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Les veillées du chauffeur : $b Contes, essais, récits de voyage

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The Project Gutenberg eBook of Les veillées du chauffeur

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Title: Les veillées du chauffeur

Contes, essais, récits de voyage

Author: Tristan Bernard

Release date: July 30, 2023 [eBook #71300]

Language: French

Original publication: France: Paul Ollendorff, 1909

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VEILLÉES DU CHAUFFEUR ***

Les

Veillées du Chauffeur

TABLE DES MATIÈRES

DU MÊME AUTEUR

Mémoires d’un Jeune homme rangé (roman)1 vol.
Un mari pacifique (roman)1 vol.
Vous m’en direz tant (avec P. Veber)1 vol.
Contes de Pantruche et d’Ailleurs1 vol.
Sous Toutes Réserves1 vol.
Citoyens, Animaux, Phénomènes1 vol.
Deux amateurs de femmes (roman)1 vol.
Secrets d’État (roman)1 vol.

THÉATRE

Librairie Ollendorff
Librairie Théâtrale
Librairie Calmann-Lévy (Théâtre complet).

TRISTAN BERNARD

———

Les Veillées
du Chauffeur

CONTES, ESSAIS, RÉCITS DE VOYAGES

TROISIÈME ÉDITION

[Pas d'image disponible.]


PARIS

SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50

Published January 1909.
Privilege of copywright in the United States reserved,
under the act approved 3 march 1905,
by M. Tristan Bernard, and Library P. Ollendorff.



IL A ÉTÉ TIRÉ À PART

2 exemplaires sur Chine.
3 exemplaires sur Japon.
5 exemplaires sur Hollande.
 
    Numérotés à la presse.

A Édouard VUILLARD
—————

En vous dédiant ce livre, cher Vuillard, j’ai cédé avant tout au désir d’orner cette première page du nom d’un peintre que j’admire. Et j’offre également cet ouvrage à l’ami parfait que vous êtes, en souvenir de ces entretiens heureux, de ces bonnes parties de chasse à la poursuite de la vérité, où l’on se stimulait mutuellement, où l’on se menait le train l’un à l’autre.

Ce livre est dédié encore au chauffeur Édouard Vuillard, compagnon de cent ballades en auto, dont la plupart sont évoquées dans les pages suivantes.

Enfin ce livre est dédié à Édouard Vuillard zouave. Et si je vous appelle ainsi, Édouard, ce n’est pas seulement parce que vous portez la belle barbe fauve et carrée du zouave qui «ne fume que le Nil», mais aussi parce que j’aime bien vos élans de fougue et de générosité. Si l’on vous a toujours vu au premier rang des avant-gardes, c’est que vous y avez été porté non par nihilisme systématique ou par scepticisme préconçu, mais par votre franchise d’idées, votre besoin de justice.

Oh! mais je crois qu’il faut s’arrêter là, car il me semble que nous en venons aux grands mots... Vous ne les aimez pas, et ils feraient peur au lecteur.


LES
VEILLÉES DU CHAUFFEUR


GUIDE PRATIQUE
DE L’INVITÉ EN AUTOMOBILE
—————

—Faites-vous beaucoup d’automobile?

—Beaucoup. J’adore ça.

—Quelle voiture avez-vous?

—... Je n’en ai pas pour le moment. J’en fais avec des amis.

Le type de l’automobiliste qui «n’a pas d’automobile pour le moment» est de plus en plus répandu. Cette façon d’«en faire avec des amis» est très en faveur. Elle a d’abord l’avantage de supprimer certains frais, tels que l’achat d’une 16-chevaux, son entretien et les appointements du mécanicien. Les économies réalisées sur ce chapitre permettent d’être plus large sur d’autres articles, tels que le cache-poussière, les lunettes et les gants.

Là s’arrête la liste des fournitures—d’une élégance impeccable—qui doivent être apportées par l’invité. Les couvertures sont à la charge du maître du bord et il serait indiscret de notre part d’en apporter une, car nous semblerions ainsi mettre en doute la vigilance hospitalière de notre mobile amphitryon.

Les déjeuners, dîners et en général toutes les collations un peu substantielles sont également à la charge du propriétaire de la voiture; c’est du moins l’avis de plusieurs invités de mes collègues que j’ai consultés sur ce point. En revanche, ils pensaient que l’invité doit offrir les consommations légères, l’apéritif, voire le café, s’il ne figure pas déjà sur l’addition du repas. Il lui est permis aussi d’acheter quelques cartes postales illustrées et d’en faire hommage à son compagnon.

Il est de bon ton pour un invité de faire preuve d’une certaine bienveillance pour apprécier le fonctionnement du moteur et la vitesse de la machine. Cette affirmation: «Nous marchons à soixante-cinq» ne doit jamais être accueillie que par la réponse: «Au moins.»

Il est de mauvais goût à ce moment de tirer un chronomètre de sa poche. Il est reconnu que les chronomètres, dans les appréciations de vitesse qu’ils prétendent nous fournir, sont d’une modération tout à fait inexacte.

Si le maître de la voiture vous demande avec un air d’indifférence mal joué: «Trouvez-vous que je conduise bien?» répondez: «Oui, mais vous avez un défaut... Vous êtes un peu téméraire», même site chauffeur a l’habitude de freiner dès qu’il aperçoit une poule.

Si votre voiture est dépassée par une autre voiture, dites: «C’est idiot de faire des courses de vitesse sur les routes.»

Il vaut mieux à mon avis se refuser toute compétence en ce qui concerne les réparations, et particulièrement celle des pneumatiques.

Il est d’autres recommandations qui sont inutiles à faire, parce que l’invité les suivra d’instinct. C’est à propos du récit du voyage et des heures de départ et d’arrivée. Si l’on quitte Rouen à trois heures moins un quart pour arriver à Paris à sept heures et demie, il tombe dans le sens que les fractions doivent être négligées, et que l’on a quitté Rouen à trois heures pour arriver à sept heures à Paris.

De même, la durée des pannes doit varier selon les cas. La même panne qui n’aurait duré qu’un quart d’heure, si l’habileté du mécanicien est en question, aura duré cinquante-cinq minutes, s’il s’agit d’établir une bonne moyenne de marche.

C’est en suivant ces recommandations et certaines autres, que son instinct lui dictera, que l’invité prolongera sa carrière d’invité et pourra attendre, pour se procurer une voiture à lui, que les constructeurs aient trouvé «le type définitif» qu’il espère depuis quelques années déjà.

LE MÉCANICIEN
—————

C’était jadis la nourrice qui troublait, par son omnipotence, les paisibles intérieurs bourgeois. Aujourd’hui c’est le mécanicien qui prend place parmi les tyrans des familles. La sollicitude inquiète avec laquelle on parle à une nourrice, pour ne pas lui gâter son lait, n’est pas sans ressembler à la déférence timide qu’on a pour ce dieu familier, le mécanicien.

A vrai dire, chez le chauffeur vraiment «chauffeur», qui conduit lui-même sa voiture, qui en connaît bien les organes, le mécanicien employé perd beaucoup de son importance. Il n’est plus qu’une sorte de nourrice sèche, facile à remplacer. Mais quand le maître de la maison n’a, du véritable automobiliste, que la pelisse et les lunettes, le mécanicien est seul à pouvoir, dans les moments difficiles, interroger le mystérieux moteur, comme les entrailles d’une bête sacrée. Alors il devient, dans les villégiatures, le personnage important de la tribu. C’est lui qui règle l’emploi du temps, qui décide que l’on pourra sortir et quelle sera la durée des promenades. Certains mots fatidiques, «levier faussé», «bougie à remplacer», sont dits par lui avec autorité au maître du logis, souverain de nom, qui les répète à ses hôtes en hochant gravement la tête.

Quant à l’invité, c’est très difficilement qu’il peut arriver à entrer en communication directe avec le mécanicien. La petite condescendance que le mécanicien laisse voir à celui qui l’emploie et qui le paie disparaît complètement quand il se trouve en présence du craintif invité. Celui-ci fait des efforts prudents pour lui adresser la parole. Il tournaille, avec l’air de rien, autour de la voiture, que nettoie ce jeune mécanicien inaccessible, qui répond généralement à des prénoms extraordinaires, tels qu’Anselme et Donatien. Quelquefois, l’invité risque le tout pour le tout et prononce une interrogation timide: «Êtes-vous content de vos pneus?» ou bien: «Quelle vitesse pouvez-vous atteindre en palier?»—Il est tout fier de savoir dire «en palier».—Le mécanicien se borne à donner un chiffre tout sec. S’il est d’une humeur exceptionnelle, il parle... Alors, quelle émotion! L’invité donnera des signes de l’intérêt le plus vif, les yeux brillants, la bouche avide. Il écoutera, avec la même attention, les choses qu’il sait déjà et celles qu’il ne comprendra jamais...

Le fait d’avoir parlé au mécanicien donne à l’invité une supériorité énorme sur ses congénères et même sur le maître du logis. Ce dernier trahit sa jalousie par maintes vexations. Si l’invité favori est assis, à la promenade, à la place de devant, on lui reproche d’avoir dit quelques mots au conducteur et risqué ainsi les pires catastrophes.

Il est, pour un invité placé sur le siège de devant, une fortune des plus rares, c’est de recevoir des mains mêmes du mécanicien une trompe détachée des flancs de l’automobile. On le charge de presser lui-même le caoutchouc aux endroits dangereux de la route. J’ai assisté une fois à la joie profonde d’un conseiller à la Cour d’appel, de cinquante-cinq ans, à qui l’on avait donné cette mission de confiance. Quelle satisfaction quand il apercevait, très loin sur la route plate et déserte, le point noir d’une carriole ou d’un chemineau! Alors commençait la fanfare. La poire ne reprenait son haleine que pour la perdre à nouveau dans un mugissement sonore. Et si, comprimée trop vite, elle faisait un couac incongru, on sentait que le conseiller à la Cour en éprouvait de la honte.

Mais c’est surtout au moment des pannes que s’atteste la puissance quasi divine du mécanicien. La voiture s’arrête... Il descend. Personne n’ose rien demander. Est-ce une station insignifiante? Est-ce un accident grave? Le mécanicien a le visage impassible et les lèvres fermées. On ne sait pas si l’on doit descendre de la voiture. Sans mot dire, il retire sa pelisse et met une veste de toile bleue. Alors on comprend que ce sera peut-être long. On quitte la voiture en silence et l’on va assez loin sur la route pour s’entretenir de ce mystère, pendant que le maître après Dieu, allongé sur le dos, la tête et le torse cachés par l’automobile, semble être allaité par quelque bête monstrueuse.

Ce n’est qu’après un temps très long que le propriétaire de la voiture ou un invité bien en cour est délégué aux renseignements. Et quand la panne est sérieuse, quand on a dû partir à pied au prochain village, quand on a trouvé un moyen de ramener l’automobile chez le forgeron, quand les voyageurs se sont rapatriés par des combinaisons de carriole et de chemins de fer, il ne reste plus qu’à attendre au logis le retour du mécanicien prodigue. Il restera absent un jour, deux jours, une semaine. On n’éprouve aucun soulagement à être privé de ce despote. On le craint, mais on a besoin de sa domination. Et puis, on ne peut plus sortir. On a licencié les chevaux! Quel misérable petit morceau de route peut-on couvrir avec de pauvres jambes humaines! La maison, privée d’automobile, séparée du monde, ressemble à une ville assiégée...

UN AMATEUR D’AUTOMOBILE
—————

C’était il y a huit ou dix ans—je ne suis pas assez ferré sur l’histoire de l’automobile pour vous fixer exactement la date—enfin, c’était à l’époque des premières automobiles. Je me souviens que mon ami Hilaire m’avait annoncé, avec une certaine solennité, qu’il allait avoir une «machine», comme on disait alors, et que cette machine ferait quarante kilomètres à l’heure. En moins de six heures, elle le conduirait à la mer. Il n’irait plus à la mer autrement.

Je le rencontrai quelques mois après dans le train de Trouville.

—Eh bien, tu n’as pas ta machine?

—Quelle machine?

—Celle qu’on devait te livrer au printemps...

Il me fit non de la tête, les yeux souriants, l’air entendu...

—Il faut attendre, me dit-il... Ils ne sont pas prêts...

Puis, se penchant à mon oreille, comme pour me révéler un secret d’Etat:

—Si tu as trois jours à toi au mois de septembre, je te ferai signe. Et je t’emmènerai sur les routes de la Loire. Tu verras ce que c’est qu’une automobile...

Son visage prit un air presque grave. Il me dit entre ses dents: L’Amérique...»

Et il ajouta: «Ils vont avoir là-bas des engins extraordinaires. Le premier qui viendra en Europe sera pour moi.»

Le mois de septembre se passa sans qu’il me fît signe. Je ne le revis qu’au moment du Paris-Bordeaux, que Fournier venait de gagner. Il me parla de la course, des enseignements qui s’en dégageaient, de soupape, d’allumage, de circulation d’eau. A cette époque, je ne comprenais déjà rien à ces choses-là. J’écoutais tout de même avec des gestes approbateurs, destinés à arrêter dans leur course les explications supplémentaires. Il finit par me dire:

—J’aurai ma voiture demain.

Les gens du métier commençaient à dire: voiture.

Il allait avoir une voiture de je ne sais plus quelle marque. C’était une marque non classée dans Paris-Bordeaux, mais qui avait gagné la course moralement. Je connais pas mal de «fines gueules» du sport, de gens renseignés, qui n’acceptent jamais comme gagnant de la course celui qui est arrivé premier. C’est le gagnant du gros public, celui-là. Eux, ils ont un gagnant pour eux, qu’ils avaient désigné avant l’épreuve, qui était premier à tel contrôle intermédiaire et qui a été mis hors de cause par un accident indépendant de la construction, un accident qui ne compte pas.

*
* *

La voiture qu’attendait Hilaire n’avait pas été prête pour le jour de l’épreuve. Ce retard était dû à une raison précise que j’ai oubliée. Son moteur était de moitié plus fort que celui des voitures de la course. «Elle aurait gagné de deux heures si elle s’était mise en ligne.» C’était bien simple: il n’y avait que deux marques au monde, une marque belge, qui venait de se fonder, et cette marque-là...

Je ne retrouve plus le nom de cette maison. Je sais seulement qu’il m’en fit un éloge extraordinaire, et que, six mois après, il me dit que c’était une boutique de vieille quincaillerie, qui ne fabriquait que des sabots et que, d’ailleurs, il n’avait jamais pu obtenir qu’on lui livrât sa voiture... «Heureusement, ajouta-t-il. Qu’est-ce que je ferais, maintenant, si j’avais toute cette ferraille sur les bras?»

Nous étions ce jour-là au Salon de l’Automobile. Son visage prit tout à coup un air mystérieux et extasié. Il m’entraîna par le bras sans mot dire et m’amena jusqu’à un stand. Il m’arrêta devant une très grosse voiture...

—Qu’en penses-tu?

Je réponds généralement à ces questions non pas en examinant l’objet désigné, mais d’après le visage du questionneur. Celui d’Hilaire exprimait assez d’admiration... Je m’écriai, sans timidité: Magnifique!...

—N’est-ce pas? me dit-il, ravi.

—Ne la regardons pas trop... (Il me montra un monsieur qui se trouvait au milieu du stand, en conférence avec quelque acheteur). Nous nous tenons à deux mille francs, et si j’ai trop l’air d’en vouloir... Je sais très bien, ajouta-t-il avec résignation, que je finirai par arriver au prix qu’il me demande... Je suis incapable de renoncer à cet outil-là, et je le montre trop...

*
* *

Au Salon de l’année suivante, le marché était toujours sur le point de se conclure, mais ce n’était pas pour cette voiture, ni avec cette maison-là. Hilaire m’annonça que ses principes s’étaient complètement modifiés, en ce qui concernait les moteurs. Il m’en donna les raisons, que j’acceptai sans difficulté. Sa compétence augmentait d’année en année et presque à vue d’œil. Il disait bonjour, dans les stands, à tous les directeurs. Ceux-ci lui répondaient, me semblait-il, un peu distraitement. Je me souviens qu’il m’avait parlé de l’un d’eux comme un de ses amis intimes, qui le prenait même parfois comme confident. «Bonjour!» lui dit-il, en arrivant au stand. Et comme l’autre, après un signe de tête, allait tout de suite à ses affaires, Hilaire, pour m’expliquer la cordialité un peu modérée de cet accueil, murmura entre ses dents: «Ou plutôt rebonjour!...»

Cependant, de même que la compétence d’Hilaire, sa voiture se perfectionnait de saison en saison; la force de son moteur s’accroissait tous les hivers. Elle monta de vingt-quatre à quarante chevaux, puis à soixante, à quatre-vingts. Quand je le revis au dernier circuit, aux éliminatoires, c’était une 120-chevaux qui lui avait manqué le matin, au moment où il l’attendait devant sa porte, en tenue de chauffeur. Il était donc venu par le train avec sa casquette, ses lunettes et une petite veste de cuir. Je l’avais d’ailleurs rencontré à quelques reprises en cet équipage, dans divers wagons-bars ou wagons-restaurants. Il me donna des détails intéressants sur les voitures de la course et m’en parla avec une certaine indulgence, vraiment très méritoire chez cet homme qui était en posture de les comparer à «sa voiture», à sa voiture puissante et parfaite, plus riche en qualités et plus exempte de défauts que la jument de Roland. Ce n’était pas, en effet, l’être qui n’existait plus, mais celui qui allait naître.

Ne regardons pas Hilaire de travers. Hilaire n’est pas un imposteur. Il est possible qu’il ait de quoi se payer une belle auto. Il ne cherche pas à me tromper. C’est pour lui surtout qu’il parle. Il est fou d’automobile et, pourtant, personne ne l’a jamais vu, je ne dis pas sur sa voiture, mais même sur une voiture. C’est un poète. C’est le véritable amateur.

CONSEILS AUX ROUTIERS
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On veut bien me demander quelquefois quelques conseils pratiques pour faire du tourisme. Faut-il choisir une bicyclette à changement de multiplication? Et si l’on n’a qu’une multiplication unique, quel développement faut-il adopter?

J’ai soutenu souvent cette thèse qu’une forte multiplication était bien plus agréable qu’une faible multiplication pour monter les côtes.

Cette assertion est, je vous assure, beaucoup moins paradoxale qu’elle ne semble au premier abord.

Analysons en effet les mouvements du cycliste dans l’ascension d’une côte.

Le mouvement du cycliste qui monte une côte présente une grande analogie avec celui du piéton, à ce détail près que le piéton n’ayant pas de machine à pousser à sa droite a beaucoup plus de liberté pour laisser aller ses bras, alors que le cycliste est obligé de tenir sa machine par le guidon.

La reine Bicyclette a ce défaut bien connu que, si souple et si docile en plat, elle devient aussi rétive qu’un âne quand il s’agit de monter une côte. Si on l’abandonne à elle-même, elle se couchera bientôt sur la route. Dans ces conditions, il faut bien pour l’aider à monter la pousser à côté de soi. Elle ne se prête d’ailleurs à cet exercice qu’avec une parfaite mauvaise grâce, si l’on en juge par les coups de pédale qu’à chaque tour de son pignon elle vous envoie dans le mollet.

Or, il est un fait admis par les savants, c’est que pour une distance donnée, une bicyclette à développement plus fort donne moins de coups de pédale dans le mollet qu’une machine plus faiblement multipliée.

Donc, nous choisirons de préférence pour monter les côtes une bicyclette à forte multiplication, sauf le cas où nous aurons pour compagnon de route une personne sociable et bien élevée qui consentira à pousser notre bicyclette en même temps que la sienne, pour ne pas laisser sa main gauche inoccupée.

*
* *

Nous avons également une idée que nous croyons assez pratique en ce qui concerne les grands parcours.

Cette idée nous est venue un jour que nous regardions un train passer à toute vitesse. «Quel entraîneur merveilleux, nous disions-nous, ce serait pour un cycliste, si seulement l’entre-rail était cyclable!» Malheureusement cet entre-rail est semé de pierres à arêtes vives dont le contact serait funeste à nos pneumatiques. Et les compagnies se refuseraient évidemment à paver en bois l’intérieur des voies pour permettre aux cyclistes isolés de s’entraîner derrière les rapides.

Mais n’existerait-il pas un moyen d’offrir à peu de frais aux cyclistes une piste plus praticable? Et que penserait-on d’une plate-forme en bois, qui s’attacherait au dernier wagon et fournirait à la machine un sol idéalement roulant?

Notez que, grâce à ce dispositif, le cycliste se trouverait bénéficier de la vitesse propre du train, et qu’il serait même préférable de ne pas y ajouter la vitesse de la bicyclette. On risquerait en effet, en la mettant en mouvement, d’être projeté dans l’intervalle qui sépare la plate-forme et le wagon précédent.

En attendant que le Touring Club ait obtenu des compagnies l’adjonction de plates-formes cyclables aux trains et aux rapides, on pourra provisoirement utiliser le fourgon aux bagages, mieux protégé qu’une plate-forme contre les intempéries, et qui est lui-même précédé de wagons confortables où il sera loisible aux routiers de se livrer à quelques-uns de leurs sports favoris, tels que le sitting (du verbe anglais «to sit», s’asseoir) et le sleeping (autre sport bien connu).

*
* *

Nous compléterons ces conseils aux routiers par d’autres conseils adressés plus spécialement aux tandémistes, tant aux cyclistes qui font du tandem mixte, c’est-à-dire avec leur femme ou leur bonne amie, qu’à ceux qui en font avec un ami.

Pour le tandem mixte, il faut agir avec beaucoup de circonspection.

Si votre femme n est pas très robuste et très énergique, ne lui faites pas faire de tandem, au moins en votre compagnie. Achetez-lui de préférence une bicyclette simple, où elle n’aura à déplacer que le poids de la bicyclette et le sien.

Mais si vous avez une compagne vigoureuse et résistante, le tandem nous paraît indiqué. En tout cas, que votre équipier soit un homme ou une femme, le principe sera, en réduisant votre effort à son minimum, de ne pas gêner le sien. Nous nous sommes, pour notre part, toujours très bien trouvé de cette méthode. Nous arrivions aux étapes dans un état de fraîcheur qui contrastait singulièrement avec la fatigue de notre co-équipier, ce qui nous laissait plus de lucidité d’esprit pour régler le tableau de marche et pour fixer la durée des haltes, que nous n’hésitions pas à faire assez longues, car nous ne tenions pas à reprendre la route avant que notre équipier fût tout à fait reposé.

Il est de bon ton d’abandonner à son équipier tous les menus agréments de la route: réparations des pneumatiques, resserrage des boulons et des écrous, rectification de la position des selles. On gardera pour soi tous les gros ouvrages, tels que le dépliage, la lecture et le repliage des plans et l’allègement progressif du sac aux provisions.

AU CIRQUE
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C’était comme un coup de fortune, un miracle subit, quand au sortir du lycée de Besançon nous apercevions sur un mur, en face de la porte, une de ces affiches de cirque, étroites et très hautes. Avec leur papier jaune cru, leurs lettres rouges, elles avaient quelque chose de barbare et d’attirant. Elles promettaient une cavalcade, des lions, des clowns, un quadrille de lanciers à cheval, dansé par huit dames et huit cavaliers.

Les cirques et les ménageries s’installaient d’ordinaire à Chamars. Le nom de Chamars, était, nous disaient nos professeurs, une contraction de «Champ de Mars». Nous aimions la promenade Chamars, plus vaste, plus déserte que la promenade Granvelle, qui était vraiment trop centrale, trop officielle, trop encombrée de familles. On allait à Chamars habillé n’importe comment. On y rencontrait des artilleurs en ballade, des voyous flâneurs, un professeur de mathématiques qui rêvait.

La promenade Chamars présentait de grands espaces dévastés. C’est là que l’on dressait l’énorme tente du cirque. A quatre heures, après la classe, nous nous y rendions furtivement pour faire des évaluations, comparer les dimensions de ce cirque-là avec celles du cirque de l’année précédente. C’était une déception quand il nous paraissait un peu moins grand. Pourtant un de mes camarades, qui avait pu voir les chevaux, nous affirmait qu’ils étaient beaucoup plus beaux, des alezans avec de longues queues qui traînaient jusqu’à terre ou des gris-pommelés très gras avec des crinières magnifiques. Nous passions avec émotion auprès des cages rugissantes. Les volets ne descendaient pas jusqu’en bas et les barreaux nous semblaient toujours trop petits; non pas que la moindre crainte habitât nos âmes intrépides, mais nous nous disions que plus les barreaux étaient épais, plus les animaux devaient être forts et terribles.

Il y avait parmi nous des petits garçons emballés et enthousiastes, et aussi un clan de sceptiques qui dénigraient toujours. A les en croire, ce cirque était misérable, les bêtes étaient mal nourries. C’est ainsi qu’ils abîmaient notre joie, simplement pour paraître des gens supérieurs et informés.

*
* *

Le soir du cirque, un de mes cousins, un peu plus âgé que moi, venait me prendre à la maison. Nous arrivions bien avant le commencement du spectacle. Et nous avions d’abord beaucoup d’angoisse, parce que le cirque ne se remplissait pas assez vite. Nous étions installés aux secondes et notre grande préoccupation était d’établir, au moyen de nombreux arguments, la supériorité des secondes sur les premières. D’abord on voyait mieux, parce qu’on était plus haut, et l’on ne risquait pas de recevoir de la sciure de bois dans les yeux.

Nous n’aimions pas beaucoup, dans le programme, les exercices des dames à cheval, qui passaient dans des cerceaux et sautaient par-dessus des banderoles. Les clowns nous amusaient toujours. Les singes montés sur des chiens nous semblaient un peu minables. Les exercices des gymnasiarques duraient toujours un peu trop longtemps. A côté de nous, un monsieur qui n’avait peut-être jamais touché un trapèze de sa vie, mais qui portait une grande barbe grise, disait: «Ça, c’est très fort!» Alors nous admirions.

Les écuyers qui faisaient de la haute école nous intéressaient peu. Il y a quelques années j’ai vu, dans un cirque de Paris, un très savant dresseur qui, monté sur un cheval gris, le faisait danser tout autour de l’arène. Et je pensais qu’au régiment j’avais toutes les peines du monde à empêcher ma jument Bretagne de danser de cette façon-là.

En somme on ne s’amusait pas énormément, quand il n’y avait pas de ménagerie. Car ce qui nous passionnait le plus, c’était l’entrée dans la cage aux lions d’un féroce dompteur, vêtu d’une culotte collante et d’une veste bordée de fourrure. Encore maintenant, à la foire du Trône et à la foire de Neuilly, c’est toujours vers les ménageries que je me dirige. Il y a trois ans, j’ai assisté à un spectacle émouvant, qui se renouvelait d’ailleurs huit fois par jour. Une jeune femme et un nègre dansaient le cake-walk dans une cage. Dans une encoignure, un lion, un tigre et une hyène étaient maîtrisés par un dompteur. Ces trois fauves grondants bâillaient de toute leur gueule, et le dompteur était obligé de les frapper de sa cravache pour les empêcher de s’endormir.

*
* *

Le numéro des chiens savants, dans ma jeunesse, ne m’a jamais beaucoup passionné. Je me rappelle dans des temps plus récents un dresseur de chiens dont je fis la connaissance après la représentation. Il avait une quinzaine d’élèves, des fox-terriers, des danois, des épagneuls et un magnifique grey-hound qui sautait par dessus une pyramide de chaises dans une envolée extraordinaire. Ce saut impressionnant terminait une série de sauts moins méritoires. Tous les chiens passaient l’un après l’autre dessus une barrière. Ils sautaient très gentiment, à l’exception d’un petit cabot d’une race indéfinissable, qui, à la grande joie de l’auditoire, passait toutes les fois à côté de la barrière, jusqu’à un moment où, pressé par le fouet menaçant du dresseur, il fila sournoisement par-dessous l’obstacle.

Je rencontrai par hasard le dresseur de chiens dans un petit débit où il se désaltérait et je le félicitai d’être arrivé avec ses chiens sauteurs à des résultats aussi intéressants.

—Oh! ce n’est pas très sorcier, me dit-il. Il faut de la patience, beaucoup de patience. Le seul qui m’ait donné du mal, c’est ce petit chien que vous avez vu, qui ne veut pas sauter. Dame! ç’a été très dur, n’est-ce pas? de l’habituer à ne pas faire comme les autres.

LA BRUNE ET LA BLONDE
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Notre projet était charmant. Nous partions de Caen jusqu’à Honfleur, nous suivions la Seine jusqu’à Quillebeuf, où nous passions le bac, nous regagnions le Havre en suivant la rive droite; puis nous irions ensuite, autant que possible en suivant la côte jusqu’à Calais, et qui sait si, de là, nous ne gagnerions pas la Belgique et la Hollande!

Nos projets craquèrent sinistrement sur une petite côte infime qui se trouve à une lieue de Honfleur.

Une agréable petite promenade à pied s’ensuivit, durant qu’un cheval blanc réquisitionné emmenait notre voiture jusqu’à Honfleur à une allure très modérée.

Le mécanicien emporta à Paris la pièce essentielle qui s’était brisée, ce pendant que nous nous installions dans un hôtel de la ville.

Je passai ainsi huit jours dans le port de Honfleur à surveiller officieusement les arrivées et les départs du petit steamer. J’avais comme compagnons de vieux militaires ou fonctionnaires retraités qui étaient vraiment d’une vieillesse incontestable. Ce n’étaient pas de beaux vieillards. D’ailleurs, c’est curieux: au fur et à mesure que j’avance en âge, il me semble que la race des vrais vieillards disparaît. Quand j’étais jeune, j’en ai vu, me semble-t-il, qui étaient vraiment blancs; ceux d’aujourd’hui sont plutôt d’un poil jaunâtre. C’est peut-être que je me suis approché d’eux davantage et qu’en mûrissant j’ai vu la transition qui mène de la jeunesse à la vieillesse. Maintenant, ce ne sont plus des êtres à part, mais ils me font l’effet d’hommes ordinaires qui se sont usés. Ceux du port, là-bas, étaient très usés.

*
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Léon-Timoléon Fournier avait été vaguement employé dans la marine et touchait quatre cents francs par an. Il était âgé de quatre-vingt-six ans exactement. On le savait, car il ne se privait pas de le dire, il répétait à chaque instant son âge et tous ses prénoms. Il tirait vanité de plusieurs faits de sa vie: d’avoir assisté à Cherbourg, à des fêtes maritimes, et aussi de la mort de son frère Louis-Xavier, décédé d’une fluxion de poitrine. Il énonçait également la taille qu’il avait mesurée sous la toise: cinq pieds six pouces, et ne se rendait pas compte de ce qu’il avait perdu en hauteur par les effets combinés du tassement et de l’inclinaison. De temps en temps, il retirait sa casquette et passait sa main tremblante sur son crâne tout en peau. Ses joues et sa lèvre supérieure étaient armées de piquants jaunâtres. Il manquait prodigieusement de sourcils et, tout autour de ses yeux bleus sans flamme, les cils étaient remplacés par une jolie bordure rouge.

Léon-Timoléon Fournier parlait fréquemment de sa bonne amie qui avait vingt ans, disait-il, et qui était brune et très jolie.

Son confident habituel était un ancien forestier, Philippe Jabirou. Jabirou était peut-être un peu plus jeune que Fournier. A la vérité, il ne savait plus exactement son âge. Mais Fournier, d’autorité, lui avait attribué quatre-vingt-quatre ans. Il ne le connaissait d’ailleurs que depuis dix-huit mois.

Jabirou n’avait pas la belle prestance inclinée de Fournier. Il était trop court, il n’avait pas de quoi se ployer. Mais il se distinguait, en compensation, par une grosse tête, un collier de barbe noire, des petits cheveux noirs très drus et quelques petites places chauves. Jabirou avait encore l’œil assez brillant; je dis bien: l’œil, et non les yeux; l’œil gauche était fermé depuis trente ans.

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Fournier, de sept heures du matin à une heure de relevée, faisait ses confidences à Jabirou envieux et haineux. Il lui montrait des reliques d’amour, un petit dé à coudre rouillé, un petit ruban de velours noir, et même une image représentant un combat naval et portant sur son verso de la réclame pour une épicerie. Jabirou regardait, écoutait, sans mot dire. Fournier racontait les promenades qu’il faisait dans la campagne avec sa petite Rose. Il raconta bien d’autres choses encore, qui enfiévrèrent le malheureux Jabirou. Et, un beau jour, il arriva avec un gilet de laine marron qu’avait tricoté l’adorable Rose.

Jabirou n’y tint plus. C’était trop humiliant d’être ainsi seul dans la vie, quand un homme plus âgé avait encore une charmante amie. Il sentait au-dessus de lui le mépris de Léon-Timoléon Fournier. Alors, n’y tenant plus, il inventa une Léonore...

Léonore était un nom féminin qui charmait depuis soixante-dix et des années le cœur ingénu de Jabirou. Il n’avait jamais connu de Léonore. Une Sidonie l’avait trahi. Une Mariette l’avait abandonné. Une Irma avait repoussé ses avances... Il se disait chaque fois: ce n’est pas Léonore. Léonore l’eût aimé, elle. Elle ne l’eût jamais abandonné ni trahi. D’ailleurs, Léonore, blonde, mince, était beaucoup mieux que Sidonie, qui était trop forte et trop noiraude. Irma et Mariette, c’était une fatalité, louchaient un peu l’une et l’autre.

Léonore s’était fait attendre longtemps. Et voilà que Jabirou la rencontrait tout à coup, alors qu’il était âgé—approximativement—de quatre-vingt-quatre ans. Il fit à Léon-Timoléon Fournier une belle description de la petite Léonore, qui, elle, était restée toute blonde et toute frêle, avec ses dix-huit ans, et n’avait pas vieilli d’une semaine.

Jabirou parlait d’elle à Fournier. Et Fournier, peu à peu, arrivait à connaître Léonore, mais pas tout à fait comme la voyait Jabirou, car Jabirou, qui n’avait que très peu de mots à son service, la voyait beaucoup plus belle encore qu’il ne pouvait le dire. Il disait: C’est une gentille petite, répétait trente fois qu’elle était blonde. Puis, à son tour, il montrait tous les cadeaux qu’il avait reçus de son amie.

Il avait acheté pour un sou un petit morceau de ruban, qu’il montra à Fournier, qu’il remit ensuite dans la poche intérieure de sa veste, et qui devint pour lui, dès cet instant, l’objet le plus précieux de la terre. Il s’acheta une pipe en terre, dont le fourneau représentait un zouave placide. Il s’était proposé de raconter à Fournier toute une histoire. Mais il dit simplement par manque d’imagination et peut-être un peu parce qu’il était ému: «La petite m’a donné ça!» Et, le mois suivant, avec quelque argent qu’il avait de côté, il s’acheta un nouveau présent de Léonore: une paire de pantoufles en tapisserie.

Cependant, si amoureux que Jabirou fût de sa Léonore, il était piqué par une sorte de tarentule d’infidélité. Et il aurait voulu voir et connaître Rose... Fournier, à une heure de l’après-midi s’en allait déjeuner. Puis il sortait vers trois heures pour aller voir son amie. Une après-midi, Jabirou s’aposta non loin de la maison de Fournier. Il avait projeté sournoisement de pister son camarade. Ce dessein était beaucoup moins hardi qu’il ne paraissait de prime abord. Car, bien qu’asthmatique, Jabirou marchait moins lentement que Fournier. Et ce dernier y voyait beaucoup moins bien avec ses deux yeux que Jabirou avec son œil unique.

Donc, à deux heures, Jabirou, frémissant comme à son premier âge, attendait à quelques mètres de la porte de Fournier. Il avait passé devant la maison, et, à travers les fenêtres, il avait vu son camarade en train de manger chez des gens du pays, qui, moyennant l’abandon de la petite retraite, logeaient et nourrissaient l’ancien employé de la marine. Jabirou, debout sur ses courtes jambes, attendit jusqu’à la nuit la sortie de Fournier.

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Ce qui n’empêcha pas Léon-Timoléon Fournier de raconter le lendemain qu’il était sorti à trois heures, qu’il était allé voir son amie et de montrer fièrement une petite blague à tabac qui lui avait été offerte pour sa fête.

Alors, Jabirou se leva. Et, terrible comme la vérité, il accusa Fournier de lui avoir menti... Et, comme c’était un honnête homme, il ajouta, désespéré, qu’il avait menti aussi.

D’abord, Fournier se réjouit du bonheur écroulé de Jabirou. Et Jabirou eut une petite satisfaction en pensant que la gloire amoureuse de Fournier était une gloire usurpée.

Mais ces petites joies mauvaises furent de brève durée. Chacun d’eux regarda autour de soi et se vit dans un désert.

Ce coup-là ne les tua pas. Car ils étaient arrivés à un âge où rien de précis ne vous tue, et où l’on meurt par hasard et sans raison. Ils continuèrent à venir sur le même banc, où ils sont toujours, et où le destin semble les avoir oubliés, jusqu’au jour où il les ramassera par désœuvrement et les emportera avec lui, comme un peu de bois mort.

LA DISPUTE
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Raoul Z... avait pris au cercle de N...-sur-Mer une petite culotte de quinze cents francs. C’était énorme pour lui, car Raoul était un garçon économe et soigneux, qui recevait une vingtaine de mille francs de sa famille, et qui devait là-dessus se loger, se nourrir et entretenir une modeste automobile.

Quand il avait eu l’idée d’acheter cette auto, sa mère s’était fâchée et lui avait déclaré que sa pension ne serait pas augmentée... Raoul, chauffeur passionné, prit un plus petit appartement, renvoya son valet de chambre et changea sa cuisinière contre une bonne à tout faire. Il apprit à se passer de mécanicien... Mais l’auto n’était pas payée. Les versements mensuels étaient très pénibles. La dure saison—c’est-à-dire l’été—arriva. Le malheureux garçon dut vendre des livres et même quelques meubles, afin de pouvoir s’installer quelque temps dans un hôtel convenable sur le bord de la mer.

Le 29 juillet approchait. Le 29 juillet est une date glorieuse. Mais Raoul la détestait, comme tous les 29 de chaque mois. En dépit de ses calculs et de ses économes précautions, il lui manquait un millier de francs qu’il n’osait aller chercher dans les environs de Lisieux, où habitait sa mère.

C’est alors qu’il eut la mauvaise idée d’entrer dans la salle de jeu. Il en sortit beaucoup plus triste qu’avant. La traite de la maison d’automobiles serait présentée le surlendemain. Cette fois, il fallait faire la fâcheuse démarche, aller implorer, à sa grande honte, le secours maternel. Il fallait même y aller en automobile, ce qui ne diminuerait pas le courroux de Mᵐᵉ Z... mère. Elle n’avait pas une âme de chauffeuse. Elle ne s’apaiserait pas à la vue de cette charmante petite 16-chevaux, à deux baquets, qui eût attendri un cœur de bronze phosphoreux.

Raoul passa une mauvaise nuit. Le lendemain matin, il retarda son départ tant qu’il put. Il mit très lentement son ulster et ses lunettes. Il arriverait toujours trop vite à Lisieux. Il se décida à s’en aller tout doucement, à petite allure. Mais à peine eut-il le volant en main qu’il oublia ses soucis et ne pensa qu’à rouler vers Lisieux ou vers n’importe où, mais le plus vite possible. Il serait toujours temps de penser à cette démarche ennuyeuse quand il arriverait en vue du château.

La route était belle, le soleil était glorieux. Jamais le moteur n’avait si bien tapé. Raoul avait hâte d’être sur la grand’route, qui, ce jour-là, n’était pas encombrée.

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Comme il sortait d’un village où il avait été obligé de ralentir, il vit devant lui une belle échappée et s’apprêtait à partir tant que ça pouvait, quand il aperçut quelque chose de peu ordinaire à cent pas devant lui. A cet endroit de la route, il y avait une sorte de petit chalet, embusqué dans un bouquet d’arbres... Raoul vit un de ces arbres s’abaisser lentement et barrer froidement le chemin.

Sans connaître à fond les mœurs des végétaux, Raoul savait très bien que les arbres n’avaient pas l’habitude de venir ainsi s’abattre sur les chemins de leur propre mouvement. D’autre part, l’air était pur, le ciel était calme et aucun cyclone ne justifiait une pareille incartade.

Enfin, à tout événement, il valait mieux ralentir, d’autant que l’auto n’était pas munie de ces ressorts spéciaux qui permettent aux grenouilles artificielles de bondir sur le sol et de franchir au besoin des obstacles. Raoul, plus dépité encore qu’intrigué, ralentit et arriva doucement jusqu’à cinq ou six pas de l’arbre étendu.

A cet endroit il vit un bûcheron qui le regardait d’un air goguenard. Ce bûcheron tenait à la main une corde. Raoul lui demanda ce que venait faire cet arbre en travers de la route. Le paysan répondit avec insolence. Des petits enfants sortirent de la maison et firent cercle autour du chauffeur pendant que le bûcheron prononçait les paroles les plus injurieuses.

Ce bûcheron était d’une assez bonne taille. Mais Raoul était courageux. Il descendit de sa voiture et prit devant le paysan une mise en garde très correcte. Mais celui-ci continuait à se moquer de lui. Il fit mine de frapper Raoul qui, heureux de voir se produire un semblant d’attaque, lui allongea une rapide série de coups de poings. L’homme les encaissa sans trop se défendre et en esquissant une lente retraite vers l’arbre qu’il franchit, tout en continuant à injurier Raoul. Celui-ci le poursuivit pour le faire taire. Il enjamba lui aussi l’arbre étendu. Les feuilles et les branches le gênaient un peu. Il les écarta tant qu’il put, arriva enfin de l’autre côté. Là, il se trouva en présence d’un personnage qu’il n’avait pas encore vu. C’était un monsieur imberbe, très bien vêtu, qui parlait avec un léger accent étranger. Ce monsieur prit son portefeuille, en tira deux billets de mille francs qu’il tendit au chauffeur:

—Oserai-je vous prier d’accepter ceci? Je suis représentant d’une maison de cinématographes de Bruxelles... Vous venez de poser sans vous en douter pour une scène de la vie automobile, à qui nous avons voulu donner toute l’animation du vrai, du vécu... Excusez ce procédé un peu sans-gêne. Bien qu’on ne puisse pas vous reconnaître sous vos lunettes, vous n’auriez pas accepté de poser. D’ailleurs, si vous aviez été prévenu, ce n’aurait pas été aussi bien.

Raoul hésita. Mais il finit par accepter cet argent vraiment bienvenu. C’était au fond ce qu’il avait de mieux à faire.

UN ARTISTE
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Il s’en allait sur les routes, avec sa voiturette 8-chevaux, qui faisait un bruit peu ordinaire. On l’eût dite chargée de tessons de bouteilles. Elle dépassait fièrement les carrioles. Mais toutes les autos du département la grattaient sans relâche.

Les jours de courses à Deauville, il fallait obliquer sur les bas-côtés, céder bien piteusement le haut de la chaussée.

Il avait fini par ne plus inviter personne. Il s’en allait avec sa femme. Et, à chaque voiture qui les dépassait, tous deux baissaient la tête, par résignation, et pour ne pas avaler la poussière.

Oh! l’insolence hargneuse de la trompe! l’ironie chantante de la sirène! Et le son victorieux de ces longues trompettes qui proclament votre défaite au passage!

Et leur façon, à «eux», aux ennemis, de ne pas vous regarder, ou de regarder avec pitié votre petit capot!

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Une voiture, une entre toutes, exaspérait notre malheureux chauffeur. C’était la 50-chevaux du château, qui faisait une poussière effrayante. Nous avons tous souffert quelque jour de la grossièreté d’un valet de chambre secouant un tapis par la fenêtre au moment où nous passons. Cette voiture avait des procédés aussi incivils. Pour plusieurs minutes, elle nous laissait dans un nuage.

Les arbres, sur les bords du chemin, étaient tout blancs. A-t-on réfléchi au sort de ces malheureux arbres qui sont nés là jadis, le long d’une route paisible, et à qui maintenant l’auto a rendu la vie intolérable, sans qu’il leur soit possible de s’en aller?

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—Chaque fois donc que j’allais à Trouville, me dit tristement mon ami, nous étions dépassés par cette maudite 50-chevaux. Nous avions beau retarder notre départ... Elle ne partait jamais avant nous... Elle nous guettait. Elle attendait notre sortie pour se mettre en marche. Il n’y avait pas d’autre route possible de chez nous à Trouville. Mon voisin savait que j’étais forcé de la prendre, et qu’il nous ferait «boulotter» sa poussière...

«Ce n’était même pas un vrai chauffeur; c’était un snob qui n’était pas fichu de conduire lui-même, un petit sécot, rageur, avec un carreau dans l’œil. Il se tenait raide à côté de son mécanicien, sans cache-poussière, car sa voiture ne faisait de poussière que pour en poudrer les autres.

«Sa grande élégance, c’était d’arriver aux courses avec son chapeau de paille, qui semblait collé à sa tête, sa fleur à la boutonnière, à peine marqué de poussière aux épaules, simplement ce qu’il fallait pour montrer qu’il descendait d’une auto.

«Et c’était cet asticot-là qui nous faisait des misères, à ma pauvre petite femme et à moi. C’était lui qui nous obligeait, pour un trajet de cinq lieues, à nous entourer de masques et d’ulsters, à nous équiper comme pour la Nouvelle-Zemble.

«Le désir de me venger m’a donné une ardeur au travail prodigieuse. Le diable lui-même, s’il était agent de publicité, n’aurait pas réussi les affaires que j’ai menées à bien cet hiver. Je voulais gagner de l’argent. J’en ai gagné...

—Et vous avez acheté une forte voiture?

—Une 135-chevaux, mon ami, une voiture qui avait fait le circuit, une voiture avec un capot comme une grosse malle anglaise.

—Et aussitôt en possession de cette voiture, vous avez «gratté» votre voisin?

—Pas si vite, mon ami, pas si vite. Je voulais une vengeance plus raffinée et surtout moins brève. Dépasser mon individu en trombe, avec mes 135-chevaux, c’était un grand plaisir, je ne dis pas. Mais, ce plaisir-là, je n’ai pas voulu l’épuiser d’un seul coup. Nous l’aurions dépassé, notre homme, nous aurions à peine vu sa tête. Il fallait nous la payer sérieusement. J’y avais mis le prix.

«Je suis arrivé à la campagne avec ma grosse voiture. Mais je l’avais maquillée. J’avais fait mon possible pour lui donner l’aspect d’un tacot. J’avais fait mettre au-dessus des baquets une carrosserie fermée de forme vilaine, mais légère comme du carton. Puis il s’était agi de dissimuler l’énorme capot. J’ai donc fait peindre une fausse malle en bois qui ne pesait rien. Emboîtant le capot, elle avait l’air d’être placée sur une plate-forme, devant la voiture, comme un bagage que j’emportais avec moi, pour un voyage à la papa.

«J’arrivai donc à la campagne au commencement d’août. J’avais essayé la voiture aux environs de Paris. Elle marchait à une allure infernale.

«Le premier jour des courses de Deauville, on se met en route, ma femme et moi. J’avais décidé de me laisser dépasser ce jour-là. L’homme au monocle arrive sur moi. Il corne. Je me range gentiment. Il nous envoie sa poussière. Nous rions beaucoup, ma femme et moi, en pensant à ce qui arriverait le dimanche suivant.

«Le surlendemain, donc, qui était le dimanche, et un grand jour de courses, nous sortons encore, d’un train de bonnes gens, à trente à l’heure. Au bout de quelques minutes, nous entendons l’autre arriver. Je ne bouge pas du milieu de la route. Il corne, il corne. Il était sur nous, et nous ne bougions toujours pas. Notre voisin se met à crier. Alors j’oblique sur le bas-côté, qui était très bon. Mais, en même temps, j’accélère ma marche, pour l’empêcher de me dépasser, sans toutefois aller assez vite pour le lâcher, de façon qu’il reste bien dans ma poussière. Il cornait, il cornait bêtement. Ça ne rimait à rien, puisqu’il avait la place pour passer. Nous avons fait comme ça quelques kilomètres. Voyant qu’il ne pouvait pas nous avoir, il ralentit. Moi, qui n’étais pas pressé, je ralentis de même: nous avions, lui et moi, un compte de poussière en retard; je ne voulais pas lésiner avec lui, et je tenais à lui faire bonne mesure. A un moment, il a failli nous surprendre, et sa voiture est arrivée à ma hauteur. Mais mon auto à moi était très souple, et j’ai repris tout de suite une dizaine de mètres.

«Quelques minutes avant d’arriver, comme je le poudrais depuis une dizaine de kilomètres, j’ai eu l’idée qu’il était assez blanc comme ça: il était poudré à frimas comme le bonhomme Noël. J’ai démarré tranquillement et je l’ai laissé sur place...

SUR LA ROUTE
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Le moteur allait très bien. On avait dépassé sans la moindre difficulté une limousine en bois verni qui avait fait toutes sortes de difficultés pour se ranger. Mais peut-être n’entendaient-ils pas la trompe, ou s’étaient-ils flattés de l’absurde espoir qu’on ne les dépasserait pas. On leur avait envoyé notre poussière. Et l’on s’était retourné un instant, mais sans rire, pour regarder leur figure.

Et maintenant, voilà qu’on était en panne, au milieu d’une côte, avec cette voiture qui d’ordinaire grimpait si bien! Notre premier regard, une fois à terre, fut pour l’horizon de derrière nous. Et nous vîmes bientôt poindre et grossir la petite limousine. On se mit alors à parler gaîment, comme des gens que la panne n’affecte point. On ne regarda pas, quand ils passèrent, les voyageurs de la limousine; mais, tout de même, du coin de l’œil, on vit leur sourire indulgent.

Le mécanicien avait mis son vêtement de toile bleue, ce qui était d’un sinistre augure. Les dames s’étaient éloignées jusqu’à un endroit découvert, pour faire croire qu’elles aimaient le paysage. Les compétences viriles du bord, sans mot dire d’ailleurs, entouraient et paraissaient examiner le mécanicien, qui, des flancs de son coffre, avait sorti tout un bazar. De ses mains noires il ouvrait comme des blagues à tabac de vieux journaux froissés, qui recélaient tout un amas de goupilles. Il mesurait, comparait les diamètres, en clignant de l’œil au soleil. Puis il se mit à limer, à taper, à visser, à dévisser... Il n’y avait aucune raison pour que cela finît...

J’avais bien un jeu de cartes sur moi. Mais ces dames nous auraient blâmés. Et puis, à côté de ce mécanicien qui turbinait, pouvait-on décemment, près de cent vingt ans après 89, se livrer à des passe-temps d’oisifs? La Révolution a habitué les classes dirigeantes à plus d’hypocrisie.

J’allai donc, tant j’étais désœuvré, regarder, moi aussi, le paysage, que les dames trouvaient ravissant. Je n’aime plus les paysages immobiles depuis que je fais de l’auto. J’aime bien que les arbres filent le long de la route et que les angles de murs s’avancent, comme des proues de navires rapides. Les autos ont secoué un peu la nature paresseuse. Mais elle profite de la moindre panne pour reprendre sa torpeur.

C’était une grande plaine presque vide. Deux maisons toutes basses se terraient dans l’herbe. Plus près de nous, sous un arbre aux branches maigres, un cheval humble et consterné laissait pendre sa tête et ne bougeait plus. Il était très vieux. Pour lui, c’était la panne sérieuse.

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Après un court éloge de la Normandie, nous revînmes tous à la voiture et nous eûmes la satisfaction de constater que nous avions une visite.

Un homme entre plusieurs âges, dont on ne pouvait dire s’il était prématurément vieilli ou s’il était conservé à miracle, regardait avec intérêt le mécanicien et la voiture. Il avait une barbe blonde très pâle ou une barbe blanche très sale. L’un de ses yeux était très vif, et l’autre très éteint.

Il appartenait à la classe des ouvriers par sa casquette, au monde des clubmen ruinés par son pardessus beige, et par son pantalon noir à bandes rouges à l’arme nationale de l’artillerie.

Il portait dans son bissac des pattes de homard et un morceau de gros pain paysan. Dès qu’il me vit auprès de lui, il mit tout de suite la conversation sur ses embarras d’argent, et encaissa sans difficulté une petite pièce de cinquante centimes. Il regarda mes compagnons avec un air engageant, pour bien indiquer que la souscription n’était pas close. Il récolta encore quelques décimes qu’il rangea soigneusement dans un petit porte-monnaie de jeune fille qui n’avait plus de plaque d’ivoire que sur un seul côté.

Puis, libéré de ses soucis d’affaires, il se mit à parler avec beaucoup d’animation. La joie de cet homme était de causer et de discourir. Il parlait plutôt pour son plaisir que pour l’édification de ses auditeurs. Aussitôt qu’il entrevoyait un sujet de conversation plus plaisant, il quittait sans prévenir personne celui qu’il avait entamé, ce qui pouvait le faire prendre, par des gens superficiels, pour un esprit incohérent. Après nous avoir parlé d’un accident d’automobile dont il avait été témoin, quelques jours auparavant, il nous exposa sans transition les démêlés qu’il avait eus avec un garde champêtre d’un pays voisin. Puis il nous raconta très longuement la vie d’une des filles de ce garde champêtre, qui était femme de chambre à Paris. Enfin il revint brusquement à l’automobile et exprima le regret de n’en avoir pas une à sa disposition pour aller de maison en maison demander sa subsistance. Avec un pareil moyen de locomotion, il pourrait dans une journée visiter plusieurs plages et tout un arrondissement.

Puis il se tut et se mit à rêver, les yeux à demi fermés, en hochant doucement la tête.

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Moi, je suivis son idée malgré moi et j’essayai de voir comment dans la pratique on pourrait l’appliquer. Assurément, il ne fallait pas songer à faire arrêter son auto devant les maisons où l’on irait demander l’aumône. Un individu qui descend d’une auto, même modeste, peut à la rigueur raconter qu’il sort de l’hôpital; on le croira difficilement s’il prétend n’avoir pas mangé depuis trois jours...

Mais je voyais très bien une équipe de trois ou quatre mendiants fréter une automobile; je les voyais mettre pied à terre à une demi-lieue de Trouville, retirer les cache-poussière qui recouvrent leurs haillons, puis, après s’être distribué méthodiquement la besogne sur le plan, visiter méthodiquement toutes les villas dans une matinée, afin de pouvoir faire dans l’après-midi Villers et Cabourg, et diminuer ainsi notablement les frais de location de leur voiture.

FATMA
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L’absence de l’auto se prolongeait. On l’avait envoyée en réparations à la ville voisine et le vétérinaire chef du garage découvrait sans cesse à la malade une maladie nouvelle, nécessitant des soins spéciaux.

Des lettres terrifiantes arrivaient à la maison. Pendant six semaines, sans que nous nous en doutions, notre char vingt-quatre chevaux avait navigué sur un volcan. Il y avait dans ses flancs mystérieux des boulons détachés, des bouts de goupilles en ballade, qui auraient pu se loger dans des endroits sensibles et provoquer de soudaines catastrophes.

Nous pouvions, disait le directeur du garage, nous estimer rudement heureux! Enfin, il ne renverrait l’auto qu’une semaine plus tard.

Il fallait donc trouver un moyen de locomotion. Ceux mêmes qui, en d’autres circonstances, quand l’auto était là, avaient célébré le charme des promenades à pied, les plus ardents apôtres du footing, se trouvaient brusquement refroidis dans leur zèle. Aussi un groupe m’avait-il délégué pour aller à la ville, et pour en ramener dans les délais les plus courts un petit cheval et un petit tonneau.

—Une voiture jaune en bois verni, dit une dame.

—Un double poney, dit un monsieur compétent.

—Avec des petits bouquets sur les tempes, ajouta, timide, une jeune fille, que le souvenir d’un poney ainsi orné avait charmée pour la vie.

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Au sortir de la gare, je pris une interview d’un jeune boiteux, qui vendait des prospectus, et qui m’indiqua l’adresse d’un loueur. Je trouvai dans le faubourg Saint-Albert une porte cochère très large entre deux petits corps de bâtiments aussi abandonnés que le break infirme, qui, en panne, au milieu de la cour, laissait pendre un moignon de brancard. Dans l’allée, une petite porte vitrée était surmontée d’une pancarte: «Bureau.» Cette pancarte n’était pas inutile, car la pièce qu’elle désignait ressemblait surtout à une cuisine. J’y restai seul un temps fort long, remuant des chaises pour faire venir du monde, et toussant de plus en plus fort, au point de m’inquiéter moi-même sur ma santé. Enfin, une porte s’ouvrit, et je vis entrer l’homme le plus âgé, le plus ridé, et le plus inattentif du département.

Il était coiffé d’une casquette de drap, dont ses vieux favoris usés semblaient une dépendance. Il mâchait constamment quelque chose, sans doute sa propre substance, si l’on en jugeait par le creux de ses joues, probablement très entamées à l’intérieur. Quand il ouvrit la bouche pour en faire sortir quelque assemblage de sons, confus et sifflants, je m’aperçus qu’il usait sa dernière dent à cette mastication continuelle... Je lui exposai ma requête, je lui parlai d’un tonneau, d’un petit cheval. Je ne savais pas s’il m’entendait. Mais il ouvrit le tiroir d’une petite table, il y prit une feuille de papier, et se mit à écrire quelques signes, vacillants et indistincts. Je lui donnai mon adresse. Il traçait sur le papier des jambages de lettres, des m inachevés, des p qui n’arrêtaient pas de descendre, un vague commencement d’a, une moitié d’x, avec un point qu’il posa tout à coup sur une lettre bizarre, qui n’était certainement ni un j, ni un i. Je fis une allusion gênée à la question du prix. Il me siffla d’autres sons que je feignis de comprendre. Puis il me tendit une carte de la maison.

Le lendemain matin, comme par miracle, le petit cheval et la voiture faisaient leur entrée dans notre cour.

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A vrai dire, le miracle n’était pas complet et Fatma, la petite jument noire, n’avait pas de chaque côté du front les petits bouquets demandés. J’ajoute qu’elle ressemblait moins à un poney qu’à un cheval un peu malingre. Elle n’avait pas l’encolure ronde, les cuisses pleines, les crins et la queue coupés. Mais, en somme, elle ne dégottait pas mal, quand on la regardait dans un certain angle, assez en arrière pour ne pas voir ses genoux arqués. Si doucement que l’eût amenée le jeune vagabond qui l’accompagnait, elle avait le long des flancs un battement inquiétant. «Un peu de pousse», nous dit le jeune homme. Nous demandâmes avidement si elle n’était pas trop fatiguée pour sortir le jour même:

—Oh! elle vous fera encore ses quarante kilomètres, ajouta-t-il, sans quitter de l’œil le maître du logis, qui, un peu à l’écart, cherchait dans un porte-monnaie.

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On n’eût pas été mal dans le tonneau s’il n’avait pas été aussi bas sur ses roues. Mais il avait été fait pour un cheval plus petit. Avec le nôtre, les brancards relevaient trop. La voiture était aussi en pente qu’un toboggan.

Il était difficile de savoir l’âge de la petite jument. Elle n’avait pas de papiers et, depuis de nombreuses années, ses dents n’indiquaient plus rien. C’était une bête de bonne composition, pourvu qu’on la laissât trottiner, en allant à droite et à gauche. J’avais d’abord essayé de rectifier sa marche; mais quand on la tenait un peu en main elle s’arrêtait. Il n’y avait là certainement aucune mauvaise volonté de sa part. C’était simplement une interprétation toute personnelle des signes que nous lui transmettions. Il existait probablement pour elle des quantités de mots qui signifiaient la même chose. Hue!... Allons!... Hé! la petite!... autant de synonymes de: Halte!

Parfois aussi elle s’arrêtait sans que nous lui ayons rien dit. Mais peut-être avions-nous prononcé dans la conversation quelque mot qu’elle avait pris pour elle et qu’elle avait interprété à sa façon.

Personne de nous malheureusement ne connaissait le signe qui, dans son esprit, correspondait à une accélération d’allure. On nous avait bien remis avec la voiture un fouet, dont nous nous servîmes pendant quelque temps pour taper sur le dos de Fatma; mais nous tapions sur du granit. Ce fouet n’avait même pas l’avantage de chasser les mouches. Il n’y avait jamais de mouches sur le dos de la jument; elles avaient renoncé depuis longtemps à travailler sur ce tissu imperforable.

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Théoriquement c’était le mécanicien qui devait atteler ou dételer Fatma. Mais le mécanicien était constamment à la ville pour prendre des nouvelles de l’auto. On criait le nom du jardinier aux échos du jardin immense. Enfin je me décidais à atteler le cheval moi-même et à présenter le mors à ses dents obstinément fermées. Il fallait, selon les préceptes, lui mettre mes doigts dans sa bouche, pleine d’une salive collante, et appuyer sur ses barres, encore un peu sensibles, pour lui faire desserrer les mâchoires...

Ce fut un beau jour que celui où un autre jeune vagabond, délégué par le loueur, vint reprendre Fatma pour la ramener à la ville. Dès l’après-midi, comme l’auto n’était pas de retour, nous fîmes tous une promenade à pied et nous goûtâmes à ce genre de sport des joies inconnues (d’ailleurs de courte durée).

UNE CURIEUSE DISPARITION
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On a dit que Sherlock Holmes, le fameux détective anglais, avait quitté ce monde. Puis on a su qu’il était ressuscité. Puis il a disparu à nouveau. La vérité est qu’il vit toujours. Il habitait même la France dans ces derniers temps; il a passé quelques semaines à Trouville. Et, pour tout dire, j’ai eu l’occasion de le voir l’autre semaine, précisément au moment où il était en train d’élucider un de ces mystérieux problèmes qui l’ont toujours passionné.

Je m’étais procuré son adresse, et j’étais venu lui rendre visite dans le petit appartement meublé qu’il occupait, à deux pas de la rue des Bains. J’étais très ému à l’idée d’approcher cet homme extraordinaire... Je craignis tout à coup, en frappant à sa porte, qu’il ne me fit pas la grande impression que j’avais si longtemps attendue... Mais je ne fus pas déçu.

Je le retrouvais encore plus saisissant d’aspect que je n’aurais cru. Il doit avoir près de soixante ans à l’heure actuelle, mais on ne saurait dire si ce gentleman, long et maigre, est un jeune homme ou un vieillard. Son regard est d’une pénétration irrésistible. A peine eus-je pris un siège, qu’il me dit:

—Vous êtes venu en auto, à ce que je vois, et vous avez laissé votre voiture sur la Grande-Place, près de la jetée. C’est une limousine. Vous avez maintenu ouverte la glace de devant. Vous n’étiez pas assis sur le siège. Il n’y avait personne à côté du mécanicien. Et vous vous trouviez sur le strapontin de gauche, à l’intérieur de la voiture.»

Sherlock Holmes était en pantoufles et en robe de chambre. Il n’était pas sorti depuis longtemps, et n’avait certes pu me voir dans la rue...

«Si l’averse qui est tombée il y a cinq minutes était arrivée plus tôt, vous n’auriez pas, ajouta-t-il, reçu tant de poussière sur la route de Cabourg.»

Comment savait-il que nous arrivions par la route de Cabourg?

Mais il daigna m’expliquer qu’il avait fait des études très minutieuses sur la poussière, et que celle qui couvrait ma jaquette par devant l’avait suffisamment renseigné. Si je fusse venu dans une automobile découverte, j’eusse été poudré d’une autre façon. Ce n’était pas non plus ainsi que se salissaient les personnes qui voyageaient en fiacre et en omnibus. Je n’avais absolument rien sur les jambes; aussi Sherlock Holmes s’était-il dit que j’étais dans l’intérieur de la voiture. Et la poussière descendant assez bas sur ma poitrine, il en avait conclu que je n’étais pas protégé par le mécanicien; je n’étais donc pas placé derrière lui, et il n’y avait personne devant moi: donc le siège, à côté du mécanicien, était vide. Comme le vent soufflait de l’Est, il s’était dit que j’arrivais de l’Ouest (par conséquent de Cabourg); autrement je n’aurais pas eu tant de poussière sur la barbe et sur mon paletot.

—Mais j’aurais pu, lui dis-je, être assis à côté du mécanicien, avec une couverture sur les jambes?

—Non, me dit-il, car alors il y aurait une ligne de démarcation très nette entre la partie empoussiérée de votre jaquette et la partie que protégeait la couverture.

*
* *

Il me dit encore qu’il avait remarqué quelques mouchetures de boue sur mes bottines propres: ce qui lui avait montré que j’avais fait un petit trajet à pied dans les rues, que la pluie venait de mouiller.

J’étais à peine revenu de ma stupéfaction, que Sherlock Holmes me prit par un bras, et me fit entrer dans une chambre voisine, en me soufflant à l’oreille:

—Écoutez ce que va nous dire cet homme.

Je me trouvai en présence d’un mécanicien vêtu d’un joli vêtement marron à brandebourgs. C’était un gaillard de forte taille, mais qui n’en menait pas large, comme on dit. Ses lèvres tremblaient et son regard était tout vacillant.

—Répétez devant monsieur, lui dit Sherlock Holmes, ce que vous m’avez dit tout à l’heure...

Le mécanicien nous fit alors le récit d’une aventure bizarre, et bien faite pour intriguer le célèbre policier anglais:

—Je suis donc parti ce matin même de Paris avec mes patrons, M. Gondebaut, le banquier de la rue Châteaudun. M. Gondebaut était accompagné de sa femme, une jolie brune de trente-cinq, trente-six ans... Le patron, lui, a quarante-cinq ans. Monsieur et madame s’entendent bien, je peux pas dire le contraire. Par-ci, par-là, une petite dispute de rien du tout. Mais c’est en somme un beau ménage. Ils n’ont pas d’enfants. Et ils s’aiment bien; presque tout le temps en partie fine et en promenade. Il y a deux mois qu’ils ont acheté notre auto, une vingt-quatre chevaux; mais, rapport aux affaires de monsieur, on n’était guère sorti des environs de Paris.

«Voilà donc que monsieur, hier soir, en rentrant du bois, dit comme ça à madame: «Fanny, qu’il lui dit, sais-tu ce qu’on devrait faire? On partirait demain pour Trouville. Puisque j’ai mes vacances en septembre, on verrait sur la côte si des fois il y a quelque chose à louer.»

«On me dit ça vers onze heures, en demandant que la voiture elle soye prête pour le lendemain, qui était donc ce matin huit heures. Je rentre donque au garage. Je sange le pneu arrière de droite, qu’était un peu trop usagé, je remplace la courroie de mon ventilateur qui se trouvait un peu vielle. Et le lendemain, à sept heures trois quarts recta, j’étais devant la maison. On ne s’en va qu’à huit heures et demie, madame, comme toutes les dames, ne se trouvant pas prête. Enfin on arrive à Saint-Germain vers les neuf heures un quart. Je commence à m’appuyer la route de Quarante-Sous. Presque personne. Le moteur marchait bien. Moi, quand le moteur marche bien, c’est un plaisir. Mais à peine que nous marchions cinq minutes que voilà les misères qui commencent. Mon pneu neuf est crevé. Je le remplace avec un pneu de rechange. Mon autre pneu arrière, un antidérapant, éclate un quart d’heure après. Bref, au lieu de déjeuner à Evreux, on mange à Bonnières. Moi, je regarde ma voiture, mais de rage je ne mange pas. Je prends un méchant sandevich que madame a la bonté de m’envoyer. Enfin les voilà qui reviennent de déjeuner. Mettez en marche, que me crie monsieur, nous venons. Je mets en marche et je m’installe sur le siège. Monsieur et madame arrivent à la voiture, ouvrent la porte. Moi j’étais impatient de m’en aller pour rattraper le temps perdu. A peine la porte refermée, je repars et j’ai la grande satisfaction que le moteur marche et tape comme un ange. J’avais peur que monsieur et madame fassent une station à Evreux et à Lisieux. Mais ils ne me disent rien pendant la traversée de la ville. J’arrive donc tout d’une traite à Trouville, dans la rue de Paris. Là, je m’arrête, et j’attends que le patron descende. A la fin, je me retourne, et jugez, messieurs, de ma stupéfaction: personne dans la voiture!...

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* *

Le mécanicien se tut et nous regarda tour à tour.

—Votre voiture est devant la porte? demanda Sherlock Holmes. Et, sur un signe affirmatif du mécanicien, nous descendîmes dans la rue. Là, le détective mesura soigneusement la largeur des fenêtres et des baies. Il palpa, scruta et flaira pendant longtemps les coussins et les tapis. Puis il posa plusieurs questions au mécanicien sur le genre de vie, sur les fréquentations, sur le caractère de M. et Mᵐᵉ Gondebaut.

Enfin nous nous fîmes conduire au bureau téléphonique. C’était la fin de la journée, et nous obtînmes assez vite la communication avec Bonnières, et avec l’hôtel où avaient déjeuné M. et Mᵐᵉ Gondebaut.

Je tenais un des récepteurs. Dès que Sherlock Holmes se mit à décrire les patrons du mécanicien, l’hôtelier s’écria:

—Mais ils sont encore ici. Ils attendent leur mécanicien qui a disparu tout à coup! Après le déjeuner, M. Gondebaut et sa femme se sont préparés à remonter en voiture. Ils avaient ouvert la portière, quand Mᵐᵉ Gondebaut se rappela qu’elle avait oublié deux paniers de fruits qu’ils avaient achetés. Ils rentrèrent dans la maison pour les chercher...

—Après avoir refermé la porte de la voiture? demanda Sherlock Holmes.

—C’est possible, dit l’hôtelier. Toujours est-il que quand ils sont revenus, ils n’ont plus trouvé ni mécanicien ni auto.

—Eh bien, vous leur direz que leur mécanicien est à Trouville. Demandez-leur s’ils vont venir le rejoindre, ou s’il doit aller les chercher.

Et pendant que l’hôtelier allait faire la commission:

—C’est un mécanicien modèle, me dit Sherlock Holmes, en me montrant ce brave conducteur. Quand il est au volant, il ne pense qu’à bien diriger sa machine, et ne se retourne jamais...

CELUI QU’ON N’EMMÈNE PAS
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Bien entendu, pendant ces vacances, je vais très souvent en automobile. Ma voiture est une voiture très cotée,—je peux vous l’indiquer sans faire de réclame,—c’est la célèbre voiture d’ami, si en faveur dans le monde des chauffeurs.

La voiture d’ami, à quelque marque qu’elle appartienne, a des avantages énormes: D’abord, elle est exempte de ces inconvénients qui rebutent tant d’amateurs d’automobile et qui sont connus sous le triste nom de «frais d’acquisition» et «frais de réparation».

Le seul tort que présente la voiture d’ami ne réside pas dans sa construction, mais dans le caractère de son propriétaire et dans cette bienveillance excessive qui lui fait inviter un nombre d’amis presque toujours supérieur au nombre de places dont il dispose. Il faut donc qu’une ou deux des personnes conviées se récusent; alors, c’est un assaut de politesse et de fausseté, une de ces luttes de courtoisie où la victoire est plus affligeante que la défaite.

Oh! l’air navré de la personne qui a réussi à céder sa place! Oh! l’air hypocritement résigné de celle qui a été forcée d’accepter le sacrifice!

Évidemment, la personne qui reste ne va pas jusqu’à souhaiter une bonne panne à ceux qui s’en vont: l’humanité n’est pas aussi mauvaise, et puis une panne sérieuse risquerait d’immobiliser la voiture pour le lendemain.

Mais quand on se voit seul au milieu de la cour d’entrée, quand le dernier grognement vraiment peu sympathique de la trompe s’est fait entendre au lointain, on regarde autour de soi avec maussaderie. Il y a là des arbres; on les connaît. Derrière la maison se trouvent des pelouses, de vertes pelouses. Six semaines de contemplation ont fortement contenté votre amour de la nature. Et, d’ailleurs, le paysage que l’on préfère est celui qu’on voit de l’auto, le brusque étalage, au tournant de la route, d’une vallée magnifique, devant laquelle la trente-chevaux vous fait passer rapidement, pour ne pas abuser des meilleures choses, pour faire cette vision plus charmante en la faisant plus furtive, comme a dit le poète de la maison, pour l’embellir de la séduction d’un regret, comme il a dit encore (il y a des jours où il est remonté).

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Non, nous n’irons pas dans le jardin regarder les vertes pelouses; nous n’irons pas dans la salle à manger pour goûter, car il est encore trop tôt... Alors, on se dirige timidement vers la bibliothèque... Elle est pleine de livres intéressants... C’est curieux! Moi qui, à Paris, regrette toujours de n’avoir pas le temps de lire, de converser familièrement avec les génies du temps passé, et bien! ils sont là, les génies du temps passé... Ils t’attendent derrière les vitres. Voici les soixante-douze volumes de Voltaire; il y en a bien une quarantaine de Balzac; deux rayons sont pleins de Victor Hugo; voici tous les grands classiques de l’édition Hachette; voici les conteurs galants du XVIIIᵉ, dont je parle avec tant d’attendrissement; il suffit de tourner une petite clef, d’ouvrir un volume au hasard... De jolis vers s’envoleront dans la chambre ou bien une prose magnifique va retentir.

Si j’allais faire un tour à bicyclette?

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* *

C’est que j’ai une bicyclette, une bicyclette toute neuve, à roue libre et à changement de vitesse. Elle est ornée d’une jolie petite sacoche en cuir jaune, où se trouvent différents petits objets de musée, tels qu’une petite pompe, un nécessaire à réparations, voire une clef anglaise. Il est défendu de toucher à ces objets parce que, lorsqu’on les déplace, c’est le diable ensuite pour les faire tenir dans la sacoche, qui est très étroite.

On fait sortir la bicyclette de la remise avec précautions, puis on s’aperçoit non sans satisfaction qu’on a encore oublié d’acheter à la ville voisine des pinces de pantalon; on reconduit la bicyclette dans la remise.

D’ailleurs, le pays n’est pas agréable pour le vélo. Il y a cinq cents mètres de plat de chaque côté de la maison. A droite, on tombe sur une montée. N’en parlons pas. A gauche, on arrive à une bonne descente. Mais je ne suis plus un enfant, et je sais que les descentes, il faut à un moment donné que ça se remonte.

On rentre donc dans la bibliothèque, et on se précipite dans de la poésie jusqu’au moment de goûter. Puis on goûte. On goûte trop, par désœuvrement, et on se dit qu’on n’aura plus assez faim pour le dîner. De tristesse, on s’endort.

Un coup de trompe vous réveille... Ce sont eux qui reviennent. Ils vous racontent leur promenade avec enthousiasme. On les écoute en hochant la tête, comme un homme pas épaté du tout et qui veut simplement montrer qu’il est poli.

SERVICE PUBLIC
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Quand nous arrivâmes à Mesnil-les-Eaux, juste en face la mairie, trois de nos pneus éclatèrent, les deux d’arrière rigoureusement ensemble, dans la même détonation, et le pneu d’avant à gauche une demi-seconde en retard, de sorte qu’on eut l’impression d’un mouvement mal exécuté, à cause de cet imbécile de pneu d’avant, et que je fus sur le point de crier:

—Au temps! Recommencez-moi ça!

Mesnil-les-Eaux est à 12 kilomètres de Moutiers-les-Eaux où j’étais attendu à déjeuner. Mes amis, qui n’étaient pas pressés d’y aller, s’installèrent à l’auberge de Mesnil et moi je me mis en devoir de prendre le bus qui fait le service entre Mesnil et Moutiers.

Il y avait deux entreprises concurrentes. Une des voitures était très moderne avec son moteur de 40-chevaux. Mais c’était un omnibus fermé, et je donnai la préférence à un char-à-bancs, ou plutôt à un char à gradins, qui avait l’avantage d’être plus à l’air, et aussi celui de n’être pas complet. Il était même tout à fait vide. Je demandai l’heure du départ: «Dans trois minutes», me dit un vieillard à casquette galonnée, extrêmement poli.

Je m’installai dans la voiture, en m’extasiant sur la bêtise de mes contemporains qui préfèrent une guimbarde murée, d’où l’on ne voit rien du pays, à ces vraies voitures de tourisme, qui semblent des morceaux d’amphithéâtres mouvants.

Le vieillard prit place, non loin de moi. Je vis que sur le devant de sa casquette s’inscrivait le mot: Receveur. Il portait une barbe blanche taillée courte. L’un de ses yeux bleus, l’œil de rêve, regardait le ciel. L’autre, plus positif, semblait préposé au compte de la monnaie.

Puis le plus précoce des mécaniciens, à peine âgé de quatorze ans, sortit d’un petit débit, s’approcha de l’avant, et commença à tourner une manivelle avec beaucoup d’énergie et de patience. Enfin, une trépidation terrible secoua la voiture: il semblait qu’un géant énorme claquait des dents.

Le petit mécanicien-prodige s’installa au volant, et tout l’édifice se déplaça avec majesté, pour s’arrêter à deux cents pas plus loin chez un marchand d’essence.

La station fut assez longue. Mais je n’osai m’impatienter. J’étais le seul voyageur et, bien que très unanime, mon groupe me semblait trop faible pour émettre une réclamation utile. Le receveur ne m’en imposait pas trop, mais l’enfant mécanicien me semblait avoir une grande autorité.

Le réservoir une fois abreuvé, il fallut remettre la voiture en marche. Le petit jeune homme revint à l’avant et joua de nouveau de l’orgue de Barbarie. La voiture recommença à trembler comme un moule à gaufres.

La route, au départ, y mettait de la complaisance. Elle était en palier pendant un bon kilomètre. Cependant l’auto ne regagnait rien sur une carriole de fermier qui filait à quinze pas devant nous, si bien que le conducteur de cette voiture, las de nous offrir en vain la gauche de la route, revint sans péril au milieu de la chaussée.

Je pensai que le mécanicien ne voulait pas se lancer tout de suite... Peut-être y avait-il des gendarmes embusqués. Pourtant, au bout de ce kilomètre plat, la route, en tournant, me découvrit une montée assez dure. Je jugeai, moi profane, qu’il eût été bon de prendre un peu d’élan. Mais tel n’était pas l’avis du capitaine du bord. Il aborda la montée à une allure des plus sages et, tout de suite après, changea de vitesse en faisant entendre un bruit affreux.

La carriole, devant nous, disparut bientôt à l’horizon. Maintenant, notre auto matchait un facteur qui, bien que fatigué, prenait sur nous un sensible avantage. Cette montée heureusement prit fin. Je pensai bien qu’en arrivant au bout notre voiture aurait cette impression de soulagement qu’éprouvent les asthmatiques quand ils vont sur les hauteurs.

Quand nous arrivâmes au sommet, un beau panorama s’étala devant nos yeux.

Qui a dit que les chauffeurs ne jouissent pas du paysage? Nous, nous n’en perdions pas une goutte. L’œil aérien du receveur s’emplissait d’extase.

Je me dis que sur la descente, on allait filer. Mais on ne fila pas et l’énorme auto—de cinquante-deux places, dont une occupée—continua à s’avancer majestueusement comme un char de Mi-Carême.

C’est alors que je risquai une observation timide, et que je demandai au vieillard demi-rêveur pourquoi la voiture n’allait pas plus vite dans les descentes.

—Les freins n’arrêtent pas, me dit-il... Même en marchant doucement, comme maintenant, il y a du danger sérieux, ajouta-t-il avec une certaine fierté. C’est qu’il ne s’agit pas de laisser aller. Il faut rudement avoir l’œil à la direction. Le mécanicien fait ce qu’il peut. Mais, n’est-ce pas? il est jeune, ce petit garçon. Il manque de force et de sang-froid.

Après cette série d’observations rassurantes, il me demanda le prix de la place.

Cependant, l’auto concurrente, qui était partie de Mesnil une minute avant nous, avait eu le temps d’aller à Moutiers porter ses voyageurs et en recharger d’autres, qu’elle emmenait fièrement à Mesnil. Nous la croisâmes au passage. Les quarante voyageurs nous regardèrent sans doute. Mais je ne le saurai jamais, car je m’empressai de tourner la tête d’un autre côté.

—Ils sont encore complets, dit le vieillard au petit mécanicien, qui répéta:

—Ils sont encore complets...

—Et nous, nous n’avons qu’un voyageur, me dit le vieux receveur, en me regardant avec un peu de mépris... Et c’est bien beau encore... Tous les gens d’ici et tous les baigneurs prennent l’autre voiture... Ici nous n’avons personne.

Et il ajouta en remuant la tête:

—C’est à n’y rien comprendre.

LE MUSÉE DE PORCELAINES
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—Visitera-t-on le musée avant ou après le déjeuner?

Une partie des voyageurs est d’avis de déjeuner tout de suite. L’un d’eux a faim, cet autre se dit sournoisement que le déjeuner se prolongera, qu’il faudra repartir, et qu’ainsi on remettra à une autre fois la visite au musée.

Mais l’avis des amateurs d’art prévaut. C’est l’avantage des idées nobles de pouvoir être proclamées avec énergie. Les partisans du déjeuner immédiat n’ont pas le courage de leur vile opinion.

Je dois dire que je me suis rangé du côté des amateurs d’art, et pourtant j’ai faim. Ai-je ainsi agi par une espèce d’opportunisme, en pressentant que la majorité serait pour le musée? Me suis-je dit que le devoir était là?

*
* *

Je suis chargé de trouver le musée, pendant que les deux mécaniciens des voitures vont à la recherche d’un garage.

Le premier passant à qui je m’adresse est un homme à casquette cirée qui prend la position militaire, regarde à droite, et ensuite à gauche, et me répond qu’il est ordonnance et qu’il ne peut pas me dire... Je n’ai pas plus de succès auprès d’une vieille marchande de légumes. Mais chez un petit voyou blond, qui écoutait mes questions, se révèle une compétence imprévue. Il m’apprend qu’il y a deux musées, celui des tableaux et celui des porcelaines. Je vais annoncer la bonne nouvelle à la petite troupe des chauffeurs.

Le musée des porcelaines est tout près. Il faut commencer par là... C’est peut-être intéressant... On n’y restera pas longtemps, car la peinture nous réclame... On tourne à droite, puis à gauche, et l’on arrive à une petite place, en face d’un monument d’aspect assez simple. Ce monument a l’air complètement abandonné...

—C’est peut-être fermé? dit quelqu’un, qui s’apprête déjà à prendre un air désespéré.

Il faut tout de même frapper à la lourde porte de chêne. Je frappe doucement, puis, comme je vois qu’il ne vient personne, je cogne avec énergie... Ciel! j’entends des pas!

La porte s’ouvre. Apparaît un très vieux concierge, dans un très mauvais état de conservation.

—Est-ce que le musée est fermé?

—Il est ouvert, nous répond-il dans un dernier souffle de vie.

Tout le monde entre en silence... C’est étrange!... Ce monument, de l’extérieur, paraissait être de dimensions assez restreintes, et les salles qu’il renferme sont immenses et nombreuses. Le vieillard va-t-il nous accompagner et nous décrire ces curiosités? Non... Il rentre dans sa cage et nous laisse circuler autour des vitrines.

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* *

Tout cela doit être très intéressant. Mais il y a trop de choses. Il faudrait avoir quarante-huit heures devant soi et s’arrêter longuement auprès de chaque objet. Du moment qu’on n’a à sa disposition qu’un petit laps ridiculement court, toute station un peu prolongée devant une assiette ou une soupière ancienne constituerait une préférence injuste... Et puis, les tableaux nous attendent... Il faut presser le pas.

Je ne connais pas de piste qui augmente autant l’allure ordinaire de certaines personnes que le sol bien ciré des musées. Il y a des jeunes femmes languissantes qui trouvent toujours que l’on marche un peu vite dans la rue et qui, dans un musée, vous essoufflent et vous lâchent au train. Si l’on s’arrête une seconde devant un tableau ou une vitrine, on ne les retrouve plus à côté de soi. Elles ont franchi deux ou trois salles à une vitesse de circuit.

Seulement l’allure rapide que leur imprime le voisinage des curiosités ne va pas sans les fatiguer très promptement.

Les parquets sont durs et peu propices à un train aussi soutenu. Aussi retrouve-t-on ces dames assises sur des banquettes de velours rouge, en extase devant une œuvre d’art belle entre toutes que la Providence a placée juste en face de ces sièges de repos.

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* *

Je ne crois pas qu’il existe d’architecte aussi perfide que celui qui a conçu le plan de ce musée de porcelaines. Le fameux Dédale, constructeur primé du Labyrinthe, n’avait pas autant de venin. Nous avons parcouru quatre salles; nous n’osons revenir sur nos pas; il n’y a aucun raccourci pour gagner la sortie. Une ingénieuse combinaison d’escaliers oblige même à visiter le premier étage...

En traversant la neuvième salle, notre bande de chauffeurs, farouches et harassés, est dégoûtée de la porcelaine pour la fin de ses jours. Pour comble de malheur, nous redescendons dans un vestibule qui ressemble au vestibule d’entrée, et qui n’est pas le vestibule d’entrée. Il donne sur toute une série d’autres salles, qu’il faut traverser coûte que coûte. Quand nous nous retrouvons en présence du concierge décrépit, notre ressentiment éclate en propos violents, et nous oublions tout à fait que nous avons devant nous un homme âgé, vieux serviteur de l’Etat, qui a teint maint champ de bataille de son sang généreux. Puis quelqu’un de nous lui remet une pièce de deux francs, en lui recommandant de tenir à l’avenir entr’ouverte la porte de son musée, afin que personne ne puisse le croire fermé. Car nous serions vraiment trop vexés si quelque autre troupe de chauffeurs, traversant la ville et passant sur cette place, se trouvait, contre toute justice, couper au musée de porcelaines.

LA PETITE BÉBÊTE
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—Oui... c’est lui... c’est le chien... le petit chien... la peti bébête.

Voilà ce que l’on disait dans le jardin, pendant que, dans ma chambre, la fenêtre ouverte, j’étais assis à ma table de travail, devant une page toute blanche, blanche insolemment, blanche impitoyablement. Pourquoi les pages blanches ne se noircissent-elles pas toutes seules?

Il était dix heures du matin. Il fallait travailler, puisque, ce jour-là, on n’allait pas en automobile. Le maître de la maison était parti dans la baie, sur un bateau, et il reviendrait fièrement à midi chargé de deux ou trois oiseaux coriaces...

—Oui.. c’est lui... c’est le chien... c’est la peti bébête.

La peti bébête était un loulou blanc, pas trop petit. Il passait pour très indépendant et pas caressant: quelques bonds, moins affectueux que protocolaires, quand il revoyait sa maîtresse, ou le mari de sa maîtresse, ou le fils de sa maîtresse, et c’était tout. On l’appelait Kiki. Ce n’était pas un nom extraordinaire, mais c’était le nom de ses prédécesseurs. Le premier Kiki était mort à la fleur de l’âge, écrasé par un fiacre; le deuxième Kiki avait eu la maladie. On avait pris ce Kiki-là à quatorze mois, tout élevé.

Il savait, à l’origine, donner la patte et faire le beau. Mais on se lassa de lui faire exécuter ces exercices serviles, et il les oublia.

Kiki, indifférent à la plupart des êtres, n’avait qu’une haine: il détestait Poteau, un grand griffon, et il fallait toute la tendre amitié qui unissait leurs deux maîtresses pour que la haine réciproque des chiens n’engendrât pas de discordes plus graves.

Jenny, maîtresse de Poteau, Léonore, maîtresse de Kiki, se désespéraient de voir leurs chiens se détester. Et l’on sentait bien que les torts ne venaient pas de Poteau, qui n’aurait pas demandé mieux que de frayer gentiment avec Kiki. Mais il y avait entre eux une différence de race. Le gros Poteau, avec ses bons yeux jaunes perdus dans son visage poilu, avec ses moustaches pendantes et toujours mouillées, ressemblait à une sorte de chemineau, rude et naïf. Il mangeait tout ce qu’on lui jetait, d’un seul coup de gosier, comme font les prestidigitateurs quand ils avalent des œufs. Il eût avalé d’un trait des palets de fer, telle la grenouille du jeu de tonneau. Sa gueule avide prenait le pain et les os n’importe où, dans le sable ou dans la boue.

Kiki, petit grand seigneur, n’acceptait que des mets de choix; sucre, gâteaux ou croûtes de fromage. Il allait bien flairer le derrière des autres chiens, mais rapidement, et par simple tradition. Pendant que Poteau courait dans le jardin ou par le bois, traquait des bêtes mystérieuses et souillait dans la terre remuée sa barbe et son museau frénétique, le délicat Kiki se plaisait dans la lingerie dont il était le petit dieu familier. Il s’endormait au bruit de la machine à coudre, ou bien, assis sur le rebord de la fenêtre, tout au coin, il regardait la campagne, et semblait très digne et très fier, comme le chat du théâtre Guignol.

On ne sait au juste les fonctions que Kiki s’imaginait remplir, mais elles étaient, à coup sûr, fort importantes. Dans son esprit, il était une sorte de héraut, et l’introducteur des visiteurs. Il était doué d’un gosier mécanique infatigable. On renonça à l’emmener en auto parce qu’il jappait sans relâche; on craignait aussi qu’il ne prît l’intérieur de la limousine pour un champ clos dans lequel il faudrait vider, avec Poteau, une vieille querelle de race.

En revanche, nous ne manquions jamais d’avoir comme compagnon l’énorme et humide Poteau. Jenny, sa maîtresse, était dévorée de soucis quand elle le laissait à la maison. Douée d’une sensibilité très vive, elle n’hésitait pas à prêter à son chien la même âme affectueuse. Elle se figurait qu’il était malade d’être séparé d’elle.

Nous revenions d’ordinaire à la nuit tombante, et nous retrouvions dans la cour le Kiki délaissé qui était couché sur une marche du perron, en compagnie de Gypsie, une chienne fox-terrier, grasse, blanche et truffée comme une oie de Noël.

Kiki ne manquait jamais de se précipiter sous l’auto, et c’était chaque fois un petit frémissement dans l’assistance. Tout le monde savait pourtant que Kiki était fort adroit, qu’il évitait les roues, et qu’il ne se livrait à ce genre d’exercice que pour étonner son monde.

*
* *

Un soir, nous ne vîmes pas Kiki dans la cour. Seule, la chienne truffée vint au-devant de nous. On demanda où était Kiki, d’abord à la chienne, qui ne répondit pas, et ensuite à tous les domestiques. Kiki n’était nulle part, ni dans la lingerie, ni dans aucune des chambres. Le petit garçon de l’épicier, qui apportait du gruyère, l’avait aperçu dans la campagne, un peu plus loin que la maison du notaire.

Léonore ne disait rien; elle était toute pâle, les yeux plus noirs encore que de coutume... Nous avions faim, mais nous comprîmes qu’il ne s’agissait pas de se mettre à table. Les uns partirent à pied; ceux qui avaient des vélos durent les enfourcher... Nous nous dispersâmes dans tout le pays, chacun avec une grande ambition au cœur: il s’agissait d’être celui qui ramènerait Kiki, qui ferait preuve dans cette poursuite d’une habileté à la Sherlock Holmes, capable d’étonner pendant plusieurs jours toute la maison...

Ce ne fut pas moi qui eus cette gloire. Sans lampion pour me guider, je fis à vélo le petit circuit qui m’avait été indiqué. Je m’avançai sur la route déjà noire, avec ardeur et précaution, et je criais: Kiki! Kiki! à tous les échos. (On sait que dans ce cas les échos ne répondent jamais rien.)

Quand, au retour, j’arrivai en vue de la maison, je m’aperçus à un vif mouvement de lumières qu’il y avait certainement du nouveau. On avait mis la main sur Kiki, et le Sherlock Holmes n’était heureusement pas un invité, mais un humble jardinier, dont le succès ne portait ombrage à personne.

Kiki avait été retrouvé en compagnie d’une chienne extrêmement laide, et qui n’était d’aucune race! Ainsi, ce chien aristocratique s’était mésallié!

Tout le monde, à table, l’en blâma fortement, sauf Léonore, qui, pleine d’indulgence et de joie, avait pris Kiki sur ses genoux, et, oubliant de manger, lui répétait sans relâche:

—C’est lui... C’est le chien... le petit chien... la peti bébête!....

Le lendemain, nous eûmes la peti bébête en supplément dans la voiture. On pensa qu’il attaquerait Poteau et que la situation ne serait pas tenable. Mais ils tenaient à rester dans l’auto et firent une trêve habile. Kiki, jappeur infatigable, remplaçait dans les villes la trompe, la sirène et autres signes avertisseurs; quand il cessait de japper, il mordillait toutes les bottines du bord, ce pendant que le bon, le fidèle Poteau, la langue pendante, n’arrêtait pas de baver sur nos pantalons.

CHIRURGIEN-DENTISTE
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—Ça ne va pas mieux?

—Ça ne va pas mieux.

Toute la voiture s’intéressait à mon mal de dents, avec une sollicitude très vive; eût-elle été si vive et si sincère si nous avions été à la maison et si ma souffrance n’eût pas fait prévoir toutes sortes de retards et d’embarras collectifs? Je préférais ne pas analyser les mobiles de ces sentiments affectueux.

—C’est un abcès?

—Est-ce de la périostite?

—Non, répondis-je avec un calme héroïque en refoulant mes plaintes. C’est une dent qu’on n’a pas voulu m’aurifier avant mon départ... On l’a bouchée provisoirement avec de l’émail...

—Alors, dit une dame, subitement inspirée, vous allez mettre là-dessus tout simplement un peu de coton imbibé d’alcool. C’est souverain.

—Mais si la dent est bouchée, fit observer une autre autorité, l’alcool ne pénétrera pas.

—Qu’il mette le coton sur la gencive...

—Non, il irritera la gencive inutilement... pas d’alcool, un peu de miel... C’est excellent.

J’ouvris à demi les yeux. Il me semblait—mais c’était peut-être une idée—qu’une de mes joues s’enflait, s’écartait des dents. Je fis avec l’autre joue une comparaison qui ne donna pas de résultats concluants...

—A la prochaine ville, j’irai chez un dentiste, le premier venu. Il saura toujours bien déboucher cette dent. Il me mettra un coton avec un calmant. Et demain, puisque nous serons dans une grande ville, je trouverai bien quelqu’un pour me soigner...

La ville arrivait. Déjà venaient à notre rencontre les petites maisons des faubourgs. Un employé d’octroi nous arrêta d’un geste las et jeta dans notre limousine un regard bien désabusé. Nous traversâmes—formalité inutile—cinquante mètres de pavés tout ronds. Puis nous débouchâmes sur une petite place où se trouvaient déjà la poste, un sellier et une épicerie. On mit pied à terre et on m’abandonna. Chacun s’était rué à ses passions: l’un s’était précipité vers la poste, d’où il expédiait force télégrammes; l’autre vers les marchands de cartes postales, ou vers des boutiques d’antiquaires.

Il semblait qu’on ne fût pas venu dans une ville depuis dix ans. Cette sous-préfecture de quatre mille âmes était une sorte de Terre promise.

*
* *

Trouverais-je un dentiste? Et quel dentiste? J’aperçus dans un coin de la place une toute petite pharmacie, et après avoir poussé, après bien des efforts, une porte vitrée qui semblait à jamais fermée, je me trouvai dans un petit endroit poussiéreux et aromatique. Un vieux magicien à lunettes, que je n’avais pas vu en entrant, sortit de derrière un comptoir. Il s’inclina, et j’hésitai à lui poser une question, m’imaginant qu’il me répondrait dans une langue cabalistique, ou tout au moins en vieux français. Mais sa voix faible me chuchota des mots actuels et intelligibles... Le dentiste habitait derrière l’église. Il fallait passer devant le portail et prendre une rue à droite. C’était dans la maison d’un fabricant de sommiers et d’édredons.

—Est-ce qu’il est très adroit?

Le «oui» du vieillard me rassura mal. Il y avait certainement une espèce d’entente maçonnique entre les habitants de la ville. Le pharmacien ne dirait pas à des étrangers de mal du dentiste, et le dentiste, sûrement, ne ferait que louanger le pharmacien...

La boutique de literie était assez convenable, mais l’allée à côté était un peu obscure. Le dentiste habitait au premier étage. C’était bien. Mais ce premier étage était aussi le dernier. Une carte de visite imprimée était clouée sur la porte. Elle indiquait au moins que l’habitant était dentiste. Je tirai un cordon de sonnette qui pendait jusqu’à terre. Je tirai tant que je pus; aucun bruit ne se fit entendre; il n’y avait qu’à adresser à la Providence quelques vœux muets, et à laisser agir... La porte s’ouvrit enfin, et je me trouvai en présence d’une forte dame blonde, mal coiffée, et qui portait, accroché à son sein, un nourrisson plein de gourme.

La petite antichambre donnait sur une salle plus claire, où se trouvaient un fourneau de cuisine, une machine à coudre et trois enfants épars. On ouvrit une porte latérale, et on me fit entrer dans le cabinet, pendant que des ordres brefs envoyaient les trois enfants, dans des directions différentes, à la recherche de leur père.

*
* *

Resté seul dans le cabinet, je regardai autour de moi... Il y avait devant la fenêtre un fauteuil opératoire, en velours vert usé, et dont les articulations compliquées n’étaient plus d’un nickel étincelant. Sur la cheminée, un certain nombre de petites fioles sans étiquettes, avec des fonds de liquides verdâtres, jaunes ou bruns. Des outils divers, pinces, daviers, étaient disposés sur une serviette presque propre. J’aperçus un petit miroir à manche, que l’on me mettrait prochainement dans la bouche.

J’y aurais aussi, en supplément, les doigts du dentiste... Je m’approchai de la fenêtre, pour le voir venir d’un peu loin. Au bout d’un instant j’aperçus, traversant la rue, accompagné d’un enfant, un gaillard terrible, avec trop de cheveux frisés. Qu’est-ce que j’allais lui dire? Je ne sentais plus mon mal de dents. C’était probablement un coup d’air, et aussi un peu de neurasthénie, de l’auto-suggestion, oui, de l’auto-suggestion...

J’entendis s’ouvrir la porte d’entrée, puis celle du cabinet. Machinalement je regardai les doigts de l’opérateur, et ses ongles... Puis, décidé:

—Monsieur, je ne viens pas pour une dent... Je vais très bien. Mais nous sommes en auto. Et nous avons besoin pour une petite réparation, d’un outil délicat, que nous ne pouvions trouver qu’ici. Une petite pince... Et si vous pouviez nous céder cela...

VISITEURS
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Il y a au Salon de l’Automobile des voitures admirables et mille autres objets intéressants. L’installation est grandiose et l’éclairage merveilleux. Tout cela a été dit, et le plus extraordinaire est que c’est vrai.

J’y suis allé une première fois pour admirer l’installation, qui vaut à elle seule le voyage. J’y retournerai d’autres fois pour regarder les voitures. Et j’y retournerai tout le temps pour voir les visiteurs, qui ne constituent pas le moindre attrait de l’Exposition.

Ce n’est point le public étrange et bigarré des foires universelles. Le pittoresque en est moins violent. C’est plus près de nous, c’est plus humain.

Je ne veux pas prendre les airs d’un observateur féroce, qui le monocle à l’œil, entre là pour «observer». Dans ces conditions, avec un œil braqué, on ne voit rien du tout. Il faut au contraire que le regard erre librement, innocent de toute intention. Il ne faut pas chercher et provoquer le client; il faut l’attendre.

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* *

Le visiteur compétent échappe à ma compétence. Quand il se prononce avec gravité sur l’excellence d’un dispositif, son autorité m’en impose toujours; je suis incapable de dire si elle est ou non usurpée. J’ignore si l’on doit admirer le savoir de ce monsieur, ou railler son pédantisme.

Assez souvent, dans un fumoir, j’ai connu cette mésaventure: écouter pendant une demi-heure un invité qui m’avait pris à part, suivre ses développements avec l’intérêt de celui qui comprend ou l’attention encore plus grande de celui qui ne comprend pas, être très honoré en somme d’être l’auditeur d’un homme aussi plein de science... et, aussitôt l’entretien fini, me sentir regardé avec pitié par d’autres invités, dont l’un me disait: «Eh bien! cet imbécile de Z... vous a-t-il assez rasé?» Je commence dans ces cas-là par me dire que ce sont les autres invités qui ont tort, et que ce Z... est un homme de valeur, injustement méconnu.

J’aime mieux m’accorder cela que de me considérer moi-même comme un pauvre naïf.

Je laisse donc de côté les visiteurs compétents, pour m’épargner des erreurs d’appréciation. Non pas qu’à l’occasion je ne demande pas un renseignement à un technicien. Mais je le fais de moins en moins souvent parce qu’on me donne beaucoup plus d’explications que je n’en demande. Je perds pied très vite. Le conférencier m’entraîne en pleine mer; c’est un nageur intrépide, qui ne se rend pas compte de la faiblesse de l’apprenti. Et, une fois entraîné si loin, c’est toute une affaire pour revenir au rivage. On ne peut pas pousser des cris de détresse. Il faut achever la traversée bon gré mal gré, et avoir la force, une fois le voyage fini, de faire un grand geste d’approbation.

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Après m’être détourné des visiteurs compétents ou demi-compétents (que je suis obligé, faute d’un discernement suffisant, de laisser dans la même catégorie), je vais avec délices vers mes frères innombrables, vers la petite classe enfantine, vers tous ceux qui ne sont pas fixés, mais qui admirent tout de même, parce que c’est admirable, et restent «comme deux ronds de frites» devant les splendeurs de l’automobile!

Et j’aime aussi le couple anonyme et bien connu, dont le signalement change, mais qui est toujours le même. Lui, hier, pouvait avoir dans les trente-cinq ans. Il était de taille moyenne. Il portait un chapeau haute-forme nickelé, avec une barbe châtain clair toute neuve. Son pardessus à taille et à jupe lui donnait l’aspect d’un monument très moderne.

Elle est blonde. Les pelleteries fauves de son manteau, la fraîcheur de son visage, l’édifice de plumes placé sur sa tête, tout cela fait un assemblage très actuel, très sauvage et très charmant.

La Providence semble avoir comblé ces deux êtres. Elle leur a prodigué la beauté, les plumes, les fourrures et même un collier de perles et une canne à bec d’or qui ne sont pas compris dans les objets énumérés plus haut. Pourtant ce couple favorisé est sans joie. Pourquoi? Je les suis sans en avoir l’air, et j’essaie d’en démêler les motifs.

Peut-être portent-ils toute leur fortune sur leurs personnes... Peut-être n’ont-ils pas d’automobile... Peut-être la dame s’ennuie-t-elle... Peut-être le monsieur n’est-il pas distrayant...

Ils ont des yeux et ils ne voient pas... Ils s’arrêtent devant les plus beaux stands. Leurs regards s’appuient un instant sur un capot de voiture. Le monsieur ne dit rien. La dame ne fait aucun effort pour s’intéresser à quoi que ce soit. Elle semble considérer que l’effort incombe au mari, qu’il doit lui indiquer ce qu’il faut voir...

Un moment il lui propose timidement d’aller s’asseoir dans une limousine. C’est un plaisir comme un autre. Mais elle ne répond rien, tourne le dos, et poursuit sa route.

Il met quelques instants à la rattraper. Pendant qu’il est séparé d’elle il en profite pour poser son doigt ganté sur un pneumatique. Il y a longtemps qu’il en avait formé le dessein.

Il l’a rejointe. Elle est arrêtée devant une auto dont le capot est assez important. Lui, alors, dit avec autorité: «Forte voiture!» Elle reprend sa marche. Il la suit...

Les voici maintenant devant une voiture de course. Un écriteau annonce qu’elle a gagné un circuit, tant de kilomètres en tant d’heures et tant de minutes.

—Tu vois, lui dit-il, voilà la voiture qui a gagné le circuit.

Elle répond simplement: «Je sais lire.»

*
* *

Je les perds de vue, puis je les retrouve au buffet. Ils n’ont qu’une consommation devant eux. Lui a pris un bock; il n’aime pas la bière, mais il n’a pas d’imagination... Sa compagne a refusé successivement tout ce qu’on lui a offert...

Voilà. Ils ont visité le Salon de l’Automobile. Le mois dernier ils ont vu également l’Exposition Coloniale et le Salon d’automne.

A LA SALLE
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Je ne suis pas fâché de vous dire que je fais de l’escrime depuis vingt-deux ans.

Mais, pour décourager les bretteurs qui seraient tentés de me chercher querelle, je m’empresse d’ajouter que, pendant ces vingt-deux ans, j’ai travaillé d’une façon assez intermittente; tout en ayant acquis quelques principes, je suis resté ce que j’étais au début, un tireur très dangereux, avec qui il faut rester sur la défensive, car il y a autant de chances pour que je molle mon épée dans mon adversaire que partout ailleurs.

J’ai commencé par faire de l’escrime dans une salle d’armes humide et sombre qui se trouvait dans un passage. J’ai acheté un masque, un gant, une veste, deux fleurets, des sandales, et j’ai payé un mois d’avance. Mais le second mois, ayant égaré l’argent que m’avait remis ma famille, je ne suis pas retourné à la salle, où j’ai laissé mes fleurets, ma veste et mon masque, soigneusement rangés par le prévôt dans une case.

Le maître d’armes était mince, sévère et moustachu. Il n’y avait entre lui et moi aucune expansion, aucune cordialité. Le prévôt, un grand gaillard alsacien, me parlait davantage. A cette époque, où l’on ne faisait que du fleuret, on s’épuisait à acquérir une garde correcte, la pointe de l’épée à la hauteur de l’œil de votre adversaire, la poignée à la hauteur de votre téton droit.

Chacun des élèves offrait à son tour une bouteille de madère dont je buvais un verre le plus gaillardement possible. J’espère pour les débutants actuels que le jeu de l’épée et l’entraînement anglais ont fait disparaître l’habitude de l’apéritif, qui a beaucoup attristé mes premières armes.

Au régiment, où je continuai à me perfectionner dans le noble métier, le verre de madère était moins obligatoire. Mais les masques exhalaient une odeur héroïque, acquise à la sueur de mille fronts. Les fleurets, trois fois raccommodés, étaient en demi-cercle. Les prévôts vous disaient: «Engagez sixte!» ou «Parez quarte!» en regardant au dehors. On sentait que leur métier ne consistait pas à rester ainsi sur la planche, mais à recoudre éternellement des plastrons et des vestes dans la chambrée paisible du P. H. R., ou peloton hors rang.

En quittant du régiment, je m’acheminai vers l’Ecole de droit et vers la Faculté des Lettres. Je menai la vie du Quartier. Elle consistait tout en déjeunant, dînant et couchant chez mes parents, sur la rive droite, à passer mes après-midi sur la rive gauche, chez des bouquinistes. Ce n’était pas par paresse que je ne fréquentais pas les cours. C’était parce que j’arrivais toujours une demi-heure après l’heure. Et je déteste manquer le commencement. C’est ainsi que je lâchai le droit criminel après trois séances, le droit civil dès la seconde fois, et le droit romain avant le premier cours.

Mais j’avais découvert non loin du boulevard Saint-Germain une petite salle d’armes où je trouvai à bon compte un masque, une veste, des fleurets, des sandales et un gant. Pendant un mois je fus l’élève d’un petit homme rond et bon enfant qui passait son temps à mesurer sa salle à grands pas et à changer de place différents diplômes accrochés au mur.

*
* *

Mon troisième masque et ma troisième veste furent achetés dans les environs de la Bourse quelques années après. C’était dans une salle d’armes bien agencée que dirigeait un maître d’armes assez célèbre, assisté également d’un prévôt alsacien. Comme ma famille cette fois, m’avait payé un trimestre et qu’on ne buvait presque pas de madère, je fis quelques progrès dans cette nouvelle maison. Et c’est là que je fis pour la première fois quelques assauts, avec un maître généreux et un prévôt des plus débonnaires.

J’étais donc pour la troisième fois dans tout le feu de ma passion pour l’escrime. Un jour, je reçus la visite d’un ami de ma famille, qui habitait une grande ville de l’Ouest.

C’était un petit jeune homme blond et dédaigneux. Nous parlâmes escrime, et il me dit négligemment qu’il était de première force. Son professeur venait très souvent faire assaut avec les meilleurs maîtres de Paris. Alors il avait ainsi «la ligne» des premiers tireurs. Or, lui-même était nettement plus fort que son professeur, qu’il doublait à chaque assaut.

Je conçus immédiatement le projet d’amener mon ami à la salle d’armes. Voilà qui me poserait auprès de mon maître, qui ne me regardait pas comme quelqu’un de très important.

Mon ami de l’Ouest accepta immédiatement ma proposition, et nous fîmes notre entrée à la salle. On prêta une veste à l’invité, qui se mit sur la planche en face du maître lui-même.

Le maître était prudent. Il tira avec circonspection pendant une minute. Puis, se rendant compte des choses, il administra à mon ami ce qu’on appelle un gilet, mais un gilet bien conditionné avec dix coups de boutons successifs.

Après ce gilet du professeur, l’invité reçut un «chilet» du prévôt alsacien, qui ne se laissa pas toucher et toucha lui-même une huitaine de fois.

—Faites maintenant assaut avec Monsieur, dit le maître en me désignant.

Mon ami hésita. Un grand combat se livrait en lui. Fallait-il perdre tout à fait son prestige, ou bien en garder encore un petit peu? Il se décida à risquer contre moi ce petit peu.

Je le touchai trois fois et il ne me toucha pas... Le hasard même était contre lui.

Pendant qu’il se rhabillait, on parla sans entrain de toutes sortes de choses, mais pas d’escrime.

Il fut prêt le premier, toussa légèrement en disant: «Je ne suis pas très bien aujourd’hui; d’une façon générale, le climat d’ici ne me réussit pas.» Puis il prit congé de moi pour la vie.

LES GRATTEURS
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Le cyclisme nous a fait connaître le scorcher, le brûleur, le pédaleur enragé qui, assis sur sa selle très haute, et les bras plongeant sur son guidon très bas, dépassait en vitesse les promeneurs de la route, non sans leur laisser voir de hideux mollets nus.

L’automobilisme nous a valu le gratteur, le chauffeur que la vue d’une autre voiture affole, qui se précipite dans la poussière aveuglante et risque la rencontre de mille obstacles, dont un seul, d’ailleurs, suffirait à «faire du vilain».

Mais le gratteur, parmi les chauffeurs, ne constitue pas, malheureusement, une catégorie. Il y a chez le conducteur le plus paisible des instincts secrets de gratteur, qu’un grand effort de raison arrive parfois, mais rarement, à étouffer.

Il est bien entendu qu’au départ on ne fait pas de courses. «Surtout, pas de courses», dit au conducteur la plus autorisée des dames du bord. Et tout le monde est d’accord sur ce point. Seulement, si l’on a ralenti, et si une voiture arrive pour vous demander la route, une espèce d’honneur castillan gonfle le cœur de tous les voyageurs. On allègue toutes sortes de prétextes hypocrites. Il vaut mieux ne pas avoir de poussière, et personne n’en veut au conducteur s’il accélère la marche de la voiture.

Il est bien entendu cependant que si nous sommes en pleine vitesse au moment où l’on a entendu la trompe impérieuse ou la perfide sirène, nous sentons très bien que la voiture de derrière est plus vite, puisqu’elle nous a rattrapés. Alors le patron se penche vers le mécanicien: «Laissez passer, Désiré, puisqu’ils sont plus pressés que nous.» La voiture ennemie glisse sur la gauche de la route, vous noie grossièrement dans la poussière.

Chacun prend un air indifférent pour cacher sa détresse. Et le mécanicien lâche de côté cette phrase: «C’est une 45-chevaux Untel. Ils ont une carrosserie légère.» Quelquefois, il dit: «Ils ne sont que deux.» Alors, tous les passagers de la limousine se trouvent très confus d’être si nombreux, et d’encourir ainsi la réprobation du conducteur.

J’ai fait dernièrement une longue ballade en compagnie d’un chauffeur extrêmement habile, mais d’un orgueil indomptable. Que ce fût en rase campagne ou dans la traversée des villes, sur une route bien roulante ou sur du pavé mouillé, il ne pouvait voir une voiture devant lui sans lui donner la chasse. Et j’étais d’autant moins rassuré que lui-même m’avait fait à l’étape les théories les plus sages sur le danger qu’il y a à marcher dans la poussière, et sur cet autre danger plus grave encore du dérapage. Mais il suffisait qu’il vît une voiture pour tout oublier. J’avais beau lui crier: Vous allez déraper! Il n’y avait plus qu’une chose en question: laisser l’autre voiture derrière soi.

Aussi quelle impression désagréable quand j’apercevais une auto sur la route... Après un détour assez brusque, un grand morceau de route se découvrait, qui descendait d’abord, puis montait tout droit. Le long de ce ruban jaune, une auto glissait vers le haut, semblable à un insecte diligent. Ce n’était pas une de ces petites taches dont on ne sait pas si elles bougent ou non, comme celles que font au loin les misérables tacots qui rampent sur les montées... Il y allait avoir du sport, un match qui m’aurait passionné si j’avais été installé sur une tribune bien comprise.

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Les «gratteurs» ne sont pas très difficiles, quand il s’agit de satisfaire leur vanité. Ils manquent un peu de scrupules sportifs. L’important pour eux est de passer devant... Et ils n’admettent pour leur adversaire aucune excuse. S’ils poursuivent une voiture, et s’ils n’ont pu l’avoir en rase campagne, ils se contenteront très bien de la dépasser dans la traversée des villes, attestant ainsi non pas que leur auto est plus rapide, mais qu’ils ont un plus grand mépris des arrêtés municipaux. Ou parfois, si la voiture pourchassée se trouve obligée de ralentir sur une route en rechargement, le poursuiveur n’hésitera pas à rouler sur un des bas-côtés tout au ras d’un fossé, en profitant de ce que son adversaire peut difficilement faire du 80 à l’heure sur les cailloux pointus. Il l’aura gratté. Le fait sera là... Il sent peut-être, dans son for intérieur, que ces petites circonstances diminuent un peu le mérite de sa victoire; aussi oublie-t-il d’en faire mention dans le récit de ses exploits. «Nous avons gratté une 45-chevaux.» Il ne restera plus que la mention de ce fait. Et un accord tacite s’établit entre tous les voyageurs pour négliger tout autre détail.

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C’est une chose merveilleuse que cette espèce de chauvinisme qui nous domine aussitôt que nous avons pris place dans une voiture. La voiture où nous sommes, fût-ce pour une demi-heure, est la meilleure voiture du monde et doit les gratter toutes. Tout dernièrement, au cours d’une assez grande excursion, j’avais, pour un petit trajet d’une heure, cédé ma place de limousine à une dame, et j’étais monté dans un tonneau découvert avec lequel nous avions été en rivalité pendant deux journées consécutives. Une lutte sournoise, inavouée, s’était engagée et continuée sans relâche. Nous faisions notre possible pour arriver les premiers aux étapes. Nous profitions de tous les incidents, crevaisons de pneus, erreurs de parcours... Mais aussitôt que j’eus quitté la limousine pour le tonneau, la limousine devint l’ennemie héréditaire de ma famille. J’oubliai que j’étais un Montaigu tout récent, et je regardai avec des yeux pleins de haine ancestrale les Capulets de l’autre voiture.

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L’automobile n’est pas seulement un moyen admirable de tuer le temps et l’espace, le plus merveilleux divertissement que l’on ait trouvé; c’est encore un jeu amusant. Mais est-ce bien là son attrait principal? Même ceux qui aiment les vraies courses, et surtout ceux-là, trouvent un peu puéril et assez dangereux le petit jeu des «gratteurs». S’il faut absolument à notre vanité un adversaire à humilier, que ce soit ou le Père Temps, ou mieux encore le Kilomètre, cet ennemi héréditaire des piétons, si arrogant pour nous jadis et qui maintenant file si doux sous nos roues.

UN MATCH
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J’ai suivi naturellement avec passion les étapes des «Tour de France». Mais je les ai suivies avec ma pensée (qui est capable de suivre n’importe quel train). S’il fallait enfourcher une bécane, et me joindre à leur infernal peloton, je demanderais grâce au bout de cinquante mètres. Quand je pense qu’ils ont grimpé le Ballon d’Alsace, le col de Laffrey... Je ne connais que de nom ces accidents... que dis-je? ces catastrophes de terrain. Mais ça me suffit bien, je vous assure. Peut-être les escaladerai-je à l’aide de quelque moteur vigoureux. Pour le moment, je me contente d’effectuer une fois par jour le trajet de ma résidence champêtre à la poste du pays. Il y a bien un kilomètre de distance. Et je crois même que ça monte...

Il faut vous dire que dès que ça ne descend plus, il me semble que ça monte. Très délicat de nature, je ressens les moindres déclivités de terrain (tel le sybarite de la légende était gêné par le pli d’une feuille de rose).

L’année dernière, j’étais allé passer trois semaines chez des amis, qui aimaient beaucoup les excursions. Il y avait là un certain nombre de cyclistes, et une auto spacieuse, où je prenais place avec d’autres vieilles dames. C’est du fond de cette limousine que je suivais avec intérêt les nobles efforts des cyclistes.

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* *

Les plus déterminés d’entre eux partirent un matin pour un voyage de quelques jours. Il ne resta au château que la moitié des invités, dont une jeune veuve américaine, d’une grande beauté, et aussi riche que belle. Cette jeune veuve avait deux soupirants qui préférèrent ne pas se joindre aux cyclistes excursionnistes, autant pour ne pas s’éloigner de leur belle, que parce qu’ils n’étaient pas très entraînés.

L’un de ces soupirants avait une trentaine d’années. C’était un avocat blond et très réservé d’allures. Mais nous savions tous que c’était un arriviste féroce. Quelqu’un avait fait cette observation, et l’avait communiquée à tous les hôtes du château, sauf à l’intéressé lui-même. L’autre jeune homme, également âgé de trente ans, était un brave «sans profession». Ce n’était pas un imbécile, loin de là. Il était un peu «poire», voilà tout; et, dans le match qui s’était engagé entre eux, et qui nous intéressait tous au plus haut point, l’avocat blond était grand favori.

C’était entre eux deux une rivalité continuelle et d’ailleurs fort polie. Chacun de nos jeux leur fournissait une occasion de se mesurer en champ clos, sous les yeux de leur dame. Ils étaient à peu près de même force au billard, au tennis, aux échecs, et nous nous arrangions toujours pour les matcher l’un contre l’autre, car nous étions sûrs que la partie serait âprement disputée.

Un après-midi, on avait projeté d’aller goûter à quatre lieues du château, dans une petite ferme. Un vieux sportsman de mes amis et moi, nous étions montés dans la voiture, en abandonnant généreusement nos vélos à ces pauvres jeunes gens qui n’en avaient pas. On leur laissa prendre une heure d’avance pour aller. Pour revenir, ils quittèrent aussi quelque temps avant nous la petite maison agreste où nous étions allés boire du lait (que pour plus de sûreté nous avions apporté de chez nous).

Les deux rivaux avaient parcouru l’un et l’autre assez courageusement la première étape; mais, pour aller, la route descendait presque tout le temps, et le vieux sportsman et moi, confortablement installés dans la limousine avec la jolie dame américaine, nous pensions avec satisfaction qu’il y aurait du sport au retour...

*
* *

Pourtant nous eûmes d’abord un moment d’inquiétude. Nous étions déjà à une lieue de la maison sans les avoir aperçus, et nous nous demandions si nous n’avions pas mal calculé notre affaire en leur laissant prendre au départ de la ferme une avance excessive. Mais, tout à coup, à un tournant, nous aperçûmes une belle côte à cinq cents mètres de nous, et sur cette côte deux insectes noirs qui n’avaient pas l’air de bouger...

Au bout de quelques instants, il nous sembla qu’un des insectes bougeait un peu. Un autre s’était décidément arrêté tout à fait... L’auto marchait bon train. Les formes et les couleurs se précisèrent. L’insecte noir arrêté nous apparut sous les espèces d’un avocat blond. Il était penché sur sa machine, et tripotait sa jante... Quand nous arrivâmes auprès de lui, il leva les bras au ciel et nous désigna son pneumatique. Nous lui demandâmes s’il voulait monter avec nous. Mais il préféra continuer à pied.

Un peu plus loin, nous aperçûmes sur la côte un être lamentable, qui s’avançait en pédalant par saccades à la vitesse d’un octogénaire au pas. C’était l’autre malheureux compétiteur qui donnait imprudemment à sa belle le triste spectacle de sa faiblesse et de sa transpirante humilité. Il s’en rendit compte et se résigna à descendre de machine. Mais il nous sembla que c’était un peu tard, et que le mauvais effet était produit. C’était décidément un maladroit...

... Et l’avocat, par contre, était un roublard. Quand il arriva au château, il s’approcha, devant moi, du vieux sportsman qui lui avait prêté sa bicyclette, et lui dit à demi-voix: «Je ferai réparer à mes frais votre pneu, qui est tout tailladé...». Et, comme le propriétaire de la machine protestait: «Si, si, insista l’autre, c’est moi qui l’ai crevé moi-même, avec mon canif. Je savais très bien que je ne viendrais pas à bout de cette côte, et il fallait trouver une excuse à ma défaite.»

—Est-il malin, cet individu-là! dis-je au vieux sportsman, quand l’avocat blond se fut éloigné.

—Heu! heu! fit le vieux sportsman. Peut-être pas si malin que ça...

—Comment? vous croyez?...

—Je ne crois rien. Vous verrez...

*
* *

Un mois après, l’Américaine épousait le brave jeune homme, celui que nous appelions «la poire».

Aussitôt que j’appris la nouvelle je me rendis chez le vieux sportsman, pour qu’il me commentât ce résultat du match, que lui seul semblait avoir prévu.

—Comment n’avez-vous pas, me dit-il, observé les deux regards que jeta successivement la jeune femme à nos deux amis, le regard moqueur quand l’avocat nous apprit que son pneumatique était crevé, et cet autre regard, plus moqueur encore peut-être, mais un peu attendri cependant, à l’adresse de ce malheureux qui s’épuisait à monter la côte?...

Les femmes aiment souvent les faibles, même quand elles les raillent... Par contre, elles détestent les déveinards...

Notre arriviste, pour être un parfait arriviste, aurait dû savoir cela...

LES JOIES DE LA LECTURE
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—Je vais être très indiscret, dis-je à cet ami de station balnéaire, qui m’avait proposé de faire une belle excursion en auto.

—Allons, qu’est-ce que c’est? Ne vous gênez pas...

—J’ai reçu ce matin une lettre d’un de mes camarades—d’ailleurs, vous le connaissez, c’est Frédéric. Il devait venir faire une semaine, le mois prochain, chez moi, à la mer. Or, il me demande d’avancer son voyage, parce qu’il craint de n’être pas libre dans un mois. C’est un compagnon très agréable. Et, s’il vous restait une place dans votre voiture...

—Mon ami, je suis désolé... Vous m’auriez dit cela hier matin... Mais aujourd’hui nous sommes au complet. J’ai invité hier soir précisément mon cousin Léonard... Vous ne le connaissez pas?

—... Je ne crois pas...

—Je n’ai jamais voyagé en auto avec lui. Je ne songeais pas à lui dire de venir. Mais, comme j’ai eu l’imprudence de parler devant lui de notre expédition, il a paru tellement intéressé par notre itinéraire, que je n’ai pas pu faire autrement que de l’inviter... Si j’avais su... Je suis vraiment navré...

—Mais vous avez tort... C’est moi qui aurais dû vous en parler plus tôt. Je vais télégraphier à Frédéric. Je regrette qu’il ne vienne pas. Mais il n’a rien à me reprocher, puisque nous avions choisi un autre moment pour nous réunir... A demain matin.

*
* *

Le lendemain matin, la voiture vint me prendre devant mon petit cottage. Il n’y avait plus que ma place de libre. Je serrai la main aux deux personnes que je connaissais. Puis, le cousin Léonard et moi, on nous présenta l’un à l’autre. C’était un grand monsieur mince, avec une barbe triste, et un regard très poli derrière son lorgnon. Il était installé dans le fond de la voiture. On m’avait réservé la place de devant.

—Voulez-vous des couvertures?

—Non, non. C’est très bien. Il fait très chaud.

Quand nous fûmes en rase campagne, et que l’auto fila à bonne allure, je me repentis un peu de n’avoir pas accepté cette offre aimable. Je fus sur le point de demander tout de même une couverture, quitte à m’entendre dire: «Ah! ah! vous y venez», ce qui est toujours un peu humiliant. Mais, en me retournant, je vis que toutes les couvertures étaient utilisées. Le cousin Léonard était entouré chaudement jusque sous les bras. Il tenait à la main un livre recouvert d’un passe-partout de maroquin. Il lisait ce volume avec beaucoup d’attention. Il connaissait peut-être le pays et attendait, pour lever le nez de son volume, qu’on se trouvât dans une région nouvelle.

La campagne était vraiment fort belle; la brume légère s’était levée, et nos yeux se régalaient de verdure. Nous arrivâmes sur un plateau, d’où l’on découvrait un immense paysage. Une chambre à air éclata précisément à cet endroit, admirablement choisi pour y faire une petite station.

Nous descendîmes nous dégourdir les jambes. Mais le cousin Léonard ne quitta pas sa place, et continua sa lecture.

—Vous connaissez ce pays, Léonard? lui demanda le propriétaire de l’auto.

—Non, mon cousin, dit M. Léonard très doucement. C’est la première fois que j’y viens.

—Vous ne trouvez pas qu’il est très beau?

M. Léonard, poliment, promena un regard tout autour de lui. Puis il murmura:

—Oui, c’est très beau.

Et il se remit à lire.

*
* *

Nous avions hâte d’arriver de bonne heure à l’étape. Il y avait à visiter un remarquable musée, une vieille église, et à faire une promenade au bord du fleuve, dont les bords, selon l’expression du guide, étaient tout à fait «riants».

Il n’y a pas pour une ville une parure plus belle qu’une rivière. Rien d’aussi «freundlich», comme disent les Allemands, que ces vieux quais où de vieilles maisons curieuses se pressent le long de l’eau, pour voir passer les bateaux... Nous ne manquâmes pas d’aller faire une ballade à pied, sur les berges, au coucher du soleil, quand nous eûmes admiré la vieille église et après une heure fort agréable passée au musée.

Le cousin Léonard ne nous avait pas accompagnés. Il se sentait un peu fatigué, disait-il. En repassant, une fois, puis une seconde fois, devant l’hôtel, nous le vîmes installé dans le salon du rez-de-chaussée. Il était près de la fenêtre, et lisait son livre avec une telle attention, que nous nous arrêtâmes une bonne minute devant lui, sans qu’il nous aperçût.

Le soir, après dîner, nous fîmes encore un tour dans la ville. On nous avait indiqué un petit café-chantant très amusant. Léonard s’excusa de ne pouvoir nous accompagner. Il voulait, disait-il, se coucher de bonne heure. Quand nous rentrâmes, vers minuit, il avait encore de la lumière dans sa chambre...

Le lendemain matin, nous étions tous levés et prêts à partir. Pas de Léonard. Nous le cherchâmes dans l’hôtel. Il n’était plus dans sa chambre. Nous redescendîmes. Le chauffeur arrivait pour demander si l’on partait.

—Nous attendons M. Léonard. Nous ne savons pas où il est passé.

—Mais il est dans ma voiture depuis une demi-heure, dit le chauffeur.

—Dans votre voiture!

—Oui, il lit.

Nous rejoignîmes Léonard, qui nous demanda fort gentiment si nous avions bien dormi. Puis, sans trop de hâte, il se remit à lire.

*
* *

Mais enfin, qu’est-ce qu’il lisait donc comme çà?

L’un de nous le lui avait demandé avec une certaine timidité, parce que M. Léonard nous en imposait un peu à tous par son air grave et sa civilité extrême, et, pour rien au monde, nous n’aurions voulu être indiscrets.

—Vous lisez quelque chose de très intéressant? avait demandé notre ami, en s’efforçant de ne pas mettre le moindre soupçon de reproche dans cette phrase.

M. Léonard avait incliné la tête, avec son inaltérable politesse. Il avait regardé la première page du volume, comme pour se rappeler exactement ce qu’il lisait, puis il nous avait dit simplement:

—Oui, ce n’est pas mal fait.

Qu’est-ce que c’était donc que ce volume? Nous avions fini par respecter complètement l’isolement de notre compagnon de route. Nous parcourions un pays merveilleux. Nous renoncions à interrompre M. Léonard dans sa lecture pour lui faire admirer le paysage. Même nous mettions une sourdine à nos cris d’enthousiasme pour ne pas le déranger. Jamais nous n’avions fait un plus beau voyage. Et nous aurions été complètement emballés si nous n’avions pas été tant soit peu gênés par l’indifférence de M. Léonard, tourmentés aussi par notre curiosité: quel était donc ce livre passionnant?

Ce n’était pas facile de le savoir. Il ne le quittait jamais. Nous savions seulement que c’était un volume assez fort, écrit très fin; il le lisait très lentement, mais avec une attention de plus en plus grande.

Enfin, le soir du cinquième jour, le patron de l’auto nous appela dans un coin de cour, à l’hôtel où nous venions d’arriver.

—Je sais ce qu’il lit...

—Vous savez?

—Oui, je sais. Il est descendu le premier tout à l’heure. Il avait à envoyer une dépêche. Dans sa précipitation, il avait laissé le volume dans la voiture. Je n’ai pu y tenir. J’ai soulevé la reliure passe-partout, et j’ai regardé le titre...

—Eh bien?

—C’est un récit de voyage en automobile...

... Oui, continua notre ami. Et, comme il va l’avoir fini bientôt, il vient de télégraphier à Paris—j’ai vu par hasard la dépêche—pour demander à son libraire de lui envoyer à l’étape d’après-demain un autre récit de voyage.

CHAMBRES D’HÔTEL
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J’ai visité avec un grand intérêt, au Salon de l’Automobile, l’Exposition des chambres d’hôtel. Ah! les chambres claires, propres, amicales! Et je songeais à des arrivées sinistres, à minuit, dans des petites villes, au bougeoir de cuivre semé de larmes blanches, que vous destinait le veilleur, à la recherche de la chambre 17 où vous amenait ce garçon taciturne, après avoir monté un escalier, suivi un corridor, descendu trois marches et tourné deux fois dans des recoins. Et une fois seul, dans cette chambre froide, quels tristes efforts pour fermer les grands rideaux de la fenêtre! On tirait l’un après l’autre, sans que rien ne bougeât, des cordons enchevêtrés. On ne faisait que remuer un peu de poussière sèche. Un bec de gaz veillait dans le corridor jusqu’au moment où le jour venait et remplissait la chambre d’une clarté barbare.

Mais, quand le jour était venu, c’était tout de même moins affligeant que cette petite flamme de bougie qui révélait peu à peu les coins et les murs. Le papier était parti par endroits; à d’autres endroits, il se gonflait en ampoules. Il y avait dans un coin du plafond, près du lit, un trou noir et inexplicable, d’où sortirait sans doute cette grande araignée, exotique et venimeuse, qui vient tuer mystérieusement les voyageurs pendant leur sommeil.

Les gravures représentaient des scènes antiques où des rois étaient chargés de chaînes, où des femmes éplorées et froides suppliaient des guerriers impassibles et bouclés. Parfois, c’étaient des fêtes champêtres qui vous dégoûtaient de la danse, de la joie et des corbeilles de fruits.

Les fauteuils étaient couverts d’un reps terrible, hostile, où l’on aurait voulu frotter des allumettes. Ils s’ornaient, en outre, de petits ronds de dentelles qui tombaient constamment et qu’on replaçait par manie. La pendule battait un tic-tac tellement implacable qu’on se relevait, à peine couché, et qu’on arrêtait rageusement le balancier pour tapage nocturne.

Quand on s’était remis au lit et qu’on avait réussi à réchauffer les draps humides, on s’apercevait que l’édredon était beaucoup trop lourd et la couverture beaucoup trop mince; on était en nage dès son premier sommeil; on rejetait machinalement l’édredon et l’on se retrouvait, l’instant d’après, transi de froid. Il fallait rechercher le duvet; le lit était débordé; la couverture, trop étroite, s’en allait on ne savait où; on s’enroulait dedans comme on pouvait; on s’enfouissait à nouveau dans l’édredon recouvré.

Et tout à coup, on avait peur d’être incommodé et d’être obligé de s’en aller à travers les corridors inconnus, en trébuchant sur les souliers placés devant les portes, pour arriver, après mille périls et mille terreurs, jusqu’à un réduit immonde ou suffocant...

En un rien de temps, tout a changé. Ce réduit, infâme et glacé, est devenu un endroit bien aménagé, chauffé au calorifère, où l’on passerait des heures à lire des romans. Une lumière éclatante a envahi les chambres et les corridors. On n’a pas modifié les recoins et fait disparaître dans les couloirs les inégalités de niveau, parce que ces complications étaient séculaires et immuables. Mais ces détours, largement éclairés désormais, ont perdu leur aspect sinistre. Le bougeoir, lamé de cire, jaspé de vert-de-gris, n’existe plus. Le veilleur a toujours l’air renfrogné d’un homme arraché à son premier sommeil. Mais il a quelque chose de plus satisfait et de plus auguste; car il est celui qui, d’un geste de main, en tournant un bouton, fait naître la lumière. Il est détenteur d’un peu de la puissance divine.

Dans la chambre, le reps subsiste. Le reps est inusable et éternel. Mais le papier a été arraché et remplacé par un autre papier à quinze sous le rouleau, que les murs, séchés par le calorifère, ne soulèvent plus. Il n’est plus question de gravures gréco-latines: Hippocrate, les envoyés d’Artaxerxès, Coriolan, les Volsques, le Brenn, les sénateurs, les licteurs, tout ce monde s’est répandu chez les marchands de bric-à-brac où il attend qu’un engouement subit lui redonne une certaine valeur et l’installe dans les salons élégants. Il a été remplacé par des chromos plus modernes et d’un prix infime: une noce, un baptême sous le Directoire.

Les rideaux qui tendaient à se rejoindre et ne se rejoignaient jamais ont été évincés par un store à l’italienne, qui doit s’abaisser et ne s’abaisse d’ailleurs point; mais il ne faut pas demander l’impossible.

Le lit est maintenant en fer peint avec de jolies boules de cuivre. Une lumière électrique éclaire la cheminée et saute magiquement à la tête de ce lit bien moderne.

A qui devons-nous ces transformations? Quelle fée bienfaisante rend peu à peu toute la province habitable et confortable? C’est qu’il est venu, sous d’étranges peaux de bêtes, des visiteurs exigeants et tout-puissants. C’est que le char du Progrès, avec ses quatre cylindres, a parcouru la France.

AUTOUR DU QUARANTIÈME DEGRÉ
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Il ne s’agit pas ici d’un voyage d’explorations aux alentours d’un degré de latitude ou d’un méridien. Non, le degré en question est un simple degré centigrade, le quarantième au-dessus de zéro, celui que Fahrenheit appelait plus volontiers le 104ᵉ.

Mais ce simple petit degré ne laisse pas d’avoir une certaine importance; car il fait partie de cette série très restreinte, qui va du trente-cinquième au quarante-deuxième, et qui délimite étroitement l’espace thermométrique où notre pauvre corps humain a licence de se promener, alors que la matière inanimée a droit à une échelle beaucoup plus vaste, depuis des centaines de degrés au-dessous jusqu’à des milliers de degrés au-dessus.

Le trente-septième degré, degré normal et banal, n’offre aucun intérêt; le quarantième degré est infiniment plus pittoresque. Il est surtout fréquenté par des typhiques, des scarlatineux, des rougeoleux, et aussi par des grippés.

C’est à ce dernier titre, le plus modeste de tous, que j’ai été admis au quarantième degré pendant vingt-quatre heures, au début de la semaine dernière. Je m’étais procuré une influenza de la façon la plus commode et la plus pratique. J’avais marché assez vite au milieu d’une foule pressée de façon à avoir bien chaud; puis, le pardessus bien ouvert sur la poitrine, j’étais resté à causer au coin d’une rue, au milieu d’un courant d’air actif. J’aurais pu d’ailleurs, pour le même prix, me procurer quelque chose de plus conséquent, tel qu’une bonne pneumonie par exemple. Mais je me contentai d’une grippe.

La période ennuyeuse du voyage, c’est l’ascension, quand la fièvre monte du degré normal au bienheureux quarantième degré. On a des frissons, on claque des dents, on est pour soi-même un compagnon insupportable. Mais une fois installé au degré voulu, que l’on est bien! On pense ou l’on rêve à des choses imbéciles, mais qui ne vous paraissent peut-être idiotes ou absurdes que parce qu’on n’en a pas l’habitude. On associe des idées qui ne vont pas ensemble, et par moments on a du génie. On construit un système philosophique qui vous semble d’une ingéniosité et d’une beauté extraordinaires. Quand, une fois redescendu à une température plus normale, on essaie de reconstituer par bribes ces conceptions du quarantième degré, elles vous apparaissent comme des pauvretés. Mais c’est parce qu’on n’est plus au quarantième degré, et c’est parce qu’il faudrait y rester pour comprendre ce qui s’y passe et ce qui s’y rêve.

Si l’ascension vers la fièvre est pénible, la descente, à renfort de quinine, est moins douloureuse, bien que le fébrifuge vous rende sourd et hébété; mais c’est assez agréable d’être hébété et sourd. On dirait qu’on a capitonné le monde pour ne pas vous faire mal à la tête. Quand on est redescendu (en faisant attention de ne pas descendre par erreur deux degrés de trop), on est meurtri et abattu, avec des quantités de petites douleurs insignifiantes qui voltigent sur vos reins, autour de votre tête, le long de vos côtes...

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Je suis sûr que c’est un excellent sport que l’influenza, et qu’on va découvrir un de ces jours qu’il faut avoir de l’influenza et de la fièvre une fois par hiver. Après avoir inventé des fébrifuges, il faudra trouver des fébripètes. D’ailleurs, ceci n’est qu’un détail d’une grande conception, dérivée de l’idée du vaccin et touchant la maladie nécessaire et volontaire. D’ici cent ans, toutes les pneumonies, pleurésies et fièvres éruptives que nous subirons, nous nous les serons données nous-mêmes, à des époques que nous aurons choisies, au lieu de nous en remettre au hasard, qui nous envoie les maladies à des moments où elles peuvent être préjudiciables à nos affaires, et même à notre santé.

UN HOMME PRATIQUE
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La voiture était venue me chercher à cinq heures du matin. J’attendais, depuis un quart d’heure déjà, à la porte de chez moi, avec mon casque de route, mes lunettes menaçantes, et une forte valise. Puis, nous étions allés prendre Frédéric, qui portait une espèce de suroit et un masque. Il installa à côté de mon bagage un sac de voyage, et nous partîmes chez Gédéon, qui, lui, n’était pas devant sa porte. Nous dûmes éveiller son concierge, qui l’appela au téléphone... Et dire qu’il avait absolument insisté la veille pour qu’on avançât l’heure du départ! Il nous retardait froidement de vingt minutes. Naturellement une fois descendu ce fut lui qui nous attrapa, et de quelle façon! Il était prêt depuis très longtemps. Il nous avait d’abord attendus à la fenêtre, et, de guerre lasse, était rentré s’asseoir dans sa chambre. Il pensait que le mécanicien cornerait. Mais le mécanicien n’avait pas corné...

—Comment! il a corné plus de dix fois!

—Alors, c’est que vous avez une trompe qui ne s’entend pas.

Vous pensez bien qu’il n’arrêtait pas de mentir. Il était resté couché tout simplement une heure de plus que nous, en se disant qu’il serait toujours temps de se lever quand il nous entendrait. Il valait mieux le laisser dire... Mais, comme il s’installait à côté du chauffeur, nous remarquâmes qu’il n’avait pas de sac de voyage.

—Eh bien, et ton sac? Tu l’as laissé en haut?

Mais il haussa les épaules.

—Je n’ai pas besoin de tous ces embarras. J’ai tout ce qu’il faut sur moi... Vous ne savez pas voyager... Passe-moi plutôt une cigarette...

—Tu ne vas pas fumer en phaéton? Tu nous enverras du feu dans les yeux.

—Ne t’occupe pas de ça.

—Comment? Que je ne m’occupe pas de ça.

—Je fume simplement pour la sortie de Paris. Ferme. Et donne-moi ta boîte d’allumettes... Et prête-moi aussi tes lunettes, puisque je suis devant.

La voiture gagnait l’Arc de Triomphe et le Bois.

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* *

Jusqu’à Versailles, on alla plutôt doucement. Mais, une fois sur la route de Rambouillet, on commença à filer à gentille allure. Cette brute de Gédéon continuait à fumer.

—Mon vieux, tu es agaçant. J’ai manqué recevoir une cendre dans l’œil. Cesse de fumer ou rends-moi mes lunettes.

—Non, mon vieux, je les garde. Mais je vais jeter ma cigarette. Encore trois ou quatre bouffées.

—Je ne comprends pas le plaisir que tu as à fumer en auto.

—Moi, je le comprends.

—Il te faudrait, dans ce cas-là, une petite pipe couverte.

—En as-tu une?

—Oui, j’en ai une. Tu en trouveras une pareille à Chartres.

—Eh bien, passe-moi la tienne. Je t’en achèterai une autre à Chartres.

A Chartres, il n’en fut plus question. Gédéon, d’autorité, déclara qu’on ne s’arrêterait pas. On avait perdu du temps au départ, qu’il fallait absolument rattraper.

On dut s’arrêter tout de même à la suite d’une crevaison, dans un petit village. Gédéon, qui n’avait pas de monnaie, nous demanda vingt sous pour s’acheter des cartes postales. Puis, il lui fallut des timbres. J’avais un petit carnet de figurines, qu’il trouva très pratique. Il prit ce qu’il lui fallait pour ses cartes.

—Je garde le reste pour les besoins futurs de notre petite troupe, dit-il en mettant le carnet dans sa poche.

*
* *

Nous arrivâmes pour dîner à Angers, où nous dûmes passer la nuit. Nous avions trois bonnes chambres à l’hôtel. Gédéon avait pris celle du milieu, qui faisait le coin sur la place.

—Mes enfants, dit-il, moi j’avais la place de devant. Je ne descends pas dîner avant d’avoir procédé à un nettoyage soigné. Qui est-ce qui a de l’eau de Cologne à me prêter?

Nous mîmes à sa disposition chacun un flacon d’eau de Cologne. Il flaira les deux bouteilles, et en choisit une. Dix minutes après, je le vis entrer dans ma chambre.

—As-tu, me dit-il, une brosse à dents neuve?

—J’en ai une, mais elle n’est pas tout à fait neuve.

—Comment? s’écria-t-il, quand tu voyages tu ne peux pas t’acheter une brosse neuve?

Il s’éloigna vers la chambre de Frédéric, puis revint triomphalement, tenant une brosse à dents toute neuve à la main.

—Tu vois, me dit-il, Frédéric n’est pas comme toi.

—Mais, est-ce qu’il ne se sert pas de sa brosse?

—Ce n’est pas la peine, ce soir. A l’arrière, vous n’aviez pas de poussière. Tandis que moi, je ne boulottais que ça. Mais, mes petits vieux, comme je ne suis pas tout à fait prêt, vous allez me faire le plaisir de descendre, et de faire préparer le dîner.

Nous descendîmes, Frédéric et moi. Installés dans la salle du restaurant, nous attendîmes l’arrivée de Gédéon.

—Il est tout de même un peu épatant, dit Frédéric. Il m’a pris ma brosse à dents, ma brosse à habits et mon peigne. Il m’a demandé également de la pâte dentifrice, ma lime à ongles, mon coupe-ongles, et m’a attrapé parce que je n’avais pas de pommade pour les ongles.

—Mais enfin, je me demande où il met son linge de rechange. Car il ne va certainement pas voyager pendant huit jours avec la même chemise, le même caleçon, la même paire de chaussettes, sans compter qu’il n’a pas non plus de chemises de nuit.

—Peut-être s’achète-t-il du linge dans les villes. Je connais des gens comme ça.

—Moi, je connais Gédéon. Ce n’est pas beaucoup dans ses idées. Il aime à acheter au plus juste prix.

—Comment fait-il, alors?

—On va lui demander ça.

Nous lui posâmes la question quand il arriva enfin se mettre à table.

Pour toute réponse, il sourit, releva légèrement de sa main gauche la manche droite de sa veste, en découvrant son poignet.

—J’ai quatre chemises très fines, l’une sur l’autre. J’enlèverai tous les deux jours ma chemise de dessous. J’aurai donc, successivement, quatre, puis trois, puis deux chemises, puis une seule chemise sur le dos. C’est d’autant mieux compris que nous sommes au mois de juin et que la température s’élève de jour en jour. Pareillement, j’ai pris trois caleçons. Quant aux chaussettes, j’en ai plusieurs paires de rechange dans mes poches.

—C’est bien imaginé. Mais enfin, où mettras-tu ton linge, une fois que tu t’en seras servi?

—Mon linge? Je le mettrai n’importe où... Dans vos sacs, par exemple...

 

Mais, ce n’est pas tout ça. Qu’est-ce que vous avez commandé pour dîner?

EN CHEMIN DE FER
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Mon ami Siméon est comme beaucoup de Français. Il est né sociable, mais il fait son possible pour voyager seul dans les compartiments de chemin de fer. D’ailleurs, il suffit qu’il n’arrive pas à ses fins et qu’un inconnu monte et s’installe en face de lui avec ses valises pour que, l’instinct de sociabilité se réveillant, Siméon mette tout en œuvre pour lier connaissance avec cet intrus, afin de pouvoir lui raconter sa vie, ses préférences en matière de villégiature, le résultat de ses études comparatives sur la façon dont on est secoué dans les différents réseaux. On échange ses journaux, on ne met pas trop en avant ses opinions politiques, ou bien, cachant momentanément son opinion à soi, on fait quelques petites concessions à l’opinion adverse que l’on suppose être l’opinion de son interlocuteur. Mais si celui-ci est de notre bord, quelle réjouissance! Tout le trajet sera employé à dire du mal des adversaires communs et absents, à se répéter mutuellement que l’on pense juste, que l’on a raison.

Pour moi, le grand divertissement n’est pas d’être deux dans un compartiment de chemin de fer, mais trois: deux qui causent, un qui écoute. D’abord, avant que les compagnons de route aient commencé à se révéler, il est difficile de ne pas se livrer à ce petit jeu de chercher ce qu’ils peuvent bien faire dans la vie. Leur profession ou leur situation n’ont pas plus d’intérêt en soi que le mot d’une charade; ça n’est amusant qu’à deviner.

Encore faut-il que les deux voyageurs se connaissent déjà, afin qu’on ne coure pas le risque de les entendre se dévoiler brutalement et complètement en disant: «Moi, monsieur, qui suis médecin...» ou bien: «Je puis en parler, car je suis coulissier...»

L’idéal est que leur conversation nous apporte peu à peu, par de menus détails involontaires, par des incidentes, tous les éléments nécessaires à notre enquête. Nous apprenons d’abord qu’un de ces messieurs est fonctionnaire, ensuite qu’il habite une ville de l’Ouest, ensuite qu’il dépend du ministère des Travaux publics... On brûle... Puis un détail contradictoire nous rejette dans l’incertitude.

Le résultat final, s’il est précis, nous apporte toujours une satisfaction, ou d’avoir deviné juste dans ses premiers pronostics, ou de s’être trompé tout à fait. Dans ce dernier cas, c’est le plaisir de la surprise.

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Un ensemble d’expériences, sur différentes lignes, m’a prouvé que l’humanité se partageait en deux classes: les gens qui ont l’air de ce qu’ils sont et les gens qui n’ont pas l’air de ce qu’ils sont.

Ces derniers sont évidemment les plus intéressants. Ce ne sont pas des qualités physiques qui ont déterminé ce poussah à entrer dans la cavalerie, ou cet asthmatique dans les chasseurs alpins. C’est une volonté intérieure, puissante et dominatrice. J’ai connu un homme très mal bâti, qui voulut à toutes forces embrasser la carrière de modèle. Il eut un grand succès à Montmartre et ce fut à cause de lui que se créa toute une école d’art.

D’ailleurs, la sympathie populaire accompagne toujours celui qui n’est pas fait pour son métier. A ce point de vue-là, la foule est vraiment antisportive et ça ne date pas d’hier. Dans le fameux match David-Goliath, les sympathies allèrent au petit homme, qui n’était pas le meilleur, et qui ne remporta la victoire qu’en blessant son adversaire avec sa fronde, ce qui était tout simplement monstrueux, car ne s’agissait-il pas d’un contest où, comme dans une séance de lutte ou dans un combat de boxe, chacun des adversaires ne devait employer que ses armes naturelles? Alors, il faut admettre que, dans un pugilat, celui des adversaires qui se sent le plus faible a le droit de tirer son couteau et d’ouvrir le ventre de son adversaire.

Il me vient tout à coup un scrupule. Je ne sais pas, au fait, si, avant que David se fût servi de sa fronde, Goliath ne lui avait pas envoyé un javelot à travers la figure. Je suis hors d’état de vérifier ce détail, étant en ce moment dans la campagne, à une lieue de toute librairie. La petite fille du jardinier a une arithmétique, un livre des synonymes, mais pas d’histoire sainte.

J’ai eu d’autant plus tort de m’embarquer dans ce récit que me voici très loin de mon compartiment de chemin de fer, à mille lieues et à trois mille années d’une autre histoire que je voulais vous raconter. Jamais je ne trouverai une transition qui consente à me faire faire tout ce chemin-là.

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J’étais donc dans un wagon-couloir de la ligne du Nord. Les compartiments étaient envahis de nourrices avec leurs nourrissons et de lectrices avec leurs vieilles dames. J’avais trouvé enfin, au bout du wagon, un coin assez confortable. Deux messieurs étaient assis en face de moi. L’un, que je ne décrirai pas, était pourvu d’un rôle assez insignifiant, qui consistait à dire: «C’est curieux!» quand il n’y avait rien de curieux, ou: «Voyez-vous ça!» quand il n’y avait rien à voir.

Mais l’autre monsieur valait le voyage. Celui qui lui avait coloré la figure n’avait pas regardé au vermillon. Sa moustache et ses cheveux étaient de ce noir vénérable, que l’on n’atteint qu’à soixante-quinze ans. Quand il ne parlait pas, il tapait ses dents l’une contre l’autre et en avait déjà perdu beaucoup à ce jeu. Quand il parlait, c’était au prix d’un mouvement de mâchoires extraordinairement compliqué. Il tenait à la main une canne dont il frappait le sol avec véhémence, ce qui avait obligé son camarade à garer ses pieds sous la banquette.

Le thème de sa conversation était qu’il «n’y avait plus rien». Toutes les histoires qu’il racontait tendaient à cette démonstration, bien qu’elles n’eussent souvent avec elle aucun rapport. Mais il les y ramenait d’autorité en frappant le sol de sa canne et en répétant: «Il n’y a plus rien!».

«L’autre jour, j’étais allé à ma ferme de Saint-Albert... Il faisait très chaud, ajouta-t-il, en claquant des dents vraiment hors de propos... Je reviens à la gare de Compiègne prendre le train... Il y en avait un en gare. Je monte... Je m’installe... Voilà qu’un employé s’approche et me dit que ce train ne prenait pas de voyageurs à Compiègne. Je lui réponds: «Ça m’est égal! Vous m’avez laissé monter, il ne fallait pas m’y laisser monter. Maintenant que j’y suis, j’y resterai! Vous pouvez aller chercher la garde!» (Coup de canne sur le sol). «Vous pouvez aller chercher la garde! Je ne des-cen-drai pas!»

«Et ils m’ont fait descendre», ajouta-t-il.

UN VIEUX PARISIEN
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J’ai éprouvé une grande joie, l’autre jour, en apercevant, installé dans un taxi-auto, mon cousin Arthur, le vieux Parisien...

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Il existe encore des vieux Parisiens. Il n’en existe plus beaucoup. Paris, depuis trente ans, grâce à la rapidité et à la fréquence des express, a été envahi par des gens de province, et par des étrangers, qui sont devenus plus parisiens que les Parisiens eux-mêmes.

L’orgueil d’être de Paris, de connaître Paris, ne survit plus que dans l’âme de certains Autrichiens ou de quelques boulevardiers du Paraguay, au verbe un peu sonore.

Mais ce qui, plus encore que ces invasions et ces usurpations, a contribué à détruire la race ou la caste des vieux Parisiens, c’est l’abandon des quartiers du centre, et l’émigration vers la périphérie.

Le vieux Parisien, en effet, ne se conserve qu’à la condition de ne pas changer d’appartement.

Il faut qu’il puisse dire: J’habite depuis quarante-sept ans dans telle rue du quartier Gaillon.

Mais ce quartier Gaillon, peu à peu, fut conquis par le commerce. Beaucoup de ses vénérables locataires l’ont quitté et, sous des prétextes d’hygiène et de grand air, sont partis vers d’autres quartiers moins riches de traditions, moins conservateurs, moins respectables, vers des quartiers «excentriques» pour tout dire.

Le quartier Saint-Georges, avec la rue La Bruyère, la rue d’Aumale, a tenu plus longtemps et tient encore. Mais ce n’est plus tout à fait la race pure, inaltérée, des vieux Parisiens. Un autre phénomène a hâté la disparition de ces échantillons précieux. Le petit café, où le vieux Parisien vivait et parvenait à un âge avancé, le petit café a fait place à la brasserie ou à l’american bar. Or, dans ces terrains de culture, le vieux Parisien ne se maintient plus avec autant de vitalité et de personnalité.

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La banquette de moleskine, la table de marbre, le piquet, le jaquet, les dominos! Une odeur chaude de moka mêlée à la bière des «ballons»... Les portes n’étaient point des portes-tourniquets; elles vous envoyaient en s’ouvrant un jet d’air froid qui vous glaçait les jambes, mais qui vous faisait apprécier, l’instant d’après, la bonne chaleur du petit café-billard!

L’hygiène, a dit je ne sais quel philosophe, ne vit que de variété. Juste et profonde parole! Si l’hygiène s’en tenait toujours aux mêmes prescriptions, elle serait bientôt discréditée, car on finirait par s’apercevoir de ses erreurs. Mais elle a toujours une théorie toute fraîche pour remplacer celle qui commence à s’user. Elle a condamné la tabagie. Peut-être découvrira-t-elle un jour que la tabagie est éminemment salubre. Mais pour l’instant, elle nous a fait déserter le petit café.

Le krach des petits cafés, puis l’émigration vers un Passy occidental ou un boréal Montmartre, l’envahissement des étrangers, tout cela ne suffit pas pour expliquer la disparition du vieux Parisien.

Il disparaît à cause de son caractère même, parce que tout en tenant à ses habitudes, il n’ose pas être complètement conservateur. Il a peur d’être routinier.

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Mon cousin Arthur, que j’ai aperçu en taxi-auto, n’est pas plus routinier qu’il n’est snob. Il n’a pas, comme le snob, un élan inconsidéré vers tout ce qui est nouveau. Bien au contraire, la nouveauté lui inspire une certaine méfiance. Mais quand il voit qu’autour de lui on commence à l’adopter sérieusement, il se hâte de suivre le mouvement, avec le plus de décision possible, car il a horreur aussi de paraître timide.

L’évolution d’Arthur, dans ses relations avec l’automobile, a été marquée par plusieurs phases.

D’abord il a évité de parler des autos; il a feint de ne pas remarquer leur existence.

Il ne voulait pas leur donner tout de suite droit de cité dans son Paris; il n’osait pas non plus les bannir, il les ignorait...

Puis l’auto l’a incommodé. Il a détesté la trompe, ce hennissement impérieux des chevaux-vapeur. L’intrusion brusque de l’auto sur la chaussée l’a mécontenté fortement... En traversant son boulevard, il a failli être écrasé, lui, un vieux Parisien, qui mettait son orgueil à savoir «traverser».

Pendant quelque temps, il n’osait plus aller d’un trottoir à un autre. Il craignait ces véhicules nouveaux parce qu’il n’avait pas acquis la notion de leur allure... Et il était vexé de les craindre.

Quand il voyait une auto à cent pas, il ne traversait point... Il feignait de rester sur le trottoir à penser à autre chose. Puis un jour, il se risqua... Il passa devant la voiture, à vingt ou trente pas. Maintenant, il traverse carrément, ni trop vite, ni trop lentement, sans paraître regarder l’ennemi.

C’est fini. La bête inédite est apprivoisée. Il peut obéir à ses traditions d’habitant de la Ville-Lumière, et se montrer partisan du progrès, puisque désormais le progrès ne lui fait plus peur.

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Vous comprenez maintenant ma joie de l’avoir aperçu ainsi dans un taxi-auto.

Il n’y va encore qu’exceptionnellement, comme pour une escapade... Ce qui l’effraie ce sont les complications des tarifs, et les tours mystérieux qu’on peut lui jouer avec ces compteurs compliqués dont il ignore le mécanisme. Mais quand il se sera familiarisé avec cet instrument, il n’aura pas de plus grand plaisir que de prendre des taxi-autos, avec la satisfaction d’un vieux Parisien à qui on ne la fait pas, parce qu’il la connaît, et la pratique...

EMPLETTES
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Je connais parmi les fanatiques de l’automobile, des gens qui ont de la fortune, et qui pourraient donc avoir une auto à eux, au lieu d’être pique-assiette, ou plutôt «use-coussins» dans une voiture d’ami.

Ce n’est pas toujours par avarice, c’est par timidité. Pour certaines gens, que je comprends, c’est un coup d’audace extraordinaire que d’aller chez un fabricant, d’arrêter son choix sur une voiture, de la commander.

Moi qui suis un numéro un peu dans leur genre et qui mets plusieurs semaines pour m’acheter un complet veston dont je ne suis jamais satisfait, je crois que je souffrirais beaucoup d’avoir à me prononcer entre une seize et une trente-chevaux, entre une limousine, un landaulet, un coupé, et à adopter une couleur de caisse dans la troublante variété de couleurs que l’on propose aux malheureux indécis.

Ainsi je ne connais rien de plus difficile que l’achat d’un chapeau. Quand j’entre dans une chapellerie, les gens du dehors ne peuvent s’imaginer que ce client barbu, de forte carrure, soit profondément torturé par les oscillations de son vouloir.

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En entrant dans le grand magasin orné de glaces, je demande avec assurance un melon de la dernière forme. Je pose le mien sur une banquette, en faisant mon possible pour qu’aucun œil humain n’en aperçoive la coiffe, un peu usée. Peu après le commis arrive en soutenant de ses doigts légers les ailes d’un chapeau à 22 francs, qu’il dépose gracieusement sur ma tête émue. O prodige! il semble que du premier coup on ait obtenu le chapeau rêvé. Pendant une seconde, j’ai l’impression d’être beau, et je me sens soulagé d’une grande responsabilité... Malheureusement, il y a trop de glaces dans ce magasin. Et, en regardant sur la gauche, j’aperçois de moi un profil déplaisant... «Je voudrais, dis-je, des ailes un peu plus larges.» Des ailes plus larges! Ce noble désir est accueilli avec déférence par le commis, qui disparaît, pendant que, toujours coiffé du premier chapeau, je me tourne et me retourne entre les glaces, au milieu d’autres moi-même inquiets ou désapprobateurs.

Le deuxième chapeau est écarté tout de suite; je l’arrache de ma tête en toute hâte, comme un chapeau de Nessus, mais je l’essaie encore sournoisement, pendant que l’employé en cherche un troisième.

Après en avoir fait venir une quinzaine, il me semble brusquement que j’ai dépassé les bornes et que j’abuse de la complaisance de mon prochain. Alors je prends n’importe quel chapeau, dans le tas, après l’avoir soumis à un examen rapide, en trichant, en me regardant à peine dans les glaces, et en me contentant d’une image convenable parmi les autres images désobligeantes qui m’obsèdent et que je me dépêche de fuir.

Dans la rue, j’ai un moment de désespoir, je me dis que je suis condamné à porter ce chapeau pendant six mois ou un an, selon la rigueur des intempéries.

Mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’au bout de deux jours je n’y penserai plus. J’ai demandé un chapeau de la forme la plus récente, et il n’y a pas d’homme au monde aussi oublieux des prescriptions de la mode. Mais il suffit que j’entre dans un magasin de vêtements pour me sentir une âme de dandy.

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J’ai essayé de faire des achats dans les ventes aux enchères. Je pensais que je me trouverais bien de la sollicitation impérieuse du commissaire-priseur et de la nécessité de se décider dans l’instant même. Mais là encore j’eus l’occasion de constater que mon indécision ne m’abandonnait jamais.

Ce fut notamment à une halte forcée que nous faisions dans une petite ville, à la suite de la facétie d’un pneu, qui avait cru bon d’annoncer par une joyeuse explosion notre arrivée dans cette riante bourgade. Dans la Grand’Rue, en face la poste, un notaire allait procéder à une vente d’objets mobiliers. Un de mes amis, très connaisseur, jeta un coup d’œil rapide sur les objets exposés. Il me signala une paire de flambeaux Louis XV, qu’il m’affirma être très beaux. Il me parla avec mépris d’une petite console dorée, que je trouvais, moi aussi, assez laide. J’obligeai mes amis à rester une heure de plus pour me permettre d’acheter ces admirables flambeaux. On se donna rendez-vous à la sortie de la ville.

On me vit arriver quelques minutes après l’heure dite, suivi d’un homme qui portait précieusement la console. Je n’avais pas eu les flambeaux. Le notaire, après une série d’enchères, s’était tourné de mon côté et m’avait dit: «Deux cent soixante, nous disons, ce n’est plus par vous!» avec une telle autorité que je n’avais soufflé mot. Toutes sortes de doutes à ce moment m’étaient venus sur la beauté et l’authenticité des flambeaux... Mais comme, vis-à-vis de tous ces gens, je n’avais pas osé quitter la vente sans acheter quelque chose, je m’étais fait adjuger délibérément la console, à n’importe quel prix. Et maintenant, je ne savais qu’en faire. On ne pouvait pas la charger sur la voiture. Je donnai une adresse hâtive à l’homme qui m’accompagnait, en le priant de me faire envoyer l’objet à Paris.

J’ai d’ailleurs eu la satisfaction de ne jamais le recevoir.

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