avoir des ennuis entre Nuremberg et la Forêt Noire.
Harris débuta à Stuttgart en insultant un gardien municipal. Stuttgart est une ville charmante, propre et gaie, autre Dresde en plus petit. Son attrait particulier consiste à offrir peu de chose qui vaille la peine d'être visité, mais à l'offrir sans qu'on soit forcé de se déranger de son chemin: une galerie de tableaux d'importance moyenne, un modeste musée d'antiquités, un demi-palais; avec cela vous avez tout vu et êtes libre d'aller vous distraire autrement. Harris ignorait que c'était un gardien qu'il insultait. Il l'avait pris pour un pompier (cet homme en avait l'air) et il l'appela «dummer Esel».
Vous n'avez pas le droit en Allemagne de traiter un gardien municipal d'«âne bâté», mais cet homme en était un, indubitablement. Voici ce qui s'était passé. Harris, se trouvant dans le Stadtgarten et désirant le quitter, franchit une grille qu'il voyait ouverte, enjamba un fil de fer et se trouva dans la rue. Harris prétend ne pas avoir vu un écriteau sur lequel on pouvait lire: «Passage interdit», mais il y en avait un sans aucun doute. L'homme aposté là arrêta Harris et lui fit remarquer cet écriteau. Harris l'en remercia et poursuivit son chemin. L'homme courut après lui et lui fit comprendre qu'on ne pouvait pas se permettre en pareille occurrence tant de désinvolture; il voulait que Harris rebroussât chemin et, repassant par dessus le fil de fer, rentrât dans le jardin, ce qui arrangerait tout. Harris expliqua à l'homme que l'écriteau défendait de passer et qu'il allait donc, en rentrant dans le jardin, enfreindre une seconde fois la loi. L'homme en convint et, pour résoudre la difficulté, il enjoignit à Harris de rentrer dans le jardin par l'entrée principale, qui se trouvait au tournant du coin, et d'en sortir, aussitôt après, par la même porte. C'est à ce moment là que Harris le traita d'âne bâté. Ceci nous fit perdre une journée et coûta à Harris quarante marks.
J'eus mon tour à Carlsruhe par suite du vol d'une bicyclette. Je n'avais pas l'intention de voler une bicyclette; je n'avais que le désir de me rendre utile. Le train était sur le point de partir, lorsque j'aperçus dans le fourgon ce que je crus être la bicyclette de Harris. Il n'y avait personne pour m'aider. Je sautai dans le wagon et pus tout juste la saisir et l'en retirer. Je la conduisis triomphalement sur le quai; or, là, je me trouvai devant la bicyclette de Harris, appuyée contre le mur, derrière quelques boîtes à lait. La bicyclette que j'avais rattrapée n'était pas celle de Harris.
La situation était embarrassante. Si j'avais été en Angleterre, je serais allé trouver le chef de gare et lui aurais expliqué mon erreur. Mais en Allemagne on ne se contente pas de vous voir expliquer une petite affaire de ce genre devant un seul homme: on vous emmène et vous êtes obligé de donner vos explications à une demi-douzaine d'individus; et si l'un d'entre eux est absent, ou s'il n'a pas le temps de vous écouter à ce moment-là, on a la fâcheuse habitude de vous garder pendant la nuit, afin que vous puissiez achever vos explications le lendemain. Je pensai donc à mettre l'objet hors de vue, puis à aller faire un petit tour sans tambour ni trompette. Je trouvai un hangar en bois qui me sembla l'endroit rêvé et j'y roulais la bicyclette, quand malheureusement un employé à casquette rouge, l'air d'un feld-maréchal en retraite, me remarqua, s'approcha et me dit:
—Que faites-vous de cette bicyclette?
—Je suis en train de la ranger sous ce hangar. (J'essayai de le persuader par mon ton que j'accomplissais un acte de complaisance, pour lequel les employés de chemin de fer me devraient de la reconnaissance; mais il ne se montra pas touché.)
—Cette bicyclette est à vous?
—Eh! pas exactement.
—A qui est-elle? demanda-t-il, sévère.
—Je ne peux pas vous renseigner. J'ignore à qui appartient cette bicyclette.
—D'où l'avez-vous? fut la question suivante. (Sa voix devenait soupçonneuse, presque insultante.)
—Je l'ai prise dans le train, répondis-je avec autant de calme et de dignité que je le pus dans un moment pareil. Le fait est, continuai-je avec franchise, que je me suis trompé.
Il me laissa à peine le temps de finir ma phrase, il dit simplement que cela lui faisait également cet effet, et il donna un coup de sifflet.
Ce qui se passa ensuite, en tant que cela me concerne, ne me laissa pas de souvenirs amusants. Par un miracle de chance—la Providence veille sur certaines personnes—cet incident se passait à Carlsruhe, où je possède un ami allemand, personnage officiel qui occupe une situation assez importante. J'aime autant ne pas approfondir ce qui se serait produit, si cet ami eût été en voyage; il s'en fallut d'un cheveu que je restasse captif. Mon élargissement est encore aujourd'hui considéré par les autorités allemandes comme une grave faiblesse de la justice.
Mais rien n'approche de la formidable turpitude de George. L'incident de la bicyclette nous avait tous mis sens dessus dessous et eut pour résultat de nous faire perdre George. On apprit plus tard qu'il nous avait attendus devant le commissariat de police; mais nous ne le sûmes pas au bon moment. Nous pensâmes qu'il avait dû continuer seul sur Baden, et, impatients de quitter Carlsruhe, nous sautâmes dans le premier train en partance. Quand George, las d'attendre, s'en vint à la station, il s'aperçut de notre départ et du départ de ses bagages. J'étais le caissier du trio, si bien qu'il ne se trouvait en possession que de menue monnaie. Son billet était entre les mains de Harris. Trouvant dans cet ensemble de faits des motifs suffisants d'excuse, George entra délibérément dans une série de crimes dont la lecture au procès-verbal officiel nous fit dresser, à Harris et à moi, les cheveux sur la tête.
Voyager en Allemagne, il faut en convenir, est compliqué: vous commencez par prendre à votre gare de départ un billet pour celle de votre destination. On croirait que cela suffit pour s'y rendre, il n'en est rien. Quand votre train entre en gare, vous essayez d'y accéder, mais l'employé vous renvoie avec emphase. Où sont les preuves de votre droit? Vous lui présentez votre billet. Il vous explique qu'en soi ce billet n'a aucune efficacité; ce n'est qu'un mince préliminaire. Il vous faut retourner au guichet prendre un supplément de train express, appelé «Schnellzugbillet». Muni de celui-ci, vous revenez à la charge et croyez en avoir fini. On vous permet de monter dans le train, c'est parfait. Mais il vous est interdit de vous asseoir, comme de rester debout, comme de circuler. Il vous faut prendre un autre billet, nommé «Platzticket», qui vous rend titulaire d'une place pour un parcours déterminé.
Je me suis souvent demandé ce que ferait celui qui s'obstinerait à ne prendre qu'un seul ticket. Aurait-il le droit de courir sur la voie, derrière le train? Ou pourrait-il se coller une étiquette comme sur un colis et monter dans le fourgon? Et encore, que ferait-on de celui qui, muni d'un «Schnellzugticket» refuserait avec fermeté—ou n'aurait pas les moyens—de prendre un «Platzticket»: lui permettrait-on de s'étendre dans le filet à bagages ou de s'accrocher à la portière?
Mais revenons à George. Il avait juste de quoi prendre un billet de troisième classe pour Baden en train omnibus. Pour éluder les questions de l'employé, il attendit que le train démarrât pour sauter dedans.
C'était le premier chef d'accusation relevé contre lui:
a) Etre monté dans un train en marche;
b) Malgré la défense formelle d'un employé.
Deuxième chef:
a) Avoir voyagé dans un train d'une catégorie supérieure à celle qu'indiquait son billet;
b) Refus de payer le supplément à réquisition d'un employé. (George déclara ne pas avoir «refusé», mais avoir simplement dit qu'il ne possédait pas l'argent nécessaire.)
Troisième chef:
a) Avoir voyagé dans une classe supérieure à celle qu'indiquait son billet;
b) Refus de payer le supplément sur la demande de l'employé. (De nouveau George discute l'exactitude du rapport. Il retourna ses poches et offrit à l'homme tout son avoir, à savoir seize sous en monnaie allemande. Il s'offrit à voyager en troisième, mais il n'y en avait pas. Il offrit de passer dans le fourgon, mais on ne voulut rien entendre.)
Quatrième chef:
a) Avoir occupé un siège sans le payer;
b) Avoir stationné dans les couloirs. (Comme on ne lui permettait pas de s'asseoir sans avoir payé, chose qu'il ne pouvait d'ailleurs pas faire, on ne voit pas quelle autre solution il aurait pu adopter.)
Mais en Allemagne on ne considère pas les explications comme des excuses; et son voyage de Carlsruhe à Baden fut peut-être un record par son prix.
En pensant à la fréquence et à la facilité avec lesquelles, en Allemagne, on peut avoir maille à partir avec la police, on est amené à conclure que cette contrée serait le paradis du jeune Anglais.
La vie à Londres est d'une monotonie exaspérante selon ce que disent les étudiants en médecine et les gens en goguette. L'Anglais bien portant prend ses distractions en violant la loi, ou ne s'amuse pas. Rien de ce qui lui est permis ne lui procure de satisfaction véritable. Aller au-devant de quelque ennui, tel est son idéal de félicité. Mais voilà, en Angleterre on a fort peu d'occasions de ce genre; le jeune Anglais doit montrer pas mal de persévérance pour se fourrer dans un mauvais cas.
Un jour j'eus une conversation à ce sujet avec le principal marguillier de notre paroisse. C'était le 10 novembre au matin; tous deux nous parcourions avec anxiété les faits divers. Une bande de jeunes gens, comme chaque année à cette date, avait été appelée devant le magistrat pour avoir fait dans la nuit précédente l'habituel chahut au Criterion. Mon ami le marguillier a des fils. J'ai un neveu, que je surveille paternellement; sa mère, qui l'adore, le croit entièrement absorbé à Londres par ses études de futur ingénieur. Par extraordinaire nous ne découvrîmes aucun nom connu dans la liste des personnes retenues par la justice. Et rassérénés nous commençâmes à philosopher sur la folie et la dépravation de la jeunesse.
—La manière, dit mon ami le marguillier, dont le Criterion conserve son privilège à ce point de vue est remarquable. Rien n'est changé depuis ma jeunesse, les soirées se terminent invariablement par un chahut au Criterion.
—Tellement insipide, remarquai-je.
—Tellement monotone. Vous ne pouvez vous figurer, continua-t-il, une expression rêveuse passant sur sa figure ridée, combien finit par être inexprimablement fastidieux le parcours de Piccadilly Circus au commissariat de police de Vine Street. Mais hors cela que pouvions-nous faire? Rien, rien de rien. Eteindre une lanterne? On la rallumait tout de suite. Insulter un policeman? Il n'en tenait pas compte. Vous pouviez vous battre avec un fort de la halle de Covent Garden, si vous étiez amateur de ce genre d'amusement; d'une manière générale le fort sortait vainqueur du combat; en ce cas cela vous coûtait cinq shillings, mais dans le cas contraire cela coûtait un demi-souverain; je n'ai jamais pu me passionner pour ce sport. J'essayai un jour de jouer au cocher de fiacre. C'était considéré comme le nec plus ultra de l'extravagance parmi les jeunes fous de mon âge. Un beau soir je volai un «hansom-cab» devant un marchand de vin dans Dean Street, et la première chose qui m'arriva fut d'être hélé dans Golden Square par une vieille dame flanquée de trois enfants, parmi lesquels deux pleuraient et le troisième était à moitié endormi. Avant que j'aie pu m'éloigner, elle avait lancé la marmaille dans la voiture, pris mon numéro, m'avait payé un shilling de plus que la taxe, prétendit-elle, et donné comme adresse un point légèrement au delà de ce qu'elle appelait North Kensington. En réalité cet endroit se trouvait à l'autre bout de Willesden. Le cheval était fatigué: le voyage prit plus de deux heures. C'est la distraction la plus ennuyeuse qui me soit échue de ma vie. Je tentai à plusieurs reprises de proposer aux enfants de les ramener chez la vieille dame; mais chaque fois que je voulais engager la conversation en levant la trappe, le plus jeune des trois se mettait à brailler, et lorsque je demandais à d'autres cochers de prendre le lot, la plupart d'entre eux me répondaient en me chantant une scie populaire, très en vogue à ce moment: «Oh! George, ne crois-tu pas que tu vas un peu loin?» L'un d'eux m'offrit de porter à ma femme une pensée dernière que j'aurais pu avoir. Tandis qu'un autre promit d'organiser une expédition pour aller m'exhumer au printemps, à la fonte des neiges. Quand j'avais conçu ma blague, je me voyais conduisant un vieux colonel grincheux dans un quartier perdu et dépourvu de communications, situé à au moins une demi-douzaine de lieues de l'endroit où il voulait se rendre, et l'abandonnant là à jurer devant une borne. Dans ces conditions j'aurais pu avoir de l'amusement ou peut-être pas: tout dépendant des circonstances et du colonel. L'idée ne m'était jamais venue d'avoir la responsabilité de toute une nursery d'enfants sans défense, avec la mission de les transporter dans un faubourg perdu. Non, il n'y a pas à dire, Londres, conclut mon ami le marguillier avec un soupir, Londres n'offre que bien peu d'occasions à celui qui aime enfreindre la loi.
Bien au contraire, en Allemagne, on arrive à avoir des ennuis avec une facilité surprenante. Il y fourmille de choses, très faciles à exécuter, qu'il est défendu de faire. Je conseillerais tout simplement un billet d'aller au jeune Anglais qui serait désireux de se fourrer dans un mauvais cas, faute d'en trouver l'occasion chez lui. Prendre un billet aller et retour, qui n'est valable qu'un mois, serait indubitablement du gaspillage.
Il trouvera dans la lecture des ordonnances de police du Vaterland tout un ensemble de prescriptions dont l'infraction lui procurerait de la distraction et de la joie. En Allemagne il est défendu de suspendre sa literie à sa fenêtre. Il pourrait commencer sa journée par là. En secouant ses draps par la fenêtre, il serait à peu près sûr, avant l'absorption de son premier déjeuner, d'avoir déjà eu une petite discussion avec les agents. En Angleterre, il lui serait loisible de se pendre en personne à sa fenêtre sans que nul y trouvât à redire, pourvu qu'il n'interceptât pas le jour des locataires de l'étage inférieur, ou bien que, se détachant, il n'allât blesser un passant.
En Allemagne, il est défendu de se promener en travesti dans les rues. Un Ecossais de ma connaissance, qui voulait passer l'hiver à Dresde, consacra les premiers jours de son séjour là-bas en discussions à ce propos avec les autorités saxonnes. Elles lui demandèrent ce qu'il voulait faire dans cet accoutrement. Ce n'était pas un homme commode. Il répondît: le porter. Elles lui demandèrent: pourquoi? Il répondit: pour avoir chaud. Elles répliquèrent avec franchise qu'elles ne le croyaient pas et le renvoyèrent chez lui dans un landau fermé. L'ambassadeur d'Angleterre dut attester en personne que nombre de loyaux sujets britanniques, fort respectables d'ailleurs, avaient l'habitude de porter le costume écossais. On fut obligé, vu le caractère diplomatique du témoin, d'accepter ces explications, mais jusqu'à ce jour les autorités ont réservé leur opinion particulière.
Elles ont fini par s'habituer au touriste anglais; mais un gentilhomme du Leicestershire, invité à chasser avec des officiers allemands, fut appréhendé, lui et son cheval à la sortie de son hôtel et conduit vivement au poste pour y expliquer son extravagance.
Il est également défendu dans les rues allemandes de donner à manger à des chevaux, des mulets ou des ânes, qu'ils soient votre propriété ou celle d'autrui. Si une envie soudaine vous prend de nourrir le cheval d'un autre, il vous faut fixer un rendez-vous à l'animal, et le repas aura lieu dans un endroit dûment autorisé. Il est défendu de casser de la porcelaine ou du verre dans la rue ou dans quelque endroit public que ce soit. Et si cela vous arrivait, il vous faudrait en ramasser tous les morceaux. Je ne saurais dire ce qu'il vous faudrait faire de tous les morceaux, une fois rassemblés. Tout ce que je peux affirmer, c'est qu'on n'a pas la permission de les jeter ni de les laisser dans un endroit quelconque, ni, paraît-il, de s'en séparer de quelque manière que ce soit. Il est à présumer qu'on sera obligé de les porter sur soi jusqu'à la mort et de se faire enterrer avec; mais il est fort possible que l'on obtienne l'autorisation de les avaler.
Il est défendu dans les rues allemandes de tirer à l'arbalète. Le législateur germanique ne se contente pas d'envisager les méfaits de l'homme normal: il se préoccupe de toutes les bizarreries maladives qu'un maniaque halluciné pourrait imaginer. En Allemagne il n'existe pas de loi contre l'homme qui marcherait sur la tête au beau milieu de la rue; l'idée ne leur en est pas venue. Un de ces jours un homme d'Etat allemand, en voyant des acrobates au cirque, s'avisera soudain de cette omission. Aussitôt il se mettra au travail et accouchera d'une loi qui aura pour but d'empêcher les gens de marcher sur la tête au beau milieu de la rue et qui fixera le montant de l'amende. C'est en cela que réside le charme de la loi germanique: les méfaits en Allemagne sont à prix fixe. Vous n'y passez pas des nuits sans sommeil, comme vous faites en Angleterre, à réfléchir sur la possibilité de vous en tirer avec une caution, ou une amende de quarante shillings, ou avec un emprisonnement de sept jours, selon l'humeur du juge. Vous savez exactement à combien vous reviendra votre plaisanterie. Vous pouvez étaler votre argent sur la table, ouvrir votre code et calculer le coût de vos vacances à cinquante pfennigs près.
Pour passer une soirée vraiment peu coûteuse, je recommanderais de se promener sur le côté interdit du trottoir après avoir été sommé de ne pas le faire. En choisissant votre quartier et en vous tenant aux rues peu fréquentées, vous pourrez, d'après mon calcul, vous promener toute une soirée sur le mauvais côté du trottoir pour un peu plus de trois marks.
Il est défendu dans les villes allemandes de se promener «en groupe» après la tombée du jour. Je ne sais pas exactement de combien d'unités se compose un «groupe», et aucun fonctionnaire que j'aie interviewé à ce sujet ne s'est senti suffisamment compétent pour en fixer le nombre exact. Je soumis un soir la question à un ami allemand qui se préparait à aller au théâtre, accompagné de sa femme, de sa belle-mère, de ses cinq enfants, de sa sœur avec fiancé et de deux nièces; je lui demandai s'il ne craignait pas de s'exposer aux rigueurs de cette loi. Cette question ne lui parut nullement une plaisanterie. Il jeta un coup d'œil sur le groupe.
—Oh, je ne crois pas, dit-il, nous faisons tous partie d'une même famille.
—L'article ne fait pas de distinction entre un groupe familial et un groupe non familial: il se contente de dire «groupe». Sans vouloir vous froisser, mais en considérant l'étymologie du mot, je tends personnellement à considérer votre assemblée comme un «groupe». Toute la question est de savoir si la police verra les choses sous le même jour que moi. Je tenais seulement à vous avertir.
Mon ami avait tendance à passer outre, mais sa femme, préférant ne pas risquer de voir sa soirée interrompue dès le début par la police, fit diviser le groupe en deux parties, qui se retrouveraient dans le vestibule du théâtre.
Une autre passion qu'il faut savoir refréner en Allemagne est celle qui consiste à jeter des objets par la fenêtre. Même les chats ne sont pas une excuse. Pendant la première semaine de mon séjour en Allemagne, j'étais constamment réveillé la nuit par des chats. Une nuit, je devins enragé. Je formai un petit arsenal—deux ou trois morceaux de charbon, quelques poires dures, une paire de bouts de chandelle, un œuf resté sur la table de la cuisine, une bouteille de soda vide et autres menus objets de ce genre, et ouvrant la fenêtre, je me mis à bombarder l'endroit d'où paraissait venir le bruit. Je ne crois pas avoir atteint mon but. Je n'ai jamais connu d'homme qui ait mis un projectile dans un chat, même visible, excepté peut-être par hasard, en visant autre chose. J'ai vu des tireurs de marque, des lauréats de tir, des gens enfin qui s'étaient distingués dans ce sport, je les ai vus tirer au fusil sur un chat à une distance de cinquante yards: ils n'arrivaient seulement pas à en toucher un poil. Je me suis souvent dit qu'au lieu de cible ou de lièvre, ou de toute autre sorte de buts ridicules, on devrait, pour découvrir le prince des tireurs, faire le concours sur des chats.
Mais peu importe, ils s'en allèrent. Il est possible que l'œuf les ait incommodés. J'avais remarqué en le prenant qu'il ne paraissait pas frais. Et je me recouchai, croyant l'incident clos. Dix minutes plus tard, on se mit à sonner violemment à la grande porte. J'essayai de faire la sourde oreille, mais on sonnait avec trop de persistance; je mis ma robe de chambre et descendis. Un sergent de ville se trouvait devant la porte. Tous les objets que j'avais jetés par la fenêtre, il les avait devant lui, réunis en un petit tas, tous, excepté l'œuf. Il avait évidemment rassemblé tout cela. Il me dit:
—Ces objets vous appartiennent-ils?
—Ils m'ont appartenu, mais je n'y tiens plus. N'importe qui peut les prendre. Vous pouvez les prendre.
Il fit semblant de ne pas entendre ma proposition et déclara:
—Vous avez jeté ces objets par la fenêtre.
—C'est exact.
—Pourquoi les avez-vous jetés par la fenêtre? demanda-t-il. (Le sergent de ville germanique trouve ses questions toutes préparées à l'avance dans son code; il ne les modifie jamais, et jamais il n'en omettra aucune.)
—Je les avais jetés par la fenêtre pour atteindre des chats, répondis-je.
—Quels chats? demanda-t-il.
Cette question est bien d'un sergent de ville allemand. Je répliquai, avec autant de sarcasme qu'il me fut possible, que je n'étais pas capable à ma grande confusion de lui dire quels chats. J'expliquai qu'ils étaient des inconnus pour moi, personnellement; mais je lui offris, à la condition que la police réunît tous les chats du voisinage, de me rendre auprès d'eux et de voir si je pourrais les reconnaître d'après le miaulement.
Le sergent de ville allemand ne comprend pas la plaisanterie, ce qui vaut mieux, car l'amende prévue pour plaisanterie envers n'importe quel uniforme allemand est élevée; ils appellent cela «traiter un fonctionnaire avec insolence». Il me répondit simplement que ce n'était pas l'office de la police de m'aider à reconnaître des chats, son rôle se bornant à m'infliger une amende pour avoir jeté des objets par la fenêtre.
Je lui demandai ce qu'un simple mortel était admis à faire en Allemagne lorsqu'il était réveillé chaque nuit par des chats, et il m'expliqua que je pouvais déposer une plainte contre le propriétaire du chat. La police lui infligerait alors une amende et, si besoin était, ordonnerait la destruction du dit chat. Il ne daigna pas s'appesantir sur la question de savoir qui abattrait le chat et comment le chat se comporterait pendant le procès.
Je lui demandai quel procédé il me conseillait d'employer pour découvrir le propriétaire du chat. Il réfléchit quelques minutes; puis me répondit que je pouvais filer celui-ci jusque chez celui-là. Je ne me sentis plus le courage de discuter; je n'aurais pu dire que des choses qui auraient forcément aggravé mon cas. En résumé, le sport de cette nuit m'est revenu à douze marks et aucun des quatre fonctionnaires allemands qui m'interrogèrent à ce sujet ne put découvrir le ridicule qui se dégageait de cette aventure.
Mais en Allemagne la plus grande partie des fautes et des folies humaines semble insignifiante à côté de l'énormité que l'on commet en marchant sur les gazons. Vous ne devez en Allemagne, sous aucun prétexte, dans aucune circonstance et nulle part, vous promener jamais sur une pelouse. L'herbe en Allemagne est absolument considérée comme tabou. Poser un pied sur un gazon allemand est aussi sacrilège que de danser la gigue sur le tapis de prière d'un mahométan. Les chiens eux-mêmes respectent l'herbe allemande; pas un chien allemand n'y poserait une patte, même en songe. Si vous voyez un chien gambader en Allemagne sur une pelouse, vous pouvez être sûr que c'est le chien d'un étranger sans foi ni loi. En Angleterre, lorsque nous voulons empêcher les chiens de pénétrer dans certains endroits, nous dressons des filets métalliques de six pieds de haut, soutenus par des pieux et défendus au sommet par des fils de fer barbelés. En Allemagne, on se contente de mettre une pancarte au beau milieu: «Accès interdit aux chiens»; le chien qui a du sang allemand dans les veines regarde la pancarte et fait demi-tour.
J'ai vu dans un parc allemand un jardinier pénétrer précautionneusement avec des chaussons de feutre sur une pelouse, y prendre un insecte pour le déposer avec gravité, mais fermeté, sur le gravier; ceci fait, il resta à observer avec sérieux l'insecte, pour l'empêcher si besoin était de retourner sur l'herbe; et l'insecte, visiblement honteux, prit hâtivement le caniveau, en suivant la route marquée «Sortie».
On a assigné dans les parcs allemands des artères différentes aux différentes catégories d'humains. Et une personne, au risque de sa liberté et de sa fortune, n'a pas le droit de se promener sur la route réservée aux autres. On y trouve certaines allées destinées aux «cyclistes», d'autres aux «piétons», des allées «cavalières», des routes pour «voitures suspendues», et d'autres pour «voitures non suspendues»; des chemins pour «enfants» et d'autres pour «dames seules». Ils m'ont semblé avoir omis le chemin pour «hommes chauves» ou pour «femmes légères».
Un jour, je croisai dans le Grosse Garten de Dresde «une vieille dame» qui se tenait désemparée et ahurie au centre d'un carrefour de sept chemins. Chacun était gardé par un écriteau menaçant qui en écartait tous les promeneurs, sauf ceux pour lesquels il avait été spécialement tracé.
—Je vous demande pardon, me demanda-t-elle, devinant que je parlais l'anglais et savais lire l'allemand, mais cela ne vous dérangerait-il pas de me dire ce que je suis, et par où je dois passer.
Je l'examinai avec attention. J'arrivai à la conclusion qu'elle était une «grande personne» et un «piéton», et du doigt je lui désignai son chemin. Elle le regarda et prit une mine désappointée.
—Mais je ne veux pas aller dans cette direction, dit-elle; ne puis-je pas prendre cet autre chemin?
—Grand Dieu non, madame, répliquai-je, ce passage est réservé aux enfants.
—Mais je ne leur ferai aucun mal, dit la vieille dame avec un sourire. (Elle ne semblait pas être de ces vieilles dames capables de faire du mal aux enfants.)
—Madame, répondis-je, si cela dépendait de moi, j'aurais confiance et vous laisserais prendre ce chemin, même si mon dernier né jouait à l'autre bout; mais je ne puis que vous mettre au fait des règlements de ce pays. Pour vous, créature adulte, vous aventurer dans cette allée, ce serait marcher au devant d'une amende certaine, sinon de l'emprisonnement. Voici votre itinéraire écrit en toutes lettres: Nur für Fussgaenger, et si vous acceptez un conseil, suivez ce chemin à grands pas; il ne vous est permis ni de stationner ni d'hésiter.
—Il ne prend pas du tout la direction où je voudrais aller, dit la vieille dame.
—Il prend celle où vous devriez vouloir aller, répondis-je, et nous nous séparâmes.
Dans les parcs il existe des sièges spéciaux, munis d'inscriptions: «Pour grandes personnes seulement» (Nur für Erwachsene), et le garçonnet allemand, désireux de s'asseoir et lisant cette pancarte, poursuit son chemin et cherche un banc où les enfants aient le droit de se reposer; et là il s'assied en prenant garde de le salir avec ses bottines boueuses. Supposez un instant un banc dans Regent's ou dans St. James's Park portant l'inscription: «Seulement pour grandes personnes.» Accourant de cinq lieues à la ronde, les enfants essaieraient de trouver place sur ce banc, fût-ce par expulsion des autres enfants qui s'y seraient déjà installés. Quant aux «grandes personnes», elles ne pourraient jamais en approcher à moins d'un demi-mille, rapport à la foule. Le garçonnet allemand qui, par erreur, se serait assis sur un banc de cette sorte, se lève avec effroi lorsqu'on lui fait remarquer son erreur et, avec honte et regret, il s'en va la tête basse, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux.
Il ne faut pas croire que le gouvernement ne soit pas paternel, il n'oublie pas l'enfant: dans le parc allemand et dans les jardins publics, on a réservé pour lui des emplacements spéciaux (Spielplaetze), chacun d'eux pourvu d'un tas de sable. Il peut y jouer à cœur joie, en faisant des pâtés et en construisant des châteaux de sable. Un pâté fait avec un autre sable semblerait un pâté immoral à l'enfant allemand. Il ne lui donnerait aucune satisfaction: son âme se révolterait contre lui. Il se dirait:
—Ce pâté n'était pas comme il aurait dû être, fait du sable que le Gouvernement a spécialement mis à notre disposition pour cet usage; il n'a pas été fait à l'endroit que le Gouvernement avait choisi et aménagé pour la construction de pâtés de sable. Rien de bon ne peut en résulter. C'est un pâté hors toute loi.
Et sa conscience continuerait à le tourmenter jusqu'à ce que son père eût payé l'amende prévue et lui eût infligé une correction en rapport avec son méfait.
Une autre manière de s'amuser en Allemagne consiste à se promener en poussant une voiture d'enfant. Des pages entières du code allemand sont remplies d'articles qui traitent de ce que l'on peut faire et de ce que l'on n'a pas le droit de faire avec un «Kinderwagen», comme on l'appelle. L'homme qui peut pousser sans anicroche une voiture d'enfant à travers une ville allemande est né diplomate. Il ne vous faut pas flâner avec une voiture d'enfant; mais il ne faut pas non plus aller trop vite. Il ne vous faut pas avec une voiture d'enfant barrer la route aux autres personnes; mais si les autres personnes vous barrent la route, il vous faut leur céder la place. Si vous voulez vous arrêter avec une voiture d'enfant, il faut vous rendre à une place spécialement aménagée, où les voitures d'enfant ont licence de s'arrêter; et quand vous y arrivez, il faut vous arrêter. Il ne faut pas traverser la rue avec une voiture d'enfant; si le bébé et vous habitez par hasard de l'autre côté, c'est votre faute. Il est défendu d'abandonner la voiture d'enfant où que ce soit, et il ne vous est permis de l'emmener que dans certains lieux. Il est à supposer que si vous vous promeniez en Allemagne avec une voiture d'enfant pendant une heure et demie, vous vous créeriez suffisamment d'ennuis pour être obligé d'y séjourner un mois. Tout jeune Anglais désireux d'avoir des démêlés avec la police ne saurait mieux faire que d'aller en Allemagne et d'emmener avec lui sa voiture d'enfant.
En Allemagne il est défendu de laisser la porte d'entrée d'une maison ouverte après dix heures du soir, et il vous est interdit de jouer du piano dans votre propre demeure après onze heures. En Angleterre je n'ai jamais éprouvé le désir de jouer du piano ou d'entendre une personne quelconque en jouer après onze heures du soir. Le fait est que tout change, si l'on vous défend de jouer. Ici, en Allemagne, le piano n'a eu d'attrait pour moi qu'après onze heures, et, à partir de ce moment, je deviens capable de m'asseoir pour écouter avec plaisir la Prière d'une Vierge ou l'Ouverture de Zampa. D'autre part, pour l'Allemand respectueux du code, la musique jouée après onze heures du soir cesse d'être de la musique; elle devient du péché et à ce titre ne lui donne pas de satisfaction.
Dans toute l'Allemagne, le seul individu qui songe à prendre des libertés avec la loi est l'étudiant, et encore ne le fait-il que jusqu'à un certain point bien défini. La coutume lui octroie des privilèges, mais bien spécifiés et strictement limités. Par exemple, l'étudiant a le droit de s'enivrer et de s'endormir dans le ruisseau sans encourir d'autre punition que l'obligation de donner le lendemain matin une légère gratification au sergent de ville qui l'a ramassé et rapporté chez lui. Mais pour cet usage, il lui faut choisir les ruisseaux de rues écartées. L'étudiant allemand qui sent approcher rapidement la minute où il perdra le discernement des choses emploie les dernières ressources de son énergie à contourner le coin de rue passé lequel il pourra s'affaler sans anxiété. Dans certains quartiers, il a le droit de sonner aux portes, quartiers où les appartements sont d'un loyer moins élevé qu'ailleurs; chaque famille tourne du reste la difficulté en établissant entre ses membres un code secret de sonneries, grâce auquel on peut savoir si l'appel est digne de foi ou s'il ne l'est pas. On fait bien d'être au courant de ce code si l'on visite ce genre de maison tard dans la soirée, car en persistant à sonner on risque de recevoir un baquet d'eau sur la tête.
L'étudiant allemand jouit aussi du privilège de pouvoir éteindre la nuit les becs de gaz; mais on ne le voit pas d'un bon œil en éteindre un trop grand nombre. L'étudiant amateur de farces tient une comptabilité: il se contente d'une demi-douzaine de becs par nuit. Il a, à part cela, le droit de crier et de chanter dans la rue, en rentrant chez lui, et cela jusqu'à deux heures trente inclusivement. Dans certains restaurants, on lui permet de passer son bras autour de la taille de la Fraülein. Pour empêcher toute velléité de libertinage, les servantes des restaurants fréquentés par les étudiants sont toujours soigneusement choisies parmi des femmes mûres et calmes, grâce à quoi l'étudiant allemand peut jouir des délices du flirt sans peur et sans reproche.
Ils respectent tous la loi, les citoyens allemands.
CHAPITRE DIXIÈME
Baden-Baden jugé par un étranger. Les beautés du lendemain matin envisagées de la veille au soir. La distance mesurée au compas. La même, mesurée avec les jambes. George d'accord avec sa conscience. Une machine paresseuse. Le sport de la bicyclette d'après l'affiche du fabricant: son aisance. Le cycliste, selon l'affiche: son costume; sa méthode. Le griffon, joujou du ménage. Un chien qui a de l'amour-propre. Le cheval insulté.
A Bade, nous commençâmes à faire sérieusement de la bicyclette. Il suffit d'un mot pour décrire Bade: ville de plaisir tout à fait semblable aux autres villes de plaisir. Nous combinâmes une excursion de dix jours pour achever notre tour de Forêt Noire, avec pointe dans la vallée du Danube. C'est une des plus belles vallées de l'Allemagne, au long des vingt kilomètres qui séparent Tüttlingen de Sigmaringen; le Danube s'y fraie un passage étroit, longeant des villages vieillots où se sont conservées les mœurs du bon vieux temps; il côtoie des monastères anciens, perdus dans des nids de verdure; il traverse des prairies peuplées de troupeaux dont les bergers, nu-pieds et nu-tête, ont les hanches serrées étroitement par une corde et tiennent une houlette à la main. Le fleuve passe ensuite au milieu de forêts rocheuses entre des murs de rocs abrupts, dont chaque pointe est couronnée d'une forteresse en ruines, d'une église ou d'un château. On y jouit en même temps d'une vue sur les montagnes des Vosges où la moitié de la population se froisse si vous lui adressez la parole en français, tandis que l'autre se considère comme insultée si vous lui parlez en allemand; mais les deux manifestent une même indignation et un égal mépris à l'audition du premier mot d'anglais; situation qui rend la conversation quelque peu énervante et fatigante.
Nous n'avons pu suivre notre programme à la lettre par la raison que les humains, même animés des meilleures intentions, ne parviennent pas toujours à mener à bonne fin leurs projets. Il est facile de dire à trois heures de l'après-midi avec conviction:
—Nous nous lèverons à cinq heures; nous ferons un léger déjeuner à la demie et partirons à six heures.
—Nous aurons ainsi fait la plus grande partie de notre chemin avant la grande chaleur, remarque quelqu'un.
—En cette saison, dit un autre, les premières heures du matin sont assurément les meilleures de la journée.
—N'est-ce pas votre avis? ajoute un troisième.
—Eh! Indubitablement.
—Il fera si frais et si agréable!
—Et les demi-teintes sont si exquises.
Le premier matin on met ces projets à exécution. Les excursionnistes se rassemblent à cinq heures trente. On est très silencieux; chacun, pris à part, est quelque peu grognon; on est tenté de trouver la nourriture mauvaise et beaucoup d'autres choses avec; l'atmosphère est chargée d'une irritabilité contenue qui cherche une issue. Dans le cours de la soirée la voix du Tentateur se fait entendre:
—Je pense que si nous nous mettions en route à six heures et demie précises, cela suffirait.
La voix de la Vertu proteste faiblement:
—Cela bouleversera nos intentions.
Le Tentateur réplique:
—Les intentions furent créées pour les hommes et non les hommes pour les intentions. (Le Diable sait paraphraser l'Ecriture dans son propre intérêt.) D'ailleurs, cela dérange tout l'hôtel, songez donc aux malheureux domestiques.
La voix de la Vertu continue, en faiblissant:
—Mais par ici tout le monde se lève de bonne heure.
—Ils ne se lèveraient pas si tôt, les pauvres, s'ils n'y étaient obligés! Mettons donc le déjeuner à six heures et demie précises, cela ne dérangera personne.
Ainsi le Péché se dissimule sous les traits de la Bonté, et on dort jusqu'à six heures, expliquant à sa conscience, qui d'ailleurs ne vous croit pas, qu'on n'agit ainsi que par altruisme. J'ai vu des considérations de ce genre prolonger le repos jusqu'à sept heures sonnées.
Semblablement, les distances mesurées au compas ne sont pas les mêmes que mesurées avec les jambes.
—Dix milles à l'heure pendant sept heures font soixante-dix milles. Ce n'est pas trop de fatigue pour une journée.
—N'y a-t-il pas quelques côtes très raides à gravir?
—On les descend ensuite. Mettons huit milles à l'heure, et convenons de ne faire que soixante milles. Dieu du ciel! si nous ne pouvons pas faire du huit à l'heure, il vaudrait mieux nous faire traîner dans une voiture de malade. (Il semble en effet impossible de faire moins sur le papier.)
Mais à quatre heures de l'après-midi la voix du Devoir sonne moins haut.
—Eh bien, il me semble que le plus gros est fait.
—Oh, rien ne presse! Ne nous hâtons pas. Vue ravissante, n'est-ce pas?
—Ravissante. N'oubliez pas que nous sommes à vingt-cinq milles de St-Blasien.
—Vous dites?
—Vingt-cinq milles; sinon un peu plus.
—Vous voulez dire que nous n'en n'avons fait que trente-cinq?
—Oh! à peine.
—C'est impossible. Je n'en crois pas votre carte.
—Cela ne se peut pas, voyons! nous pédalons consciencieusement depuis les premières heures du jour.
—Non. Nous ne sommes pas partis avant huit heures.
—Huit heures moins un quart.
—Bien, mettons huit heures moins un quart, et tous les six milles nous nous sommes arrêtés.
—Nous ne nous sommes arrêtés que pour regarder le site! Il est inutile de parcourir une région, si on ne prend pas le temps de l'admirer.
—Et il nous a fallu grimper quelques côtes très raides.
—Et il fait exceptionnellement chaud aujourd'hui.
—En tous cas, n'oubliez pas que nous sommes à vingt-cinq milles de St-Blasien, c'est un fait.
—Encore des montagnes?
—Oui, deux; ça monte et puis ça descend.
—Je croyais que vous aviez dit que la route descendait jusque dans St-Blasien?
—C'est vrai pour les dix derniers milles, mais... nous sommes encore à vingt-cinq milles de St-Blasien!
—Est-ce qu'il n'y a rien entre ici et St-Blasien? Qu'est-ce donc que ce petit endroit au bord de ce lac?
—Ce n'est pas St-Blasien, ni rien qui en soit proche. Il y a du danger à entrer dans cet ordre d'idées.
—Il y en a surtout à nous surmener. On devrait en toutes circonstances s'appliquer à agir avec modération. Joli petit pays que Titisee, d'après la carte; on doit y respirer un air pur.
—Très bien. Je suis conciliant. C'est vous autres qui vouliez pousser jusqu'à St-Blasien.
—Oh, je ne tiens pas tant que ça à St-Blasien. C'est dans le fond d'une vallée. On y étouffe. Titisee est beaucoup mieux situé.
—Et assez près, n'est-ce pas?
—Cinq milles.
Alors tous en chœur:
—On s'arrête à Titisee.
George avait dissocié la théorie et la pratique dès notre premier jour d'excursion.
—Je croyais, dit-il (il était sur sa bicyclette, tandis que Harris et moi, sur le tandem, menions le train), qu'il avait été entendu que nous gravirions les côtes en funiculaire et les descendrions sur nos machines.
—Oui, d'une manière générale. Mais les funiculaires ne gravissent pas toutes les côtes dans la Forêt Noire, spécifia Harris.
—Je m'en étais bien un peu douté grogna George; et le silence régna quelque temps.
—D'un autre côté, dit Harris, qui avait apparemment ruminé ce sujet, il est impossible que vous ayez espéré n'avoir que des descentes. Ce ne serait pas de jeu. Sans un peu de travail, il n'est pas de plaisir.
Du silence encore. George le rompit:
—Ne vous surmenez pas pour le seul plaisir de m'être agréable, vous deux.
—Que voulez-vous dire? demanda Harris.
—Je veux dire qu'aux endroits où d'aventure nous pourrions prendre le funiculaire, il ne vous faudrait pas craindre de blesser ma susceptibilité. Pour mon compte, je me déclare prêt à gravir toutes ces montagnes dans des funiculaires, même si ce n'est pas de jeu. Je me charge de me mettre en règle avec ma conscience; voici huit jours que je me lève à sept heures du matin, et je trouve que cela vaut une compensation. Ne vous gênez donc pas pour moi à ce sujet.
Nous promîmes de ne pas oublier son vœu et l'excursion continua dans un mutisme absolu, jusqu'au moment où George nous en fit sortir de nouveau par cette question:
—De quelle marque m'avez-vous dit qu'était votre machine?
Harris le lui dit. Je ne me rappelle pas de quelle marque elle était; peu importe.
—En êtes vous sûr? insista George.
—Naturellement, j'en suis sûr. Pourquoi?
—Eh bien, elle ne fait pas honneur à son affiche. C'est tout.
—Quelle affiche?
—L'affiche qui a pour but de prôner cette marque de cycles. J'en ai regardé une peu de jours avant notre départ, qui était placardée sur un mur de Sloane Street. Un jeune homme montait une machine de cette marque, un jeune homme, une bannière à la main: il ne faisait aucun effort, c'était aussi clair que le jour. Il était simplement assis dessus à aspirer largement le grand air. Le cycle avançait par sa propre initiative et avançait d'un bon train. Votre bicyclette me laisse à moi tout le travail. Votre machine est un monstre de paresse. Si on ne suait pas sang et eau, ce n'est pas elle qui bougerait. A votre place j'irais réclamer.
En y réfléchissant, il y a bien peu de machines qui fassent honneur à leurs réclames! Je ne me souviens que d'une seule affiche où le cycliste apparemment peinait. Mais c'est qu'il était poursuivi par un taureau. Le plus souvent, l'intention de l'artiste est de prouver au néophyte hésitant que le sport de la bicyclette consiste à être assis sur la selle luxueuse et à être transporté rapidement par des forces invisibles et surnaturelles dans la direction où l'on désire aller.
D'une manière générale le cycliste est une dame. Une fée voyageant sur une légère nuée estivale ne peut pas paraître plus à son aise que la bicycliste de l'affiche. Elle porte le costume rêvé pour faire de la bicyclette par de fortes chaleurs. Des patronnes d'auberges un peu bégueules lui refuseraient peut-être l'accès de leur salle à manger; et une police à l'esprit étroit pourrait vouloir la protéger en l'enveloppant dans un châle, avant de l'incriminer. Mais elle ne s'occupe pas de ces détails. Par monts et par vaux, en des passages où un chat aurait du mal à trouver son chemin, sur des routes faites pour briser un rouleau compresseur, elle passe comme une vision de beauté nonchalante, ses cheveux blonds ondulant au vent, son corps de sylphide alangui dans une attitude éthérée, un pied sur la selle et l'autre effleurant la lanterne. Parfois elle consent à s'asseoir sur la selle; en ce cas elle place ses pieds sur les leviers de repos, allume une cigarette et brandit un lampion.
Quelquefois, mais plus rarement, ce n'est qu'un mâle qui conduit la bicyclette. Acrobate moins accompli que la demoiselle, il réussit pourtant des tours de force appréciables: se tenir debout sur la selle en agitant des drapeaux, boire de la bière ou du bouillon en pleine marche. Il faut bien qu'il fasse quelque chose pour occuper ses loisirs: ce doit être fort pénible pour un homme d'un tempérament actif de rester tranquillement assis sur sa machine des heures durant sans rien avoir à faire, sans même avoir à réfléchir. Et c'est pourquoi on le voit se dresser sur ses pédales en arrivant près du sommet d'une haute montagne, pour apostropher le soleil ou pour déclamer des vers à la campagne environnante.
Parfois l'affiche représente un couple de cyclistes; et alors on saisit sur le vif toutes les supériorités qu'a, au point de vue du flirt, la bicyclette moderne sur le salon, ou sur la grille du jardin du bon vieux temps. Lui et elle grimpent sur leurs bicyclettes, après s'être naturellement assurés qu'elles sont de bonne marque. Après quoi, ils n'ont plus rien à faire qu'à se répéter l'éternelle chanson d'amour toujours si douce. Gaiement les roues de la «Bermondsey Company's Bottom Bracket Britain's Best» ou de la «Camberwell Company's Jointless Eureka» roulent le long d'étroits sentiers, à travers les villes qui sont des ruches en travail. On n'a besoin ni de pédaler ni de les conduire. Donnez-leur une direction et dites-leur à quelle heure vous voulez être rentrés: c'est tout ce qu'il leur faut pour agir. Pendant qu'Edwin se penche sur sa selle pour murmurer à l'oreille d'Angélina les mille petits riens si doux, pendant que le visage d'Angélina se tourne vers l'horizon décoratif pour cacher sa chaste rougeur, les bicyclettes magiques poursuivent leur course régulière.
Et le soleil brille toujours et toujours les routes sont sèches. Ils ne sont ni suivis par des parents sévères, ni accompagnés d'une tante encombrante, ni épiés au coin des rues par un démon de petit frère; jamais ils ne rencontrent d'obstacle à leur bonheur. Ah, mon Dieu! pourquoi n'avons-nous pas pu louer des «Britain's Best» ou des «Camberwell Eurekas» quand nous étions jeunes.
Il se peut aussi que la «Britain's Best» ou la «Camberwell Eureka» soit appuyée contre une grille; elle est peut-être fatiguée. Elle a eu beaucoup à travailler cette après-midi pour transporter ces jeunes gens. Animés des meilleures intentions ils ont mis pied à terre pour donner du repos à la machine. Ils sont assis sur l'herbe, ombragés par de jolis arbustes; l'herbe est longue et bien sèche; un ruisseau coule à leurs pieds. Tout respire la paix et la tranquillité.
L'artiste, compositeur d'affiches pour cycles, s'ingénie toujours à donner cette impression élyséenne de paix et de tranquillité.
Mais, au fait, j'ai tort d'affirmer que, d'après les affiches, jamais cycliste ne peine. J'en ai vu qui représentaient des hommes à bicyclette travaillant dur ou même se surmenant. Ils paraissent amaigris et hagards; à force de travail, la sueur perle sur leur front; ils vous donnent l'impression que, s'il y a une autre montagne au delà de l'affiche, il leur faudra ou abandonner ou mourir. Mais c'est le résultat de leur propre folie et cela ne leur arrive que parce qu'ils s'obstinent à monter une machine d'une marque inférieure. Ah! s'ils montaient une «Putney Popular» ou une «Battersea Bounder» comme le jeune homme raisonnable qui occupe le centre de l'affiche, ils n'auraient aucun besoin de se dépenser en efforts inutiles! On ne leur demanderait en témoignage de reconnaissance que d'avoir l'air heureux; tout au plus de freiner un peu parfois lorsqu'il arrive à la machine dans sa juvénile fougue de perdre la tête et de prendre une allure par trop précipitée.
Vous, pauvres jeunes hommes si las, assis misérablement sur une borne kilométrique, trop éreintés pour prendre garde à la pluie persistante qui vous traverse, vous jeunes filles harassées, aux cheveux raides et mouillés, que l'heure tardive énerve, qui lanceriez un juron si vous saviez vous y prendre; vous, hommes chauves et corpulents, qui maigrissez à vue d'œil en vous éreintant sur la route sans fin; vous, matrones pourpres et découragées, qui avez tant de mal à maîtriser la roue récalcitrante; vous tous, pourquoi n'avez-vous pas eu soin d'acheter une «Britain's Best», ou une «Camberwell Eureka»? Pourquoi ces bicyclettes de marques inférieures sont-elles si répandues? Ou bien en est-il du cyclisme comme de toute chose en ce bas monde: la Vie réalise-t-elle jamais la promesse de l'Affiche?
En Allemagne ce qui ne manque jamais de me fasciner, c'est le chien autochthone. On se lasse en Angleterre des vieilles races, on les connaît trop: il y a le dogue, le plum pudding dogue, le terrier (au poil noir, blanc ou roux, selon le cas, mais toujours querelleur), le collie, le bouledogue; et jamais rien de nouveau. Mais en Allemagne vous rencontrez de la variété. Vous y apercevez des chiens comme vous n'en avez jamais vu jusque là; que vous ne prendriez pas pour des chiens, s'ils ne se mettaient à aboyer. Tout cela est si neuf, si captivant! George s'arrêta devant un chien à Sigmaringen et attira notre attention sur lui. Il nous sembla le produit hétérogène d'une morue et d'un caniche, et, ma foi, je n'oserais pas affirmer qu'il n'était pas, en effet, issu du croisement d'une morue et d'un caniche. Harris essaya de le photographier, mais le chiens se hissa le long d'une palissade et disparut dans quelque haie.
J'ignore les intentions de l'éleveur allemand; il les cache pour le moment. George prétend qu'il vise à produire un griffon. On est tenté de défendre cette théorie: j'ai observé un ou deux cas de quasi réussite en ce genre. Et cependant je ne peux pas m'empêcher de croire que ce ne furent que de simples accidents. L'Allemand est pratique: quel intérêt aurait-il à réaliser un griffon? Si on n'est poussé que par le désir d'avoir une bête originale, n'a-t-on pas déjà le basset? Que faut-il de plus? Au surplus, le griffon serait très incommode dans une maison: chacun, à chaque instant, lui marcherait sur la queue. A mon idée, les Allemands tentent de produire une sirène, qu'ils dresseraient à la pêche.
Car nos Allemands n'encouragent jamais la paresse chez aucun être vivant: ils aiment voir leurs chiens travailler, et le chien allemand aime le travail. Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. La vie du chien anglais doit lui peser comme un fardeau. Imaginez un être fort, intelligent et actif, d'un tempérament exceptionnellement énergique, condamné à passer vingt-quatre heures par jour dans une inertie absolue! Aimeriez-vous cela pour vous-même? Rien d'étonnant qu'il se sente incompris, qu'il aspire à l'impossible et ne récolte que déboires.
Le chien allemand, au contraire, a de quoi occuper son esprit. Il se sait important et très utile. Observez-le qui s'avance, l'air heureux, attelé à sa voiturette chargée de lait. Nul marguillier ne semble aussi satisfait de lui-même au moment de la quête. Il ne fournit aucun travail véritable; c'est l'humain qui pousse, et lui qui aboie. C'est ainsi qu'il conçoit la division du travail. Voici ce qu'il se dit:
—Le vieux bonhomme ne peut pas aboyer, mais sait pousser. C'est parfait.
La fierté qu'il tire de ce travail est édifiante. Il se peut qu'un autre chien, le croisant, fasse une remarque désobligeante, jette du discrédit sur la teneur en crème de son lait. Alors il s'arrête subitement, sans tenir aucun compte de la circulation.
—Je vous demande pardon, mais que disiez-vous de notre lait?
—Je n'ai rien dit de votre lait, répond l'autre chien sur le ton de la plus parfaite innocence. J'avais simplement dit qu'il fait beau temps et demandé le prix de la craie.
—Ah, vous avez demandé le prix de la craie, hein? Désireriez-vous le savoir?
—Je vous en prie, je m'imagine que vous êtes à même de me le dire.
—Vous avez raison. Je le peux. Cela vaut....
—Allons, marche, dit la vieille qui a chaud, qui est lasse et voudrait avoir fini sa tournée.
—Oui; mais, nom d'un petit bonhomme! avez-vous entendu ce qu'il a dit de notre lait?
—Eh! ne t'occupe donc pas de lui. Voilà un tramway qui vient de tourner la rue: nous allons être écrasés.
—Possible, mais moi je m'occupe de lui. On a son amour-propre. Il a demandé le prix de la craie, et il va le savoir! ça vaut exactement vingt fois plus....
—Vous allez tout renverser! s'écrie la vieille femme angoissée, le retenant de toutes ses faibles forces. Mon Dieu! j'aurais dû le laisser chez nous.
Le tram s'avance rapidement sur eux; un cocher les invective, un autre chien, énorme, attelé à une voiturette de pain, espérant arriver à temps pour prendre part au combat, se hâte de traverser la rue, suivi d'un enfant qui crie de toutes ses forces. Il se forme vite un petit rassemblement; et un représentant de la force publique se fraie un chemin vers le champ de bataille.
—Cela vaut, reprend le chien de la laitière, exactement vingt fois plus que vous n'allez valoir quand j'en aurai fini avec vous.
—Ah! tu crois ça, vraiment?
—Oui, vraiment, petit-fils de caniche français, mangeur de choux!
—Là! je savais que vous alliez la renverser, dit la pauvre laitière. Je lui avais dit qu'il allait la renverser.
Mais il est occupé et ne l'écoute pas. Cinq minutes plus tard, quand la circulation a repris, quand la porteuse de pain a ramassé ses miches boueuses et que le sergent de ville s'est retiré après avoir noté le nom et l'adresse de toutes les personnes présentes, il consent à jeter un regard derrière lui.
—Evidemment on en a renversé un peu, admet-il. Puis, se secouant pour chasser cet ennui, il ajoute gaiement: Mais je pense lui avoir appris le prix de la craie, à celui-là. Je crois qu'il ne reviendra plus nous ennuyer.
—Je l'espère, bien sûr, dit la vieille femme, en regardant avec regret la voie lactée.
Mais son sport préféré consiste à attendre au sommet d'une colline la venue d'un autre chien et alors de la redescendre au grand trot. En ces occasions-là son maître est surtout occupé à courir derrière lui, pour ramasser au fur et à mesure les objets semés, des pains, des choux, des chemises. Arrivé au bas de la colline, lui s'arrête et attend amicalement son maître.
—Excellente course, n'est-ce pas? remarque-t-il, essoufflé, quand l'homme arrive, chargé jusqu'au menton. Je crois que je l'aurais gagnée, si cet idiot de petit garçon n'était pas intervenu. Il s'est mis juste en travers de mon chemin au moment où je tournais le coin. Vous l'aviez remarqué? Je voudrais pouvoir en dire autant, sale gosse! Pourquoi se met-il à brailler de la sorte? Parce que je l'ai renversé et que j'ai passé sur lui? Eh, pourquoi ne s'est-il pas écarté de mon chemin? C'est une honte que les gens permettent à leurs enfants de courir ainsi et de se jeter dans les jambes de tout le monde pour faire choir les gens. Oh, là, là! Toutes ces choses sont tombées de la voiture? Vous ne l'aviez sûrement pas bien chargée, il faudra y mettre plus de soin une autre fois. Vous ne pouviez pas vous attendre à ce que je descendisse la colline à une allure de vingt milles à l'heure? Vous me connaissez assez pourtant pour ne pas croire que je me laisserais dépasser par ce vieux chien des Schneider sans tenter un effort. Mais vous ne réfléchissez jamais. Vous êtes certain d'avoir retrouvé tout? Vous le croyez? Je ne me contenterais pas de «croire»; à votre place je remonterais vivement la colline et je m'en assurerais. Vous êtes trop fatigué? Oh, cela va bien! mais ne dites pas alors que c'est ma faute s'il vous manque quelque chose.
Il est très entêté. Il est sûr et certain que le bon tournant est le second à votre droite, et rien ne pourra le persuader que ce n'est que le troisième. Il est sûr de pouvoir traverser la route suffisamment vite et ne sera convaincu du contraire que lorsqu'il aura vu sa charrette démolie. Il est vrai qu'alors il s'excusera très humblement. Mais à quoi cela servira-t-il? Cela réparera-t-il le mal? Comme il a d'habitude la taille et la force d'un jeune taureau et que son compagnon humain n'est généralement qu'un faible vieillard ou un petit enfant, il n'en fait qu'à sa guise. La plus grande punition que son propriétaire puisse lui infliger, c'est de le laisser à la maison et de traîner lui-même sa voiture. Mais notre Allemand a trop bon cœur pour abuser de ce procédé.
Il ne faut pas croire que l'animal soit attelé à la voiture pour un autre agrément que le sien, et j'ai la certitude que le paysan allemand ne commande le petit harnachement et ne fabrique la petite voiture que pour faire plaisir à son chien. Dans d'autres pays, en Hollande, en Belgique et en France, j'ai vu maltraiter et surmener les chiens qu'on attelle; en Allemagne, jamais. Les Allemands accablent de sottises leurs animaux d'une manière choquante. J'ai vu un Allemand se tenir devant son cheval et le traiter de tous les noms qui lui venaient à l'esprit. Mais le cheval n'en avait cure. J'ai vu un Allemand, las d'injurier son cheval, appeler sa femme et lui demander de l'aider. Quand elle survint, il lui révéla ce que le cheval avait fait. A ce récit la femme se fâcha, elle aussi, tout rouge; et, se tenant l'un à droite, l'autre à gauche du pauvre animal, tous deux le rouèrent d'invectives; ils lui firent des remarques blessantes sur son aspect physique, son intelligence, son sens moral, son adresse en tant que cheval. L'animal subit l'avalanche pendant quelque temps avec une patience exemplaire; puis il trouva la meilleure solution en l'occurrence. Sans perdre son sang-froid, il s'en alla doucement. La femme s'en retourna à sa lessive. Quand au mari, il le suivit, remontant la rue, la bouche pleine d'injures.
Il n'y a pas sur terre de peuple dont le cœur soit aussi tendre. Les Allemands ne maltraitent pas les enfants ni les animaux. Ils n'utilisent le fouet que comme instrument de musique; on entend son claquement du matin au soir. A Dresde je vis la foule lyncher presque un cocher italien qui s'était servi du fouet contre sa bête. L'Allemagne est le seul pays d'Europe où le voyageur puisse s'installer confortablement dans un fiacre avec la certitude que son laborieux et patient ami d'entre les brancards ne sera ni surmené ni maltraité.
CHAPITRE ONZIÈME
Une maison de la Forêt Noire. Les relations qu'on pourrait faire. Son parfum. George refuse énergiquement de rester couché après quatre heures du matin. La route qu'on ne saurait manquer. Mon flair extraordinaire. Une réunion de gens peu reconnaissants. Harris savant. Sa confiance sereine. Le village: où il se trouvait et où il aurait dû être. George: son plan. Nous nous promenons à la française. Le cocher allemand endormi et réveillé. L'homme qui répand l'anglais sur le continent.
Très fatigués et loin de toute ville ou de tout village, nous avons dormi une nuit dans une ferme de la Forêt Noire. Le grand charme d'une maison de la Forêt Noire réside dans sa sociabilité. Les vaches y habitent la pièce à côté, les chevaux l'étage au-dessus, les oies et les canards sont installés dans la cuisine, tandis que les cochons, les enfants et les poules séjournent un peu partout.
Pendant qu'on procède à sa toilette on entend un grognement derrière soi:
—Bonjour! Pas d'épluchures de pommes de terre ici? Non, je vois que vous n'en avez pas. Au revoir.
Puis voici un caquètement et le cou d'une vieille poule qui avance.
—Belle journée, n'est-ce pas? Cela ne vous dérange pas que j'apporte ici mon ver? C'est si difficile de trouver dans cette maison une pièce où l'on puisse jouir en paix de sa nourriture. Déjà, quand je n'étais que poussin, je mangeais lentement, mais quand une douzaine.... Là, je pensais bien qu'ils ne me laisseraient pas tranquille! Chacun en voudra un morceau. Cela ne vous fait rien que je m'installe sur le lit? Ici ils ne me verront peut-être pas.
Pendant que l'on s'habille, différentes têtes viennent vous épier par la porte. Elles considèrent apparemment la chambre comme une ménagerie temporaire. On ne saurait dire si les têtes appartiennent à des garçons ou à des filles; on ne peut qu'espérer qu'elles appartiennent toutes au sexe masculin. Il est inutile d'essayer de fermer la porte, car il n'y a rien pour la maintenir et, aussitôt qu'ils ne la sentent plus poussée, ils l'ouvrent de nouveau. On déjeune dans le décor traditionnel du repas qui fut célébré pour le retour de l'Enfant Prodigue: un cochon ou deux entrent pour vous tenir compagnie; une bande d'oies d'un certain âge vous accablent de critiques, se tenant sur le pas de la porte; vous devinez, d'après leurs chuchotements, leur expression choquée, qu'elles cassent du sucre sur votre dos. Une vache s'abaissera peut-être jusqu'à jeter un coup d'œil sur cet intérieur.
C'est cet arrangement dans le genre de l'arche de Noé qui donne, je suppose, à la maison de la Forêt Noire son odeur particulière. Ce n'est pas une odeur qu'on puisse comparer à quoi que ce soit. C'est tout comme si l'on mélangeait des roses, du fromage du Limbourg, de l'huile pour les cheveux, quelques fleurs de bruyère, des oignons, des pêches, de l'eau de savon avec une bouffée d'air marin et un cadavre. On ne saurait discerner aucune odeur particulière, mais on les sent toutes réunies là, toutes les odeurs que l'univers possède jusqu'à présent. Les gens qui vivent dans ces maisons adorent à l'envi ce mélange. Ils n'ouvrent jamais les fenêtres, de peur d'en perdre un peu; ils conservent précieusement cette odeur dans leur maison hermétiquement close. Si vous désirez respirer un parfum différent, vous avez tout loisir de sortir et de humer à l'extérieur l'arome des pins et des violettes des bois: à l'intérieur il y a celui de la maison; et on dit qu'au bout de quelque temps on s'y habitue de telle sorte qu'il vous manquerait et que l'on devient incapable de s'endormir dans aucune autre atmosphère.
Nous avions projeté de couvrir une longue étape le lendemain et pour ce motif nous désirions nous lever de bonne heure, vers les six heures,—si possible sans déranger toute la maison. Nous demandâmes timidement à notre hôtesse si elle voyait d'un bon œil ce programme. Elle ne fit pas d'objection. Elle-même ne serait peut-être pas dans les parages à cette heure-là. C'était le jour où elle devait se rendre au marché, distant de dix milles. Elle ne rentrait pas avant sept heures; mais il était fort possible que son mari ou l'un de ses fils passât à la maison prendre un deuxième repas à ce moment. En tous cas on enverrait quelqu'un nous réveiller et préparer notre premier déjeuner.
On n'eût pas à nous réveiller. Nous nous levâmes de nous-mêmes à quatre heures. Nous nous levâmes à quatre heures pour échapper au fracas qui faisait éclater nos têtes. Je suis incapable de dire à quelle heure les paysans de la Forêt Noire se lèvent en été; ils nous parurent se lever toute la nuit. Et la première chose que fait l'indigène quand il sort du lit est de chausser une paire de sabots et de faire une promenade hygiénique à travers sa maison. Il ne se sent pas complètement levé avant d'avoir monté et descendu trois fois les étages. Une fois bien réveillé, il monte aux écuries et y réveille son cheval. (Les maisons de la Forêt Noire étant généralement bâties sur une pente raide, le rez-de-chaussée se trouve à la partie supérieure et le grenier à la partie inférieure.) Le cheval, semble-t-il, doit aussi faire sa promenade hygiénique par la maison. Ensuite l'homme descend à la cuisine et commence à casser du bois; quand il en a cassé suffisamment, il se sent satisfait de lui-même et se met à chanter. Considérant toutes ces choses, nous arrivâmes à conclure que ce que nous avions de mieux à faire était de suivre l'excellent exemple qu'on nous donnait. George lui-même avait très envie de se lever ce matin-là.
Nous absorbâmes un repas frugal à quatre heures et demie et nous mîmes en route à cinq heures. Notre chemin nous conduisait à travers des montagnes et, d'après les renseignements pris dans le village, ce devait être une de ces routes si faciles à suivre qu'il était impossible de s'égarer. Je suppose que tout le monde connaît ces sortes de routes; généralement elles vous ramènent à votre point de départ; et s'il en va autrement, vous le regrettez, car dans le premier cas vous savez au moins où vous vous trouvez. J'étais en défiance dès le début, et avant d'avoir parcouru une couple de milles nous fûmes édifiés. Nous arrivions à un carrefour de trois routes. Un poteau indicateur vermoulu assignait pour destination au chemin de gauche un endroit inconnu de toute carte. L'autre bras, parallèle à la route du milieu, avait disparu. Le chemin de droite, nous étions tous d'accord pour le croire, ramenait manifestement au village.
—Le vieillard, rappela Harris, nous a dit clairement de longer la montagne.
—Quelle montagne? demanda George avec justesse.
Une demi douzaine de collines nous faisaient face, les unes plus grandes, les autres plus petites.
—Il nous a dit, continua Harris, que nous devions arriver à un bois.
—Je ne vois aucune raison d'en douter, quelle que soit la route que nous prenions, commenta George.
En effet toutes les hauteurs autour de nous étaient couvertes de forêts épaisses.
—Et il a encore dit, murmura Harris, que nous atteindrions le sommet en une heure et demie environ.
—C'est là, dit George, que je commence à douter de ses paroles.
—Eh bien, qu'allons-nous faire? demanda Harris.
Le hasard veut que j'aie la bosse de l'orientation. Ce n'est pas une vertu; je ne veux pas m'en vanter. Ce n'est qu'un instinct tout animal, auquel je ne peux rien. S'il m'arrive de rencontrer sur mon chemin des montagnes, des précipices, des rivières et d'autres obstacles de cette sorte qui m'empêchent d'avancer,—ce n'est pas ma faute. Mon instinct me conduit très sûrement; c'est la planète qui a tort. Je les emmenai donc par la route du milieu. On n'aurait pas dû m'imputer à crime le fait que cette route du milieu n'ait pas eu suffisamment d'énergie pour continuer plus d'un quart de mille dans la même direction, et qu'après trois milles de montées et de descentes elle ait subitement abouti à un guêpier. Si cette route médiane avait suivi la direction qu'elle aurait dû suivre, elle nous aurait menés là où nous voulions aller, j'en suis convaincu.
Ce don particulier qui m'est échu, j'aurais continué à m'en servir pour découvrir un nouveau chemin, s'ils ne m'avaient pas fait sentir leur mauvaise humeur. Mais je ne suis pas un ange—je l'avoue franchement—et je refuse de faire des efforts au profit d'ingrats et de rebelles. D'un autre côté je me demande si George et Harris m'auraient suivi plus loin. C'est pour ces raisons que je m'en lavai les mains et que Harris me remplaça comme chef de colonne.
—Eh bien, me dit-il, je suppose que vous êtes satisfait de votre œuvre.
—J'en suis assez satisfait, répondis-je du haut du tas de pierres sur lequel j'étais assis. Je vous ai menés jusqu'ici sains et saufs. Je mènerais plus loin, mais nul artiste ne peut travailler sans encouragement. Vous vous montrez mécontents de moi parce que vous ne savez pas où vous êtes. Il est possible que vous soyez dans la bonne direction, sans vous en douter. Mais autant ne rien dire; je ne m'attends pas à des remerciements. Suivez le chemin qui bon vous semblera; je ne m'en occupe plus.
Je parlai peut-être avec amertume, mais je n'y pouvais rien. On ne m'avait pas adressé une parole aimable pendant tout ce trajet rebutant.
—Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, dit Harris: George et moi sommes convaincus que sans votre aide nous ne serions pas arrivés à l'endroit où nous nous trouvons. Nous vous rendons justice en cela. Mais on ne peut pas se fier aveuglément à l'instinct. Je compte vous proposer d'y substituer la science qui, elle, est exacte. Donc, où se trouve le soleil?
—Ne croyez-vous pas, dit George, que si nous retournions au village et que nous demandions à un gamin de nous servir de guide pour un mark, cela nous ferait, somme toute, gagner du temps?
—Cela nous ferait perdre plusieurs heures, répliqua Harris d'un ton décidé. Fiez-vous à moi. J'ai étudié la question. (Il tira sa montre et commença à tourner sur lui-même.)
C'est simple comme bonjour. Il faut diriger la petite aiguille vers le soleil, vous prenez la bissectrice de l'angle formé par la petite aiguille et midi, et obtenez ainsi la direction du nord. (Il s'agita pendant quelque temps, puis il fit son choix.) Me voilà fixé, dit-il; le nord est dans cette direction, là où se trouve le guêpier. Maintenant passez-moi la carte. (Nous la lui tendîmes et, s'asseyant face aux guêpes, il l'examina.) Todtmoos se trouve, par rapport à notre position actuelle, dans une direction sud-sud-ouest.
—Qu'entendez-vous par «notre position actuelle»? questionna George.
—Mais ici, où nous sommes.
—Mais où sommes-nous donc?
Cette question embarrassa Harris pendant quelques instants, mais à la fin il se rasséréna.
—Notre position importe peu, répliqua-t-il. Quel que soit l'endroit où nous sommes, Todtmoos se trouve dans une direction sud-sud-ouest. Allons, venez, nous perdons notre temps.
—Je ne comprends pas exactement votre raisonnement, dit George en se levant et en bouclant sa musette; mais je suppose que cela ne tire pas à conséquence. Nous nous promenons pour notre santé et partout la campagne est belle.
—Cela va aller merveilleusement, dit Harris avec une confiance sereine. Nous arriverons à Todtmoos avant dix heures, ne vous tourmentez pas. Et à Todtmoos nous trouverons à manger.
Il avoua que, pour sa part, il aimerait un beefsteak suivi d'une bonne omelette. George nous confia que personnellement il s'abstiendrait de penser à ce sujet avant que Todtmoos ne fût en vue.
Nous marchions depuis une demi-heure quand, arrivant à une éclaircie, nous aperçûmes au-dessous de nous, à environ deux milles, le village que nous avions traversé quelques heures plus tôt. Nous le reconnaissions à son église bizarre, munie d'un escalier extérieur, ce qui est d'une architecture peu répandue. Cette vue me remplit de tristesse. Nous avions marché sur une route très dure pendant trois heures et demie et n'avions apparemment fait que quatre milles. Mais Harris était enchanté:
—Enfin, nous savons où nous sommes.
—Je croyais que cela importait peu, lui rappela George.
—En effet, pratiquement cela n'a aucun intérêt, mais il vaut quand même mieux être fixé. A présent je me sens plus sûr de moi.
—Je ne vois pas en quoi cela constitue pour vous un avantage, murmura George. (Mais je ne crois pas que Harris l'entendit.)
—Nous sommes en ce moment, continua Harris, dans l'est par rapport au soleil et Todtmoos est au sud-ouest de l'endroit où nous sommes. De sorte que si... (Il s'arrêta net.) A propos, vous souvenez-vous si j'ai dit qu'en menant la bissectrice de l'angle on obtenait la direction nord ou la direction sud?
—Vous avez dît qu'elle donnait le nord, répliqua George.
—En êtes-vous sûr? insista Harris.
—Certain. Mais ne vous laissez pas influencer dans vos calculs pour si peu. Selon toute probabilité, vous vous êtes trompé.
Harris réfléchit quelque temps, puis sa physionomie s'éclaira:
—Nous y sommes. Evidemment c'est le nord. Il faut que ce soit le nord. Comment cela pourrait-il être le sud? Maintenant, il faut nous diriger vers l'ouest. Venez.
—Je ne demande pas mieux que de me diriger vers l'ouest, dit George; n'importe quelle direction de la boussole m'est bonne. Je veux seulement vous faire remarquer qu'en ce moment nous marchons en plein vers l'est.
—Mais non, répondit Harris, nous allons vers l'ouest.
—Je vous dis que nous nous dirigeons vers l'est.
—Je voudrais que vous ne continuiez pas à affirmer ça. Vous dérangez mes calculs.
—Cela m'est égal. J'aime mieux déranger vos calculs que de continuer à m'égarer. Je vous dis que nous avons mis cap en plein vers l'est.
—Quelle stupidité! s'impatienta Harris, voici le soleil.
—Je peux voir le soleil, convint George, je le vois même assez distinctement. Il se peut qu'il se trouve à sa place selon vous et les préceptes de la science, mais il se peut aussi qu'il n'y soit pas. Tout ce que je sais se résume en ceci: quand nous étions dans le village, cette montagne surmontée de cette couronne de rochers était nettement au nord. En ce moment, nous faisons face à l'est.
—Vous avez raison, acquiesça Harris, j'avais oublié pour un instant que nous marchions dans un sens opposé.
—Moi, à votre place, je prendrais l'habitude de noter ces changements d'orientation, grommela George. Cela nous arrivera probablement plus d'une fois encore.
Nous fîmes demi-tour et nous acheminâmes dans la direction opposée.
Après avoir grimpé pendant quarante minutes, nous arrivâmes de nouveau à une éclaircie, et de nouveau le village s'étalait à nos pieds. Mais cette fois-ci il était au sud, par rapport à nous.
—C'est étonnant, dit Harris.
—Je ne vois rien d'étonnant à cela, émit George. Si vous faites consciencieusement le tour d'un village, il n'est que naturel que vous en aperceviez de temps en temps l'église. J'ai tout le premier du plaisir à la voir. Cela me prouve que nous ne sommes pas irrémédiablement perdus.
—Il devrait être à notre gauche, dit Harris.
—Il y sera dans une heure environ si nous poursuivons notre route.
Moi, je me taisais: tous les deux m'irritaient. Mais je voyais non sans satisfaction George se mettre en colère contre Harris. Aussi était-ce assez stupide de la part de Harris de s'imaginer qu'il était capable de trouver son chemin d'après le soleil.
—Je serais bien content de savoir d'une manière certaine, dit Harris d'un air songeur, si cette bissectrice nous indique le nord ou le sud.
—A votre place, je prendrais une résolution à ce sujet: c'est un point important.
—C'est impossible que ce soit le nord, dit Harris, et je vais vous expliquer pourquoi.
—Ne vous donnez pas cette peine, répliqua George, je ne demande qu'à le croire.
—Vous venez de dire qu'elle indique le nord, lui reprocha Harris.
—Ce n'est pas cela que j'ai dit. J'ai dit que vous l'aviez dit, c'est tout différent. Si vous croyez vous tromper, rebroussons chemin. Cela nous changera, à défaut de mieux.
Alors Harris dressa de nouveaux plans basés sur des calculs inverses et de nouveau nous nous enfonçâmes dans les bois; et de nouveau après une demi-heure de côtes rudes, nous arrivâmes en vue du même village. Il est vrai que nous étions à une altitude un peu plus élevée et que cette fois-ci il était situé entre nous et le soleil.
—Je pense, dit George, tandis qu'il le regardait du haut de cet observatoire, que c'est la meilleure vue que nous en ayons eue jusqu'à présent. Il n'y a plus qu'un seul endroit au-dessus de nous d'où nous puissions le voir encore. Ce après quoi, je vous proposerai d'y descendre et d'y prendre quelque repos.
—Je ne crois pas que ce soit le même village, dit Harris; cela n'est pas possible.
—On ne saurait s'y méprendre, avec cette église, dit George. A moins qu'il ne s'agisse d'un cas semblable à celui de cette statue de Prague. Il se peut que les autorités aient différentes copies grandeur nature de ce village et les aient dispersées dans la forêt pour juger où il ferait meilleur effet. Du reste, peu importe. Où allons-nous maintenant?
—Je n'en sais rien, dit Harris, et cela m'est égal. J'ai fait de mon mieux; vous n'avez fait que bougonner et m'induire en erreur.
—J'ai pu vous adresser quelques critiques, admit George; mais mettez-vous à ma place. L'un de vous me certifie qu'il a un instinct infaillible et me conduit à un guêpier au milieu d'un bois.
—Je ne peux pas empêcher les guêpes de bâtir leurs ruches dans les bois, répliquai-je.
—Je ne dis pas que cela soit en votre pouvoir, riposta George. Je ne discute pas; je ne fais que constater des faits bien établis... L'autre me mène pendant des heures par monts et par vaux, d'après des principes astronomiques, tout en ne sachant pas distinguer le nord du sud. Personnellement, je ne prétends pas avoir des instincts dépassant ceux du commun des mortels, je ne suis pas non plus un scientifique. Mais je vois là-bas, deux champs plus loin, un homme. Je vais lui offrir la valeur du foin qu'il coupe et que j'estime à un mark cinquante, afin que, laissant son travail, il me conduise jusqu'à ce que nous soyons en vue de Todtmoos. Si vous voulez me suivre, camarades, vous êtes libres; si non, vous pouvez recourir à un autre système et tenter l'épreuve de votre côté.
Le plan de George était dépourvu d'originalité et de hardiesse, mais sur le moment il nous parut sympathique. Heureusement que nous n'étions pas éloignés de l'endroit où nous nous étions trompés de route pour la première fois; ce qui eut pour résultat qu'aidés par l'homme à la faux nous retrouvâmes le bon chemin et atteignîmes Todtmoos avec un retard de quatre heures sur nos calculs, mais avec un appétit formidable que quarante-cinq minutes de travail silencieux et acharné suffirent à peine à calmer.
Nous avions projeté d'aller à pied de Todtmoos à la vallée du Rhin; mais en raison de nos fatigues extraordinaires de la matinée, nous décidâmes de faire «une promenade en voiture», comme on dit en France.
Et à cette intention nous louâmes un véhicule d'aspect pittoresque, tiré par un cheval qu'on aurait volontiers comparé à un tonneau, n'eût été l'embonpoint de son cocher auprès duquel il semblait anguleux. En Allemagne, toutes les voitures sont aménagées pour être attelées à deux, mais en général elles ne sont tirées que par un seul cheval. Cela donne à l'équipage un aspect asymétrique qui heurte notre goût, mais que les gens d'ici trouvent élégant: on a l'air de quelqu'un qui d'habitude sort avec une paire de chevaux, mais qui, pour l'instant, a égaré l'un d'eux. Le cocher allemand n'est pas ce que nous appellerions un maître. Quand il dort, c'est alors qu'il montre ses qualités. A ce moment, au moins, il n'est pas dangereux; et comme le cheval est généralement intelligent et expérimenté, la course est relativement peu périlleuse. S'ils arrivaient en Allemagne à dresser le cheval à se faire payer à la fin de la course, on pourrait se passer tout à fait de cocher, ce qui serait un soulagement considérable pour le voyageur: car le cocher allemand est le plus souvent occupé soit à se mettre dans l'embarras, soit à essayer de s'en tirer. Mais il est plus apte à s'y mettre qu'à s'en tirer. Je me souviens avoir descendu une pente rapide, dans la Forêt Noire, en compagnie de deux dames. C'était une de ces descentes en zigzag. D'un côté de la route la montagne se dressait à soixante-quinze degrés, de l'autre elle s'abaissait, suivant le même angle. Nous avancions très agréablement; le cocher avait, à notre grande satisfaction, les yeux clos, quand soudain un mauvais rêve ou une indigestion le réveilla. Il saisit les rênes, et par un mouvement habile, il conduisit au bord extrême du précipice le cheval de droite qui s'y accrocha, retenu tant bien que mal par son harnachement. Notre cocher n'en parut ni surpris ni affecté; je remarquai aussi que les chevaux semblaient tous deux habitués à cette position. Nous sortîmes de voiture et il descendit du siège. Il prit dans son coffre un énorme couteau qui semblait être spécialement affecté à cet usage et coupa vivement les traits. Le cheval ainsi lâché descendit en roulant jusqu'au moment où il se retrouva sur la route, quelque cinquante mètres plus bas. Là, il se remit sur pied et nous attendit. Nous reprîmes nos places dans la voiture qui poursuivit sa route avec son seul cheval, et nous arrivâmes de la sorte au niveau du premier. Celui-ci, notre conducteur le réattela avec quelques bouts de corde et nous continuâmes notre chemin. De toute évidence, cocher et chevaux avaient l'habitude de descendre les montagnes par ce procédé: c'est ce qui m'impressionna le plus.
Une autre particularité du cocher allemand est que, pour ralentir ou accélérer son allure, il n'agit pas sur le cheval par les rênes, mais sur la voiture par le frein. Pour faire du huit à l'heure, il le serre légèrement, de telle sorte que la roue râclée produise un bruit continu analogue à celui qui s'entend lorsqu'on aiguise une scie; pour faire quatre milles à l'heure, il le serre un peu plus fort et vous roulez, accompagnés de cris et de grognements qui rappellent la symphonie de porcs qu'on égorge. Désire-t-il s'arrêter tout à fait, il le serre à bloc. Il sait que, si son frein est de bonne qualité, sa voiture s'arrêtera en un espace moindre de deux fois sa longueur, à moins que l'animal ne soit d'une force extraordinaire. Le cocher allemand et le cheval allemand doivent ignorer qu'on peut arrêter une voiture par un autre moyen, car le cheval continue à tirer la voiture de toutes ses forces jusqu'au moment où il se sent incapable de la déplacer d'un centimètre; alors il se repose. Les chevaux des autres pays ne voient aucun inconvénient à s'arrêter, quand on leur en suggère l'idée. J'ai même connu des chevaux qui se montraient satisfaits de marcher tout doucement; mais notre cheval allemand est, selon toute apparence, bâti pour marcher à une seule allure et est incapable de s'en départir. J'ai vu, c'est vérité pure, un cocher allemand manœuvrer le frein des deux mains, de peur de ne pas pouvoir éviter une collision.
A Waldshut, une des petites villes du XVIe siècle, que le Rhin traverse peu après sa source, nous rencontrâmes cet être très répandu sur le continent: le touriste anglais qui se montre surpris, même offensé, de l'ignorance dont l'indigène fait preuve touchant les subtilités de la langue anglaise. Quand nous pénétrâmes dans la gare, il était en train d'expliquer au porteur, dans un anglais très pur, malgré un léger accent du Sommersetshire, et ceci pour la dixième fois, ainsi qu'il nous en fit part, ce fait pourtant bien simple qu'il possédait un billet pour Donaueschingen et désirait se rendre à Donaueschingen pour voir les sources du Danube qui n'y sont d'ailleurs pas, quoiqu'on dise en général qu'elles y sont, et entendait que sa bicyclette fût dirigée sur Engen et son sac sur Constance où le dit sac attendrait son arrivée. Cette explication poursuivie d'une haleine lui avait donné chaud et l'avait mis en colère. Le porteur, un très jeune homme, avait pris la physionomie d'un vieillard fatigué. J'offris mes services. Je le regrette maintenant, mais peut-être pas autant que cet abruti a dû le regretter plus tard. Les trois itinéraires, nous apprit le porteur, étaient compliqués, nécessitant des changements et encore des changements. Il ne nous restait que peu de temps pour délibérer avec calme, car notre propre train devait partir dans quelques minutes. L'homme était volubile, ce qui est toujours une faute, lorsqu'on veut tirer au clair une affaire embrouillée, tandis que le porteur ne désirait qu'en avoir fini au plus vite pour pouvoir respirer. Dix minutes plus tard dans le train, la lumière se fit dans mon esprit connue je réfléchissais à la chose: je m'étais bien mis d'accord avec le porteur pour l'expédition de la bicyclette par Immendingen (ce qui me semblait être le meilleur itinéraire) et son enregistrement pour Immendingen; seulement j'avais négligé de donner des instructions pour son départ d'Immendingen. Si j'étais de tempérament bilieux, je me ferais du mauvais sang encore à l'heure actuelle en pensant que, selon toute probabilité, la bicyclette se trouve aujourd'hui encore à Immendingen. Mais il est de bonne philosophie de se résigner à voir toujours le bon côté des choses. Il se peut que le porteur ait, de son propre chef, réparé ma négligence, il se peut aussi qu'un miracle soit intervenu pour rendre la bicyclette à son propriétaire peu de temps avant la fin de leur voyage. Nous envoyâmes le sac à Radolfszell: mais je me console en me disant qu'il portait une étiquette sur laquelle était écrit Constance; sans aucun doute, après un certain laps de temps, la direction du chemin de fer, voyant qu'on ne le réclamait pas à Radolfszell, l'aura envoyé à Constance.
Le piquant de cette histoire réside en le fait que notre Anglais se soit indigné parce que dans une gare allemande il était tombé sur un porteur incapable de comprendre sa langue. Dès que nous lui eûmes adressé la parole, il avait exprimé longuement cette indignation:
—Merci beaucoup. C'est pourtant bien simple. Je vais prendre le train pour Donaueschingen; de Donaueschingen je me rendrai à pied à Geisengen; de Geisengen j'irai en chemin de fer à Engen, et d'Engen je me propose d'aller à bicyclette à Constance. Mais je ne veux pas emporter mon sac; je veux le trouver à Constance quand j'y arriverai. Voici dix minutes que j'essaie d'expliquer cela à cet imbécile, sans pouvoir le lui faire entrer dans tête.
—C'est honteux en effet, avais-je constaté: ces manœuvres allemands parlent à peine leur propre langue.
—Tout cela, je le lui ai montré sur l'indicateur et expliqué par des gestes pourtant bien clairs. Impossible de lui rien faire comprendre.
—J'ai vraiment du mal à vous croire... La chose pourtant s'expliquait d'elle-même...
Harris était en colère après cet homme; il lui aurait volontiers donné une leçon pour lui apprendre à voyager dans des régions perdues et à vouloir y accomplir des tours de force sur les chemins de fer, sans savoir un traître mot de la langue du pays. J'avais refréné l'ardeur de Harris et lui avais fait remarquer la grandeur et l'intérêt du travail auquel cet homme se livrait sans s'en douter.
Evidemment Shakespeare et Milton ont fait de leur mieux pour répandre la langue anglaise chez les habitants moins favorisés de l'Europe. Newton et Darwin ont peut-être réussi à rendre la connaissance de leur langue nécessaire aux étrangers soucieux de l'évolution de la pensée humaine. Dickens et surtout Ouida auront peut-être encore davantage aidé à la rendre populaire. Mais celui qui a répandu la connaissance de l'anglais depuis le cap St-Vincent jusqu'aux monts de l'Oural, c'est l'Anglais qui, incapable ou peu désireux d'apprendre un seul mot d'une autre langue, voyage, le porte-monnaie à la main, dans tous les coins du continent. On pourrait être choqué de son ignorance, irrité de sa stupidité, écœuré de sa présomption. Le résultat pratique subsiste; c'est cet homme qui britannise l'Europe. C'est pour lui que chaque paysan suisse par les soirées d'hiver trotte à travers les neiges pour assister au cours d'anglais. C'est pour lui que le cocher et le conducteur de train, la femme de chambre et la blanchisseuse pâlissent sur leur grammaire anglaise et sur les manuels de conversation. C'est pour lui que les boutiquiers et marchands étrangers envoient leurs fils et leurs filles par milliers faire leurs études dans toutes les villes anglaises. C'est pour lui que tous les hôteliers ou restaurateurs en quête de personnel ajoutent à leurs annonces: «Inutile de se présenter sans une connaissance suffisante de la langue anglaise.»
Si les races britanniques se mettaient en tête de parler autre chose que l'anglais, le progrès surprenant de la langue anglaise à travers l'univers s'arrêterait.
Regardons jongler avec son or l'Anglais qui, ne parlant que sa langue, vit parmi les étrangers.
—Voilà, s'écrie-t-il, de quoi récompenser tous ceux qui parlent l'anglais.
C'est lui le grand éducateur. Théoriquement nous devrions le blâmer; pratiquement il sied de se découvrir devant lui. Il est le missionnaire de la langue anglaise.
CHAPITRE DOUZIÈME
Nous sommes contristés par les instincts primitifs des Germains. Une vue superbe, mais pas de restaurant. Une opinion continentale sur l'Insulaire. Il n'est pas assez débrouillard pour se mettre à l'abri de la pluie. Arrivée d'un voyageur fatigué, muni d'une brique. Le chien va à la chasse. Une résidence de famille peu désirable. Un pays de vergers. Un vieux bonhomme très gai gravit la montagne. George, alarmé par l'heure tardive, descend vivement par l'autre côté. Harris le suit pour lui montrer le chemin. Je déteste rester seul et suis Harris à mon tour. Prononciation spéciale à l'usage des étrangers.
Ce qui froisse les sentiments des Anglo-Saxons des classes supérieures est l'instinct terre à terre qui pousse les Allemands à placer un restaurant au terme de chaque excursion. On trouve toujours et partout une «Wirtschaft» bondée, soit au sommet des montagnes, soit dans les gorges féeriques, dans les défilés déserts comme près des chutes d'eau ou des fleuves majestueux. Comment peut-on s'extasier devant une vue lorsqu'on se trouve entouré de tables tachées de bière? Comment se perdre dans des rêveries historiques en respirant une odeur de veau rôti et d'épinards?
Un jour, désireux d'élever nos âmes, nous nous mîmes à grimper à travers des bois touffus.
—Et, dit Harris avec sarcasme tandis que nous nous arrêtions un moment pour respirer et pour serrer d'un cran nos ceintures, nous allons trouver là-haut un restaurant splendide où des gens engouffreront des beefsteaks saignants et des tartes aux prunes en buvant du vin blanc.
—Vous croyez? dit George.
—Voyons, vous connaissez bien leurs habitudes. Ils ne consentiraient pas à dédier à la solitude et à la contemplation le moindre ravin; ils ne laisseraient pas à l'amant de la nature un seul sommet intact.
—Je pense, remarquai-je, que nous arriverons un peu avant une heure, pourvu que nous ne flânions pas.
—Le «Mittagstisch», grommela Harris, sera juste prêt, avec peut-être quelques-unes de ces petites truites au bleu, qu'ils pêchent par ici. En Allemagne on semble ne jamais pouvoir se défaire de l'idée de boire et de manger. C'est horripilant!
Nous continuâmes notre chemin, et les beautés de la route nous firent oublier notre indignation. Mon calcul se trouva exact.
A une heure moins un quart Harris, qui était en tête, dit:
—Nous voici arrivés. Je vois le sommet.
—Voyez-vous le restaurant? dit George.
—Je ne l'aperçois pas, mais vous pouvez être sûr qu'il y est, le monstre!
Cinq minutes plus tard nous étions au sommet. Nous regardâmes vers le nord, le sud, l'est, l'ouest; puis nous nous regardâmes.
—Vue magnifique, n'est-ce pas? dit Harris.
—Magnifique, acquiesçai-je.
—Superbe, confirma George.
—Ils ont eu pour une fois le bon goût de mettre le restaurant hors de vue, dit Harris.
—Ils semblent l'avoir caché, dit George.
—Il ne vous choque pas tellement quand on ne vous le met pas sous le nez, dit Harris.
—Naturellement, s'il est bien placé, observai-je, un restaurant en général n'a rien de désagréable.
—Je désirerais savoir où ils l'ont mis, dit George.
—Si nous le cherchions? dit Harris, saisi d'une heureuse inspiration.
L'idée nous sembla pratique. Nous convînmes d'explorer la région dans différentes directions et de nous retrouver au sommet pour nous faire part du résultat de nos recherches. Après une demi-heure nous étions de nouveau réunis. Les paroles étaient inutiles. Nos figures montraient assez clairement qu'enfin nous avions découvert un coin de nature allemande inviolé par les appétits.
—Je ne l'aurais jamais cru, dit Harris; et vous?
—Je pense que ce doit être le seul coin de tout le Vaterland qui en soit dépourvu.
—Et nous trois, étrangers, nous l'avons découvert sans effort, risqua George.
—Nous voici à même, observai-je, de régaler nos sentiments les plus délicats sans être dérangés par les sollicitations de notre vile matière. Voyez le jeu de la lumière sur ces pics lointains. N'est-ce pas ravissant?
—A propos de nature, dit George, quel est selon vous le chemin le plus court pour redescendre?
—Le chemin de gauche, répliquai-je après avoir consulté le guide, nous conduit en deux heures environ à Sommersteig, où, entre parenthèses, je remarque que l'Aigle d'Or est très recommandé. Le sentier de droite, un peu plus long, nous offre des panoramas plus vastes.
—Ne trouvez-vous pas, dit Harris, qu'un panorama ressemble follement à tous les autres panoramas?
—Moi, pour ma part, je prends le chemin de gauche, dit George.
Et Harris et moi le suivîmes. Mais nous ne descendîmes pas aussi rapidement que nous l'avions prévu. Les orages s'amassent vite dans ces régions et, avant que nous eussions fait un quart d'heure de marche, le dilemme se posa: trouver un abri, ou passer le reste de la journée dans des vêtements trempés. Nous nous décidâmes pour l'abri et choisîmes un arbre qui, dans des circonstances ordinaires, aurait constitué une protection efficace. Mais un orage dans la Forêt Noire n'est pas chose ordinaire. Nous commençâmes par nous expliquer l'un à l'autre, pour nous consoler, qu'un orage aussi violent ne durerait pas. Puis nous essayâmes de nous réconforter en pensant que s'il durait nous serions assez vite trop mouillés pour craindre de l'être davantage.
—D'après la tournure que prennent les événements, dit Harris, il aurait, ma foi, mieux valu qu'il y eût un restaurant là-haut.
—Je ne vois pas l'avantage, dit George, d'être à la fois mouillé et affamé. J'attends encore cinq minutes, et je poursuis ma route.
—Ces solitudes montagneuses, remarquai-je, ont beaucoup de charme quand il fait beau. Les jours de pluie, surtout si vous n'avez plus l'âge de...
A ce moment un gros homme nous appela. Il se tenait à une cinquantaine de mètres, abrité sous un vaste parapluie.
—Ne voulez-vous pas entrer? proposait le gros homme.
—Entrer où? criai-je. (Je le pris d'abord pour un de ces imbéciles qui essaient de rire là où il n'y a rien de risible.)
—Entrer au restaurant, répondit-il.
Nous quittâmes notre abri et allâmes vers lui. Nous étions avides d'obtenir de plus amples informations.
—Je vous ai déjà appelés par la fenêtre, dit le gros monsieur quand nous fûmes près de lui, mais je suppose que vous ne m'entendiez pas. Cet orage peut encore durer une heure, vous allez être rudement mouillés.
C'était un bon vieux bien sympathique; il semblait s'intéresser vivement à nous. Je dis:
—C'est gentil de votre part d'être sorti. Nous ne sommes pas des fous. Il ne faut pas croire que nous soyons restés sous cet arbre une demi-heure, sachant dès la première minute qu'un restaurant dissimulé par des arbres se trouvait à peine à vingt yards. Nous ne nous doutions pas le moins du monde d'être aussi près d'un restaurant.
—Je le pensais bien, dit le vieux gentleman; et c'est pour cela que je suis venu.
Il paraît que tout le monde dans l'auberge nous avait également observés des fenêtres, se demandant pourquoi nous restions dehors, l'air si malheureux. Sans ce brave vieux, ces imbéciles auraient sans doute continué à nous regarder tout le reste de l'après-midi. L'hôte s'excusa—comme nous avions l'air anglais, il ne savait pas si... Ce n'est pas une figure oratoire. Ils croient tous sur le continent que tout Anglais est un peu fou. Ils en sont sincèrement convaincus, comme les paysans anglais croient mordicus que les Français se nourrissent exclusivement de grenouilles.
C'était un petit restaurant confortable où l'on mangeait bien et où le vin était vraiment tout à fait passable. Nous y restâmes quelques heures, nous nous séchâmes en faisant un bon repas et en parlant du site. Juste comme nous allions quitter ce lieu hospitalier, survint un incident qui montre à quel point sur cette terre les influences du mal l'emportent sur celles du bien.
Un voyageur entra. Il semblait rongé de soucis. Il tenait à la main une brique attachée à un bout de ficelle. Il entra vite et nerveusement, ferma précautionneusement la porte, vérifia cette fermeture, regarda longuement et soigneusement par la fenêtre et alors avec un soupir de soulagement posa sa brique à côté de lui sur le banc et demanda à boire et à manger.
Il y avait du mystère là-dessous. On se demandait ce qu'il allait faire avec cette brique, pourquoi il avait pris tant de précautions pour fermer cette porte, pourquoi il avait eu l'air si inquiet en regardant par la fenêtre; mais son aspect était trop minable pour qu'on fût tenté d'engager la conversation. Tandis qu'il mangeait et buvait il devint plus gai, soupira moins souvent. Un peu plus tard il allongea ses jambes, alluma un cigare malodorant et en tira des bouffées avec calme et satisfaction.
Alors la Chose arriva. Elle arriva trop subitement pour qu'on puisse en donner une explication détaillée. Je me souviens qu'une Fraülein venant de la cuisine entra dans la pièce, une poêle à la main; je la vis se diriger vers la porte de sortie. Le moment d'après toute la pièce était sens dessus dessous. Cela vous rappelait ces spectacles à transformation: d'un décor vaporeux bercé d'une musique lente, peuplé de fleurs se balançant sur leurs tiges et de fées, on se trouve brusquement transporté au milieu de policemen criant et trébuchant parmi des bébés qui hurlent et des dandies qui sur des pentes glissantes se battent avec des arlequins, des dominos et des clowns. Comme la Fraülein à la poêle atteignait la porte, celle-ci fut si rapidement poussée qu'on aurait dit que tous les diables de l'enfer avaient attendu, pressés derrière elle, le moment favorable. Deux cochons et un poulet surgirent avec fracas dans la pièce; un chat, qui dormait sur un tonneau de bière, s'éveilla en sursaut et entra dans la mêlée. La demoiselle lança sa poêle en l'air et se coucha par terre tout de son long. L'homme à la brique sauta sur ses pieds, renversant sa table avec tout ce qui se trouvait dessus. On cherchait à se rendre compte de la cause de ce désastre: on la découvrit aussitôt dans la personne d'un terrier métis aux oreilles pointues et à la queue d'écureuil. L'hôte s'élança d'une autre porte et essaya de le chasser à coups de pied; au lieu de lui ce fut un cochon, le plus gros des deux, qui reçut le coup. C'était un coup de pied vigoureux et bien placé, et le cochon le reçut en plein; rien ne s'en perdit. On avait pitié du pauvre animal, mais quelle que fût la compassion qu'on ressentît pour lui, elle n'était pas comparable à celle qu'il ressentait pour lui-même. Il s'arrêta de courir. Il s'assit au milieu de la pièce et, prenant l'univers à témoin, il le rendit juge de l'injustice de son sort. On dut entendre ses plaintes jusque dans les vallées environnantes et se demander quelle révolution cosmique bouleversait la montagne.
Quant à la poule, elle courait en caquetant dans toutes les directions à la fois. C'était un oiseau remarquable; elle semblait avoir la faculté d'escalader sans peine un mur à pic; et elle et le chat, à eux deux, arrivaient à jeter par terre tout ce qui ne s'y trouvait pas encore. En moins de quarante secondes il y eut dans cette salle neuf personnes contre un seul chien, et toutes occupées à lui administrer des coups de pied. Il est probable que de temps à autre l'un deux atteignait son but, car parfois le chien s'arrêtait d'aboyer pour hurler. Mais il ne se décourageait pas pour cela. Il pensait évidemment que tout ici-bas doit se payer, même une chasse au cochon et au poulet; et que, somme toute, cela en valait la peine.
Il avait en outre la satisfaction de voir que, pour chaque coup reçu par lui, la plupart des autres êtres vivants présents en encaissaient deux. Quant au malheureux cochon—celui qui restait sur place, assis et se lamentant au milieu de la pièce,—il dut en attraper quatre pour un. Atteindre le chien était aussi difficile que de jouer au football avec un ballon toujours absent. Cette bête ne se dérobait pas au moment où on décochait le coup; non,—elle attendait le moment où le pied, déjà trop lancé pour être retenu, n'avait plus que l'espoir de rencontrer un objet assez résistant pour arrêter sa course et éviter ainsi à son propriétaire une chute bruyante et complète. Quand on touchait le chien, c'était par pur hasard, au moment où l'on ne s'y attendait pas; et d'une manière générale cela vous prenait tellement au dépourvu qu'après l'avoir frappé on perdait l'équilibre et tombait par dessus lui. Et chacun, toutes les demi-minutes, était sûr de choir par la faute du cochon, du cochon assis, de celui qui se trouvait incapable de se mettre hors du chemin de tous ces agités.
On ne saurait dire combien ce charivari dura. Il se termina grâce au bon sens de George. Depuis quelque temps déjà, il s'efforçait d'attraper non pas le chien, mais le cochon, celui qui restait capable de se mouvoir. Le cernant enfin dans un coin, il lui persuada de cesser sa course folle tout autour de la pièce, et d'aller prendre ses ébats en plein air. Le cochon fila par la porte avec une longue plainte.
Nous désirons toujours ce que nous ne possédons pas. Un cochon, un poulet, neuf personnes et un chat semblaient bien peu de chose dans l'esprit du chien au prix de la proie qui s'enfuyait. Imprudemment il la poursuivit et George ferma la porte derrière lui et mit le verrou.
Alors l'hôte se leva et mesura l'étendue du désastre, comptant les objets qui jonchaient le sol.
—Vous avez un chien plein de malice, dit-il à l'homme qui était entré avec une brique.
—Ce n'est pas mon chien, répliqua l'homme d'un air sombre.
—Alors à qui appartient-il? dit l'hôte.
—Je n'en sais rien, répondit l'homme.
—Ça ne prend pas avec moi, savez-vous? dit l'hôte, ramassant une chromo qui représentait l'empereur d'Allemagne et essuyant avec sa manche la bière qui la souillait.
—Je sais que ça ne prend pas, répliqua l'homme; j'en étais sûr. D'ailleurs j'en ai assez de dire à tout le monde que ce n'est pas mon chien, personne ne me croit.
—Mais alors pourquoi vous promener partout avec lui, si ce n'est pas votre chien? qu'a-t-il donc de si attrayant?
—Je ne me promène pas partout avec lui: c'est lui qui se promène avec moi. Il m'a rencontré ce matin à dix heures et depuis ne me lâche plus. Je croyais m'en être débarrassé après mon entrée chez vous. Je l'avais laissé à plus d'un quart d'heure d'ici, occupé à tuer un canard. Je m'attends à ce qu'on veuille m'obliger à payer aussi ce dégât, lors de mon retour.
—Avez-vous essayé de lui lancer des pierres? demanda Harris.
—Si j'ai essayé de lui lancer des pierres! répondit l'homme avec mépris. Je lui ai lancé des pierres jusqu'au moment où mon bras n'en pouvait plus; mais il croit que j'en fais un jeu et me les rapporte toutes. Je traîne cette sale brique depuis bientôt une heure avec l'espoir de pouvoir le noyer, mais jamais il ne s'approche suffisamment de moi pour que je le saisisse. Il s'assied toujours à au moins six pouces hors de ma portée et me regarde, la gueule ouverte.
—C'est une des histoires les plus comiques que j'aie entendues depuis longtemps, dit l'hôte.
—Heureusement que cela amuse quelqu'un! grommela l'homme.
Nous le quittâmes qui aidait l'hôte à ramasser les objets cassés, et continuâmes notre chemin. A une douzaine de yards de la porte le fidèle animal attendait son ami. Il semblait fatigué, mais content. C'était apparemment un chien aux fantaisies brusques et bizarres, et nous craignîmes à ce moment qu'il ne se sentît pris d'une affection soudaine pour nous. Mais il nous laissa passer avec indifférence. Sa fidélité envers cet homme qui ne lui rendait pas la pareille était chose touchante et nous ne fîmes rien pour l'amoindrir.
Ayant achevé notre tour de Forêt Noire à notre entière satisfaction, nous nous acheminâmes sur nos bicyclettes vers Munster, par Vieux-Brisach et Colmar, d'où nous commençâmes une petite exploration vers la chaîne des Vosges où l'humanité s'arrête; du moins telle est l'opinion de l'empereur d'Allemagne actuel. Vieux-Brisach est une forteresse, construite anciennement parmi les rochers, tantôt d'un côté du Rhin, tantôt de l'autre (car le Rhin dans sa prime jeunesse ne semble pas avoir bien su trouver son chemin), qui a dû, surtout dans les temps lointains, plaire comme résidence aux amateurs de changements et d'imprévu. Qu'une guerre fût déclarée pour une cause quelconque et contre n'importe quels adversaires, Vieux-Brisach en était toujours. Tous l'assiégèrent, la plupart des peuples le conquirent; la majorité d'entre eux le perdirent à nouveau; personne ne parut capable de s'y maintenir. L'habitant de Vieux-Brisach n'a jamais été à même d'affirmer avec certitude de qui il était le sujet et de quel pays il dépendait; subitement devenu français, il avait à peine eu le temps d'apprendre assez de français pour savoir payer ses impôts que déjà il devenait autrichien. Le temps qu'il s'appliquât à découvrir ce qu'il fallait faire pour être un bon sujet autrichien, il s'apercevait qu'il ne l'était plus, et se voyait sujet allemand; mais dire auquel des douze Etats il appartenait resta pour lui un problème insoluble. Un matin il se réveillait catholique fervent, le lendemain protestant. La seule chose qui dut donner quelque stabilité à son existence était la nécessité uniforme de payer chèrement le privilège d'être ce qu'il était pour le moment. Mais quand on se met à réfléchir à ce sujet, on s'étonne qu'au moyen âge les hommes, sauf les rois et les percepteurs d'impôts, se soient donné la peine de vivre.
On ne saurait comparer les Vosges aux monts de la Forêt Noire, quant à la beauté et à la variété. Pour le touriste, elles ont pourtant sur eux une supériorité: leur pauvreté plus grande. Le paysan des Vosges n'a pas cet air peu poétique de prospérité satisfaite qui gâte son vis-à-vis de l'autre côté du Rhin. Les fermes et les villages possèdent à un plus haut point le charme des choses vétustes. Un autre intérêt que présentent les Vosges est ses ruines. Beaucoup de ses nombreux châteaux sont perchés à des endroits où l'on aurait pu croire que seuls les aigles aimeraient construire leurs nids. D'autres, ayant été commencés par les Romains et achevés par les Troubadours, ne présentent plus maintenant qu'un dédale de murs restés debout, couvrant de larges espaces et où l'on peut flâner pendant des heures.
Le fruitier et le marchand de primeurs sont des personnages inconnus dans les Vosges. Presque toutes les denrées qu'ils vendraient y poussent à l'état sauvage et le seul effort à faire pour les acquérir est de les cueillir. Il est difficile quand on traverse les Vosges de suivre à la lettre un programme, car la tentation de s'arrêter par une journée chaude et de manger des fruits est généralement trop forte pour qu'on y résiste. Des framboises—je n'en avais jamais mangé d'aussi délicieuses,—des fraises des bois, des groseilles en grappes et des groseilles à maquereau poussent à profusion sur les pentes des collines, telles les mûres sauvages le long des prairies anglaises. Le petit Vosgien n'a pas besoin de voler dans un verger, il a la facilité de se rendre malade sans commettre un péché. Il y a une quantité énorme de vergers dans les Vosges; mais vouloir s'aventurer dans l'un d'eux avec l'intention de voler des fruits serait une tentative aussi folle que celle d'un poisson essayant de se faufiler dans une piscine sans avoir payé son entrée. Naturellement on se trompe souvent.
Il nous arriva une après-midi d'atteindre un plateau après une montée rude, et de nous arrêter peut-être trop longtemps, mangeant probablement plus de fruits que nous ne pouvions en supporter; il y en avait une telle profusion autour de nous, une telle variété! nous commençâmes par quelques fraises attardées et nous passâmes aux framboises. Puis Harris trouva un arbre plein de reines-claudes déjà mûres.
—C'est je crois la meilleure aubaine que nous ayons eue jusqu'à présent, dit George, nous ferions bien d'en profiter. (Ce qui nous sembla de bon conseil.)
—C'est malheureux, objecta Harris, que les poires soient encore si dures.
Il s'en plaignit pendant un moment, mais quand plus tard je découvris quelques mirabelles d'une saveur tout à fait remarquable, cela le consola presque entièrement.
—Je crois, dit George, que nous sommes encore trop au nord pour trouver des ananas, j'aurais beaucoup de plaisir à manger un ananas fraîchement cueilli. On se lasse vite de ces fruits trop courants.
—Le défaut de la contrée, c'est qu'elle produit trop de baies et pas assez de gros fruits, observa Harris. Pour mon compte j'aurais préféré une plus grande quantité de reines-claudes.
—Tiens, un homme qui monte la côte, remarquai-je, on dirait un indigène. Il nous indiquera peut-être où trouver d'autres reines-claudes.
—Il marche vite pour un vieil homme, dit Harris.
Il gravissait évidemment la côte avec une très grande rapidité. Si bien que, autant que nous pussions en juger d'aussi loin, il nous sembla remarquablement gai, chantant et criant à tue-tête, et agitant les bras.
—Quelle bonne humeur a ce vieux! dit Harris, cela réconforte, cela fait du bien à voir. Mais pourquoi porte-t-il son bâton sur l'épaule? Pourquoi ne s'appuie-t-il pas dessus pour gravir cette rude montée?
—Dites donc, je ne crois pas que ce soit un bâton, dit George.
—Qu'est-ce que cela peut être alors? questionna Harris.
—Mais il me semble bien que cela a une vague allure de fusil, répliqua Georges.
—Ne croyez-vous pas que nous nous sommes peut-être trompés? suggéra Harris. Ne croyez-vous pas que ceci ressemble fort à un verger privé?
Je répondis:
—Vous souvenez-vous de cette histoire tragique, arrivée il y a bientôt deux ans? Un soldat cueillit quelques cerises en passant devant une maison et le paysan auquel appartenaient ces cerises sortit de chez lui et tua le militaire sans un mot d'avertissement.
—Mais, dit George, il est sûrement défendu de tuer un homme d'un coup de fusil pour quelques fruits cueillis.
—Naturellement, répondis-je, c'était tout à fait illégal. La seule excuse fournie par son avocat fut que le paysan était très irascible et qu'on avait touché à ses cerises favorites.
—Maintenant que vous en parlez, d'autres détails me reviennent en mémoire, dit Harris, la commune dans laquelle le drame se déroula fut obligée de payer de gros dommages-intérêts à la famille du soldat décédé; ce qui n'était que juste.
George déclara:
—J'ai assez vu cet endroit. D'ailleurs, il se fait tard.
—S'il continue à marcher à cette allure, jeta Harris, il va tomber et se faire du mal. Je ne veux pas assister à cet accident...
Je me vis déjà abandonné, seul là-haut, sans personne avec qui causer. D'autre part, je ne me souvenais pas d'avoir depuis ma plus tendre enfance, eu la joie de descendre une côte vraiment raide à toute allure. J'estimai intéressant de voir si je pourrais revivre cette sensation. C'est un exercice assez violent, mais, dit-on, excellent pour le foie...
Nous passâmes cette nuit-là à Barr, jolie petite ville située sur le chemin de Sainte-Odile, couvent intéressant et ancien perdu dans les montagnes, où on est servi par de vraies nonnes et où l'addition est faite par un prêtre. A Barr, un touriste entra juste avant le souper. Il paraissait être anglais, mais parlait une langue comme je n'en avais pas encore entendu jusqu'ici. C'était d'ailleurs un langage élégant et agréable à ouïr. L'hôte le regarda, effaré; l'hôtesse secoua la tête. Il soupira et essaya d'une autre langue qui évoqua en moi des souvenirs lointains, quoique sur le moment je ne pusse les localiser. Mais de nouveau personne ne comprit.
—C'est assommant, dit-il à haute voix en anglais.
—Ah! vous êtes anglais! s'exclama l'hôte, dont le visage s'éclaira.
—Et monsieur a l'air fatigué, ajouta l'hôtesse, une petite femme avenante. Monsieur désire-t-il souper?
Tous deux parlaient l'anglais couramment et presque aussi bien que l'allemand et le français; ils firent de leur mieux pour contenter le voyageur. A souper il fut mon voisin de table. J'engageai la conversation.
—Dites-moi, demandai-je (car le sujet m'intéressait), quelle est la langue que vous parliez lorsque vous êtes entré?
—L'allemand.
—Oh! répliquai-je, je vous demande pardon.
—Vous ne m'aviez pas compris? continua-t-il.
—Certainement par ma faute. Mes connaissances sont très limitées. En voyageant, on acquiert des bribes d'allemand à droite et à gauche; mais naturellement ce n'est pas comme vous...
—L'hôte et sa femme ne m'ont pas compris non plus et c'est leur langue.
—Je ne crois pas, dis-je. Les enfants par ici parlent allemand, c'est vrai, et nos hôte et hôtesse le savent jusqu'à un certain point. Mais à travers toute l'Alsace et la Lorraine les vieux parlent toujours le français.
—Je leur ai aussi adressé la parole en français, et ils ne m'ont pas mieux compris.
—C'est certainement très curieux!
—C'est évidemment très curieux, continua-t-il; dans mon cas c'est même incompréhensible. Je suis titulaire de diplômes témoignant de mon aptitude à parler les langues modernes. Je suis même lauréat de français et d'allemand. La correction de mes constructions, la pureté de ma prononciation étaient considérées à mon collège comme absolument remarquables. Et cependant, quand je suis sur le continent, personne pour ainsi dire ne comprend ce que je dis. Pouvez-vous m'expliquer ce phénomène.
—Je crois que je le puis, répliquai-je. Votre prononciation est trop parfaite. Vous vous souvenez des paroles de cet Ecossais qui pour la première fois de sa vie goûtait du whisky pur: «Il est excellent, mais je ne peux pas le boire.» Il en est de même de votre allemand. Il fait moins l'effet d'un langage utilisable que d'une récitation. Permettez-moi de vous donner un conseil: prononcez aussi mal que possible et introduisez dans vos discours le plus de fautes que vous pourrez.
C'est partout la même chose. Chaque peuple tient en réserve une prononciation spéciale à l'usage exclusif des étrangers, prononciation à laquelle il ne penserait pas à se conformer et qui lui demeure incompréhensible quand on l'emploie. J'entendis une fois une Anglaise expliquer à un Français comment prononcer le mot «have».
—Vous le prononcez, disait la dame d'une voix pleine de reproches, comme si on écrivait h-a-v. Mais ce n'est pas le cas. Il y a un e à la fin.
—Je croyais, dit l'élève, qu'on ne prononçait pas l'e à la fin de h-a-v-e.
—En effet on ne le prononce pas, expliqua le professeur, c'est ce que vous appelez un e muet; mais il exerce une influence sur la voyelle précédente: il en modifie un peu l'inflexion.
Jusque là, il avait toujours dit «have» d'une manière intelligible. A partir de ce moment, quand il lui arrivait de prononcer ce mot, il s'arrêtait, rassemblait ses idées et émettait un son que seul le contexte pouvait expliquer.
A l'exception des martyrs de l'Eglise primitive, peu d'hommes ont, je crois, enduré ce que j'ai enduré moi-même en essayant d'acquérir la prononciation correcte du mot allemand qui signifie église, «Kirche». Bien avant de m'en être tiré, je m'étais décidé à ne jamais aller à l'église en Allemagne plutôt que de me faire du mauvais sang à cause de ce mot.
—Non, non, m'expliquait mon professeur (c'était un homme qui prenait sa tâche à cœur), vous le prononcez comme si on l'écrivait K-i-r-ch-k-e. Il n'y a de k qu'au commencement. C'est... (et pour la vingtième fois dans cette matinée il me donnait à entendre la manière de le prononcer).
Ce qui me parut triste, c'est que je n'aurais pour rien au monde pu découvrir de différence entre sa manière de prononcer et la mienne. De guerre lasse, il essayait une autre méthode:
—Vous prononcez ce mot du fond de la gorge. (C'était tout à fait juste: c'était bien là ce que je faisais.) Je voudrais que vous le prononçassiez d'ici tout en bas. (Et de son index gras il me désignait la région de laquelle j'aurais dû tirer le son).
Après de pénibles efforts, ayant pour résultat de me faire émettre des sons qui éveillaient en moi l'idée de tout, sauf d'un lieu de recueillement, je m'excusais:
—Je sens que vraiment je ne pourrai jamais y arriver. J'avoue que voici des années que je parle avec ma bouche. Je ne savais pas qu'un homme fût capable de parler avec son estomac. Ne croyez-vous pas qu'en, ce qui me concerne il est un peu tard pour l'apprendre?
Je finis par savoir prononcer ce mot correctement. A cet effet, j'avais passé des heures dans des coins sombres et, à la grande terreur des rares passants, m'étais exercé dans des rues silencieuses. Mon professeur fut enchanté de moi et je fus satisfait de moi-même jusqu'au jour où je mis les pieds en Allemagne. En Allemagne, je constatai que personne ne comprenait ce que je voulais dire. A cause de ce mot, jamais je ne pus m'approcher d'une église. Il me fallut abandonner la prononciation correcte et revenir au prix de nouveaux efforts à mon ancienne prononciation vicieuse. Alors leur visage s'éclairait et ils me disaient, suivant le cas, que c'était en tournant tel coin, ou au bout de la rue la plus proche.
Je pense également qu'on ferait mieux d'enseigner la prononciation des langues étrangères sans demander à l'élève ces exploits d'acrobatie interne qui sont souvent impossibles et toujours sans profit. Voici le genre de conseils que l'on reçoit:
—Appuyez vos amygdales contre la partie inférieure de votre larynx. Puis avec la partie convexe du septum recourbé, pas complètement, mais presque, jusqu'à toucher la luette, essayez avec le bout de la langue d'atteindre le corps thyroïde. Faites une large inspiration et comprimez la glotte. Maintenant, sans desserrer les lèvres, prononcez: «garou.»
Et même, si l'on surmonte la difficulté, ils ne sont pas contents.
CHAPITRE TREIZIÈME
Une étude sur le caractère et la conduite de l'étudiant allemand. Le duel d'étudiants allemands. Usages et abus. Impressions. L'ironie de la chose. Moyen pour élever des sauvages. La Jungfrau: son goût particulier quant à la beauté du visage. La Kneipe. Comment on frotte une salamandre. Conseils à un étranger. Histoire qui aurait pu se terminer tristement de deux maris, de leurs femmes et d'un célibataire.
Sur le chemin du retour nous visitâmes une ville universitaire allemande, désirant avoir un aperçu de la vie de l'étudiant, curiosité que l'amabilité de quelques amis de là-bas nous permit de satisfaire.
Le jeune Anglais joue jusqu'à ce qu'il ait atteint quinze ans, puis travaille jusqu'à vingt ans. En Allemagne c'est l'enfant qui travaille et le jeune homme qui joue. Le garçonnet allemand va à l'école à sept heures du matin en été et à huit en hiver, et il travaille à l'école. Ce qui fait qu'à seize ans il a une connaissance sérieuse des classiques et des mathématiques, qu'il sait autant d'histoire que n'importe quel individu appelé à prendre place dans un parti politique est censé en savoir; à cela il joint une science approfondie d'une ou deux langues modernes. C'est pourquoi les huit semestres d'Université s'étendant sur une durée de quatre ans sont inutilement longs, sauf pour les jeunes gens qui visent un professorat. L'étudiant allemand n'est pas sportif, ce qui est à déplorer, car il aurait fait un bon sportsman. Un peu de football, un peu de bicyclette; de préférence, des carambolages en des cafés enfumés;—mais d'une manière générale tous ou presque tous perdent leur temps à vadrouiller, à boire de la bière et à se battre en duel.
S'il est fils de famille, il entre dans un Korps—la cotisation annuelle d'un Korps élégant est d'environ mille francs. S'il appartient à la classe moyenne, il s'enrôle dans une Burschenschaft ou une Landsmannschaft, ce qui coûte un peu moins cher. Ces groupes se subdivisent à leur tour en cercles dans lesquels on s'efforce d'assembler les jeunes gens des mêmes régions. Il y a le cercle des Souabes, originaires de Souabe; des Franconiens, qui descendent des Francs; des Thuringiens et ainsi de suite. Dans la pratique, naturellement, la répartition n'est qu'approximative (selon mes calculs, la moitié de nos régiments écossais sont formés de Londoniens); mais cette division de chaque Université en une douzaine de compagnies d'étudiants ne laisse pas d'atteindre à un effet pittoresque. Chaque société a ses couleurs distinctives et possède sa brasserie particulière fermée aux étudiants dont la casquette arbore d'autres couleurs. Son objectif principal est d'organiser des rencontres soit dans son propre sein, soit entre ses membres et ceux de quelque Korps ou Schaft rival, en un mot d'organiser la célèbre Mensur allemande.
La Mensur a été décrite si souvent et si complètement que je ne veux pas fatiguer mes lecteurs de détails oiseux sur ce sujet. Je ne veux que donner mes impressions et principalement celles de ma première Mensur,—parce que je crois que les premières impressions sont plus authentiques que les opinions émoussées par l'échange des idées.
Un Français ou un Espagnol cherchera à vous faire croire que les courses de taureaux sont une institution créée principalement dans l'intérêt des taureaux: le cheval que vous imaginez hurlant de souffrance, ne ferait que rire au spectacle comique de ses propres entrailles. Votre ami français ou espagnol ne voudrait pas comparer sa mort glorieuse et excitante à la froide brutalité des luttes foraines. Si vous ne restez pas entièrement maître de vous, vous le quittez avec le désir de créer en Angleterre un mouvement en faveur de l'institution des courses de taureaux comme école de chevalerie. Sans doute Torquemada était-il convaincu de l'humanité de l'Inquisition. Une heure passée sur le chevalet devait procurer le plus grand bien-être à un gros gentleman souffrant de crampes ou de rhumatismes. Il se relevait avec plus de jeu, plus d'élasticité dans les articulations. Les chasseurs anglais considèrent le renard comme un animal dont le sort est enviable. On lui procure à bon marché un jour de bon sport, pendant lequel il est le centre de l'attraction.
L'habitude vous rend indifférents aux pires usages. Le tiers des Allemands que vous croisez dans la rue portent et porteront jusque dans la mort les traces des vingt à cent duels qu'ils ont eus au cours de leur vie d'étudiants. L'enfant allemand joue à la Mensur dans la nursery et continue au lycée. Les Allemands sont arrivés à croire que ce jeu n'est ni brutal, ni choquant, ni dégradant. Ils allèguent qu'il est l'école du sang-froid et du courage pour la jeunesse allemande. Mais l'étudiant allemand aurait besoin de bien plus de courage pour ne pas se battre. Il ne se bat pas pour son plaisir, mais pour satisfaire à un préjugé qui retarde de deux cents ans.
Le seul effet que produise sur lui la Mensur est de le rendre brutal. Il se peut que ce duel exige de l'adresse—on me l'a affirmé,—mais on ne s'en aperçoit pas. Ce n'est somme toute qu'un essai fructueux pour unir le grotesque au déplaisant. A Bonn, centre aristocratique par excellence où règne un goût meilleur, et à Heidelberg où les visiteurs des nations étrangères sont nombreux, l'affaire se passe peut-être avec plus d'apparat. Je me suis laissé dire que là le duel a lieu dans de belles pièces, que des médecins à cheveux blancs y soignent les blessés, que des laquais en livrée y servent à boire et à manger et que toute l'affaire y est menée avec un certain cérémonial qui ne manque pas de caractère. Dans les Universités plus essentiellement allemandes où les étrangers sont rares et où on ne les attire pas, on s'en tient aux combats purs et simples et ceux-ci n'ont rien de plaisant.
Ils sont même si répugnants que je conseille au lecteur quelque peu délicat de s'abstenir d'en lire la description. On ne peut pas rendre ce sujet attrayant et je ne me propose pas de l'essayer.
La pièce est nue et sordide, les murs sont souillés d'un mélange de taches de bière, de sang et de suif; le plafond est enfumé; le plancher couvert de sciure de bois. Une foule d'étudiants riant, fumant, causant, quelques-uns assis par terre, d'autres perchés sur des chaises où des bancs, forment le cadre.
Au centre, se faisant face, les combattants sont debout. Bizarres et rigides, avec de grosses lunettes protectrices, le cou bien enveloppé dans d'épais cache-nez, le corps carapaçonné d'une sorte de matelas sale et les bras, ouatés, tendus au-dessus de leur tête, ils ont l'air d'un burlesque sujet de pendule. Les seconds, plus ou moins rembourrés eux aussi, la tête et le visage protégés par de vastes casques en cuir, donnent aux combattants, non sans brusquerie, la position convenable. On prête l'oreille au héraut d'armes. L'arbitre prend place, le signal est donné, et aussitôt les lourds sabres droits s'entrechoquent. Il n'y a ni animation, ni adresse, ni élégance dans le jeu (je parle d'après mes propres impressions). Le plus fort est vainqueur; c'est celui, dont le bras emmaillotté peut tenir le plus longtemps sans trop faiblir ce grand sabre mastoc, soit pour parer, soit pour frapper.
Tout l'intérêt réside dans le spectacle des blessures. Elles apparaissent presque toujours aux mêmes endroits,—sur le sommet de la tête ou sur la partie gauche de la face. Parfois une portion de cuir chevelu ou un morceau de joue vole à travers les airs, pour être ramassé et conservé soigneusement par son propriétaire ou, plus exactement, par son ancien propriétaire qui, orgueilleusement, lui fera faire le tour de la table lors des joyeux festins à venir; et naturellement le sang coule à flots de chaque blessure. Il inonde les docteurs, les seconds, les spectateurs; il asperge le plafond et les murs; il sature les combattants et forme des mares dans la sciure. A la fin de chaque assaut, les docteurs accourent et, de leurs mains déjà dégouttantes de sang, compriment les plaies béantes, les épongent avec de petits tampons d'ouate mouillée qu'un aide tend sur un plateau. Naturellement, dès que l'homme se relève et reprend sa besogne, le sang jaillit de nouveau, l'aveuglant à moitié et mettant sur le plancher une glu où le pied glisse. Parfois on voit les dents d'un homme découvertes jusqu'à l'oreille, ce qui fait, que tout le reste du duel il sourit démesurément à la moitié des spectateurs et offre à l'autre moitié un demi-visage revêche; ou bien un nez fendu donne à son propriétaire jusqu'à la fin du combat une matamoresque arrogance.
Comme le but de chaque étudiant est de quitter l'Université porteur du plus grand nombre possible de cicatrices, je doute que personne s'efforce jamais de changer quoi que ce soit à cette manière de combattre. Le vrai vainqueur est celui qui sort du duel avec le plus grand nombre de blessures. Recousu et raccommodé, il est à même le mois suivant de parader de façon à provoquer l'envie de la jeunesse allemande et l'admiration des jeunes filles de là-bas. Celui qui n'a obtenu que quelques blessures insignifiantes se retire du combat mécontent et désappointé.
Mais la bataille elle-même n'est que le commencement du divertissement. Le deuxième acte a lieu dans la salle de pansement. Les docteurs sont en général des étudiants de la veille qui, à peine munis de leurs diplômes, manœuvrent pour acquérir de la clientèle. La vérité m'oblige à dire que ceux d'entre eux que j'ai approchés m'ont paru gens peu distingués. Ils semblaient prendre plaisir à leur tâche. Leur rôle, d'ailleurs, consiste à amplifier autant que possible les souffrances, à quoi un vrai médecin ne se prêterait pas volontiers. La manière dont l'étudiant supporte le pansement de ses blessures compte autant pour sa réputation que la manière, dont il les a reçues. Chaque opération doit être accomplie avec autant de brutalité que possible, et les camarades épient soigneusement le patient pour voir s'il traverse l'épreuve avec une apparence de joie et de sérénité. La blessure souhaitable est une blessure bien nette et qui bâille largement. Exprès on en rejoint mal les lèvres, espérant que la cicatrice restera visible toute la vie. L'heureux propriétaire d'une telle blessure, savamment entretenue et maltraitée toute la semaine suivante, peut espérer épouser une femme qui lui apportera une dot se chiffrant au moins par dizaines de mille francs.
C'est ainsi que se passent ordinairement les épreuves bi-hebdomadaires; bon an mal an, chaque étudiant prend part à quelques douzaines de ces Mensurs. Mais il y en a d'autres auxquelles les visiteurs ne sont pas admis. Lorsqu'un étudiant s'est fait disqualifier au cours d'un combat pour quelque léger mouvement instinctif interdit par leur code, il lui faut pour recouvrer son honneur provoquer les meilleurs duellistes de son Korps. Il demande et on lui accorde non pas un combat, mais une punition. Son adversaire alors lui inflige systématiquement le plus grand nombre possible de blessures. Le but de la victime est de montrer à ses camarades qu'elle est capable de rester immobile tandis qu'on lui taille la peau du crâne.
Je doute qu'on puisse produire un argument quelconque en faveur de la Mensur allemande; en tout cas il ne concernerait que les deux combattants. Je suis sûr que l'impression des spectateurs ne peut être que mauvaise. Je me connais assez pour savoir que je ne suis pas d'un tempérament extraordinairement sanguinaire. L'effet qu'elle a donc eu sur moi doit être celui qu'elle produit sur la plupart des mortels. La première fois, avant que le spectacle ne commençât véritablement, j'étais curieux de savoir comment j'allais en être affecté, quoique une certaine habitude des salles de dissection et des tables d'opération m'eût déjà un peu aguerri. Lorsque le sang commença à couler, les muscles et les nerfs à être mis à nu, je pus analyser en moi un mélange de dégoût et de pitié. Mais je dois avouer qu'au deuxième duel, ces sentiments raffinés tendirent à disparaître et que le troisième étant en bonne voie, et l'odeur spéciale et chaude du sang alourdissant l'atmosphère, je commençai à voir rouge.
J'en voulais encore. J'examinai les visages des autres assistants, et j'y vis réfléchies d'une manière évidente mes propres sensations. Si le fait d'exciter l'appétit du sang chez l'homme moderne est une bonne chose, je dirai alors que la Mensur est utile. Mais en est-il ainsi? Nous nous enorgueillissons de notre civilisation et de notre humanité, mais ceux qui ne sont pas assez hypocrites pour se tromper eux-mêmes savent que sous nos chemises empesées se cache le sauvage avec tous ses instincts. Il se peut qu'on désire parfois sa résurrection, mais jamais on n'aura à craindre sa disparition totale. D'un autre côté il semble peu sage de lui laisser les rênes sur l'encolure.
Si l'on examine le duel d'une manière sérieuse, on trouve beaucoup d'arguments en sa faveur. On ne saurait cependant en invoquer aucun en faveur de la Mensur. C'est de l'enfantillage, et le fait d'être un jeu cruel et brutal ne la rend nullement moins puérile: les blessures n'ont aucune valeur par elles-mêmes; c'est leur origine qui leur confère de la dignité et non leur taille. Guillaume Tell est à très juste titre considéré comme un héros; mais que penserait-on d'un club de pères de famille, fondé uniquement pour que ses membres se réunissent deux fois par semaine sur ce programme: abattre à l'arbalète une pomme posée sur la tête de leurs fils. Les jeunes Allemands pourraient atteindre un résultat analogue à celui dont ils sont si fiers en taquinant un chat sauvage. Devenir membre d'une société dans le seul but de se faire hacher, rabaisse l'esprit d'un homme au niveau de celui d'un derviche tourneur. La Mensur est en fait la reductio ad absurdum du duel; et si les Allemands sont par eux-mêmes incapables d'en voir le côté comique, on ne peut que regretter leur manque d'humour.
Si on ne peut approuver la Mensur, au moins peut-on la comprendre. Le code de l'Université qui, sans aller jusqu'à encourager l'ivresse, l'absout est plus difficile à admettre. Les étudiants allemands ne s'enivrent pas tous. En fait, la majorité est sobre, sinon laborieuse. Mais la minorité, qui a la prétention, du reste admise, d'être le modèle de l'étudiant allemand, n'échappe à l'ébriété perpétuelle que grâce à l'adresse péniblement acquise de boire la moitié du jour et toute la nuit en conservant par un effort suprême l'usage des cinq sens. Cela n'a pas sur tous la même influence, mais il est fréquent de voir dans les villes universitaires des jeunes gens, n'ayant pas encore atteint leurs vingt ans, avec une taille de Falstaff et un teint de Bacchus de Rubens. C'est un fait que les jeunes Allemandes peuvent se sentir fascinées par une figure balafrée et tailladée jusqu'à sembler faite de matières hétéroclites. Mais on ne découvrira sûrement rien d'attrayant à une peau bouffie et couverte de pustules et à un ventre projeté en avant et qui menace de déséquilibrer le reste de l'individu. D'ailleurs, que pourrait-on attendre d'autre d'un jouvenceau qui commence à dix heures du matin, par le Frühschoppen, à boire de la bière, et finit à quatre heures du matin à la fermeture de la Kneipe?
La Kneipe, on pourrait l'appeler une des assises de la société. Elle sera très calme ou très bruyante, suivant sa composition. Un étudiant invite une douzaine ou une centaine de ses camarades au café et les pourvoit de bière et de cigares à bon marché autant qu'ils en peuvent avaler ou fumer; le Korps peut aussi lancer les invitations. Ici, comme partout, on remarque le goût allemand pour la discipline et l'ordre. Lorsque entre un convive, tous ceux qui sont assis autour de la table se lèvent et saluent, les talons joints. Quand la table est au complet, on élit un président qui est chargé d'indiquer le numéro des chansons. On trouve sur la table des recueils imprimés de ces chansons, un pour deux convives. Le président annonce: «numéro vingt-quatre, premier vers», et aussitôt tous commencent à chanter, chaque couple tenant son livre, exactement comme on tient à deux un livre d'hymnes à l'église. A la fin de chaque vers on observe une pause, jusqu'à ce que le président fasse commencer le suivant. Tout Allemand ayant appris le solfège et la plupart jouissant d'une belle voix, l'effet d'ensemble est impressionnant.
Si les attitudes évoquent le chant des hymnes religieuses, les paroles de ces chansons redressent souvent cette impression. Mais qu'il s'agisse d'un chant patriotique, d'une ballade sentimentale ou d'un refrain qui choquerait la plupart des jeunes Anglais, on le chante toujours d'un bout à l'autre avec un sérieux imperturbable, sans un sourire, sans une fausse note. A la fin le président crie «Prosit!» Tout le monde répond «Prosit!» et le moment d'après tous les verres sont vides. Le pianiste se lève et salue et on répond à son salut. Puis la Fraülein remplit les verres.
Entre les chants on porte des toasts à la ronde; mais on applaudit peu et on rit encore moins. Les étudiants allemands trouvent préférable de sourire et d'opiner du bonnet d'un air grave.
On honore parfois certains convives, en leur portant un toast particulier appelé «Salamander», qui comporte une solennité exceptionnelle.
—Nous allons, dit le président, frotter une salamandre (einen Salamander reiben).
Nous nous levons tous et nous nous tenons comme un régiment au garde à vous.
—Est-ce que tout est prêt? (Sind die Stoffe parat?) interroge le président.
—Sunt, répondons-nous d'une seule voix.
—At exercitium Salamandri, dit le président (et nous nous tenons prêts).
—Eins! (Nous frottons nos verres d'un mouvement circulaire sur la table.)
—Zwei! (De nouveau les verres tournent; de même à Drei!)
—Bibite! (Buvez!)
Et avec un ensemble automatique tous les verres sont vidés et maintenus en l'air.
—Eins! dit le président. (Le pied de chaque verre vide frôle la table avec un bruit de galets roulés par la vague.)
—Zwei! (Le roulement reprend et meurt.)
—Drei! (Les verres frappent la table tous du même coup, et nous nous retrouvons assis.)
La distraction de la Kneipe consiste pour deux étudiants à s'invectiver (naturellement pour rire) et à se provoquer ensuite en un duel à boire. On désigne un arbitre; on remplit deux verres énormes et les hommes se font face, tenant les anses à pleines mains; tout le monde les regarde. L'arbitre donne le signal du départ et l'instant d'après on entend la bière descendre rapide les pentes de leurs gosiers. L'homme qui heurte le premier la table de son verre vide est proclamé vainqueur.
Les étrangers qui prennent part à une Kneipe et qui désirent se comporter à la manière allemande feront bien, avant de commencer, d'épingler leurs nom et adresse sur leur veston. L'étudiant allemand est la courtoisie personnifiée et, quel que puisse être son propre état, il veillera à ce que, par un moyen ou un autre, ses hôtes soient reconduits chez eux sains et saufs avant l'aurore. Mais naturellement on ne saurait lui demander de se rappeler les adresses.
On me raconta l'histoire de trois hôtes d'une Kneipe berlinoise qui aurait pu avoir des résultats tragiques. Nos étrangers étaient d'accord pour pousser les choses à fond. Chacun d'eux écrivit son adresse sur sa carte et l'épingla sur la nappe en face de sa place. Ce fut une faute. Ils auraient dû, comme je l'ai dit, l'épingler à leur veston. Un homme peut changer de place à table, même inconsciemment et réapparaître de l'autre côté; mais partout où il va il emmène son veston.
Sur le matin, le président proposa que pour la plus grande commodité de ceux qui se tenaient encore droit, on renvoyât chez eux tous les messieurs qui se montraient incapables de soulever leur tête de la table. Parmi ceux qui ne s'intéressaient plus aux événements étaient nos trois Anglais. On décida de les charger dans un fiacre et de les renvoyer chez eux sous la surveillance d'un étudiant relativement de sang-froid. S'ils étaient restés à leur place initiale pendant toute la soirée, tout se serait passé au mieux; mais malheureusement ils s'étaient promenés et personne ne sut quel était le propriétaire de telle ou telle carte. Nul ne le savait et eux moins que personne. Dans la gaieté générale, cela ne sembla pas devoir être d'une trop grande importance. Il y avait trois gentlemen et trois adresses. Je crois qu'on pensait que même en cas d'erreur le tri pourrait s'opérer dans la matinée. On mit donc les trois messieurs dans une voiture; l'étudiant relativement de sang-froid prit les trois cartes et ils s'en allèrent, salués des acclamations et des bons vœux de la compagnie.
Pour avoir bu de la bière allemande on n'est pas—et c'est son avantage—gris comme on sait l'être en Angleterre. Son ivresse n'a rien de répugnant; elle ne fait qu'alourdir: on n'a pas envie de parler; on veut avoir la paix, pour dormir, n'importe où.
Le conducteur de la troupe fit arrêter la voiture à l'adresse la plus proche. Il en tira le plus atteint, jugeant naturel de se débarrasser d'abord de celui-là. Aidé du cocher il le porta jusqu'à son étage et sonna. Le domestique de la pension de famille vint ouvrir à moitié endormi; ils firent entrer leur charge et cherchèrent une place où la déposer. La porte d'une chambre à coucher était ouverte, la chambre était vide, quelle belle occasion! Ils le mirent là. Ils le débarrassèrent de tout ce qui pouvait être retiré facilement, puis le couchèrent dans le lit. Cela fait, les deux hommes, satisfaits, retournèrent à la voiture.
A la suivante adresse ils s'arrêtèrent de nouveau. Cette fois, en réponse à leur sonnerie apparut une dame en robe de chambre avec un livre à la main. L'étudiant allemand ayant lu la première des deux cartes qu'il tenait demanda s'il avait le plaisir de s'adresser à madame Y. Et, en l'occasion, le plaisir, s'il y en avait, paraissait bien être entièrement de son côté. Il expliqua à Frau Y., que le monsieur qui pour le moment ronflait contre le mur était son mari. Cette nouvelle ne provoqua chez elle aucun enthousiasme; elle ouvrit simplement la porte de la chambre à coucher, puis s'en fut. Le cocher et l'étudiant rentrèrent le patient et le couchèrent sur le lit. Ils ne se donnèrent pas la peine de le déshabiller; ils se sentaient trop fatigués! Ils n'aperçurent plus la maîtresse de maison et pour ce motif se retirèrent sans prendre congé.
La dernière carte était celle d'un célibataire descendu à l'hôtel. Ils amenèrent donc leur dernier voyageur à cet hôtel, en firent livraison au portier de nuit et le quittèrent.
Or voici ce qui s'était passé à l'endroit où l'on avait effectué le premier déchargement. Quelque huit heures auparavant, monsieur X. avait dit à madame X.:
—Je crois, ma chérie, vous avoir dit que je suis invité ce soir à prendre part à ce qu'on appelle une Kneipe?
—Vous avez en effet parlé de quelque chose de ce genre, répliqua madame X. Qu'est-ce que c'est qu'une Kneipe?
—Eh bien, ma chérie, c'est une sorte de réunion de célibataires, où les étudiants se rendent pour bavarder et chanter et fumer, et pour toutes sortes d'autres choses, comprenez-vous?
—Bon. J'espère que vous allez bien vous amuser, dit madame X., qui était aimable et d'esprit large.
—Ce sera intéressant, observa monsieur X. Voilà longtemps que je désirais y assister. Il se peut, il est fort possible que je rentre un peu tard.
—Qu'entendez-vous par tard?
—C'est assez difficile à dire. Vous comprenez, ces étudiants sont tant soit peu turbulents lorsqu'ils se réunissent... Et puis j'ai tout lieu de croire qu'on portera un certain nombre de toasts. Je ne sais comment je m'y plairai. Si j'en trouve le moyen, je les quitterai de bonne heure, mais à la condition que je le puisse sans les froisser. Si je ne peux pas...
—Vous devriez emprunter un passe-partout aux gens de la maison, conseilla madame X. qui, ainsi que j'ai déjà dit, était une femme raisonnable. Je coucherai avec Dolly, si bien que vous ne me dérangerez pas quelle que soit l'heure de votre retour.
—C'est une excellente idée, acquiesça monsieur X. J'ai horreur de vous déranger. Je rentrerai sans bruit et me glisserai dans le lit.
A un certain moment, au milieu de la nuit, peut-être déjà vers le matin, Dolly, la sœur de madame X., se réveilla et prêta l'oreille.
—Jenny, dit-elle, as-tu entendu?
—Oui, chérie, répondit madame X., ça va bien. Rendors-toi.
—Mais qu'est-ce qu'il y a? ne crois-tu pas que c'est le feu?
—Je pense que c'est Percy. Je suppose que dans l'obscurité il aura trébuché sur un objet quelconque. Ne t'inquiète pas, ma chérie, rendors-toi.
Mais sitôt que Dolly se fut assoupie, madame X., qui était une bonne épouse, pensa qu'elle devrait se lever doucement pour voir si Percy allait bien. Enfilant son peignoir et chaussant ses pantoufles, elle se glissa par le couloir jusqu'à sa propre chambre. Il aurait fallu un tremblement de terre pour réveiller le monsieur qui reposait sur le lit. Elle alluma une bougie et s'en approcha avec précaution.
Ce n'était pas Percy; ce n'était même pas quelqu'un qui lui ressemblât. Elle eut la sensation que ce n'était pas le genre d'homme qu'elle aurait jamais choisi pour mari, jamais, en aucune circonstance. Et dans l'état où il se trouvait actuellement, il lui inspirait même une aversion prononcée. Elle n'eut qu'un désir: se débarrasser de l'intrus.
Mais il avait un je ne sais quel air qui lui rappelait quelqu'un. Elle s'approcha davantage et le considéra de plus près. Ses souvenirs se précisèrent. Ce devait sûrement être monsieur Y., un monsieur chez qui Percy et elle avaient dîné le jour de leur arrivée à Berlin.
Qu'est-ce qu'il venait faire là? Elle posa la bougie sur la table, prit sa tête entre ses mains et se mit à réfléchir. Le jour se fit vivement dans son esprit. Percy était allé à la Kneipe avec ce même monsieur Y. Une erreur avait été commise. On avait ramené monsieur Y. à l'adresse de Percy. Donc Percy à ce moment...
Les éventualités terribles que cette situation comportait se présentèrent à son esprit. Retournant à la chambre de Dolly, elle se rhabilla à la hâte et descendit en silence. Elle trouva heureusement une voiture et se fit conduire chez madame Y. Disant au cocher d'attendre, elle vola jusqu'à l'étage supérieur et sonna avec insistance. La porte fut ouverte comme auparavant par madame Y., toujours vêtue de son peignoir et tenant toujours son livre à la main.
—Madame X.! s'écria madame Y. Qu'est-ce qui peut vous amener ici?
—Mon mari! (c'était tout ce que la pauvre madame X. trouvait à dire pour l'instant) est-il ici?
—Madame X., répliqua madame Y. en se redressant de toute sa hauteur, comment osez-vous...?
—Oh! comprenez-moi bien, s'excusa madame X., c'est une erreur épouvantable. Ils ont dû apporter mon pauvre Percy ici, au lieu de le conduire chez nous, sûrement. Allez voir, je vous en prie.
—Ma chère, dit madame Y., qui était beaucoup plus âgée et plus posée, ne vous énervez pas. Il y a une demi-heure qu'ils l'ont apporté ici et, pour vous dire la vérité, je ne l'ai pas regardé. Il est là-dedans. Je ne crois pas qu'ils se soient même donné la peine de lui ôter ses chaussures. Si vous restez calme, nous le descendrons et le rentrerons sans qu'âme qui vive entende mot de cette affaire.
En vérité madame Y. semblait très empressée à venir en aide à madame X.
Elle poussa la porte. Madame X. entra, mais pour reparaître aussitôt, pâle et décomposée.
—Ce n'est pas Percy, dit-elle. Qu'est-ce que je vais faire?
—Je voudrais bien que vous ne commissiez pas de telles erreurs, dit madame Y., se préparant à son tour à pénétrer dans la chambre.
Madame X. l'arrêta:
—Et ce n'est pas non plus votre mari.
—Allons donc, riposta madame Y.
—Je vous dis que ce n'est pas lui, je le sais, car je viens de le quitter, dormant sur le lit de Percy.
—Mais... comment cela se fait-il? tonna madame Y.
—Ils l'ont apporté là et l'ont déposé, expliqua madame X., en se mettant à pleurer. C'est ce qui m'avait fait croire que Percy devait être ici.
Les deux femmes se regardaient muettes. Le silence était troublé seulement par le ronflement du monsieur qu'on entendait à travers la porte entrebâillée.
—Mais alors qui est là dedans? demanda madame Y., qui se ressaisit d'abord.
—Je ne sais pas; c'est la première fois que je le vois. Croyez-vous que ce soit quelqu'un que vous connaissiez?
Mais madame Y. se précipitait déjà vers la porte.
—Qu'allons-nous faire, mon Dieu? dit madame X.
—Je sais ce que moi je vais faire, dit madame Y. Je m'en vais rentrer avec vous et reprendre mon mari.
—Il dort d'un sommeil de plomb, objecta madame X.
—Je le connais depuis longtemps sous ce jour, répliqua madame Y. en boutonnant son manteau.
—Mais alors où est Percy? sanglota la pauvre petite madame X. en descendant les escaliers.
—Ça, ma chère, c'est une question que vous pourrez lui poser.
—S'ils commettent des erreurs de ce genre, il est impossible de savoir ce qu'ils ont pu faire de lui.
—Nous ferons une enquête demain matin, dit madame Y. consolatrice.
—Je trouve que ces Kneipe sont pleines de désagréments, je ne laisserai plus jamais Percy y retourner, jamais tant que je vivrai.
—Chère amie, si vous comprenez votre devoir, jamais il n'en aura plus envie.
Et le bruit a couru que jamais plus il n'y retourna.
Mais, comme je l'ai dit, toute l'erreur provenait de ce que l'on avait épinglé les cartes à la nappe et non aux vestons. Et sur cette terre les erreurs sont toujours punies sévèrement.
CHAPITRE QUATORZIÈME
Qui est sérieux, comme il convient à un chapitre dans lequel on prend congé du lecteur. Les Allemands du point de vue anglo-saxon. La Providence en casque et en uniforme. Le paradis du malheureux idiot. Comment on se pend en Allemagne. Qu'arrive-t-il aux bons Allemands quand ils meurent? L'instinct militaire peut-il suffire à tout? De l'Allemand boutiquier. La manière dont il supporte la vie. La Femme moderne là, comme partout ailleurs. Ce qu'on peut dire contre les Allemands comme peuple. Fin de la «balade».
N'importe qui pourrait gouverner ce pays, dit George, moi, par exemple.
Nous étions assis dans le jardin du Kaiser Hof à Bonn; nous regardions le Rhin. C'était la dernière soirée de notre «balade»; le train qui devait partir le lendemain à la première heure allait marquer le commencement de la fin.
—J'écrirais sur un morceau de papier tout ce que je voudrais que le peuple fît, continua George, je trouverais une maison recommandable pour l'imprimer à un nombre suffisant d'exemplaires que j'expédierais à travers les villes et les villages; et tout serait dit.
On ne retrouve plus dans l'Allemand contemporain, personnage doux et placide dont la seule ambition semble être de payer régulièrement ses impôts et de faire ce que lui ordonne celui que la Providence a bien voulu placer au-dessus de lui,—on ne retrouve plus le moindre vestige de son ancêtre sauvage, à qui la liberté individuelle paraissait aussi nécessaire que l'air; qui accordait à ses magistrats le droit de délibérer, mais qui réservait le pouvoir exécutif à la tribu; qui suivait son chef, mais ne s'abaissait pas jusqu'à lui obéir. De nos jours on entend parler de socialisme, mais c'est d'un socialisme qui ne serait que du despotisme dissimulé sous un autre nom. L'électeur allemand ne se pique pas d'originalité. Il est désireux, que dis-je? il éprouve l'angoissant besoin de se sentir contrôlé et réglementé en toute chose. Il ne critique pas son gouvernement, mais sa constitution. Le sergent de ville est pour lui un dieu et on sent qu'il le sera toujours. En Angleterre, nous considérons nos agents comme des êtres nécessaires mais neutres. La plupart des citoyens s'en servent surtout comme de poteaux indicateurs; et dans les quartiers fréquentés de la ville, on estime qu'ils sont utiles pour aider les vieilles dames à passer d'un côté de la rue à l'autre. A part la reconnaissance qu'on leur marque pour ces services, je crois qu'on ne s'en occupe pas beaucoup. En Allemagne, au contraire, on adore l'agent de police comme s'il était un petit dieu et on l'aime comme un ange gardien. Il est pour l'enfant allemand un mélange de Père Noël et de Croquemitaine. Le grand désir de tout enfant allemand est de plaire à la police. Le sourire d'un sergent de ville le rend orgueilleux. On ne peut plus vivre avec un enfant allemand à qui un sergent de ville a tapoté amicalement la joue: sa suffisance le rend insupportable.
Le citoyen allemand est un soldat dont l'agent de police est l'officier. L'agent lui indique la rue dans laquelle marcher et la vitesse permise. A l'entrée de chaque pont se trouve un agent qui indique aux Allemands la manière de le traverser. Si le quidam ne trouvait pas cet agent à sa place, il s'asseoirait probablement et attendrait que la rivière ait fini de couler devant lui. Aux stations de chemin de fer l'agent l'enferme à clef dans la salle d'attente, où il ne peut se faire de mal. Quand l'heure du départ a sonné, il le fait sortir et le met entre les mains du chef de train, qui n'est qu'un sergent de ville revêtu d'un uniforme différent. Le chef de train lui indique la place qu'il doit occuper, l'endroit où il devra descendre, et il veille à ce qu'il descende au bon moment. En Allemagne l'individu n'assume aucune responsabilité. On vous mâche la besogne et on vous la mâche bien. Vous n'êtes pas censé vous conduire de votre propre initiative; on ne vous blâme pas, si vous ne savez pas vous conduire vous-même; c'est le rôle du sergent de ville allemand de s'occuper de vous et de vous conduire. A supposer même que vous soyez un idiot fieffé, votre stupidité ne constituerait pas une excuse pour lui, s'il vous arrivait quelque désagrément. Quel que soit l'endroit où vous soyez et quoi que vous fassiez, vous êtes toujours sous sa protection et il prend soin de vous,—il prend bien soin de vous; on ne saurait le nier.
Si vous vous perdez, il vous retrouve; si vous perdez un objet vous appartenant, il vous le retrouve. Si vous ne savez pas ce que vous voulez, il vous le dit. Si vous désirez quelque chose d'utile, il vous le procure. On n'a pas besoin de notaire en Allemagne. Si vous voulez acheter ou vendre une maison ou un champ, l'Etat se charge de servir d'intermédiaire. Si on vous a roulé, l'Etat se constitue votre défenseur. L'Etat vous marie, vous assure; pour un peu il se ferait même votre partenaire aux jeux de hasard.
Le gouvernement allemand dit au citoyen allemand:
—Arrangez-vous pour naître, nous ferons le reste. Que vous soyez chez vous ou dehors, que vous soyez malade ou en bonne santé, qu'il s'agisse de vos plaisirs ou de votre travail, nous vous montrerons le bon chemin et veillerons à ce que vous le suiviez. Ne vous inquiétez de rien.
Et effectivement l'Allemand ne s'inquiète de rien. S'il n'arrive pas à rencontrer un sergent de ville, il continue sa route jusqu'au moment où il trouve une ordonnance de police placardée sur un mur. Il la lit, puis il repart et fait ce qu'elle commande.
Je me souviens d'avoir vu dans une ville allemande (je ne me rappelle plus laquelle,—ça n'a d'ailleurs pas d'importance, la chose aurait pu arriver n'importe où) une grille ouverte sur un jardin où l'on donnait un concert. Rien n'empêchait celui qui aurait voulu y pénétrer de se mêler à la foule des auditeurs sans rien payer. En fait, des deux grilles du jardin séparées par deux cent cinquante mètres, c'était celle dont l'accès était le plus commode. Cependant, dans la foule des passants, pas un seul ne songeait à entrer par cette porte. Ils continuaient patiemment sous un soleil de plomb jusqu'à l'autre entrée, où un homme était aposté pour percevoir l'argent. J'ai vu des petits garçons allemands s'arrêter avec envie devant un lac gelé et désert. Ils auraient pu y glisser et y patiner des heures durant, sans que jamais personne en sût rien. La foule et la police en étaient éloignées de plus d'un demi-mille. Rien ne les eût empêchés de s'y aventurer, mais ils savaient que c'était défendu. C'est à se demander si le Teuton fait partie de notre humanité faillible. Ce peuple, ne dirait-on pas? se compose uniquement d'anges qui, descendant du ciel pour boire un bock, ont atterri en Allemagne, convaincus qu'il n'est bons bocks que là.
En Allemagne, les routes sont bordées d'arbres fruitiers. Aucune voix, sauf celle de la conscience, ne saurait empêcher les hommes ou les enfants d'en cueillir et d'en manger des fruits. En Angleterre, les enfants mourraient par centaines du choléra et les médecins s'épuiseraient à essayer d'enrayer les conséquences d'excès accomplis par des gens se gavant de pommes acides et d'autres fruits pas mûrs. Mais en Allemagne un gamin parcourt des kilomètres sur des routes bordées d'arbres fruitiers, pour aller acheter au village prochain deux sous de poires. L'Anglo-Saxon qui passerait sous ces arbres sans protection, pliants sous le poids succulent des fruits mûrs, trouverait stupide de ne pas profiter de l'aubaine et de mépriser ainsi les dons de la Providence.
J'ignore si cela est, mais il ne m'étonnerait pas d'apprendre qu'en Allemagne, lorsqu'un homme est condamné à mort, on lui donne un bout de corde en lui enjoignant d'aller se pendre. Cela épargnerait à l'Etat beaucoup d'ennuis et de travail; je vois d'ici le criminel allemand rapportant chez lui le bout de corde, lisant soigneusement les ordres de la police et se préparant à les exécuter dans sa propre cuisine.
Les Allemands sont de bonnes gens. Peut-être les meilleures de la terre; c'est un peuple bienveillant et qui n'est pas égoïste. Je suis persuadé que la majorité d'entre eux iront au paradis. En les comparant aux autres nations chrétiennes, on est fatalement amené à conclure que le paradis est organisé d'après leurs idées. Mais je ne comprends pas comment ils y arrivent. Je ne puis pas croire que l'âme d'un Allemand ait suffisamment d'initiative pour prendre seule son vol jusqu'au paradis et frapper à la porte de saint Pierre. Selon moi, on les transporte là-haut par petits paquets et on les fait entrer sous la direction d'un sergent de ville défunt.
Carlyle a dit des Prussiens, et cela s'applique à tout le peuple allemand, qu'une de leurs vertus principales résidait dans leur capacité d'obéir au commandement. On peut dire des Allemands que ce sont gens à aller partout où on leur commande d'aller et à faire toujours ce qu'on leur ordonne. Envoyez-les en Afrique ou en Asie sous la direction de quelqu'un portant l'uniforme, ils feront sans faute d'excellents colons, tenant tête aux difficultés comme ils tiendraient tête au diable lui-même pourvu qu'ils en aient reçu l'ordre. Livré à lui-même, l'Allemand s'étiolerait bien vite et mourrait, non faute d'intelligence, mais manque de la plus petite parcelle de confiance en soi.
L'Allemand a été si longtemps le soldat de l'Europe que chez lui l'instinct militaire est devenu atavique. Il possède toutes les vertus militaires, mais les vertus militaires ont aussi leurs inconvénients. On m'a raconté l'histoire d'un valet allemand sorti depuis peu de la caserne, auquel son maître avait donné une lettre à porter quelque part avec ordre d'y attendre la réponse. Les heures passaient sans que l'homme revînt. Son maître, anxieux, se mit en route à son tour et le trouva là où il avait été envoyé, tenant la réponse à la main. Il attendait d'autres ordres. D'aucuns croiront cette histoire exagérée. Je me porte garant de son exactitude.
L'étonnant est que le même homme, qui en tant qu'individu est faible comme un enfant, devient dès qu'il revêt son uniforme un être intelligent, capable de prendre une initiative et d'endosser une responsabilité. L'Allemand peut diriger les autres, être dirigé par les autres, mais il ne peut pas se diriger lui-même. Le remède indiqué serait que chaque Allemand fût exercé au métier d'officier, puis placé sous son propre commandement. Il se donnerait sûrement des ordres empreints de sagesse et d'habileté, et veillerait à ce qu'il s'obéît avec diligence, tact et précision.
Les écoles sont responsables au premier chef de cette orientation du caractère allemand. Leur enseignement fondamental est le «devoir». C'est un bel idéal pour un peuple; mais avant de l'admirer sans réserve, faudrait-il avoir une conception claire de ce que l'on entend par «devoir». L'idée qu'en ont les Allemands semble être: «obéissance aveugle à tout ce qui porte galon». C'est l'antithèse absolue de la conception anglo-saxonne; mais comme les Anglo-Saxons prospèrent aussi bien que les Teutons, il doit y avoir du bon dans chaque système. Jusqu'ici les Allemands ont eu le bonheur d'être excellemment gouvernés; si cela continue, la fortune ne cessera pas de leur sourire. Les difficultés commenceront le jour où par un hasard quelconque leur machine gouvernementale se déréglera. Mais il se peut que leur système ait le privilège de produire, au fur et à mesure des besoins, un continuel renouvellement de bons gouvernants. Ça en a tout l'air.
Je suis porté à croire que les Allemands, en tant que commerçants, à moins qu'ils ne changent fort, seront toujours dépassés par leurs concurrents anglo-saxons; et cela à cause de leurs vertus. La vie leur semble plus importante qu'une misérable course aux richesses. Un peuple qui ferme ses banques et ses bureaux de poste pendant deux heures au beau milieu de la journée, pour aller faire dans le sein de la famille un repas plantureux, avec peut-être un petit somme pour dessert, ne peut pas espérer, et sans doute ne le désire même pas, lutter avec un peuple qui prend ses repas sur le pouce et qui dort avec le téléphone à la tête de son lit. En Allemagne, la différence entre les classes n'est pas assez marquée, du moins jusqu'à présent, pour qu'on y fasse de la lutte pour la vie une affaire capitale comme en Angleterre. Excepté dans l'aristocratie campagnarde, dont les barrières sont infranchissables, la différence de caste compte à peine. Frau Professeur et Frau Charcutière se rencontrent au Kaffeeklatsch hebdomadaire et échangent les derniers potins avec la plus franche cordialité. Le loueur de chevaux et le médecin trinquent en frères dans leur brasserie favorite. Le riche entrepreneur en bâtiment, lorsqu'il projette une excursion en voiture, invite son contremaître et son tailleur à se joindre à lui avec leur famille. Chacun apporte sa part de vivres et tous en chœur entonnent en rentrant le même refrain. Un homme ne sera pas tenté, tant que durera cet état de choses, de sacrifier les meilleures années de sa vie au désir d'amasser une fortune pour ses vieux jours. Ses goûts et davantage encore ceux de sa femme restent modestes. Il aime dans son appartement ou sa villa les meubles en peluche rouge avec une profusion de laque et de dorure. Mais cela le regarde; et il se peut que ce goût ne soit pas plus critiquable que celui qui mêle du mauvais Elisabeth à des copies de Louis XV, le tout orné de photographies et éclairé à la lumière électrique. Il fait décorer la façade de sa maison par l'artiste du pays: une bataille sanglante, largement coupée par la porte d'entrée, en garnit le bas; tandis qu'un ange, ayant la tête de Bismarck, voltige entre les fenêtres de la chambre à coucher. Il lui suffit de voir des tableaux de maîtres anciens au musée; et, comme la mode d'avoir des œuvres d'art à domicile n'a pas encore pénétré dans le Vaterland, il ne se sent pas forcé de gaspiller son argent pour transformer sa maison en boutique d'antiquaire.
L'Allemand est gourmand. Il existe des fermiers anglais qui, tout en prétendant que leur métier ne nourrit pas son homme, font joyeusement leurs sept repas solides par jour. Une fois par an a lieu en Russie une fête qui dure une semaine pendant laquelle on enregistre de nombreux décès occasionnés par une indigestion de crêpes; mais c'est une fête religieuse et une exception. L'Allemand comme gros mangeur tient la première place entre toutes les nations de la terre. Il se lève de bonne heure et en s'habillant avale vivement quelques tasses de café avec une demi-douzaine de petits pains chauds beurrés. Il ne s'attable pas avant dix heures pour prendre un repas digne de ce nom. A une heure ou une heure et demie a lieu son repas principal. C'est une affaire sérieuse qui dure quelques heures. A quatre heures il va au café où il boit du chocolat et mange des gâteaux. Il passe en général ses soirées à manger,—non qu'il fasse le soir un repas sérieux (cela lui arrive rarement), il se contente d'une série de casse-croûtes,—mettons: à sept heures une bouteille de bière avec un ou deux «belegte Semmel»; au théâtre, pendant l'entr'acte, une autre bouteille de bière et un «Aufschnitt»; une demi-bouteille de vin blanc et des «Spiegeleier» avant de rentrer, puis un morceau de saucisse ou de fromage qu'il fait glisser avec un peu de bière, juste avant de se mettre au lit.
Mais ce n'est pas un gourmet. La cuisine française, non plus que les prix français, n'est pas en usage dans ses restaurants. Il préfère aux meilleurs crus de Bordeaux ou de Champagne sa bière ou son vin blanc national et à bon marché. Et en réalité cela vaut mieux pour lui: il semble, en effet, que chaque fois qu'un vigneron français vend une bouteille de vin à un hôtelier ou à un marchand de vins allemand, il soit obsédé par le souvenir de Sedan. C'est une revanche ridicule, car en thèse générale ce n'est pas un Allemand qui la boit: la victime est le plus souvent un innocent voyageur anglais. Il se peut aussi que le marchand français n'ait pas oublié Waterloo et pense qu'en tous les cas sa vengeance atteindra son but.
Les distractions coûteuses sont fort peu à la mode en Allemagne; on n'en offre pas et on n'en attend pas. A travers le Vaterland tout se passe à la bonne franquette. L'Allemand ne dépense pas d'argent à des sports onéreux et ne se ruine pas en frais de toilette pour plaire à un cercle de parvenus. Il peut pour quelques marks satisfaire son goût de prédilection, une place à l'opéra ou au concert; et sa femme et ses filles s'y rendent à pied avec des robes confectionnées par elles-mêmes et la tête enveloppée d'un châle. Les Anglais remarquent avec plaisir dans ce pays l'absence de toute pose. Les voitures privées sont très rares et même ne se sert-on des «Droschken» que si le tram électrique, plus rapide et plus propre, est inutilisable.
C'est ainsi que l'Allemagne maintient son indépendance. Le boutiquier en Allemagne ne fait pas d'avances à ses clients. A Munich, j'ai accompagné un jour une dame anglaise qui faisait des courses. Ayant l'habitude des magasins de Londres et de New-York, elle critiquait tout ce que le vendeur lui montrait. Non qu'effectivement elle ne trouvât rien à sa convenance, mais parce que c'était sa méthode. Elle se mit à expliquer, à propos de presque tous les articles, qu'elle pourrait trouver mieux et à meilleur marché ailleurs; non qu'elle le crût vraiment, mais elle pensait bien faire en le disant au boutiquier. Elle ajouta que le stock manquait de goût (elle n'avait pas d'intention offensante, je l'ai déjà dit, c'était là sa manière) et était trop restreint; que les objets étaient démodés; qu'ils étaient banals; qu'ils ne paraissaient pas solides. Il ne la contredit pas; il n'essaya pas de la faire changer d'avis. Il remit les choses dans leurs cartons respectifs, rangea ces cartons à leurs rayons respectifs, s'en alla dans l'arrière-boutique et ferma la porte sur lui.
—Va-t-il revenir bientôt? me demanda la dame après quelques instants d'attente.
C'était moins une question qu'une exclamation d'impatience.
—J'en doute, répliquai-je.
—Pourquoi donc? me demanda-t-elle, pleine d'étonnement.
—J'ai tout lieu de croire que vous l'avez vexé. Il y a beaucoup de chances pour qu'il soit en ce moment derrière cette porte en train de fumer sa pipe et de lire son journal.
—Quel marchand extraordinaire! s'exclama mon amie, en rassemblant ses paquets et en sortant majestueusement indignée.
—C'est leur manière, expliquai-je. Voici la marchandise. Si vous voulez l'acheter, vous pouvez l'avoir. Si vous n'y tenez pas, ils aimeraient tout autant que vous ne vinssiez pas leur en parler.
Une autre fois j'entendis dans le fumoir d'un hôtel allemand un Anglais de petite taille raconter une histoire qu'à sa place j'aurais tue.
—Essayer de marchander avec un Allemand? disait ce petit Anglais. Il semble qu'il ne vous comprenne pas. Ayant vu une première édition des Brigands à la vitrine d'une librairie du Georg Platz, j'entrai et en demandai le prix. Un vieil original se tenait derrière le comptoir. Il me répondit: «25 marks» et continua sa lecture. Je lui expliquai alors que j'en avais vu un plus bel exemplaire à 20 marks quelques jours auparavant: c'est ainsi que l'on fait quand on veut marchander; c'est admis. Il me demanda: «Où?» Je lui dis: «Dans un magasin, à Leipzig». Il me conseilla d'y retourner et de l'acquérir; que j'achetasse son livre ou le lui laissasse, cela semblait peu lui importer. Je lui dis: «Quel est votre dernier prix?—Je vous ai déjà dit 25 marks», me répondit-il (c'était un type irascible). «Il ne les vaut pas, lui dis-je.—Je ne l'ai jamais prétendu, vous ne pouvez pas dire le contraire, grogna-t-il.—Je vous en offre 10 marks!» Je croyais qu'il allait finir par en accepter 20. Il se leva. Je crus qu'il allait prendre le livre à l'étalage. Non, il se dirigea droit sur moi. C'était une sorte de géant. Il m'empoigna par les deux épaules, me jeta à la rue et ferma violemment la porte sur moi. Jamais de ma vie je ne fus aussi étonné.
—Peut-être, insinuai-je, le livre valait-il ses 25 marks.
—Naturellement qu'il les valait, répliqua-t-il, et largement encore! Mais quelle notion des affaires!
C'est la femme qui seule pourra arriver à changer le caractère allemand. Elle-même est en train d'évoluer et progresse vite. Il y a dix ans nulle jeune fille allemande tenant à sa réputation et espérant trouver un mari n'aurait osé monter à bicyclette: maintenant elles pédalent par milliers à travers le pays. Les vieux secouent la tête à leur vue; mais j'ai remarqué que les jeunes gens les rejoignent et font route à leur côté. Récemment encore il n'était pas comme il faut, pour une dame, de faire des dehors en patinant: elle devait, pour être correcte, s'accrocher éperdûment au bras de son cavalier qui, pour que ce fût tout à fait bien, devait être un membre de sa famille. Maintenant elle s'exerce à faire des huit dans un coin, jusqu'au moment où un jeune homme vient à elle pour la seconder. Elle joue au tennis, et j'en ai même aperçu qui conduisaient un dog-cart.
Son éducation a toujours été des plus soignées. A dix-huit ans elle parle deux ou trois langues et a déjà oublié plus de choses qu'une Anglaise moyenne n'en lit de toute sa vie. Jusqu'à présent cette éducation ne lui a été d'aucune utilité. Une fois mariée, elle se retirait dans sa cuisine, où elle se hâtait de vider son cerveau pour y mettre de piètres principes culinaires. Mais supposons qu'elle comprenne soudain qu'une femme n'est pas tenue absolument de sacrifier toute son existence à peiner dans son ménage, pas plus qu'un homme n'a besoin de se considérer comme une machine à travailler. Supposons qu'elle se mette en tête de prendre une part active à la vie sociale et nationale. Alors l'influence d'une telle compagne, saine de corps et par conséquent vigoureuse d'esprit, ne manquera pas d'être à la fois puissante et durable.
Car il faut bien se dire que l'Allemand est exceptionnellement sentimental et très facilement influencé par le sexe. On dit de lui qu'il est le meilleur des amants et le plus mauvais des maris. C'est d'ailleurs la faute de sa femme. Sitôt mariée, la femme allemande fait plus qu'abdiquer le romanesque; elle saisit un balai pour le chasser de chez elle. Jeune fille elle ne savait pas s'habiller; épouse, elle abandonne ses toilettes pour se draper dans les oripeaux les plus hétéroclites, ramassés à droite et à gauche; en tout cas, c'est bien là l'impression qu'elle donne.
Elle est souvent faite comme une Junon, avec une carnation qui ferait honneur à un ange bien portant: elle s'entend parfaitement à abîmer son galbe et son teint. Elle vend son droit aux hommages pour une portion de friandises. Vous pouvez la voir toutes les après-midi dans un café, se gavant de gâteaux à la crème fouettée que chassent d'abondantes tasses de chocolat. A ce régime elle s'avilit, s'empâte et devient tout à fait inintéressante.
Quand la femme allemande renoncera à son goûter et à sa bière du soir, quand elle prendra suffisamment d'exercice pour conserver sa taille et qu'elle lira, une fois mariée, autre chose que son livre de cuisine, le gouvernement allemand remarquera qu'il lui faut compter avec une force nouvelle. Et c'est à travers toute l'Allemagne qu'on peut observer mille petits détails significatifs qui ne trompent pas et qui marquent l'évolution des surannées «Frauen» allemandes en «Damen» modernes.
On se perd en conjectures sur ce qu'il adviendra alors. Car la nation germanique est encore jeune et sa maturité fera époque dans l'histoire de l'humanité.
Ce qu'on peut dire de pire sur les Allemands, c'est qu'ils ont quelques défauts. Eux-mêmes ne les voient pas; ils se considèrent comme parfaits, ce qui est stupide de leur part. Ils vont même jusqu'à se croire supérieurs aux Anglo-Saxons. Non, mais... Quelle prétention!
—Ils ont leurs bons côtés, observa George, mais leur tabac est une honte pour la nation. Je vais me coucher.
Nous nous levâmes et, nous accoudant sur le parapet, suivîmes quelque temps du regard les dernières lueurs dansantes, sur la rivière assombrie.
—Ce fut dans l'ensemble une «balade» pleine d'agrément. Je serai content d'être de retour et cependant je regrette d'en voir la fin, me comprenez-vous?
—Qu'entendez-vous par «balade»? dit George.
—Une «balade», expliquai-je, est un voyage long ou court... mais sans but ni programme; l'obligation de revenir au point de départ dans un délai fixé en est le seul régulateur. Parfois l'on traverse des rues populeuses, parfois des champs ou des prairies; parfois on disparaît pendant quelques heures, parfois pendant plusieurs jours,—sans manquer à personne. Mais que le voyage soit long ou court, qu'il nous mène là ou ailleurs, nos pensées restent attentives à la chute du sable fin dans le sablier éternel du Temps. Nous saluons au passage ceux que nous croisons et leur sourions; il nous arrive de nous arrêter un instant pour causer avec certains d'entre eux, de faire avec d'autres un bout de chemin. Nous passons des moments intéressants et souvent nous sommes un peu las. Mais en fin de compte le temps a coulé agréablement et nous, en regrettons la fuite.