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Les Vagabonds

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PRÉFACE
MAXIME GORKI

La littérature russe qui, depuis un demi-siècle, abonde en trouvailles heureuses, vient encore de manifester sa merveilleuse puissance d’innovation. Un vagabond, Maxime Gorki, dénué de toute préparation systématique, a soudainement fait irruption dans les genres consacrés, y apportant la spontanéité toute fraîche de sa pensée et de son caractère. Rien d’aussi spécial ni d’aussi neuf ne s’était révélé depuis les premiers romans de Tolstoï. Cette œuvre ne doit rien à ce qui l’a précédée ; elle apparaît comme un prodige exceptionnel. Aussi n’obtient-elle pas seulement un succès d’art ; elle produit une véritable révolution.

Gorki est né de très humbles gens, à Nijni-Novgorod, en 1868 ou 1869, — il ne sait pas au juste — et, de bonne heure, fut orphelin. On le mit en apprentissage auprès d’un cordonnier, mais il se sauva, la vie sédentaire n’étant pas de son goût. Il s’esquiva pareillement de chez un graveur, puis entra chez un peintre d’icones. Nous le trouvons ensuite marmiton, puis aide jardinier. Il essaya la vie de toutes ces manières, et ne se plut à nulle d’elles. A peine avait-il eu le temps, jusqu’à sa quinzième année, d’apprendre un peu à lire sous la direction d’un grand-père qui lui faisait épeler une bible en vieux-slavon. Il ne garda de ces premières études que le dégoût de l’écriture imprimée, jusqu’au moment où, gâte-sauce à bord d’un vapeur, il fut initié par le cuisinier-chef à des lectures plus attrayantes. Gogol, Glèbe Ouspenski, Dumas père lui furent un enchantement. Son imagination s’exalte alors ; il est pris du « désir féroce » de s’instruire. Le voilà parti pour Kazan, « comme si un enfant pauvre pouvait recevoir gratuitement de l’instruction », mais il s’aperçoit bientôt « que ce n’est pas dans les usages ». Déçu, il s’établit garçon boulanger, à raison de trois roubles par mois. Au milieu des pires fatigues et des plus rudes privations, il se rappela toujours avec une particulière amertume la boulangerie de Kazan ; il utilisa plus tard, dans une de ses nouvelles, ce douloureux souvenir : « La cuisine était dans un sous-sol voûté. Il y avait peu de lumière, peu d’espace, mais beaucoup d’humidité, de saleté, de poussière de farine. Dans le four brûlaient de longues bûches, et la flamme, reflétée sur le mur gris, s’agitait et tremblait comme si elle parlait tout bas. L’odeur du levain imprégnait l’atmosphère. La lumière du jour et celle du feu, mêlées, donnaient un éclairage indécis et fatigant pour les yeux. »

Gorki rêvait de grand air. Il lâcha la boulangerie. Toujours lisant, s’instruisant avec fièvre, buvant avec les va-nu-pieds, se dépensant de toutes manières, il est un jour scieur de planches, un autre jour débardeur sur les quais… En 1888, le désespoir le prend, il essaye de se tuer. « Je fus, dit-il, malade autant qu’il le fallait, et je continuai à vivre pour vendre des pommes… » Il fut ensuite garde-barrière et puis débitant de kvass dans les rues. Un bon hasard le mit en rapport avec un avocat qui lui témoigna de l’intérêt, dirigea ses lectures, organisa son instruction. Mais son humeur inquiète le rejeta dans la vie errante ; il arpenta la Russie en tous sens et fit tous les métiers, y compris désormais celui d’homme de lettres.


Il débuta par une courte nouvelle, Makar Tchoudra, qui fut publiée par un journal de province. C’est une œuvre assez curieuse, plutôt, à vrai dire, par ce qu’elle annonce que par ce qu’elle donne. Le sujet rappelle un peu trop certaines fictions chères aux romantiques. La scène se passe dans un campement de tziganes. Les personnages, par leurs gestes, leurs discours, la manière dont ils se drapent dans une perpétuelle attitude d’orgueil, manquent parfois de naturel. Évidemment, le jeune auteur s’est appliqué à faire de la littérature. Il a dramatisé de son mieux une histoire d’amour fatal et un peu déclamatoire. Néanmoins, on trouve déjà dans ce récit quelques-unes des particularités de Gorki, la passion de la vie libre, l’amour enivré de la musique et de la nature ; et les traits de caractère les plus profonds de ces tziganes un peu conventionnels sont empruntés aux vagabonds qu’il a vus dans la réalité.

Le véritable début de Gorki date de 1893. Il fit, à cette époque, la connaissance de l’écrivain Korolenko, et, grâce à lui, publia bientôt une nouvelle, Tchelkache, dont le succès fut retentissant. Gorki s’est débarrassé désormais de tout poncif ; il a rejeté les esthétiques traditionnelles, et maintenant, avec intransigeance, avec désinvolture, il ne s’efforce que de traduire franchement, directement, sa vision propre de la vie. Or, comme il n’a vécu jusqu’ici qu’au milieu de vagabonds, vagabond lui-même et des plus réfractaires, c’est le poème du vagabondage qu’il a écrit.

Son genre de prédilection est la nouvelle. Il en a composé, depuis sept ans, une trentaine, qui tiennent en trois volumes et, par leur expressive brièveté, rappellent parfois la manière de Maupassant.

Le scénario en est extrêmement simple. Souvent, il n’y a que deux personnages : un vieux mendiant et son petit-fils, un couple d’ouvriers, un vagabond et un juif, un garçon boulanger et son aide, deux compagnons de misère.

L’intérêt de ces récits n’est pas dans le développement d’une intrigue savante. Ce ne sont là plutôt que des fragments de la vie, des morceaux de biographies depuis une date jusqu’à une autre, sans que les limites en soient celles d’un drame complet. Tout cela n’est pas plus artificiellement combiné que ne le sont les événements de l’existence réelle.

Un jeune paysan a quitté le village pour trouver du travail. Dans un port, il rencontre un vagabond d’une particulière énergie, qui l’effraie, le fascine et finit par l’embaucher : il s’agit d’une expédition mystérieuse dont il lui promet grand profit. Tchelkache l’emmène, de nuit, sur une barque, — pour un vol. Il faut passer sous le feu des douaniers dans la nuit terrifiante. Après mille dangers, la proie est enlevée et bientôt transformée en or. Tant de richesses éblouissent le paysan. Dans son esprit obscur, des images de vie aisée surgissent, le troublent et le tentent. Mal satisfait de la généreuse paye que Tchelkache lui donne, il essaye de l’assassiner et lui dérobe sa bourse. Puis, tourmenté de remords et craignant que le prix du sang et du vol ne lui porte malheur, il revient à l’homme qu’il a presque assommé, s’humilie et propose de lui restituer l’argent. Mais Tchelkache le méprise, lui jette à la face la somme tant convoitée et, comme suprême injure, finit par lui jeter aussi le pardon.

Tel est le sujet d’une nouvelle de Gorki ; celle-ci n’est pas moins simple.

Artème, un vagabond venu on ne sait d’où, est l’idole de toutes les femmes du port et la bête noire de tous les hommes. Sa beauté et sa force le rendent aussi redoutable que séduisant. Mais, un soir, ses ennemis l’attirent dans un traquenard, le frappent et le laissent pour mort. Un pauvre juif, Caïn, abject et méprisé, le secourt. Artème, touché de reconnaissance, déclare à son sauveur que dès lors il le protégera, lui parlera devant tous et le reconnaîtra pour son ami. Une ère nouvelle de paix et de sécurité commence pour le malheureux. Mais cela ne dure guère. Au bout d’un mois, Artème lui annonce qu’il est à bout de son dévouement, que cette amitié forcée lui pèse et l’accable ; la vie ancienne reprend pour les deux hommes, toute d’indépendance vaniteuse pour Artème et de sordide misère pour Caïn.

Comme on le voit, il n’y a guère d’événements dans ces récits, la peinture des caractères y est tout. Les personnages s’y manifestent tout entiers par les plus simples de leurs actes, de leurs gestes, de leurs paroles.

Le style, malgré des négligences et des imperfections, est merveilleusement adapté au sujet ; très vigoureux, mais souple, il se diversifie suivant l’occasion et tantôt exprime toute la rudesse et toute la grossièreté qu’il faut, tantôt, poétique et riche en couleurs, arrive presque au lyrisme. Il étonne par son inégalité, suivant dans ses alternatives l’humeur de l’écrivain. Il est souvent diffus et long dans le calme et se relève soudain comme fouetté par une émotion forte. Il s’égaie d’images multiples d’une agréable fantaisie. La phrase manque un peu de préméditation ; on la sent improvisée, mais toute chaude aussi de la pensée qui l’anime. Il n’y a pas là de clichés, de locutions mortes. Tout cela est neuf, révélateur et frémissant de sensation vive.

C’est une des choses qui charment le plus chez Gorki que cette absence des procédés littéraires connus. Les habiletés courantes, les méthodes usées, tous les trucs en désuétude, n’avaient pas leur emploi dans cette œuvre ingénue où l’écrivain ne s’inspire que de lui-même et de la réalité. Il n’a pas eu, comme d’autres, à faire effort pour se distinguer de ses prédécesseurs et ce n’est pas du vieux qu’il rajeunit, mais c’est du neuf qu’il crée avec une étonnante audace.

Tout ce qu’il raconte, Gorki l’a vu. Tous les paysages de terre ou de mer qu’il décrit, il les a observés au cours de son existence aventureuse. A chaque détail de ce décor se rattache pour lui quelque souvenir de détresse ou de souffrance. Ce vagabondage a été le sien. Ces vagabonds ont été ses camarades, il les a aimés ou haïs. Aussi l’œuvre est-elle toute palpitante de ce qu’il y a mis de lui-même sans presque y songer. En même temps, il sait se détacher de son œuvre ; les personnages qu’il y introduit vivent de leur vie propre, indépendante de la sienne, avec leur caractère particulier, leur manière à eux de réagir contre la commune misère. Nul écrivain n’eut davantage le don de l’objectivité, tout en se mêlant intimement à son œuvre.

S’il a pu résoudre ce problème d’une création à la fois impersonnelle et passionnée, c’est qu’il n’y a pas eu dans son existence deux époques successives pendant lesquelles il aurait d’abord agi, puis se serait souvenu : ce dédoublement a été chez lui perpétuel.

Aussi donne-t-il à ses vagabonds un air de frappante vérité. Il ne les idéalise pas ; la sympathie que lui inspirent leur force, leur courage et leur esprit de liberté ne l’aveugle pas. Il ne dissimule ni leurs défauts, ni leurs vices, leur ivrognerie, leur vantardise. Il est sans complaisance pour eux et les juge avec clairvoyance. Il peint la réalité, mais sans en exagérer non plus la laideur. Il n’évite pas les scènes pénibles ou grossières ; mais dans les passages même les plus cyniques il ne révolte pas, parce qu’on a la certitude qu’il veut seulement être véridique, et non émouvoir par des moyens faciles. Simplement il constate que les choses sont telles, et qu’on n’y peut rien faire, et que cela dépend de lois immuables. Aussi toutes ces tristesses, jusqu’aux plus horribles, les accepte-t-on comme la vie même. Gorki n’aperçoit en ses personnages qu’un spectacle naturel : il a vu la passion les secouer ainsi que le vent soulève les flots et le rire passer sur leurs âmes ainsi que le soleil perce à travers les nuages. Il est, dans la meilleure acception du terme, et sans effort, un réaliste.


L’introduction des vagabonds dans la littérature est la grande innovation de Gorki. Les écrivains russes s’étaient intéressés d’abord aux classes cultivées de la société ; puis ils étaient allés jusqu’au moujik. La « littérature du moujik » prit une importance sociale. Elle eut une influence politique et ne fut pas étrangère à l’abolition du servage. Elle démontra la valeur de toute une classe vivace et puissante dont on devait tenir compte. Cependant une caste était restée dans l’ombre, celle des vagabonds, caste étrange, hétérogène, disséminée, mais nombreuse et nettement caractérisée. Elle se recrute, il est vrai, dans toutes les classes, celle des nobles, des marchands, des paysans ou du clergé, mais, à partir du moment où le déclassé vient grossir la grande famille éparse des vagabonds, sans cesse en quête d’un gagne-pain et prête à faire tous les métiers, il constitue avec ses frères nouveaux une unité réelle, non seulement par l’identité de la situation matérielle, mais par une commune forme d’esprit que l’on peut définir. Ces gens-là sont évidemment très difficiles à étudier ; ils n’écrivent pas, ils parlent peu, ce qu’ils disent est élémentaire bien que leur pensée soit compliquée. Pour les comprendre, il fallait avoir vécu longuement avec eux, avoir été des leurs assez intimement pour qu’ils ne pussent se dissimuler ; et pour les peindre il fallait être doué d’une singulière puissance d’expression. Cette tâche si difficile a trouvé en Gorki son ouvrier spécial ; les circonstances de sa vie et son génie propre l’y destinaient.

La diversité est merveilleuse parmi ces vagabonds semblables de misère. On retrouve en eux, malgré la banqueroute de leur passé, des signes pittoresques de leur origine. Anciens soldats, anciens étudiants, typographes, cordonniers, artisans divers, maîtres d’école, diacres ou nobles, paysans, ils ont gardé quelque chose de leur classe où de leur profession. A leur façon de porter leurs guenilles, à leurs chants de haleurs, de viveurs ou d’hommes d’église, à leurs vantardises, à toute leur attitude, on les reconnaît pour ce qu’ils furent. L’un évoque avec fatuité le temps où il brillait comme écuyer dans un cirque, l’autre se plaît à rappeler qu’il étudia jadis à l’Université de Moscou. « Mais qu’est-ce que cela nous fait qu’il ait été jamais étudiant, agent de police ou voleur ? C’est son affaire, voilà tout. » L’essentiel, en effet, est qu’ils ont faim ensemble et qu’ils éprouvent ensemble les mêmes rancunes.

Aristide Kouvalda, ancien capitaine, après des déchéances multiples, est provisoirement le patron d’un asile de nuit qu’il vient d’installer dans un faubourg « à l’intention des gens dont la ville ne veut plus parce qu’ils sont ivrognes ou pour quelque autre raison aussi valable ». Il n’écorche pas ses hôtes, ne leur prenant que deux copeks la nuit ; ils sont pour lui des compagnons de misère autant que des clients. Il plaisante et boit avec eux, mais cette familiarité ne l’empêche pas de mener la bande tambour battant. Il sait reprendre, dès qu’il le faut, ses habitudes de commandement. On l’appelle le capitaine ; il a gardé sa casquette militaire, dont la visière, d’ailleurs, s’est détachée : c’est tout ce qui lui reste de son grade, mais son prestige dure. Il traite les gens avec rudesse et les malmène avec bonhomie. « Si tu as l’habitude de manger tous les jours, voici en face un cabaret. Mais il vaut mieux que tu perdes cette fâcheuse manie. Tu n’es pas un monsieur, que diable ! alors, pourquoi manger ? Mange-toi toi-même, vaurien ! » Il s’institue leur conseiller et tâche de les faire profiter de son expérience : « Arrange-toi pour avoir un bon pantalon. Ainsi, tu iras loin, marche ! Tant que j’eus, moi aussi, un pantalon convenable, je jouai à la ville le rôle d’un honnête homme ; mais quand mon pantalon s’en est allé, je m’en suis allé, moi aussi, dans l’opinion du monde. »

Bien différent, plutôt humble, plein de douceur et de bonté dans son abaissement, est cet étrange bonhomme que les gamins appellent familièrement Philippe. Il avait été professeur, et, à la suite d’une histoire, s’était fait chasser de son collège. Il avait essayé ensuite de tous les métiers et finalement était tombé dans l’ivrognerie. Mais il subsistait en lui une sorte de touchante affection pour les enfants. Au lieu de dépenser tout son argent en eau-de-vie, il en réservait de quoi leur acheter du pain, des œufs, des pommes et des noix ; il leur faisait ces petits cadeaux en silence et avec humilité, comme s’il craignait que ses paroles d’être avili les salissent ou leur fissent du mal.

Le diacre Tarass, interdit pour débauche et pour ivrognerie, transformé maintenant en vagabond, a conservé, à travers tout, l’ineffaçable empreinte de son état ecclésiastique. Il est pour le moment scieur de planches sur la rivière. Il danse admirablement, il conte encore mieux, et les récits qu’il fait sont de sa fabrication. Il emploie le langage le plus cynique ; mais ses héros habituels sont les saints du paradis, des rois, des généraux et des prêtres. L’auditoire le plus blasé crache de dégoût tout en écoutant avidement les histoires salement fantastiques qu’il débite, l’œil mi-clos et le visage impassible… L’imagination de cet homme, nourrie de pieuses légendes, déborde en facéties grossières d’une incroyable abondance ; il pouvait inventer du matin jusqu’au soir et jamais il ne se répétait.

Parmi les vagabonds, Gorki représente, comme particulièrement avilis et dénués de tout sentiment moral, ceux de ses personnages qui proviennent d’une classe sociale plus élevée. Ils n’ont pas été lancés dans le vagabondage par un instinct de liberté, mais plutôt c’est leur paresse, leur lâcheté qui les a rendus incapables de se faire une vie régulière. Ils sont volontiers fainéants et sans scrupules, ne se risquent pas aux métiers durs ni aux entreprises dangereuses, et préfèrent utiliser, par exemple, leurs charmes physiques ou leur adresse, pour exploiter avec profit les passions ou les ignorances des gens qu’ils rencontrent. Gorki les méprise et, si son fatalisme l’empêche de s’emporter contre eux, du moins il ne perd pas une occasion, dans les récits où ces déclassés interviennent, de les dissocier des vrais vagabonds de nature. Son antipathie à leur égard se révèle par mille détails, par la manière dont il les traite, les actes qu’il leur attribue. Dans la Steppe, trois vagabonds vont de compagnie, réunis momentanément par la nécessité. Un meurtre est commis. Par qui ? par le seul des trois qui ait reçu quelque éducation libérale, un ancien étudiant.


Bien que, pour une bonne part, les vagabonds se recrutent parmi les paysans, il y a évidemment entre ces deux classes une opposition radicale et une hostilité naturelle. Le vagabond méprise ces gens rangés, qui vivent misérablement de ce qu’ils possèdent : « Je ne les aime pas, dit Serejka, ce sont des drôles ; on leur donne du pain et tout. Ils ont une municipalité qui fait tout pour eux. Ils ont de la terre et du bétail. J’ai été cocher d’un médecin de campagne ; alors je les ai vus, les paysans. Puis, je fus longtemps chemineau. Quand j’arrivais dans un village et que je demandais du pain : « Hé là ! qu’es-tu ? que fais-tu ? donne ton passeport. » On m’a battu plus d’une fois ; tantôt parce qu’on me prenait pour un voleur de chevaux, tantôt sans raison aucune. On m’a mis en prison… Ils gémissent et feignent de ne pouvoir vivre, bien qu’ils aient une attache à la terre. Et une municipalité ! — Qu’est-ce que la municipalité ? demande Malva. — La municipalité ? Que le diable l’emporte, si je le sais. C’est fait pour les paysans, c’est leur conseil, laisse ça ! » Le vagabond n’aurait pu s’accommoder à cette existence étroite ; mais aux heures d’ennui et de découragement, il pense pourtant avec un peu d’amertume et de respect à ce calme, à cette sécurité. Dans les hasards d’une entreprise trop dangereuse, le souvenir de la vie au village s’idéalise. Les tristesses s’en atténuent, et la douceur de posséder un gîte sûr sourit au misérable : « Tu as ta maison, elle ne vaut pas cher, mais elle est à toi. Tu as ta terre, il n’y en a qu’une poignée, mais elle est à toi. Tu as ta poule, ton œuf, ta pomme, tu es roi sur ton bien ! »

Il affecte alors plus que jamais de haïr ces « mangeurs de terre », trop bêtes ou trop mesquins pour risquer l’aventure, et, s’il déteste les paysans, c’est qu’ils lui sont un reproche constant de sa folie. Il suffit d’une audace heureuse pour que l’ivresse de la liberté le rejette dans l’orgueil de son indépendance.

Les paysans, de leur côté, abominent le vagabond parce qu’ils le redoutent, peut-être aussi parce qu’il les tente. Mais surtout cette vie au jour le jour, sans principes et sans domicile, ne peut que révolter leur instinct conservateur. Et si quelques-uns abandonnent leur isba pour la grand’route et vont grossir la bande des va-nu-pieds sans feu ni lieu, c’est que l’état économique et social de la campagne russe les y oblige. La terre ne produit pas assez : dans certaines régions, le sol manque, le développement de la population nécessite trop de morcellements, et puis on travaille mal. Le moujik est ignorant, il a peur de toute innovation, et le capital lui ferait défaut pour lui permettre d’améliorer son outillage, même s’il se défaisait de la méfiance que lui inspirent les progrès de la culture moderne. Il y a de très fréquentes famines ; dans certaines régions, même, elles semblent s’installer d’une manière chronique : chaque année, on signale, sur quelque point du territoire, des gouvernements entiers frappés de disette. Enfin, les impôts sont écrasants.

Dans ces conditions, voici ce qui se produit. Les hommes valides ne restent aux champs que le temps indispensable aux travaux de labourage, d’ensemencement et de moisson, que la brièveté du printemps et de l’été dans la plus grande partie de la Russie oblige à faire très vite. Aussitôt après la récolte, ils s’en vont chercher un emploi dans les villes, comme cochers, dans les usines, dans les ports, comme haleurs ou débardeurs. Ainsi se forme une sorte de population mobile de demi-vagabonds qui n’ont plus qu’une attache incertaine à l’isba familiale. Il arrive fréquemment que dans leurs migrations ils oublient la famille absente et le village déserté. Les villes sont pleines de tentations. Avec leurs compagnons de hasard ils prennent de nouvelles habitudes, plutôt relâchées, rapidement destructives de tout ce qui constituait naguère leur vie organisée. Entre le paysan migrateur et le vagabond, la transition est facile et naturelle.

Dans une de ses nouvelles, Malva, Gorki nous offre deux types caractéristiques de paysans qui deviennent des vagabonds insensiblement, sans presque s’en douter, par la force des choses. L’un d’eux est Vassili. Quand il quitta le village, il avait bien l’intention d’y revenir. Il s’en allait gagner un peu d’argent pour ses enfants et pour sa femme. Il trouva à s’employer dans une pêcherie ; la vie était facile, les camarades joyeux garçons, ivrognes et débraillés. Une femme passa par là dont il s’éprit. Il resta. Il envoyait d’abord de petites sommes aux siens. Ensuite, dans son souvenir, le village devint une chose plus lointaine, plus indifférente, moins réelle. Il se déshabitua d’y penser. Son fils Iakov vint pour le chercher et pour se procurer, lui aussi, du travail pendant une saison. Il avait bien une âme de paysan, celui-là. Un jour, devant la mer immense, il s’écrie : « Si tout cela était de la terre, de la terre noire, et si l’on pouvait la labourer ! » Puis il est saisi comme les autres par l’attrait de la vie facile et libre, son cœur se désaffectionne peu à peu ; on sent qu’il se déracine et que jamais Iakov ne retournera maintenant au village.

Même une fois qu’il s’est joint aux vagabonds, le paysan se reconnaît parmi ses compagnons. Des souvenirs lui restent du village et des champs… Quand Tiapa, pauvre diable à moitié difforme, qui gagne son pain à ramasser de vieux chiffons, voit un ami lire le journal, il tend sa main crochue et dit : « Donne. — Pourquoi ? — Donne, peut-être y parle-t-on de nous. — De qui ? — Du village ! » On se moque de lui, on lui jette le journal. Il le prend et lit que dans tel hameau la grêle a gâté les moissons, que dans un autre trente masures ont brûlé, que dans un troisième une femme a empoisonné toute une famille ; en un mot, tout ce qu’on a l’habitude d’écrire au sujet de la campagne et qui la représente comme uniquement malheureuse, bête et méchante. Tiapa lit tout cela et mugit sourdement, exprimant, par ce bruit, de la pitié et du plaisir…

Tels sont ces va-nu-pieds, anciens moujiks déserteurs du village, et qui, tout en le reniant, se le rappellent encore, soit pour le regretter, soit pour le maudire, les deux peut-être suivant l’heure, mais sans esprit de retour.


Ce ne sont pas seulement des circonstances matérielles, des catastrophes ou des échecs divers qui, rejetant les individus hors de leurs classes originelles, font les vagabonds. Il y a quelque chose d’autre, de plus essentiel et de plus intime qui les suscite, qui les exalte et qui est proprement l’état d’âme vagabond. Certains naissent avec des âmes de vagabonds comme d’autres avec des âmes de boutiquiers ou de fonctionnaires. Au fond d’eux-mêmes il y a l’ennui. C’est l’ennui qui les empêche de demeurer nulle part, d’être nulle part établis à poste fixe. Ils sont constamment jetés à la recherche, sans cesse déçue mais acharnée, de la place où ils se plairaient. On dirait qu’ils s’imaginent qu’ils la trouveront une fois, à force de l’avoir quêtée : or, ils savent bien que cette espérance est chimérique, ils n’ont pas cette espérance ; ils ne cherchent pas et tout se passe comme s’ils cherchaient, parce qu’il faut bien tromper un insatiable instinct qui n’est pas moins impérieux pour se sentir vain.

L’immense Russie souffre de l’ennui, et de cette maladie Gorki a noté les manifestations multiples et douloureuses avec une remarquable clairvoyance. Étrange maladie, désarroi nerveux, spleen chronique, qui pénètre jusque dans les masses profondes de la population, atteint les forces vitales des plus humbles, des plus besogneux.

L’ennui ne résulte pas toujours d’une éducation subtile et de la fatigue du luxe ; toutes les créatures humaines, en proie au mal de vivre, sont soumises à l’ennui. Le désœuvrement, il est vrai, en favorise l’éclosion, tandis que l’activité distrait l’homme de lui-même. Mais le désœuvrement est grand en Russie, et jusque dans le peuple. A la campagne, on a bien des jours de chômage : beaucoup de saints à célébrer, des anniversaires impériaux à observer, des fêtes de village longues et ruineuses interrompent fréquemment le travail. En outre, des hivers de huit mois, pendant lesquels le moujik n’a d’autre ressource que de se terrer dans son gîte sans lumière, lui donnent des loisirs forcés, des loisirs d’ennui.

Le paysage même qu’il a sous les yeux n’est pas de nature à l’égayer : d’immenses plaines, aussi monotones sous la verdure d’été que sous la neige, à peine éveillées de quelque gaieté dans le bref printemps, et longues, indéfinies, sans horizons nets, sans lignes précises, sans ornements qui amusent le regard par leur fantaisie, et désespérantes d’uniformité.

Il faut noter enfin que la dureté du climat, les soudaines arrivées de neige, les alternatives de sécheresse et de pluies continues mettent le travailleur du sol dans un état de perpétuelle incertitude. Il est en butte à des hasards contre lesquels son activité ne ferait rien. Il tombe dans l’inertie. Ce fatalisme se retrouve, d’ailleurs, dans tous les détails de la vie russe. Tout est organisé comme si quelque chose d’implacable et de nécessaire dominait les forces humaines et devait les dominer : aux fatalités naturelles s’ajoutent les dures lois sociales qui augmentent le vague sentiment de l’oppression. Comme si tout mouvement devait être limité par un obstacle, on n’essaye pas de lutter, on se soumet. Toute cette race est écrasée par un dogme inconsciemment accepté de non-résistance. Pour le paysan, le fatalisme tourne à la paresse.

Cet ennui pousse jusqu’à l’intensité la plus aiguë la souffrance d’une douloureuse inadaptation à la vie : « Je suis un être à côté de la vie, dit l’un d’eux. Et pas seulement moi, mais bien d’autres. Nous sommes des gens à part et nous n’entrons pas dans l’ordre de la vie… Qui est fautif envers nous ? C’est nous-mêmes qui sommes fautifs envers la vie, parce que nous n’avons pas la joie de vivre. Nos mères nous ont enfantés dans une mauvaise heure, voilà tout. » Cette conviction est réfléchie : elle vient de la constatation froide d’un désaccord entre toute règle sociale et les velléités inquiètes des individus. Elle peut aboutir à une tristesse résignée ou au désespoir chez les plus simples, qui n’ont pas une suffisante énergie pour s’accepter eux-mêmes avec confiance tels qu’ils sont. Mais chez d’autres elle tourne à l’orgueil. Ils tirent gloire de sentir leur inaptitude à la vie, parce qu’au lieu de s’en croire responsables ils en font retomber la faute sur la vie. Ils ne se déclarent pas impuissants à vivre, mais ils déclarent la vie incapable de les contenir : « La vie est étroite et je suis large ! » Ils raisonnent ainsi : « Il y a ici-bas une catégorie de gens qui sont nés probablement du Juif Errant. Leur originalité consiste en ce qu’ils ne peuvent jamais trouver une place sur terre pour se fixer. Ils ont une démangeaison de quelque chose de neuf… Ceux qui sont mesquins souffrent d’ennuis mesquins : parce qu’ils ne peuvent trouver un pantalon à leur goût, ils sont malheureux. Ceux qui sont grands ne trouvent d’apaisement en rien, ni dans l’argent, ni dans les femmes, ni dans les honneurs… On n’aime pas ces gens-là : ils sont arrogants et difficiles à vivre. » D’autres encore, par une sorte de défi, en viennent à considérer leur sort comme un spectacle singulier, presque comique, et plaisant même dans sa tristesse. Ils en rient et, comme à plaisir, ils en perfectionnent encore l’incohérence ; cela leur devient un jeu sinistre et spirituel, une sorte d’esthétique burlesque et raffinée.

Un des personnages de Gorki offre un bon échantillon de ces humoristes. C’est Semka, grand gaillard râblé, qui se souvient d’avoir été jardinier et qui, par un caprice du sort, est devenu principalement ivrogne. Il a le mot pour rire. Il trouve de jolis jurons et, pour ses camarades, des surnoms pittoresques. Dans les pires moments de détresse et de labeur, il a des manières d’envisager la destinée, à moitié graves, à moitié narquoises. Et c’est le plus souvent aux dépens de sa propre misère qu’il exerce son ironie. Un jour qu’il était occupé, avec d’autres, à curer un égout, le voilà tout à coup qui s’arrête et, comparant cette besogne particulière à l’universelle activité du Cosmos, entre dans un doute profond touchant l’intérêt qu’il peut bien y avoir à nettoyer cet endroit malpropre. Il se croit fait pour de plus beaux destins ; aussi raille-t-il avec amertume l’erreur du sort : « Creuser un trou… mais pourquoi ? Pour les eaux sales ? Comme si l’on ne pouvait pas les verser simplement dans la cour. Ça sentirait mauvais ? On dit ça par désœuvrement. Jette, par exemple, un concombre salé. Pourquoi sentirait-il, s’il est petit ? Il restera un jour, et puis plus rien : il aura pourri. Voilà ! Tandis que, si on jetait un homme mort au soleil, effectivement ça sentirait. Parce que ça c’est une grande horreur !… » Ainsi le rêve et la philosophie se mêlent chez lui à la brutalité.


Cette complexité de caractère, dont on a peine à noter toutes les nuances, provient, chez ces hommes incultes, d’une indéfinissable inquiétude. Ils sont infiniment peu dogmatiques ; on ne peut même pas dire qu’ils recherchent une certitude ; ils semblent plutôt des esprits où les idées jouent indéfiniment sans se préciser ni se fixer. Nulle part, peut-être, ailleurs qu’en Russie, l’homme n’est aussi tourmenté par son âme. Il est en proie à des chimères troublantes qu’il ne réussit pas à écarter. Sa vie n’est pas exigeante : du pain, un peu de tabac et d’eau-de-vie, un chaud vêtement d’hiver, fût-il troué ; mais il a besoin de nourriture divine : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme. » Et le malaise de son esprit se transforme aisément en mysticisme.

La Russie entière est sillonnée de troupes de pèlerins, qui cheminent vers les villes saintes, Kiev, Moscou, parfois même le mont Athos ou Jérusalem. Le projet d’un pèlerinage occupe souvent toute une vie. Ou bien on se met en route subitement, sans autre soutien qu’une foi naïve et forte. On mendiera, on cherchera au hasard le pain nécessaire, on ne sentira pas la fatigue. Avec des rêves et des hallucinations, on fera la longue route, heureux si l’on arrive en fin de compte à baiser un saint reliquaire. Le tourment religieux est si vif dans les villages que certains vagabonds n’hésitent pas à l’exploiter ; ils prennent une voix onctueuse, émaillent leur langage de textes évangéliques, s’appliquent à des phrases rusées et doucereuses. Cet élément est le plus dangereux : « Il empoisonne la campagne, toujours affamée du divin ».

Cette même inquiétude d’esprit se manifeste par un amour intense et presque maladif de la musique. La musique passe à chaque instant dans toute l’œuvre de Gorki et l’emplit de son émoi. Elle s’accorde avec toutes les nuances de la tristesse, et non seulement avec tels chagrins précis dont on sait les motifs, mais avec cette exaspération d’ennui, cette frénésie de l’âme que les mots trop définis, que les cris trop élémentaires ne rendraient pas, mais qui trouve dans la souplesse d’une mélodie son expression immédiate et totale. L’âme vagabonde s’y épanche avec son désespoir… Trouble douloureux, agréable parfois comme peut l’être le vertige par son excès même, et qu’on goûte comme une exaltation mortelle et délicieuse. Cet enivrement de la musique, on en souhaite passionnément le paroxysme quand une fois on est pris par sa fièvre affolante : et de loin on le redoute comme une douleur trop grande dont on sera secoué.

Konovalov, le vagabond malade d’ennui, a peur, s’il chante, de provoquer une rechute de son mal. Il sait l’état où la musique va le mettre, l’angoisse dont elle le torturera ; il veut attendre, pour avoir recours à elle, que la crise se soit annoncée. « Je chante… mais cela me prend par moments, par périodes. Je commence à m’ennuyer et alors je chante. Et si je chante, je deviens triste… Ne me parle pas de cela, ne me tente pas. Et toi-même, chantes-tu ? Ah ! quelle histoire ! Attends plutôt jusqu’à ce que j’y sois… Puis nous chanterons tous les deux. Ça va ? »

La musique populaire russe est terrible pour l’âme alarmée. Presque toujours mélancolique, elle se traîne en lentes mélopées, avec, à la fin de chaque strophe, une longue note déchirante.

Des viveurs en fête naviguent un soir sur la Volga. Une femme va chanter ; dans cette prochaine explosion de la musique il y a quelque chose de redoutable dont on s’inquiète. Et quand elle chante, en effet, c’est à la fois beau, farouche, et frémissant, la lamentation d’une souffrance atroce du cœur, une plainte ardente, le râle d’un désespoir morne ; cela brûle et cela pleure, cela crie et se désole.

Un des héros de Gorki, un meunier, surprend en lui-même les symptômes d’une insupportable détresse morale et cherche un remède à son ennui. Il rencontre un vagabond, ancien ouvrier de fabrique, mutilé des deux bras, qui se charge de lui procurer la sensation vive qu’il désire. C’est dans la salle étroite, enfumée, pleine de vapeurs d’alcool, d’un petit cabaret ; et voilà l’estropié qui commande aux camarades attablés : « Chantons ; il faut commencer par de la tristesse pour mettre l’âme au point, pour la rendre attentive… Il faut lui jeter comme amorce une chanson triste. Elle s’arrêtera : alors on peut lui jeter d’autres musiques ardentes, pour qu’elle brûle. Brûlez l’âme, elle tressaillira ; alors tout marchera. Ce sera une fureur. Elle veut quelque chose et en même temps ne veut rien ! La tristesse et la joie. Tout rayonnera de toutes les couleurs. » Kostia, un jeune ouvrier poitrinaire, pâle d’émotion, commence d’une voix brisée. Il chante comme s’il sanglotait, comme s’il allait s’arrêter. Mais, avant que la note s’évanouisse, un profond contralto de femme, rêveur et accablé, surgit. La voix résonne, égale, désespérément tranquille, et à cause de cela plus émouvante encore. Puis une troisième voix, celle de l’estropié, se mêle aux deux premières, haute, souple, tremblante, comme un écho des autres voix, comme une ombre gémissante, prononçant les voyelles seules des mots. Et la voix de femme, basse, égale et épaisse, était semblable à une large bande de velours qui serpentait dans l’air avec, dessus, comme des fils d’or et d’argent, la voix de Kostia et celle de l’estropié… Les trois chanteurs chantaient, hypnotisés par leurs voix qui résonnaient tantôt lugubres et passionnées, tantôt semblables à une prière de repentir, tantôt tristes et douces comme la douleur d’un enfant, tantôt remplies de désespoir ou d’angoisse comme toute belle chanson russe. Les sons pleuraient et voguaient, il semblait qu’ils allaient s’éteindre, mais ils renaissaient, ravivaient la note mourante, la soulevaient de nouveau dans l’air ; là elle se débattait, puis tombait. Le fausset de l’estropié soulignait cette agonie. Et la fille chantait et Kostia sanglotait, et on eût dit qu’il ne devait jamais y avoir de fin à cette chanson dolente et suppliante, récit de la recherche du bonheur par l’homme sans famille… « Frères, cria le meunier, c’est assez ! Au nom du Christ, c’est assez. Vous avez transpercé mon âme. C’est assez de tristesse ! Vous avez touché mon cœur malade… C’est comme des charbons ardents en moi, ma tristesse ! Que vais-je faire ? »

Le meunier sort de là anéanti, l’âme toute pantelante.

Les vagabonds sont tourmentés d’un obscur amour de la souffrance. Ils éprouvent comme une âpre jouissance à sentir leurs nerfs déchirés. Et non dans un esprit de mortification comme ces héros de Dostoïevski et de Tolstoï qui font de la souffrance une mystique religion de rachat : il y a de l’orgueil dans leur désir de douleur, une sorte de défi passionné. Ils veulent souffrir pour souffrir et pour être forts contre la douleur. En outre, ils s’intéressent infiniment à eux-mêmes et s’épient avec une curiosité maladive. Ils sont doués d’une singulière faculté d’analyse ; la manie du dédoublement atteint même parfois chez eux à la hantise. Ils s’interrogent et s’observent, et s’étonnent de se trouver tels. Sans doute, ils n’arrivent pas à se débrouiller dans la complication de leur sensibilité ; mais, s’ils n’aboutissent qu’à reconnaître l’essentielle obscurité de l’âme et tout l’inconscient dont elle est noyée, ils éprouvent un trouble vaniteux à se perdre dans cette richesse désordonnée d’eux-mêmes.

Ce qui les caractérise surtout, c’est une immense avidité de vivre, un insatiable désir de goûter toute la volupté, toute la souffrance même, puisqu’elle est une des formes de la vie. La torpeur seule est contraire à leur vœu.


En dépit de tout leur désordre, ces vagabonds sont très soucieux de l’arrangement moral de leur existence. Ils ont un code impérieux de maximes reliées entre elles par une idée profonde, auxquelles ils obéissent d’autant plus rigoureusement que ce sont les aspirations mêmes de leur âme qu’ils ont ainsi transformées en une doctrine de vie. Leur éthique se résume dans un individualisme radical et très conscient de lui-même. En vertu de cet individualisme, ils conçoivent comme le premier devoir le rejet de tout esclavage et de toute contrainte : ils rompent avec toute organisation sociale qui les entraverait, et le départ pour le vagabondage leur apparaît donc comme le premier acte logique d’une personnalité libre.

Près d’une haie, au bord d’une route, dans la brume du petit jour, deux voix échangent des paroles d’adieu : « N’insiste plus, Motria, je ne resterai pas, il n’est pas en ma puissance de rester. Je partirai. — Et moi, que ferai-je sans toi ? — Eh ! Motria, plusieurs filles déjà m’ont aimé, et je leur ai dit adieu. Elles se sont mariées. Il m’arrive parfois d’en rencontrer une ; je regarde, je n’en crois pas mes yeux : est-ce celle-là que j’ai caressée ? Aïe, aïe !… Non, Motria, ce n’est pas mon sort de me marier : je ne changerai ma destinée ni contre une femme, ni contre une maison. Je suis né, dit-on, sous une haie et c’est ainsi que je mourrai probablement. Je m’ennuie à la même place. — Et moi ? — Toi, je te laisserai ici, tu épouseras le veuf Tchekmariev : c’est un brave moujik. Moi, j’irai mon chemin, toi le tien, comme le voudra le sort. A quoi bon tant causer ? Embrasse-moi encore une fois, ma colombe. — Oh ! mon Kousia ! — Nous nous sommes rencontrés par amour, et maintenant il est temps de nous quitter avec amour. Tu dois vivre, et moi aussi. Il n’est pas juste de nous entraver. Il faut vivre comme ceci et comme cela, de toute la largeur de la vie. Et toi, tu geins, petite sotte. Souviens-toi, plutôt ; était-ce doux, nos baisers ? Eh ! toi… »

Un peu plus tard, il ajoute impérieusement : « Il ne faut pas discuter avec son âme ; quand on va contre soi-même, on est perdu. »

Toute la morale des vagabonds tient dans cette maxime : Conforme ta vie à ton être, réalise toutes les puissances de ton individualité propre. Mais ils se perdent dans la diversité de leurs aspirations confuses : « Si j’avais pu savoir ce que je veux !… dit Malva. J’ai toujours envie de quelque chose. Je veux… quoi ? Je ne sais pas. Parfois, je voudrais sauter dans un bateau et aller sur la mer, loin, loin… Et, d’autres fois, j’aurais voulu faire de tous les hommes des toupies qui tourneraient, tourneraient devant moi. Je les regarderais et je rirais… Tantôt j’ai pitié de tout le monde et surtout de moi-même ; tantôt je voudrais tuer tout le monde et puis moi-même… d’une mort horrible. Et je m’ennuie. »

En face de ce qu’il faudrait faire et qu’ils ne distinguent pas nettement, ils éprouvent un pénible sentiment d’incertitude et de désarroi : « Il manque quelque chose à mon âme, dit Konovalov, de la force, peut-être ? Non ! simplement quelque chose, et voilà tout… As-tu compris ? »

Aussi, dans leur incapacité de régler leur vie, plusieurs vont-ils jusqu’à rêver d’une impérieuse organisation qu’on leur imposerait, de lois qu’un homme très fort leur dicterait : car, à tout prix, « il faudrait dans la vie de l’ordre pour les actions… Nous sommes des êtres à part et nous n’appartenons à aucune série. Nous méritons un compte à part… des lois très sévères ! »

Mais presque tous s’en tiennent à la partie négative de leur éthique, à la rébellion. Ils voient plus nettement ce qu’il y a de mauvais et ce qu’il faut briser que ce qu’il serait utile de créer. Leur vanité s’exaspère à ce nihilisme forcené. Ils se croiront grands de s’être isolés et n’auront plus d’autre passion que de vivre incessamment au point de se sentir exaltés par la vie. « Vis et attends que la vie te brise, et quand la vie t’aura brisé, attends la mort. »

Ils se posent vaillamment en face de la vie, avec la joie de la dompter et de la maîtriser. Ils ont passionnément confiance en eux-mêmes et, malgré tous les échecs, ils se savent des héros. Qu’ils arrivent ou non à réaliser la formule individuelle de leur être, ils ont conscience de dominer la vie par leur seule volonté d’être plus forts et plus hardis qu’elle. Ils ont la conviction d’être supérieurs aux maximes que d’autres ont faites pour leur usage propre ou bien acceptent par lâcheté. Ils méprisent les lois courantes et les violent avec désinvolture. A l’occasion ils voleront, pilleront, mentiront, se manifestant ainsi comme des hommes libres.

Pauvres Uebermenschen dont toute l’ardeur réfractaire n’arrive qu’au vagabondage misérable ! Jamais on n’a vu plus paradoxalement mêlés tant d’orgueil et tant de pauvreté. Ils sont si chétifs et si dénués de tout qu’en réalité, s’ils mentent et volent, c’est principalement pour ne pas mourir de faim. Ils transigent avec leur amour-propre ; ils sont obligés de mendier leur subsistance auprès de ceux qu’ils méprisent et dont ils mettent toute leur ardeur à se différencier. Mais de ces avilissements ils ne s’aperçoivent ni ne veulent s’apercevoir : ils vivent dans une prodigieuse illusion, dont ils ne sont les dupes qu’à moitié, mais dont ils s’appliquent à entretenir en eux la magnifique splendeur. Ils mentent aux autres pour la vie de leur corps, mais pour la vie de leur âme ils se mentent à eux-mêmes. Ils se forgent une chimérique image d’eux-mêmes, agrandie démesurément, somptueuse jusqu’à l’absurde. Au cours d’une épidémie redoutable qui sévit dans la ville, le cordonnier Orlov, infirmier de circonstance, trouve dans cette activité, qui bientôt le lassera, un merveilleux objet d’exaltation pour son ardeur : « Je sens en moi une puissance invincible. C’est-à-dire que si le choléra se transformait en un homme, un héros, en Ilia de Mourom[1] lui-même, je me colletterais avec lui. Viens te battre à mort ! Tu es une force et moi, Grichka Orlov, je suis une force. Lequel de nous l’emportera ?… Et je l’aurais étouffé, et je me serais couché dessus… Et il y aurait une croix dans la plaine et une inscription : Ci-gît Orlov… qui a libéré la Russie du choléra. »

[1] Héros légendaire du cycle épique de Kiev.

Soutenus par de telles imaginations, ils mettent leur arrogance à subir crânement le martyre de leur pauvre vie.


On ne doit pas confondre l’individualisme des vagabonds avec l’égoïsme. Leur conduite est exempte de mesquinerie, il leur arrive à chaque instant de sacrifier leur intérêt à leur orgueil. Ils ont dans la misère d’exquises gentillesses les uns pour les autres, mêlées de brusquerie et de brutalité sans doute, mais d’autant plus touchantes qu’elles se dissimulent sous des dehors plus farouches. Tel ce pauvre diable qui rencontre un jour dans une petite ville une fille perdue, presque une enfant, aussi misérable et affamée que lui. Ils volent ensemble un pain et le partagent. Elle réchauffe chastement son compagnon contre son corps, et tous deux se consolent par le récit commun de leur infortune, par de la sympathie, par de la pitié.

Parfois des scrupules de conscience surgissent en eux si impérieusement qu’après avoir peiné longtemps et affronté de graves dangers pour faire un coup, ils renoncent au bénéfice de leur audace.

Ces actes d’honnêteté tardive ont, dans certaines circonstances, une valeur presque héroïque. Deux misérables, qui se sont associés pour s’entr’aider à ne pas mourir tout de suite, dérobent un cheval, une rosse désolante dont ils ne pourront que vendre la peau. C’est leur dernière ressource ; après cela, plus rien. L’un d’eux est poitrinaire et presque agonisant. Mais bientôt la pensée du paysan qu’ils ont privé de son cheval le hante et lui devient insupportable comme un remords. Il hésite, il craint que la restitution qu’il voudrait faire n’afflige son camarade. Finalement, tous deux se décident : ils n’ont pas le cœur de profiter de leur vol, et le poitrinaire meurt autant de faim que de son mal.

Les sentiments de douceur et de compassion s’unissent en ces vagabonds aux pires instincts de violence et peuvent triompher de leurs passions brutales. Ces accès de bonté simple et de tendresse ingénue sont alors, chez ces forcenés, d’une qualité très délicate. Émilian Pilaï va tuer un homme : du même coup il se vengera et s’enrichira, car la victime qu’il a choisie est riche et l’a exploité. Il n’a ni remords ni hésitation, il guette sa proie. Mais voilà qu’il aperçoit une fillette qui se lamente et veut se noyer, ayant été déçue dans son amour. Il s’intéresse à elle parce qu’elle est frêle et jolie. Il s’approche d’elle, la questionne et s’efforce de la consoler. Il est heureux quand enfin elle sourit. Il oublie son projet sinistre et n’a plus d’autre pensée que de reconduire à ses parents la petite amoureuse. Et quand celle-ci lui propose alors en reconnaissance quelque argent, il refuse par un obscur désir de ne pas gâter la beauté de ce souvenir unique. Cela ne l’empêchera pas de se colleter, tout de suite après, avec un dvornik et de finir la nuit au poste, mais il aura conservé intacte l’image d’une aventure charmante.

Ils ont des générosités et des dévouements singuliers qui, par leur imprévu, leur excès même les feraient prendre pour « d’inconscients chrétiens », si l’on ne s’apercevait aussi qu’ils se gardent jalousement dans une volontaire affirmation d’individualisme. Konovalov a rencontré dans une maison de débauche une fille qui lui a paru jeune, fraîche et tombée là par malchance. Il a quitté presque aussitôt la ville où elle était ; Capa ne lui a laissé ni regret sentimental, ni voluptueux souvenir. Mais il lui a promis, dans un moment d’attendrissement, de la tirer de son bouge. Il lui envoie de l’argent, le peu d’argent qu’il gagne à grand’peine, espaçant ses générosités quand il se grise trop, et puis se remettant à la tâche, se reprochant cette interruption de son œuvre de rachat. Il veut faire une chose belle en relevant une fille au niveau d’une créature humaine. Il ne réfléchit pas davantage. Mais Capa s’est figuré que, si Konovalov la libérait, c’était pour l’épouser. Elle débarque donc un beau jour chez son ami, et, pleine de confiance, se présente à lui comme la fiancée attendue. C’est une étrange révélation pour Konovalov. Cette tournure imprévue que prennent les choses le contrarie extrêmement et le révolte. On empiète sur sa liberté. « Voilà Capa, ce qu’elle a imaginé : — Je veux vivre avec toi, comme qui dirait ta femme. Je désire, dit-elle, être ton chien… — C’est tout à fait saugrenu !… Mais, chère petite, lui disais-je, tu n’es qu’une sotte ; pense, comment pourrais-tu vivre avec moi ? Primo, je suis un ivrogne ; secundo, je n’ai pas de foyer ; tertio, je suis un vagabond et ne peux tenir en place… et encore bien d’autres choses ! » Capa, déchue de son rêve d’installation, retourne à sa mauvaise vie. Konovalov le sait, il le regrette, il lui aurait plu que sa bonne intention réussît, mais il a le sentiment absolu que cela ne dépend pas de lui : l’idée de payer de sa liberté ne saurait lui venir… Son argent, son travail, tant qu’on voudra, mais la personne même de Konovalov, jamais. Sa philosophie n’aboutit pas au sacrifice de soi. C’est à chacun de faire sa vie, nulle individualité n’a le droit d’absorber les autres. Le devoir de charité compatissante est limité par le devoir de défense personnelle.

Un autre vagabond, qui est sans doute Gorki lui-même, dans une de ses nouvelles, s’élève à un degré supérieur de charité. Il a trouvé dans un port une espèce d’être misérable que le sort a jeté là, trop fainéant pour travailler et trop bête pour retrouver son chemin vers les propriétés de son père, d’où l’ont chassé de louches aventures. Il n’attire pas la sympathie, il n’a rien pour séduire ou pour apitoyer. Mais Gorki se dévoue simplement parce que cela lui plaît. Il n’a plus d’autre but immédiat dans la vie que de servir cet inconnu. Celui-ci est paresseux : il travaillera pour lui ; celui-ci a un appétit féroce : il lui abandonnera sa part ; celui-ci devient chaque jour plus exigeant, plus brutal et plus capricieux : rien ne rebutera le bienfaiteur acharné, ni les injures, ni les mensonges, et, plus il reconnaîtra l’indignité de son obligé, plus il mettra d’entêtement à se sacrifier. Cela l’agace, le fatigue, lui devient odieux ; mais il s’exalte à la besogne, parce qu’il se sent volontaire en l’acceptant.

Il se présente à nous dans cette nouvelle étrange comme un apôtre ou comme un martyr de la charité. Mais ce qui l’anime dans sa tâche, c’est le sentiment qu’il est extraordinaire en la revendiquant et se transforme, suivant son vœu, en une sorte d’Uebermensch du renoncement.


Enfin, et c’est peut-être là l’explication dernière de tant de contrariétés et d’incohérences, toute cette philosophie et toute cette spontanéité ont chez ces vagabonds quelque chose d’enfantin. Ils se croient très blasés sur l’existence, mais leur humeur est primesautière et naïve ; leurs impressions ont une fraîcheur ingénue. Il y a presque toujours dans leur cynisme de la fanfaronnade ou de la timidité ; ils sont plus candides qu’ils ne le pensent.

Ils aiment la nature comme des sauvages et comme des artistes ; ils la goûtent dans sa simplicité et dans son charme quotidien. Ils s’attendrissent de voir « un coin du ciel bleu qui les regarde avec, dessus, deux étoiles : l’une d’elles, grande, brille comme une émeraude ; l’autre, non loin d’elle, est à peine apparente… »

Dans sa solitude muette, la nature leur est une meilleure confidente que les hommes. Ils la trouvent pareille à eux, libre et indéterminée ; ils lui prêtent leurs sentiments les plus divers, les plus tourmentés et même les plus mesquins. Les nuages qui traînent au ciel leur semblent las d’une fatigue analogue à la leur. La mer sourit, comme prise d’une gaieté sans cause et qu’ils connaissent bien, elle se moque, elle crie, elle se désespère, elle souffre d’un obscur émoi. Le vent a froid, il se heurte aux parois des murs avec un gémissement maladif. La steppe, aux fins de jours, s’alanguit de chaleur moite et s’endort.

Quelquefois on dirait que la nature les taquine ; ils entrent en dispute avec elle, ils lui parlent et l’insultent… Émilian Pilaï trouve sa blague vide dans sa poche. Il s’irrite, prend la misérable loque, la retourne et l’examine, et la jette dans la mer. Une vague s’en empare, l’entraîne loin du bord, puis, « ayant vu ce qu’était le cadeau, la rapporte avec indignation sur le sable. — Tu n’en veux pas ? s’écrie avec rage Émilian ; tu la prendras quand même !… — Et, saisissant la pochette mouillée, il fourre une pierre dedans, prend son élan et la lance très loin dans l’eau. »

Mais surtout la nature les charme par sa splendeur. Ils en épient les variations de couleur, ils s’amusent des spectacles qu’elle leur offre. « Konovalov aimait la nature d’un amour profond et muet, qu’il exprimait seulement par l’éclat doux de ses yeux. Et toujours, quand il était dans les champs ou sur la rivière, il entrait en une extase pacifique et caressante qui augmentait encore sa ressemblance avec un enfant. »

Comme des enfants ou comme des artistes, on ne sait s’ils sont puérils ou raffinés. Les deux ensemble. Ils goûtent un plaisir quintessencié à se faire puérils au milieu des choses simples et naturelles. Konovalov et son ami, quand ils allaient se reposer dans les champs, allumaient un feu, bien que ce fût l’été, pour ajouter la joie de la flamme à la beauté du paysage.

Ils sont de grands enfants prodigieux en qui s’agitent des forces fécondes. Ils sont une admirable puissance de rêve et d’action qui souffre du mal de ne pas savoir s’appliquer à la vie.

Ils sont peut-être de l’avenir qui sommeille et qui par instants semble prêt à surgir. C’est ce que des critiques ont vu dans les écrits de Gorki. On a compris qu’en introduisant dans la littérature toute une classe sociale, il ne faisait pas seulement œuvre d’artiste.


Le succès de Gorki fut immense. Il n’est pas certain que cela ne doive pas nuire à son génie. Naïvement, dès qu’il se vit devenu littérateur, Gorki eut l’idée de faire honneur au titre qu’on lui décernait, et, sans renier ses vagabonds, voulut s’essayer pourtant à des sujets variés et plus relevés. Mais, s’il connaissait bien les vagabonds, il connaissait très peu les gens du monde. Les quelques nouvelles qu’il écrivit sur les classes supérieures de la société sont médiocres. On l’y trouve gêné, mal documenté ou trop récemment renseigné.


Gorki, dans son désir d’élargir le champ de son art, a été mieux inspiré pour son roman de Foma Gordeïev. Nous ne sommes plus, il est vrai, chez ses va-nu-pieds ordinaires : la caste où il nous introduit, — celle des marchands de la Volga, — par la violence étrange des passions qui l’animent, par les coups de fortune qui la bouleversent et la rendent à la fois jouisseuse et incertaine de l’avenir, par l’excès de son intensité vitale, a des analogies avec les vagabonds qu’il avait jusqu’alors dépeints. C’est un monde singulier, très fermé, très autonome, qui a ses mœurs et ses habitudes, ses traditions et son orgueil, son langage à lui, ses préjugés spéciaux. Il a son aristocratie, fondée uniquement sur le succès, et sujette par suite à mille fluctuations ; il a ses déclassés et ses exploités. Ces riches marchands, établis sur les rives du fleuve, font le trafic de toutes les denrées dont la Volga est la route naturelle. Ils spéculent sur ces produits, ils en fixent le cours, les monopolisent, les lancent sur le marché, réalisant de fabuleux bénéfices ou se ruinant avec la même soudaineté. Ils ont l’instinct rapace et calculateur du grand homme d’affaires, mi-marchand et mi-forban. Aucun scrupule ne les gêne, mais une incessante préoccupation, la nécessité de combiner toujours des coups nouveaux, les entretient dans une fièvre perpétuelle. Ils sont hypocrites et astucieux, vivent ensemble en bonne intelligence, associés ou complices, et se trompent et se fraudent avec une singulière effronterie dans la duplicité. Ils mènent une vie ardente d’opiniâtre lutte et de fête effrénée. Ils travaillent et se soûlent ; ils ont de fastueuses installations et des mœurs barbares.

Foma Gordeïev est le fils d’un de ces hommes indomptables qui sont sortis de rien et qui vers trente ans brassent des millions. Il a hérité de son père un caractère excessif, mais il n’a pas comme lui le don d’appliquer aux affaires son énergie démesurée. Il est beau, robuste, énorme, bien constitué pour la lutte, mais il y a en lui quelque chose d’indécis et de trouble. A vingt ans, Foma devient orphelin, et sa nature ardente, abandonnée à elle-même, se trouve plus que jamais désorientée dans la vie. Il tombe sous la tutelle de son parrain, type de marchand adroit, intrigant, qui affecte la bonhomie et, sous son air de rondeur plaisante, cache de vifs instincts de lucre et de vol. Foma ne peut souffrir la domination de cet homme. Dans la vie qu’on lui fait mener, il ne trouve rien à quoi se rattacher, il ne trouve rien surtout qui comble le vide immense de son âme. Il sent en lui-même quelque chose d’inemployé qui reste en souffrance. La recherche des richesses ne lui suffit pas ; son tuteur lui reproche avec colère et ironie de ne pas comprendre et de ne pas aimer l’argent. La débauche, dans laquelle il se jette avec frénésie, n’arrive pas à le distraire d’une sourde mélancolie qu’il ne se définit pas très nettement et qui provient de l’inadaptation de son âme à sa destinée. Il réfléchit, presque sans le vouloir et sans clairement se rendre compte d’un vague pessimisme dans lequel il s’enlize. Il conçoit que la vie a un sens profond qu’il ne peut pénétrer, il souffre de se gaspiller à des incertitudes douloureuses.

L’idée lui vient soudainement que c’est la faute de sa fortune s’il est ainsi angoissé, parce qu’elle l’oppresse, parce qu’elle refrène toutes ses ardeurs d’indépendance. Dès lors elle lui est à charge ; il veut se débarrasser d’elle. Il propose à son parrain de la lui abandonner. Mais celui-ci, homme d’affaires ingénieux, a fait un autre plan pour s’emparer de cette richesse avec plus de sécurité. Il va tirer parti des bizarreries trop réelles de Foma et le faire passer pour fou. Par une manœuvre savante, il portera jusqu’à l’aliénation la singularité morale du jeune homme, afin de le rayer de l’existence et de devenir le possesseur naturel de ses biens.

Foma lui-même, sans le savoir, facilite cette combinaison. Un jour qu’un riche marchand donne une grande fête pour l’inauguration d’un vapeur, le parrain est invité ; il persuade Foma de l’accompagner. C’est un banquet monstre sur le bateau, d’un luxe lourd, avec accompagnement d’orchestre et grosse joie débordante. Le parrain se lève, fait un discours gonflé de l’orgueil de la caste ; il en célèbre la grandeur, l’avenir et la puissance. Mais, à peine les acclamations qu’il a suscitées se calment-elles, que Foma lance un juron de rage, et, comme pour répondre à l’étonnement que cette sortie a provoqué, le voilà qui déclare aux convives ahuris tout son mépris et toute sa haine. Et, voyant que sa diatribe ne cingle pas assez chacun de ces voleurs somptueux, il précise ses invectives, il crie à celui-ci ses bassesses, à celui-là ses turpitudes, à celui-là ses rapines. Et cet autre, quand donc ira-t-il en Sibérie expier le viol de cette petite fille ? Et cet autre qui a tué sa maîtresse, et cet autre qui a fait des mendiants de ses neveux, quand donc seront-ils châtiés ? Une fureur soulève alors toute la caste assemblée, on se rue sur le prophète en délire, on le ligote avec les serviettes, on le jette contre le bord du vaisseau, on l’insulte et l’on rit de cette débilité d’un homme seul contre tous. Et lui, Foma, comme retombé lourdement de son exaltation furieuse, morne maintenant, humilié et détruit, ne trouve plus en lui la moindre force de réaction. Il demande qu’on le délivre. On a encore peur de lui, on lui délie seulement les jambes. Il s’assied à la table souillée du festin et réclame de l’eau-de-vie. Il reste là longtemps, écroulé ; de grosses larmes silencieuses coulent de ses yeux clos. La fête est finie, on revient à toute vapeur. On chuchote dans les groupes que cet homme est fou, décidément, et le tuteur déplore, comme il convient, cet événement, et les autres constatent qu’une grande fortune va donc échoir à ce collègue.

On interna Foma dans une maison de fous, puis on le relâcha : il n’était pas dangereux. L’échec de son enthousiasme l’avait anéanti, vidé de tout ce qui jadis faisait sa force. Il n’était désormais qu’un pauvre être, presque imbécile, qui erre dans les rues et dont on se moque. Et les gens l’interpellent au passage : « Hé ! toi ! prophète ! raconte-nous la fin du monde… » Mais il semble inattentif à toute parole et reste muet, mystérieusement fermé, sans qu’on sache si dans cette âme dévastée quelque chose survit. Ainsi finit Foma Gordeïev, condamné par la vie, parce qu’il n’avait pas su se mettre d’accord avec les circonstances de sa destinée.

Il avait originellement l’âme inquiète du vagabond. Les hasards seuls de sa naissance et de sa fortune l’empêchèrent de se jeter, dès le début, dans la vie errante. Mais, aussitôt qu’il fut homme, il essaya de briser toutes les entraves. Dans l’opulence, il souffrait, à chaque minute, de son incapacité de vivre : toute impression se transformait pour lui en une pénible allusion à son déclassement parmi les siens. Il sentait que la vie réclamait de lui un effort, un arrachement, et que le prix en devait être la liberté. Il n’eut d’énergie que pour une sortie furieuse et inepte, belle d’indignation mais absurde, contre l’infamie de sa classe. Il devint un vagabond brisé, hébété ; toute sa force vitale et spirituelle avait été par lui-même perdue sans profit.


Il y a quelques mois, Gorki commença la publication d’un nouveau roman, Le Moujik. Puis le bruit courut que l’auteur avait détruit la fin de son œuvre et qu’il était parti subitement, sans prévenir, on ne savait où, reprenant sans doute son vagabondage. Il y a quelque chose d’inquiétant et de pathétique dans les caprices de cette destinée. Quel sentiment l’a encore rejeté en dehors d’une vie dans laquelle il s’installait ? On se perd à débrouiller les mobiles secrets de cette âme tourmentée et insatiable qui n’aura donc jamais pu trouver sur terre le lieu de son repos et de son apaisement.

En plein génie a-t-il senti que ce génie même ne le contente pas, n’assouvit pas les immenses besoins de toute sa vitalité ? Est-il alors allé redemander à la vie des sensations plus ardentes, quelque chose de plus passionnément émouvant que tout ce que l’art peut lui donner ? Il ne veut pas devenir l’esclave d’un moment de son existence, et rompt avec son moi d’hier s’il cesse aujourd’hui de frémir à la vie.


Dans une de ses nouvelles, le Lecteur, Gorki s’interroge sur le rôle social qu’il attribue à l’écrivain. Il trouve cette tâche si noble et si grave qu’il se décourage de la remplir : « Guide aveugles des aveugles », pense-t-il, et son cœur se serre. Est-il ému de charité pour les hommes ? Il se le demande et se dit avec amertume que son prochain est loin de lui. Il sent que ce qu’il donne, il ne le donne pas par amour mais pour magnifier le fait exceptionnel de sa vie en un phénomène sublime. Il s’avoue un usurier qui prête pour obtenir l’avantage de l’étonnement et de l’admiration. Une inconsciente pitié, pourtant, plus réelle et plus ardente qu’il ne le croit, l’anime. Mais il se sait inhabile à guérir la souffrance qu’il voit. Que pourrait-on lui demander, à lui, l’un de ceux qui souffrent ? Un doute rongeur et persistant tue en lui toute illusion d’apostolat. Les hommes sont isolés les uns des autres, et chacun d’eux doit lutter pour lui-même.

L’œuvre de Gorki est, à ses yeux, entachée d’un vice capital. Elle est inapte à faire naître la joie qui vivifie. L’humanité a désappris la joie ; qu’a-t-il fait que plaindre ou railler la souffrance ?… Ces réflexions le hantent, et ce doute sur son efficacité bienfaisante donne à son génie une sublime tristesse.

Son pessimisme irrémédiable repose sur cette conviction que la vie ne comporte pas de solution logique. Elle n’a pas pour but définitif la félicité, ni quelque organisation régulière, comme en cherchent les moralistes ; mais le désordre lui est essentiel, et la douleur ne s’en peut séparer. Que reste-il à faire dans ces conditions ? Le seul recours est de prendre à l’égard de la vie, nécessairement mauvaise, une attitude de beauté. Plus l’homme est grand, plus il perçoit l’horreur de son sort. Alors il se cantonnera dans un désespoir ardent et concevra comme son seul devoir de donner à chaque instant de sa durée la noblesse de sa farouche rébellion.

Il faut d’abord, suivant Gorki, détourner l’humanité des vaines recherches de bien-être médiocre. Surtout il la faut éveiller, car elle s’endort misérablement dans son indigne résignation. Il faut susciter en elle l’énergie, la force de se révolter, et cela, quitte à lui faire mal, quitte à la battre. Elle veut la caresse ardente de l’amour ou l’aiguillon de la douleur : — tout plutôt que le repos ! Et c’est à quoi lui-même a travaillé en représentant toutes les noirceurs de la vie, tout le scandale de la destinée. Il a vanté des révoltés, non qu’ils réalisent le moins du monde le bonheur, mais ils marquent puissamment leur vie au sceau de leur volonté forte.

Et toute la vie ne peut et ne doit qu’être telle : une recherche désespérée de quelque chose qui serait sa raison d’être et qui n’existe pas. Car elle n’a pas de sens. Il ne s’agit pas de lui donner de vaines solutions provisoires, mais de prendre une conscience indignée de son inanité.

Il y a sur terre une classe d’hommes qui ont un sentiment plus intense de cette philosophie vraie à laquelle la lâcheté seule empêche les autres d’adhérer. Ces hommes-là sont les vagabonds, et Gorki les a représentés dans leur orgueil de réfractaires avec une intelligence fraternelle. L’étude morale qu’il en a faite est largement et profondément humaine. Car ce ne sont pas seulement ceux qu’on appelle vagabonds qui méritent ce nom. Mais, en tout être qui vit, se cache un vagabond plus ou moins conscient de lui-même, plus ou moins énergique à s’accepter comme tel, puisque toute âme est infinie dans ses désirs et irrassasiée dans ses besoins. Et ce qu’évoque Gorki dans cette œuvre pathétique, c’est le désespoir essentiel de l’humanité, l’épouvante du mal de vivre.

Ivan Strannik.

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