Les veillées du chauffeur : $b Contes, essais, récits de voyage
UN EMPLOYÉ
PEU RECOMMANDABLE
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La première fois que Stanislas arriva à l’étude, il nous frappa tout de suite par son air d’autorité tranquille. Il s’installa à son bureau, déplia un journal de courses et se mit à prendre des notes avec assiduité. Puis, quand il eut terminé sa lecture, il s’installa commodément, le coude sur un des bras du fauteuil, son visage rêveur appuyé sur sa main. Quand le patron arriva, il ne bougea pas, et le patron, qui d’ordinaire surveillait sévèrement notre besogne, fut si impressionné par ce flegme, qu’il ne fit aucune observation à Stanislas et lui confia pour l’après-midi un travail assez délicat. Le fait d’en être chargé constituait déjà pour Stanislas une sorte d’avancement. Il ne s’en émut en aucune façon, plaça sur un coin du bureau les pièces que le notaire venait d’apporter et reprit sa paisible rêverie. Nous sortîmes de l’étude ensemble. Il me demanda où je déjeunais. Je lui indiquai un restaurant tout proche.
—Comme je suis obligé, lui dis-je, de revenir de bonne heure, j’aime mieux ne pas trop m’éloigner de l’étude. Mais je crois que vous aussi, il faut que vous soyez revenu avant une heure et demie; le patron vous a confié un travail important?
—Il paraît, répondit-il. Mais je ne m’en occuperai pas aujourd’hui... Je vais cet après-midi aux courses.
—Vous avez prévenu le premier clerc?
—J’aurais peut-être dû; mais je n’ai pas eu le temps...
—C’est égal. Aller aux courses le jour de votre arrivée à l’étude! négliger pour cela un travail pressé! n’avertir personne!
—Je ne vois pas ce qu’il y a là d’extraordinaire! Pourquoi manquerai-je un jour de courses, parce que je débute à l’étude aujourd’hui? Ce sont eux qui ont eu tort de me donner un travail pressé un jour de Maisons-Laffitte. Et, quant à avertir quelqu’un à qui ça pourrait être désagréable, franchement, je n’en conçois pas la nécessité, du moment que j’ai décidé irrévocablement que j’irais aux courses... Combien avez-vous d’argent sur vous?
—Environ cent soixante francs.
—Donnez-les moi.
Je fus si impressionné que je les donnai.
—Avec trois louis que j’ai sur moi, dit Stanislas, et deux cents francs que le principal clerc m’a remis tout à l’heure pour porter chez un client, ça me fait un peu plus de vingt louis, de quoi jouer un petit jeu honorable.
—Et si vous perdez cet argent?
—Tant pis pour moi.
Le lendemain, je lui demandai timidement comment ça avait marché. Il fit une moue et me dit: «Pas très bien.» Je n’osai pas le prier de me rendre mon argent, car il paraissait un peu ennuyé. Il n’alla pas aux courses ce jour-là. C’était une réunion de trot et il n’aimait pas ce genre de sport. Il passa toute la journée à l’étude sans toucher au travail pressé que le patron lui avait confié la veille. Il fit des petits comptes pour lui, écrivit des lettres à des amies.
Le lendemain, il alla à Saint-Ouen et ne fut pas plus heureux qu’à Maisons. Il perdit deux cent quarante-sept francs que le premier clerc lui avait donnés pour porter à l’enregistrement. Il perdit encore cent francs empruntés à un camarade. «Je suis dans une passe de guigne», me dit-il.
Quand le maître-clerc lui demanda s’il avait la quittance de l’enregistrement, il répondit: «Je l’ai réunie au dossier.»
Il fut vraiment malheureux aux courses et au baccara; il perdit à Colombes les droits de succession qu’avaient envoyés à l’étude les héritiers Béchin; il perdit à Longchamp le terme d’avance versé pour un appartement de la rue Ordener, dont s’occupait le patron. Une seule fois il gagna. Il toucha mille francs. Il ne me rendit pas les sommes qu’il m’avait empruntées; mais il m’emmena déjeuner avec lui et loua une automobile, grâce à laquelle il visita les bords de la Loire, en compagnie d’une petite amie.
Un matin, il eut une explication avec le patron. On avait fini par remarquer que certains reçus ne figuraient pas dans les dossiers. On ne voulait pas de scandale à l’étude. On le pria de s’en aller.
—Je quitte l’étude, me dit-il quelques instants après. Le patron m’a fait des reproches et m’a invité à ne plus revenir. Il a été très dur... Pas un seul mot... Je me serais contenté d’un seul mot... un mot qu’il ne voulait pas me dire et que j’aurais bien voulu entendre...
Il me regarda et ajouta avec un bon rire:
LES DEUX CHAUFFEURS
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Le roi Léopold était allé en compagnie d’un sportsman belge faire un tour en automobile. Il était parti sans rien dire à personne, comme pour une escapade. La voiture était une superbe 100-chevaux de course, qui faisait tranquillement du 120 à l’heure. Le roi et son compagnon étaient partis du côté du Luxembourg.
Pour cette petite débauche de vitesse, le roi avait mis une paire de grosses lunettes, qui avait le double avantage de protéger ses yeux et de lui assurer un incognito parfait. C’était un véritable masque, qui se terminait par un protège-barbe de dimensions assez considérables.
La panne a des rigueurs à nulle autre pareilles... Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre, n’est peut-être pas sujet à ses lois,—parce qu’il ne fait pas d’automobile. Mais les précautions du conducteur le plus expert n’en défendent pas nos rois. Sur le bord d’une route déserte, à deux lieues de toute habitation, la voiture royale était arrêtée. Le mécanicien s’était inséré sous la voiture et, couché sur le dos, il avait l’air d’être écrasé pour jamais. Le monarque était un peu triste, et interrogeait l’horizon, qui ne répondait rien, ne sachant pas, sans doute, qui était son illustre interrogateur... Enfin, on entendit un meuglement sauveur; une automobile approchait. On lui fit des signes. Elle s’arrêta sur le lieu de l’accident. Le propriétaire de la voiture en panne s’approcha, et demanda si son confrère chauffeur voudrait bien prendre à son bord et remettre à la ville voisine le comte de Bonchamp. (C’était le nom que S. M. Léopold avait choisi pour ce petit voyage.) Le confrère chauffeur, qui était seul dans sa voiture avec son mécanicien, accepta avec une parfaite bonne grâce. Il montait une forte voiture de touriste découverte. C’était un homme de taille moyenne, et d’assez large carrure. On ne distinguait pas son visage sous son masque; mais d’après sa tournure et son allure, on pouvait juger qu’il avait dans les quarante-cinq ans.
Le roi prit place à son côté sur le siège de derrière de la voiture, qui partit à une allure modérée.
—Le pays est beau, dit S. M., en laissant errer ses yeux sur la campagne.
—Le pays est beau, répondit l’inconnu qui paraissait, lui aussi, assez disposé à causer.
On causa. Le roi, très amusé de cette aventure, et certain de ne pas être reconnu, se mit à faire parler son compagnon sur plusieurs questions qui étaient à l’ordre du jour en Belgique. Il fut stupéfait de la compétence avec laquelle ce monsieur s’exprimait sur ces sujets divers. Il se montrait parfois assez sévère dans ses critiques et, bien qu’il parlât du roi dans des termes respectueux, il ne se gênait pas pour apprécier très librement sa politique.
Le roi s’amusait de plus en plus. Il retardait avec délices le moment où il allait révéler sa véritable personnalité, et jouissait par avance de l’étonnement de son compagnon.
—Je vois souvent le roi, dit-il, et je lui ferai certainement part des judicieuses réflexions que vous venez d’émettre. Il n’a pas autour de lui beaucoup de personnes aussi sensées et aussi documentées. Si vous voulez, je vous présenterai à lui, et je le connais assez pour vous dire d’avance qu’il vous aura bientôt en grande estime. Qui sait? Peut-être voudra-t-il attacher à sa personne un conseiller aussi intelligent.
—Je vous remercie répondit l’inconnu, mais je ne suis pas libre. Je suis très sensible à l’honneur que vous voulez me faire; mais en admettant que Sa Majesté veuille bien penser comme vous, je serais forcé de décliner une proposition aussi flatteuse; car j’ai des occupations auxquelles je ne puis me soustraire, et qui m’absorbent beaucoup.
Le roi des Belges sentit que le moment était venu de se démasquer. Il était ému malgré lui à l’idée de l’effet qu’il allait produire...
—Et si le roi lui-même vous priait de venir au Palais au titre de conseiller privé?
—Je serais obligé de refuser, dit l’inconnu.
—Il vous en prie, dit le roi, en retirant ses lunettes.
L’inconnu s’inclina avec une expression de profond respect.
—Excusez-moi, Sire, dit-il. Je dois décliner l’honneur dont vous me jugez digne. Je suis vraiment trop occupé ailleurs...
A son tour, il se démasqua, et Léopold, plutôt étonné, reconnu son cousin Guillaume II, empereur allemand.
UN BON MÉCANICIEN
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Joseph était certainement le type du bon mécanicien. Il n’avait aucune arrogance; il parlait très gentiment et très familièrement à son patron, et, lorsque quelqu’un de la maison, fût-ce un simple invité, lui demandait un renseignement, il donnait toutes les explications désirables, sans avoir recours à ces effrayantes expressions techniques, telles que carburation, refroidissement, échappement des gaz, qui font hocher la tête aux gens et les rendent rêveurs.
Joseph était un bon garçon rond et de bonne mine; il souriait le plus souvent et il rendait à tout le monde toute sorte de services. On disait: «Il y a des lettres à porter à la poste. Qui est-ce qui y va?»—«Moi, j’ai affaire, disait quelqu’un. Mais est-ce que le mécanicien ne pourrait pas...?» Alors on allait trouver Joseph dans la salle de billard, où, chaque jour, après déjeuner, il faisait sa sieste sur une banquette. On hésitait à l’éveiller; mais il avait un sommeil d’oiseau, et se levait, toujours un peu effaré... On lui disait: «Joseph, ne vous dérangez pas... Si des fois, tout à l’heure, vous allez du côté de la poste...» Il répondait avec une bonne grâce parfaite qu’il allait s’y rendre immédiatement. On finit par ne plus avoir recours à ces formules, puisqu’on savait qu’il y répondait toujours de la même façon, et on finit par lui dire simplement: «Joseph, une lettre à la poste.»
Un jour, il se proposa de lui-même pour mettre du vin en bouteilles, et dès lors le service de la cave lui fut confié, et l’on en déposséda la cuisinière; elle ne demanda pas mieux d’ailleurs, car la cave était humide, et elle avait des rhumatismes à la jambe. Puis, on s’aperçut que de lui-même il avait eu l’idée charmante de laver la vaisselle; si bien que personne ne fut surpris de le voir un jour, un balai à la main, en train de faire le nettoyage complet du grand salon. Ce n’était qu’accidentel d’ailleurs; le salon n’était nettoyé à fond que tous les huit jours; mais il sembla dès le lendemain qu’ayant pris le balai en mains, il éprouvât quelque difficulté à s’en dessaisir. On le rencontra d’abord dans les escaliers, en train de nettoyer sérieusement les angles extérieurs et intérieurs des marches. Il amoncela sur chaque degré, en petits tas, une poussière que personne n’avait jamais songé à déloger.
Puis, dans sa fureur de balayage, il s’arrogea, par une lente et patiente usurpation, le nettoyage sévère de toutes les pièces de notre demeure. Et, quand il l’eut rendue très propre à l’intérieur, il voulut lui donner à l’extérieur un aspect plus frais et plus coquet. Un jour, de grand matin, nous entendîmes un bruit léger sur le devant de la maison. Joseph, suspendu à une échelle de corde, était en train de gratter la façade, qu’il badigeonna ensuite à neuf.
Mais ce travail, si intéressant qu’il fût, devait avoir une fin. Et, quand il fut bien et dûment terminé, notre chauffeur se sentit un peu désœuvré. Le balayage des chambres l’occupait jusqu’à dix heures à peine; c’est alors qu’il pensa à distraire les enfants de la maison, à qui il fabriqua des cerfs-volants. Il les emmena faire de longues courses dans la campagne; il leur apprit un peu d’anglais, leur donna des notions de mécanique...
Quand un meuble se trouvait cassé dans la maison, il le réparait tout de suite avec une habileté remarquable.
Joseph était le favori de tout le monde. On était heureux qu’il fût là. C’était mieux que l’homme utile: c’était une sorte de bon génie. On ne craignait qu’une chose: c’est que Joseph pût un jour nous quitter. Mais cette éventualité était vraiment peu probable; il eût fallu imaginer la possibilité d’un accident, et cette hypothèse n’était pas plausible. Les accidents n’arrivent guère qu’avec les véhicules; or, Joseph ne sortait jamais dans la voiture à chevaux, et les rares fois qu’il fut question de sortir en automobile, il montra pour ce moyen de transport une telle répugnance, qu’après deux ou trois promenades, tout le monde, par un accord tacite, renonça à ce passe-temps.
Joseph le bon chauffeur, cet homme d’une humeur si douce et si égale, ne s’assombrissait, ne devenait maussade et taciturne que lorsqu’il prenait place au volant. On le comprit. On acheta une bâche pour la voiture qui resta tout l’été dans la remise, pendant que le mécanicien, heureux et sympathique à tous, faisait la joie de la maison.
LOUIS... LOUIS...
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Joachim était un mécanicien modèle, très adroit, à la fois vite et prudent. En outre—et ce point n’est pas négligeable—il avait un caractère charmant. Il ne se laissait jamais aller à ces silences inexpliqués, à ces bouderies incompréhensibles qui serrent le cœur des passagers de la voiture et tuent toute la gaîté du bord. Il souriait gentiment des plaisanteries que faisait en cours de route la personne admise à l’honneur d’être placée sur le siège. Quand la voiture s’arrêtait, à la question: «Qu’y a-t-il Joachim?» il ne grognait pas: «Y a quéque chose», en soulevant rageusement son capot. Au contraire, sociable, complaisant, amical, il mettait ses compagnons de voyage dans la confidence de ses incertitudes et de ses recherches.
Il ne connaissait jamais la route, mais il supportait tout de même les indications. Et quand il apercevait sur le sol quelques pierres éparses, il s’abstenait de donner des signes d’impatience, de hausser les épaules avec irritation et ne rendait pas le guide du bord directement responsable des moindres aspérités qui se trouvaient sur le chemin.
Quand on lui disait: «Nous partirons demain à cinq heures, ou à sept heures, ou à neuf heures», il ne répondait pas, quelle que fût l’heure indiquée, par un «Bien!» haineux et plein d’une sourde révolte. Mais il faisait un aimable signe de tête, et, le lendemain matin, il était au rendez-vous, avec à peine une demi-heure de retard. S’il lui arrivait de faire attendre ses passagers plus longtemps, à vrai dire il ne pouvait s’empêcher de faire un peu la tête; mais, au bout de quelques minutes de marche, il n’y paraissait plus.
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Il s’occupait de sa voiture avec un soin infini. Aussitôt arrivé à l’étape, et bien qu’il aimât assez visiter les villes, il ne sortait pas du garage avant d’avoir nettoyé sa 24 HP limousine. Et si on arrivait tard, tant pis pour les musées et les églises! Il se privait même ce jour-là d’écrire ses quinze cartes postales quotidiennes.
Nous nous réjouissions tous d’avoir avec nous un mécanicien comme Joachim. Nous en félicitions le propriétaire de la voiture, qui souriait, avec un peu de crainte, car il avait une âme naturellement inquiète et disait fréquemment que les bonheurs humains sont fragiles... Plus insouciants, nous nous laissions aller à notre plaisir. Ce voyage d’auto s’annonçait comme un des plus beaux et des plus heureux qu’il nous eût été donné d’entreprendre. Nous avions déjà parcouru une partie de la Bretagne, que nous connaissions, mais que Joachim ne connaissait pas et qu’il avait admirée. Puis nous avions fait une magnifique promenade sur les bords de la Loire, et nous avions revu avec joie tous les châteaux que Joachim n’avait pas tous visités dans ses précédents voyages.
On s’en alla ensuite sur Bourges, puis, de Bourges, on gagna Clermont-Ferrand par Saint-Amand, Montluçon et Pontaumur. De Pontaumur à Clermont les routes qui serpentent au flanc des montagnes furent parcourues par Joachim avec sa prudence, sa sûreté habituelles... D’ordinaire, sur ces routes pittoresques, je n’éprouve pas une joie parfaitement paisible. J’ai toujours peur que le mécanicien soit pris, lui aussi, par la splendeur des paysages. Mais, avec Joachim, rien de semblable n’était à craindre. Il semblait oublier, quand il était au volant, sa passion pour les grands spectacles de la nature. Quand il voulait en jouir, il arrêtait carrément sa voiture, et toutes les personnes du bord, émues par les aspects grandioses qui s’offraient à elles, communiaient dans le même enthousiasme lamartinien.
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Clermont-Ferrand était le point, fixé d’avance, où les Puissances mystérieuses, dispensatrices du bonheur des hommes, avaient décidé d’arrêter, et arrêtèrent un peu brusquement notre compte de félicité.
Ce fut au moment même où la voiture, entrant dans la capitale de l’Auvergne, fit halte devant la poste, où quelqu’un de nous avait à faire partir un télégramme très pressé.
L’employé du Destin pour l’œuvre malfaisante fut un petit garçon de la ville, sur lequel nous n’avons pas de détails plus amples, et dont nous savons seulement qu’il devait s’appeler Louis, car ce fut ce prénom que nous aperçûmes écrit en grosses lettres dans la poussière, sur la caisse de la voiture.
Il est probable d’ailleurs qu’en traçant ces caractères un peu gauches le jeune écrivain n’avait pas cru accomplir une pernicieuse besogne, mais qu’il s’était proposé une prouesse calligraphique ou plutôt qu’il avait cédé, par un amour de soi bien excusable, au simple plaisir de contempler, écrit, son petit nom.
Quand celui de nous qui avait envoyé une dépêche sortit du télégraphe, il fit le tour de la voiture et aperçut ces quelques jambages. Il attacha à cette inscription moins d’importance qu’au fameux: Mane, thecel, pharès. Il se borna à lire tout haut le mot: «Louis» et à dire négligemment à Joachim, tout en ouvrant la portière de l’auto:
—Il y a encore des sales gosses qui ont barbouillé le derrière de votre voiture...
Mais Joachim, qui allait reprendre sa marche—car la halte avait été très brève, et il n’avait même pas arrêté le moteur—Joachim poussa un soupir terrible... Au témoignage de la personne qui se trouvait à ses côtés, une expression affreuse de désespoir se peignit sur ses traits. Il descendit rapidement de son siège et vint regarder le barbouillage de la caisse.
Il restait là, sans mot dire, si bien que pour contempler le désastre, les passagers descendirent un à un. Et chacun d’eux, en regardant les caractères, ne pouvait s’empêcher de dire à demi-voix: «Louis!...»
A partir de cet instant, la nature de Joachim changea du tout au tout. Notre mécanicien devint morose, puis maussade, puis hargneux. Il avait perdu toute sa complaisance... Et, quand il prononçait une parole, c’était pour parler de l’inscription. C’était pour dire que ça ne s’en irait pas, que les petits silex de la poussière marquaient dans le vernis, et qu’il ne fallait pas essayer de «ravoir» le panneau, qu’on ne ferait que l’abîmer davantage... On serait donc obligé de garder ça jusqu’à Paris. Et, dès lors, il ne comprit plus qu’on ne revînt pas tout de suite. A chaque détour qui nous éloignait de la capitale, il fronçait le sourcil davantage, si bien que nous abrégeâmes d’une semaine au moins notre magnifique excursion... Joachim était devenu insoutenable. Et tout notre plaisir en était gâté, annihilé.
Et, pour la première fois depuis l’événement, nous obtînmes de lui un sourire quand, à Lyon, nous lui dîmes: «On rentrera demain par Dijon et on tâchera d’arriver le soir.»
Ce jour-là il commença à reprendre son bon ancien visage, ne pesta plus que par habitude contre le malfaiteur inconnu, et supporta patiemment que les passants, en apercevant la caisse de la voiture, répétassent tous malgré eux: «Louis! Louis!», donnant ainsi au petit jeune homme néfaste la publicité qu’il avait souhaitée pour son prénom.
HANS HUMPELHANS
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Cet autre mécanicien que j’ai connu s’appelait Hans Humpelhans. Il se disait Suisse; mais je crois qu’il était Allemand. Il avait une bonne figure ronde, avec des yeux peints en bleu. Il n’appartenait pas à cette race de mécaniciens taciturnes qui nous en imposent tant. Hans Humpelhans était expansif, toujours jovial et satisfait. C’est un grand tort pour un mécanicien qui veut garder son autorité. Il faut qu’il soit peu communicatif, et paraisse toujours mécontent de quelque chose. Alors, on le respecte, et tous autour de lui, patron et invités, s’ingénient à lui être agréables.
Hans Humpelhans ne dédaignait pas de causer avec le monde; il employait comme les autres mécaniciens des termes techniques qui échappaient aux profanes; mais ce n’était pas du pédantisme, c’est qu’il croyait naïvement que vous étiez au courant de toutes ces choses compliquées.
Hans Humpelhans avait remplacé dans la maison un mécanicien qui ne lui ressemblait pas du tout, sombre et noir comme le Cocyte, et qui avait donné son compte un beau matin pour une raison qu’il n’avait pas voulu faire connaître, et que personne ne connut d’ailleurs jamais. Notez que mes amis, s’ils en avaient pris eux-mêmes l’initiative, auraient eu des motifs plus précis pour se priver de ses services. Car ce premier mécanicien était un effroyable mangeur d’essence. Le réservoir de la voiture semblait avoir été construit sur le modèle ancien et un peu coûteux du tonneau des Danaïdes. Tout le monde savait que le chiffre de cette consommation était en dehors de toute vraisemblance; mais telle était l’autorité de ce mécanicien brun et triste qu’elle s’augmentait de toutes les prévarications qu’il pouvait commettre.
Sous le règne du débonnaire Humpelhans, la consommation du pétrole fut considérablement réduite, et parut néanmoins excessive. Il fut renvoyé pour un bidon! Évidemment ce ne fut qu’un prétexte. Mais le fait même qu’on osa se servir d’un prétexte aussi futile indique nettement combien le malheureux Suisse avait peu de prestige dans la maison où il était en droit d’exercer une si complète dictature.
Ce furent des intrigues d’office qui déterminèrent mes amis à se séparer de ce gros homme blond. Hans, comme son prédécesseur, mangeait à la cuisine. Mais au lieu d’y trôner avec une auréole, comme un Messie en voyage qui s’arrête chez d’humbles gens, au lieu de planer au-dessus du jardinier, du cocher de la voiture à chevaux, et même du chef de cuisine, Humpelhans était confondu parmi les convives, servi à son tour de bête, et n’avait aucun privilège de préemption sur les plats qui revenaient de la salle à manger, ni à plus forte raison sur la petite réserve spéciale de morceaux choisis, qu’un bon chef de cuisine sait prélever sur le rôti avant de le livrer aux appétits grossiers de la table des maîtres.
On apprit un matin que Humpelhans avait été congédié. Et le fait même que l’assemblée générale des invités n’eût pas été consultée sur son renvoi montra encore à quel point sa personnalité était chétive... On ne le vit pas partir; je fus seul à le regretter; et même je ne le regrettai pas longtemps, je le dis à ma honte; car j’eus tout de suite une consolation: l’automobile se trouvant momentanément privée de conducteur, la sortie de l’après-midi fut remplacée par une partie de poker... Je me dis qu’après tout Humpelhans lui-même avait peut-être bien pris la chose, et qu’il s’était en allé tranquillement, avec une âme insouciante.
Je fus détrompé quelques mois après. Je rencontrai Humpelhans sur la place de l’Europe. Il était toujours frais et propre. On ne pouvait savoir si sa casquette était une casquette de chauffeur en place ou de mécanicien sans emploi. Hans Humpelhans fut content de me revoir...
—Ah! monsieur! me dit cet homme, ennemi des préambules, vous savez comment c’est arrivé? Ils ont dit que c’était pour le pétrole, mais c’est rapport à une dispute avec la femme de chambre Marie... Je passais comme ça dans le vestibule...
A ce moment, je m’aperçus que j’avais un train à prendre et que ma montre retardait sur l’horloge. Je quittai Hans Humpelhans, avec un mot de congé rapide...
A trois mois de là, je le retrouvai dans les Champs-Elysées. Il vint à moi, et, sans me dire ni bonjour, ni comment ça va? reprit son récit à la virgule même où il l’avait laissé.
—Et comme elle descendait de l’étage, voilà que soi-disant sans le faire exprès, elle laisse tomber son torchon en feutre sur ma casquette... Justement voilà monsieur qui sortait du fumoir. Voyant cela, il me dit...
Une dame que je n’avais pas vue depuis longtemps, passa en voiture... J’avais besoin de lui parler et courus après elle. Hans Humpelhans n’avait décidément pas de chance avec son histoire. Mais d’ici un an, je compte bien le rencontrer deux ou trois fois, et il trouvera peut-être le moyen de la finir...
L’ORGANISATEUR
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L’été dernier, à la campagne, nous avions la bonne fortune d’avoir avec nous un organisateur. C’était un organisateur au repos. Il avait tant organisé pendant l’hiver, qu’il ne demandait qu’à souffler un peu. Il se plaignait beaucoup des rudes fatigues endurées pendant la mauvaise saison. Il n’y avait pas eu à Paris d’homme plus surmené, ni plus malheureux. On se demandait, d’ailleurs, pourquoi. Rien, en effet, ne l’obligeait à organiser...
—Enfin, voyons, si ça vous fatigue tant et si ça vous ennuie, pourquoi continuez-vous ce dur labeur?
L’organisateur avait alors un douloureux sourire et disait qu’il était faible, qu’il se jurait toujours de renoncer à son métier et que chaque fois il se laissait faire et succombait aux sollicitations... N’est-ce pas? On a beau être sûr de ne pas recommencer, se dire qu’on fait un travail de chien pour ne rien récolter, si ce n’est bien souvent de l’ingratitude, on a beau songer à sa santé, à sa tranquillité, on ne peut laisser dans l’embarras des gens qui n’ont confiance qu’en vous, qui sans vous ne sauraient où donner de la tête. On cède, en se disant que c’est la dernière fois... Et ce n’est jamais la dernière fois...
C’est ainsi que l’organisateur, malgré ses protestations, dut organiser en une année cinq banquets, trois bals à l’Hôtel Continental, un certain nombre de concours de marche, une fête aéronautique et ne posa pas moins de quatre premières pierres. Car notre ami appartient également à cette noble caste des poseurs de premières pierres, de ces gens qui ne considèrent qu’une seule pierre des écoles, des musées, des ponts et se désintéressent de toutes les autres pierres subséquentes de ces monuments et ouvrages d’art.
Ils pensent également que les cuirassés de trente millions, que les paquebots de deux cents mètres n’ont de raison d’être que pour être «lancés», après avoir été bénis, dans un port pavoisé, au milieu des fanfares. Sitôt lancés, ces monstres de la mer n’existent plus à leurs yeux. Ils peuvent, s’ils le veulent, couler au fond des eaux ou se déchirer contre les récifs. L’annonce de ces catastrophes ne produira dans l’âme du lanceur de bateaux qu’un sentiment d’indifférence, nuancé à peine par l’espoir d’un nouveau navire à lancer pour remplacer celui qui vient d’être perdu.
Le Destin, qui fit naître organisateur notre malheureux ami, l’a naturellement conduit dans les milieux les plus propices à l’exécution de la tâche pour laquelle il était désigné et marqué au front. Il s’est trouvé dirigé, nécessairement, vers les sociétés de tir, de gymnastique, de vélo, les sociétés de théâtre, les associations d’anciens élèves. Comment peut-il être ancien élève de tant d’institutions différentes? Je ne pense pas qu’il se soit fait mettre à la porte de plusieurs écoles. Mais, tout enfant, encore, il savait sans doute obscurément quelle œuvre il aurait à remplir et changeait certainement d’institution pour augmenter le champ de ses futurs anciens condisciples.
Plusieurs villes de France se disputent l’honneur de lui avoir donné le jour; il fait partie d’une dizaine de sociétés provinciales, qui portent toutes un nom de mets du terroir. Et il n’a pas plutôt organisé le banquet du «Haricot Rouge» qu’il lui faut en toute hâte penser au bal du «Foie de Canard».
C’est ce qu’il nous racontait, avec un air accablé, le soir de son arrivée parmi nous. Et il nous dit avec lyrisme son ivresse d’être débarrassé momentanément de tous ses soucis: les pourparlers avec les restaurateurs, les insignes à commander, les invitations à faire imprimer, les accessoires de cotillon, les cigares, les orchestres, les bouquets aux dames artistes qui veulent bien prêter leur concours! Comme il allait jouir de la vie, égoïstement, lui qui ne faisait que se consacrer à autrui! C’était bien son tour d’être un peu tranquille! Oh! les flâneries dans les prés, les promenades sur les routes ombragées! Et, pour le soir, il apprendrait enfin à jouer le bridge; car, à Paris, il ne joue jamais. Le voyez-vous attablé à une table de jeu, lui qu’on vient déranger à chaque instant, pour réclamer ses instructions ou invoquer son autorité!
On le promena le lendemain toute la journée. Il avait l’air un peu mélancolique des gens qui ne s’habituent pas tout de suite à leur bonheur. On lui apprit le bridge, le soir, et il feignit de s’y intéresser. Quand on se quitta pour aller se coucher, il nous serra la main avec effusion et nous dit avec une ardeur un peu factice: «Voilà la vie, la vraie vie!»
Mais le lendemain matin, on le vit errer comme une âme en peine sur la terrasse du château. Il y avait d’un côté de vastes prairies désertes, de l’autre une superbe forêt. On n’apercevait, en fait d’agglomérations, qu’un tout petit village, qui se trouvait à deux lieues de là. Il nous dit qu’il allait faire une longue promenade à pied... Quand il revint pour déjeuner, très en retard, il nous apprit avec résignation qu’il était allé jusqu’à ce petit village, que c’était dans quinze jours la fête annuelle et qu’il organisait une course en sacs et une retraite aux flambeaux.
TOURISTES
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Ce vieux monsieur à la tête trop grosse ressemblait énormément à sa femme. Tous deux avaient le masque démesurément large et des yeux débordants. Ils étaient de la même taille, pas assez courts pour être considérés comme des nains et pour avoir la gloire d’être des phénomènes.
Le monsieur avait encore sur la tête des cheveux épais et rudes, et qui n’avaient pas blanchi. Il était clair qu’à un moment donné la Nature ne s’était plus occupée de cet être inintéressant, et lui avait laissé ses cheveux noirs. La dame était noire aussi, mais ses bandeaux et ses torsades étaient d’emprunt. Tous deux étaient vêtus tristement et solidement de vêtements aussi inusables qu’eux-mêmes.
Ils habitaient dans un appartement très cher, dont quinze chambres sur dix-huit n’étaient pas meublées. Mais la salle à manger, la chambre à coucher et un des salons étaient remplis de vieux meubles d’un grand prix, achetés d’un seul coup.
Le monsieur avait fait sa fortune dans le commerce... Comment avait-il pu gagner un franc? Il semblait avoir au juste l’esprit d’initiative, le génie entreprenant d’un soliveau. Mais de l’argent et de l’or, par des lois mystérieuses, étaient venus s’agglomérer et s’amonceler autour de lui. Quand il eut gagné plusieurs millions, il alla trouver son notaire, à qui il put dire juste les paroles nécessaires pour exprimer qu’il voulait vendre son fonds. Le notaire lui trouva un acquéreur. Il déménagea et vint habiter un très beau quartier. Il n’avait l’air ni heureux, ni malheureux. Il était probablement très heureux.
Il acheta une forte limousine de bonne marque. On lui indiqua un bon mécanicien.
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Le seul ennui qu’il parut éprouver, ce fut le jour de leur première sortie, quand il fallut dire au mécanicien où il voulait aller.
Il n’avait pas la moindre connaissance géographique. Quand on prononçait devant lui les noms de Melun ou de Versailles, il les reconnaissait simplement. Les notions étaient rangées pêle-mêle dans son esprit, comme dans un dépôt de ferraille. Ça s’y trouvait, voilà tout.
Le mécanicien proposa Rouen. Ils n’avaient aucune raison pour refuser. Ils partirent un matin, à huit heures.
Le vieux monsieur était installé à côté de sa femme dans la voiture. Ce fut encore ce jour-là une image très spéciale de bonheur à deux que celle de ces vieillards silencieux, qui regardaient droit devant eux et dont le visage restait impassible. Ils tournaient la tête machinalement quand ils entendaient un coup de trompe, ou regardaient en l’air quand on passait sous un pont.
Le mécanicien les amena dans un restaurant de Rouen, où le vieux commanda le déjeuner d’une voix basse et tranquille, après avoir consulté du regard le regard toujours consentant de sa femme.
Le mécanicien vint les reprendre à trois heures. Puis ils rentrèrent à Paris après avoir eu une panne de pneu. Entre Vernon et Bonnières, la voiture s’était arrêtée. Le mécanicien était descendu et leur avait dit: «J’ai un pneu d’arrière qui fiche le camp.» Le vieux monsieur avait incliné la tête, la dame aussi. Ils étaient restés dans la voiture. On avait haussé le tout avec un cric, et le mécanicien avait procédé avec diligence à la réparation.
Quelques jours après, le mécanicien les emmena à Fontainebleau, puis à Meaux. Comme la belle saison arrivait, il leur demanda un jour: «Monsieur, Madame n’auraient-ils pas l’idée de faire un grand voyage en France, et l’on pousserait jusqu’en Italie?» Ils acceptèrent. Le mécanicien leur demanda trois jours pour mettre la voiture en état.
Ce mécanicien adorait l’auto. Il aimait sincèrement la nature et se grisait de grand air. Mais il se dit que ce voyage serait plus agréable s’il emmenait à côté de lui, sur le siège, une petite amie.
Il vint donc demander à Monsieur et à Madame d’emmener sa femme avec lui. Le monsieur accepta d’un petit hochement de sa grosse tête, après avoir recueilli chez sa femme un avis favorable, également silencieux.
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Ce fut un voyage charmant pour le mécanicien et sa jeune compagne. Ils avaient à l’œil une bonne voiture. Ils étaient bien logés et confortablement nourris. Ils avaient fini par ne plus faire attention aux deux véritables colis que renfermait le fond de la limousine.
Ils parcoururent les bords de la Loire, puis le Plateau Central, puis le Dauphiné, puis la Savoie, passèrent en Piémont, en Lombardie, en Vénétie. Le mécanicien se contentait, à l’arrivée dans chaque ville, de dire à ses maîtres: «Nous voici à Turin, ou à Milan, ou à Venise...» Il allait toujours dans le meilleur hôtel; mais, très gentiment, prenait toujours pour Monsieur et Madame la meilleure chambre. Il mangeait à une petite table à part avec sa petite amie. Le dîner fini, il allait trouver Monsieur et Madame et leur disait, s’il avait envie de se reposer: «On ne voyage pas demain, n’est-ce pas, Monsieur et Madame?» Et Monsieur répondait, dans ce cas: «Non, pas demain.»
C’est le mécanicien également qui fixait les heures de départ. Il s’était rendu compte au bout de très peu de temps de la barbarie qu’il y avait à faire lever de trop grand matin ces personnes âgées. Aussi partait-on vers dix heures, tranquillement, et faisait-on de courtes étapes.
La voiture se comportait bien. Elle absorbait de l’essence à sa suffisance. De temps en temps on procédait à une petite réparation pas trop onéreuse.
On revint à Paris par le Midi de la France, en passant par un village du Languedoc, où la petite amie du mécanicien avait sa vieille grand’mère.
L’hiver fut moins agréable. Le mécanicien n’aimait pas le travail de ville. Aussi expliqua-t-il à Monsieur et à Madame que la voiture «fatiguait» beaucoup dans le service de Paris. Il leur enseigna une excellente occasion, un coupé à deux chevaux qui fut employé pour la plupart des courses. La limousine sortait de temps en temps, tous les cinq à six jours, pour ne pas en perdre l’habitude.
Il arriva que, pendant cet hiver, le mécanicien se brouilla avec sa petite amie. Mais, aux approches du printemps, il fit la connaissance d’une autre demoiselle. Il annonça donc à ses patrons qu’il avait divorcé et s’était remarié. Puis il proposa une longue excursion d’été en Belgique, en Hollande et sur les bords du Rhin, car sa nouvelle amie était blonde, elle aimait la rêverie et les paysages allemands.
UN CHEVAL FASHIONABLE
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Il fallait vraiment que Mᵐᵉ Hofer, la cantinière qui gagna un million, habitât dans une de ces citadelles de l’hippisme qu’est forcément un quartier de cavalerie, pour faire à un de nos confrères cette déclaration énorme «qu’elle ne comptait pas acheter d’automobile».
Conçoit-on cela? Une gagnante de gros lot qui n’achète pas d’automobile?
Toutes les Perrettes de ma connaissance qui, leur pot au lait sur la tête, attendent avec une confiance impatiente le tirage des loteries, toutes ces joueuses me font la même réponse quand je leur demande ce qu’elles feraient, une fois le gros lot encaissé... «J’achèterai une automobile.»
Quelques-unes disent: «J’achèterai deux automobiles: une électrique pour Paris, une voiture à pétrole pour la campagne.»
C’est surtout à la campagne qu’il est agréable d’avoir une automobile. La raison avouée, c’est «le paysage». La raison inavouée, presque inconsciente, c’est le besoin de faire de la poussière. Faire de la poussière... depuis longtemps, bien avant l’invention des automobiles, cette expression a signifié: faire de l’esbrouffe, de l’épate, du luxe. Quand nous disons d’un ton haineux, en regardant notre prochain: «En fait-il, une poussière!», c’est avec l’espoir secret qu’un jour viendra où nous ferons de la poussière à notre tour.
Au fond, le westrumitage, le goudronnage, le pétrolage, et tous les procédés qui tendent à supprimer la poussière, font le tort le plus grave au commerce de l’automobile, et les clubs, chambres syndicales et autres pouvoirs vigilants devraient bien faire une guerre sournoise aux ennemis de la poussière bienfaisante.
Je m’étonne que certains fabricants n’aient pas adapté à leurs voitures des balais à hélice pour augmenter l’ampleur des tourbillons et la longueur du sillage. Ce que nous demandons—et nous espérons que le prochain Salon de l’Automobile nous donnera satisfaction sous ce rapport,—c’est la voiture pas trop cher, donnant un bon rendement de poussière, produisant un bruit considérable et dissimulant un humble petit moteur sous un capot de dimensions énormes.
Il ne faut pas perdre de vue ce point essentiel, et nous ne cesserons d’y insister: l’automobile n’est pas seulement un instrument idéalement commode et agréable, c’est surtout un signe de luxe. «Ce sont des gens très bien; ils ont une automobile.» On est classé.
On ne lit plus dans les romans (qui nous donnent une idée si exacte des opulences et des somptuosités mondaines): «Le châtelain passa dans son superbe landau, au trot de ses admirables steppeurs...» On ne parle que de sa quarante, sa soixante-chevaux, et même de sa trois cents-chevaux, comme j’ai pu lire récemment dans l’œuvre d’un de mes confrères (à qui l’essence ne coûtait rien).
On serait mal venu à parler désormais des chevaux d’un milliardaire. C’est ce qui me détermine à vous raconter en toute hâte une certaine histoire américaine qui, au train où vont les choses, ne serait plus comprise d’ici très peu de temps.
Cette histoire me fut contée par un jeune journaliste de Boston, doué d’une certaine fantaisie, et à qui, en raison des vieilles traditions d’hospitalité française et de l’heure avancée, il ne fallait pas demander des preuves rigoureuses de ce qu’il disait.
—J’habitais, me disait-il, dans une maison de campagne, à une dizaine de milles d’une des résidences d’été de M. Mackay. Un matin, je vis s’arrêter devant ma maison le piqueur de M. Mackay et je reconnus avec émotion, dans cet homme au teint coloré, un de mes frères de lait. (J’ai eu trois nourrices et j’ai un certain nombre de frères de lait qui, tous, n’occupent pas une situation aussi brillante.)
«Le frère de lait conduisait un cheval attelé à un sulky, et ce cheval, je l’appris avec émotion, était le cheval favori de M. Mackay, celui qu’il faisait atteler de préférence quand il allait se promener dans la campagne. Le piqueur m’apprit même le petit nom de ce cheval; mais je l’ai oublié, tant j’étais troublé au moment de la présentation... Je fis entrer mon frère de lait chez moi pour lui offrir à boire (il buvait maintenant autre chose que du lait). Mais auparavant, j’avais conduit le cheval de M. Mackay dans une écurie qui me servait de débarras. Je lui fis le plus de place possible en jetant hâtivement dehors tout ce qui encombrait l’écurie: une bicyclette hors d’usage et un vieux bois de lit; puis je mis à sa disposition une botte de paille et un seau d’eau, tout en regrettant de ne pas être mieux pourvu pour recevoir des chevaux de milliardaires... Mais j’étais pris à l’improviste. Et si j’avais pu m’attendre...
«Un quart d’heure plus tard, quand après d’honnêtes libations mon frère de rhum et moi nous revînmes à l’écurie, nous vîmes avec satisfaction que le cheval de M. Mackay avait tiré un bon parti de mes humbles ressources: il avait détaché un brin de la botte de paille et buvait lentement son seau d’eau avec un chalumeau.»
A L’ÉTROIT
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Nazzaro, à la vitesse moyenne du Circuit, ne mettrait pas tout à fait deux minutes et demie pour aller de la Madeleine à la Bastille. Et il est probable qu’il irait un peu plus vite encore, car le parcours n’est pas très accidenté.
Ce serait d’ailleurs une jolie course à faire, un dimanche matin. On arrêterait la circulation pendant une heure ou deux. On se servirait de la rue de Lyon pour la lancée et on aurait la rue Royale et la place de la Concorde pour s’arrêter.
La Coupe des Grands Boulevards... L’Auto devrait étudier ça.
Grâce à la locomotion nouvelle, les distances de ville n’existent plus. Quand on a une auto devant sa porte, et qu’un rendez-vous vous appelle à quatre heures, on quitte son bureau à quatre heures dix. Et l’on arrive avant que le quart d’heure de grâce ne soit écoulé.
D’ailleurs, les distances de ville à ville existent à peine. Les grandes routes sont devenues des rues. Ainsi, un peu après Bonnières, on se trouve en présence de deux rues, la rue d’Evreux et la rue de Rouen. On salue dix voitures au passage entre Evreux et Lisieux. C’est comme une allée du Bois.
La France, qui nous semblait quelque chose d’énorme, d’inconcevable, d’aussi grand que le monde, la France, on voit ce que c’est maintenant: un très beau patelin, mais en somme assez limité. L’Italie, la Suisse, l’Allemagne, ce n’est pas plus loin que jadis la banlieue. Constantinople, Pétersbourg, c’est, si vous voulez, la grande banlieue.
Pour faire ce qui s’appelle une excursion, il faut franchir l’Oural ou l’Asie Mineure. Aller jusqu’au bout de la Sibérie, ça commence à être un petit voyage. Mais un voyage n’est sérieux que si l’on traverse le détroit de Behring.
Dans quinze ans on fera le tour du lac Tchad. Nous connaîtrons le Sahara comme le Ranelagh. Et on vendra de l’essence à 39 centimes dans les moindres oasis.
C’est à ce moment que l’automobile, victorieuse du cheval, commencera à s’attaquer au chameau. Et le chameau mordra bientôt le sable du désert.
Sur de jolies routes arctiques et antarctiques, des chauffeurs velus s’avanceront irrésistiblement vers les pôles, au grand effroi des ours blancs, qui courront bêtement devant les voitures, comme les veaux des zones tempérées.
Tout le monde, en voiture et en voiturette, ira regarder la figure du pôle nord, et l’on retournera chez soi en disant: «C’est ça? Eh bien! vrai!» On aura beau édifier aux deux pôles une petite colonne, pour montrer que c’est bien là; on aura beau mettre à côté une balance, un truc pour la bonne aventure et un appareil automatique pour distribuer des cartes postales et des flacons d’odeur, on n’empêchera pas que le pôle Nord et le pôle Sud seront des petits endroits sans gaîté... Alors ayant tout épuisé des joies panoramiques de la terre, on commencera à se trouver à l’étroit sur cette boule archi-connue. Et on cherchera les moyens d’aller dans les autres astres. Au fond, on ne s’en est jamais occupé sérieusement. Mais maintenant tout le monde est las de rouler sur les mêmes méridiens et sur les mêmes degrés de latitude. Alors il faut espérer que nos aérostiers, nos constructeurs de moteurs, vont s’y mettre, et qu’ils vont inventer le merveilleux appareil qui nous permettra de parcourir les 66 millions de kilomètres qui nous séparent encore de Mars, les jours où il veut bien se rapprocher de nous.
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Ce n’est pas évidemment pour rien et par hasard que le grand installateur du système planétaire nous a placés à proximité de ces deux planètes, Mars et Vénus, dont l’une est de 57 degrés plus froide et l’autre de 55 degrés plus chaude que la Terre. Le temps n’est pas éloigné où nous irons passer l’hiver dans la planète Vénus et l’été dans la planète Mars.
Les habitants de Mars, qui vivent depuis pas mal de temps dans cette température de 30 degrés au-dessous de zéro, ont dû prendre des mesures en conséquence. Leurs organismes sont habitués au froid. C’est une race très remuante et très active, à l’opposé des indolents habitants de Vénus, qui doivent avoir les côtes en long.
D’ailleurs des gens dignes de confiance qui ont connu en Russie ces températures martiennes de 30 au-dessous m’ont affirmé que, par les temps secs, on ne sent pas le froid.
Trente degrés, qu’est-ce que c’est que ça? C’est une température terrienne. Ce qui commence à compter, ce sont les 219 degrés de Neptune.
Il est évident que ça devient plus anormal, et que les gens de là-bas doivent mener une autre vie que la nôtre.
D’abord, à ce numéro-là du thermomètre, la plupart des corps changent d’état. Tel gaz, pimpant et léger, est un liquide moins dégagé d’aspect, ou même un solide inerte et sans grâce.
Il est bien probable que les Neptuniens ne sont pas faits comme nous. Peut-être ressemblent-ils à ces bêtes antédiluviennes qui allongent dans le musée de Kensington leur squelette interminable... Mais puisque nos astronomes à la vue courte ne nous donnent pas sur eux de renseignements suffisants, nous aimons mieux nous figurer qu’ils nous ressemblent. C’est ainsi que nous façonnons Dieu à notre image. Admettons que les Neptuniens sont des gens comme nous, mais plus grands, proportionnés à leur planète. Et imaginons, derrière un vaste zinc, un limonadier géant débitant de l’air en bouteilles et même en magnum, pendant qu’à la terrasse un autre gars de Neptune se fait servir comme apéritif de l’oxygène absinthé.
CITRONNET
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Citronnet était le plus célèbre de sa famille. On ne voyait d’ailleurs jamais son père, un vague bûcheron. Quelquefois, sa mère traversait le village avec une charge de bois mort. Mais, dans la Grande-Rue, qui était la grand’route, on connaissait bien Citronnet.
Citronnet était âgé d’une dizaine d’années. On ne savait pas s’il était jamais allé à l’école. Il passait à travers toutes les lois sur l’enseignement. Je crois qu’on ne pouvait dire au juste à quelle commune il appartenait, et que personne n’élucidait ce problème, moins intéressant sans doute pour l’histoire que celui du véritable berceau d’Homère.
D’ailleurs, on sentait obscurément qu’il ne fallait pas arracher Citronnet à ses fonctions. Dans le village où tous les hommes, toutes les femmes, tous les gosses travaillaient, soit aux champs, soit dans des usines proches, Citronnet était «le badaud». Il était l’emblème haï et jalousé de l’oisiveté éternelle.
Il passait pour un mauvais sujet, qui n’avait peur de rien. La vérité est qu’il avait peur de tout. Mais, dans le désœuvrement où il vivait, il était poussé tout à coup par les lubies. Si l’idée lui venait de faire une blague à une poule, d’isoler tout à coup un poussin égaré, ou bien de taquiner un veau attaché devant l’auberge, rien ne pouvait arrêter en lui ce besoin impérieux de faire quelque chose. N’étant pas satisfait par une vie inoccupée, ce besoin d’agir se manifestait par des actions irrégulières, qui indignaient les habitants. Aussi le jeune Citronnet vivait-il un peu comme un paria. On lui parlait de côté. On ricanait parfois en le voyant, et l’air apeuré et doux qu’il avait pour regarder le monde le faisait considérer comme individu le plus dissimulé du département, d’un machiavélisme peut-être sans but, mais évident.
Les autos qui s’arrêtaient chez l’épicier, pour prendre de l’essence, avaient tout de suite la clientèle de Citronnet qui restait cependant à une certaine distance des pneus. Car il savait bien que si par malheur un des boudins s’était dégonflé, il n’y aurait eu qu’une voix pour accuser la malveillance...
Citronnet n’avait jamais été en auto, même pendant trente mètres. Il aurait bien voulu s’accrocher un jour derrière une voiture pour aller jusqu’à la sortie du village. Mais il était trop surveillé par le marchand d’essence, par la dame du tabac, par la forge, par tout le monde.
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Or, un jour, une auto grise à deux places s’arrêta pour faire de l’essence. Elle avait un énorme capot à l’avant, et derrière les baquets un arrière en biseau. Le chauffeur, pour conduire, était presque couché sur le dos... Une fois qu’elle eût pris son essence, il y eut un peu de coton pour la mise en marche, si bien que l’épicier, qui avait affaire, rentra dans sa boutique. Comme il faisait très chaud, la dame du tabac, à l’inverse du capucin du baromètre, restait à l’intérieur de sa maison. La forge ne marchait pas... La route était libre... Les deux chauffeurs avaient pris place dans la voiture.
Citronnet s’installa sournoisement à l’arrière. La voiture démarra... Dès le début, Citronnet comprit que ça marcherait trop vite. Il eut l’idée de descendre à l’instant même... Mais ça allait trop vite déjà. Aux dernières maisons du village, l’auto filait à pleine allure. Citronnet, accroché tant bien que mal, fermait et ouvrait les yeux, ne sachant s’il avait plus peur de ce qu’il voyait ou de ce qu’il ne voyait pas.
Au bout d’un instant, il se risqua à regarder devant lui. La route montait, droite comme un mur. Il eut l’espoir de voir ralentir la voiture, mais la voiture ne ralentit pas... Au haut de la côte, on aperçut un petit village... On le traversa à toute vitesse... C’était fini. On ne s’arrêterait plus qu’au bout du monde.
Quelles réflexions se faisait Citronnet? Il ne savait pas. Ça marchait trop vite. Il se disait confusément qu’il allait se trouver très loin, dans un pays inconnu, et sans aucune espèce de ressource. En effet, le petit sou que la veille il avait reçu d’un autre chauffeur à qui il était allé chercher du tabac, ce sou unique avait été dilapidé le matin même, en un achat de boules de gomme.
On passait au milieu d’un paysage magnifique. Mais, comme tout bon buveur d’air, Citronnet semblait dédaigner le paysage. On entra dans une forêt assez fraîche, sur une maudite route roulante, où l’allure de la voiture s’accrut encore.
Puis la forêt s’éclaircit peu à peu, et fit place à une plaine qui n’était pas sans grandeur. La route, toute plate, filait entre des champs très plats. Citronnet se demandait dans quel pays on se trouvait, si c’était encore la France, ou l’Europe...
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Puis, brusquement, après une embardée, la voiture s’arrêta. Et un des deux messieurs à lunettes, qui ne mâchait pas ses expressions, lança une expression toute crue... Citronnet avait sauté à terre et se tenait sur le bord du chemin... C’est alors qu’un des chauffeurs l’aperçut, le regarda avec stupéfaction, et lui demanda d’où il était sorti. Ce chauffeur était bien sûr d’avoir vu la route déserte, rien qu’un instant auparavant. Et Citronnet semblait avoir jailli du sol poudreux, telle Astarté de l’onde amère.
Tout en le réquisitionnant pour aider au démontage du pneu, les deux chauffeurs, soupçonneux, continuèrent à interroger leur compagnon imprévu. Ils finirent par en avoir le cœur net et par savoir qu’ils l’avaient ramassé quelque part...
Mais où donc? Ils ne s’étaient pas arrêtés depuis près de cent kilomètres. Ils regardèrent sur leur carte et nommèrent la patrie de Citronnet. Le jeune déraciné avoua qu’il était en effet originaire de ce pays lointain, et les chauffeurs, ne sachant que penser, l’examinèrent.
Je voudrais bien vous dire qu’ils l’emmenèrent à Paris, l’attachèrent à leur maison, que Citronnet grandit à leur service, et qu’il finit par épouser la fille de l’un d’eux, belle et riche héritière. La vérité est qu’ils se bornèrent à le mettre en chemin de fer, dans un compartiment de troisième classe... C’était aussi un des rêves de Citronnet d’aller en chemin de fer. Mais ce bonheur lui arrivait trop subitement. Il n’en jouit pas autant qu’il aurait dû.
Quelques-uns de ses concitoyens furent un peu étonnés quand il débarqua à la gare du pays.
On lui demanda: «D’où c’est-il qu’tu viens?... Là-v-où qu’tu t’es en allé?...» Citronnet n’était pas loquace. Il murmura quelques rauques explications, et cette aventure fut loin de modifier dans un sens favorable sa réputation locale.
UNE RACE QUI S’ÉTEINT
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—Regarde de tous tes yeux, regarde!
C’était, je crois, le terrible Ogareff qui s’adressait en ces termes à Michel Strogoff, pendant que l’on chauffait la lame de sabre, pour la passer ensuite, incandescente, devant les yeux de l’envoyé du Tsar.
Il n’est pas question pour le moment de nous passer à tous devant les prunelles des lames portées ainsi à une température plus haute que celle du rouge-blanc. D’autant que nous ne trouverions pas tous, à point nommé, en pensant à notre famille une larme protectrice qui nous préserverait, comme elle en préserva Strogoff, du fâcheux effet de ce sport sibérien.
Pourtant nous ne saurions trop vous exhorter à regarder de tous vos yeux autour de vous, car le spectacle devant lequel la plupart des hommes passent, d’ailleurs indifférents, le spectacle en vaut vraiment la peine.
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Vous savez pourtant ce que c’est qu’une ère? C’est quelque chose d’important, une ère; les siècles, à côté d’une ère, ne sont que des petits garçons. Eh bien! nous sommes en ce moment à ce point si rare de l’histoire où il nous est permis d’assister à l’arrivée d’une ère nouvelle, et, en même temps, à l’agonie d’une ère ancienne. Il y a en ce moment deux ères sur le pavé de Paris, celle toute-puissante d’éclat et de jeunesse de la locomotion nouvelle, et l’ère décrépite, asthmatique, râlante, de la traction animale.
Regardons-les de tous nos yeux ces véhicules hier encore familiers, aujourd’hui déjà étranges, qu’emmènent des grosses bêtes grises, jaunes ou noires. Un omnibus à chevaux n’est-il pas déjà aussi barbare qu’un pousse-pousse égyptien? Et les cochers, les cochers ne nous font-ils pas l’effet d’apparitions, de fantômes, en chair et en os, qui entrent tout vivants dans le Préhistorique?
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Regardez-les encore, car bientôt nous ne les verrons plus. Examinons leurs variétés diverses, dont quelques-unes d’ailleurs ont déjà disparu.
Les auteurs de romans-feuilletons ne connaissaient qu’un exemplaire du cocher de fiacre, qu’ils appelaient l’automédon. C’était lui qui disait: «Hue, Cocotte!» ou «Suffit, bourgeois!» Il fouettait sa bête, d’ordinaire maigre et poussive, par opposition aux robustes percherons que le cocher des berlines «enveloppait d’un large coup de fouet».
Le cocher de fiacre des romans était aussi étroitement défini que le portier ou le porteur d’eau. Pourtant, disons-le, il y avait et il y a encore des spécimens très différents de cochers de fiacre. La race, en ces dernières années, s’est affinée. Le cocher de fiacre d’il y a vingt ans avait une bien mauvaise réputation. Il passait pour un être grossier, insolent, âpre au gain. Il oubliait toute politesse, quand il s’agissait de faire remarquer à ses clients leur manque de générosité. Il leur exprimait sa façon de penser avec une rudesse toute barbare. On trouve encore, parfois, autour des gares de ces cochers d’une autre époque. Ce sont ceux qui font du camping, la nuit, dans les stations de débarcadères, qui sont comme des Musées de Cluny des anciennes voitures de louage, de ces extraordinaires véhicules, de ces véritables fiacres classiques, plaintifs et cahotés, pleins d’humidité et de courants d’air, et qu’un de mes amis définissait ainsi: «Appareils de vieux fer et de vieux bois pour pousser les chevaux malades.»
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Nous voyons aujourd’hui beaucoup de fiacres propres et vernis comme des voitures de maître, attelés de chevaux moins fringants, du moins en bonne santé. Ils sont conduits par des cochers corrects, bien entourés dans leur couverture et qui tiennent au moins leurs rênes, au lieu de les laisser flotter sur leur cheval, comme Hippolyte ou comme ce cocher barbu en veston de toile, au chapeau de paille mis très en arrière. Ce cocher-là, paisiblement, les jambes croisées, malgré les remontrances des gardiens de la paix, s’obstine à fumer la pipe pendant que les voyageurs de sa victoria reçoivent dans la figure des parcelles de cendre enflammée et de fines gouttelettes, le tout au prix de dix centimes les quatre cents mètres.
Ce cocher traditionnel est, je l’ai dit, d’aspect très paisible, mais le moindre incident de parcours détermine chez lui une véritable irruption d’injures. Le blanchisseur qui lui coupe sa ligne, le cocher de maître qui passe un peu trop près de lui, sont immédiatement pris à partie. Il se livre, bien qu’il les voie pour la première fois, à des appréciations les plus sévères sur leur intelligence et n’hésite pas à salir leur vie privée.
Pourquoi le cocher moderne, pourquoi surtout le mécanicien sont-ils moins mal embouchés? C’est sans doute qu’ils vont plus vite. L’homme qui crie, qui invective, est celui que l’on dépasse. Quelquefois, le cocher plus rapide, empoigné au passage, se retourne pour répondre par une injure aussi violente. Mais c’est là comme une hostilité d’usage, quelque chose comme un devoir de politesse, et où la rancune n’a aucune part. Au fond, la meilleure réponse et la plus dédaigneuse, c’est la vitesse... La colère du charretier dépassé se perd dans le vent.
Les gens sur les routes continuent à crier après le chauffeur; mais ils crient avec de moins en moins de conviction, parce qu’ils s’aperçoivent que leurs injures n’atteignent plus la voiture.
Voilà comment l’automobile adoucira les mœurs. Les mécaniciens qui vont vite, n’ont pas le temps d’«agrafer» leur prochain qui, au bout de deux secondes est déjà loin d’eux. Les tombereaux seront remplacés par les volumineux poids lourds, trop imposants, trop réguliers dans leur marche pour ne pas être entourés de respect. Le charretier disparaîtra comme le cocher de fiacre et, avec eux, une certaine verdeur, une assez belle truculence de la langue vulgaire, qu’il faudra sans doute regretter, car le besoin d’être violent et incisif poussait toujours les «empoigneurs» de la rue à chercher des mots nouveaux, non émoussés par leur emploi de tous les jours, et cette recherche et cette invention continuelles donnaient, il n’y a pas à dire, pas mal de nerf au langage.
UN VRAI PUR
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Parmi les types sympathiques que j’ai rencontrés au cours de ma carrière déjà longue de chauffeur amateur, j’ai déjà signalé ce mécanicien si aimable, qui porte, à vélo ou à pied, les lettres à la poste, qui donne un coup de main au valet de chambre pour balayer l’appartement, qui se met au besoin à un petit travail de jardinage. Il s’acquitte de ces différentes fonctions avec une bonne humeur parfaite, qui ne cesse qu’au moment précis où il est question de faire un tour en automobile...
Et combien j’ai aimé aussi ce vieux négociant retiré, qui s’est bien offert le luxe d’une quarante-cinq chevaux, mais chez qui le besoin d’ostentation est fortement combattu par une vigilante parcimonie! Il veut bien promener sa voiture le plus possible dans Paris où l’usure des pneus et la consommation d’essence sont insignifiantes. Mais comme il souffre lorsqu’on sort des fortifications! Sa torture commence quand on arrête devant le marchand d’essence. Il a un regard de vrai malade anxieux, quand il voit les bidons pleins d’un beau liquide transparent se vider l’un après l’autre dans le réservoir insatiable.
J’ai connu aussi cet autre propriétaire d’auto qui ne sort jamais d’un petit cercle étroit, tracé autour de sa maison de campagne, non pas par avarice et pour ménager sa voiture, mais par une espèce de manque d’imagination, par une timidité devant les routes inconnues.
Mais ceux-là, à vrai dire, ne sont pas des chauffeurs. Ils ont une voiture parce qu’il faut en avoir une quand on est dans une certaine situation sociale. Ils ne connaissent de la machine que ce que leur en dit leur mécanicien; celui-ci les instruit négligemment, selon sa fantaisie. Il faut qu’ils se contentent de ce qu’il leur dit. D’ailleurs, ils s’en contentent. Leur compétence n’est appréciable que lorsqu’ils parlent de leurs pneus. Ils ont lu les factures et savent très bien qu’un pneu de 135, ce n’est pas la même chose qu’un pneu de 105. Avez-vous remarqué que c’est toujours aux pneus qu’ils s’intéressent? Ils vont même jusqu’à examiner l’enveloppe crevée, pour voir si elle pourra encore servir.
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Mais, je vous dis, cette variété de chauffeurs à la manque n’a rien qui me passionne. Bien plus curieux est cet automobiliste forcené de la première heure qui a toujours eu dans sa remise des voitures de bonne marque, mais qu’il ne sort jamais sur les routes, parce qu’il n’aime dans le sport automobile que la contemplation, la possession de la voiture.
Qu’est-ce que ça peut lui faire de filer sur les grands chemins à quarante, soixante, quatre-vingts kilomètres à l’heure? Il n’aime pas le mouvement et le déplacement inutiles, il n’aime pas le paysage, il ne regarde rien. Les villages que l’on rencontre sont toujours le même village, les paysans ressemblent aux paysans comme les arbres aux arbres. Il s’écrierait volontiers: Que de verdure, que de kilomètres!
Ce qu’il lui faut, c’est sa voiture. Il n’est pleinement heureux que lorsqu’il la voit dans sa remise, bien à lui, toute propre, indemne de poussière et vidée d’invités intrus. Le dimanche matin, il se lève à quatre heures, et il va dans sa remise, et il retrouve chaque fois l’impression délicieuse qu’il a éprouvée le jour où la voiture est venue de chez le carrossier, bien reluisante, ornée de pneus tout blancs. Il a beaucoup souffert quand elle est sortie pour la première fois. Toute cette poussière infâme qui venait encrasser les chaînes! Ce vernis, ce beau vernis de coffre, aussi net que du cristal, la route le prendrait et le ternirait à chaque tour de roue!
Il ne se refuse pas à faire marcher le moteur dans la remise. Il est heureux quand il tape bien. A quoi bon le faire marcher sur les routes? A quoi bon parcourir des distances, dépasser des bornes, subir la trépidation des bouts de routes pavés et la secousse souvent inattendue de ces brutes de caniveaux?
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Mais quelle astuce pour repousser les propositions de promenades dont ses parents et ses amis le tyrannisent! Il a un peu honte de les refuser carrément, et d’avouer sa passion—que le vulgaire ne peut comprendre—de l’automobile immobile. Il sait bien que tous ces profanes riraient de lui... Alors il faut, chaque dimanche, inventer des prétextes nouveaux. Parfois il feint d’être retenu à Paris, ou plutôt à Neuilly, où il habite, par une invitation à déjeuner. Il va déjeuner au restaurant, et guette l’après-midi le moment où tout le monde sortira de chez lui, pour retourner en toute hâte dans sa remise. Et cet homme de quarante ans passés n’hésite pas à monter dans cette voiture arrêtée, à prendre le volant à deux mains, et à rester parfois des demi-heures entières dans une position de vainqueur de circuit, tenace et infatigable, mais ivre de contentement à l’idée que sa voiture ne marche pas!
Pour qu’il se décide à sortir, il faudrait un temps extrêmement sec, un ciel inaltérable. Et le temps n’est jamais assez sec, ni le ciel assez bleu. Aussi vit-il dans l’angoisse chaque samedi à l’idée qu’il pourra faire beau le lendemain...
Il vient d’ajouter un trait magnifique à sa glorieuse et pure carrière de chauffeur en chambre. Comme il pouvait difficilement, étant donné qu’il habitait la banlieue, ne pas venir en automobile à Paris, où l’appellent des affaires quotidiennes, il a déménagé. Il a pris un appartement près de la rue Beaubourg, à deux pas de son bureau. Il a fallu pour cela aller dans une vieille maison, qui sent une étrange odeur de vieux plâtras, où le parquet est accidenté, où les portes se sont soulevées et laissent passer sous elles une grande quantité de courants d’air terre à terre. Mais l’appartement, bas de plafond, tapissé d’un papier défraîchi, se loue en même temps qu’une spacieuse écurie, désaffectée, où notre ami a installé sa voiture dans des conditions parfaites de confortable. Il inventera des prétextes pour ne pas quitter Paris pendant la belle saison. Il fera son possible pour que la précieuse auto passe tout son été bien tranquille, et même tout l’automne, jusqu’au moment où elle sera remplacée par un modèle plus récent acheté au Salon de l’Automobile. Car la passion de notre ami exige qu’il ait sans cesse dans sa remise les primeurs de la construction automobile, les engins de la toute dernière heure.
LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS
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Le dimanche matin, la fameuse question de la pluie et du beau temps est presque seule à l’ordre du jour.
Quand on s’éveille, quand on se guérit peu à peu de la cécité et de l’illusion nocturnes, quand on quitte ses songes à soi pour rentrer dans la vie de tout le monde, il faut un peu de tâtonnements pour retrouver le jour qu’il est. On revient de l’exil des rêves, on s’informe... Ce matin, d’abord pareil aux autres, c’est un matin très différent, un matin de dimanche... Dimanche, oui, en effet... C’était bien hier samedi...
Alors, quand on est à peu près réveillé, quand on a repris sa place dans la vie officielle, on se demande, comme tout le monde, s’il va faire beau... Les volets sont fermés et vous présentent confusément par petites raies blanches semblables des échantillons du jour. On en évalue l’intensité lumineuse... Et alors il faut savoir l’heure. Car s’il est déjà neuf heures, ces petites raies de lumière, ça n’est pas assez clair pour être des morceaux de beautemps.
Le plus souvent, en cette saison décevante, le ciel ne vous donne pas d’indication certaine. On dirait qu’il s’amuse de tous ces yeux inquiets qui l’interrogent. C’est assez rare qu’il nous apporte une joie complète avec un beau soleil bien franc. Et il sait aussi qu’un temps noir et une pluie irrémissible nous amèneraient trop rapidement à la résignation. C’est donc toute la matinée une série de changements à vue. Ce matin, les moyens les plus grossiers étaient mis en usage. Il venait de là-haut les choses les plus disparates. Un soleil éclatant faisait place à du grésil. Tantôt la joie quittait le cœur des directeurs de vélodromes pour venir habiter l’âme des impresarii de théâtres, et tantôt, se croisant avec la détresse, elle refaisait en sens inverse le même chemin.
Je me rappelle qu’étant jeune, je souhaitais ardemment la pluie, parce que j’aimais beaucoup les matinées des théâtres. Mes parents n’admettaient pas qu’on pût s’enfermer quand il faisait du soleil. C’était une impiété. Mais les jeunes gens se disent qu’ils ont devant eux beaucoup de journées de soleil et qu’ils peuvent en laisser perdre quelques-unes.
Plus tard, quand j’ai été directeur sportif de Buffalo, je me suis habitué à détester la pluie imbécile, anti-sportive, qui vient, avec ses douches obliques, se mettre en travers des évents les plus intéressants.
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Toute la matinée, le personnel du vélodrome, debout contre les barrières, levait les yeux au ciel, comme un équipage de navigateurs anxieux.
Il y a toujours dans tous les milieux une personne qui sait prédire le temps. Ces réputations naissent tout à fait par hasard, après un pronostic juste. Mais aussitôt qu’une personne a reçu des éloges pour avoir prédit le temps qu’il a fait, elle se sent remplie d’un gros orgueil... Elle sait bien ce que sa réputation peut avoir de fragile; elle s’habitue à ne pas risquer d’avis trop prompt, à suspendre ses jugements, à employer des formules évasives. Et on l’entend répéter à la fin de la journée: «Eh bien! j’avais bien dit qu’il ferait beau temps!» avec une telle autorité qu’on oublie complètement qu’elle n’avait rien dit du tout.
Du reste, nous avons toujours besoin de prophètes. Il venait jadis chez mes parents un frotteur sourd, vers qui nous nous précipitions avidement pour savoir le temps qu’il ferait le dimanche. Je ne sais pas pourquoi, mais son visage rouge, immobile comme un visage de bronze, donnait une impression d’infaillibilité. Quand il lui arrivait de prophétiser juste, on disait: «Le frotteur l’avait dit!» et son prestige se trouvait consolidé pour des semaines. Et si le temps n’était pas conforme à ses prévisions, c’était le temps qui avait tort.
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La profession y était évidemment pour quelque chose. D’instinct on a confiance dans les frotteurs... Mais on a peut-être pour cela des raisons positives: le frotteur, d’après la consistance de la cire, la façon dont elle prend sur le parquet, se rend compte de l’état hygrométrique de l’air, et, grâce à ces données établit ses prévisions... Je vous donne cette explication, mais, moi, je n’en ai pas besoin et je crois aux frotteurs par une espèce de foi.
Cependant les marins sont encore plus écoutés. Ils vivent sur une très ancienne réputation. Les yeux constamment fixés sur l’horizon, nous les voyons dans tous nos souvenirs littéraires, froncer leurs sourcils (épais) et dire d’une voix rude: «Voilà un grain qui se prépare!»
Un jour, par un temps magnifique, je me promenais dans le port de Trouville pour regarder les yachts. Je m’étais arrêté devant un très petit bateau qu’un marin accroupi nettoyait paisiblement. Auprès de lui, un homme du port, presque aussi désœuvré que moi, le regardait les bras ballants.
Le marin se leva, fixa les yeux au loin sur le quai, et dit, en apercevant un monsieur qui venait de notre côté.
—Voici M. Durandel qui vient voir si son bateau peut sortir cette après-midi... Mais comme, moi, je ne suis pas disposé, il est bien probable qu’on ne sortira pas.
M. Durandel s’approchait. C’était un quinquagénaire cossu, mais timide, qui se cachait derrière une terrible moustache grise.
Il resta pendant quelques instants sur le bord de l’eau; on sentait qu’il voulait parler... Au bout d’un instant, il se risqua à dire:
—Beau temps, ce matin...
La figure du marin s’assombrit d’une moue sinistre:
—Heu! heu! Ceux qui vont sortir aujourd’hui pourront bien s’en repentir. Et, sans ajouter d’autre mot, il tendit son bras vers l’horizon, où, dans un ciel admirable, on apercevait deux petits nuages blancs, d’autant plus inquiétants qu’ils étaient presque imperceptibles.
—Ah! vous croyez qu’il n’est pas prudent?...
Le marin ne répondit strictement rien et continua d’astiquer son bateau.
—Bon, dit M. Durandel, je ferai un tour en auto...
Et il s’éloigna à pas résignés, pendant que j’admirais le prophète qui, supérieur à maint autre clerc en température, avait au moins de bonnes raisons pour le guider dans ses oracles.
L’ÉCRITEAU
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M. Desbretonneaux était un commerçant français de bonne race: pendant toute sa carrière commerciale, il avait été moins préoccupé de gagner de l’argent que d’empêcher les autres d’en gagner. Il avait eu la constante horreur des intermédiaires. Si on lui proposait une affaire d’un rapport certain, il était moins réjoui par ses dix mille francs de bénéfice personnel qu’il n’était gêné et révolté par les douze cents francs qu’empochait le courtier... Il n’arriva jamais à comprendre qu’il est bon de rémunérer ses auxiliaires, de stimuler leur zèle par l’espoir du gain. Il aurait désiré qu’on l’aidât pour ses beaux yeux, alors que lui-même n’eût travaillé pour les beaux yeux de personne.
Pourtant, grâce au secours injuste du Hasard, M. Desbretonneaux fit sa fortune. Il céda son fonds de commerce, après des négociations qui durèrent quatorze mois, et pendant lesquelles les intermédiaires échangèrent force contre-lettres et papiers secrets avec l’acquéreur, afin que tout indice de commission échappât à l’œil inquiet de M. Desbretonneaux.
L’ancien négociant put s’installer à la campagne, dans une villa d’occasion, à laquelle il s’efforça de donner un aspect grandiose, grâce à des travaux qu’il fit exécuter par son jardinier tout seul, et qui, à ce train, ne pouvaient être achevés qu’après cent vingt années, par l’arrière-petit-fils de ce travailleur. Mais c’était un plaisir, pour M. Desbretonneaux et sa famille, que de supputer à tout instant ce que serait un jour «la propriété».
Dans une vente de démolitions, il acheta une grille magnifique, en fer forgé, malheureusement un peu courte pour la façade. Il fallut laisser au milieu une brèche un peu vaste, que toute la famille finit par trouver monumentale.
M. Desbretonneaux ne sortait pas du village. Il y avait autour de la maison de jolies promenades tout à fait semblables, disait-il, à celles qu’on devait trouver un peu plus loin. Dans ces conditions, il est bien inutile d’avoir une voiture, si ce n’est pour le «fla-fla».
Quand il allait chez son banquier, M. Desbretonneaux prenait le chemin de fer. Il profitait de son voyage pour acheter du drap, qu’il apportait ensuite à un ouvrier tailleur retraité, qui habitait le village, et qui lui confectionnait des vêtements bien supérieurs à tout ce qu’il aurait pu trouver à la ville.
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Comment M. Desbretonneaux eut-il soudain l’idée de s’acheter, ou plutôt de se faire fabriquer une automobile?
Bien entendu, il avait le plus grand mépris pour les marques en renom. Pour rien au monde, il n’eût voulu «payer la marque», comme quelques-uns de ses voisins de campagne, avec qui il était entré en relations. Ce fut même le noble désir d’avoir une voiture meilleur marché que les leurs, bien plus rapide, bien plus solide, qui le décida à devenir chauffeur à son tour.
Il mit à profit les six ou sept mois de la mauvaise saison pour faire construire son auto. Pour assembler les divers organes «en acier ou en bronze extraordinaires», qu’il s’était procurés à droite ou à gauche, il dénicha, bien entendu, le petit ouvrier unique que l’on trouve toujours... un mécanicien comme il n’y en avait pas deux. On pouvait parcourir, pour avoir son pareil, les usines du monde entier.
Un matin du mois de juin, M. Desbretonneaux convoqua ses amis pour sortir avec la voiture.
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Il avait appris à conduire lui-même, bien entendu. Vous ne pensiez pas qu’il allait donner deux cent cinquante francs par mois à un chauffeur.
Il emmenait avec lui, sur le marchepied, le mécanicien-constructeur. On pouvait charger cette voiture! Elle ne craignait rien!
M. Desbretonneaux embrassa sa femme, à huit heures juste du matin. «Nous allons faire deux cents kilomètres, et nous reviendrons pour déjeuner».
Puis on se mit en marche, doucement d’abord, pour sortir du pays... Le mécanicien pressait une trompe détachée. Mais c’était un avertisseur bien inutile, car le bruit de la voiture eût suffi à faire ranger les charretiers, à trois lieues en aval.
On eût cru entendre simultanément une batterie mécanique et une machine à écraser les caillous qui, par instants, devait écraser quelque chose d’autre, car des essieux ou du moteur s’élevait le cri d’un animal étrange... A toutes les portes des maisons se montraient des faces anxieuses. Les enfants devaient pleurer, si l’on en jugeait par leurs bouches ouvertes. Le bruit de la voiture couvrait tout autre bruit.
Enfin on arriva en rase campagne... Une belle route déserte, en palier, roulante comme une piste, s’offrait aux buveurs d’air.
Mais les buveurs d’air n’étaient pas encore prêts à boire. L’allure n’avait pas changé sensiblement, si l’énorme bruit persistait toujours. Au bout de cinq cents mètres, M. Desbretonneaux arrêta tout l’appareil, et échangea quelques mots avec le mécanicien, qui prit sa place sur le siège, pendant que lui-même, avec une désinvolture héroïque, s’installait sur le marchepied.
Le mécanicien remit la voiture en marche, et s’employa sans relâche à faire manœuvrer des leviers, avec la diligence d’un marchand de gaufres pressé de servir une clientèle avide. Au bout d’un instant, il renonça à bouger, les mains au volant, pendant que l’équipage continuait son trantran, à une allure de 8 à 10 kilomètres à l’heure. M. Desbretonneaux ni ses passagers ne parlaient... On couvrit ainsi une lieue de pays. Le mécanicien, les yeux devant lui, attendait une intervention de la Providence... Cette magnifique route n’en finissait plus. Enfin, on aperçut une agglomération.
C’était un petit bourg, que M. Desbretonneaux nomma, avec une fierté relative. On arrivait tout de même quelque part... La voiture, continuant sa marche régulière, parvint jusqu’aux premières maisons... On vit alors un poteau, avec un écriteau bleu, que l’on ne déchiffra qu’au bout d’un instant, et sur lesquels le conducteur, M. Desbretonneaux, tous les invités, purent lire cet avis plein de prudence:
Allure modérée prescrite à tous véhicules.
DE HARDIS CHAUFFEURS...
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Il a cinquante-cinq ans. Il est court et gros. Il a l’air d’un bon petit menuisier de quartier, qui fait la réparation courante, et qui a sous ses ordres un ouvrier et un apprenti. Mais, en le regardant de près, on trouve que ce menuisier a des habits de drap bien neufs, une jaquette un peu longue, des vêtements cossus et qui viennent d’un tailleur cher. Et on s’étonne de le voir descendre par le grand escalier, et monter dans l’allée, sous le porche, dans une énorme voiture automobile, toute reluisante, pendant qu’un domestique en livrée gros-bleu court devant la porte cochère pour surveiller la sortie.
A la mer, dans la ville tapageuse où ils vont passer l’été, ils emmènent leur automobile, qui a remplacé depuis l’année derrière la victoria à deux chevaux où ils s’installaient tous les deux, lui et sa femme... Sa femme est toute petite, toute maigre, plus âgée, et encore plus triste que lui. Elle a des paupières qui retombent à moitié, comme de petits stores aux ressorts trop faibles. C’est par là-dessous qu’elle vous regarde, de son pauvre regard, qui n’est pas bienveillant, mais qui n’a pas non plus la force d’être malveillant.
Pendant l’hiver, ils dînent en ville une douzaine de fois chez trois ou quatre amis riches, qu’ils traitent eux-mêmes trois ou quatre fois par an. Ils vont au Théâtre-Français, à l’Opéra, à l’Opéra-Comique. Ils vont aussi dans les autres théâtres voir les pièces dont leurs amis leur disent du bien. Mais ils préfèrent les théâtres subventionnés, parce qu’on est abonné et qu’on n’a besoin de choisir ni la pièce ni le jour. Quand on leur donne trois fois le même spectacle dans le courant de l’hiver, et qu’ils entendent leurs amis se plaindre, ils se plaignent aussi.
Quand leurs amis se sont mis à l’automobile, ils s’y sont mis aussi. Se mettre à l’automobile, c’est acheter une voiture. Il a acheté une voiture de soixante-chevaux, parce qu’elle était «en rapport» avec sa grosse fortune.
Leur cocher, un homme rasé, aux gros sourcils hostiles, a appris en trois mois le métier de chauffeur. Il porte maintenant une casquette et une veste marron. On lui avait permis de laisser pousser sa moustache, mais il est sorti de sa lèvre supérieure un poil tellement imprévu, jaune, gris, noir, rouge, qu’on a préféré y renoncer, et que François a gardé sa tête de cocher, très modifiée d’ailleurs par la casquette.
François est un homme très sûr, très prudent, et si affolé de propreté que, même du temps où il était cocher, il ne laissait jamais le garçon qui était avec lui s’occuper du nettoyage de la voiture. Maintenant il se tue de travail sur l’automobile, et sa passion s’accroît de ce que c’est plus compliqué et plus vaste, de ce qu’il y a une plus grande étendue de parties vernies, et par-dessus le marché des cuivres, des aciers, des chaînes qui s’encrassent pour un rien.
A la mer, on se sert de l’automobile comme on se servait de la victoria à deux chevaux. On s’en va, chaque jour, à quatre heures, à deux lieues de la maison, dans le port de mer le plus voisin. La voiture reste exposée pendant une bonne heure devant le casino de ce port de mer, pendant que les patrons prennent du café au lait ou regardent jouer aux petits chevaux. Puis on rentre en faisant un détour d’une lieue, parce qu’il y a trop de poussière sur la route de la mer.
Pendant la halte, le cocher-mécanicien a assez à faire à surveiller le vernis de sa voiture et à empêcher les gamins d’y apposer avec leurs doigts des signatures indélébiles.
Jamais ils n’auraient l’idée de faire une de ces grandes promenades, après lesquelles l’auto revient à la maison, sa large caisse toute blanche d’une poudre glorieuse, avec le noble aspect des anciennes diligences... D’abord ils ne savent pas où aller. Il y a dans le coffre de la voiture des cartes et des guides tout récents et, que l’on n’ouvrira jamais. Le cocher-mécanicien n’a point le goût de l’aventure. Et puis, personne ne leur indique d’excursions. Leurs amis ne sont pas dans le pays.
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J’ai fait connaissance avec ces personnes tout justement dans ce casino où elles venaient goûter tous les jours. Un ami qui était avec moi me présenta. Il s’établit entre nous une conversation languissante, qui s’anima un peu quand un hasard nous apprit que nous nous connaissions depuis très longtemps. Le monsieur et la dame exprimèrent alors tout ce qu’il était en leur pouvoir de sentir, en tant que satisfaction, plaisir et joie. Ce n’était pas considérable, mais on sentait qu’ils n’étaient pas en état de faire mieux.
Ils nous invitèrent à passer quelques jours dans la villa somptueuse où ils n’avaient pas moins de douze chambres d’amis, toutes inoccupées. Nous n’étions libres que pour la quinzaine d’après. Nous acceptâmes l’invitation. Il faut vous dire que nous avions tiqué sur la 60-chevaux qui était à la porte.
Ces gens m’avaient bien paru ce qu’ils étaient, mesquins, bornés et revêches. Mais ils avaient tout de même une grande qualité (à quatre cylindres) qui rachetait tous ces défauts.
Mon ami et moi, nous nous proposâmes de leur remuer un peu leur 60-chevaux. On ferait voir du pays à ce monsieur et à cette dame. On allait développer sérieusement en eux l’amour de la nature. On ferait de l’homme mûr un buveur d’air et de la dame âgée une mangeuse de kilomètres.
Pendant quelques jours nous préparâmes tout un programme. Peut-être même pourrions-nous les entraîner dans un très grand voyage. Moi j’en tenais pour l’Espagne. Mon ami préférait les bords du Rhin.
Nous attendions avec impatience le moment d’arriver là-bas... Nous les vîmes sur le quai de la gare. Ils étaient à pied, mais leur villa se trouvait tout près... Pendant le dîner, nous fûmes extrêmement gentils, gais et prévenants, des invités modèles.
—Est-ce que vous aimez l’auto? nous demanda le monsieur.
—Beaucoup! m’écriai-je, en me modérant un peu... Je ne voulais pas avoir l’air de ne tenir qu’à cela.
—Ah! c’est fâcheux... dit la vieille dame.
—Oui, c’est fâcheux, dit le monsieur. Nous avons précisément envoyé la voiture aujourd’hui à Paris, chez le carrossier. Elle est là-bas pour une quinzaine.
—Un accident? demandai-je d’une voix altérée...
—Non, mais il faut la vernir à neuf. Elle a été absolument abîmée par des gamins...
Telles furent les paroles textuelles que prononça ce hideux vieillard... On était en plein mois d’août, et des chauffeurs sillonnaient les routes admirables, sur des voitures qu’ils étaient allés chercher à l’usine, et qu’ils avaient emmenées impatiemment, sans même les faire peindre...
VILLÉGIATURES
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—Et vous passez l’été?
—Toujours au même endroit. Nous avons notre maison de campagne, que nous avons achetée assez cher. Si nous voulions la vendre, nous ne retrouverions jamais notre prix. Alors nous l’habitons.
—Plaignez-vous. Elle est très confortable, située dans un pays charmant...
—Un pays charmant, mais toujours le même. Nous voudrions changer un peu. N’est-ce pas un des charmes des vacances que de se «dépayser»? Maintenant nous avons notre résidence d’été, aussi connue de nous, aussi familière que notre résidence d’hiver. Or, pour bien goûter le plaisir du home, il faut en sortir quelquefois. Nous y sommes emprisonnés. C’est le home à perpétuité. Comme dit l’héroïne du Pain de Ménage, de Jules Renard, nous sommes heureux d’un bonheur auquel il faut se résigner.
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Après la lamentation des gens qui ont «leur propriété», il faut entendre la plainte inquiète de ceux qui ne savent où aller, et qui cherchent des villas sur toutes les côtes de France, de Belgique et d’Angleterre.
Ils s’effraient à l’idée de demeurer vingt-quatre heures dans un hôtel avec leurs bagages en consigne. On voit passer sur les plages de ces petites troupes d’aventuriers timides, peu faits pour l’aventure, des familles sans gîte de gens paisibles, rangés, et qui n’ont pas l’entraînement nécessaire pour coucher sous les ponts...
D’ailleurs, il n’y a même pas de ponts. Les piles de bois goudronné qui soutiennent la jetée sont tapissées d’un vert humide et incrustées de coquillages... On répand des bruits sinistres sur l’encombrement des hôtels... Un monsieur a dû passer la nuit sur un billard... La légende du monsieur sur le billard a cours sur toutes les plages. A noter aussi désormais cette légende plus moderne des chauffeurs malheureux qui ont dû dormir au garage, dans leur automobile.
On avait décidé d’abord de faire soi-même toutes les rues du pays, afin de découvrir les villas meublées sans avoir recours aux agences, de façon que le prix de location ne fût pas majoré de la commission accordée par le propriétaire à l’intermédiaire. Mais, de guerre lasse, on finit par s’adresser à un de ces agents...
Alors commence la promenade à travers la ville. On est tellement fatigué qu’on a frété une voiture, une de ces voitures vénérables appelées paniers, avec une caisse en osier et un dais chancelant. Sur le siège a pris place un vieux forban plein de mystère, et, entre les brancards qui l’étayent, trotte et galope à la fois, mais sur place, le plus osseux et le plus âgé des anciens chevaux de dragons.
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Cet attelage, qui n’avance pas, arrive tout de même à un endroit assez distant du point de départ, on ne sait par quel prodige, probablement parce que la terre tourne sous lui. Un arrêt officiel s’effectue devant une grille, disparue sous de la verdure sauvage. L’agent de location essaie successivement dix clefs, puis finit par ouvrir une petite porte geignarde. On aperçoit à travers des arbres une villa abandonnée, dont les cambrioleurs même ne veulent plus.
—Vous ne pouvez pas juger du jardin, parce qu’il n’est pas soigné en ce moment. Mais il est très joli aussitôt qu’il est ratissé.
Il semble évident que ce jardin, depuis la création du monde, n’a jamais été touché par la main de l’homme. On finit tout de même par distinguer les sentiers couverts d’herbe des pelouses qui n’en ont pas.
On escalade avec mille précautions un perron aux marches tremblantes. Puis recommence la longue et patiente expérience des clefs. C’est toujours la dernière qui marche, au moment où l’on ne s’y attend plus.
La porte s’ouvre enfin sur une nuit plus noire que n’importe quelle nuit, une nuit de derrière les fagots. L’agent et les visiteurs entrent à la file, les mains étendues, comme une théorie d’aveugles. Puis l’agent s’attaque à une croisée, qu’il ouvre malgré les plaintes du vieux bois. Il éventre une persienne si vieille qu’elle ne crie même plus... Un jour dégoûté pénètre dans la chambre.
Pellisson, dans cette pièce, aurait de quoi s’occuper. Les coins de murs soutiennent une quantité de ces travaux légers, de ces petits hamacs de mousseline grise extra-fine, d’où descend jusqu’à terre le fil presque invisible d’un petit funiculaire pour une seule personne.
C’est la salle à manger.
Le salon est aussi encombré d’araignées, mais il contient, en outre, des photographies d’êtres humains, d’odieux inconnus, et même des diplômes encadrés, qui, inlassablement, dans la nuit et le silence, proclament le triomphe de Fourraget Marie au certificat d’études, et les succès de Marchand Louis-Victor au concours de tir.
Ce qu’il y a de curieux, c’est que ce séjour inhabitable devient habitable, une fois habité. On chasse les araignées. On arrache l’herbe des petits chemins, et s’il ne pousse pas de gazon sur les pelouses, c’est qu’il ne faut tout de même pas demander à Dieu l’impossible. Mais la maison, respirant par toutes ses fenêtres ouvertes, s’est animée d’une jeunesse nouvelle. On découvre dans des coins un vieux damier qui possède presque tous ses pions. Il y a sur la table du salon une boîte de cigares à musique, qui charme les âmes juvéniles. On se familiarise avec les photographies, et l’on finit par se réjouir un peu dans sa vanité des succès de Louis-Victor Marchand et de Marie Fourraget.
LE TIR
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C’est à Enghien-les-Bains que je fis mes débuts de cavalier. C’est aussi dans cette localité, éminemment sportive, que je m’exerçais, dès l’âge de douze ans, à la rame et au tir à la carabine.
Mes essais de rowing me lassèrent rapidement. Je ne savais pas ramer avec nonchalance. Je mettais un stupide orgueil à prendre des poses de canotier vigoureux. Mon idéal était d’avoir des biceps énormes et durs. Mais, au bout de cinq minutes, le bateau me semblait retenu par quelque amarre invisible. L’eau était résistante comme de la poix.
Je finissais, après des efforts douloureux, par revenir à la rive. Débarrassé de mon bateau, je foulais joyeusement la terre élastique. Mais, avant de me rendre au tir à la carabine, je m’arrêtais un instant devant le marchand de gaufres, qui m’inspira toujours une admiration inconsciente, tant il était sûr de lui-même.
Il avait une façon incomparable de pousser et de retirer les gaufriers, de verser la pâte liquide entre les plaques de fonte surchauffée, qui claquaient ensuite l’une contre l’autre, comme les dents de quelqu’un qui grelotte. Il avait toujours autour de lui un certain nombre de clients et, malgré sa diligence, on n’était pas servi tout de suite, et il fallait attendre son tour. Aussi ne manquais-je point de postuler pour une de ces gaufres si difficiles à obtenir; mais je ne les aimais pas. J’avais beau les secouer, il restait trop de sucre en poudre, et je n’osais pas demander qu’on en mit moins.
La fête d’Enghien durait quinze jours ou trois semaines. Il y avait un jeu de petits chevaux très excitant, où l’on gagnait des pots à tabac et des paniers de porcelaine imitant la paille tressée. On jouait avec ardeur à un jeu de billard où l’on renversait des quilles. On jouait avec moins d’enthousiasme à la toupie hollandaise, car la part de l’adresse y était moindre, et nous n’aimions pas les jeux de hasard. Nous cherchions surtout à la foire d’Enghien des satisfactions de vanité.
Nous nous arrêtions parfois devant l’homme qui vendait de la guimauve. Il avait suspendu à un crochet un gros tas de pâte rose, que ses mains caressantes relevaient et tordaient sans relâche, comme la chevelure de Vénus Astarté. Cet homme vendait également du nougat et du sucre d’orge à l’absinthe. Mais la guimauve était la grande préoccupation de sa vie.
Le dimanche, il y avait quelques forains supplémentaires, l’homme qui vous électrisait, le concessionnaire de la tête de turc, et celui des bonnets de coton.
Vous avez connu le jeu des bonnets de coton. Il y avait sept trous dans une planche peinte en rouge. A chacun de ces trous était adapté un bonnet de coton, la mèche en bas. Il y avait ainsi sept poches où il fallait envoyer, dans l’ordre, sept œufs en bois, en se mettant au bout de la planche. On allait facilement jusqu’au quatrième bonnet, et même au cinquième. Mais on citait les gens qui avait atteint le sixième. Les essais succédaient aux essais, et le borgne ironique, directeur de l’entreprise, gardait dans un panier ses lapins, qui paraissaient bien tranquilles.
Ce fut un des rêves de ma jeunesse, un rêve d’homme d’affaires précoce, de m’installer chez moi moyennant trois ou quatre francs un jeu de bonnets de coton, d’y acquérir par un entraînement sournois une adresse impeccable, et d’aller ensuite rafler tous les lapins dans les fêtes de la banlieue.
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Nos expéditions aboutissaient presque toujours à la baraque de tir. Elle n’avait rien de luxueux. C’était une baraque très petite et très modeste; mais elle avait ainsi l’avantage de n’être pas très profonde. L’œuf qui montait sur le jet d’eau était difficile à manquer, sauf quand il dansait un peu trop. Alors, dans ces cas-là, on laissait à quelqu’un d’autre l’honneur de le dégotter. On s’essayait sur des cartons et sur des pipes. Les pipes n’étaient pas commodes, parce qu’elles étaient très entamées. Le patron ne les remplaçait pas souvent; il fallait tirer sur des petits tuyaux. On ne les pulvérisait qu’avec la grosse carabine; mais la grosse carabine coûtait dix centimes le coup.
C’était la grave question: le tir était trop coûteux. On changeait éperdument des pièces de vingt sous, avec la fièvre d’un joueur en déveine. On y dépensait, en un quart d’heure, l’argent de toute une semaine. Tant pis! On ne sortirait pas les soirs suivants. On resterait à la maison, à lire... Mais il fallait avoir le tuyau de pipe...
On m’a raconté l’histoire d’un capitaine de vaisseau économe qui, dans une des récentes guerres navales, était continuellement partagé entre le désir de bombarder l’ennemi et la crainte de dépenser trop de munitions. Il avait calculé que chaque coup de ses gros canons revenait à près de quatre mille francs. Et ça lui faisait mal au cœur. Alors il faisait des additions et répétait tristement, chaque fois que retentissait le tonnerre de ses bouches à feu: «Vingt-huit mille... Trente-deux mille... En voilà pour trente-six mille francs!»
J’étais un peu dans cette triste situation, au tir à la carabine. Si j’ai souhaité à ce moment-là de gagner un jour beaucoup d’argent, c’était afin de pouvoir le dépenser en coups de flobert ou de «bosquette».
J’ai connu plus tard d’autres établissements de tir, mais mieux installés, avec des cibles pour les armes de guerre, et des «bonshommes» pour le pistolet.
Je me souviens du tir d’Etretat, où l’on tirait à vingt-cinq pas, au commandement, sur une silhouette. Il y avait là un vieillard de quatre-vingt-cinq ans, qui chargeait les armes, et qui vous faisait les commandements. J’ai assisté à une de ces séances où un jeune homme de la plage «charria» ce vieillard avec beaucoup de respect. Il s’était fait expliquer toutes les règles du tir au commandement.
—Je dirai d’abord: Attention! spécifiait le vieillard... Puis je demanderai: Êtes-vous prêt?... Ensuite de ça, je dirai: Une! Deux! Troisse!... Et feu! Il faut tirer entre le mot: Une! et le mot: Feu!... Je commence!... Attention!... Êtes-vous prêt?
—Non, répond le jeune homme.
—Je recommence, dit le vieillard, un peu étonné... Attention!... Êtes-vous prêt?
—Non, répond le jeune homme.
—Je recommence... Attention!... Êtes-vous prêt?
—Non, dit encore le jeune homme.
Le vieillard s’assit, découragé: «Quand je vous demande si vous êtes prêt, dit-il d’une voix faible, il faut répondre: Oui.»
—Et si je ne suis pas prêt? dit le jeune homme... Pourquoi me demandez-vous si je suis prêt, si vous êtes sûr de la réponse? Ce n’est pas sérieux, ajouta-t-il sévèrement.
Et il partit, laissant le vieillard torturé par le doute à la fin de sa vie, à l’idée que la réglementation du tir au commandement n’était pas parfaite. Mais cette torture dura peu. Car le client facétieux avait laissé un bon pourboire à l’octogénaire; et l’on se console vite à cet âge.
UN SPORT
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Il est possible que d’ici cent ans l’automobile ait complètement remplacé le chemin de fer, et que les convois sur voie ferrée aient fait place à des trains sur route ordinaire, qui seront partout si fréquents qu’il n’y aura même plus à se préoccuper de l’heure du train.
Je le regretterai, car s’il est agréable, d’un sens, de n’avoir plus à penser aux horaires, c’était un vrai sport que celui qui consistait à prendre un train. Une fois que le train était pris, ça devenait moins intéressant. Mais «prendre un train», arriver à la gare à l’heure, c’était là une source d’émotions qui avait son charme. J’ai longtemps pratiqué ce sport sans savoir que c’en était un. Mais maintenant que j’y pense, je me reproche de ne pas m’en être douté.
Arriver à l’heure à la gare, bien entendu, c’est arriver à l’heure juste, et non pas dix minutes, ni cinq minutes, ni même deux minutes avant. Je connais bien des gens qui tuent une heure sur les quais de la gare de Lyon, quand ils partent pour Ambérieux ou pour Chalon-sur-Saône, même quand ils ont retenu leur place d’avance. Ce sont des philistins, des vandales.
Qu’ils perdent une heure, ce n’est pas la question. Moi je perds cette heure chez moi à ne rien faire. Mais je ne quitterai mon domicile que lorsque je n’aurai plus devant moi que le temps nécessaire pour aller à la gare. Et je flâne chez moi jusqu’au dernier moment, non parce que je suis un flâneur, mais parce que je suis un sportsman.
Dans le fiacre qui m’emmènera à la gare, je souffrirai terriblement au moindre encombrement de voitures, je tirerai ma montre dix fois, j’exposerai mon visage à la bise glacée pour crier au cocher que nous sommes en retard et qu’il veuille activer l’allure. Pour m’épargner ces petits tracas, je n’aurais qu’à partir cinq minutes plus tôt, mais ça ne serait plus du sport.
Pendant trois ans, j’ai pris tous les matins le même train. Il fallait de chez moi à la gare du Nord quatorze minutes avec un cheval très rapide. J’ai donc adopté ce temps minimum et je ne prenais de voiture que quatorze minutes avant l’heure. Je risquais de tomber sur un mauvais cheval, mais je comptais sur l’amour-propre proverbial des chevaux de fiacre qui, aux plus âgés et aux plus poussifs d’entre eux, fait faire des prodiges.
Ma route était repérée. Je savais qu’il fallait atteindre tel coin de rue au bout de six minutes, sortir de la rue Condorcet deux minutes avant l’heure fatale. J’étais au courant de certaines particularités. Je savais que si l’horloge de la grande ligne marquait cinq minutes de plus que l’heure du départ, il y avait encore du bon, parce que cette horloge avançait d’un peu plus de cinq minutes sur l’horloge intérieure. C’était un rien, vingt ou vingt-cinq secondes, mais ça suffisait pour prendre mon train, c’est-à-dire pour monter dans le dernier wagon, que je rattrapais à la course, le convoi étant déjà en marche.
Il fallait ainsi prendre le train de justesse, au départ lancé. Le départ arrêté était misérable et n’offrait aucun intérêt sportif. Parfois j’en avais jusqu’à Saint-Denis pour me remettre de mon essoufflement.
Il est évident que plus l’enjeu est grand, c’est-à-dire plus il est important de ne pas manquer le train, plus il y aura de sport à partir très en retard.
J’étais navré quand je voyais que je m’étais levé par erreur cinq minutes plus tôt. Comment arriverais-je à tuer ces cinq minutes-là? J’y arrivais. Et ce jour-là j’étais encore plus en retard que de coutume.
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* *
A la campagne, c’est encore plus passionnant. On fait entrer en ligne de compte le retard habituel que le train a sur l’horaire. On sait aussi que si l’on passe sur tel pont en même temps que l’express passe dessous, on aura juste le temps d’arriver à la gare, où le train vous aura devancé, mais où il aura perdu du temps à échanger quelques ballots de toile contre des paniers de poules, et à troquer une vieille dame assez longue à descendre, contre une famille encombrée de valises et d’enfants.
Je recommande également aux amateurs une autre variété de ce sport. Cette variété consiste à prendre deux trains successifs dont le second n’assure pas la correspondance. L’émotion est d’autant plus forte que l’on n’a pas le moyen d’activer le premier train s’il a du retard. Et c’est un chronométrage continuel et enfiévré.
Je me rappelle d’avoir pris de Portsmouth à Londres un train qui devait m’amener à la station de London-Bridge, assez proche de la station de Cannon-Street, d’où partait le train de Douvres, qu’il fallait ne pas manquer, sous peine de passer une nuit à Londres. A vrai dire, il eût été beaucoup plus pratique de ne pas chercher à le prendre, car rien d’urgent ne me rappelait sur la terre natale. Mais je n’avais que très peu de temps pour courir, avec ma valise, d’une gare à l’autre, de London-Bridge à Cannon-Street et cette difficulté m’excitait comme une sorte de gageure... C’était du sport, vous dis-je...
Il m’est impossible de renoncer à une possibilité «d’attraper» un train.
Pendant toute la durée du trajet de Portsmouth à Londres, je me posai cette question: Le train aura-t-il ou non du retard? Aux stations, je regardais s’il n’était pas en retard sur son temps. Et j’avais toutes les peines à lire les chiffres microscopiques d’un épais indicateur, où je perdais constamment la bonne page.
Dans la dernière demi-heure, je me mis à interroger deux voyageurs qui se trouvaient dans mon compartiment, et qui n’avaient pas eu la prévoyance d’apprendre le français, alors qu’ils auraient bien pu s’attendre à voyager en ma compagnie. Avant d’engager la conversation, j’alignai dans mon esprit le pauvre effectif de mots anglais que j’avais sous mes ordres. C’était une petite bande bizarre et cosmopolite, où figuraient des mots allemands et d’autres termes hybrides ou sans nationalité définie. C’eût été encore bien si j’avais pu mettre en mouvement ce vocabulaire à la manque. Mais aussitôt que l’on avait besoin d’eux, ces mots prenaient peur et se sauvaient comme des lapins.
Un des Anglais se découragea tout de suite, me regarda avec une pitié ma foi très gentille, et reprit sa lecture. L’autre Anglais mit à m’écouter et à se faire entendre une telle persistance, un dévouement si plein de bonté, que je feignis de le comprendre et hochai la tête avec énergie.
Je ne savais pas au juste si ma montre retardait ou marchait bien. Cependant, il me semblait que le trajet tirait à sa fin, et qu’il n’était pas plus de neuf heures du soir. Nous nous arrêtâmes dans des stations que je croyais chaque fois être London-Bridge. Je demandai à chacun de mes deux compagnons: London-Bridge? London-Bridge? Ils me répondaient: «Oh! no!» Si bien que je me décourageai, que je n’osai plus rien leur demander du tout, et que lorsque nous arrivâmes dans le véritable London-Bridge, je ne bougeai plus de ma place... Mais ils me dirent ensemble: London-Bridge! en criant comme des malheureux, et me poussèrent de force sur le quai.
Ce qui fut un peu ridicule, c’est que j’arrivai à Cannon-Street plus de cinq minutes avant l’heure... Mais j’étais excusable, connaissant si mal la langue et le pays.
ALBERT
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A cette époque—je vous parle d’il y a quatre ans—je n’avais pas encore conquis cette compétence, faite de trois ou quatre notions heureusement choisies, et qui me permet de soutenir honorablement mon rang dans une conversation ayant trait à l’automobile, soit dans un salon, soit sur un trottoir, au milieu d’un groupe de badauds arrêtés auprès d’une voiture.
C’est ainsi qu’à l’heure actuelle je peux dire à un mécanicien, en chiquant des yeux:
—Vous avez des pneus de 90 (ou mieux encore: du 90) aux quatre roues. Vous ne trouvez pas que c’est un peu faible pour l’arrière?... Il est vrai que c’est plus commode, pour les pneus de rechange, de n’avoir qu’une seule dimension.
Je sais également que dans les voitures de certaines marques, la barre de direction du modèle 1906 est derrière l’essieu, au lieu d’être devant l’essieu, comme en 1905.
C’est bien plus intéressant, et je dirai plus élégant d’être au courant de ces particularités, que de connaître les pièces essentielles qui composent une voiture. Ainsi, j’ai été très longtemps sans savoir au juste ce que c’était que le carburateur. Je devenais aussi très prudent quand on se mettait à parler du différentiel, par exemple. Mais, ayant appris par hasard ce qu’entendaient les chauffeurs par le mot alésage, l’emploi judicieux de ce vocable suffit tout de suite à me poser.
C’est ainsi que s’instruisent les gens du monde. Et c’est ainsi que la conversation d’un homme paresseux, mais doué d’un peu de tact, éclipse tout de suite celle d’un savant laborieux. Il s’agit de ne pas commettre de bourdes, de savoir d’avance les emplacements dangereux sur lesquels il ne faut pas s’aventurer, et d’amener par de petits chemins le troupeau des écouteurs sur un terrain où l’on se sent plus ferme.
Je sais un monsieur qui, en se taisant habilement sur les questions d’art et de littérature et en orientant la conversation vers les questions médicales, réussit chaque fois à placer les connaissances spéciales qu’il a acquises en matière d’appendicite, ayant eu la bonne fortune d’être opéré récemment. Ce monsieur a présentement la réputation d’un brillant causeur.
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* *
En 1902, j’avais, en ce qui concernait l’automobile, une ignorance très complète, très confortable, plein de sécurité. Mais j’aimais beaucoup faire de l’auto. Ma voiture n’était pas encore arrivée de l’usine. (Je l’attends toujours... Et le pis, c’est que je ne sais toujours pas dans quelle usine elle est en fabrication...)
Je n’avais donc pas de voiture; mais chose plus grave, l’ami chez qui je me trouvais n’en avait pas non plus. C’était une situation un peu pénible. J’en étais gêné pour lui. Je le décidai à louer pour six semaines un tacot assez important.
Ce tacot ne marchait vraiment pas mal, les jours où il était bien disposé. Et même quelquefois, quand il se montait un peu, il dépassait le cinquante à l’heure, mais du vrai cinquante, du cinquante de chronomètre, pas du cinquante de chauffeur. Bien entendu, il ne faisait pas ça naturellement et sans se donner du mal. On remuait; la voiture et les voyageurs ne cessaient de trembler.
Albert, le mécanicien, était un grand bon garçon, vraiment pas fier avec les invités. Il n’abusait pas de sa toute-puissance.
Il acceptait gentiment tous les itinéraires qu’on lui proposait. Il n’avait pas pour sa voiture cette sollicitude—d’ailleurs souvent louable—que montrent certains mécaniciens, qui traitent leur robuste 30-chevaux comme une petite fille chétive et n’emploient pour elle que de l’huile de foie de morue.
Albert était toujours prêt à marcher. Il répondait gentiment aux questions. Mais il parlait peu. Il devait avoir dans la tête et dans le cœur une grande passion. Chaque fois que l’on s’arrêtait dans un bourg, il se précipitait chez le marchand de cartes postales, puis au bureau de poste. Il couvrait de phrases ardentes non seulement la partie réservée à la correspondance, mais encore, du côté de l’image, tout le ciel des paysages, l’eau des rivières et les murs blancs des maisons.
Ces préoccupations sentimentales d’Albert n’avaient rien de déplaisant. Nous le considérions avec sympathie, en prenant parfois en pitié son visage un peu triste.
Malheureusement, conformément à une théorie médicale très en faveur dans le peuple, le mal d’amour d’Albert entraîna un mal de dents. Il souffrit pendant trois nuits (au point de ne pas fermer l’œil). Il voulut à toutes forces continuer son service. J’essayai de l’en dissuader, par bonté d’âme, et aussi par un autre sentiment que je sentis poindre en moi un après-midi; j’étais assis à côté de lui sur le siège, et il me confia qu’à certains moments il avait tellement mal qu’il ne voyait plus clair... Nous allions à ce moment-là à quarante-huit à l’heure, sur une route bordée d’arbres solides.
Je rapportai ce propos le soir même au conseil de famille, et l’on décida d’urgence que dès le lendemain matin Albert serait conduit, ou plutôt se conduirait chez un dentiste de Rouen. Deux d’entre nous furent désignés pour l’accompagner, et je me vois toujours dans cette rue de Rouen, sur le trottoir, auprès de l’auto, qui semblait en panne, devant une maison où au deuxième étage, un dentiste américain réparait notre organe essentiel...
ALLER ET RETOUR
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—Une première pour Saint-Guillaume-en-Caux!
—Une première simple?
—Oui, aller seulement.
—Voilà, Monsieur. Deux francs quarante.
—... Deux premières pour Saint-Guillaume-en-Caux!
—Tiens! Monsieur et Madame Bardumeux! C’est vous qui étiez derrière moi! Si je m’attendais à vous trouver à Rouen! Et vous allez comme nous à Saint-Guillaumne?
—Mais oui, Monsieur Poulard. Nous sommes aux environs de Rouen depuis trois semaines, chez des amis. Et nous allons passer l’après-midi de ce dimanche à Saint-Guillaume, probablement dans la maison où vous allez.
—Chez les Petitgrand?
—Chez les Petitgrand... Mais ne restons pas là à causer. Nous gênons la circulation. Et je crois que le train est formé et que nous pouvons aller nous installer... C’est par là... Tenez, Monsieur Poulard, voilà un excellent compartiment de milieu où il n’y a personne.
—Madame Bardumeux préfère aller en avant ou en arrière?
—En avant, en avant.
—Dans ce cas, prenez ce coin. Vous n’aurez pas le soleil... Ah! il fait bon être assis! Est-ce que nous allons trouver une grande société chez les Petitgrand?
—Je ne pense pas. Nous ne serons que trois invités. Mᵐᵉ Petitgrand l’a écrit à ma femme. Ce qui me donne à penser qu’ils nous feront faire une promenade dans leur automobile, et qu’en tout cas, très probablement, ils nous ramèneront à Rouen. C’est même pour ça que je n’ai pas pris de billets de retour.
—Tiens! j’ai eu la même idée! Je n’ai pas profité de la réduction, parce que j’ai pensé que les Petitgrand nous ramèneraient en auto et que notre retour serait perdu.
—Ils ont une très belle automobile...
—Oh! très belle, Madame, vingt-quatre chevaux. Je l’ai vue l’autre jour à Rouen. Petitgrand m’a dit qu’elle était excellente.
—Ce sont des gens très gentils. Ils ne savent pas quoi faire pour être agréables à leurs amis. C’est vraiment très aimable à eux d’avoir songé à me dire de venir. Ils ont su indirectement que j’étais à Rouen. Ils m’ont invité l’autre jour pour le premier dimanche.
—C’est comme nous. Il a rencontré mon mari il y a quelques jours à la gare de Rouen. Il l’a invité tout de suite. Petitgrand n’est pas libre en semaine. Il est très tenu à Paris pour affaires. Il vient à Saint-Guillaume du samedi au lundi.
—Ses affaires, je crois, vont très bien?
—Oh! très bien! C’est un homme intelligent. Mon mari l’a vu à l’œuvre. D’ailleurs, pour que ces gens-là se paient une vingt-quatre chevaux!
—On tient facilement six dans la leur, avec le mécanicien. Et c’est une voiture fermée?
—Oui, Madame, une voiture fermée.
—Heureusement, parce que moi, avec mes névralgies, mon mari ne me laisserait pas monter dans une voiture découverte. Et puis, je n’aurais aucun agrément à me décoiffer et à recevoir la poussière. Tandis que, dans une voiture fermée, c’est vraiment un plaisir exquis. Oh! je me réjouis beaucoup, beaucoup, de faire cette promenade en auto. Et la route est bonne de Saint-Guillaume à Rouen?
—Parfaite. Ce sera une délicieuse promenade, surtout avec les Petitgrand. Petitgrand est un vrai causeur...
—Sa femme n’est pas sotte non plus. Nous nous sommes connues jeunes filles. C’est une personne fort distinguée. Vous savez qu’elle est excellente musicienne.
—Ah! je ne savais pas.
—J’espère que vous allez en juger. C’est la perfection.
*
* *
—Trois premières aller simple pour Rouen... Je prends les billets, Bardumeux.
—Oui, je vais vous rendre ça. Mais dépêchez-vous, le train est en gare. Viens vite, Agathe. Venez, Poulard... Au revoir, Petitgrand, au revoir...
—A bientôt. Maintenant que vous savez le chemin...
—Certainement, certainement...
—Rouen, en voiture!...
—Dépêche-toi, Agathe, dépêche-toi. Voilà trois places dans ce compartiment.
—Il n’était que temps. C’est terrible de monter comme ça dans un train en marche.
—C’est Petitgrand qui nous a retardés. Il vient nous reconduire à la gare en pantoufles. Il n’avançait pas. Il y a encore bien quinze cents mètres de la gare chez lui.
—Eh bien! Qu’est-ce que vous dites de ça, Bardumeux?
—Sans commentaires!
—Qu’est-ce que vous dites de la visite à l’auto, dans la remise? Qu’est-ce qu’ils ont fait de leur auto? Est-ce qu’il y avait quelque chose de cassé?
—Non, le mécanicien m’a dit qu’elle était en excellent état.
—Alors, quoi? Ils ne s’en servent pas?
—Non, ils la montrent. Ils font une petite exposition.
—Moi, pendant que j’étais avec Irma Petitgrand, qui me rasait à me faire voir ses poules, j’attendais de minute en minute qu’on parle de la promenade... Quand ils ont dit qu’ils allaient nous reconduire, j’ai cru que ça y était.
—Moi aussi. Et Bardumeux aussi. Mais il s’agissait de nous reconduire à la gare, seulement, et à pied.
—Ni lui ni Irma, mon excellente amie, n’ont eu l’idée que ça nous amuserait d’aller en auto.
—Comment! Ils n’en ont pas eu l’idée! Ils en ont eu l’idée parfaitement. Ils n’ont pas voulu, voilà tout!
—Mais enfin, monsieur Poulard, concevez-vous cela?
—Ce sont des gens qui ne veulent pas dépenser d’essence, tout simplement.
—Quelques francs d’essence!
—Quelques francs d’essence, Madame, c’est quelques francs! Ce n’est pas comme le monsieur qui a une voiture avec un cheval. Son cheval, qu’il sorte ou qu’il ne sorte pas, mange de l’avoine. Mais la voiture ne mange de l’essence que lorsqu’on la sort. Alors, au moment de sortir, ils y regardent à deux fois. Ils pensent à ce qu’ils dépenseront comme essence, comme huile à graisser, comme usure de pneus. Ils pensent aussi aux risques de crevaisons. Alors, comme ils ont suffisamment épaté l’invité en lui montrant la voiture dans la remise, ils préfèrent le distraire d’une façon moins coûteuse.
—En lui jouant du piano?
—Oui, Madame, croyez-vous qu’on nous a gâtés! Ah! ils ménagent leur voiture, mais ils ne ménagent pas leur piano! Deux heures, montre en main, de Schumann, de Beethoven, de Grieg! C’est une bonne musicienne, il n’y a pas d’erreur. Nous le savons. Nous avons fait cinquante-deux kilomètres aller et retour pour le constater. Deux heures de musique, sans repos! Il est vrai que pendant qu’on entendait la femme on avait cette consolation qu’on n’entendait pas le mari avec ses histoires d’économie politique! Il veut faire croire qu’il est un grand financier. Ça fait partie de son programme d’épate!.. Je ne sais pas si ses belles théories l’ont conduit à la fortune.
—Pourtant son auto...
—Ah! Madame! si tous les gens qui ont des automobiles étaient riches!
—Alors, vous croyez que cette automobile...
—Oh! je ne dis rien, je ne dis rien! Mais je voudrais bien voir la facture acquittée...
DANS LE TRAIN
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On ne m’a pas adressé, à moi, le questionnaire de l’Auto. On ne m’a pas demandé quelle voiture j’utilisais pour aller dans Paris, et quelle voiture pour les excursions à la campagne, si je préférais l’auto au train pour les longs voyages, si je regardais le paysage, si je conduisais moi-même...
J’avais pourtant sur tous ces points des réponses bien préparées.
A Paris, j’ai un certain nombre d’automobiles à ma disposition. Elles stationnent en face du Grand Hôtel, sur le boulevard des Capucines. J’aime mieux les laisser là que devant ma porte, parce que les frais de stationnement seraient un peu trop considérables. Voyez-vous quinze automobiles devant chez moi, avec leurs petits drapeaux baissés et leurs cadrans au bleu?
Je ne défends pas à mes mécaniciens de mettre mes voitures à la disposition d’autres personnes, et je trouve tout naturel que ces personnes leur remettent de petites sommes.
A la campagne, j’emploie des voitures plus fortes. Leur puissance et leur marque changent suivant les pays. Ainsi, chez mon ami Jos, aux environs de Caen, je me sers habituellement d’une 40-chevaux. Chez mon ami Lucien, aux environs d’Honfleur, j’ai une 30-chevaux. Je ne trimballe pas mes voitures d’un endroit dans un autre. Je les laisse chez mes amis, et je leur permets de s’en servir, même quand je ne suis pas là, à charge pour eux de payer l’essence, le mécanicien, l’impôt, les diverses petites réparations, voire le prix d’achat du châssis, de la carrosserie et des accessoires. J’ai adopté cette petite combinaison pour les mettre à leur aise.
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Si je regarde le paysage? Mais, tout le temps, inlassablement, sans désemparer. Et c’est même une des raisons qui font que je m’abstiens de conduire. Une autre de ces raisons, c’est que mes compagnons de voyage me prient doucement de ne pas me mettre au volant, en ajoutant que si je m’y installe nonobstant leurs prières, ils auront le regret de quitter la voiture et de m’en faire descendre moi-même. Ces gens-là ont une mesquine horreur de l’imprévu!
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Pour les longs voyages, je m’en tiens au chemin de fer, malgré certains inconvénients, la nécessité de se trouver à une heure fixe à un endroit donné, et toutes sortes de petites formalités vexatoires, telles que celle du billet. Comment la science moderne, qui a fait tant de choses, qui a perfectionné l’éclairage des trains, supprimé les trépidations, comment a-t-elle pu laisser subsister cette barbarie du billet! Voilà qui gâte toutes les prévenances des Compagnies!
Sans cette odieuse formalité, un voyage en chemin de fer serait presque une partie de plaisir. Les compartiments ne sont plus, comme au temps jadis, de ces prisons cahotées, tapissées d’un drap poussiéreux et qui sentait la houille. Les enfants aiment les voyages, n’est-ce pas? Hé bien, quand j’étais petit, je considérais un voyage en chemin de fer comme un supplice classé, qui m’effrayait autant que la perspective de mettre des bottines neuves, de me faire couper les cheveux, ou de prendre un bain.
Et puis, à cette époque, dans le train, on ne voyait rien. A travers le petit cadre des vitres, même quand le temps n’était pas trop brumeux, on n’apercevait que les montées et descentes monotones des fils télégraphiques. Maintenant, en se promenant dans les couloirs, on a vue sur de vastes échappées de pays. Je sais bien qu’on est souvent gêné par les talus qui se font un malin plaisir de se soulever brusquement, afin de nous masquer le paysage. Je sais bien que les trains de marchandises se livrent aussi à ce genre de sport. Ils passent toujours au moment où vous regardez au dehors. Vous vous détournez avec dépit... Le train, pour vous aguicher à nouveau, fait passer deux ou trois plates-formes, puis vous bouche la vue à nouveau avec ses hauts wagons sombres. Mais enfin, tout de même, les trains de marchandises ne sont pas éternels, et il y a des moments où l’on peut voir quelque chose. On peut faire du tourisme sur les voies ferrées.
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Ce qu’il faut regretter pourtant, de la vieille époque, c’est le compagnon de voyage. Dans les wagons-couloirs, le monsieur inconnu que le hasard a placé dans notre compartiment n’est pas lié à nous comme jadis. Il peut sortir, s’en aller vagabonder dans le couloir. Il nous quitte ou nous le quittons pendant une heure ou deux, pour gagner le wagon-restaurant. Dans les anciens compartiments, la vie de ce quidam était pour une demi-journée ou une journée mêlée à la vôtre... Il y avait une période de défiance et d’attente. On commençait par ne pas se regarder, par se mépriser, avec la rancune d’une intrusion réciproque. Puis, l’instinct de sociabilité faisait son œuvre. On ramassait un paquet tombé, on prêtait obligeamment une gazette. Puis la glace de la discrétion fondait peu à peu... L’inconnu nous dévoilait sa vie, son nom, nous parlait de ses relations, et après le déjeuner au buffet, nous remettait sa carte de visite et des lettres de recommandation pour ses amis influents.
Aujourd’hui, dans le wagon moderne, avec cette portière toujours ouverte sur le couloir et sur la liberté, on se regarde parfois, on s’observe, on se parle beaucoup moins. C’est un plaisir d’un autre ordre. De vivantes devinettes sont en face de nous. Il faut nous aider de différents indices, examiner les vêtements, les décorations, les livres, les journaux, les initiales gravées sur les sacs de voyage...
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Quelquefois, ces énigmes ne nous donnent jamais leur solution; ce ne sont pas celles qui nous laissent le souvenir le moins curieux.
Deux personnages étranges étaient assis en face de moi, deux très vieux vieillards. Ils étaient déjà installés, quand, arrivant au dernier moment, j’étais entré dans leur compartiment à toute vitesse. J’étais essoufflé, j’avais les yeux troubles, j’étais tout ému à l’idée que j’aurais pu manquer le train... Ce ne fut qu’au bout d’un instant que je songeai à regarder ces deux octogénaires, qui venaient de je ne sais où et s’en allaient je n’ai jamais su où...
C’étaient peut-être le frère et la sœur. C’étaient peut-être le mari et la femme, devenus absolument semblables à force de vivre ensemble.
Presque glabres, coiffés d’une toque de soie qui ne laissait voir aucun cheveu, vêtus de douillettes noires qui descendaient jusque sur leurs bottines d’étoffe, ils étaient vraiment tout pareils, et il eût été impossible de dire quelle était la femme, et quel était l’homme, si la femme n’avait gardé ses moustaches...
ARGAN CHAUFFEUR
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Le Malade imaginaire avait ceci de bon que constamment il se croyait malade. Il ne sortait jamais de chez lui, et sa neurasthénie ne sévissait que sur son entourage.
Nous avons de nos jours des Argans intermittents, qui ne se croient malades que par accès. Mais leurs accès les prennent n’importe où, au théâtre, au café, en automobile.
Un des derniers Argans que j’aie connus—j’en ai connu des légions—était un gaillard rondelet, orné d’une belle barbe blonde, et respirant la plus parfaite santé. Ce portrait physique est d’ailleurs indifférent, car ce genre de neurasthénie n’est jamais révélé par l’apparence extérieure de l’individu, lequel peut être grand ou petit, gros ou mince.
Le jour où nous arrangeâmes cette partie d’auto, Argan était dans une période d’accalmie. Aussi nous demanda-t-il avec empressement d’être des nôtres. La plupart du temps, on ne peut pas l’avoir, parce qu’il a mal à la gorge (c’est-à-dire une crainte, une quasi-certitude de diphtérie), ou mal au ventre (le cancer probable), ou des oppressions (angine de poitrine imminente). Ces symptômes sont plus ou moins ceux des maladies qu’il prévoit: il n’a qu’une science de la médecine incomplète, évitant autant qu’il peut d’entrer dans un volume de médecine, d’où il ressortirait contaminé par mille appréhensions diverses.
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Nous étions arrivés pour déjeuner à onze heures dans un restaurant d’une toute petite ville de l’Yonne. Repas appétissant, auquel nous fîmes tous honneur, à l’exception toutefois de notre ami, qui, vous le pensez bien, suit toujours un régime compliqué.
Il lui fallut de la viande hachée, des légumes sans beurre, du pain grillé. Il ne fut pas question de boire de l’eau du pays, ni même de l’eau minérale, qui pouvait être falsifiée. Il se fit apporter des feuilles de thé et une lampe à esprit de vin, où il fit bouillir de l’eau lui-même. Le thé une fois fait, comme la théière, selon une vieille tradition, fonctionnait mal, il renversa sur la nappe une bonne partie du liquide bouillant, inondant le pain de ses voisins. On protesta, mais il rejeta toute la faute sur cette sacrée théière, d’où le thé ne coulait pas tout d’abord, puis s’échappait, l’instant d’après, à flots torrentueux.
S’étant occupé de sa propre alimentation, il ne se fit pas faute ensuite de critiquer la nôtre, nous prédisant toutes sortes de malheurs, parce que nous mangions des concombres, puis du cresson, arrosé, nous dit-il, avec des eaux empoisonnées.
Nous n’attachions pas d’importance à ces prédictions sinistres; mais il est agaçant tout de même, pendant que l’on mange, d’avoir en face de soi un conférencier qui analyse votre nourriture et commente votre façon de manger.
—Ah! que je suis content, ne cessait-il de répéter, en s’installant dans la voiture, ah! que je suis content de n’avoir pas mangé de vos terribles concombres et de votre sale cresson...
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* *
—Voulez-vous dire au mécanicien d’arrêter pendant un instant?
J’étais placé sur le siège et je me retournai... Je vis notre ami Argan très pâle et très agité. Je priai immédiatement le mécanicien de stopper, ce qu’il fit d’assez mauvaise grâce, car la voiture allait remarquablement.
L’auto arrêtée, Argan descendit, puis, sans mot dire, il alla s’étendre sur l’herbe, de tout son long.
Nous descendîmes également, et nous l’entourâmes, assez effrayés.
—Qu’y a-t-il?
—Il y a... que j’ai l’appendicite!
Nous connaissions Argan, et ce n’était pas la première alerte qu’il soulevait dans notre petit groupe. Mais, quoi? cela pouvait être vrai. Et cette déclaration était d’autant plus impressionnante qu’il était assez pâle et avait les yeux un peu troubles.
—Écoutez, nous dit-il à demi-voix. Penchez-vous pour que je puisse vous parler tout doucement, sans faire aucun effort. Il faut aller me chercher un médecin dans la prochaine ville, et me le ramener ici...
—Ne serait-il pas plus simple de te transporter doucement dans l’auto?...
—Vous êtes fous!... Quand on a une crise d’appendicite, il faut garder l’immobilité absolue...
... L’un de vous va rester près de moi, ajouta-t-il en me désignant. Les autres vont chercher un docteur, et me le ramener.
—Je suis certain, m’écriai-je (sans en être certain) que vous n’avez pas l’appendicite... Mais je suppose que vous l’ayez, et qu’on vous opère; on ne vous opérera pas là, sur le chemin... Et d’ailleurs, je ne sais pas si l’on va trouver un médecin qui soit capable de vous opérer...
—Il sera en tout cas capable de m’examiner. Peut-être ma maladie n’est-elle pas l’appendicite, mais une typhlite, ou une attaque de choléra, ou une manifestation de cancer... Oh! mon Dieu! mon Dieu! dépêchez-vous. Nous perdons un temps précieux...
La voiture partit. Je restai seul avec Argan, toujours étendu au bord du fossé. Il geignait doucement...
—Si j’ai l’appendicite, dit-il d’une voix entrecoupée, on me... portera... jusqu’à la... prochaine ville... dans une civière... Il y a bien un hôpital... J’espère qu’on aura... le temps... de faire venir un chirurgien... de Paris...
Puis il ferma les yeux. J’étais un peu effrayé. Mais je m’aperçus, au bout d’un instant, qu’il dormait, avec une respiration bien régulière...
Le temps ne passait pas vite. J’ai su plus tard qu’ils avaient eu beaucoup de mal à ramener un docteur. Le médecin du petit bourg où ils s’arrêtèrent tout d’abord était en course dans la campagne, et il avait fallu lui donner la chasse. On le ramena de chez un laboureur qui souffrait d’une entorse, et dont il était en train de masser le pied.
Quelques minutes avant leur retour, Argan se réveilla....
—Ah! gémit-il, j’ai le cœur barbouillé... Et comme je regrette de n’avoir pas mangé de concombres. Au moins, je me dirais que c’est ça...
—Comment va votre ventre?
—... Peut-être mieux... répondit-il après une légère hésitation. La douleur s’est faite plus sourde... Mais je n’ose encore rien dire...
Je fus persuadé à ce moment qu’il n’avait rien du tout. Et je commençai à le regarder avec une certaine hostilité.
Le docteur était un homme à face rude, moustachu et grimaçant. Il descendit de l’auto avec autorité et se rendit droit au malade.
Argan ouvrit son pantalon, retroussa sa chemise et nous aperçûmes un ventre imposant, rebondi et tranquille... Mais il y a de ces ventres tranquilles qui recèlent les pires cataclysmes intérieurs...
Le docteur posa deux doigts entre le nombril et la hanche droite... Argan poussa un cri émouvant...
—Je vous ai fait mal? dit le docteur.
—Non, dit Argan un peu penaud; seulement, j’ai eu tellement peur que vous me fassiez mal à cet endroit-là que j’ai crié par angoisse.
Le docteur appuya plus fort...
—Aucune sensibilité, déclara-t-il. Vous n’avez rien. Un léger froid... ou quelque gaz...
Argan se rhabilla et se releva. Il prit un air grave, un peu triste, pour ne pas montrer sa joie, au milieu du froid silence de ses compagnons...
UN INVITÉ
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On se demanda cette année-là, au château de Gerbeville, si l’on allait inviter Robardet. On avait invité à trois ou quatre reprises des gens devant lui, et il était bien difficile de ne rien lui dire... On décida de lui écrire un petit mot pas très engageant; on lui disait qu’on était installé du côté de Pont-l’Evêque, et que, s’il passait par là, il serait sûr de trouver de bons amis au château de Gerbeville... Et la lettre partie, on pensa qu’on n’avait peut-être pas été assez gentil, et qu’il allait regarder cette proposition comme une dérobade. Mais ces craintes furent dissipées et firent place d’ailleurs à d’autres craintes, au reçu d’une dépêche de Robardet disant qu’il arriverait le surlendemain pour quelques jours... («Quelques» est un adjectif terriblement indéfini!)
Justement mon cousin Guillaume, le châtelain de Gerbeville, partait pour Paris pour aller chercher une magnifique cinquante-chevaux avec laquelle nous nous proposions de faire mainte excursion dans le pays.
Guillaume est un garçon de très bonne humeur; il prit la défense de Robardet.
C’était, dit-il, un compagnon parfois un peu discoureur et un peu pédant, mais, en somme, il avait de bons côtés et n’était pas aussi envahissant que nous avions l’air de le croire...
S’il dit «quelques jours», c’est pour ne pas nous désobliger, mais il restera deux jours au plus.
Il écrivit sur-le-champ à Robardet qu’il allait à Paris, qu’il comptait revenir à Gerbeville en auto, et qu’il le ramènerait avec lui s’il le voulait bien.
Nous pensions que Robardet accepterait la proposition, non pas qu’il eût affiché un goût spécial pour l’automobile, mais parce qu’il détestait le chemin de fer et particulièrement cette formalité qui consistait à échanger un ou deux louis d’or contre cet exigu morceau de carton que délivrent les préposés.
Guillaume partit donc pour Paris. Il retrouva là-bas Robardet, et tous deux prirent rendez-vous au garage, pour se mettre en route à neuf heures du matin.
*
* *
La voiture était encore chez le carrossier; on l’avait promise pour le matin à sept heures. A neuf heures précises, Robardet arriva au garage, accompagné d’une malle considérable et embusqué derrière des lunettes noires, grosses comme des lanternes. Guillaume vint cinq minutes après. La voiture n’était pas encore revenue de chez le carrossier, mais elle était en route... elle arrivait sur le camion... elle serait là dans cinq minutes, dit le directeur du garage. Il tira sa montre, pour donner quelque valeur à ses pronostics, purement arbitraires d’ailleurs...
La voiture arriva deux heures et demie plus tard. Pendant qu’on la déchargeait avec beaucoup de précautions, Robardet dit à Guillaume:
—Vous feriez bien de manger un morceau, puisqu’il est l’heure de déjeuner...
Il ne dit pas: «Nous ferions bien», il a le sentiment des nuances.
Et il a aussi des principes: il ne faut jamais inviter à déjeuner l’ami qui vous a à son bord. On a l’air de ne pas vouloir rester son obligé... C’est presque indélicat.
Ils allèrent dans un restaurant des Champs-Elysées. Robardet évita de prendre la carte en main et de commander le menu, mais il donna des conseils.
Après le déjeuner, les deux amis se rendirent en hâte au garage, où l’imposante cinquante-chevaux à six places, toute neuve, semblait les attendre pour partir... Mais en s’approchant ils virent qu’elle n’avait que trois roues et reposait en partie sur un cric, ce qui ne laissa pas de les inquiéter, d’autant que le garage était absolument désert et qu’on ne savait pas ce qu’était devenu le mécanicien.
Au bout de quelque temps un jeune ajusteur, vêtu de toile bleue, passa nonchalamment sous le hall et voulut bien leur expliquer qu’une des roues était à l’atelier... Elle tournait mal, et la fusée avait besoin d’un coup de lime. Il ajoutait que cela durerait un quart d’heure. Puis il s’éloigna, en rêvant.
Deux heures après, l’auto était toujours sur ses trois roues. De l’avis des gens compétents, il vaut mieux ne pas s’embarquer sans la quatrième roue, dont l’absence compromet gravement l’équilibre de la voiture (étant donné surtout que, pour se mettre en marche, on préfère retirer le cric...).
Enfin, vers quatre heures, deux ouvriers entrèrent sous le hall, en poussant devant eux la roue, comme un lourd cerceau. L’un des ouvriers prit dans un pot de fer une espèce de confiture jaunâtre; il prenait ça à pleines mains comme un enfant mal élevé. Puis il fourrait cette confiture tout autour de la fusée... Enfin il mit la roue en place avec de grandes précautions. Il semblait que tout fût terminé. Mais ces ouvriers étaient enragés de précision; ils tirèrent des mètres en cuivre de leur poche, se mirent à mesurer l’écartement des roues, à serrer et à desserrer les écrous de la barre de direction, dans une folie de minuties que Guillaume et Robardet arrivaient difficilement à comprendre.
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* *
Cependant, depuis pas mal de temps déjà le soleil avait déserté les vitres du hall. Il s’en allait vers l’Occident, en prenant sur la voiture une avance considérable.
Guillaume se demandait s’il était sage de partir, étant donné qu’on ne se mettrait guère en route avant six ou sept heures. Mais Robardet lui persuada que la marche de nuit était bien préférable... Il avait quitté son petit appartement, sa malle était faite et il ne se souciait pas de passer une nuit à l’hôtel.
Enfin il arrive toujours un moment où une réparation est terminée. C’est à la minute où l’on n’y pense plus, où l’on en a pris son parti. Les voyageurs furent invités à s’installer, et la voiture, dont les quatre roues semblaient tourner comme par enchantement, quitta victorieusement le hall, gagna la porte du Bois, puis Saint-Germain, puis la route de Quarante-Sous.
Robardet était joyeux. Guillaume pensait: «Pourvu que tout aille bien!»
Robardet s’était emparé d’un plan immense dont il suivait les lignes rouges. Guillaume, qui sait cependant lire les plans, n’avait point osé, impressionné par son autorité, lui retirer ses fonctions.
La bonne route n’est malheureusement teinte en rouge que sur le plan. Dans la réalité elle est blanche comme les autres. Par deux fois Robardet envoya le mécanicien dans une direction qui n’était pas celle qu’il fallait, ce qui donna l’occasion de vérifier l’excellence de la marche arrière.
Après avoir dîné à Evreux, on repartit, phares allumés, dans la nuit. Guillaume, qui n’avait jamais voyagé après neuf heures du soir, n’était pas tranquille, d’autant qu’à partir de Lisieux on devait prendre des petits chemins pour arriver à Gerbeville et qu’il était peu probable que la science topographique de Robardet se perfectionnât dans l’obscurité...
La lampe électrique allumée dans la voiture projettait assez de lueur pour qu’on pût examiner le plan. Robardet donnait fidèlement les instructions au mécanicien... Mais il les donnait toujours un peu tard et disait: «A droite! à droite!» quand on s’était déjà engagé sur la route de gauche.
Guillaume était un peu inquiet. Il se demandait comment tout cela allait finir...
*
* *
Cela finit de la façon la plus simple du monde:
A un tournant du chemin, la voiture alla dans une barrière, qu’elle coucha sous elle, pendant que le lecteur du plan annonçait:
—Un passage à niveau!
Il ne se trompait pas. C’était bien un passage à niveau...
La cinquante-chevaux alla donner contre un petit mur qui se trouvait de l’autre côté de la voie. On entendit un fracas terrible...: les phares, brisés, s’éteignirent... Quelques instants après l’homme du passage à niveau arriva avec une lanterne—car les gardiens des passages à niveau ont toujours des lanternes allumées à côté de leur lit, afin d’arriver en toute hâte auprès des chauffeurs blessés qui sont venus heurter, la nuit, les passages à niveau dépourvus de lanternes.
On réussit à faire sortir la voiture de la voie et à la mener sur la route. La barre de direction était complètement faussée, mais avec beaucoup de précautions ils purent parcourir à six à l’heure les douze kilomètres qui les séparaient de Gerbeville.
Guillaume ne disait rien. Le chauffeur était sombre. Robardet gardait la sérénité d’un homme vraiment fort...
On arriva à Gerbeville à trois heures du matin. Tout le monde était couché. A la lueur d’une triste lanterne le mécanicien examina les blessures de la voiture: quinze jours de traitement au garage et chez le carrossier. Pendant ces deux semaines on pourrait se distraire en faisant des excursions aux environs, à pied, ou en louant des voitures à âne, ou bien encore en allant chercher à plusieurs kilomètres un train qui, deux fois par jour, venait troubler la tranquillité d’une petite gare.
—C’est, disait Robardet, un peu de ma faute, si tout cela est arrivé.
—Mais non, dit poliment Guillaume.
—Mais si, dit Robardet. En tous cas, après cet accident, où nous avons couru ensemble un si grand péril, je ne peux plus vous quitter comme ça. Je reste avec vous toute la saison.
ÉCLUSES ET BARRIÈRES
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L’Auto nous dépeignait, il y a quelques semaines, d’une façon vraiment saisissante, les difficultés que peut avoir un malheureux chauffeur désireux de sortir de Paris. Il est certain que si nous avons la guerre, et si une armée d’autos étrangères arrive malheureusement à envahir le territoire, la sécurité de Paris ne sera pas menacée. Mieux que des ponts-levis et des fossés, les caniveaux de la banlieue et les pavés infranchissables défendront la Ville-Lumière. D’autant que même si les autos ennemies arrivaient à passer les portes de Paris, elles seraient arrêtées dès les premiers tours de roues par les difficultés encore plus inouïes qu’elles rencontreraient à l’intérieur de nos murailles. Et, comme elles n’auraient pas le merveilleux entraînement des taxi-autos et des taxi-hippos de chez nous, elles ne tarderaient pas à culbuter dans les palissades, chaussées dépavées, tranchées, monticules de sable, que les Vaubans de la voirie ont disposés habilement dans les moindres artères.
Ces précautions n’ont pas été prises uniquement en vue d’une invasion étrangère, mais aussi pour régler et endiguer l’impétueux torrent de la circulation parisienne. Un jour, on s’est aperçu que de fragiles sergents de ville ne suffisaient plus, et que leur bâton blanc n’avait plus que la force souvent précaire d’un emblème. Alors on a créé, notamment sur les grands boulevards, des espèces d’écluses. C’est surtout, je crois, contre les autos, jugées trop puissantes, que ces sages mesures ont été prises. Qu’on pût aller de la Madeleine à la Porte Saint-Martin à la vitesse de vingt kilomètres à l’heure, voilà qui était inadmissible. Le système des écluses s’imposait, pour réduire considérablement cette allure et pour rétablir une égalité démocratique entre le véhicule le plus doué de force et le piéton le moins favorisé (soit le vieillard goutteux ou la jeune fille convalescente). Sur les boulevards, la tâche de l’administration se trouvait simplifiée par l’abondance même des véhicules dans la voie principale et dans les artères de croisement. Il suffisait, à certains endroits, d’organiser quelque resserrement de voie, quelque ingénieux défilé des Thermopyles, pour obtenir sur lesdits boulevards cet imposant stationnement, ces cortèges immobilisés comme sur les tableaux de triomphe, enfin ces glorieux encombrements dont Paris a le monopole. Les heures passent, le soleil décrit un orbe majestueux, cependant que, sur les cadrans des taximètres, des totaux ruineux s’accroissent sans cesse, par petites secousses sismiques. Les cochers et les chauffeurs les ont mis en effet au tarif horokilométrique, d’après une théorie sans doute discutable, mais qu’il est souvent malaisé de discuter.
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Les travaux du Métro, que l’on considère avec plus de patience, ne suffiraient pas à entraver la circulation. Aux endroits où le Métro ne doit pas passer, il faut trouver des prétextes pour barrer des rues. Ces prétextes, le pavé de bois ou l’asphalte les fournissent à chaque instant. Mais il s’agit pour le service des travaux de ne point procéder au hasard. L’ingéniosité consiste à barrer en même temps deux rues parallèles, de façon à empêcher les débouchés possibles, et à obliger les malheureux taxis errants à mille détours, au bout desquels un écriteau inopiné se dresse, qui les oblige à rebrousser chemin. Et ainsi la marche d’un fiacre à travers les rues ressemble un peu à la marche du pion dans ce petit jeu qui se joue sur un damier et qui s’appelle le chat et la souris. Dans un dédale savamment combiné, autos, victorias à chevaux, voitures de laitiers, omnibus, vélos, motocyclettes, vont, viennent, stagnent, reculent, cherchent, s’effarent et gémissent, pendant que le service de la voirie sourit cruellement, tel le Minotaure.
Le plus curieux, c’est que dans ces rues barrées pour cause de travaux, on voit rarement des travailleurs. La voie est déserte, la croûte d’asphalte est enlevée par endroits et des morceaux de tarte en bitume sec gisent sur la chaussée. Mais on n’aperçoit aucun ouvrier, et la note d’animation n’est donnée que par d’agiles commerçants ambulants, qui vendent des porte-monnaie, de la poudre pour les cuivres, des appareils à découper artistement les légumes ou de gaies petites manivelles destinées à fouetter la crème Chantilly. Assurément, ce n’est pas uniquement pour aider au développement de ces industries qu’on arrête brusquement la vie roulante de nos rues et de nos faubourgs; est-ce au moins pour donner à nos concierges, privés de villégiature, l’illusion d’une paix champêtre?
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Il n’y a qu’une catégorie de rues qui puissent être assurées de n’être jamais barrées; ce sont les rues détériorées et qui, par leur mauvais état naturel, rendent inutile la création d’obstacles factices. Telle l’avenue de Villiers à certains endroits, entre la place Malesherbes et la rue Cardinet. Quel démon perfide, habile sculpteur sur pavé de bois, a creusé ces ornières compliquées, fait saillir ces exhaussements soudains, combiné ces petites banquettes et ces douves imprévues? L’autre nuit, une auto qui passait là-dedans se sépara d’une de ses roues. La voiture avait semblé tout à coup s’enfoncer dans la terre, et ses passagers, en même temps, avaient aperçu la roue d’avant de droite qui roulait toute seule, à quelques mètres sur la gauche, ivre de liberté. Pendant qu’un des chauffeurs était allé chercher du secours, l’autre, un monsieur barbu et respectable, était resté en surveillance auprès de la voiture, et, tout fier d’avoir été d’un accident, donnait complaisamment des détails à tous les passants curieux qui faisaient cercle autour de l’auto désemparée. Des gentlemen attardés, des garçons de café rentrant au logis et de tranquilles apaches assistaient à ce cours du soir pour adultes. Seuls, les agents cyclistes ne s’arrêtaient pas; car les agents cyclistes ne sont préoccupés que de guetter les voitures en vitesse, et les accidents ne les intéressent point; ils passent, sans daigner les voir, devant les voitures en carafe, et méprisent d’une façon générale l’immobilité, cet excès de lenteur.
LES RÊVEURS
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Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand je vais en auto et que je suis installé sur le siège, à côté du mécanicien, il m’est impossible de distraire mes yeux du spectacle toujours renouvelé de la route. J’ai beau avoir fait cent fois le même chemin, je découvre ou je précise des coins de paysage que je n’avais jamais bien vus. Ainsi, cette route de Varaville à Cabourg, que j’ai si souvent parcourue, elle était ce matin plus jolie et autrement jolie que les autres fois. Sinueuse et calme entre les haies d’arbres qui la bordent, elle avait l’air d’une rivière (au cours très lent). Elle tournait à droite, puis brusquement à gauche, puis à droite encore, sans qu’il fût possible de savoir pourquoi. Elle était d’une gaîté silencieuse; pas pressée du tout, elle s’amusait discrètement.
Cependant notre sirène mugissait, sinistre, comme pour prévenir mille dangers. O! la voix peu enchanteresse des sirènes d’autos! J’imagine que les jolies personnes qui finissaient en queue de poisson avaient tout de même, pour entôler les navigateurs, des chants plus captivants.
Il n’y avait personne sur la route, et vraiment cette sirène insistante joignait l’inutile au désagréable. Cependant, comme le chemin, las d’avoir tourné, se décidait à filer tout droit, nous aperçûmes, à deux cents pas devant nous, une carriole qui allait son petit train, en plein milieu de la route. La sirène saisit avec joie ce léger prétexte et se mit à geindre avec véhémence.
A quoi pensent les charretiers et les paysans qui conduisent les carrioles? On les croit occupés de vils calculs: ce sont des poètes! On croit qu’ils supputent, et ils rêvent...
Quand brusquement ils entendent la sirène et la trompe, ils ont toujours l’air d’enfants réveillés en sursaut. Ils donnent un coup de guide saccadé, dirigent leur cheval droit sur le bas-côté, et cheminent tout près du fossé, d’une façon un peu inquiétante. Le temps n’est plus où ils maugréaient contre l’automobile. Non, ils sont résignés. Depuis qu’ils savent très bien qu’on n’entendra pas leurs injures, ils ont fait un grand pas vers la modération et le silence.
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Il n’y a pas qu’eux en France qui soient des rêveurs. Il suffit que certains hommes aient une tâche fixe identique pour essayer de s’en évader par les moyens les plus rapides.
Il n’est pas nécessaire d’être isolé dans de grands espaces vides, comme les pâtres chaldéens. On peut être entouré d’une foule affairée et bruyante. La Tour d’Ivoire n’a pas nécessairement des parois d’ivoire véritable. Construite par le rêve, elle est hermétiquement close et d’une solidité à toute épreuve. Ainsi les contrôleurs d’omnibus, qui sont dans les stations, m’ont toujours paru les hommes les plus indifférents aux bruits du monde, les plus détachés des préoccupations humaines, et notamment des questions de transport et de correspondances. Et quand ils demandent quelle est la personne descendue de l’impériale, c’est avec une sorte de voix de l’au-delà, mais qui n’en est pas moins autoritaire.
L’automobile, l’autobus, a un peu agité toutes ces ombres et sorti de leurs méditations toutes ces personnalités songeuses. Mais, il y a peu de mois encore, avec quelle admirable lenteur le contrôleur quittait son petit chalet tranquille pour arriver jusqu’à l’omnibus. Et tous les gens pressés qui se trouvaient dans le véhicule comprenaient tout à coup qu’ils avaient tort d’avoir tant de hâte: l’indolence du contrôleur leur donnait une leçon édifiante sur la vanité de leurs occupations.
Je n’ai vu des exemples d’un aussi beau nonchaloir que chez les conducteurs de ces voitures publiques que l’on appelle encore des diligences. Je prenais quelquefois la diligence sur une route de douze kilomètres qui séparait deux ports de mer de ma connaissance. Jamais je n’ai eu une aussi forte impression de l’esclavage, de l’esclavage éternel, sans nul espoir de rébellion. L’homme, coloré solidement et plein de moustache, qui conduisait la voiture, était l’autorité même. Denis de Syracuse, auprès de lui, eût paru un blond timide. La station qu’il faisait à mi-route devant une petite auberge se prolongeait ou s’abrégeait à son gré, durant que son chargement humain cuisait au soleil, aussi docile que des ballots de cotonnade. Qu’est devenu cet homme terrible, maintenant qu’un autobus a remplacé son asthmatique patache? Je ne puis croire qu’il se soit résigné à un autre métier, et comme les places de dictateurs et de tyrans sont rares, j’imagine qu’il a disparu brusquement des yeux du monde, englouti sans doute par la terre.
On a voulu opposer à ces champions de nonchalance, les contrôleurs d’omnibus et les conducteurs de diligences, certains employés des compagnies de chemins de fer, les préposés ou préposées aux billets dans les gares balnéaires. Et le fait est qu’il est très intéressant quand le train est en gare et va partir d’une seconde à l’autre, de voir le préposé aux billets indécis au milieu de ses petits casiers. J’en ai vu un qui préparait un petit carton manuscrit pour chaque voyageur. Je ne sais pas ce qu’il y notait, mais ça n’en finissait pas; on avait l’impression qu’il écrivait ses mémoires.
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Au fond, cette lenteur est bien une lenteur nationale. Elle est même internationale et universelle. Et le charretier rêveur que nous rencontrons sur les routes n’est qu’un échantillon pas plus spécial que les autres; seulement, les autres, nous ne les rencontrons pas.
Déjà l’automobile en a corrigé un certain nombre. Ceux-là, on les reconnaît de très loin, par la façon scrupuleuse et exagérée dont ils tiennent leur droite. Mais les autres, ceux qui n’y pensent pas, ceux qui ne se dérangent que lorsque l’auto a freiné, pourquoi errent-ils sur la gauche de la route au lieu de vaguer sur la droite?
D’après les lois du hasard, il devrait y en avoir un tiers sur la droite, un tiers sur la gauche, et le reste au milieu. Mais non, il faut qu’ils aillent tous du même et du mauvais côté.
Je connais cependant un pays où ils restent tout naturellement sur leur droite: c’est en Angleterre, où il faut prendre sa gauche.
L’INVITÉ DES GIRAUD
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Les Giraud avaient une maison de campagne, assez bien située, avec une verdure très suffisante et une vue sur une colline lointaine, derrière laquelle était la mer.
Les Giraud, depuis douze ans, venaient passer là trois mois d’été. La maison n’était pas à eux. Ils la louaient quatre mille francs, tout compris. La vieille demoiselle qui louait cette maison l’aurait bien vendue. Mais M. Giraud hésita pendant cinq ans, et, quand la propriétaire mourut et que la propriété fut mise en vente, il la poussa timidement jusqu’à quatre-vingt-quinze mille francs, alors qu’il avait décidé d’aller jusqu à cent mille. Tout le domaine fut vendu quatre-vingt-seize mille francs. M. Giraud, pour se consoler, répéta chez lui que l’adjudicataire avait l’air d’en vouloir, et qu’il aurait poussé la maison bien plus haut.
M. et Mᵐᵉ Giraud recevaient chaque année plusieurs personnes de leurs relations, qui se relayaient dans les chambres d’amis. Un seul invité restait tout l’été, arrivant avec les Giraud et repartant quelquefois deux ou trois jours après eux. C’était un célibataire assez âgé que l’on appelait dans le pays et dans les châteaux environnants l’invité des Giraud. Il avait bien un nom, mais on préférait le désigner par son titre.
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L’invité des Giraud était un homme assez maussade; il parlait peu, mais ce n’était pas pour choisir ses paroles; ou alors, s’il les choisissait, il fallait penser qu’il gardait pour lui le meilleur de ses réflexions. On avait d’abord demandé aux Giraud quel était le charme de leur invité; mais on avait remarqué qu’ils n’étaient pas fixés, et que cette question, à cause de cela, les gênait. Alors, on n’avait plus osé leur en parler davantage. On savait seulement, en remontant très haut dans l’histoire, que l’invité des Giraud était venu la première année, pendant une quinzaine seulement, en septembre. Il s’était plu dans la maison. On avait eu l’imprudence de dire devant lui que la campagne, dans le pays, était encore plus belle en juillet qu’aux approches de l’automne; alors, dès l’année suivante, il était venu pendant trois mois.
Si l’on n’osait, devant les Giraud, discuter ses titres, on en parlait beaucoup, en revanche, entre invités. Et l’on s’étonnait, après chaque discussion, de voir qu’une telle place d’invité était échue à ce vieux gaillard, dénué non seulement de tout agrément, mais de toute utilité. Car il était incapable de faire un quatrième au bridge ou au tennis. Il ne marchait que dans l’intérieur de la propriété et n’allait jamais se promener du côté de la poste. On ne pouvait compter sur lui pour rapporter du tabac et des journaux de la ville voisine. A table, il mangeait beaucoup et ne dédaignait pas les meilleurs morceaux. Il buvait, les dents serrées, en faisant entendre un sifflement un peu agaçant.
Ce qu’il y a toujours eu de curieux, par exemple, c’est l’autorité énorme qu’il avait chez les Giraud. Et cette autorité était indiscutable, parce qu’elle ne s’appuyait sur aucun titre. Un titre quelconque, on aurait pu le contester.
Les Giraud, dans leur maison, ne se plaisaient qu’à demi, et ils auraient volontiers choisi un autre lieu de villégiature. L’année où la propriété fut mise en vente, le gérant, qui était du pays, vint annoncer que le loyer serait augmenté de cinq cents francs. C’était un bon prétexte pour déménager, et tous les invités, sauf un, furent d’avis de louer quelque chose ailleurs. Seul, l’invité principal tint bon. Et il n’eut pas grand effort à faire pour impressionner les Giraud.
—Et vous, qu’en pensez-vous? lui demanda M. Giraud avec une certaine émotion. J’ai bien envie de ne pas relouer l’année prochaine.
—Pourquoi ça?
Il n’ajouta rien à ce pourquoi ça? prononcé d’une voix calme, et sans anxiété dans l’interrogation. Mais ce simple pourquoi ça? jeté en travers de nos arguments, les renversa par une force mystérieuse.
*
* *
On voulut s’adresser au propriétaire lui-même. Mais il voyageait, il était insaisissable. On signa avec le gérant un nouveau petit bail de trois ans. Le loyer, au bout de trois ans, fut porté à cinq mille. La vulgarisation des autos a donné une plus-value notable aux propriétés de plaisance éloignées des gares. La question de situation a beaucoup moins d’importance, puisque la distance n’existe plus.
Les Giraud, cependant, n’avaient pas d’auto. Mais ce raisonnement les convainquit tellement qu’ils payèrent cinq mille francs et achetèrent une automobile. L’invité fut emmené dans les promenades. Il ne sembla pas s’y déplaire. On lui donna un siège inamovible sur la banquette du fond.
A ce moment, l’invité commença à avoir sérieusement ce qu’on appelle «une mauvaise presse». Les autres invités, sacrifiés, murmurèrent. Mais les murmures, contenus, n’arrivaient pas jusqu’aux Giraud. L’ère automobile consolida la puissance de l’invité, qui s’augmentait naturellement à chaque prérogative nouvelle qui était échue à ce personnage.
Seulement, la Providence, qui avait l’air de penser à autre chose, et dont personne n’attendait plus l’intervention, la Providence entra brusquement en scène. Par un mois de mai perfide, un chaud et froid emporta en quelques jours cet invité considérable. Nous ne l’aimions pas... Et nous fûmes émus. C’était quelque chose de très important qui disparaissait. Il nous avait semblé qu’il était indestructible, au-dessus des atteintes de la mort.
Mais nous eûmes bientôt l’occasion de comprendre que, s’il s’était laissé mourir, c’est qu’il avait ses raisons. Cet homme mystérieux avait de quoi nous en boucher un coin, même après sa mort... Les Giraud apprirent que, depuis sept ans, leur véritable propriétaire n’était autre que leur invité lui-même, dont personne n’avait jamais connu au juste la vraie situation de fortune. On sut qu’à la mort de la propriétaire, il avait acquis secrètement, au moyen d’une ingénieuse combinaison de prête-nom, la propriété où il continua, sept années encore, à se faire nourrir et loger.
—Voilà donc pourquoi, dit Mᵐᵉ Giraud, il nous conseillait d’accepter toutes ces augmentations de loyer!
—Et c’est sans doute lui qui m’a empêché de pousser plus haut les enchères, dit M. Giraud, quand il a fait adjuger la maison à un de ses hommes de paille. Je ne m’en souviens plus, mais il a dû me tirer par mon paletot...
Ils étaient très frappés; ils gardaient cependant à leur invité un certain attachement et ne retournèrent plus dans leur maison de campagne. Ça impressionnait M. Giraud, et ça faisait peur à Mᵐᵉ Giraud, qui craignait les fantômes. Et, en effet, cet invité tenace eût été bien capable de revenir dans cette maison, mais d’y revenir s’y faire héberger en qualité de revenant.
TABLE DES MATIÈRES
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ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY ET FILS