Les voyous au théâtre (Histoire de deux pièces)
I
EN FAMILLE
et
LA CENSURE
Conférence prononcée à Paris
Salle des Capucines
LE 19 DÉCEMBRE 1890
EN FAMILLE et la CENSURE
MESDAMES, MESSIEURS,
Le sujet que je me propose de traiter devant vous aujourd'hui n'est plus d'actualité. Il y a déjà plus d'un mois qu'à la suite de l'abus dont j'avais été victime, je protestais énergiquement contre l'interdiction de ma pièce En Famille, qui devait être jouée aux Nouveautés, et que la presse toute entière prenait ma défense. Depuis, le silence s'est fait; d'autres incidents ont occupé l'opinion publique et je n'aurais pas songé à exhumer cette vieille histoire, si l'autre jour, en classant mes papiers, tout le dossier de cette affaire ne m'était revenu sous les yeux.
Il me sembla que l'examen attentif des pièces de ce procès désormais classé pouvait donner lieu à un récit amusant et surtout instructif. Il me parut, en outre, curieux de rechercher à qui on devait faire remonter la responsabilité d'une mesure absurde que rien ne justifiait.
Cette recherche ne dût-elle servir qu'à mettre en garde mes confrères contre des procédés que je ne veux pas qualifier et à leur désigner l'Ennemi, je serai assez récompensé de ma peine.
D'autre part, puisqu'on me défendait de rendre le public juge de la légitimité de ma réclamation, que bien que ma pièce eût été jouée et applaudie au Théâtre-Libre, dans des cercles ou des réunions privées, et en dernier lieu à Bruxelles, au théâtre Molière, elle était ignorée de la majorité des lecteurs, et que par conséquent cette majorité pouvait la croire d'une immoralité répugnante et donner par suite raison à la censure, il me vint à l'idée de tenter une nouvelle expérience.
A Paris, heureusement, on trouve toujours un public bienveillant, lettré, délicat, tout prêt à applaudir aux tentatives nouvelles, quand elles sont intéressantes et dictées par un sentiment artistique; le succès constant du Théâtre-Libre, depuis quatre années, votre présence dans cette salle ce soir sont la meilleure preuve de ce que j'avance.
Je résolus donc de raconter l'histoire de ma pièce, comment l'idée me vint de l'écrire, par suite de quelles circonstances elle fut jouée, par suite de quelles autres elle ne fut pas reprise, puis de terminer en donnant lecture de cet acte, qui fit couler plus d'encre qu'il n'en fallut pour l'écrire.
Ce sont toutes ces raisons qui m'ont amené aujourd'hui devant vous, mesdames et messieurs. Tout à l'heure j'aurai étalé devant vos yeux les pièces du procès. C'est vous que je constitue les juges en dernier ressort de mon différend et votre accueil me dira si j'ai eu raison de protester contre une mesure que je persiste à considérer comme monstrueuse—en attendant votre verdict.
Il y a cinq ans, je venais de publier mon premier livre: La Chair. Je reçus un soir la visite d'un de mes bons amis, un auteur dramatique distingué, M. Louis Tiercelin, qui me dit:
—Mme Crosnier, de l'Odéon, à qui M. Porel accorde un bénéfice, est venue me demander un acte inédit. Je n'ai rien de prêt. Mais je viens de lire ton livre. Il contient une nouvelle: En Famille, qui m'a beaucoup frappé. Il n'y a presque rien à faire pour la transformer en un acte très original. Au surplus, jette les yeux sur ce scénario que j'ai préparé. Toutes les scènes y sont indiquées. Il n'y a presque qu'à copier dans le livre. Si tu veux écrire cet acte, nous serons joués sur la scène de l'Odéon. Je vais informer Mme Crosnier que j'ai ce qu'il lui faut.
Comme bien vous pensez, j'acceptai avec d'autant plus d'empressement que je n'eus aucune peine à me convaincre que mon ami Tiercelin avait raison. De plus, Mme Crosnier avait fait valoir qu'elle s'était assuré le concours de beaucoup d'artistes en renom. Elle devait jouer le rôle de la mère, Saint-Germain le rôle du père. Il n'y avait pas à hésiter. Le soir même, je me mettais à l'œuvre et à quatre heures du matin mon acte était écrit.
Hélas! il n'était pas revenu de la copie que Mme Crosnier nous informait qu'il y avait contre-ordre. M. Porel lui donnait comme bénéfice la première de la reprise de la Vie de Bohème.
Tristement, j'enfermai mon manuscrit au fond d'un tiroir. Il y resta dix-huit mois.
Ce fut Antoine qui l'en tira.
Il venait de donner sa première représentation d'essai sur la petite scène du passage de l'Elysée des Beaux-Arts, et il était à la recherche d'éléments nouveaux pour la seconde quand un ami commun lui signala mon acte.
Un mois plus tard, il voyait le feu de la rampe, en même temps que la Nuit bergamasque d'Emile Bergerat, mais après combien de péripéties dignes du Roman comique!
En ce temps-là, le Théâtre-Libre n'était pas dans ses meubles. Nous avions répété un peu partout, dans une arrière-salle de marchand de vins, dans un logement vacant, à la lueur d'une bougie, posée sur le marbre de la cheminée, avec une vieille malle pour figurer la table.
Directeur, auteurs, acteurs, tout le monde fut admirable de constance et de résignation, mais combien nous fûmes récompensés!
Cette seconde représentation d'essai fut un triomphe. Auguste Vitu qualifiait ma pièce «d'eau forte sanglante écrite d'une main ferme et sûre, d'une main d'ouvrier». Francisque Sarcey déclarait qu'il n'aimait pas ce genre de théâtre, mais qu'il était bien forcé d'avouer que cet acte était fait de main de maître.
A ma joie se mêlait un peu de déception. J'ai toujours aimé le combat et je m'étais, au cours des répétitions, accoutumé à l'idée que ma première pièce soulèverait des protestations, que peut-être il y aurait bataille, et voilà que tout le monde était d'accord pour la trouver charmante.
Bref, le lendemain le Théâtre-Libre était fondé définitivement et vous savez quelles glorieuses étapes il a parcourues depuis.
Deux ans après, Antoine, qui avait joué En Famille à Bruxelles, avec un très grand succès, et qui avait l'intention de donner différentes pièces de son répertoire en matinées publiques sur le théâtre des Menus-Plaisirs, songea à mon acte.
La censure opposa son veto, M. Fallières étant ministre.
Antoine n'ayant pas donné suite à son projet, je ne songeai pas à protester. C'eût été un coup d'épée dans l'eau, puisque aussi bien la pièce n'eût pas été jouée.
Deux ans s'écoulent encore. Je reçois un beau matin, il y a de cela deux mois, une lettre du pauvre Brasseur, le directeur des Nouveautés récemment décédé. Je réponds à son appel.
—Avez-vous quelque chose de tout prêt pour entrer en répétition de suite? me demande-t-il à brûle pourpoint.
—Ma foi, non. Vous me prenez au dépourvu!
—C'est un peu fort! Plus moyen de rien trouver... les vieux n'ont plus rien dans le ventre... les jeunes n'ont rien dans leurs cartons. Eh bien! comme je veux quelque chose de neuf et que je suis pressé, indiquez-moi une pièce jouée au Théâtre-Libre que je puisse reprendre de suite, une pièce ayant eu du succès.
—Je veux bien, mais celle que je pourrai vous indiquer ne sera guère à sa place aux Nouveautés.
—Ça m'est égal!
Je lui indique alors Le Maître de mon ami Jean Jullien.
—Allez me le chercher avec sa pièce.
Le soir même, Le Maître était reçu et il entrait le lendemain en répétition.
Brasseur revint à la charge.
—Le Maître, c'est bien court! Trois actes! Il me faudrait pour finir la soirée un acte faisant contraste, un acte très rosse, mais gai... Donnez-moi En Famille!
—Je veux bien, mais la censure qui l'a interdit il y a deux ans?
—La censure permettra! Depuis deux ans, avec votre sacré Théâtre Libre, vous nous avez fait faire du chemin... Il y a deux ans, je n'aurais pas joué Le Maître... Les Variétés ne vous auraient pas joué Monsieur Betsy, il y a deux ans! La censure permettra, je vous dis, et puisqu'on veut aujourd'hui du nouveau, eh bien, je suis décidé à en donner!
Je me rendis rue de Valois pour tâter le terrain.
Je trouvai là des hommes pleins de bon vouloir, à qui j'exposai le cas. Tous furent de l'avis de Brasseur. Certainement, aujourd'hui, après Germinie Lacerteux, après Monsieur Betsy, qui avaient triomphé malgré les attaques et les colères d'une presse pudibonde, l'éducation du public commençait à se faire et il n'y avait plus le même danger qu'autrefois à autoriser En Famille.
Toutefois, pour aplanir toute difficulté, on me conseilla de n'être pas intransigeant et de consentir aux atténuations qui pourraient être jugées nécessaires. Moyennant quoi, on me promettait un avis favorable.
Je consentis à tout, je partis plein d'espoir et je courus apprendre à Brasseur la bonne nouvelle.
—Je vous le disais bien! s'écria-t-il triomphant. Nous répéterons dès que le visa sera revenu.
Hélas! jusqu'alors je croyais, comme tout le monde, que les censeurs étaient les maîtres et qu'ils jugeaient en dernier ressort.
Je comptais sans mon hôte... et quel hôte!
Après quatre jours, je n'avais pas de réponse.
Nouveau voyage rue de Valois. Je demande ce qu'il y a de nouveau.
—Nous ne savons rien... Nous sommes comme vous. Notre rapport favorable, comme nous vous l'avons promis, est parti chez le ministre. Il n'est pas revenu.
Et c'est alors qu'on m'expliqua la filière.
Il y a quatre censeurs au bureau des théâtres. Ils lisent tout ce qu'on leur apporte et rédigent un rapport qu'ils adressent à un employé supérieur qu'on appelle, je me demande pourquoi, Directeur des Beaux-Arts. Puis, de là, ce rapport va chez le ministre, qui décide.
Vous voyez que ce n'est pas une petite affaire.
S'il n'y avait qu'à plaire aux quatre censeurs, ce serait chose facile. Ce sont des hommes mûrs, bienveillants, très lettrés, aimables. Quelques-uns appartiennent à la presse. Ils jugent sainement les choses et apportent généralement dans l'exercice de leurs fonctions délicates beaucoup de tact et un grand désir de conciliation. J'ai le plaisir de connaître personnellement deux de ces messieurs et je n'ai jamais eu qu'à me louer des bons rapport que j'ai eus avec eux. On est toujours sûr de s'entendre, lorsqu'on ne veut pas être trop intransigeant.
Ce qu'on ne sait pas assez, c'est qu'ils n'ont que voix consultative. Aussi supportent-ils très injustement la peine de leurs fonctions. C'est toujours sur leur dos qu'on frappe et ils n'en peuvent mais.
On a beau leur avoir plu, ils ont beau être bien disposés pour vous, il faut encore plaire à l'Autre, celui de l'étage au-dessous, le Monsieur qui dirige. C'est celui-là le vrai coupable, l'empêcheur de danser en rond, le baudet sur lequel on ne devrait jamais se lasser de crier haro!
Bref, les pauvres censeurs étaient fort désolés de voir que tout leur bon vouloir ne pouvait me servir, et comme je leur objectais que j'étais pressé:
—Vous devriez voir M. le Directeur des Beaux-Arts... Ecrivez-lui, c'est un homme fort poli, il vous recevra, et vous saurez à quoi vous en tenir.
J'écrivis et le surlendemain je recevais un autographe sur papier bleu que je conserverai précieusement toute ma vie, car j'espère bien qu'il sera unique:
«M. Larroumet aura l'honneur de recevoir M. Oscar Méténier lundi, de 2 à 4 h. de l'après-midi. Signé: Larroumet.»
Larroumet! Larroumet! Pour être Directeur des Beaux-Arts, ça devait être un homme illustre que sa valeur avait naturellement désigné pour un poste aussi important.
Et cependant je ne savais rien de lui. J'en étais honteux, positivement!
Je m'enquis auprès de gens bien informés qui me renseignèrent.
M. Gustave Larroumet était un homme froid, poli et décoré, qui avait eu des prix à l'Ecole Normale et qui avait professé la rhétorique dans des lycées de Paris et de la province. Il avait aussi écrit des compilations sur Molière et Marivaux et l'on m'assurait même que ces compilations avaient certainement dû être publiées quelque part...
Et c'était tout. C'était peu comme titres. Je me creusai en vain la tête pour essayer de comprendre quel motif avait pu déterminer un ministre à aller chercher un professeur de province pour diriger les Beaux-Arts.
Fallait-il que Paris fût pauvre en grands hommes!
—Enfin, me dis-je, ça ne fait rien, il est peut-être intelligent tout de même!
Et le lundi je mettais ma plus belle redingote et je me présentais à l'immeuble de la rue de Valois. En voilà un monument qui n'a pas de veine! Avoir pendant des siècles abrité des rois et en être réduit à servir de réceptacle à un Larroumet! Je n'attendis pas longtemps, cinq minutes environ. On m'introduisit.
M. le directeur fut aimable et fort poli, quoique froid, comme il était prescrit.
—Monsieur, me dit-il en substance, non seulement j'ai lu votre acte, mais je l'ai vu jouer, et, ajouta-t-il avec un sourire qu'il s'efforça de rendre gracieux et sur lequel il n'y avait pas à se méprendre, je n'ai pas à vous donner ici mon impression de confrère; mais le fonctionnaire a le regret de vous annoncer que M. le ministre, obéissant à des considérations qu'il ne m'appartient pas de juger, a purement et simplement confirmé l'interdiction de son prédécesseur, M. Fallières.
Au mot de confrère, j'avais bien envie de protester. Je me retins pour ne pas aggraver ma situation; mais en entendant la fin de la phrase, je ne pus m'empêcher de me récrier.
—Il ne m'appartient pas d'apprécier la décision de M. le ministre. Je ne suis qu'un intermédiaire, à mon regret, déclara de rechef l'homme poli.
—Cependant, monsieur, nous sommes en République; on a joué ma pièce sans protestation à Bruxelles, dans une monarchie, au théâtre de la Reine... A Paris, plusieurs milliers de personnes l'ont entendue et applaudie.
—Je n'ai pas à apprécier la décision de M. le ministre, répéta immuablement le directeur des Beaux-Arts.
—Mais enfin, le ministre et vous-même venez d'encourager, par une subvention déguisée de cinq cents francs par an, ce même Théâtre-Libre que En Famille, pour sa faible part, a contribué à fonder.
—Nous avons entendu encourager l'ensemble de la tentative de M. Antoine, non certaines pièces prises en particulier, les Chapons, par exemple.
—C'est entendu! J'en excepte celles qui ont causé quelque scandale, mais la mienne, monsieur, qui a été louée même par M. Sarcey, je suppose qu'elle entre bien dans l'ensemble dont vous parlez. Alors je ne comprends pas... Donnez-moi une raison.
Sans répondre, M. Larroumet esquissa de la tête un geste vague et se leva comme pour me faire comprendre que l'audience était terminée.
Je ne me fis pas répéter l'invitation; je l'avais assez vu et je compris alors quelle joie avaient dû éprouver ses élèves, lors de la nomination de leur cher maître à la direction des Beaux-Arts.
—C'est bien, dis-je, en me dirigeant vers la porte; comme j'ai le droit d'exiger une raison, un motif, je vais chez le ministre.
—Chez le ministre? interrompit vivement M. Larroumet; c'est inutile, il ne vous recevra pas.
—Je ne dis pas que le ministre me recevra, mais je dis que je serai reçu chez le ministre...
En effet, la veille, j'avais eu le vague pressentiment que je ne tirerais rien de cet homme si poli, et je m'étais ménagé une entrée au ministère, pour le cas où j'échouerais rue de Valois.
Cette déclaration très nette parut gêner considérablement Larroumet dit l'Aimable, comme Choppart dans le Courrier de Lyon.
Il tira sa montre et tout en m'accompagnant:
—Il est quatre heures... Vous ne trouverez personne.
—Mais si... mais si... on m'attend!
Nombreuses et profondes salutations, et je sortis.
Au ministère, je fus reçu par un très haut fonctionnaire, mais celui-là digne des fonctions qu'il remplit, aussi affable que l'autre était glacé.
Je lui rendis compte de la démarche que je venais de faire.
—Larroumet a dit la vérité, me dit-il, et le ministre a confirmé l'interdiction depuis deux jours. Toutefois, comme j'ai été prévenu hier de votre visite, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai lu votre brochure. La voilà, là... sur mon bureau. Je vous fais compliment. Je trouve cela très drôle, très amusant, sans danger... et je ne m'explique pas que Larroumet se soit opposé à la représentation. Tous les jours on entend au concert des choses plus raides... Tenez, j'ai fait mieux, pour voir. Bien que le ministre, surchargé de besogne, soit à peu près inabordable, je suis parvenu à lui faire lire votre pièce ce matin... en déjeunant... Ça l'a fait rire...
—Et son avis?
—Comme moi. Pas de quoi fouetter un chat.
—Eh bien, alors?
—Eh bien, alors, il a signé, il y a deux jours, l'interdiction sur le rapport de Larroumet. Que Larroumet revienne sur son rapport, il reviendra sur sa décision. Voyez Larroumet.
Mais, rue de Valois, M. Choppard, je veux dire M. Larroumet ne me reçut plus. Par son secrétaire particulier, un garçon fort gentil, un peu confus de la commission, il me fit dire qu'il serait trop heureux de m'annoncer lui-même une bonne nouvelle, mais que malheureusement la situation restait la même.
Toutefois, si je pouvais parvenir à lui faire envoyer par le ministre l'ordre de laisser faire, je ne rencontrerais chez lui aucune résistance.
Au ministère:
Que M. Larroumet commence... qu'il change les termes de son rapport. Le ministre laissera faire... Il n'y voit pas d'inconvénient.
Et pendant huit grands jours, je fus ainsi renvoyé de Caïphe à Pilate, flanqué de mon ami Jules Brasseur, qui ne me lâchait pas, faisant la navette entre la rue de Grenelle et la rue de Valois.
Tout le monde consentait. Personne ne voyait d'inconvénient à ce que ma pièce fût jouée.
Personne ne voulut jamais prendre la responsabilité de dire: Allez!
Il est probable que si j'avais pu arriver à voir le ministre et lui expliquer de vive voix qu'on se fichait de lui et de moi, dix minutes d'entretien auraient eu raison de toutes ces difficultés.
Mais les ministres ne sont visibles que pour leurs directeurs! C'est par eux qu'ils savent ce qui se passe... Ils peuvent se vanter d'être joliment renseignés et conseillés. Ils ne se douteront jamais de ce que leur confiance en leurs subordonnés leur fait commettre de gaffes! Si, ils s'en doutent quelquefois, et M. Bourgeois l'a bien vu, au tollé général qu'a soulevé dans la presse la décision ridicule qu'il a prise en interdisant une pièce qu'il n'avait pas lue, sur le simple avis de M. Larroumet, une pièce qu'il a été tout étonné, deux jours après, d'avoir interdite.
C'est sur lui qu'on est tombé.
Et cependant on dit que M. Bourgeois, que je ne connais pas, est un homme d'idées très larges, très libéral, très droit. Mon Dieu! que serait-ce s'il avait des idées étroites?
—Et nous sommes en République! s'écrie un des personnages de ma pièce.
—Moi, je n'ai pas d'opinions politiques et je m'en fais gloire, mais j'aimerais mieux l'Empire.
J'aurais économisé cent francs de voitures et huit jours de temps. J'aurais probablement trouvé un ministre et un directeur des Beaux-Arts qui m'auraient dit carrément:
—Monsieur, votre pièce ne sera pas jouée, et si vous voulez des raisons, je vais vous en donner une seule qui suffit: c'est que ça ne me plaît pas.
J'aurais été fixé de suite, ainsi que Brasseur.
Et encore est-il bien sûr qu'on m'aurait répondu cela?
On était très sévère pour tout ce qui pouvait se rapporter à la politique, mais quand il ne s'agissait que des mœurs!...
La Belle Hélène et la Grande Duchesse, ces satires des rois et des dieux, n'ont pas eu de plus chauds partisans que l'Empereur et toute sa Cour.
On a laissé jouer sous l'Empire Henriette Maréchal, de MM. de Goncourt, une pièce très révolutionnaire pour ce temps-là, et ce sont les républicains qui ont protesté, les purs, sous la conduite du fameux Pipe-en-Bois.
Aujourd'hui, le farouche Pipe-en-Bois est directeur des Beaux-Arts et il continue son métier. Non content d'être plus intolérant que sous l'Empire, il se fiche du monde et il fait insulter pour ses gaffes son ministre, qui n'en peut mais. Je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'il continue. Ça décidera peut-être M. Bourgeois à montrer un peu d'énergie et à nettoyer la rue de Valois. S'il tient à un professeur de rhétorique, il y en a quatre-vingt-six dans les quatre-vingt-six départements, qui ne demandent qu'à marcher.
Le moindre d'entre eux vaudra autant.
J'allais oublier un trait qui finira de peindre le bonhomme.
Le huitième jour de ma Passion, me trouvant au ministère, je me souvins qu'au cours de mes pérégrinations j'avais oublié de demander le motif pour lequel Pipe-en-Bois avait requis l'interdiction de ma pièce auprès de M. Bourgeois qui ne la connaissait pas.
Naturellement, on l'ignorait au ministère, bien que cela puisse paraître invraisemblable, car tout est invraisemblable dans cette histoire édifiante; mais comme là on tenait à me faire plaisir, on téléphona pour demander en fin de compte, à la rue de Valois, le fameux motif qui me valait une pareille rigueur.
Cette fois, le sphinx se démasqua sans se douter que je n'étais pas loin de l'appareil, et on répondit: Contexture générale.
Il n'y avait plus de doute, le veto venait bien de la direction, mais que diable pouvait bien dire ce mot: contexture?
Le fonctionnaire auquel je m'adressai n'y pouvait, pas plus que moi, rien comprendre. Il y avait donc une contexture spéciale dont le modèle-type, l'étalon était déposé dans les archives des Beaux-Arts? Alors on le dit, on prévient les gens!
Toutefois, après avoir longuement réfléchi, je crois avoir deviné. Lorsque M. Larroumet, arraché à ses chères études, fut appelé à Paris, il y vint avec l'évidente intention de diriger les Beaux-Arts dans une voie spéciale.
Mais voici que, justement, il tomba dans un moment où une évolution dramatique se manifestait, tout à fait contraire à ses opinions personnelles. L'opinion publique se déclarait ouvertement en faveur de cette évolution, les théâtres ouvraient leurs portes aux adeptes de la nouvelle école. Ce n'était pas de veine pour un début.
Alors Pipe-en-Bois imagina un truc d'une hypocrisie bien provinciale.
Comme il tenait à sa place et que pour la conserver il ne fallait pas avoir l'air de braver l'opinion, il affecta d'encourager les jeunes, couvrit d'or et de lauriers le Théâtre-Libre, qui joue ses pièces à bureau fermé, mais il se réserva in petto d'étrangler court et net le premier qui s'aviserait d'en sortir.
Comme il lui fallait un prétexte honnête, il chercha, pour couvrir sa petite infamie, un mot ronflant, mais vide de sens.
Contexture lui parut convenir admirablement et il choisit contexture. Et je fus étranglé au nom de la contexture à Larroumet.
Et le même sort attend tous ceux qui, applaudis au Théâtre-Libre par Larroumet lui-même, tenteront de sortir du Théâtre-Libre et de se faire applaudir ailleurs [1].
[1] Ma prédiction s'est accomplie. Deux mois plus tard, Larroumet interdisait au nom de la contexture la pièce tirée par Jean Ajalbert du roman de M. de Goncourt, La Fille Elisa, qui venait de remporter un grand succès au Théâtre-Libre.
Nous avions déjà l'homme à la tête de veau, nous aurons désormais l'homme-contexture. Une idée neuve que je soumets et que je donne pour rien à nos intelligents Barnums.
Il y a de l'argent à gagner avec une attraction pareille à la foire aux pains d'épice.
Mais un petit détail eût certainement fait hésiter l'homme-contexture quand il soumit sa petite idée à l'innocent monsieur Bourgeois. Je suis certain que s'il eût pu prévoir que je ne me laisserais pas étrangler sans crier, s'il eût su que je serais aussi soutenu que je l'ai été par la presse entière, il aurait parfaitement laissé jouer En Famille.
—Un petit acte, ça ne tire pas à conséquence, et au moins comme cela je n'aurai pas à créer un précédent fâcheux.
Il est évident qu'il y a eu malentendu entre nous et qu'il ne me connaissait pas, pas plus du reste que je ne le connaissais.
Outre que je suis indépendant, j'ai la chance d'être très rancunier et un tantinet rageur.
Le lendemain de la contexture, j'allai trouver M. Francis Magnard, qui me reçut avec sa bienveillance ordinaire. Je lui exposai mon cas et avec une affabilité dont je ne lui saurai jamais assez de gré, il mit le Figaro à ma disposition.
Deux jours après, paraissait en première page un article où je faisais juge le public de la façon dont l'homme-contexture savait berner à la fois son ministre et les hommes de lettres en l'an de grâce 1890.
Aussitôt, Larroumet ripostait par un interview rédigé en style administratif, dans lequel il était expliqué que le ministre avait maintenu de sa pleine autorité la décision de son prédécesseur, que lui, Larroumet, n'avait été dans cette affaire que le porte-parole de M. Bourgeois, et que par conséquent jamais le moindre désaccord n'a existé entre le ministre et lui.
Ma réponse va être facile.
De l'aveu même de M. Larroumet, le visa a été accordé par la censure, sauf approbation des autorités supérieures.
Donc les quatre censeurs sont hors de cause. Comme ils me l'avaient promis, leurs conclusions m'ont été favorables et il n'a pas tenu à eux que ma pièce ne fût jouée.
Restent en présence le directeur des Beaux-Arts et le ministre. L'un, le ministre, qui ignore de quoi il s'agit et jusqu'au titre de la pièce, et l'autre, le directeur, qui l'a lue et vu jouer.
Et cependant, le ministre, sans se renseigner ailleurs qu'auprès de M. Larroumet, maintient à l'aveuglette l'interdiction.
Je veux bien l'admettre, quoique cette façon d'agir soit peu digne d'un fonctionnaire d'un ordre si élevé, d'un ministre républicain.
Mais le hasard veut que, deux jours après, M. Bourgeois ait l'occasion de lire ma pièce, et un témoignage, dont il n'est pas permis de douter, m'apprend qu'il est étonné qu'on lui ait fait signer l'interdiction d'une pièce où il n'y a pas de quoi fouetter un chat.
Alors le dilemme suivant s'impose: ou le ministre est un inconscient, ce qui est inadmissible étant donné le bon renom qu'il a su acquérir; ou sa bonne foi a été surprise par Larroumet.
J'aime mieux croire, pour son honneur, que sa bonne foi a été surprise.
Ce qu'il fallait démontrer.
Dans tous les cas, le ministre est un faible, car lorsqu'on a un domestique infidèle on lui fait rendre son tablier, et il a été bien bon de s'exposer pour l'amour de Larroumet aux camouflets qu'il a reçus.
Il n'avait qu'une chose à faire: le jeter à l'eau.
Voici une nouvelle preuve de ce que j'avance.
Le lendemain du jour où parut mon article, je rencontrai un sous-ordre de Larroumet, un qui l'approche de très près, le connaît fort bien et l'estime à sa juste valeur, un qui connaissait les dessous de mon affaire.
Ce fonctionnaire me prit par le bras et me dit tout bas:
—Vous avez parfaitement raison de tomber sur Larroumet. C'est de lui que vient le mal... Vous m'entendez, c'est un cochon! (Sic)
Voilà l'opinion de ses subordonnés.
Maintenant l'opinion de ceux qui ont eu affaire à lui.
Un peintre très célèbre, qui a de nombreuses commandes de l'Etat et par conséquent de fréquents rapports avec le directeur des Beaux-Arts, s'exprimait ainsi:
—Vous n'avez eu qu'une fois affaire à Larroumet et vous vous en êtes mal trouvé... Moi, qui le vois souvent—je cite textuellement—je vous jure que c'est le dernier des mufles.
Bref, de tous côtés je n'ai reçu que des marques de sympathie et toute la presse pendant huit jours a marché comme un seul homme. Je vous assure qu'il n'y a rien de consolant pour moi et de réjouissant comme la collection des articles que j'ai là, sous les yeux. Si vous voulez, nous allons rapidement parcourir les plus curieux.
L'homme-contexture n'a eu pour le défendre que les filets qu'il a rédigés de sa propre main et fait insérer dans les journaux entretenus.
Un exemple:
Un de mes amis fait passer un article dans son journal, un article dans la note douce, où M. Larroumet n'était blagué qu'agréablement. C'était un des tendres.
Le lendemain, le rédacteur était appelé dans le cabinet du rédacteur en chef, et on lui signifiait qu'il eût à ne plus jamais s'occuper de M. Larroumet, ni pour l'attaquer, ni pour le défendre, s'il tenait à sa place.
En même temps, la direction faisait passer un filet signé Z où il était dit que les journaux faisaient beaucoup de bruit pour rien et que je devais au contraire m'estimer heureux de me faire tant de réclame à si bon marché.
Mais je ne dis pas non, M. Larroumet! Je ne m'en plains pas, au contraire, bien que j'eusse préféré voir jouer ma pièce.
Et notez que je n'ai pas été seulement soutenu par les organes de l'opposition, ou les indépendants; mais la presse conservatrice elle-même a marché. Des journaux inconnus, invraisemblables, ont pris ma défense; des journaux catholiques comme l'Église de France, le Rosier de Marie, dont je ne soupçonnais pas l'existence, l'Observateur français, organe du Vatican.
Le rédacteur de l'Église de France s'exprime ainsi:
«Il est certain que dame Anastasie, personnifiée par trois fonctionnaires de la direction des Beaux-Arts, a des lubies inexplicables. C'est ainsi qu'elle se montre pleine de mansuétude pour ce qui regarde les cafés-concerts, tandis qu'elle réserve ses rigueurs pour quelques auteurs qui ont eu le tort de lui déplaire personnellement.
»On joue actuellement à la Scala une farce dégoûtante, et sans excuse, une ineptie qui a pour titre le Capricorne, que les censeurs patentés ont laissé passer sans sourciller et que la police devrait interdire comme un outrage permanent aux mœurs et à la religion.
»Je ne sais, ma parole d'honneur, à quoi songent les employés de M. Larroumet! Mais si l'on réfléchit qu'ils ont empêché la Comédie Française de représenter le Pater de François Coppée, on ne peut que se demander, en voyant le Capricorne, à quelle haine de sectaires ces gens-là obéissent.
»Il y a là dedans, à côté de saletés répugnantes et de cochonneries étalées au grand jour, une parodie insultante pour la conscience de la majorité des Français. L'un des personnages, le plus grotesque, naturellement, représente un séminariste qui chante des oremus au milieu des refrains libidineux de ses comparses.
»C'est un spectacle écœurant et honteux tout à la fois, car les auteurs de cette farce sans talent et sans esprit ne peuvent se vanter d'être des artistes. Ce sont des exploiteurs sans vergogne, qui flattent le public dans ses instincts les plus bas.
»Mais que penser des censeurs qui approuvent officiellement de pareilles infamies, ou du moins qui les tolèrent?
»Il n'y a pas deux façons d'envisager les choses. Ces censeurs-là ne sont que des censeurs complaisants et qui remplissent leurs fonctions tout au rebours.
»Ils ont donné des preuves multiples de leur incompétence, de leur ignorance, de leur nullité. Il faut les supprimer purement et simplement.»
Quant à moi, en ce qui a trait à la censure préventive, je m'en tiens à l'opinion d'un chroniqueur de la Nation, qui dit:
«M. Oscar Méténier continue, non sans raison, à maudire Anastasie et à réclamer sa mort.
»La censure préventive ne prévenant presque toujours rien, je ne vois pas pourquoi on s'obstine à la maintenir. Bien souvent, nous avons vu la censure couper une scène ou un mot qui auraient pu passer sans encombre, et en autoriser un autre qui provoque dans la salle des cris de chacal enrhumé.
»M. Méténier et beaucoup d'autres pensent avec raison que puisque la censure préventive n'arrête rien, autant vaut faire rentrer les auteurs dans le droit commun.
»Le théâtre est une industrie comme une autre; or, quand je prends un grog à Tortoni, Percheron n'a pas l'habitude de prier une commission de six membres de vouloir bien analyser ma consommation.
»Mais le jour où un limonadier me sert un grog compliqué de vitriol, je dépose une plainte au parquet et je fais arrêter l'empoisonneur.
»Il est nécessaire de faire justice, mais alors seulement que le crime est constaté. Décapiter un individu avant qu'il l'ait commis m'a toujours paru abusif; le décapiter après me semble déjà une chose fort grave.»
En ce qui concerne la tolérance dont fait preuve l'homme-contexture pour les obscénités des cafés-concerts, j'en trouve une explication, que j'ignorais, dans un article emprunté à un journal de caricatures, la Silhouette:
«Ces bons messieurs de la direction des Beaux-Arts, dont l'emploi consiste à poser des censures aux littérateurs français, viennent encore de faire parler d'eux.
»M. Oscar Méténier s'est vu refuser l'autorisation de faire représenter sur une scène parisienne sa pièce En Famille, jouée jadis au Théâtre-Libre, sous le délicieux prétexte que sa CONTEXTURE GÉNÉRALE était inacceptable.
»Vainement, M. Méténier tenta démarches sur démarches aux bureaux de la rue de Valois; après maintes aspersions d'eau bénite de cour et maints baisers Larroumette, on le renvoya berné et pas content.
»Le jeune auteur a regimbé et il a eu raison. Je ne viens point lui apporter mon faible concours, puisque aussi bien il est de taille à se défendre hardiment, mais il est une phrase de sa lettre de réclamation adressée à M. Francis Magnard que je veux retenir; c'est la suivante:
»—L'interdiction d'En Famille est un précédent. Après ma pièce, on en interdira d'autres. Une fois de plus, la parole de Figaro:—On m'assure qu'il existe à Madrid, etc., aura reçu son application, avec cette nuance qu'à Paris on fait exception pour les vaudevilles graveleux et les obscénités de cafés-concerts.
»C'est que sans doute M. Méténier ignore que le visa est la plupart du temps accordé aux susdites obscénités sur l'instante requête des chanteuses qui les doivent interpréter.
»Par contre, j'ai vu prononcer le veto sur certains vers où l'on eût vainement cherché la moindre allusion démoralisatrice. Tant il est vrai qu'il est toujours dangereux pour les littérateurs honnêtes de méconnaître l'éternelle vérité du proverbe: Il est avec le ciel des accommodements.
«Vous devinez de quel CIEL il s'agit.»
J'avoue que je n'avais pas pensé à cela. Mais, très sincèrement, l'idée ne me serait jamais venue, après avoir vu Larroumet, de demander à aucune de mes interprètes, même aux plus dévouées et aux plus courageuses, un pareil sacrifice.
Il eût été au-dessus de leurs forces.
Voici maintenant le Petit National qui, du premier coup, a su dégager la responsabilité de chacun.
«M. Méténier n'est pas content. Nous le comprenons sans peine; mais nous avouons que nous ne sommes pas autrement fâché de sa mésaventure.
»Il était nécessaire pour les auteurs d'aujourd'hui et pour ceux de demain qu'une nouvelle incartade de la censure attirât sur elle l'attention générale.
»Or, cette fois, la chose nous paraît devoir prendre une tournure nouvelle.
»Fort habilement, M. Méténier oppose l'une à l'autre deux administrations, et il nous paraît difficile que du conflit qui ne va pas manquer d'éclater entre M. Larroumet et M. Bourgeois, il ne sorte pas quelque avantage pour les littérateurs.
»Déjà, les journaux semi-officieux déclaraient hier soir que seul le ministre avait mis l'interdit sur En Famille; or, d'après M. Méténier, c'est M. Larroumet qui est le coupable.
»Qui trompe-t-on?
»Le ministre va-t-il endosser la responsabilité? Mais M. Bourgeois est un ministre radical, ennemi par ses principes mêmes de tout ce qui sent son privilège et son abus de pouvoir des temps passés, et s'il est reconnu que c'est véritablement lui qui a censuré, lors de la discussion du chapitre du budget qui le concerne, il pourrait bien s'attirer quelques réflexions ou modifications désagréables.
»Si, au contraire, M. Bourgeois rejette la responsabilité sur M. Larroumet, il avoue son impuissance et en même temps l'omnipotence du charmant universitaire.
»De quelque côté qu'on envisage la question, elle paraît difficile à résoudre autrement que par la mort sans phrases de cette vieille rageuse d'Anastasie.
»Son existence ne correspond à aucun de nos besoins. Souverainement antipathique, ridiculement maladroite, niaisement appliquée, la censure a contre elle tout ce qui tient une plume, ou même un crayon.
»Les souvenirs de la Moabite, de Déroulède, du Pater, de François Coppée, sont encore présents à toutes les mémoires, et si jamais réforme fut désirée, c'est bien celle qui comporte sa suppression.»
Du National cette réflexion très judicieuse:
«Il se peut que l'œuvre de M. Oscar Méténier froisse les convenances. Mais comment se fait-il qu'elle n'ait pas choqué nos bons amis les Belges, chez qui elle a obtenu, dit-on, un grand succès? Nous ne pensons cependant pas qu'on soit plus chatouilleux à Paris qu'à Bruxelles. Hélas! s'il en était ainsi, nous n'aurions plus qu'à renier Rabelais, et c'est un sacrifice que nous ne sommes pas disposés à faire, n'en déplaise aux moralistes de la rue de Valois!»
L'Intransigeant, lui, est plus radical. Il est pour la justice que l'on se rend soi-même par les moyens violents.
Après avoir rappelé mes premières démarches, il s'exprime ainsi:
«Nouvelle course aux Beaux-Arts. L'illustre Larroumet confirme purement et simplement sa première réponse: le ministre, etc.
»Derechef, Méténier, accompagné de M. Brasseur, retourne au ministère où il apprend enfin que le ministre ne pouvait, malgré son désir, désavouer le bureau compétent et que le motif de l'interdiction était ainsi libellé: contexture générale.
»C'est baroque, mais insuffisant comme explication.
»Les bureaucrates de la censure et leur chef immédiat, le célèbre M. Larroumet, se sont évidemment moqués de M. Méténier et de M. Brasseur. Ils avaient le droit d'interdire En Famille, droit monstrueux et d'autant plus stupide qu'il est exercé par des gens très honorables, sans doute, mais peu versés dans la littérature—la lecture de quelques pages de M. Larroumet suffirait pour se convaincre du fait;—mais ils n'avaient pas le droit de berner M. Méténier.
»Si le ministre avait quelque sentiment de l'équité, il rappellerait son subordonné à l'ordre. Mais, à la place de l'auteur d'En Famille, nous n'attendrions pas l'intervention de M. Bourgeois pour régler cette petite et sotte affaire.»
Henri Rochefort, dans un article terrible, comme ceux qu'il sait écrire, fait remonter la responsabilité à M. Constans, par habitude. Titre: LA RENTRÉE D'ANASTASIE.
«C'est la pièce En Famille qui lui a fourni l'occasion de faire sa rentrée. Nous allons revoir cette éplucheuse interdisant, dans le menu d'un dîner, le mot «barbe-de-capucin», qui chagrinerait les dominicains du Havre, et le grattoir dramatique ou littéraire tiendra compagnie au grattoir électoral.
»Oh! soyez tranquilles: la terrible sorcière ne s'exercera pas sur les représentations tauromachiques de la rue Pergolèse. Tout dernièrement, un picador a été éventré par un taureau qui se trouvait incontestablement dans le cas de légitime défense. La censure s'est bien gardée d'intervenir et de demander la fermeture de cet abattoir. Elle sait que M. Constans est dans l'affaire et elle n'est pas assez mal élevée pour mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.
»Toujours comme sous l'Empire, tous les ouvrages sont permis, pourvu qu'il n'y soit pas question de politique. Faites une comédie en trois actes, dans laquelle les femmes se montreront décolletées jusqu'au nombril et danseront au dénouement un cancan final sans pantalon: Anastasie accordera à ces tableaux vivants son visa le plus sympathique.
»Si même une de ces décolletées se faisait spécialement engager pour chanter au second acte le Père la Victoire, chant de guerre particulièrement cher à M. Carnot, on l'autoriserait sans difficulté aucune à se présenter entièrement nue devant le public.
»Mais il est probable que l'œuvre de M. Méténier contient d'autres éléments d'intérêt, et c'est pourquoi on la sabre sans rémission. Comme tous les gouvernements de décadence, le nôtre consent à ce que les gouvernés rigolent, mais il ne veut pas qu'ils pensent. Des chevaux, des taureaux, des femmes, des tripots: rien de mieux; mais des études philosophiques, pas de ça, Lisette!
»M. Méténier montrait aux spectateurs une plaie sociale. Or, depuis l'arrivée de Constans, Rouvier, Etienne et Yves Guyot, la société a été guérie de toutes ses plaies. Quand le ministre des finances fabrique à la Bourse des hausses factices de dix et douze francs en un mois, il y a bien, comme dans toutes les villes de jeux, des bonnes gens qui, faute de pouvoir payer leurs différences, se brûlent un peu la cervelle. Mais on les enterre la nuit, pour ne pas attrister les autres, et les danses recommencent, plus folâtres que jamais.
«Faites, tant que le cœur vous en dira, tourbillonner sur la scène des petites femmes qui exhibent leurs derrières aux yeux d'un orchestre ébloui, mais ne vous avisez pas de représenter un soldat mourant des fièvres au Tonkin: Anastasie démancherait tous les balais de sa portière pour vous donner la chasse.
»Pour les ministres, le théâtre est destiné à faciliter la digestion, et non à la troubler. Si Molière n'avait pas eu la chance de vivre sous Louis XIV et Beaumarchais sous Louis XVI, jamais, de nos jours, ils ne seraient parvenus à faire jouer l'un Tartufe, l'autre le Mariage de Figaro. Il y avait une censure à ces deux époques, mais elle était infiniment plus libérale que celle de Carnot.»
M. Rochefort a tort. Si j'avais eu affaire à M. Constans, qui est un autoritaire et qui n'a pas l'habitude de se laisser mener, il m'aurait dès le premier jour signifié sa volonté.
—Vous ne serez pas joué parce que cela ne me plaît pas.
Et j'aurais compris ça.
Mais s'il se fût aperçu après coup, comme cela est arrivé, que sa bonne foi avait été surprise, il eût sans hésitation renvoyé M. Larroumet faire admirer les beautés de sa contexture aux élèves d'un département éloigné.
Je pourrais vous lire de semblables articles jusqu'à demain. Rassurez-vous, je n'abuserai pas de votre bienveillance.
Je demande seulement à citer encore un paragraphe incident pris dans un article de Mme Sévérine, où elle répond au reproche que la censure pouvait me faire d'avoir employé dans ma pièce le langage populaire:
«N'allez pas conclure que j'approuve au théâtre la grossièreté voulue. Elle me navre lorsqu'elle est inutile; je la subis, je l'approuve même lorsqu'elle est la traduction d'un état d'âme crapuleux, la résultante d'un milieu où s'agitent des êtres qui ne sauraient s'exprimer autrement.
»Chaque classe de la société a son langage comme ses refrains de prédilection. Le marmiteux qui, sous sa haute casquette, roucoulerait une phrase de Sigurd en surveillant le travail de sa bonne amie, serait aussi ahurissant que l'ambassadeur d'Angleterre chantant:
»C'est pas pour ça que je t'ai donné ma sœur!
»L'En Famille de Méténier, cette étude incomparable que la censure s'obstine à refuser sous prétexte que M. Carnot ne parle pas comme ça, l'En Famille est une œuvre de haut mérite, justement parce que les personnages ont le jargon qui convient.
»Evidemment: «J'en ai mouché un qui m'écrasait les fumerons!» constitue un euphémisme regrettable et d'une douteuse correction. «J'ai rappelé à la politesse un monsieur qui me marchait sur les pieds» serait grammaticalement meilleur et infiniment plus distingué. Reste à savoir lequel se dit place Maubert, quand c'est un taudis de la place Maubert que représente le décor, et le monde à Gamahut qu'on a campé sur la scène.
»—A quoi bon ces spectacles vils? murmurent quelques vieilles harpes éoliennes, quelques vieux cygnes déplumés.
»Qu'on les égorge, ceux-là! Ou mieux, qu'on les renvoie au Lac—et autres gondoles! Tous les spectacles sont élevés, s'ils donnent une bonne émotion d'art, la sensation poignante d'une vérité. Un genre noble alors, et un genre pas noble?... Si ce n'est pas à pleurer! Mais justement parce que je suis une assoiffée d'exactitude, une inassouvie de sincérité, et point du tout une amoureuse du trivial par goût de bassesse, je subis le choc en retour de cette théorie, une, sans exception, sans dérogation. Un mot brutal, dit par de certaines gens, un détail cru placé en de certains milieux, me choque autant, si ce n'est davantage, qu'une expression choisie en la bouche d'un voyou.»
Et enfin, pour terminer, un article de M. Léon Millot, de la Justice, où il développe les raisons qui ont pu déterminer la censure à interdire ma pièce. On ne dira pas que je ne fais pas la part belle à M. Larroumet.
Après l'exposé des démarches, il s'exprime ainsi:
»Nous ne saurions douter de la parole de M. Méténier, et entre ses affirmations catégoriques et les «renseignements» communiqués à un rédacteur du Figaro dans les bureaux de la rue de Valois, il n'y a pas lieu d'hésiter. Mais la question n'est pas là. Le fait saillant, celui qu'il nous importe de retenir, c'est l'interdiction prononcée contre la pièce de notre confrère. Edictée lorsque M. Fallières était ministre, elle est maintenue sous M. Bourgeois. Des ministres passent, mais les bureaux restent.
»Notez que M. Méténier avait demandé aux inspecteurs des Beaux-Arts de lui indiquer les modifications à faire. Il se déclarait prêt à les exécuter. Mais la censure avait oublié de tailler ses crayons rouges. Elle n'était pas en train de souligner et elle n'a dénoncé aucun passage particulièrement. Elle s'en est pris à la «contexture générale». La pièce de M. Méténier n'était pas conforme à son esthétique. Voilà où nous en sommes, après le décret du gouvernement du 4 septembre, qui a supprimé la censure. Il est vrai qu'elle avait déjà été abolie, il y a cent ans, sous la première République.
»Nous n'acceptons, nous l'avons dit, que la version de M. Méténier. Mais si nous tenions pour authentique celle des bureaux reproduite par le Figaro, il en résulterait que ce sont successivement la censure, M. Larroumet et M. Fallières, puis M. Bourgeois, qui ont été pour l'interdiction. Le comité d'examen, le directeur des Beaux-Arts et les ministres chargés du département de la littérature seraient d'accord pour mettre le veto sur une pièce que le théâtre de la Reine a pu jouer sans protestation en Belgique. Franchement, la version de M. Méténier vaut mieux. Nous aimons mieux croire, pour l'honneur de la République française, que ce sont les castrats légendaires de la commission d'examen qui ont mis leur veto sur En Famille. M. Larroumet, comme c'est le devoir de tout directeur qui se respecte, les a couverts et le ministre était tout disposé à laisser jouer la pièce de notre confrère. Mais pouvait-il donner un démenti solennel à M. Fallières, à la censure et à son directeur des Beaux-Arts? C'en était fait de la sacro-sainte tradition; il eût porté un coup mortel à la hiérarchie.
»Et voilà comment les bureaux ont toujours le dernier mot et comme quoi les ciseaux du comité d'examen sont plus puissants que les bonnes dispositions des ministres. Est-ce que la Chambre, qui est en train de discuter le budget, ne va pas enfin faire l'économie de la censure?»
A part le rôle qu'il prête un peu injustement aux quatre censeurs, M. Millot est dans le vrai. Son article, très sensé, ne fait-il pas ressortir complètement la morale de cette affaire?
La conclusion n'est guère consolante. On a beau changer de gouvernement, les ministres passent et les bureaux restent, et nous sommes toujours destinés à être tracassés bêtement, nous, les inoffensifs, qui ne gênons en rien la liberté des autres, tant qu'un nouvel Hercule ne montera pas au pouvoir et ne nettoiera pas une bonne fois pour toutes ces nouvelles écuries d'Augias.
J'ai étalé devant vos yeux, mesdames et messieurs, toutes les pièces du procès.
Il vous reste maintenant, pour qu'il vous soit possible de prononcer un jugement, à entendre cette pièce révoltante qui a porté une si rude atteinte à la pudeur de l'homme-contexture.
(Lecture d'EN FAMILLE)
L'accueil flatteur que vous venez de faire à ma pièce, mesdames et messieurs, m'indique assez clairement que j'ai gagné mon procès.
Il me reste à vous remercier de la bienveillante attention que vous avez bien voulu me prêter et à vous dire ce que je compte faire.
Mon Dieu! c'est bien simple. Ennuyer le ministre et les Beaux-Arts, jusqu'à ce qu'on m'ait rendu justice.
Que ce soit M. Bourgeois qui quitte le premier la rue de Grenelle, ou M. Larroumet qui soit remercié, je profiterai de chaque changement pour soumettre au visa du nouveau fonctionnaire la pièce que vous venez d'entendre.
Je suis de taille à me défendre hardiment, j'ai bec et ongles, étant parfaitement indépendant et ne craignant ni le bruit, ni le scandale, puisque je n'ai pas de place à perdre; j'ai tout à gagner, au contraire, au bruit qui se fera autour de ma pièce.
Je me ferai ainsi une idée juste de la largeur de vues et de l'intelligence des fonctionnaires qui se succéderont.
Seulement, je m'y prendrai d'une façon différente.
De toute manière, ce sera amusant, et s'il surgit des incidents curieux, je me ferai un plaisir de vous en faire part.
Si ma petite histoire a eu le bonheur de ne pas trop vous ennuyer, j'aurai la joie de me retrouver ici en votre société.
Ce n'est pas moi qui serai le plus à plaindre.