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Les Vagabonds

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KONOVALOV

En parcourant distraitement un journal, je rencontrai un nom qui m’intéressa, — Konovalov, — et je lus ce qui suit :

« Hier soir, dans la chambre commune de la prison, Alexandre Ivanovitch Konovalov, âgé de quarante ans, citadin de la ville de Mourom, s’est pendu à la clef d’un poêle. Il avait été arrêté à Pskov pour vagabondage et était envoyé par étapes à sa ville natale. D’après le rapport du chef de prison, c’était un homme toujours tranquille, silencieux et rêveur. Le suicide, d’après l’avis du médecin, doit être attribué à la mélancolie. »

Je lus cette note brève, en petits caractères, — la fin des petites gens est toujours annoncée en petits caractères, — je la lus et je pensai que j’aurais peut-être, moi, la possibilité d’expliquer un peu la raison qui poussa cet homme rêveur à s’évader de l’existence. Je l’avais connu, j’avais demeuré avec lui. Peut-être n’ai-je pas le droit de me taire à son sujet ; c’était un brave garçon, et on en rencontre si peu sur le chemin de la vie !

… J’avais dix-huit ans quand je vis Konovalov pour la première fois. A cette époque, je travaillais dans une boulangerie comme aide du pétrisseur. Le pétrisseur était un ex-soldat musicien ; il buvait épouvantablement, souvent il gâtait la pâte, et, quand il était ivre, aimait jouer sur ses lèvres ou tambouriner des doigts sur n’importe quoi des airs variés. Si le maître boulanger lui faisait des observations au sujet de la pâte perdue ou du pain en retard, il devenait furieux, insultait son patron, l’insultait sans pitié et ne manquait pas de parler de son propre talent musical.

— J’ai fait sécher la pâte ? criait-il en hérissant ses longues moustaches rousses et en remuant ses lèvres épaisses et toujours humides. — La croûte est brûlée ? Le pain est humide ? Ah ! toi, que le diable t’emporte, gredin louche ! Est-ce pour faire cette besogne que je suis au monde ? Sois maudit avec ta besogne. Je suis un musicien ! As-tu compris ? Moi, quand l’alto avait bu, je jouais à sa place ; quand le hautbois était au cachot, je jouais du hautbois ; que le cornet à piston soit malade, qui donc pourrait bien le remplacer ? Soutchkov ! Présent ! Très heureux de rendre service, mon capitaine. Tim-tar-rom-da-di ! Et toi, paysan ? Donne-moi mes gages.

Et le patron, homme malsain et bouffi, avec des yeux louches presque recouverts de graisse et une figure de femme, balançait son énorme ventre, frappait le sol de ses pieds courts et gros et criait d’une voix perçante :

— Brigand ! Assassin ! Judas ! Traître ! Mon Dieu, pour quel crime m’as-tu infligé la présence ici de cet homme ?

Et, ouvrant ses doigts courts, il élevait au ciel ses bras et tout à coup annonçait d’une voix haute, qui écorchait les oreilles :

— Si je te faisais conduire au poste pour ton tapage ?

— Au poste, le serviteur du Tsar et de la patrie ? rugissait le soldat, et il s’avançait, les poings levés. Le patron reculait, crachait, soufflait d’émotion et criait des injures. C’était tout ce qu’il pouvait faire ; en été dans les villes de la Volga, il est très difficile de trouver un pétrisseur.

Des scènes de cette espèce avaient lieu presque tous les jours. Le soldat buvait, gaspillait de la pâte et jouait différentes marches, valses et « numéros » comme il disait. Le maître grinçait des dents et moi, en raison de tout cela, je devais travailler pour deux, ce qui n’était pas logique et me fatiguait beaucoup.

Aussi fus-je très heureux quand, une fois, il y eut entre le patron et le soldat, la scène suivante :

— Eh ! soldat, dit le maître, qui fit son apparition à la cuisine, le visage rayonnant et satisfait, les yeux luisant d’un sourire perfide, eh ! soldat, avance les lèvres et joue la marche du départ.

— Quoi encore ? dit d’une voix sombre le soldat. Il était couché, à moitié ivre selon son usage, sur le coffre à pâte.

— Pars pour la guerre, caporal ! répondit le patron radieux.

— Où ça ? demanda le soldat, laissant choir ses jambes du coffre, et pressentant quelque mauvais tour.

— Où tu voudras : contre le Turc ou contre l’Anglais…

— Comment faut-il comprendre cela ? cria avec colère le soldat.

— Ce que tu as à comprendre, c’est que je ne te garde pas une heure de plus. Monte, reçois ton dû, et, aux quatre vents, marche !

Le soldat avait eu jusqu’alors le sentiment de sa force et de l’embarras où était le patron, et cette nouvelle chassa les vapeurs du vin : il ne pouvait ne pas comprendre la difficulté qu’il aurait, avec sa connaissance du métier, à se trouver une place.

— Ça, tu mens ! dit-il avec angoisse en se levant.

— Va-t’en, va-t’en donc…

— M’en aller ?

— File !

— Cela veut dire que j’ai assez travaillé… Le soldat secoua la tête avec amertume. — Tu as sucé mon sang, tu l’as tout sucé et tu me chasses ! Bravo, c’est parfait !… Araignée !

— C’est moi l’araignée ?

Le patron bouillait.

— Bien sûr ! Araignée, suceur de sang ! Voilà ce que tu es ! dit avec conviction le soldat et il gagna la porte en chancelant.

Le patron riait méchamment et ses yeux pétillaient de joie.

— Essaye maintenant de trouver une place chez n’importe qui ! Oui ! J’ai fait de toi de si beaux portraits que, même si tu ne demandais pas de gages, on ne te prendrait pas ! Nulle part on ne te prendra. J’ai veillé sur ton sort, tête pourrie que tu es !

— Avez-vous un nouveau pétrisseur ? demandai-je.

— Un nouveau, oui, mais ce nouveau est un ancien. Il a été mon aide. Et quel pétrisseur ! C’est de l’or. Ivrogne lui aussi, mais il a ses moments… Il arrive, il prend de l’ouvrage et pendant trois ou quatre mois il en abat comme un ours. Il ne connaît ni repos, ni sommeil et ne regarde pas au prix, c’est ce qu’on veut. Il travaille et il chante. Il chante si bien, mon petit, qu’on ne peut l’écouter : le cœur en devient lourd d’ennui. Il chante, il chante, puis il se met à boire.

Le patron soupira et fit un geste découragé de la main.

— Et, quand il se met à boire, il est impossible de l’arrêter. Il boira jusqu’au moment où il tombera malade ou bien n’aura plus de vêtement. Alors il a honte, ou quoi ? et disparaît comme le diable à la fumée de l’encens. Tiens, le voilà ! Tu es là pour de bon, Sacha ?

— Mais oui ! répondit du seuil une voix profonde.

Là, l’épaule contre le cadre de la porte, se tenait un homme d’une trentaine d’années, grand et large d’encolure. Son costume était celui du parfait vagabond, sa personne et son visage étaient ceux d’un slave, d’une rare pureté de type. Il avait une blouse rouge, incroyablement sale et déchirée, un large pantalon de toile, et, comme chaussure, un pied portait les restes d’un caoutchouc, l’autre d’une botte de cuir. Les cheveux, châtain clair, étaient mêlés, et d’entre les mèches sortaient des copeaux, des brins de paille, du papier ; tout cela se retrouvait aussi dans sa superbe barbe rousse, qui s’étendait sur sa poitrine et la recouvrait de son large éventail. Le visage, allongé, pâle et fatigué, s’éclairait de grands yeux bleus, rêveurs et qui me regardaient avec une expression caressante. Ses lèvres, belles bien que pâles, souriaient sous la moustache rousse. Son sourire paraissait dire :

— Voici comment je suis… Ne m’en veuillez pas.

— Viens ici, Sacha, voici ton aide, disait le patron en se frottant les mains et regardant avec amour la large personne de son nouveau pétrisseur. L’autre avança en silence, me tendit son énorme main ; nous nous dîmes bonjour. Il s’assit sur le banc, avança ses jambes, les examina et dit au patron :

— Nicolas Nikititch, achète-moi deux blouses, des chaussures, et encore de la toile pour un bonnet.

— Tu auras tout ce qu’il te faut, sois tranquille. J’ai des bonnets. Tu auras ce soir les chemises et les pantalons. Mets-toi à l’ouvrage, seulement : je sais, moi, qui tu es. Je ne t’offenserai pas. Personne n’offensera jamais Konovalov, parce que lui-même n’a jamais offensé personne. Est-ce que le patron est une brute ? J’ai travaillé moi-même, je sais que c’est dur parfois. Eh ! bien, restez, mes enfants, et moi je m’en vais.

Konovalov s’assit sur le banc. Il regardait autour de lui en souriant silencieusement. La cuisine était dans un sous-sol voûté, et les trois fenêtres se trouvaient au-dessous du niveau de la rue. Il y avait peu de lumière, peu d’air, mais beaucoup d’humidité, de saleté et de poussière de farine. Le long des murs, d’immenses coffres : l’un avec de la pâte, l’autre avec de la farine, le troisième vide. Et, sur chacun des coffres, tombait de la fenêtre une raie de lumière grise. Un énorme poêle occupait presque le tiers de la cuisine ; sur le plancher sale gisaient des sacs de farine. Dans le four brûlaient, d’un feu ardent, de longues bûches, et la flamme, reflétée sur le mur gris, s’agitait et tremblait comme si elle parlait sans bruit. L’odeur du levain et de l’humidité pénétrait l’air malsain.

Le plafond, à nervures, enfumé, écrasait par son poids, et le mélange de la lumière du jour avec celle du feu donnait un éclairage indécis et fatigant pour les yeux. De la rue se coulait par la fenêtre un bruit sourd, la poussière volait. Konovalov regarda tout cela, soupira et, se tournant à demi vers moi, demanda d’une voix ennuyée :

— Il y a longtemps que tu travailles ici ?

Je répondis. Nous nous tûmes en nous dévisageant à la dérobée.

— Quelle prison ! soupira-t-il. Allons dans la rue nous asseoir près de la porte, veux-tu ?

Nous allâmes à la porte cochère nous installer sur un banc.

— Ici, au moins, on peut respirer. Je ne m’habituerai pas tout de suite à ce caveau… Je ne puis pas… Pense un peu, je viens de la mer… J’ai travaillé comme chargeur sur la Caspienne… Et puis, de cette vastitude tomber dans ce trou !

Il me regarda avec un sourire triste, puis se tut, examinant attentivement les passants. Dans ses yeux bleus et limpides, il y avait une profonde et indéfinie tristesse. Le soir tombait. Il faisait lourd, bruyant et poussiéreux, et les ombres des maisons s’étendaient sur la route. Konovalov restait assis, le dos contre le mur, les bras croisés sur sa poitrine, et caressait les poils soyeux de sa barbe. Je voyais de biais son visage ovale et pâle, et je pensais : « Quel est cet homme ? » Mais je ne me décidais pas à commencer moi-même la conversation, parce qu’il était mon chef et aussi à cause d’une étrange déférence que je sentais pour lui.

Son front était coupé de trois rides minces ; mais, par moments, elles s’ouvraient et disparaissaient, et j’étais curieux de savoir à quoi cet homme pensait.

— Allons. Il doit être temps de mettre la troisième fournée. Toi, tu vas pétrir la seconde, et moi je m’occuperai de la troisième, et puis nous ferons les pains.

Quand nous eûmes pesé et disposé une montagne de pâte dans des moules, préparé une seconde fournée et mis le levain pour une troisième, nous nous installâmes à prendre le thé, et Konovalov, enfonçant sa main dans sa blouse, me demanda :

— Sais-tu lire ?… Tiens, lis un peu cela… Et il me tendit une feuille froissée et salie.

Je lus :

« Cher Sacha, je te salue et je t’embrasse en idée. Je m’ennuie, je ne fais qu’attendre le jour où je partirai avec toi, ou bien que je resterai avec toi. Cette vie maudite m’ennuie plus que je ne peux le dire, bien qu’au commencement elle m’ait plu. Tu comprends cela, toi ; moi-même je ne l’ai compris que quand je t’ai connu. Écris-moi, je t’en prie, plus vite ; j’ai envie d’une lettre de toi. Et, pour le moment, au revoir et non adieu, ami à grande barbe de mon âme. Je ne te fais aucun reproche, quoi que tu m’aies causé bien de la peine, cochon, en partant sans me dire adieu. Pourtant tu as été bon avec moi, toi le premier, et je ne l’oublierai pas. Ne peux-tu pas t’occuper, Sacha, de ma libération ? Les demoiselles t’ont dit que je te quitterais si j’étais libre ; mais c’est bêtise et pur mensonge. Si seulement tu as pitié de moi, je serai pour toi comme un chien fidèle. Il t’est facile de faire cela, et à moi c’est très difficile. Quand tu es venu me voir, j’ai pleuré d’être obligée de mener cette existence, mais je ne te l’ai pas dit. Au revoir. Ta Capitolina. »

Konovalov me prit la lettre et se mit, d’un air rêveur, à la tourner d’une main, tandis que, de l’autre, il lissait sa barbe.

— Sais-tu aussi écrire ?

— Oui.

— As-tu de l’encre ?

— Oui.

— Écris-moi, pour Dieu, une lettre, dis ! Sûrement qu’elle me croit une canaille, elle pense que je l’ai oubliée… Écris.

— Bon ! tout de suite, si tu veux… Qui est-elle ?

— Une fille… Tu vois toi-même : elle parle de libération. Ceci veut dire que je dois promettre à la police de l’épouser. Alors, on lui rendra son passe-port, on lui reprendra son livret, et elle sera libre de ce jour. As-tu compris ?

Au bout d’une demi-heure, une épître touchante était prête.

— Eh ! bien, lis donc ; comment est-ce ? demanda Konovalov avec impatience.

Voici comment c’était :

« Capa ! ne pense pas que je sois une canaille et t’aie déjà oubliée. Non, je ne t’ai pas oubliée, j’ai simplement bu et il ne me reste plus rien. Maintenant j’ai de nouveau pris une place ; je demanderai au patron de m’avancer de l’argent, je l’enverrai au nom de Philippe et lui t’affranchira. Tu auras assez d’argent pour le voyage. Et, pour le moment, au revoir. Ton Alexandre. »

— Hum !… dit Konovalov, en se grattant la tête. Tu n’écris pas très bien. Il y a peu de pitié dans ta lettre, peu de larmes. Et puis je t’avais prié de m’appeler de différents noms injurieux et tu ne l’as pas fait.

— Et pourquoi cela ?

— Pour qu’elle voie que j’ai honte de moi-même, et que je comprends ma faute envers elle. Et au lieu de cela, tu as écrit comme si tu faisais rouler des pois sur le papier. Mets-y des larmes, au moins !

Il fallut mettre des larmes dans ma lettre, ce que je fis avec succès. Konovalov fut satisfait et, me posant la main sur l’épaule, me dit d’une voix profonde et cordiale :

— Voilà qui est bien ! Merci. On voit que tu es un bon garçon… Nous serons camarades…

Je n’en doutais pas et je lui demandai de me parler de Capitolina.

— Capitolina ? C’est une petite, tout à fait une enfant. La fille d’un marchand de Viatka… Oui, et puis elle fit un faux pas. Et puis toujours plus, et elle échoua dans une maison… Tu sais ? Je vins et je vis une enfant, tout à fait une enfant. Mon Dieu, me disais-je, est-il possible ? Et je fis sa connaissance. Elle se mit à pleurer. Je lui dis : « Ce n’est rien, aie patience. Je te retirerai d’ici ; attends. » Et j’avais tout préparé, l’argent et tout… Mais voilà que je me mis à boire et me trouvai à Astrakan. Puis je vins ici. Quelqu’un lui a dit où j’étais. Elle m’avait écrit à Astrakan…

— Eh quoi ! demandai-je, tu veux l’épouser ?

— L’épouser ? Comment le pourrais-je ? Du moment que je suis un ivrogne, quel fiancé ferais-je ? Non, ce n’est pas cela. Je la libérerai, — et puis va où tu veux. Peut-être trouvera-t-elle une place. Elle redeviendra un être humain.

— Mais elle dit qu’elle veut vivre avec toi.

— Ceci n’est rien, c’est par bêtise. Elles sont toutes ainsi les femmes… Je les connais très bien. J’en ai eu de différentes. L’une était une marchande très riche. J’étais alors écuyer au cirque, et elle me remarqua. « Viens, dit-elle, tu seras cocher chez moi. » Le cirque commençait à m’ennuyer ; je consentis, j’allai. Et alors, elle se mit à me cajoler. Ils avaient une maison, des chevaux, des domestiques, ils vivaient comme des nobles. Son mari était petit et gros, comme notre patron, et elle, mince et souple comme une chatte et ardente. Je me souviens quand elle me prenait dans ses bras et m’embrassait sur les lèvres : c’était comme si elle m’avait versé des charbons ardents sur le cœur. Tu te mettais à trembler, c’était effrayant. Elle m’embrassait, et pleurait, pleurait ; même ses épaules en étaient secouées. Je lui demandais : « Dis-moi pourquoi tu pleures, Véra. » Et elle : « Tu es un enfant, Sacha, tu ne comprends rien. » C’était une brave femme. Et cela est vrai que je ne comprends rien, — je suis très bête. Je le sais. Que faire ? — Je ne comprends pas. Je vis comme ça, sans penser.

Il se tut et me regarda de ses yeux grands ouverts. Il y brillait quelque chose comme de l’effroi et de l’interrogation, quelque chose d’anxieux et de rêveur, qui rendait son beau visage plus triste et plus beau encore…

— Eh bien, comment as-tu fini avec ta marchande ? demandai-je.

— Vois-tu, quelquefois l’ennui me prend. Un tel ennui, mon ami, un tel ennui que je ne puis plus vivre, absolument plus. C’est comme si j’étais seul d’homme au monde, et que, en dehors de moi, rien de vivant n’existât. Et tout me devient alors odieux, tout, tout ! Et je me suis à charge, et tous les êtres, qu’ils meurent tous, cela me serait égal. C’est probablement une maladie que j’ai. C’est cela qui m’a poussé à boire… Avant, je ne buvais pas. Alors, quand cet ennui m’a pris, je lui dis, à elle : « Véra Mikhaïlovna, laisse-moi partir, je ne puis plus ! — Eh ! quoi, dit-elle, as-tu assez de moi ? » Et elle riait, tu sais, d’un rire si mauvais. « Non, dis-je, ce n’est pas toi dont j’ai assez, c’est moi-même que je ne puis plus gouverner. » Au commencement elle ne me comprit pas, elle se mit même à crier et à m’injurier… Puis elle comprit. Elle baissa la tête et dit : « Va, va donc ! » Elle pleura. Ses yeux étaient noirs et toute sa personne très brune. Ses cheveux étaient noirs aussi et frisaient. Elle n’était pas d’origine marchande : son père était un fonctionnaire. Oui, elle me fit pitié alors et j’eus le dégoût de moi-même. Pourquoi avais-je cédé à une femme ? Je ne le savais pas. Elle, elle s’ennuyait naturellement avec un tel mari. Il était tout à fait comme un sac de farine… Elle pleura longtemps… elle s’était habituée à moi. J’étais très doux avec elle : je la prenais dans mes bras et je la berçais. Elle dormait et je la regardais. L’être humain, quand il dort, est très beau, si simple ; il respire et sourit, et c’est tout. Et encore — nous étions alors à la campagne — nous allions faire des promenades en voiture. Elle aimait aller à fond de train. Nous arrivions, j’attachais le cheval à l’ombre dans la forêt, et nous-mêmes nous nous asseyions au frais dans l’herbe. Elle me disait de m’étendre, et mettait ma tête sur ses genoux et me faisait la lecture. J’écoutais, j’écoutais, et je m’endormais. Elle lisait de belles, de très belles histoires. Il y en a une que je n’oublierai jamais : celle du muet Guérassime et du petit chien qu’il aimait. Il était muet, un être persécuté, et personne ne l’aimait sauf son petit chien… On se moquait de lui et il se consolait avec son chien. C’était une histoire bien pitoyable !… Oui ! Et cela se passait au temps du servage. La dame lui dit : « Muet, va noyer ton chien, il jappe trop fort. » Et le muet alla… Il prit un bateau, y mit le chien, et partit… A cet endroit du récit, je tremblais de tout mon corps. Mon Dieu, prendre à un être vivant sa seule joie au monde et la tuer ! Quel ordre est-ce ? Ah ! c’est une histoire étonnante ! Et vraie, voilà ce qui est le mieux ! Il y a des gens pour qui tout l’univers est dans un seul objet, — disons un chien, par exemple. Et pourquoi un chien ? Parce qu’il n’y a aucune personne qui aime cet homme, et le chien, lui, l’aime. Il est impossible de vivre sans un amour quelconque : c’est pour cela que l’âme est donnée, pour pouvoir aimer… Elle me lut beaucoup de différentes histoires. C’était une brave femme, je la regrette encore à présent… Si cela n’avait pas été mon sort, je ne l’aurais jamais quittée jusqu’à ce qu’elle le voulût elle-même, ou bien que son mari eût vent de nos affaires. Elle était caressante, c’est l’essentiel… Pas bonne comme qui donnerait des cadeaux… non, mais son cœur était caressant. Elle m’embrassait ainsi, comme une femme… et puis tout à coup il lui venait une humeur douce, et alors c’était étonnant comme elle était bonne. Elle regardait tout droit dans l’âme, et racontait comme une bonne à un petit enfant, ou une mère. A ces moments-là, j’étais devant elle comme un enfant de cinq ans. Et pourtant, je l’ai quittée… à cause de l’ennui ! Quelque chose me traîne je ne sais où ! « Adieu, lui dis-je, Véra Mikhaïlovna, ne m’en veuille pas. — Adieu, Sacha », dit-elle. Et, drôle de créature, elle me releva la manche jusqu’au coude, et enfonça ses dents dans ma chair. J’aurais hurlé ! Elle m’arracha presque un énorme morceau… Trois semaines, j’eus mal au bras… Et encore maintenant la trace y est…

Et, dégageant son bras de bogatyr, musclé, blanc, et beau, il me le montra, en riant avec une bonhomie triste. Sur la peau, près du coude, était visible une cicatrice — deux demi-cercles se rejoignant presque. Konovalov regardait et hochait la tête en souriant.

— Drôle de femme, répétait-il, c’est un souvenir qu’elle me laissait.

J’avais entendu déjà des histoires de ce genre. Chaque va-nu-pieds a dans son passé une « marchande » ou bien une « dame noble », et chez tous, cette marchande ou cette dame, apparaît, à la suite de trop nombreuses variantes introduites dans le récit, comme un être fantastique, réunissant presque toujours en lui les traits physiques et psychologiques les plus contradictoires. Si aujourd’hui elle a les yeux bleus, est méchante et gaie, vous pouvez être sûr que dans une semaine on vous parlera d’elle comme d’une brune aux yeux noirs, bonne et larmoyante. Et, généralement, le va-nu-pieds parle en sceptique, avec une abondance de détails humiliants pour elle.

Mais l’histoire que m’avait contée Konovalov ne provoqua pas ma méfiance comme l’avaient fait les histoires des autres. Il y avait en elle quelque chose de véridique, des détails imprévus : ces lectures ensemble, l’épithète d’enfant appliquée à la puissante personne de Konovalov.

Je me représentais une femme souple, dormant dans ses bras la tête contre sa large poitrine ; — c’était beau et cela me persuada plus encore qu’autre chose de la vérité du récit. Enfin son intonation triste et douce, en se souvenant de la « marchande », n’était pas une intonation ordinaire. Un véritable va-nu-pieds ne parle jamais ainsi ni des femmes, ni de rien : il aime faire voir qu’il n’existe rien au monde qu’il n’injurie et dont il ne se moque.

— Pourquoi te tais-tu ? Tu penses que j’ai menti ? demanda Konovalov, et dans sa voix il y avait une inquiétude. Il s’était étendu sur les sacs de farine, tenant d’une main son verre de thé et de l’autre se lissant la barbe. Ses yeux bleus me regardaient avec interrogation et les rides sur son front se dessinaient avec netteté.

— Non, il faut me croire… Pourquoi aurais-je inventé ? Certes, nous autres vagabonds, nous aimons raconter des histoires… C’est impossible autrement, ami : celui qui n’a jamais rien eu de bon dans la vie, ne fera de tort à personne, s’il s’invente une histoire et puis la raconte comme si elle était vraie. Il raconte et finit par y croire lui-même, et cela lui est doux. Beaucoup de gens ne vivent que par là. Mais je t’ai raconté la vérité, tout s’est passé comme je te l’ai dit. Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire à cela ? Une femme est là, qui s’ennuie, et autour d’elle tout est chétif. Admettons que je ne suis qu’un cocher ; mais, pour une femme, n’est-ce pas égal, puisqu’un cocher, un monsieur et un officier — tous sont des hommes !… Et tous aussi sont des cochons, tous cherchent la même chose, et chacun s’évertue à prendre plus et à payer moins. Un homme simple vaut mieux, il est plus scrupuleux. Et, moi, je suis très simple. Les femmes comprennent bien cela de moi… elles voient que je ne leur ferai pas de mal… c’est-à-dire… que je ne rirai pas d’elles. Une femme, quand elle a failli, ne redoute rien tant que le rire, la moquerie. Elles sont beaucoup plus délicates que nous. Nous prenons ce qu’il nous faut, et puis nous sommes prêts à tout aller raconter sur la place publique, à nous vanter : voici encore une sotte que nous avons entortillée !… Et la femme n’a où aller, personne ne lui fait une gloire de sa faute. Elles ont, toutes, frère, même les plus perdues, plus de délicatesse que nous.

Konovalov me regardait d’un air rêveur, de ses grands yeux limpides comme ceux d’un enfant, parlant toujours et m’étonnant toujours plus par ses discours. Il me semblait que j’étais enveloppé par un brouillard chaud, qui m’épurait le cœur, alors déjà pas mal sali par la boue de la vie.

Le bois brûlait dans le poêle, et la montagne claire de braise projetait sur le mur une tache rosâtre qui tremblait.

Par la fenêtre, nous regardait un morceau de ciel bleu avec deux étoiles. L’une d’elles, grande, brillait comme une émeraude ; l’autre, toute proche, était à peine visible.


Au bout d’une semaine, Konovalov et moi étions amis.

— Tu es un garçon simple. C’est bien ! me disait-il avec un large sourire, et en me frappant l’épaule de son énorme main.

Il travaillait en artiste. Il fallait voir comme il maniait un bloc de pâte de sept pouds, le roulant dans une cuve, ou comme, penché sur un coffre, il pétrissait, plongeant jusqu’au coude ses bras puissants dans la masse élastique, qui gémissait sous ses doigts d’acier.

Au commencement, en le voyant précipiter dans le four des pains non cuits, que j’avais à peine le temps de tirer de la cuve pour les jeter sur sa pelle, je craignais qu’il ne les mît les uns sur les autres ; mais quand il eut enlevé trois fournées sans qu’aucun des cent vingt pains, beaux, dorés et hauts, ait été déformé, je compris que j’avais affaire à un artiste dans son genre. Il aimait le travail, s’emballait pour ce qu’il faisait, était triste quand le four cuisait mal ou que la pâte ne montait pas ; il se fâchait et injuriait le patron qui achetait de la farine humide, et était au contraire heureux comme un enfant si les pains sortaient du four ronds et réguliers, dorés à point, avec une croûte mince et ferme. Parfois, il prenait de la pelle le plus beau pain et, le faisant sauter d’une paume sur l’autre, se brûlait, riait gaiement, et me disait :

— Eh ! quelle beauté nous avons faite ensemble !

Et il me plaisait de voir cet homme gigantesque mettre tout son cœur à son ouvrage comme il faudrait que tout homme le fît pour tout ouvrage.

Une fois, je lui dis :

— Sacha, on dit que tu chantes bien ?

Il se rembrunit et baissa la tête.

— Je chante, seulement cela me prend par moments… par périodes. Je commence à m’ennuyer, et alors je chante… Et si je chante, l’ennui vient. Ne me parle pas de cela, — ne me tente pas. Et toi-même, tu ne chantes pas ? Si ! quelle histoire ! Mais, pour le moment, attends que cela me prenne… et siffle seulement. Puis nous chanterons tous les deux ensemble. Cela te va ?

Je consentis, bien entendu. Je sifflais quand l’envie me prenait de chanter. Mais parfois je ne pouvais y tenir et commençais à fredonner tout doucement en pétrissant la pâte ou en roulant les pains. Konovalov m’écoutait en remuant les lèvres, et, après quelque temps, il me rappelait ma promesse. Quelquefois, il me criait rudement :

— Laisse ça, ne gémis pas !

Un jour, je tirai de ma malle un livre, et, m’étant installé près de la fenêtre, je me mis à lire.

Konovalov sommeillait, étendu sur le coffre à pâte ; mais le bruissement des feuillets que je retournais au-dessus de son oreille lui fit ouvrir les yeux.

— Qu’est-ce que ce livre ?

C’étaient les Podlipovtsi.

— Lis à haute voix, dis ? me demanda-t-il. Et je me mis à lire, accroupi dans la fenêtre. Lui, s’assit sur le coffre et, appuyant sa tête contre mes genoux, il écoutait… Quelquefois je regardais son visage par-dessus le livre et je rencontrais ses yeux. Je m’en souviendrai toujours : ils étaient large ouverts, ardents, pleins de l’attention la plus profonde… Et sa bouche aussi était entr’ouverte, montrant deux rangées de dents unies et blanches. Les sourcils relevés, les rides anguleuses sur le front haut, les mains qui embrassaient ses genoux, toute sa personne immobile, attentive m’échauffait. Je m’efforçais de lire d’une manière claire et de lui présenter avec plus de relief l’histoire triste de Cissoïko et de Pila.

Enfin, je me fatiguai et je fermai le livre.

— C’est tout ? me demanda tout bas Konovalov.

— C’est moins de la moitié.

— Tu liras le tout à haute voix ?

— Si tu veux.

— Eh !

Il se prit la tête dans les mains et se mit à se balancer sur le coffre. Il voulait dire quelque chose ; il ouvrait et fermait la bouche, soufflait comme une forge, et, je ne sais pourquoi, fermait à moitié les yeux. Je ne m’attendais pas à un tel effet et n’en compris pas la signification.

— Comme tu lis cela ! murmura-t-il. Avec différentes voix… C’est comme s’ils étaient vivants tous : Aproska grince ; Pila… Imbéciles ! J’avais envie de rire en écoutant ; mais je me suis retenu… Et plus loin qu’est-ce qu’il y a ? Où iront-ils ? Seigneur, mon Dieu ! C’est pourtant la vérité. Ils sont de véritables hommes. Des paysans de tous les jours. Ils sont tout à fait vivants, et leurs voix, et leurs figures… Écoute Maxime, faisons notre fournée et lis encore !

Nous fîmes une fournée, en préparâmes une autre et puis je lus de nouveau pendant une heure trois quarts. Puis, une nouvelle pause. Les pains étaient cuits, il fallut les retirer du four, en mettre d’autres, préparer de la pâte et du levain. Tout cela se faisait avec une hâte fiévreuse et presque en silence.

Konovalov, les sourcils froncés, me jetait de temps en temps des ordres monosyllabiques et se hâtait, se hâtait…

Au matin nous eûmes fini le livre et je sentais que ma langue était de bois.

A cheval sur un sac de farine, Konovalov me dévisageait avec des yeux étranges et se taisait, les mains appuyées aux genoux.

— Es-tu content ? demandai-je.

Il agita la tête, fermant à moitié les yeux, et demanda de nouveau, — je ne sais pas pourquoi, — tout bas :

— Qui a inventé cela ?

Dans ses yeux était un indicible étonnement, et son visage s’éclaira tout à coup d’une curiosité ardente.

Je lui racontai qui avait écrit le livre.

— Eh ! quel homme c’est ! Ce qu’il a imaginé ! Ah ! c’est même affreux. Ça vous serre le cœur, ça vous pince l’âme, tant c’est vivant ! Et que lui a-t-on fait à l’inventeur pour cela ?

— Comment ?

— Eh ! bien, lui a-t-on par exemple donné une récompense ?

— Pourquoi lui donnerait-on une récompense ? demandai-je, non sans une intention perfide.

— Comment pourquoi ? ce livre… est comme un acte de police. On le lit — et on juge. Pila, Cissoïko… quels gens sont-ils ? Et tout le monde les plaint. Ce sont des gens obscurs, innocents… Quelle vie est la leur ? Et alors…

— Eh ! bien ?…

Konovalov me regardait d’un air confus et dit timidement :

— On devrait faire un règlement quelconque. Ce sont des hommes eux aussi, il faut les diriger.

En réponse à cela, j’esquissai toute une conférence. Mais, hélas ! elle ne produisit pas l’effet sur lequel je comptais.

Konovalov se mit à songer, baissa la tête, se balança de tout son corps et soupira, sans m’empêcher par un seul mot de jouer au professeur. Je me lassai enfin et fis une pause.

Konovalov leva la tête et me regarda avec tristesse.

— Alors c’est qu’on ne lui a rien donné ? demanda-t-il.

— A qui ? demandai-je, ayant oublié Rechetnikov.

— A l’inventeur.

J’eus un peu de dépit. Je ne lui répondis pas, sentant que mon dépit dégénérait en impatience contre mon auditoire bizarre, qui n’était pas de force à trancher des questions universelles et s’intéressait plus à la destinée d’un seul homme qu’aux destinées du monde.

Konovalov, sans attendre ma réponse, prit le livre entre ses mains, le retourna avec précaution, l’ouvrit, le ferma, puis, l’ayant remis en place, soupira profondément.

— Comme tout cela est étrange, mon Dieu ! dit-il à demi-voix. Un homme a écrit un livre… c’est du papier avec des points dessus… voilà tout ! Il l’a écrit et… est-il mort ?

— Il est mort… répondis-je sèchement.

A cette époque-là, je détestais la philosophie, et plus encore la métaphysique ; mais Konovalov, sans s’inquiéter de mes goûts, continuait.

— Il est mort, et le livre est resté, et on le lit. On regarde dans le livre et l’on dit différentes paroles. Et tu écoutes et tu comprends : il y avait sur terre différentes gens, Pila, Cissoïko, et Aproska… Et tu plains ces gens-là, bien que tu ne les aies jamais vus et qu’ils ne te soient rien ! Peut-être que, dans la rue, il y en a des dizaines comme eux de vivants ; tu les vois, mais tu ne sais rien d’eux et ils ne te regardent pas, ils vont et passent… Et, dans le livre, ils n’existent pas… Pourtant tu les plains au point que le cœur t’en fait mal… Comment comprendre cela ?… Et l’inventeur est mort sans récompense ? Pourquoi ne lui en a-t-on pas donné une ?

Je me fâchai tout à fait, et lui dis quelles étaient les récompenses des auteurs…

Konovalov m’écoutait, écarquillant les yeux avec terreur, et remuant les lèvres comme s’il souffrait.

— En voilà des coutumes ! soupira-t-il de toute sa poitrine et, mordant le bout de sa moustache, il baissa tristement la tête.

Alors, je me mis à parler du rôle fatal du cabaret dans la vie de l’écrivain russe, des talents puissants et sincères qui périrent par l’eau-de-vie, seul soutien de leur existence pénible.

— Mais, est-ce que ces gens-là boivent ? murmura Konovalov.

Dans ses yeux grands ouverts brillait de la méfiance envers moi, de la crainte et de la pitié pour les autres.

— Ils boivent ! Comment ? Est-ce après qu’ils ont fini leur livre, qu’ils se mettent à boire ?

Cela était, à mon avis, une question superflue, et je ne répondis pas.

— Certainement que c’est après, décida Konovalov. Ils vivent, ces gens, et ils voient la vie, et ils absorbent en eux toute la douleur de la vie. Leurs yeux doivent être des yeux extraordinaires !… Et leur cœur aussi… Ils regardent la vie et une tristesse leur vient… Et ils versent leur tristesse dans les livres… Mais cela ne les soulage pas parce que le cœur est atteint et qu’on n’en chasserait pas la tristesse même avec du feu. Alors, il ne reste qu’à l’éteindre avec de l’eau-de-vie… Et ils boivent… Est-ce ainsi que je dis ?

Je consentis et cela parut le réconforter. Il continua son développement sur la psychologie des écrivains.

— Et, à vrai dire, il faudrait les encourager. N’est-ce pas ? Parce qu’ils comprennent plus que les autres et indiquent ce qui n’est pas bien. Moi, par exemple, que suis-je ? Un vagabond, un va-nu-pieds… un ivrogne et un toqué. Ma vie est sans justification. Pourquoi suis-je sur terre et à qui suis-je nécessaire, si l’on y réfléchit ? Je n’ai ni abri, ni femme, ni enfant… et je n’ai même pas le désir de tout cela. Je vis et je m’ennuie. Pourquoi ? je n’en sais rien. Comment dire cela ? Une étincelle manque dans mon âme. Eh ! il me manque quelque chose, et voilà tout ! As-tu compris ? Et voilà, je cherche et je m’ennuie, et ce que c’est, — je ne sais pas.

— Pourquoi dis-tu cela ?

Il se tenait la tête d’une main, me regardait, et son visage exprimait une extrême tension d’esprit, le travail d’une pensée qui cherche une forme pour s’exprimer.

— Pourquoi ? A cause du désordre de la vie. C’est-à-dire… voilà, je vis et je n’ai pas où me mettre, je ne puis m’adapter à rien… et c’est du désordre, une vie pareille.

Je lui prouvai qu’il n’avait pas à se reprocher d’être ce qu’il était : il était un fait logique basé sur un passé éloigné. Il était une triste victime des circonstances, un être par sa nature égal aux autres, mais, par suite d’une longue série d’injustices historiques, réduit socialement à zéro. Je terminai cette explication en répétant encore une fois :

— Tu n’as pas à t’accuser… On t’a fait du mal.

Il se taisait, sans cesser de me dévisager. Je vis que, dans ses yeux, naissait un clair et bon sourire, et j’attendais avec impatience la réponse qu’il ferait à mon discours. D’un mouvement doux, féminin, se rapprochant de moi, il me mit la main sur l’épaule.

— Comme tu parles aisément de tout cela, frère, me dit-il. Et d’où sais-tu tout cela ? Toujours par les livres ? Ah ! tu en as beaucoup lu, cela se voit. Si moi j’en avais lu autant ! Mais ce qu’il y a de mieux, c’est que tu parles d’une manière apitoyante. C’est la première fois que j’entends parler ainsi. C’est étonnant ! Généralement on s’accuse les uns les autres quand tout va mal, et toi tu accuses la vie, les coutumes. Il résulte de ce que tu dis que l’homme n’est lui-même fautif de rien, et s’il est écrit qu’il sera un va-nu-pieds, il devient un va-nu-pieds. Et des détenus tu parles aussi étrangement : ils volent parce qu’ils n’ont pas d’ouvrage et qu’il faut qu’ils mangent… Et comme tout cela est pitoyable quand tu en parles !… Ton cœur est faible, sûrement !

— Attends, dis-je, es-tu de mon avis ? Est-ce juste, ce que je disais ?

— Tu dois savoir mieux que moi si c’est juste ou non : tu sais lire, toi… Certainement, si l’on prend les autres, tu as raison. Mais si l’on me prend, moi…

— Eh bien ?

— Bien, moi, je suis à part… A qui est-ce la faute si je bois ? Pavelka, mon frère, ne boit pas : il a une boulangerie à Perme. Et moi, je ne travaille pas moins bien que lui et pourtant je suis un vagabond et un ivrogne, et je n’ai plus ni classe ni destin. Et pourtant nous sommes les fils d’une même mère. Et il est plus jeune que moi. Il y a donc quelque chose en moi-même qui n’est pas bien. Je ne suis pas né comme il faut qu’on naisse. Toi-même, tu dis que tous les hommes sont pareils : ils naissent, vivent, ce qu’il leur faut vivre, et meurent. Et moi, je marche sur une voie à part. Et pas moi seul, nous sommes plusieurs. Nous sommes des êtres à part… et nous n’appartenons à aucune série. Il nous faut un compte à part… et des lois à part… des lois très sévères, pour nous déraciner de la vie. Parce que nous ne sommes bons à rien dans la vie, et que nous y occupons une place et gênons les autres. Qui est fautif envers nous ? Nous-mêmes sommes fautifs envers la vie… Parce que nous n’avons pas la joie de vivre ni aucun sentiment envers nous-mêmes… Nos mères nous ont enfantés dans une mauvaise heure, voilà tout !

Je fus écrasé par cette réfutation inattendue de mes arguments… Lui, cet homme immense aux clairs yeux d’enfant, se mettait avec une telle sérénité, une tristesse si riante, hors la vie, parmi les gens qu’il faudrait détruire, que je fus tout à fait abasourdi de cette humilité. Il éprouvait une jouissance à se flageller : c’était vraiment une jouissance qui brillait dans ses yeux quand il me criait de sa voix sonore de baryton :

— Chaque homme est maître de lui-même et personne n’est fautif si je suis un misérable !

Dans la bouche d’un vagabond, fût-il un intelligent parmi ces opprimés de la destinée, parmi ces êtres à moitié hommes, à moitié bêtes, nus, affamés et méchants qui grouillent dans les taudis des villes, ces paroles me surprenaient étrangement.

— Attends, criai-je, comment veux-tu qu’un homme reste sur pied quand, de tous côtés, l’accable une force sombre ?

— Sache mieux t’arc-bouter ! proclamait mon adversaire, s’échauffant et les yeux brillants.

— S’arc-bouter à quoi ?

— Il faut savoir trouver.

— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— Mais je te dis, drôle de corps que tu es, que je suis moi-même coupable de mon destin… Je n’ai pas trouvé l’appui, moi ! Je cherche, je m’afflige, — et je ne trouve pas.

Pourtant, il fallut s’occuper du pain, et nous nous mîmes au travail en continuant à nous prouver l’un à l’autre la plausibilité de nos convictions. Évidemment nous ne réussîmes à rien démontrer et, la journée terminée, nous nous couchâmes.

Konovalov s’étendit sur le plancher de la cuisine et s’endormit bientôt. J’étais couché sur les sacs de farine et pouvais voir d’en haut sa personne puissante et barbue, étendue comme un bogatyr sur une natte près du four. L’air était imprégné d’une odeur de pain chaud, de pâte aigre et d’oxyde de carbone… Il commençait à faire clair et, à travers les carreaux couverts de poussière de farine, regardait le ciel gris. Un chariot roulait avec fracas, un berger soufflait dans sa flûte pour réunir son troupeau.

Konovalov ronflait. Je regardais se soulever sa large poitrine et pensais à différents moyens de le convertir à ma foi, mais je n’imaginais rien et je m’endormis.

Au matin, sitôt debout, nous préparâmes le levain et, après nous être débarbouillés, nous nous installâmes sur le coffre pour prendre le thé.

— As-tu un livre ? demanda Konovalov.

— Oui.

— Me feras-tu la lecture ?

— Mais oui.

— Voilà qui est bien ! Sais-tu ce que je vais faire ? Quand mon mois sera fini, je demanderai de l’argent au patron et je t’en donnerai la moitié.

— Pourquoi cela ?

— Pour que tu achètes des livres… Tu t’achèteras pour toi ceux qui te plairont, et tu m’en achèteras aussi pour moi, — ne fût-ce que deux. Tu me choisiras ceux où l’on parle de paysans. Dans le genre de Pila et Cissoïko… Et surtout, que cela soit écrit avec pitié, pas pour amuser… Il y a des livres qui ne valent rien du tout. Panfilka et Filatka, bien qu’avec une image sur la couverture, n’est qu’une stupidité. Les Pochekhontsi — des fables pures ! Je n’aime pas ce genre-là. Je ne savais pas qu’il y avait des livres comme les tiens.

— Veux-tu l’histoire de Stenka Rasine ?

— Stenka ?… Est-ce bien ?

— Très bien.

— Vas-y !

Et, quelques instants après, je lui faisais la lecture de la monographie de Kostomarov : La Révolte de Stenka Rasine. Au début, cette œuvre de génie, cette espèce de poème épique déplut à mon auditeur barbu.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de conversations ? demanda-t-il en regardant le livre.

Et quand je lui eus expliqué cela, il bâilla, voulut s’en cacher, mais n’y réussit pas et me dit d’un air confus :

— Lis toujours… ce n’est rien…

J’aimais sa délicatesse. Je fis semblant de n’avoir rien remarqué et de ne pas comprendre à quoi il faisait allusion.

Mais à mesure que l’historien dépeignait de son pinceau d’artiste le personnage de Stenka et que le « prince de la bande libre du Volga » s’évoquait des pages du livre, tout l’être de Konovalov semblait transfiguré. Ennuyé et indifférent au commencement, les yeux voilés et somnolents, il se révéla peu à peu sous un aspect inattendu. Assis sur le coffre en face de moi, les genoux embrassés de ses deux bras et son menton posé dessus de telle manière que sa barbe retombait sur ses jambes, il me regardait avec avidité, les yeux brûlant d’un feu étrange sous les sourcils froncés. Il ne lui restait plus rien de la naïveté enfantine qui m’étonnait toujours en lui ; tout ce qu’il avait de simple, de féminin et de doux, tout ce qui s’accordait si bien avec ses yeux bleus et bons, devenus maintenant foncés et étroits, s’était éclipsé. Il y avait quelque chose de léonin, de fougueux dans ce paquet de muscles qu’il était. Je m’arrêtai en le regardant.

— Lis, me dit-il doucement mais avec autorité.

— Qu’as-tu ?

— Lis ! répondit-il, et sa voix avait un accent de prière et d’irritation.

Je continuai, lui jetant quelquefois un regard, et je vis qu’il s’enflammait de plus en plus. De lui émanait, comme un chaud brouillard, une fièvre qui m’exaltait et m’enivrait. Le livre agissait. Dans une excitation nerveuse, pleine de pressentiments extraordinaires, j’arrivai à la capture de Stenka.

— On l’a pris ! hurla Konovalov.

La douleur, l’indignation, la colère, le désir de délivrer Stenka résonnaient dans son cri puissant.

La sueur perlait à son front et ses yeux s’étaient étrangement ouverts. Il avait sauté de dessus le coffre, grand et exalté ; il s’arrêta devant moi, me mit la main sur l’épaule et parla haut, rapidement :

— Attends. Ne lis pas. Dis, qu’arrivera-t-il maintenant ? Non ! arrête, ne le dis pas. On le tuera ? Oui ? Lis plus vite, Maxime !

On aurait pu croire que Konovalov lui-même était le frère de Stenka. C’était comme si les liens du sang, indissolubles et chauds malgré trois siècles écoulés, unissaient ce vagabond avec Stenka, comme si le vagabond sentait, de toute l’énergie de son corps vivant et fort, de toute la passion de son âme triste et « sans appui », la douleur et la colère du fier épervier pris il y avait trois cents ans.

— Lis, au nom du Christ !

Je lisais, troublé, ému, sentant mon cœur battre à l’unisson de celui de Konovalov, et revivant avec lui la tristesse de Stenka. Et nous arrivâmes à la scène de la torture.

Konovalov grinçait des dents et ses yeux bleus étincelaient comme des charbons. Il se penchait sur mon épaule et lui aussi ne quittait pas des yeux le livre. J’entendais sa respiration au-dessus de mon oreille ; elle me soulevait les cheveux et me les faisait retomber sur les yeux. Je secouai la tête pour les repousser. Konovalov remarqua cela et me mit sur la tête sa lourde paume.

— « Et alors Stenka grinça si fort des dents qu’il les cracha par terre avec du sang… »

— Assez !… Au Diable ! cria Konovalov, et, m’arrachant le livre, il le jeta de toute sa force par terre et s’effondra lui-même dessus. Il pleurait et, comme il avait honte de ses larmes, il rugissait pour ne pas sangloter. Il se cachait la tête dans ses genoux et pleurait en s’essuyant les yeux contre son pantalon sale de coutil.

J’étais assis devant lui, sur le coffre, et je ne savais que dire pour le consoler.

— Maxime ! disait Konovalov assis par terre. C’est effrayant, Pila, Cissoïko, et puis Stenka… dis ? Quelle destinée ! Il a craché ses dents… dis ?

Et tout son corps frémissait d’émotion.

Ces dents crachées par Stenka l’avaient impressionné par-dessus tout, et ses épaules étaient secouées de douleur quand il en parlait.

Nous étions tous les deux comme ivres du tableau épouvantable et cruel de la torture.

— Tu me liras cela encore une fois, tu entends ? me suppliait Konovalov, ayant relevé le livre et me le tendant.

— Montre-moi donc où c’est écrit des dents ?

Je lui montrai et il enfonça son regard dans les lignes.

— C’est ainsi que c’est écrit ? « il cracha ses dents avec du sang ! »… Et les lettres sont les mêmes que partout ?… Seigneur ! Comme il a dû souffrir, dis ? Ses dents ! Et à la fin qu’y aura-t-il ? La mort ? Ah ! Dieu soit loué, enfin on l’a tué !

Il exprima cette joie de la mort avec une telle ardeur, un si intense soulagement passa dans son regard, que je frémis de cette compassion, de ce souhait de mort pour le torturé.

Toute cette journée s’écoula pour nous dans un étrange brouillard ; nous parlions tout le temps de Stenka, nous nous rappelions sa vie, les chansons faites sur lui, sa torture. Une ou deux fois, Konovalov commença à chanter, d’une voix sonore de baryton, mais il s’interrompait aussitôt.

Notre amitié devint plus étroite à partir de ce jour.


Je lui relus encore plusieurs fois « La révolte de Stenka Rasine », « Tarass Boulba » de Gogol, et « Les Pauvres gens » de Dostoïevski. Tarass plut beaucoup à mon auditeur, mais n’effaça pas l’impression profonde du livre de Kostomarov. Quant aux « Pauvres gens », le style des lettres lui parut ridicule.

— Maxime, laisse donc ce fatras. Qu’est-ce que tout cela ? Il lui écrit, elle lui répond… Ce n’est que du papier perdu… Qu’ils aillent au diable ! Ce n’est ni triste ni drôle ; pourquoi écrire ainsi ?

Je lui rappelai les Podlipovtsi mais il n’était pas de mon avis.

— Pila et Cissoïko, c’est une autre affaire ! Ce sont des hommes vivants. Ils vivent et se débattent… tandis que ceux-ci ? Ils écrivent des lettres… c’est ennuyeux ! Ce ne sont même pas des gens, c’est comme ça… une imagination. Voilà Tarass et Stenka, si on les mettait à côté l’un de l’autre, — Seigneur ! tout ce qu’ils auraient fait ! Alors, Pila et Cissoïko auraient vu de meilleurs jours, dis ?

Il comprenait mal les différences d’époques et dans son imagination tous les héros qu’il aimait vivaient en même temps ; seulement deux d’entre eux étaient à Oussolle, un autre chez les Petits-Russiens, un autre encore sur la Volga… J’eus de la peine à lui faire comprendre que si Pila et Cissoïko avaient descendu la Kama ils n’auraient pas trouvé Stenka, et que si Stenka avait traversé les terres des Kosaks du Don et des Petits-Russiens il n’aurait pas rencontré Tarass.

Ceci affligea Konovalov quand il l’eut compris.

Les jours de fête, nous partions pour la rivière ou pour les champs. Nous prenions un peu d’eau-de-vie, du pain, un livre et, dès le matin, nous nous en allions « à l’air libre », comme disait Konovalov.

Nous aimions surtout la « Verrerie ». On appelait ainsi une bâtisse dans les champs, non loin de la ville. C’était une maison à trois étages, avec un toit défoncé, des croisées brisées, avec des sous-sols remplis pendant tout l’été de boue liquide et puante. D’un gris-vert, à moitié délabrée et comme affaissée, elle regardait la ville par-dessus les champs, avec les yeux vides de ses fenêtres mutilées, et semblait un invalide méprisé de tous et jeté là, hors de la ville, pitoyable et mourant. Quand la rivière débordait, ce qui arrivait chaque année, la base de l’édifice trempait dans l’eau, et il se couvrait tout entier d’une mousse verte. Comme des mares la préservaient de trop fréquentes visites de la police, cette construction indestructible abritait, bien qu’elle n’eût pas de toit, beaucoup de misérables sans domicile.

Elle en était toujours pleine ; couverts de haillons, affamés, craignant la lumière du soleil, ils vivaient dans cette ruine comme des hiboux ; Konovalov et moi étions toujours les bienvenus chez eux, parce que tous les deux nous sortions de la boulangerie munis de pain blanc ; nous achetions en chemin un quart de seau d’eau-de-vie et tout un étalage de tripes. Pour deux ou trois roubles, nous organisions un bon repas aux « gens de la verrerie », comme nous les appelions.

Ils nous payaient en récits, dans lesquels la vérité la plus émouvante se mêlait au plus naïf mensonge. Chaque récit était comme une dentelle où les fils noirs dominaient, — c’était la vérité, — mais où aussi étaient des fils de différentes couleurs, — c’était le mensonge. Cette dentelle nous entortillait le cerveau et le cœur et faisait mal en imprimant son dessin douloureux et varié. Les « gens de la verrerie » nous aimaient à leur manière et presque toujours ils m’écoutaient attentivement. Une fois, je leur lus « Pour qui fait-il bon vivre en Russie ? »[2] et en même temps que des rires homériques, j’entendis des remarques précieuses.

[2] Poème de Nekrassov.

Chaque homme qui lutte avec la vie, qui est vaincu par elle et prisonnier de sa boue est plus un philosophe que Schopenhauer, parce que jamais une idée abstraite ne prendra une forme aussi précise et imagée que la pensée que tire d’un cerveau la souffrance. La conscience de la vie qu’avaient ces gens rejetés par-dessus bord me surprenait par sa profondeur et j’écoutais avec avidité leurs récits, tandis que Konovalov, lui, écoutait avec l’intention de combattre la philosophie du narrateur et de m’entraîner à une dispute avec lui-même.

Après avoir entendu l’histoire, au ton de plaidoyer, d’un personnage vêtu de la manière la plus fantastique et doué d’un visage rien moins que candide, Konovalov se mettait à sourire d’un air rêveur et secouait la tête avec doute.

— Tu ne me crois pas ? demandait avec tristesse le conteur.

— Si, je te crois… Comment pourrait-on ne pas croire les gens ? Même quand tu vois qu’on te ment, crois, c’est-à-dire écoute et tâche de comprendre pourquoi on t’a menti. Parfois le mensonge explique mieux que la vérité ce qui se passe dans l’âme… Et quelle vérité pouvons-nous dire de nous-mêmes ? La plus dégoûtante… Tandis qu’on peut inventer très bien… Ai-je raison ?

— Oui, consentait le conteur. Mais pourquoi secouais-tu la tête ?

— Pourquoi ?… Parce que tu raisonnes mal… Tu racontes comme si, toute ta vie, ce n’était pas toi, mais n’importe qui des passants qui la faisait. Et toi-même, où étais-tu alors ? Et pourquoi n’as-tu rien opposé à ta destinée ? Et comment est-ce que nous nous plaignons toujours des hommes, puisque nous-mêmes sommes des hommes, et que par conséquent on peut aussi se plaindre de nous. On nous empêche de vivre ; alors, c’est parce que nous aussi nous empêchons quelqu’un, n’est-ce pas ? Comment expliquer cela ?

Et Konovalov ajoutait sentencieusement :

— Il faut construire une telle existence que tout le monde y soit au large et ne gêne personne. Et qui doit refaire la vie ? demandait-il d’un air vainqueur, et puis, comme s’il craignait qu’on ne lui dérobât sa réponse, il répondait lui-même :

— Nous, nous, et personne d’autre. Et comment refaire la vie, si nous ne savons pas nous y prendre et si nous n’avons pas eu de chance ? Donc, mes amis, tout l’appui, c’est nous ! Et c’est connu, ce que nous sommes…

On lui répondait en se justifiant, mais il s’obstinait : personne n’était coupable envers nous, et chacun de nous était le seul coupable envers lui-même.

Il était très difficile de le faire démordre de cette idée, et plus difficile encore de comprendre son appréciation de l’humanité. D’un côté, les hommes lui apparaissaient comme ayant des droits ; d’autre part, ils lui semblaient chétifs, hésitants, incapables d’autre chose que de plaintes.

Souvent des discussions de ce genre, commencées à midi, se terminaient à minuit ; Konovalov et moi, nous revenions de chez les « gens de la Verrerie » les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux.

Une fois, nous faillîmes nous noyer dans un marais ; une autre, nous passâmes la nuit au poste avec une vingtaine de nos amis qui, au point de vue de la police, étaient suspects.

Il y avait des jours où nous n’étions pas disposés à faire de la philosophie, et nous allions dans les champs, très loin, derrière la rivière, où étaient de petits lacs pleins de minuscules poissons que l’inondation y avait jetés. Dans les buissons, au bord d’un de ces lacs, nous allumions un feu dont nous avions besoin seulement pour la beauté qu’il ajoutait au paysage, et nous lisions à haute voix, ou bien nous parlions de la vie. Et quelquefois Konovalov proposait d’un air songeur :

— Maxime, regardons le ciel.

Nous nous couchions sur le dos et nous fixions la voûte sans fond du ciel. Au commencement, nous entendions le bruit des feuilles et le clapotement de l’eau dans le lac, nous sentions la terre au dessous de nous et tout ce qui nous entourait… Puis, peu à peu, le ciel bleu, comme s’il nous attirait à lui, entourait nos esprits d’un brouillard ; nous perdions la conscience de l’existence, nous étions arrachés à la terre, comme si nous nagions dans le désert du ciel, mi-somnolents, mi-extatiques, nous efforçant de ne pas rompre le charme par une parole ou un mouvement.

Nous restions ainsi plusieurs heures de suite et revenions à l’ouvrage, renouvelés de corps et d’âme et rafraîchis par le contact de la nature.

Konovalov l’aimait d’un amour profond et muet, qu’il exprimait seulement par l’éclat tendre de ses yeux et toujours, quand il se trouvait dans les champs ou sur la rivière, il s’imprégnait d’une humeur paisible et douce, qui augmentait encore sa ressemblance avec un enfant. Parfois, il disait, avec un profond soupir, en regardant le ciel :

— Ah ! que c’est beau !

Et, dans cette exclamation, il y avait plus de signification et de sentiment que dans la rhétorique de plusieurs poètes. Ceux-ci s’extasient pour soutenir leur réputation d’hommes qui comprennent avec raffinement le beau, plutôt que par un culte véritable de l’indicible aménité de la nature, et, comme toutes choses, la poésie perd sa simplicité sainte et sa spontanéité quand on en fait une profession.


Deux mois s’étaient écoulés ainsi, pendant lesquels nous avions beaucoup causé et beaucoup lu, Konovalov et moi. « La révolte de Stenka » avait été tant de fois relue, qu’il la racontait facilement, page par page, sans rien passer.

Ce livre était pour lui ce qu’est un conte de fées pour un enfant impressionnable. Il appelait les choses qu’il employait du nom de ses héros et quand, une fois, un pot tomba par terre et se brisa, il s’écria avec colère et regret :

— Eh ! toi, vieux guerrier !

Les pains mal cuits s’appelaient « Frolka », le levain « les pensées de Stenka » ; Stenka lui-même était synonyme de tout ce qui était grand, exceptionnel et mal chanceux.

De Capitolina, après la lettre et ma réponse, le premier jour de l’installation de Konovalov, il n’avait presque plus été question.

Je savais qu’il lui avait envoyé de l’argent par l’intermédiaire d’un certain Philippe, avec prière de se porter garant à la police en son nom pour la jeune femme ; mais ni le Philippe ni la fille n’avait donné de réponse.

Et voilà qu’un soir, pendant que nous mettions les pains au four, la porte de la cuisine s’ouvrit, et, du couloir obscur, une voix basse de femme, timide et hardie en même temps, prononça :

— Excusez-moi…

— Que vous faut-il ? demandai-je, tandis que Konovalov, sa pelle abaissée, se tirait la barbe d’un air troublé.

— Le boulanger Konovalov travaille ici ?

Maintenant, elle était sur le seuil, et la lumière de la lampe suspendue tombait sur sa tête, qu’elle avait couverte d’un châle de laine blanc. Sous le châle regardait un visage rond, joli, au nez retroussé, aux joues pleines où le sourire des lèvres rouges et charnues mettait des fossettes.

— Oui… répondis-je.

— Oui, oui ! s’écria, avec une joie subite et trop démonstrative, Konovalov qui jeta la pelle et s’avança à grands pas vers la visiteuse.

— Mon petit Sacha ! soupira-t-elle profondément.

Ils s’embrassèrent, ce pourquoi Konovalov dut se pencher beaucoup.

— Eh ! bien, quoi ? Y a-t-il longtemps que tu es ici ? Tu es libre ? C’est bien ! Tu vois, je le disais… Maintenant, ta route est bonne : marche avec assurance !

Konovalov paraissait s’excuser avec hâte, il restait sur le seuil et ne retirait pas ses bras, qu’il avait mis à la taille et au cou de la jeune femme.

— Maxime ! Escrime-toi tout seul, ce soir, frère, et moi je m’occuperai des dames… Où es-tu descendue, Capa ?

— Mais je suis venue directement chez toi.

— Ici ! Ici, c’est impossible… Ici, on fait le pain !… Tout à fait impossible. Notre patron est l’homme le plus sévère. Il faudra t’arranger ailleurs pour la nuit… Trouve une chambre. Aïe, aïe !…

Ils s’en allèrent. Je restai à m’escrimer et je ne m’attendais guère à revoir Konovalov avant le matin, lorsque, après trois heures d’absence, il reparut. Mon étonnement augmenta encore quand, l’ayant regardé dans l’espoir de lui trouver une mine rayonnante, je le vis maussade, attristé et fatigué.

— Qu’as-tu ? demandai-je, intrigué de cette mine qui s’accordait peu avec ce qui venait d’arriver.

— Je n’ai rien… répondit-il d’un air abattu, et, après un moment de silence, il cracha férocement.

— Mais pourtant ? insistai-je.

— Que me veux-tu encore ? dit-il avec lassitude, en s’étendant de tout son long sur les coffres. Pourtant, pourtant, pourtant, c’est une femme et voilà tout !

J’eus beaucoup de mal à l’amener à s’expliquer, et enfin il le fit en ces termes à peu près.

— Je dis que c’est une femme. Si je n’avais pas été un imbécile, il ne serait rien arrivé. As-tu compris ? Voilà, toi tu dis : « Une femme est un être humain. » Certainement qu’elle ne marche que sur ses pattes de derrière, qu’elle ne broute pas, qu’elle dit des paroles, qu’elle rit… donc elle n’est pas un animal. Et pourtant elle ne nous vaut pas. Oui ! Pourquoi ?… Mais, je n’en sais rien. Je sens qu’il y a quelque chose, mais je ne puis comprendre quoi… Voilà, Capitolina, ce qu’elle a imaginé. « Je veux vivre avec toi, comme qui dirait ta femme. Je désire, dit-elle, être ton chien… » C’est tout à fait saugrenu !… « Mais, chère petite, lui disais-je, tu n’es qu’une sotte. Pense, comment pourrais-tu vivre avec moi ? Premièrement je suis un ivrogne, deuxièmement je n’ai pas de foyer, troisièmement je suis un vagabond et ne puis tenir en place… et encore beaucoup d’autres choses… » lui disais-je. Et elle : « Ça m’est égal que tu sois un ivrogne. Tous les ouvriers sont d’amers ivrognes et pourtant ils ont des femmes ; il y aura un foyer, du moment qu’il y aura une femme, et alors tu ne te sauveras plus… » Je lui répondis : « Capa, je ne saurais consentir, parce que, je le sais, une telle vie me serait impossible et je ne m’y ferais jamais. » Et elle : « Alors je sauterai dans la rivière. » Et moi, je lui dis : « Stupide ! » Et elle de m’injurier et comment ! « Tu n’as fait que me troubler, éhonté que tu es, monstre, menteur, long diable ! » Et elle allait, et elle allait… Elle était simplement si furieuse contre moi que je me serais sauvé. Puis elle se mit à pleurer. Elle pleurait et me faisait des reproches : « Pourquoi, me disait-elle, m’as-tu retirée de là, si tu n’avais pas besoin de moi, et où irai-je maintenant ? Diable roux que tu es ! Fi !… » Que faire d’elle maintenant ?

— Mais, vraiment, pourquoi lui as-tu fait quitter cette maison ? demandai-je.

— Pourquoi ? En voilà un imbécile ! Parce que je la plaignais… et que chacun aurait eu pitié d’elle à ma place. Mais pour ce qui est de… et tout ce qui s’ensuit, nenni. Je ne puis consentir à cela. Quel mari ferais-je ? Mais si j’avais été capable de rester en cet état, il y a longtemps que je me serais décidé. Il y avait des raisons pour cela ! J’en aurais pu prendre qui avaient une dot… et tout… Mais, si c’est au-dessus de mes forces, comment puis-je entreprendre une telle chose ? Qu’elle pleure, c’est mauvais, bien sûr ; mais comment faire aussi ? Je ne puis pas.

Il secoua la tête pour affirmer son « je ne puis pas » navré, se leva de dessus le coffre, et, se hérissant des deux mains la barbe et les cheveux, commença, la tête baissée, crachant de côté, à arpenter la cuisine.

— Maxime, commença-t-il d’un air confus, si tu allais la voir et lui expliquer à quel propos et pourquoi… hein ?… Va, frère.

— Mais que lui dirai-je ?

— Toute la vérité !… Il ne peut pas, cela ne lui convient pas du tout… Ou bien, voilà qui serait une idée… Dis : « Il a une mauvaise maladie… »

— Quelle espèce de vérité serait-ce ? demandai-je en riant.

— Oui, ce n’est pas vrai… Mais ce serait une excellente raison, hein ? Ah ! que le diable l’emporte, en voilà un embarras ! Ma femme, hein ? Mais je n’y avais pas songé une seule petite fois. Qu’ai-je besoin d’une femme ?

Il fit des bras un geste de doute et d’effroi qui prouvait clairement qu’il n’avait que faire d’une femme. Malgré le comique de son récit, le côté dramatique de cette histoire me préoccupait pour mon ami et cette jeune femme. Lui, marchait toujours en se parlant à lui-même.

— Et elle m’a déplu maintenant affreusement ! Elle m’enlize, elle m’absorbe comme qui dirait un marais sans fond. Elle s’est trouvé un mari ! Elle n’est pas trop intelligente, mais elle est rusée quand même.

En lui commençait à parler l’instinct du nomade, son éternel désir de liberté sur lequel on empiétait.

— Non, ce n’est pas avec un vermisseau qu’on m’attrapera. Je suis une grosse pièce ! s’écria-t-il avec vantardise. Voici ce que je ferai, oui, en vérité.

Et, s’étant arrêté au milieu de la cuisine, il songeait en souriant. Je suivais le jeu de sa physionomie excitée et je tâchais de deviner sa décision.

— Maxime !… En marche pour Koubagne !

Je ne m’attendais pas à celle-là. J’avais sur lui des vues pédagogiques et littéraires ; je nourrissais le secret espoir de lui apprendre à lire et de lui communiquer tout ce que je savais moi-même à cette époque. Il eût été intéressant de voir ce qui en serait résulté… Il m’avait promis de rester en place tout l’été, ce qui faciliterait ma tâche, et tout à coup…

— Qu’est-ce que tu inventes encore ? lui dis-je un peu troublé.

— Mais, que faire enfin ? s’écria-t-il.

Je commençai à lui dire que peut-être le crampon de Capitolina n’était pas si effroyablement sérieux qu’il le pensait, qu’il fallait attendre et voir.

Et même il se fit que nous n’eûmes pas longtemps à attendre.

Nous causions, assis par terre près du four, le dos tourné aux fenêtres. Il était minuit environ, et il y avait une heure et demie ou deux heures que Konovalov était revenu. Tout à coup, derrière nous, retentit un bruit de verre brisé, et une assez grosse pierre tomba bruyamment sur le plancher. Effrayés, nous sautâmes sur pieds et courûmes à la fenêtre.

— Manqué ! cria une voix perçante. J’ai mal visé ! Sinon…

— Allons-nous-en, rugissait une basse féroce. Allons-nous-en, je l’arrangerai après.

Un rire ivre et aigu, effroyable, hystérique, qui déchirait les nerfs, pénétrait par volées à travers le carreau brisé.

— C’est elle ! dit avec ennui Konovalov.

Pour le moment, je voyais seulement deux jambes, qui pendaient du trottoir dans l’espace vide devant nos fenêtres. Elles s’agitaient étrangement, frappant du talon contre le mur en brique du trou, comme si elles cherchaient un appui.

— Mais allons-nous-en ! bredouillait la voix de basse.

— Laisse-moi, ne me tire pas. Laisse-moi dire ce que j’ai sur le cœur. Sacha ! adieu !…

Suivaient d’impossibles injures.

M’étant approché de la fenêtre, j’aperçus Capitolina. Penchée en avant, les mains accrochées au trottoir, elle s’efforçait de regarder dans la cuisine ; ses cheveux épars couvraient ses épaules et sa poitrine. Le petit châle blanc était de travers, le corsage déchiré. Capitolina, affreusement ivre, se balançait de droite à gauche avec des hoquets, jurant, poussant des cris sauvages, tremblant de tout son corps, ébouriffée, le visage rouge inondé de larmes.

Sur elle se penchait une haute figure d’homme. Il s’appuyait d’une main à son épaule, de l’autre au mur de la maison, et criait sans discontinuer :

— Allons-nous-en !

— Sacha ! C’est toi qui m’as perdue… Comprends cela. Sois maudit, grand diable roux ! Que tu ne voies plus la lumière de Dieu ! J’espérais me… me rétablir… tu t’es moqué, brigand, tu t’es moqué de moi. Nous compterons plus tard : c’est bon !… Ah ! tu te caches, tu as honte, maudit !… Sacha, mon chéri !…

— Je ne me cache pas… dit d’une voix épaisse et sourde Konovalov, en s’approchant de la fenêtre et en montant sur le coffre. Je ne me cache pas et tu as tort… Je te voulais du bien. Je pensais que cela serait mieux, mais tu as imaginé des choses impossibles…

— Sacha, veux-tu me tuer ?

— Pourquoi t’es-tu enivrée ? Est-ce que tu pouvais savoir ce qui arriverait demain ?

— Sacha, Sacha, noie-moi dans la rivière.

— Assez, allons-nous-en !

— Vaurien ! pourquoi avais-tu fait semblant d’être bon ?

— Qu’est-ce que ce bruit, hein ? Qui êtes-vous ?

Le sifflet du gardien de nuit se mêla à la conversation, la couvrit et se tut.

— Pourquoi, diable, ai-je cru en toi ? sanglotait la jeune femme à la fenêtre.

Puis, ses jambes frémirent, s’élevèrent rapidement et disparurent dans l’obscurité. On entendit une conversation sourde, du bruit.

— Je ne veux pas aller au poste ! Sacha ! criait avec détresse Capitolina.

Sur le trottoir, des pas lourds résonnèrent, des sifflets, des sanglots sourds, des cris.

— Sacha ! Cher !…

Il semblait qu’on martyrisait quelqu’un sans pitié. Tout cela s’éloignait de nous, devenait indistinct, et disparut comme un cauchemar.

Abasourdis, écrasés par cette scène si rapide, Konovalov et moi regardions la rue à travers l’obscurité et ne pouvions revenir à nous après ces pleurs, ces cris, ces injures, ces commandements brusques et ces gémissements maladifs. Je me rappelais divers sons et j’avais peine à croire que je n’avais pas rêvé. Ce petit drame si affreux avait fini si vite !

— C’est tout !… dit simplement et avec humilité Konovalov, en écoutant le calme de la nuit sombre qui le regardait, sévère et silencieuse.

— Ce qu’elle m’a dit !… reprit-il avec étonnement après quelques secondes. Elle est au poste… ivre… avec ce grand diable. Comme elle a vite décidé !

Il soupira profondément, s’assit sur un sac, se prit la tête dans les mains, se balança et me dit à demi-voix :

— Raconte-moi, Maxime ; qu’est-ce qui s’est donc passé ? Je veux dire : quelle est ma part dans tout cela ?

Je lui dis que toute la faute était à lui. Il aurait dû savoir d’abord ce qu’il voulait et, dès le début de l’affaire, en présumer la fin probable. Il n’avait rien compris, rien prévu ; il était à blâmer en tout. J’étais irrité contre lui, les gémissements et les cris de Capitolina, les « allons-nous-en » ivres, tout cela était dans mes oreilles et je n’avais aucune compassion pour mon camarade.

Il m’écoutait, tête baissée, et, quand j’eus fini, il se redressa et sur son visage je lus l’épouvante et l’étonnement.

— En voilà une histoire ! s’écria-t-il. C’est superbe ! Ah ! comment ? Que faire maintenant avec elle ?

Son accent était si naïf, si pénétré de la conviction de sa faute envers cette jeune femme et d’incertitude douloureuse, que j’eus pitié de lui. Je me dis que j’avais peut-être été trop dur et rigide envers lui.

— Et pourquoi seulement ne l’ai-je pas laissée où elle était ? disait avec repentir Konovalov. Ah ! Dieu, ce qu’elle m’a dit !… Voilà, je vais aller là-bas au poste, j’intercéderai. Je la verrai… et tout, enfin ! Je lui dirai quelque chose. Faut-il que j’aille ?

Je lui fis remarquer que rien de bon ne résulterait de cette entrevue. Que pourrait-il lui dire ? En outre, elle était ivre et probablement dormait déjà.

Mais il s’obstinait dans son idée.

— J’irai, attends. Car enfin je lui veux du bien… Quelles espèces de gens sont avec elle ? J’irai. Toi, reste ici… je reviens bientôt.

Et, s’étant coiffé de son bonnet, les pieds nus dans les grandes bottes dont il était si fier d’habitude, il sortit rapidement de la cuisine.

Je finis mon travail et me couchai. Quand, le matin, je regardai machinalement la place où dormait Konovalov, il n’y était pas encore.

Il ne fit son apparition que le soir, sombre, ébouriffé, des rides profondes au front et comme un brouillard dans ses yeux bleus. Sans me regarder, il s’approcha des coffres, s’assura de ce que j’avais fait et se coucha par terre en silence.

— Eh bien ! l’as-tu vue ? demandai-je.

— C’est pour cela que j’étais allé.

— Et alors ?

— Rien.

Il était évident que Konovalov ne désirait pas parler. Comptant que cette humeur ne durerait guère, je ne l’ennuyai pas de questions. Il garda le silence toute cette journée, me jetant seulement par nécessité quelques phrases brèves au sujet de l’ouvrage ; il marchait dans la cuisine, la tête baissée et les yeux troubles comme à son retour. On eût dit que quelque chose s’était éteint en lui. Il travaillait lentement et sans entrain, comme lié par ses pensées. La nuit, quand nous eûmes mis les pains au four, et comme, par crainte de les brûler, nous ne nous couchions pas, il me demanda :

— Fais-moi la lecture de quelque chose de Stenka.

Sachant que la description de la torture l’impressionnait par-dessus tout, je choisis cet endroit du récit. Il écoutait, étendu immobile sur le dos, et regardait sans cligner la voûte enfumée du plafond.

— Stenka est mort. On a eu raison de cet homme, dit lentement Konovalov. Et pourtant, dans ce temps-là, on pouvait vivre. On était libre. Il y avait où s’étirer, où soulager son âme. Maintenant il n’y a que tranquillité et soumission… bon ordre… En n’y regardant pas de trop près, la vie est bien organisée ! Des livres, des écoles ! Et pourtant l’homme vit sans protection aucune et personne ne s’occupe de lui. On ne doit pas faire le mal, et il est impossible de ne pas le faire… Les rues des villes sont bien tenues, mais dans l’âme des gens il n’y a que trouble. Et personne ne comprend rien.

— Sacha ! Comment feras-tu avec Capitolina ? demandai-je.

— Quoi ? s’écria-t-il, en sursautant. Avec Capa ? Fini !

Il fit un geste résolu de la main.

— C’est toi qui as rompu ?

— Moi ? non… elle a rompu elle-même.

— Comment ?

— C’est tout simple. Elle a repris son ancienne occupation. Tout est comme par le passé. Seulement, avant, elle ne s’enivrait pas, et maintenant elle s’enivre… Sors les pains. Je vais dormir.

Tout redevint silencieux dans la cuisine. La lampe fumait, la croûte des pains sur les rayons crépitait en séchant. Dans la rue, devant nos fenêtres, les gardiens de nuit causaient. Et un bruit étrange arrivait encore : c’était comme le grincement d’un volet ou le gémissement d’une personne.

Je retirai les pains et me couchai ; mais je ne pus m’endormir, et restai les yeux mi-clos à écouter les bruits de la nuit. Tout à coup je vis Konovalov se lever silencieusement ; il prit sur une planche le livre de Kostomarov et l’approcha de ses yeux. Je voyais distinctement son visage préoccupé, je le voyais promener son doigt sur les lignes, hocher la tête, tourner les pages, les regarder fixement, puis me regarder, moi. Quelque-chose d’étrange, de tendu et d’interrogateur émanait de ses traits préoccupés et maigris, nouveaux pour moi. Il me regarda longtemps.

Je n’y pus tenir, et lui demandai ce qu’il faisait.

— Je pensais que tu dormais, répondit-il avec trouble. Puis, le livre à la main, il s’assit à côté de moi et se mit à parler en hésitant. — Je voulais te demander : n’y aurait-il pas un livre sur l’ordre dans la vie ? c’est-à-dire des indications… comment il faut faire ? Il faudrait qu’on expliquât les actions, lesquelles sont mauvaises et lesquelles sont inoffensives… Moi, vois-tu, je suis troublé par mes actions… Celles qui me paraissaient bonnes deviennent tout à coup mauvaises. Comme, par exemple, cette affaire de Capa. — Il respira profondément et continua avec force son interrogation : Ainsi, cherche un peu, s’il n’y aurait pas un livre sur les actions ? Et tu me le liras.

Il y eut quelques minutes de silence.

— Maxime !

— Eh bien ?

— Comme Capitolina m’a dépeint !

— C’est bon, enfin… c’est assez !

— Certainement, que c’est fini maintenant… Mais, dis-moi, était-elle dans son droit ?

La question était épineuse ; après réflexion, je répondis affirmativement.

— C’est aussi ce que je pense : elle avait raison, oui… dit Konovalov tristement, puis il se tut.

Il se tourna longtemps sur sa natte, se leva plusieurs fois, fuma, s’assit à la fenêtre, se recoucha.

Puis je m’endormis, et, quand je me réveillai, il n’était plus là. Il ne revint que le soir. On eût dit qu’il était couvert d’une espèce de poussière et que, dans ses yeux troubles, se figeait quelque chose d’immuable. Jetant sa casquette sur la planche, il soupira et s’assit à côté de moi.

— Où as-tu été ?

— J’ai été voir Capa.

— Eh bien ?

— Fini ! frère, je te l’avais dit.

— On ne peut rien faire avec cette engeance !

J’essayai de le distraire en parlant de la force de l’habitude et d’autres choses aussi à propos. Konovalov se taisait avec obstination et regardait le plancher.

— Non, qu’est-ce que ça ? Ce n’est pas de ça qu’il s’agit ! Je suis simplement un homme contaminé. Je ne devrais pas être sur terre. Et quand je m’approche de quelqu’un, alors il attrape la contagion du mal. Et je ne puis apporter aux autres que le malheur… Si l’on y réfléchit, à qui ai-je fait plaisir dans mon existence ? A personne. Et pourtant j’ai eu affaire avec bien des gens… Je suis un homme pourri…

— Quelle bêtise !

— Mais si, c’est vrai ! dit-il avec un mouvement convaincu de la tête.

Je m’efforçai de lui faire perdre cette conviction, mais de tous mes discours il ne tirait qu’une plus grande assurance de son inadaptation à la vie.

Dans les moments de liberté, il se couchait à terre et regardait le plafond. Son visage avait beaucoup maigri et ses yeux avaient perdu leur éclat enfantin.

— Sacha, qu’as-tu ? lui demandai-je.

— C’est la crise qui commence, m’expliqua-t-il simplement. Bientôt, je perdrai toute retenue et me gorgerai d’eau-de-vie. Cela me brûle déjà intérieurement… comme une nausée, tu sais… Le temps est arrivé… S’il n’y avait pas eu cette histoire, je me serais encore maintenu, mais elle me ronge… Qu’est-ce, enfin ? Je voulais faire une bonne action et tout à coup… C’est illogique ! Oui, frère, il faudrait dans la vie de l’ordre pour les actions. Est-il possible qu’on ne sache inventer une loi, pour que tout le monde agisse de même et que tout le monde puisse se comprendre ? Car on ne peut pas vivre ainsi, à une telle distance les uns des autres ! Et comment les hommes intelligents ne comprennent-ils pas qu’il faut faire de l’ordre sur terre et expliquer les gens à eux-mêmes ? Eh ! mon Dieu !…

Absorbé dans cette pensée de l’ordre nécessaire dans la vie, il n’écoutait pas mes discours. Je remarquai même qu’il s’écartait de moi. Un jour, ayant écouté pour la centième fois mon projet de réorganisation universelle, il se fâcha presque.

— Eh ! toi… J’ai déjà entendu cette histoire… Ce n’est pas de la vie qu’il s’agit, mais de l’homme lui-même. L’essentiel, c’est l’homme, tu comprends ? D’après ce que tu dis, pendant que tout, autour de lui, se transforme, l’homme doit rester comme il est. En voilà une idée !… Non, c’est lui que tu dois reconstruire : montre-lui son chemin, donne-lui de la lumière et de l’espace sur terre. Voilà à quoi il faut tendre. Enseigne-lui à trouver sa voie. Tandis que tout cela… ce n’est que des imaginations !…

Je protestai ; il s’échauffait, devenait sombre et s’écriait avec humeur :

— Eh ! laisse donc !

Il partit un soir et ne revint ni la nuit ni le lendemain matin. A sa place apparut le patron, l’air préoccupé, qui déclara :

— Notre Sacha fait la fête. Il est dans « le Mur ». Il faut chercher un autre pétrisseur.

— Peut-être se remettra-t-il ?

— Compte là-dessus ! Je le connais, moi…

J’allai au « Mur », bouge ingénieusement organisé contre un mur de pierres. Il n’avait pas de fenêtres et la lumière y pénétrait par une ouverture du plafond. En somme, ce n’était qu’un trou carré, creusé dans le sol et recouvert de planches. Il était imprégné d’une odeur de terre, de mauvais tabac et d’eau-de-vie, — tout un bouquet de parfums qui, au bout d’une demi-heure, vous cassaient la tête. Mais les habitués de ce bouge, de sombres individus sans occupations précises, s’y étaient faits comme à beaucoup d’autres choses insupportables au premier abord. Ils restaient là toute la journée à attendre quelque ouvrier fêtard pour le plumer.

Konovalov était assis à une grande table ronde, au milieu du cabaret, entouré de six personnages respectueux et bassement flatteurs, fantastiquement accoutrés de costumes en lambeaux, à figures de brigands de Hoffmann.

On buvait de la bière et de l’eau-de-vie mélangées et l’on mangeait quelque chose qui ressemblait fort à des morceaux de terre glaise sèche.

— Buvez, amis, buvez tant que vous pouvez. J’ai de l’argent et j’ai des vêtements… J’aurai assez pour trois jours. Je boirai tout et… fini ! Je ne veux plus travailler et je ne veux plus rester ici.

— La ville est détestable ! dit un individu qui ressemblait à John Falstaff.

— Travailler ? dit un autre, qui paraissait interroger le plafond, et il ajouta avec étonnement : Est-ce qu’on est au monde pour travailler ?

Et tous se mirent à crier en même temps, prouvant à Konovalov son droit de tout boire, et élevant même ce droit jusqu’au devoir impérieux de tout boire avec eux précisément.

— Ah ! Maxime, son sac sur l’échine ! essaya de rimer Konovalov. Tiens, scribe et pharisien, bois ! Moi, frère, j’ai déraillé complètement. Fini ! Je veux tout boire jusqu’à mes cheveux… Quand je n’aurai plus que mes cheveux, je m’arrêterai. Et toi, veux-tu, dis ?

Il n’était pas ivre encore, seulement ses yeux bleus brillaient d’un éclat désespéré d’ennui, et sa superbe barbe, qui lui couvrait la poitrine d’un éventail de soie, remuait à cause du tremblement nerveux de sa mâchoire. Le col de sa chemise était défait, sur son front blanc scintillaient de toutes petites gouttes de sueur et sa main tendue à moi, avec un verre de bière, était mal assurée.

— Laisse cela, Sacha, allons-nous-en ! dis-je en lui mettant la main sur l’épaule.

— Laisser cela ? — Il se mit à rire. — Si tu étais venu dix ans plus tôt et que tu m’aies tenu ce langage… peut-être l’aurais-je fait. Mais maintenant, j’aime autant continuer. Pourquoi pas ? Je sens tout, chaque mouvement de la vie… mais je ne comprends rien et ne connais pas mon chemin… Je sens… et je bois parce que je n’ai rien d’autre à faire… Bois aussi !

Sa compagnie me regardait avec un mécontentement manifeste, et les six paires d’yeux me mesurèrent avec une intention qui n’était guère pacifique.

Les pauvres ! ils craignaient que je n’emmenasse Konovalov ; alors, adieu le régal qu’ils avaient attendu huit jours peut-être.

— Frères ! c’est mon camarade… un savant que le diable emporte ! Maxime, peut-être liras-tu ici de Stenka ?… Ah ! frères, les livres qu’il y a sur terre ! De Pila ?… Maxime, dis ?… Frères, ce n’est pas un livre, c’est du sang et des larmes. Ah !… Pila, c’est moi, Maxime !… Et Cissoïko, c’est moi encore… Je le jure ! Voilà qui est expliqué.

De ses yeux démesurément ouverts, il me regardait avec effroi, et sa lèvre inférieure tremblait étrangement. On me fit, d’assez mauvais gré, place à la table. Je m’assis à côté de Konovalov, juste au moment où il prenait un verre de bière mélangée d’eau-de-vie.

Évidemment, il désirait s’étourdir aussi vite que possible à l’aide de ce breuvage. Après avoir bu, il prit sur l’assiette un de ces morceaux de bœuf qui ressemblaient à de la terre glaise, le regarda et le jeta par-dessus son épaule contre le mur du cabaret.

La compagnie grognait comme une meute affamée devant un os.

— Je suis un homme perdu… Pourquoi ma mère m’a-t-elle mis au monde ? On ne sait rien. C’est l’obscurité ! et l’étroitesse !… Adieu, Maxime, puisque tu ne désires pas boire avec moi. Je ne retournerai plus à la boulangerie. Le patron me doit de l’argent : prends-le-lui et apporte-le-moi, je le boirai… Non ! garde-le pour des livres… Veux-tu ? Non, tu ne veux pas ?… Mais, si, prends donc ! Non ?… C’est que tu es un cochon !… Va-t’en, va-t’en !

Il s’enivrait et ses yeux étaient féroces. La compagnie était toute prête à me chasser à coups de poings. Sans attendre cela, je partis.

Trois heures après, j’étais de nouveau dans le « Mur ». Le groupe de Konovalov s’était accru de deux hommes. Tous étaient ivres, lui moins que les autres. Il chantait, les coudes sur la table, et regardait le ciel par l’ouverture du plafond. Les ivrognes l’écoutaient, dans différentes poses ; quelques-uns hoquetaient. Konovalov chantait, d’une voix de baryton qui, sur les notes hautes, dégénérait en fausset comme chez tous les ouvriers. La joue sur la main, il faisait avec sentiment des roulades tristes, et son visage était pâle d’émotion ; il avait les yeux mi-clos et le cou tendu en avant. Huit physionomies ivres, stupides et rouges, le regardaient et, par instants, on entendait des grognements et des hoquets. La voix de Konovalov vibrait et pleurait, et gémissait, et il était indiciblement triste de voir ce brave garçon qui chantait sa lamentable chanson.

La mauvaise odeur, les figures rouges et en sueur, les deux lampes à pétrole et les murs noirs de boue et de fumée du cabaret, son plancher de terre et l’ombre qui envahissait ce trou, — tout était pénible et maladivement fantastique. On aurait pu croire que ces individus étaient enterrés vivants et que l’un d’eux chantait une dernière fois avant de mourir, pour faire ses adieux au ciel. Un tranquille désespoir, un ennui sans issue frémissaient dans le chant de mon compagnon.

— Maxime, tu es ici ? Veux-tu être mon essaüle[3] ? Ami, viens ! dit-il, en interrompant son élégie et me tendant la main. Je suis tout prêt, frère… Ameutons une horde… Et voilà ! Puis il y aura encore des gens. Nous trouverons. Tout cela n’est rien ! Nous appellerons Pila et Cissoïko… et nous leur donnerons tous les jours du gruau et de la viande… C’est bien ? Tu consens ? Tu prendras avec toi des livres, tu liras Stenka et les autres… Ami ! Ah ! je suis triste, triste…

[3] Grade supérieur chez les Kosaks du Don.

Il frappa de toute sa force la table avec son poing. Les verres et les bouteilles retentirent, et la compagnie réveillée emplit le cabaret d’un bruit infernal.

— Buvez, camarades ! cria Konovalov, buvez, allégez vos âmes, buvez tout ce que vous pourrez !

Je m’en allai. A la porte de la rue, je m’attardai ; j’entendis Konovalov faire des discours d’une langue pâteuse, et, quand il se fut remis à chanter, je retournai à la boulangerie. A ma suite gémit et pleura longtemps une gauche et ivre chanson.

Deux jours après, Konovalov avait disparu de la ville.

J’eus, plus tard, une fois encore l’occasion de le voir.

Il faut être né dans une société policée, pour avoir la patience d’y vivre toute sa vie et pour n’avoir jamais le désir de quitter cette sphère de conventions pénibles, de petits mensonges vénéneux consacrés par l’usage, d’ambitions maladives, d’étroit sectarisme, de diverses formes d’insincérité, en un mot de toute cette vanité des vanités qui gèle le cœur, corrompt l’esprit, et qu’on appelle avec si peu de raison la civilisation. Je suis né et j’ai été élevé en dehors de cette société et, pour cette raison qui m’est précieuse, je ne puis accepter sa culture par fortes doses sans bientôt éprouver la nécessité de sortir de son cadre et de me reposer des complications multiples, des raffinements maladifs de ce genre d’existence.

A la campagne, il fait presque aussi insupportablement écœurant et ennuyeux que parmi les gens cultivés. Le mieux est de s’en aller dans les rues les plus misérables des villes, où, quoiqu’il y fasse très sale, tout est sincère et simple, ou bien d’aller seulement se promener par les champs et les routes, ce qui est toujours intéressant, rafraîchit moralement et ne demande pas d’autres moyens de transport que de bonnes jambes.

Il y a cinq ans, j’entrepris justement une promenade de ce genre et, cheminant dans la vaste Russie sans aucun itinéraire déterminé, j’arrivai à Théodocie. On y commençait alors la construction d’une digue, et, dans l’espoir de gagner un peu d’argent pour la route, je me présentai au lieu où l’on travaillait.

Dans mon désir de jeter un coup d’œil d’ensemble sur les travaux, je gravis une montagne et m’assis, regardant la mer sans limites et les tout petits hommes qui lui faisaient des remparts.

Le large tableau du travail humain se déroula devant moi : toute la rive pierreuse de la baie était creusée ; partout il y avait des trous, des tas de pierres et de bois, des brouettes, des pieux, des barres de fer, des outils pour l’aménagement des voûtes, des machines de bois compliquées, et au milieu de tout cela s’agitaient des êtres humains. C’étaient eux qui, après avoir déchiré la montagne à l’aide de la dynamite, la morcelaient avec des pics, déblayaient une surface plane pour y mettre une voie ferrée ; c’étaient eux qui pétrissaient, dans d’énormes caisses, du ciment et, après en avoir fait des cubes énormes, les plongeaient dans la mer, construisant ainsi un rempart contre la force titanique de ses infatigables vagues. Ils paraissaient petits comme des larves sur le fond brun de la montagne, mutilée par eux, et ils s’agitaient aussi comme des larves dans les tas de pierres, de bois, de débris, au soleil ardent de midi… On aurait dit qu’ils voulaient se cacher du soleil et faire la ruine autour d’eux en pénétrant dans le sein de la montagne, tant le soleil était brûlant et le chaos désolé.

Dans l’air lourd flottait un bruit gémissant et fort, les épieux frappaient la pierre, les roues des brouettes grinçaient, le pilon de fer tombait lourdement sur le bois du pilotis, la « Doubinouchka »[4] pleurait, les haches sonnaient, les hommes petits et gris criaient sur tous les tons.

[4] Chanson populaire que chantent les ouvriers.

En un endroit, un groupe d’ouvriers, ahanant, s’acharnait contre un immense bloc de rocher, avec l’espoir de le déplacer ; ailleurs on avait soulevé une lourde poutre et on criait à perte d’haleine : — Hardi ! Et la montagne, toute crevassée, répétait sourdement : i — i — i !

Sur la ligne brisée des planches jetées partout, avançait lentement une file d’hommes qui poussaient les wagonnets chargés de pierres, et à leur rencontre venait, lentement aussi afin de faire durer les minutes de repos, une autre file avec des wagonnets vides… Auprès d’un levier était une foule compacte et bigarrée, et quelqu’un chantait d’une voix traînarde et gémissante :

Eh ! mes frères, il fait bien chaud !
Personne ne nous plaint jamais.
Oï ! Doubinouchka
Va — a !

La foule hurlait, puissante, tirant sur les câbles, et la masse de fer du pilon s’élevait en l’air et retombait ; un bruit semblable à un soupir se faisait entendre et tout le pilotis frissonnait. Sur tous les points de l’espace entre la mer et la rivière, grouillaient les petits hommes gris, remplissant l’air de leurs cris, de leur poussière et de leur odeur. Parmi eux circulaient les contremaîtres, en vestes blanches aux boutons de métal qui brillaient au soleil comme des yeux cruels. Le ciel sans nuages, atrocement chaud, les nuées de poussière et les vagues de sons formaient une symphonie du travail, — la seule musique qui ne fasse jamais plaisir.

La mer s’était tranquillement étendue jusqu’à l’horizon brouillé, elle battait doucement la rive de ses vagues transparentes, vivante de mouvement et de bruit. Toute joyeuse au soleil, elle semblait sourire débonnairement comme Gulliver qui savait qu’un seul de ses mouvements pouvait détruire tout le travail de ces Lilliputes.

Elle était couchée, aveuglante d’éclat, grande, forte, bonne, et sa puissante respiration soufflait sur la rive, rafraîchissant les êtres las, appliqués à réduire la liberté de ses vagues, qui, elles, caressaient si doucement la rive mutilée. La mer semblait plaindre les gens : des siècles d’existence lui avaient fait comprendre que les malfaiteurs véritables ne sont pas ces hommes qui construisent ; elle savait depuis longtemps que ceux-là ne sont que des esclaves et qu’on leur impose cette lutte corps à corps avec les éléments dont la vengeance est toujours proche. Ils construisent, ils peinent ; leur sang et leur sueur sont le ciment de tout ce qui se fait sur terre ; mais ils ne reçoivent rien eux-mêmes, après avoir mis toute leur force au service du désir éternel de construire, — désir qui fait des miracles sur terre, mais ne donne pas d’abri aux travailleurs et ne leur procure pas le pain quotidien. Eux aussi sont un élément, et c’est pourquoi la mer n’est pas courroucée et regarde avec indulgence le travail dont ils ne profitent pas. Ces petites larves grises qui épuisent la montagne sont pareilles aux gouttes de la mer, qui tombent les premières sur les rochers inaccessibles de la rive, poussées par l’éternel désir qu’a la mer d’élargir ses domaines, et sont les premières à mourir en se brisant contre eux. Dans leur masse, ces gouttes font partie de la mer, elles sont puissantes aussi et aiment à détruire quand le souffle de la tempête les a irritées. La mer connaît de longue date les esclaves, ceux qui construisirent jadis des pyramides dans le désert, et ceux de Xerxès, — drôle d’homme qui pensait punir la mer avec trois cents coups de verges parce qu’elle avait brisé ses ponts, pareils à des jouets d’enfants. Les esclaves ont de tout temps été les mêmes ; ils se soumettaient, étaient mal nourris, et exécutaient toujours de grandes et belles choses, divinisant quelquefois ceux qui les faisaient travailler, plus souvent les maudissant, rarement s’insurgeant contre eux.

Et, souriant comme un titan qui a conscience de sa force, la mer éventait de son haleine ceux qui, aveugles et esclaves, creusaient misérablement la terre au lieu de s’élancer vers le ciel. La vague caresse la rive semée de gens qui construisent un obstacle de pierre à son mouvement ; elle la caresse et chante sa chanson, sonore et douce, du passé de tout ce qu’elle a vu sur les côtes de la terre.

… Parmi les ouvriers il y avait des figures bizarres, sèches et bronzées, en bonnets rouges, petites jaquettes bleues, pantalons serrés aux genoux et flottant sur le pied. C’étaient, comme je l’appris plus tard, des Turcs d’Anatolie. Leurs voix de gosier se mêlaient au parler lent et chantant des Viatitchi, dur et rapide des Volgiens et doux des Petits-Russiens.

La disette sévissait en Russie, et la faim avait amassé ici les représentants de presque tous les gouvernements frappés par la calamité. Ils se partageaient en petits groupes, par pays. Seuls, les vagabonds, ces cosmopolites, se distinguaient par leur air d’indépendance, leur costume et leur langage des paysans, esclaves de la terre et n’ayant rompu que provisoirement, sous la poussée du besoin, la chaîne qui les liait à elle, mais gardant opiniâtrement le souvenir du sol natal. Les vagabonds étaient de tous les groupes, parmi les Viatitchi comme parmi les Petits-Russiens, se sentant partout à leur place ; mais la majeure partie d’entre eux se tenaient auprès du pilon parce que là l’ouvrage était moins dur.

Quand je m’approchai d’eux, ils avaient les mains abaissées sur le câble, attendant que l’inspecteur ait fini d’arranger la poulie qui, sans doute, usait sa corde. Il tripotait au haut de la tour de bois, et criait :

— Tire !

On tirait faiblement.

— Arrête… Tire encore ! Arrête, marche !…

Le principal chanteur, grand gars qui depuis longtemps n’avait été rasé, au visage grêlé et aux manières de soldat, remua les épaules, loucha de côté, toussa et entonna :

Le pilon chasse le pilotis dans la terre !

… La seconde ligne n’aurait pas trouvé grâce devant la censure la plus indulgente et provoqua un éclat de rire unanime ; elle était évidemment improvisée, créée par l’inspiration spontanée du chanteur qui maintenant se tordait la moustache, avec l’air d’un artiste habitué au succès et sûr de son public.

— Allez ! criait d’en haut, à tue-tête, l’inspecteur.

— C’est assez hennir !

— Fais attention, Mitritch, tu n’aurais qu’à faire explosion ! lui répondit d’en bas un des ouvriers.

Je connaissais bien cette voix, et je croyais avoir vu cette haute silhouette aux larges épaules, au visage ovale éclairé par de grands yeux bleus. Était-ce Konovalov ? Mais Konovalov n’avait pas une balafre de la tempe à la racine du nez, comme celle qui coupait le front haut de ce garçon. Les cheveux de Konovalov étaient plus clairs et ne frisaient pas en petites boucles comme chez celui-ci ; Konovalov avait une large et belle barbe, tandis que celui-ci se rasait et portait, comme les Petits-Russiens, de longues moustaches pendantes. Et pourtant cet homme avait quelque chose qui m’était familier. Je décidai de m’adresser à lui pour lui demander le moyen d’obtenir de l’ouvrage immédiat, et j’épiai le moment où on aurait fini d’enfoncer le pilotis.

— Ouh, ouh ! soupirait puissamment la foule, s’affaissant quand elle tirait sur la corde et puis se redressant rapidement, comme prête à s’arracher de terre et à s’élever dans l’air. Le marteau pilon grinçait et tremblait ; au-dessus des têtes s’élevaient des bras nus, brûlés et velus, qui se tendaient avec la corde ; les muscles se nouaient, mais le lourd morceau de fer s’élevait toujours à une hauteur moindre et son choc contre le bois était plus faible. A voir ce travail on aurait pu penser qu’une foule idolâtre, extasiée et désespérée levait les bras vers un dieu muet et se prosternait devant lui. Les visages baignés de sueur, sales et fixes, les cheveux emmêlés, collés aux fronts humides, les cous bruns, les épaules tremblantes d’effort, tous ces corps à peine recouverts de haillons bariolés, remplissaient l’air autour d’eux de leurs émanations chaudes et, confondus en une seule masse lourde, grouillaient gauchement dans l’atmosphère humide et ardente remplie d’une épaisse odeur de transpiration.

— Assez ! cria quelqu’un d’une voix méchante et brisée.

Les bras des ouvriers lâchèrent les cordes qui retombèrent mollement le long du pilotis, tandis que les ouvriers eux-mêmes s’affaissaient lourdement à terre, essuyant leur sueur, soufflant, s’étirant le dos, se palpant les épaules et émettant un sourd murmure semblable au grognement d’un grand animal en fureur.

— Pays ! dis-je à l’homme que j’avais distingué.

Il se tourna paresseusement de mon côté ; le regard de ses yeux glissa sur mon visage, puis il les ferma à demi, m’examinant avec attention.

— Konovalov !

— Attends !…

Il me renversa la tête en arrière, d’une main, comme s’il s’apprêtait à me saisir à la gorge, et tout à coup son visage rayonna d’un sourire joyeux et bon.

— Maxime ! Eh ! toi… anathème ! Ami… hein ? Toi aussi tu as déraillé. Tu t’es joint aux va-nu-pieds. Voilà qui est bien ! C’est parfait ! Chemine… voilà tout ! Y a-t-il longtemps ? D’où viens-tu ? Maintenant nous arpenterons ensemble toute la terre ? Était-ce une vie là-bas ? Rien qu’ennui, on ne vivait pas, on pourrissait. Et moi, frère, depuis lors, je me promène par le monde. Où n’ai-je pas été ? Quel air j’ai respiré !… Mais non, comme tu t’es habillé drôlement… c’est à ne pas te reconnaître : à ton costume tu es un soldat, à ta physionomie un étudiant ! Eh ! dis, n’est-ce pas que c’est bon de vivre ainsi, d’errer de place en place ? Tu sais que je me souviens de Stenka, et de Tarass et de Pila… de tout !…

Il me donnait des coups de poing dans le côté, me frappait l’épaule de sa large paume comme s’il voulait faire de moi un bifteck. Je ne pouvais placer un mot dans le feu d’artifice de ses questions et souriais seulement, d’un air assez bête à coup sûr, en regardant cette bonne figure radieuse. Moi aussi j’étais content de le voir, très content ! Ma rencontre avec lui me rappelait le commencement de ma vie, qui certes valait mieux que sa continuation.

Enfin, je réussis à demander à mon vieil ami pourquoi il avait une balafre, et pourquoi ses cheveux frisaient.

— Ça, vois-tu, c’est toute une histoire. Je voulais, avec deux autres camarades, passer la frontière pour voir un peu la Roumanie. Nous partîmes de Kagoula : c’est un bourg en Bessarabie, tout près de la frontière. C’était la nuit, bien sûr, et nous avancions doucement. Tout à coup… « Arrête ! » Le cordon de douaniers ! Et, dans la nuit, nous tombâmes dessus. Que faire ? se sauver naturellement. C’est alors qu’un soldat m’a fendu la tête. Certes, il n’a pas très bien frappé, mais pourtant j’ai traîné un mois à l’hôpital. Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est que le soldat était un pays : un des nôtres, de Mourom !… Lui aussi fut bientôt transporté à l’hôpital : un contrebandier l’avait abîmé d’un coup de couteau dans le ventre. Quand nous fûmes un peu remis, nous nous débrouillâmes dans cette affaire. Le soldat me demanda : « C’est moi qui t’ai cinglé comme ça ? — Il faut bien que ce soit toi, pour que tu le reconnaisses. — Sûrement c’est moi, dit-il : ne te fâche pas, c’est le service qui veut ça. Nous pensions que vous aviez de la contrebande. Voilà, moi aussi on m’a distingué, on m’a décousu le ventre. Il n’y a rien à faire : la vie est un jeu sérieux… » Nous devînmes amis. C’était un bon soldat, Iachka Masine. Et les boucles ? Les boucles, frère, me sont venues à la suite de la fièvre typhoïde. On me mit en prison à Kichinev en attendant qu’on me jugeât pour avoir passé la frontière sans permis. C’est là que j’eus la fièvre typhoïde… Je traînai, traînai : c’est à grand peine que je m’en tirai. Il faut même croire que je ne m’en serais jamais tiré si la garde ne s’était donné tant de mal. Je m’en étonnais, frère : elle se préoccupait de moi comme d’un petit enfant, et à quoi pouvais-je lui être bon ? « Maria Petrovna, lui disais-je, laisse ça, j’en suis confus… » Et elle riait seulement tout bas. C’était une brave fille… Elle me lisait parfois des livres de piété. « Eh ! lui demandai-je un jour, n’y a-t-il pas quelque chose… comme cela ?… » Elle apporta un livre où un matelot anglais s’était sauvé d’un naufrage sur une île déserte et s’était arrangé pour y vivre. Horriblement intéressante cette histoire ! Ce livre m’avait beaucoup plu, moi-même je serais allé sur cette île. Tu comprends quelle vie c’était ? Une île, la mer, le ciel. Tu vis seul, et tu as tout ce qu’il te faut, et tu es tout à fait libre. Il y avait encore par là un sauvage. Eh ! bien, moi, je l’aurais noyé le sauvage : à quoi pouvait-il me servir ? Je ne m’ennuie pas tout seul, hein ? As-tu lu un livre comme ça, toi ?

— Attends ! Comment es-tu sorti de prison ?

— On me mit en liberté. On me jugea, m’acquitta et me libéra. Très simple ! Voilà, aujourd’hui je ne travaille plus ; que l’ouvrage aille au diable ! Je me suis assez démis les bras, cela suffit. J’ai à peu près trois roubles et pour la demi-journée d’aujourd’hui on me donnera encore quarante copeks. Des capitaux !… Viens avec moi chez nous… Nous ne sommes pas à la caserne, mais ici, tout près, dans la montagne… Il y a un trou très commode comme habitation humaine. Nous sommes deux à demeurer dedans, mais mon camarade est malade : la fièvre l’a tordu… Assieds-toi ici, et moi je vais chez l’inspecteur… Je reviens tout de suite.

Il se leva rapidement et s’en alla au moment même où les ouvriers prenaient les cordes pour se mettre à l’ouvrage. Je restai sur une pierre à regarder le bruyant remue-ménage autour de moi et la tranquille mer, bleue et verte.

La haute personne de Konovalov, s’acheminant d’un pas lent entre les ouvriers, les pierres, les bois et les charrettes, disparaissait au loin. Il s’en allait, les bras ballants, vêtu d’une blouse de percale bleue, trop courte et trop étroite, d’un pantalon de toile et de grosses bottes. Le lourd bonnet de ses boucles tremblait sur sa tête puissante. Quelquefois il se retournait et me faisait avec les bras des signes. Il était nouveau pour moi, animé, tranquille, sûr, bon enfant et fort. Tout autour de lui, on travaillait, le bois grinçait, la pierre se fendait, les essieux gémissaient, quelque chose tombait avec fracas, les gens criaient, s’injuriaient, soupiraient et chantaient comme s’ils geignaient. Au milieu de tous ces bruits et de tous ces mouvements, la belle silhouette de Konovalov qui s’éloignait à pas fermes, louvoyant de côté et d’autre, tranchait, et semblait renfermer une allusion à quelque chose qui me l’expliquait lui-même.

Deux heures après la rencontre, nous étions couchés, Konovalov et moi, dans le trou « très commode comme habitation humaine ». Et effectivement le trou était commode ; on avait creusé la montagne pour y prendre de la pierre et une niche carrée en résultait, dans laquelle on pouvait très bien se mettre quatre. Mais elle était basse, et l’ouverture se masquait d’une masse de pierre formant une espèce de rideau, de sorte que pour y pénétrer il fallait se coucher par terre et puis ramper. Elle avait environ trois archines de long, mais c’était inutile et hasardeux d’y aventurer sa tête, la pierre à l’entrée pouvant se détacher et nous enterrer vifs. Nous ne le désirions pas et nous nous arrangeâmes ainsi : nous introduisîmes nos jambes et nos corps dans le trou, où il faisait très frais, et nos têtes restèrent au soleil ; de cette manière, si le panneau de pierre avait la fantaisie de tomber, il ne ferait que nous écraser le crâne.

Le vagabond malade se mit au soleil tout entier et s’étendit à deux pas de nous ; nous entendions ses dents s’entre-choquer dans le paroxysme de la fièvre. C’était un Petit-Russien long et sec « de Poltava ou peut-être de Kiev », comme il me le dit d’un air songeur :

— L’homme vit si longtemps sur terre, qu’il importe peu s’il oublie où il est né. Et puis, n’est-ce pas égal ? C’est un grand malheur de naître, mais où… cela n’y change rien !

Il se roulait par terre, essayant de se mieux couvrir d’un vieux paletot gris, fait uniquement de trous. Il jurait d’une manière très pittoresque, voyant que tous ses efforts étaient vains ; il jurait et continuait néanmoins à s’enrouler dans ses loques. Il avait de petits yeux noirs, toujours pincés comme s’il examinait quelque chose avec attention.

Le soleil nous brûlait insupportablement la nuque et Konovalov fit une espèce d’écran avec mon manteau de soldat étendu sur deux bâtons. Pourtant, on étouffait. De loin arrivait à nous le bruit sourd des travaux sur la baie, mais nous ne pouvions la voir. A notre droite, sur le rivage, il y avait la ville en masses lourdes de maisons blanches, à gauche la mer, devant nous la mer aussi qui s’en allait dans le lointain indéfini. Dans les douces demi-teintes de l’horizon, se mêlaient en fantastiques mirages des couleurs étonnantes, tendres et imprévues qui caressaient les yeux et l’âme par l’insaisissable beauté de leurs nuances.

Konovalov regardait au loin et souriait béatement. Il me dit :

— Quand le soleil sera couché, nous allumerons un feu et nous ferons du thé. Nous avons du pain, de la viande. Et, en attendant, veux-tu du melon ou de la pastèque ?

Avec le pied, il fit rouler d’un coin du trou une pastèque, tira un couteau de sa poche et, tout en taillant, il me dit :

— Chaque fois que je suis près de la mer, je me demande pourquoi les gens n’habitent pas plus sur les plages. Ils auraient été meilleurs alors, parce que la mer est caressante et que… elle met de bonnes pensées dans l’âme. Mais toi, dis, comment as-tu vécu toutes ces années ?

Je le lui racontai. Le Petit-Russien malade ne faisait aucune attention à nous ; il se rôtissait au soleil qui déjà s’abaissait sur la mer. Et la mer au loin s’était couverte de pourpre et d’or, et à la rencontre du soleil s’élevaient d’elle des nuages gris-rosés aux contours flous. Il semblait que, du fond de la mer, surgissaient des montagnes aux cimes blanches, parées de neiges et des rayons roses du couchant. De la baie arrivaient la mélancolique mélodie de la Doubinouchka et le roulement de la dynamite qui détruisait la montagne… Les pierres et les inégalités du terrain projetaient sur la terre des ombres qui, croissant imperceptiblement, rampaient à nous.

— C’est bien à tort, Maxime, que tu as la manie des villes, dit avec conviction Konovalov, après avoir entendu mon odyssée. Et qu’est-ce qui t’y attire ? La vie y est pourrie et étroite. Il n’y a ni air ni espace, rien de ce qu’il faut à l’homme. Que diable en as-tu besoin ? Tu es un homme instruit, tu sais lire, qu’as-tu à faire d’autres gens ? Qu’attends-tu d’eux ? Et puis il y a des hommes partout.

— Éhé ! fit le Petit-Russien, qui se tordait sur la terre comme une couleuvre. Il n’y en a partout que trop ! On ne peut guère aller son chemin sans marcher sur les pieds des autres. Il naît des gens sans nombre, comme des champignons après la pluie… et encore, ceux-là, les riches les mangent !

Il cracha avec philosophie et se remit à claquer des dents.

— Pour ton compte, voici ce que je te répète, poursuivit Konovalov : ne va pas demeurer dans les villes. A quoi bon ? Il n’y a là que saleté et désordre. Les livres ? Tu en as assez, je pense, de lire des livres. Ce n’est pas pour cela que tu es au monde… Et puis, les livres eux-mêmes ne sont que des bêtises. Achètes-en un, mets-le dans ton sac, et marche ! Veux-tu aller avec moi à Tachkent ? à Samarkand ? ou encore quelque part ailleurs ?… Et puis sur l’Amour, veux-tu ? Moi, frère, j’ai décidé de me promener sur la terre dans toutes les directions, c’est ce qu’il y a de mieux. Tu marches et tu vois des choses nouvelles… et tu ne penses à rien. Le vent souffle à ta rencontre et il semble qu’il chasse toute la poussière de ton âme. Tu es libre et léger… Rien ne te gêne… Si tu as faim, tu t’arrêtes, tu travailles pour cinquante copeks ; s’il n’y a pas d’ouvrage, demande du pain, on t’en donnera. De cette manière tu verras beaucoup de choses… de beautés différentes. Hein ?

Le soleil s’était couché. Les nuages, sur la mer, s’étaient assombris, et la mer aussi devenait noire et une fraîcheur émanait d’elle. Par-ci par-là, les étoiles scintillaient déjà, le bruit du travail dans la baie était mort, et, par instants seulement, doux comme des soupirs, arrivaient les cris des hommes. Et quand le vent soufflait sur nous, il nous apportait le chuchotement mélancolique des vagues sur le rivage.

L’obscurité s’épaississait rapidement, et la personne du Petit-Russien qui, cinq minutes plus tôt, possédait encore un contour distinct, ne présentait maintenant qu’une masse informe…

— Si l’on faisait du feu ? dit-il en toussant.

— C’est possible.

Konovalov tira, je ne sais d’où, des copeaux, les alluma et de fines langues de feu commencèrent à lécher en le caressant le bois jaune et résineux. De minces filets de fumée serpentaient dans l’air nocturne, plein de l’humidité et de la fraîcheur de la mer. Et autour, tout devenait plus tranquille, la vie paraissait se retirer de nous ; ses sons fondaient et s’éteignaient dans l’obscurité. Les nuages se dissipaient ; sur le ciel bleu foncé les étoiles brillaient, éclatantes, et sur la surface de velours de la mer s’allumaient les feux des barques de pêcheurs et les reflets des étoiles. Le feu, devant nous, s’était épanoui comme une grande fleur d’un rouge jaune… Konovalov y fourra une bouillotte et, les genoux embrassés, se mit à regarder la flamme d’un air songeur. Et le Petit-Russien, comme un grand lézard, rampa aussi vers le foyer.

— Les gens ont fait des villes, des maisons, s’y sont entassés, abîment la terre, étouffent, se gênent les uns les autres… Est-ce une vie ? Non, la vraie vie, c’est comme nous…

— Oho ! dit, en secouant la tête, le Petit-Russien, si on y ajoutait une fourrure pour l’hiver, et une maison bien chaude alors, c’eût été vraiment une vie de seigneurs.

Il ferma à moitié un œil, rit et regarda Konovalov.

— Oui, répondit celui-ci en se troublant un peu, l’hiver est un temps maudit. Pour l’hiver, on a vraiment besoin des villes… il n’y a rien à y faire… Mais les grandes villes sont pourtant inutiles… Pourquoi entasser les gens, quand deux ou trois seulement d’entre eux ne peuvent s’accorder ensemble ? Voilà de quoi je parle. Certes, si l’on y pense, l’homme n’a de place nulle part, ni dans les villes, ni dans les steppes. Mais mieux vaut ne pas songer à ces choses-là… cela n’aboutit à rien et retourne l’âme.

Jusqu’alors, j’avais cru Konovalov changé à la suite de sa vie errante ; je pensais que les excroissances d’ennui qui oppressaient son cœur à l’époque de notre vie commune étaient tombées comme une coquille au grand air de ces dernières années : mais le ton de cette phrase me reconstitua mon ami tel que je l’avais connu, chercheur inquiet et inassouvi. La rouille du doute, le poison des rêveries rongeaient cet homme puissant, venu au monde, pour son malheur, avec un cœur vibrant. Ces « gens qui songent » sont nombreux dans la vie russe et ils sont plus malheureux que n’importe qui, parce que le poids de leur pensée est augmenté par la cécité de leur esprit. Je regardai mon ami avec pitié, et lui, comme pour confirmer mon impression, s’écria avec tristesse :

— Je me suis souvenu, Maxime, de notre vie et de tout… ce qui fut ! Combien de lieues j’ai faites depuis, que de choses j’ai vues !… Il n’y a rien sur terre qui me soit commode ! Je n’ai pas trouvé ma place !

— Et pourquoi es-tu né avec un cou pour lequel aucun collier n’est bon ? demanda avec indifférence le Petit-Russien, en ôtant du feu la bouillotte.

— Non, dis-moi… demanda Konovalov, — pourquoi ne puis-je être tranquille ? Hein ? Pourquoi les autres vivent-ils, s’occupent-ils de leurs affaires, ont-ils des femmes, des enfants et tout, enfin ?… Ils se plaignent de la vie, mais ils sont tranquilles. Et toujours ils ont la volonté de faire telle chose ou telle autre. Et pourquoi ne puis-je pas ?… Je m’ennuie ? Pourquoi est-ce que je m’ennuie ?

— En voilà une rage de faire des grimaces ! dit en s’étonnant le Petit-Russien. Est-ce qu’à force de grimaces tu te sentiras mieux ?

— C’est juste, répliqua tristement Konovalov.

— Je parle toujours peu, mais je sais ce que je dis ! prononça avec dignité le stoïcien, sans se fatiguer de lutter contre la fièvre.

— Laissons toute cette histoire… Puisque tu es au monde, vis, et ne raisonne pas, dit, méchamment cette fois, Konovalov.

Mais le Petit-Russien trouva nécessaire d’ajouter :

— Et ne t’occupe de rien ! Le temps viendra sans que tu le veuilles ; tu seras traîné où il le faut, et réduit en poussière. Reste étendu et tais-toi… Ni notre langue, ni nos bras ne nous aident en rien.

Il dit, toussa, s’agita et se mit à cracher avec rage dans le feu. Autour de nous, tout était sourd, masqué par le rideau épais de la nuit. Le ciel, au-dessus de nous, était sombre aussi ; il n’y avait pas encore de lune. La mer se sentait, plutôt qu’elle n’était visible, tant les ténèbres devant nous s’épaississaient. Il semblait que sur la terre était descendu un brouillard noir. Le feu s’éteignait.

— Allons dormir, proposa le Petit-Russien.

Nous rampâmes vers le trou et nous couchâmes la tête en dehors. Nous nous taisions. Konovalov, une fois étendu, resta immobile, comme pétrifié. Le Petit-Russien s’agitait sans cesse et claquait des dents. Je regardai longtemps s’éteindre le foyer : ardent et grand au début, le monceau de charbons devenait toujours plus petit, se couvrait de cendres et disparaissait sous leur tas. Et bientôt il n’en resta rien qu’une odeur chaude. Je regardai et je pensai :

— C’est ainsi que nous sommes tous. Si seulement on pouvait brûler plus ardemment !…

Trois jours après, je disais adieu à Konovalov. J’allais à Koubagne, lui ne voulait pas. Mais nous nous séparâmes tous les deux avec la certitude de nous retrouver sur terre.

… Nous n’en eûmes plus l’occasion.

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