Lettres à Madame Viardot
XXVII
Moscou, midi 1/13 janvier 1851.
Bonjour, chère et bonne madame Viardot. Je ne veux pas commencer mon année sans invoquer ma douce et chère patronne et sans appeler sur elle toutes les bénédictions du Ciel.
Hélas! se peut-il que toute cette année s'écoule sans que j'aie le bonheur de vous revoir? C'est une idée bien cruelle et à laquelle il faut cependant que je m'habitue...
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Nous avons passé la soirée d'hier chez un de mes amis, et quand minuit a sonné, vous vous imaginez bien à qui j'ai mentalement porté mon toast! Tout mon être s'est élancé vers mes amis, mes chers amis de là-bas... Que le Ciel veille sur eux et les garde!... Mon cœur est toujours là-bas, je le sens. A demain. Il faut que je sorte, j'ai quelques visites à faire. J'ai une foule de choses à vous communiquer. Ce n'est pas sans raison que je suis resté si longtemps à Moscou. J'ai mené à bonne fin une entreprise assez difficile et délicate. Je vous parlerai de tout cela demain. Aujourd'hui soir, on donne une de mes comédies manuscrites chez la comtesse Sollohoub, un théâtre de société. On m'a engagé d'assister à la représentation, mais je me garderai bien de le faire; je craindrais trop d'y jouer un personnage ridicule. Je vous dirai quel aura été le résultat. A demain. Mais je veux me mettre à vos pieds et embrasser le pan de votre robe dès aujourd'hui, chère, chère, bonne, noble amie. Que le Ciel vous protège!
Mercredi, 3 janvier.
Il paraît que ma comédie a eu un très grand succès avant-hier, car on la répète aujourd'hui, et je viens de recevoir une invitation pressante d'y aller ce soir. Cette fois-ci j'irai; je ne veux pas avoir l'air de me donner des airs.
J'ai donné hier un dîner d'adieu à mes amis, nous étions en tout vingt personnes. Il faut avouer que vers la fin de la soirée nous étions tous on ne peut plus animés. Il y avait entre autres un acteur comique d'un très grand talent, M. Sadofski, qui nous a fait mourir de rire, en improvisant des scènes, des dialogues de paysans, etc... Il a beaucoup d'imagination et une vérité de jeu, d'intonation et de geste, que je n'ai presque jamais rencontrée aussi parfaite. Il n'y a rien de si bon à voir que l'art devenu nature.
Je vous avais promis hier de vous dire pourquoi je suis resté à Moscou beaucoup plus longtemps que je ne m'y attendais. Voici en peu de mots la raison: Il y avait deux personnes, deux femmes à éloigner de la maison, où elles mettaient la discorde à chaque instant. Pour l'une d'elles la chose n'a pas été difficile (c'était une veuve d'une quarantaine d'années, que ma mère avait eue près d'elle pendant les derniers mois de sa vie), on l'a largement payée et priée d'aller chercher une autre maison que la nôtre. L'autre était cette jeune fille que ma mère avait adoptée, une vraie Mme Lafarge, fausse, méchante, rusée et sans cœur. Il me serait impossible de vous dire tout ce que cette petite vipère a fait de mal. Elle avait entortillé mon frère, qui, dans sa bonté naïve, la prenait pour un ange: elle est allée jusqu'à calomnier odieusement son propre père, et puis, quand j'ai réussi par le plus grand des hasards à saisir le fil de toute cette intrigue, elle a tout avoué, elle nous a bravés avec une insolence, un aplomb qui m'a fait penser à Tartufe ordonnant, chapeau en tête, à Orgon, de quitter sa maison. Il était impossible de la garder plus longtemps, et cependant nous ne pouvions pas la mettre sur le pavé... Son propre père refusait de la prendre chez lui (il est marié et a une grande famille). Notre situation était très embarrassante. Enfin, heureusement, il s'est trouvé une personne, un docteur, ami du père de la demoiselle, qui a consenti à s'en charger en la prévenant d'avance qu'elle serait gardée à vue. Mon frère et moi, nous lui avons donné une lettre de change de 60.000 francs payables dans trois ans avec 6 p. 100 d'intérêt, toute la garde-robe de ma mère, etc., etc. Elle nous a donné un reçu, et nous en voilà quittes! Ouf! ça a été une lourde charge. Je ne sais ce qui devait résulter de son séjour chez mon frère, mais je sais que nous ne respirons que depuis qu'elle n'est plus là. Quelle mauvaise et perverse nature, à dix-sept ans! Cela promet. Il est vrai qu'elle a reçu une éducation détestable... Enfin, n'en parlons plus, elle est contente et nous aussi. Cependant, je vous avoue que je ne suis pas fait pour de pareilles opérations! J'y mets assez de sang-froid et de résolution, mais cela me détraque les nerfs horriblement. J'ai trop pris l'habitude de vivre avec de bonnes et honnêtes gens. La méchanceté, la perfidie surtout ne me fait pas peur, mais elle me soulève le cœur. Il m'a été impossible de travailler pendant ces derniers quinze jours.
Vendredi 5.
Hé bien, en effet, j'ai eu un grand succès avant-hier. Les acteurs ont été détestables, surtout la jeune première (une princesse Tcherkassky), ce qui n'a empêché ni le public d'applaudir à outrance, ni moi d'aller les remercier avec effusion derrière les coulisses. J'ai été, malgré tout, assez content d'avoir assisté à cette représentation. Je crois que ma pièce aura du succès sur le théâtre, puisqu'elle a plu, malgré le massacre des dilettanti. (On la donne à Pétersbourg le 20, ici le 18.) C'est tout de même drôle de se voir jouer.
Je pars demain, mais je vous écrirai encore avant de partir. Il me tarde d'avoir une lettre de vous. On ne me les envoie plus à Moscou, elles m'attendent à Pétersbourg... A demain.
Lundi 8.
L'homme propose et Dieu dispose, chère madame Viardot. Je devais partir samedi, et me voilà encore à Moscou. J'ai attrapé une toux, et, aussi longtemps qu'elle durera, il me sera impossible de quitter ma chambre. J'espère qu'elle passera dans peu de jours. Ce contretemps m'est assez désagréable, mais il faut s'y résigner.
Hier, Diane a mis bas sept petits, blancs et jaunes comme elle, six chiens et une chienne. Sa tendresse de mère va jusqu'à la férocité, et elle fait des yeux terribles quand je touche à un de ses petits. Les autres n'osent pas seulement s'approcher d'elle. Je vous envoie cette lettre aujourd'hui, je vous écrirai encore une fois avant de partir. J'espère que je pourrai le faire jeudi.
Il y a plus de deux mois que la petite Pauline[60] est à Paris. Comment va-t-elle, et fait-elle des progrès?
Je suis certain de trouver des détails qui la concernent dans vos lettres qui m'attendent à Pétersbourg, car je suis sûr qu'il y en a là-bas au moins deux. Je vous aime et vous embrasse tous. Tiens, une idée. Si j'écrivais à Gounod au lieu de vous écrire avant mon départ? C'est ce que je ferai. Ainsi, adieu jusqu'à Pétersbourg.
Votre
IVAN. TOURGUENEFF.
XXVIII
Moscou, mercredi 17/29 janvier 1851.
Je relève de maladie, comme Jodelet dans les Précieuses ridicules, chère et bonne amie; j'ai eu une fièvre catarrhale assez forte, qui m'a mis sur le flanc pendant quatre jours. Ce qui m'est surtout désagréable, c'est le retard que cette maladie a apporté à mon voyage, et ce qu'il y a surtout de désagréable dans ce retard, c'est qu'il me prive de vos lettres qui m'attendent à Pétersbourg et que j'ai eu la bêtise de ne pas faire venir ici; j'espérais toujours pouvoir partir. Il est très probable que je resterai ici une semaine encore; vous ne sauriez croire quel vide me fait l'absence de vos lettres; il y a longtemps que je ne reçois pas de vos nouvelles, j'en suis tout désorienté.
On donne demain une comédie que j'ai composée pour les acteurs de Pétersbourg, mais que Stchepkine[61] m'a demandée pour son bénéfice.
Je n'ai rien à refuser à ce brave et digne homme. Si je ne me sens pas trop mal, j'irai à la première représentation. Jusqu'à présent je ne ressens pas la moindre agitation. Nous verrons demain. Il paraît que la jeune première est détestable. Enfin, nous verrons.
Adieu, jusqu'à demain, chère et bonne amie; je vous invoque et me mets sous votre protection, chère patronne.
Jeudi, une heure du matin.
C'est donc pour ce soir; cela commence à me faire un peu d'effet. Malheureusement je me sens plus mal qu'hier et le docteur vient de me conseiller de ne pas sortir ce soir. Ce serait cependant désagréable... Mon frère y va avec sa femme.—C'est une petite comédie en un acte qui a pour titre: Une Provinciale. La donnée en est simple, tout dépend du jeu des deux acteurs principaux. L'un est bon, à ce que l'on dit; l'autre (ou plutôt l'actrice) est très mauvais. La salle sera pleine. Stchepkine vient de m'envoyer un billet pour loge d'en haut. Je crois que j'irai, quoique je me sente mal; j'ai une chaleur de tous les diables.
Sept heures du soir.
J'ai quatre-vingts pulsations par minute, et je vais au théâtre. Je ne puis pas rester à la maison. Je vous serre les deux mains bien fort. Que vous écrirai-je en rentrant?
Onze heures.
Par exemple je m'attendais à tout, hormis à un tel succès! Imaginez-vous qu'on m'a rappelé avec des vociférations telles, que je me suis enfui tout éperdu, comme si j'avais mille diables à mes trousses, et mon frère vient de m'apprendre que le vacarme a duré un grand quart d'heure et n'a cessé que quand Stchepkine est venu annoncer que je n'étais pas au théâtre. Je regrette beaucoup de m'être enfui, car on a pu croire que je faisais la petite bouche.
Ma pièce a été assez bien jouée par tout le monde, la jeune première exceptée, qui a été détestable; mais en revanche, l'acteur chargé du rôle principal a été charmant. C'est un jeune acteur qui se nomme Choumski; il a fait un grand pas dans l'opinion du public, je suis enchanté de lui on avoir fourni l'occasion. Au moment où la toile s'est levée, j'ai prononcé tout bas votre nom, il m'a porté bonheur. Mais il faut que je me couche, car j'ai une fièvre de cheval.
Vendredi, 2 heures.
L'excursion d'hier ne m'a pas fait beaucoup de mal; j'ai passé une mauvaise nuit, il est vrai, mais aujourd'hui je me sens assez bien. J'ai vu aujourd'hui plusieurs de mes amis qui sont venus me féliciter; il paraît que mon succès a été en effet très grand; la salle était comble, et on a vu de mes ennemis (littéraires) applaudir à tout rompre. Tant mieux, tant mieux. Le bon Stchepkine est venu m'embrasser et me gronder sur ma fugue. J'ai l'intention d'envoyer un petit cadeau à Choumski, cela lui fera plaisir. On donne, demain la même pièce à Pétersbourg. C'est cependant agréable d'avoir un succès. Allons, il faut que cela me serve d'éperon.
Imaginez-vous que je viens d'apprendre par un monsieur qui arrive de Pétersbourg que le comptoir Yazykoff a plusieurs lettres à mon nom, qu'on n'envoie pas à Moscou, parce qu'on s'attend d'heure en heure à mon arrivée; cela me cause un dépit dont je ne saurais vous donner une idée. Dieu! Dieu! Dieu! que je suis bête!
Permettez-moi de vous remercier pour mon succès d'hier; je m'imagine que si je n'avais pas prononcé votre nom, la chose aurait pris une tout autre tournure; je suis si heureux de rattacher toute ma vie à votre cher et bon souvenir, à votre influence. Je vous embrasse les mains avec reconnaissance et tendresse. Que le Ciel veille sur vous! A demain.
IVAN. TOURGUENEFF.
Lundi.
Je ne vous ai pas écrit ni samedi, ni dimanche; j'étais languissant, pour ne pas dire bête. On répète ma pièce ce soir, on ne joue ici la comédie que trois fois par semaine. Je compte sortir aujourd'hui en voiture; il fait un temps superbe.
Les yeux des petits de Diane se sont enfin ouverts à la lumière; ils sont très drôles, très gentils et très bien portants.
Ce serait bien le diable si je devais rester ici plus d'une semaine! J'ai une foule de visites, etc.; ce sont des compliments à perte de vue. Je vous le dis, parce que je sais que cela vous fera plaisir. Je suis sûr que vous me parlez dans vos lettres de Sapho, des répétitions commencées (car j'espère bien qu'elles le sont); et dire que je n'en sais rien par ma faute! Mais je les aurai, ces lettres, dans quatre jours. Je vous écrirai un volume et pour Gounod. Je vous répète, je ne quitterai pas Moscou sans lui avoir écrit une longue lettre.
Que fait la petite Pauline? Est-elle sage? Apprend-elle le français et le piano?
Adieu; je vous embrasse tous avec une tendresse indicible. Je commence par vous; puis Viardot; puis Gounod; puis Mme Garcia[62]; puis Mme Gounod; puis Mme Berthe; puis «el mujer Marinero Español y su muyler»; puis Manuel; puis Louise[63], puis tout le monde, tous les amis et je finis par vous. Mes chers amis, mon cœur est avec vous. Adieu. Portez-vous-bien; soyez heureux et contents et n'oubliez pas votre fidèle ami
IV. TOURGUENEFF.
XXIX
Saint-Pétersbourg, 21 février 1852.
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...Il m'est impossible de continuer cette lettre comme je l'avais commencée. Un bien grand malheur nous a frappés: Gogol est mort à Moscou, mort après avoir tout brûlé,—tout,—le deuxième tome des Ames Mortes, une foule de choses achevées ou commencées,—tout enfin. Il vous serait difficile d'apprécier toute la grandeur de cette perte si cruelle, si complète. Il n'y a pas de Russe dont le cœur ne saigne dans cet instant. C'était plus qu'un simple écrivain pour nous: il nous avait révélés à nous-mêmes. Il était dans plus d'un sens le continuateur de Pierre le Grand pour nous. Ces paroles peuvent vous paraître exagérées, dictées par la douleur. Mais vous ne le connaissez pas; vous ne connaissez que les moindres de ses ouvrages et même si vous les connaissiez tous, il vous serait difficile de comprendre ce qu'il était pour nous. Il faut être Russe pour le sentir. Les esprits les plus pénétrants parmi les étrangers, un Mérimée par exemple, n'ont vu en Gogol qu'un humoriste à la façon anglaise. Sa signification historique leur a complètement échappé. Je le répète, il faut être Russe pour savoir ce que nous avons perdu...
IV. TOURGUENEFF.
XXX
Saint-Pétersbourg, 1er/13 mai 1852.
A Monsieur et à Madame Viardot.
Mes chers amis,
Cette lettre vous sera remise par une personne qui part d'ici dans quelques jours, ou bien elle l'expédiera à Paris après avoir franchi la frontière, de sorte que je puis vous parler un peu à cœur ouvert et sans craindre la curiosité de la police.
Je commence par vous dire que si je n'ai pas quitté Saint-Pétersbourg depuis un mois c'est bien contre mon gré. Je suis aux arrêts d'une maison de police, par ordre de l'Empereur, pour avoir fait imprimer dans un journal de Moscou un article, quelques lignes sur Gogol. Ça n'a été qu'un prétexte, l'article en lui-même étant parfaitement insignifiant. Il y a longtemps qu'on me regarde de travers. On s'est accroché à la première occasion venue. Je ne me plains pas de l'Empereur[64], l'affaire lui a été si perfidement présentée, qu'il n'aurait pu agir autrement. On a voulu mettre un terme sur tout ce qui se disait sur la mort de Gogol, et on n'a pas été fâché, en même temps, de mettre l'embargo sur mon activité littéraire.
Dans quinze jours d'ici on m'expédiera à la campagne, où je dois rester jusqu'à nouvel ordre. Tout cela n'est pas gai comme vous voyez; cependant je dois dire qu'on me traite fort humainement; j'ai une bonne chambre, des livres; je puis écrire. J'ai pu voir du monde dans les premiers jours. Maintenant c'est défendu, car il en venait trop. Le malheur ne fait pas fuir les amis, même en Russie. Le malheur, à dire vrai, n'est pas très grand. L'année 1852 n'aura pas eu de printemps pour moi, voilà tout. Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, c'est qu'il faut dire un adieu définitif à toute espérance de faire un voyage hors du pays; du reste je ne me suis jamais fait d'illusion là-dessus. Je savais bien, en vous quittant, que c'était pour longtemps, si ce n'est pour toujours. Maintenant je n'ai qu'une ambition, c'est qu'on me permette d'aller et de venir dans l'intérieur de la Russie. J'espère que cela ne me sera pas refusé! L'Héritier[65] est très bon, je lui ai écrit une lettre dont j'attends quelque bien.
Vous savez que l'Empereur est parti. On avait mis aussi les scellés sur mes papiers, ou plutôt on a cacheté les portes de mon appartement, qu'on a ouvert dix jours plus tard sans rien examiner. Il est probable qu'on savait qu'il ne s'y trouvait rien de défendu.
Il faut avouer que je m'ennuie passablement dans mon trou. Je profile de ce loisir forcé pour travailler du polonais, que j'avais commencé à étudier il y a six semaines. Il me reste encore quatorze jours de réclusion. Je les compte, allez!
Voici, mes chers amis, les nouvelles, peu agréables, que j'ai à vous donner. J'espère que vous m'en donnerez de meilleures. Ma santé est bonne, mais j'ai ridiculement vieilli. Je pourrais vous envoyer une mèche de cheveux blancs, sans exagération. Cependant je ne perds pas courage. A la campagne, la chasse m'attend! Puis, je vais tâche d'arranger mes affaires; je continuerai mes études sur le peuple russe, sur le peuple le plus étrange et le plus étonnant qu'il y ait au monde. Je travaillerai à mon roman avec d'autant plus de liberté d'esprit que je ne le destinerai pas à passer sous les griffes de la censure. Mon arrestation va probablement rendre impossible la publication de mon ouvrage à Moscou. Je le regrette, mais que faire?
Je vous prie de m'écrire souvent, mes chers amis, vos lettres contribueront beaucoup à me donner du courage pendant ce temps d'épreuves. Vos lettres et le souvenir des jours passés de Courtavenel, voilà tout mon bien. Je ne m'appesantis pas là-dessus, crainte de m'attendrir. Vous le savez bien, mon cœur est avec vous, je puis le dire, maintenant surtout... Ma vie est finie, le charme n'y est plus. J'ai mangé tout mon pain blanc; mâchons ce qui reste de pain bis, et prions le Ciel qu'il soit «bien bon» comme disait Vivier[66].
Je n'ai pas besoin de vous dire que tout ceci doit rester parfaitement secret; la moindre mention, la moindre allusion dans un journal quelconque suffirait pour m'achever.
Adieu, mes chers et bons amis; soyez heureux, et votre bonheur me rendra aussi content que je puis l'être. Portez-vous bien, ne m'oubliez pas, écrivez-moi souvent, et soyez bien persuadés que ma pensée est toujours avec vous. Je vous embrasse tous, et je vous envoie mille bénédictions. Cher Courtavenel, je te salue aussi, toi! Écrivez-moi souvent. Je vous embrasse encore. Adieu!
Votre
IV. TOURGUENEFF.
XXXI
Spasskoïé[67], 13 octobre 1852.
Imaginez-vous un ouragan, une trombe de neige qui ne tombe pas, qui se précipite, qui tourbillonne, obscurcit l'air tout en étant blanche, et couvre déjà la terre à hauteur d'homme. Voilà le temps qu'il fait à l'heure qu'il est, chère madame Viardot. Vous autres, Européens, vous ne sauriez vous faire une idée de ce que c'est qu'une métielle russe. Heureusement qu'il ne fait pas très froid, sans cela que de victimes! Il y a deux ans, neuf cents personnes périssaient dans le seul gouvernement de Toula par une métielle semblable à celle-ci. Mais de mémoire d'homme on n'en a pas vu de pareille à cette époque! Il paraît que pour nous consoler du détestable été que nous venons de subir, l'hiver veut arriver plus tôt que de coutume. C'est l'histoire du monsieur qui épouse une femme laide et pauvre, mais bête! Et cependant je ne suis pas triste malgré le temps affreux, malgré cet avant-goût des six mois d'isolement complet qui m'attendent. Je me sens au contraire tout ému et réjoui: c'est que j'ai devant moi la chère lettre que vous m'avez écrite à votre retour d'Angleterre à Courtavenel.
Ma chère et bonne amie, je vous supplie de m'écrire souvent; vos lettres me rendaient toujours heureux, mais c'est surtout maintenant qu'elles me sont devenues nécessaires; me voici cloué à la campagne pour je ne sais combien de temps, réduit à mes propres ressources. Pas de musique, pas d'amis; que dis-je? pas même de voisins pour s'ennuyer ensemble! Les Tutcheff[68] sont d'excellentes gens, mais nous nageons dans des eaux trop différentes. Que me reste-t-il? Je crois vous l'avoir dit plus d'une fois: le travail et les souvenirs. Mais pour que l'un me soit facile et les autres moins amers, il me faut vos lettres avec ces bruits de vie heureuse et active, avec cette odeur de soleil et de poésie qu'elles m'apportent... Je sens ma vie qui s'enfuit goutte à goutte comme l'eau d'un robinet à demi fermé; je ne la regrette pas; qu'elle s'épuise... qu'en ferais-je? Il n'est donné à personne de retourner sur les traces du passé, mais j'aime à me le rappeler, ce passé charmant et insaisissable, par une soirée comme celle-ci, où, en écoutant les hurlements désolés de la bise sur toute cette neige amoncelée, il me semble... Fi! je ne veux ni m'attrister ni vous attrister aussi par contre-coup... Tout ce qui m'arrive est encore très supportable, il faut se raidir sous le faix pour le moins sentir... Mais écrivez-moi souvent.
| Et de tristesse couronnée |
| La terre entre dans son sommeil... |
Cette phrase de l'Automne de Gounod me chante dans la tête depuis le commencement de cette lettre; son Automne est adorable. Je me sens tout pénétré d'attendrissement, il faut s'y arracher, car à quoi bon?
Je viens d'ouvrir pour un instant la porte de mon balcon... Brrrrr! quelle bouffée de froid sombre, de vent glacial et de neige... Diane, qui s'était levée, recule d'horreur... Ah! pauvre petite, tu n'es pas habituée à un climat pareil. Pauvre Française, va! Allons, mettons-nous l'un à côté de l'autre et pensons à Courtavenel. A demain.
Mardi.
Aujourd'hui, il fait un temps étrange, mais assez agréable. L'air est rempli de brouillard; pas le moindre vent, tout est blanc, le ciel et la terre; la neige fond à petit bruit. On entend partout le chuchotement de gouttelettes d'eau qui tombent; il fait très doux. Nous allons, mes deux chasseurs et moi, faire une excursion à quelques verstes d'ici; nous espérons tuer pas mal de lièvres.
J'ai commencé, selon votre désir, un petit traité sur le Jeu du paysan, qui remplira au moins quatre pages, et que je vous enverrai mardi prochain; je ne croyais pas que cela pût devenir aussi long... Mon chasseur vient d'entrer en me disant: «Ah, monsieur, il faut partir; la terre prend un bain tiède après la métielle d'hier.» J'ai fait atteler deux traîneaux, nous allons inaugurer le traînage.
Dites à Viardot que j'ai lu sa lettre avec grand plaisir. Le petit conte de la fin est plaisamment imaginé; mais ces sortes de choses sont comme tous les tours de force des pianistes, toute la difficulté (et tout le mérite) gît dans l'exécution. Mais, un jour ou l'autre, nous verrons.
Adieu, chère amie, à bientôt. Mille amitiés à tout le monde.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
XXXII
Spasskoïé, 28 octobre 1852.
C'est aujourd'hui mon jour de naissance, chère madame Viardot, et c'est pour cela que je vous écris. J'ai trente-quatre ans. Je croyais n'en avoir que trente-trois, mais j'ai découvert l'un de ces jours un petit carnet de ma mère, où nos naissances (celle de mon frère et la mienne) ont été inscrites par elle, le jour même. J'y ai trouvé l'inscription suivante: «Aujourd'hui, 28 Octobre 1818, je suis accouchée d'un fils nommé Jean, à Orel, à midi.» J'ai donc trente-quatre ans bel et bien sonnés... Diable, diable, diable, c'est que je ne suis plus jeune, mais du tout, du tout... Enfin!
Je crois vous avoir parlé dans ma dernière lettre d'une métielle russe; aujourd'hui c'est un véritable ouragan. C'est tellement affreux et horrible que ça en devient beau. La maison tremble et craque, et puis ces ténèbres blanches qui tourbillonnent devant les fenêtres... Mon pauvre frère devait arriver aujourd'hui chez moi directement d'un assez long voyage, j'espère qu'il aura trouvé un abri quelque part. Tutcheff et sa femme sont revenus hier, en même temps que moi. J'ai fait une excursion de deux jours à Orel, ville qui se trouve à 55 verstes de chez moi. J'ai tâté un tant soit peu de la vie de province dans un chef-lieu de gouvernement, c'est passablement triste. Je suis bien décidé à ne pas mettre le nez dehors et à travailler dans mes quatre murs. A demain, chère amie.
1er novembre.
Je ne vous ai pas écrit ces jours-ci, mais il faut que je vous écrive aujourd'hui... c'est encore un anniversaire, et savez-vous lequel? Il y a aujourd'hui juste neuf ans que je vous ai vue pour la première fois chez vous, à Pétersbourg, dans la maison Demidoff. Je me souviens de cette première visite comme si elle avait eu lieu hier. C'était le matin. Je n'étais pas venu seul; le petit major Komaroff m'accompagnait... Eh bien, malgré le ridicule achevé de ce personnage, j'ai toujours du plaisir à penser à lui; sa figure éveille une foule d'idées et de souvenirs; le hasard l'a associé à ce temps si regretté et éloigné de moi; je sens renaître en moi les impressions de cette saison de 1843 à 1844... Neuf années! Hélas! il y en aura dix, que je n'aurai pas plus d'espoir de vous revoir que je n'en ai maintenant...
Ce qui me manque ici surtout, c'est d'entendre de la musique; voilà six mois que j'en suis sevré, mais complètement. Mme Tutcheff semble vouloir l'abandonner; j'ai eu hier toutes les peines du monde à la mettre au piano. Je l'ai priée de jouer le final de Don Juan. Elle déchiffre bien et a le sens musical, mais elle aime à se l'enfermer dans sa coquille, surtout depuis la mort de sa fille. Puis elle aime trop son mari, et n'est heureuse qu'auprès de lui! Elle me rappelle quelquefois ces petites perruches vertes, dites inséparables qui se tiennent constamment côte à côte. Malheureusement, son mari n'aime la musique que modérément, on plutôt, il l'aime, comme beaucoup de monde, pour tout autre chose que pour ce qui est musique en elle. Il y a, par exemple, des peintres dont les jouissances musicales proviennent du sentiment du coloris, de l'harmonie des lignes, etc. La plupart des littérateurs ne recherchent, en fait de musique, que des impressions littéraires; ce sont, en général, de mauvais auditeurs et de mauvais juges. Tutcheff, qui n'a aucune spécialité, n'aime, en fait de musique, que ce qui ébranle vaguement certaines sensations, certaines idées en lui, c'est-à-dire qu'au fond, il l'aime peu, qu'il peut très bien s'en passer, et qu'il préfère le connu. Personne ici n'a la faim musicale qui me tourmente. La sœur de Mme Tutcheff, jeune personne très bornée, très sentimentale et très contente d'elle-même, me donne sur les nerfs par ses extases, qui arrivent invariablement dès la première note, et qu'elle a l'air de distribuer toutes chaudes et toutes prêtes, comme les galettes du Gymnase; sa sœur est une nature bien plus élevée et plus sérieuse, mais un peu sèche... Et puis, je le répète, il y a ce terrible absorbant de mari!—Tout cela fait que je reste privé de musique. Cependant, je compte aller l'un de ces jours chez un de nos voisins (à 50 verstes d'ici), qui a tout un orchestre avec un maître de chapelle allemand. Mais je ne puis me figurer ce que peut être un orchestre... acheté, car ce voisin a acheté les musiciens en masse[69]... Je vous en parlerai.
Chère bonne madame Viardot, aujourd'hui, comme il y a neuf ans, comme dans neuf autres années encore, je suis à vous de cœur, vous le savez bien!
4 novembre.
Chère madame Viardot, bonjour. J'espère que je vais bientôt recevoir une lettre de vous; il y a aujourd'hui trois semaines que la dernière m'est parvenue. Je n'ai rien de nouveau à vous raconter. Il fait toujours un temps affreux. J'ai tant persécuté Mme T... qu'elle s'est mise hier au piano et, avec l'aide de sa sœur, elle m'a joué plusieurs fois de suite l'ouverture de Coriolan de Beethoven (à quatre mains). Quel chef-d'œuvre! je ne connais pas d'ouverture qui vaille celle-là.
Vous devez être déjà de retour à la rue de Douai; dites-moi comment vous passez vos journées. Vos samedis continuent-ils? Que lisez-vous? Pour moi, je suis plongé jusqu'au cou dans les chroniques russes. Je ne lis pas autre chose quand je ne travaille pas. Comment trouvez-vous cette fin d'une vieille chanson russe? (Il s'agit d'un jeune homme assassiné et caché «sous un buisson»).
| Ce n'est pas une hirondelle |
| Qui s'agite autour de son nid; |
| C'est une mère qui s'agite autour de son fils. |
| Elle pleure—c'est comme une rivière qui coule; |
| Sa sœur pleure—c'est comme un ruisseau qui court; |
| Sa jeune femme pleure—c'est comme la rosée qui tombe; |
| Le soleil se lèvera; il sèchera la rosée! |
Vous ne sauriez croire ce qu'il y a de grâce, de poésie et de fraîcheur dans ces chansons; je vous en enverrai quelques-unes traduites. Cette promesse me rappelle une autre traduction... Tiens! Et le Jeu du paysan que je ne vous envoie pas! Vous l'aurez dans une semaine, cela me servira de prétexte pour vous écrire encore une fois.
D'ici là, soyez heureuse et bien portante. Mille amitiés à tout le monde.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
XXXIII
Spasskoïé, 20 février 1853.
Chère madame Viardot.
J'ai appris par une lettre de la princesse Mestchersky le départ de votre mari, et par l'Abeille du Nord[70] le jour de votre bénéfice; je vous avoue, sans vouloir vous faire le moindre reproche, que j'eusse préféré savoir tout cela par vous. Mais vous vivez dans un tourbillon qui prend tout votre temps, et pourvu que vous ne m'oubliiez pas, je ne demande rien.
Votre pauvre mari n'a donc pas été en état de résister au climat de Pétersbourg? Il faut espérer qu'il se porte parfaitement à l'heure qu'il est. La princesse Mestchersky m'écrit aussi que vous avez l'intention de demeurer à Moscou dans la maison d'une princesse Galitzine; est-ce vrai? L'argent que je dois à votre mari (150 roubles pour le fusil, 400 pour la pension de Pauline jusqu'au 1er mars 54, et 35 roubles qu'il avait dépensés en plus de ce que je lui avais envoyé, en tout 585 roubles argent), sera chez moi dans trois jours, je vous l'enverrai mardi prochain, c'est-à-dire le 24 février, et vous l'aurez à Pétersbourg avant votre départ pour Moscou.
N'oubliez pas, s'il vous plaît, de me donner votre adresse à Moscou, et surtout, n'oubliez pas mon photographe!
Je suis très content que vous ayez fait la connaissance de la princesse Mestchersky; sous une enveloppe un peu anglaise et dévote, elle cache un cœur très dévoué et très aimant. Et puis elle a beaucoup d'esprit, et du plus fin. Vous avez décidément fait sa conquête, malgré quelques préventions qu'on lui avait données contre vous et que votre premier abord a dissipées. Elle a été de tout temps très bonne envers moi, et c'est peut-être la seule personne sur laquelle je puisse compter sérieusement à Pétersbourg.
Je n'ai vraiment aucune nouvelle à vous donner de moi; ma santé est passable et je travaille beaucoup. Le dégel a interrompu toute espèce de communication, et je ne vois absolument personne. Heureusement, les journaux arrivent, quoique plus tard que de coutume. Je fais aussi beaucoup de lectures.
Je compte recevoir une lettre dimanche et je vous écrirai un peu plus au long mardi. C'est demain l'anniversaire de la mort de Gogol, et il ne veut pas me sortir de la tête. Je crains de mettre un peu de tristesse dans ma lettre et je préfère l'interrompre.
Adieu, chère amie. Je vous baise les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
XXXIV
Spasskoïé, le 12/24 mai 1853.
Voici donc que je vous écris de nouveau à Paris, à Londres, à quinze jours de distance d'ici, chère et bonne madame Viardot, à un mois d'aller et de revenir pour une lettre! Il était cruel de vous savoir à Pétersbourg et de ne pas vous voir, mais il était doux de recevoir une réponse dans dix jours. Enfin! comme dit votre mari, il faut s'y résigner.
J'ai reçu votre lettre de Moscou. J'ai été bien étonné d'apprendre que vous n'aviez pas reçu de mes nouvelles. Je vous avais cependant écrit tous les dix jours. Je vais décidément mieux depuis quelque temps; j'ai même été en état de faire une excursion de chasse à 150 verstes d'ici, et j'ai tué pas mal de doubles.
Comment allez-vous après toutes ces courses par chemin de fer? J'attends avec anxiété la lettre que vous m'avez probablement écrite avant de partir pour Varsovie. Je l'aurai probablement demain. Dieu veuille que cette affaire de théâtre à Londres, dans laquelle vous vous embarquez, vous mène à bon port! Il est probable que vous n'aurez que des comparses autour de vous et que tout le poids de la lutte pèsera sur vos seules épaules. Enfin nous saurons tout cela bientôt, j'espère.
Vous continuez à garder le silence sur votre réengagement à Pétersbourg. Je viens de lire dans les journaux que Mlle de la Grange y va. Décidément vous ne revenez plus. Cela m'attristerait beaucoup si je ne pouvais encore garder quelque illusion sur la probabilité de mon retour à Pétersbourg pour l'hiver; mais je ne suis que trop sûr de rester ici[71].
N'abandonnez pas votre projet de venir donner des concerts en Russie l'année prochaine... Votre dernier triomphe, surtout à Moscou, doit vous y encourager. Si vous venez avec V... à Moscou, j'espère bien que vous ferez une pointe jusque chez moi. Mon jardin est splendide à l'heure qu'il est, la verdure y est éclatante, c'est une jeunesse, une fraîcheur, une vigueur dont on ne saurait se faire une idée; j'ai une allée de grands bouleaux devant mes fenêtres, leurs feuilles sont encore légèrement plissées; elles gardent encore l'empreinte de l'étui, du bourgeon qui les renfermait il y a quelques jours; cela leur donne l'air de fête d'une robe toute neuve, où des plis de l'étoffe se voient. Tout mon jardin est plein de rossignols, de loriots, de grives, c'est une bénédiction! Si je pouvais m'imaginer que vous vous y promènerez un jour! Ce n'est pas impossible... mais ce n'est guère probable.
Vous recevrez ma lettre à Londres. N'oubliez pas de demander à Chorley s'il en a reçu une de moi en février, où je lui demande des explications définitives sur un certain auteur du nom de Chenston (il sait de quoi il s'agit). Pourquoi ne me dit-il pas son opinion sur Gogol, et comment va sa santé?
Le 13 mai.
Je vous avais désigné ce jour comme étant celui de la naissance de petite Pauline[72]; d'après un document que j'ai reçu dernièrement, elle est née le 26 avril (8 mai) 1842. Elle a quinze jours de plus que je ne le croyais. Je ne crois pas du reste qu'il soit nécessaire de changer la date. Donnez-moi de ses nouvelles[73]. Dans quatre ou cinq jours, j'écrirai une longue lettre à maman Garcia. Je vous prie de lui embrasser les mains de ma part. Les yeux de Mme Tutcheff vont mieux depuis quelque temps, et nous faisons beaucoup de musique. Elle déchiffre très bien, et a un sentiment très juste de ce qui est beau et vrai. Sa sœur, au contraire, a une tendance naturelle vers ce qui est doucereux et commun, et les larmes lui viennent avec une facilité désespérante... Heureusement qu'elle joue la seconde partie, la basse. Elle a des doigts de coton, et quand elle s'embrouille, elle tâche encore de donner à une note quelconque une expression suave. C'est affreux! Le jeu de Mme T... a beaucoup de fermeté et de rythme. A force de faire répéter mademoiselle, certaines pièces vont très bien. Nous sommes plongés maintenant dans Mozart jusqu'au cou. Je dis nous, car je me tiens derrière les chaises de ces dames, je tourne les feuillets, et je fais le maître de chapelle. Dans les moments d'enthousiasme, je ne puis m'empêcher d'émettre des espèces de sons horriblement faux, sous prétexte de chant, ce qui cause des crispations nerveuses à tous les assistants.
Je me suis remis à mon roman[74]. J'ai six semaines devant moi jusqu'à l'ouverture définitive de la chasse.
Adieu, theuerste Freudin. Soyez heureuse. Mille amitiés à V... J'embrasse tendrement vos chères mains et suis à jamais.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
P.-S.—Avez-vous remis les deux exemplaires de mon livre[75]?
XXXV
Bellefontaine, le 27 août 1857, jeudi.
Je suis arrivé ici à 11 heures et demie, après une très facile traversée, et j'ai trouvé le prince arrivé de Russie de la veille. Il compte faire l'ouverture de la chasse le 4 septembre et il nous engage dès le 3 pour trois ou quatre jours. Il paraît qu'il y a immensément de gibier (j'ai parlé à son garde): perdrix, lièvres, lapins, faisans, chevreuils. Il faudra, d'après ce qu'il dit, détruire trois à quatre cents lièvres, les voisins se plaignent beaucoup; le reste à l'avenant. On m'a préparé deux chiens, que je vais essayer, et j'espère en acheter un. Voici donc comment s'arrangera l'affaire: Je reviendrai à Courtavenel le 29 ou le 30; et le 3, nous partirons ensemble. On arrive à Melun à 10 heures et le chemin de fer repart à 10 heures et demie; c'est très commode.
Mille choses à tout le monde et à revoir.
IV. TOURGUENEFF.
XXXVI
Paris, 16 octobre 1857.
Mon cher ami,
Notre voyage est retardé d'un jour, c'est demain que nous partons. J'ai vu Templier[77], je lui ai parlé de notre traduction[78]. Il dit qu'il ne pourrait pas la faire paraître avant celle de Marmier[79], qui sera un peu retardée par l'envoi des épreuves à Rome.
Il y a dans le Journal des Débats un grand article de M. Ratisbonne sur Manin, très bien fait.
Voici les quelques lignes que je vous propose d'ajouter à la fin des Grands Bois[80]:
«—Allons donc, Yegor», s'écria Kondrate, qui, pendant ce temps, s'était installé sur le devant de la téléga, «viens t'asseoir à côté de moi. A quoi rêves-tu? Est-ce à ta vache?»
«—Sa vache!» répétais-je en levant les yeux sur le grave et placide visage de Yegor. Il semblait rêver en effet et regardait au loin dans la campagne qui commençait à s'assombrir déjà.
«—Oui», continua Kondrate, «il a perdu sa dernière vache cette nuit. Il n'a pas de chance, il faut l'avouer.»
«Yegor s'assit sans mot dire dans la téléga, et nous partîmes... Il savait ne pas se plaindre, lui.»
Quant aux Trois Rencontres[81], je vais tâcher de vous l'envoyer de Rome. Mais le volume est déjà assez rempli comme cela, et vous pouvez le considérer comme terminé, dès à présent.
Mille amitiés à tout Courtavenel. Je vous serre cordialement la main.
Votre tout dévoué.
IV. TOURGUENEFF.
P.-S.—Si vous mettez le Rossignol[82], effacez la phrase: «Dieu qui m'a donné la voix, lui a ôté l'esprit.»
XXXVII
Spasskoïé, 7 juillet/25 juin 1858.
Chère amie,
Je reviens à Spasskoïé après une absence de quatre jours et je trouve votre lettre qui m'annonce la triste nouvelle[83]! Je n'osais pus vous parler de mes pressentiments; je m'efforçais de me persuader à moi-même que tout pouvait encore bien finir,—et voilà qu'il n'est plus! Je le regrette beaucoup pour lui-même; je regrette tout ce qu'il a emporté avec lui; je ressens profondément la cruelle douleur que cette perte vous a causée, et le vide que vous ne remplirez que bien difficilement. Il vous aimait bien! Viardot et Louise doivent être bien tristes aussi tous les deux. Quand la mort frappe dans nos rangs, les amis qui restent doivent se resserrer encore plus étroitement; ce n'est pas une consolation que je vous offre, c'est une main amie que je vous tends, c'est un cœur bien dévoué qui vous dit de compter sur lui comme sur celui qui vient de cesser de battre.
Je ne peux m'empêcher de penser à la dernière fois que j'ai vu Scheffer; il avait si bon air que l'idée d'une dernière entrevue ne pouvait pas même se présenter à mon esprit. Il était en train de peindre un Christ avec la Samaritaine; je m'assis derrière lui et nous causâmes longuement. Je lui racontai mon voyage en Italie (c'était dans les premiers jours du mois de mai). Jamais je ne l'ai vu plus affable et de meilleure humeur. Quel coup terrible pour sa fille!
Je suis trop sous l'impression de cette funèbre nouvelle pour vous parler beaucoup de moi. Je vous dirai en deux mots que j'ai passé trois journées fort agréables chez des amis[84]: deux frères et une sœur, excellente personne qui se sent très malheureuse. Elle a été forcée de se séparer de son mari, espèce de Henri VIII campagnard fort dégoûtant; elle a trois enfants qui viennent très bien, surtout depuis que le papa n'est plus là. Il les traitait fort durement par système; il se donnait le plaisir de les élever à la spartiate, tout en menant un train de vie directement opposé. Ces choses-là arrivent souvent: on se donne ainsi les agréments du vice et de la vertu,—ceux de la vertu par procuration.
Des deux frères, l'un est assez insipide, l'autre est un charmant garçon, paresseux, phlegmatique, peu causeur, et, en même temps, très bon, très tendre et délicat de goût et de sentiment, un être véritablement original. Le troisième frère (le comte L. Tolstoï, celui dont je vous ai parlé comme d'un de nos meilleurs écrivains, cela vous fait sourire et vous rappelle Fet, que je vais voir demain, car il est mon voisin;—mais pour Tolstoï: il est sérieusement et pour tout de bon un talent hors ligne, et j'espère bien un jour vous en convaincre en vous traduisant son Histoire d'une enfance. Je ferme ici cette interminable parenthèse). Le troisième frère, dis-je, qui devait venir, n'est pas venu. La sœur est assez bonne musicienne; nous avons joué du Beethoven, du Mozart, etc.
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I. TOURGUENEFF.
XXXVIII
Spasskoïé, 21 juillet 1858.
Chère et bonne madame Viardot,
Je commence ma lettre par une nouvelle affligeante pour tous les Russes. Le peintre Ivanoff, dont je crois vous avoir parlé dans mes lettres de Rome, vient de mourir du choléra à Saint-Pétersbourg.
Pauvre homme! après vingt-cinq années de travail, de privations, de misère, de réclusion volontaire, au moment où son tableau venait d'être exposé, avant d'avoir reçu une récompense quelconque, avant même de s'être convaincu du succès de cette œuvre à laquelle il avait voué toute sa vie,—la mort, une mort subite comme un coup d'apoplexie, mais plus cruelle, car elle ne frappe pas à la tête! Un méchant article de journal qui lui disait des injures, puis des dédains calculés, voilà tout ce que sa patrie lui a offert dans le court espace de temps qui s'est écoulé entre son retour et sa mort. Quant à son tableau[85], il appartient certainement à cette époque de l'art où nous sommes entrés depuis un siècle et plus, et qui est, il faut bien l'avouer, une époque de décadence. Ce n'est plus de la peinture pure et simple, c'est de la philosophie, de la poésie, de l'histoire, de la religion. Il y a des défauts déplorables, mais c'est pourtant une grande chose, une œuvre sérieuse, élevée, et dont il faut désirer l'influence en Russie, ne fût-ce que comme réaction à l'école fondée par Bruloff[86]...
IV. TOURGUENEFF.
XXXIX
Spasskoïé, 30 juillet 1858.
...Voici ce que j'ai fait pendant les neuf jours qui viennent de se passer: J'ai beaucoup travaillé à un roman que j'ai commencé et que j'espère finir pour le commencement de l'hiver[87]; puis je suis allé à la chasse à 150 verstes d'ici et j'y ai perdu inutilement cinq jours, car les marais étaient encore vides, le temps de la migration des doubles et des bécassines n'est pas encore commencé. Je m'occupe en même temps, avec mon oncle, de l'arrangement de mes rapports avec les paysans: à partir de l'automne, ils seront tous mis à l'obroc, c'est-à-dire que je leur céderai la moitié des terres pour une redevance annuelle, et je louerai des travailleurs pour cultiver les miennes. Ce ne sera qu'un état transitoire, en attendant la décision des comités[88]: mais rien de définitif ne saurait être fait d'ici là.
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IV. TOURGUENEFF.
XL
Spasskoïé, le 31 mars/12 avril 1859.
Me revoici dans mon vieux nid, chère et bonne madame Viardot! mais je n'y suis que pour trois semaines. Cette idée m'est surtout consolante, quand je jette un regard par la fenêtre: de la neige et de la boue par terre, de la pluie dans l'air, un grand drap blanc mouillé et sale en guise de ciel, un vent qui gémit comme un enfant malade; c'est vilain! Il est vrai que cela peut, cela doit changer d'un moment à l'autre. Nous aurons des feuilles et de l'herbe dans une semaine, dans cinq jours peut-être! Pour le moment, il n'y a que la présence des corbeaux noirs au bec blanc, des alouettes et des grives, qui nous annonce le printemps. Autres indices: les mouches commencent à sortir de leur léthargie, les moineaux se chamaillent et babillent plus que jamais, une bande d'oies sauvages traverse le ciel, une bouffée de vent, plus chaude qu'à l'ordinaire, nous apporte l'odeur des bourgeons qui se gonflent déjà sur les branches des saules. Cependant vous ne quittez ni pelisse, ni cache-nez, ni bottes fourrées. Les chemins sont impraticables; débâcle générale des rivières! Gare à ceux qui tombent malades en ce moment-ci! pour eux, ni médicaments ni médecins! Molière dirait que c'est précisément ce qui peut les sauver. Impossibilité complète d'aller voir ses voisins, ou de recevoir leurs visites! Mais j'y pense, nous n'avons pas de voisins. Le seul que nous possédions, un bon et charmant garçon, vient de mourir; ce souvenir m'attriste.
J'étais en train de dire mille folies. Les bécasses ne sont pas encore arrivées. Ma chienne et moi nous les attendons avec impatience. Ma chienne Boubout (fille de la pauvre Diane) a dû faire des études de philosophie allemande pendant l'hiver qui vient de s'écouler: je lui trouve le regard d'une profondeur, et toute la physionomie d'une gravité!... C'est extraordinaire! Elle pourrait poser pour le portrait de Lélio, comme expression.
Je suis curieux comment Lady Macbeth vous a réussi. C'est un beau rôle, grand, simple (malgré la ruse de la dame), profond, et pourtant difficile, presque dangereux. Mais, comme dit Lear dans la tragédie de Shakespeare (vous souvenez-vous de la lecture de cette tragédie à Courtavenel sous un acacia en fleurs, et puis dans le coupé de la diligence avec Laure endormie, vous souvenez-vous?): le danger et moi, nous sommes deux lions nés le même jour et dans la même litière; mais je suis l'aîné et le plus fort des deux. Si nous faisions Macbeth à Courtavenel? Je demande à être l'ombre de Banquo, elle ne parle pas.
Je me trouve, à l'heure qu'il est, dans les douleurs de l'enfantement. J'ai un sujet de roman dans ma tête que je tourne et retourne sans cesse; mais jusqu'à présent l'enfant s'obstine à se présenter par les... Voyez dans un dictionnaire de médecine quelle est la moins bonne manière de se présenter... Patience, l'enfant naîtra, peut-être, viable, malgré tout.
A revoir, avant six semaines, je l'espère. Mille bonnes choses à Viardot, à tous les amis. Quant à vous, je vous baise les mains.
Votre,
IV. TOURGUENEFF.
XLI
Berlin, hôtel de Saint-Pétersbourg,
ce 11 janvier 1864, jeudi.
Chère et bonne madame Viardot, me voici donc écrivant ma première lettre! L'absence a réellement commencé... Enfin il faut se résigner et penser au retour.
Il y a deux heures que je suis arrivé ici, et je sors d'un lit où je n'ai pas pu dormir, mais où je me suis réchauffé, ce qui était bien nécessaire, vu l'horrible froid de cette nuit. A 4 heures du matin, une espèce de spectre tout blanc de givre (c'était le conducteur) a entr'ouvert la portière pour nous annoncer d'une voix rauque qu'il faisait plus de 18, dix-huit degrés Réaumur! Pourvu que vous n'ayez rien de pareil à Bade! Dieu sait ce qui m'attend en Russie! Aussi vais-je m'acheter une chancelière plus vaste et un second (pardon!) caleçon de flanelle.
J'ai fait une partie de la route avec le descendant dégénéré de Mandrin, le comte Fleuring, qui m'a raconté avec beaucoup de lenteur l'attentat commis il y a quelque temps sur le roi de Prusse à Bade. Il m'a tout naturellement demandé de vos nouvelles, etc. J'ai pu constater qu'il dort très bien en chemin de fer et qu'il ronfle.
Il n'y a nulle part de la neige, mais de la glace partout. Le Mein, à Francfort, charriait d'énormes blocs... J'ai la figure en compote. Voilà à peu près toutes mes impressions de voyage jusqu'à présent.
Je n'ai pas encore vu Pietsch[89]. Je vais de ce pas m'habiller, déjeuner et sortir. Je pars ce soir, et je ne m'arrêterai plus jusqu'à Pétersbourg: cette dent demande à être vite arrachée. Maintenant, mes commissions.
1º Delenda est Carthago, il faut mettre de la flanelle, je veux dire du feutre, dans votre petit salon, des deux côtés et au-dessus de la fenêtre.
2º Des bourrelets partout, utiliser les doubles croisées. La première fenêtre du salon n'a pas été achevée. La salle à manger surtout!
3º Envoyez la métronomisation (quel mot!) de vos mélodies sans tarder.
4º Des nouvelles de vous, de Viardot, des enfants, de tout le monde, du chat; pas de promenade sur l'étang par ce froid-ci.
J'enverrai un télégramme d'ici à Botkine[90]. Je vous écrirai maintenant de la frontière prussienne.
Et maintenant mille et mille souvenirs et amitiés. Je vous baise tendrement les mains.
IV. TOURGUENEFF.
XLII
Berlin, hôtel de Saint-Pétersbourg,
jeudi, 14 janvier 1864.
Il est sept heures un quart du soir, chère madame Viardot; dans ce moment vous êtes tous réunis au salon. Vous faites de la musique, Viardot sommeille au coin du feu, les enfants dessinent, et moi, dont le cœur est aussi dans ce salon bien-aimé, je me prépare à redormir encore un peu, si c'est possible, avant de me mettre en route pour Kœnigsberg (le train part à dix heures trois quarts).
J'ai vu Pietsch chez lui, et je l'attends pour prendre une tasse de thé avec moi. Il vous adore plus que jamais; il est très triste et découragé, le pauvre garçon! Pauvre est le mot, hélas! Il m'a fait mille questions sur vous, sur vos enfants, etc., etc... J'ai vu aussi sa femme, qui est bien maigre, et les enfants, qui sont bien jolis. Dites à Viardot qu'il est formellement défendu d'importer un fusil en Russie, et que le sien va faire un séjour forcé chez Pietsch, auquel, du reste, je le recommanderai particulièrement.
Je me fais l'effet d'un homme qui rêve: je ne puis m'habituer à l'idée que je suis déjà si loin de Bade, et les personnes et les objets passent devant moi, sans avoir l'air de me toucher. Une fois à Pétersbourg, je vais travailler des pieds et des mains pour me débarrasser au plus vite.
J'achèverai cette lettre demain à Kœnigsberg, ou sur la frontière et je vous l'enverrai. En attendant, je vous serre la main, et j'ai le cœur bien gros.
Le 15, à une heure.
Me voici à Kœnigsberg. Je pars dans une demi-heure.
Mille amitiés.
IV. TOURGUENEFF.
XLIII
Bade, hélas non! Saint-Pétersbourg!
Lundi, 18 janvier 1864, Hôtel de France.
Chère et bonne madame Viardot, ma main, en mettant ce nom chéri de Bade au haut de la page, a trahi mes constantes pensées... Je ne suis que trop à Saint-Pétersbourg! Et pourtant, l'instant présent est le plus doux de la journée; c'est celui où je cause avec vous. Je vais donc vous raconter ce que j'ai fait.
J'ai eu des visites de littérateurs dans la matinée, ce qui m'a empêché de sortir de bonne heure: puis, toutes les rues avoisinantes étaient pleines de troupes qui se rendaient à la parade de l'Épiphanie. Il m'a été impossible de pousser jusque chez la comtesse Lambert[91], que je verrai demain pour sûr; j'ai fait deux ou trois visites, puis j'ai dîné chez mon bon Annenkoff[92] avec quelques vieux amis. De là, je suis allé au théâtre entendre l'opéra de M. Séroff, Judith. Eh bien, je dois dire que c'est une œuvre remarquable, malgré des longueurs et des gaucheries impossibles, une exécution pitoyable, des décors idem. Cela procède en droite ligne de Wagner; mais il y a je ne sais quel souffle de passion et de grandeur, où se révèle une physionomie musicale fort intéressante et même originale. La grande scène qui précède le meurtre d'Holopherne m'a vraiment frappé. Mais imaginez-vous (je vous vois rire d'ici) qu'au cinquième acte, Judith arrive la tête de son monsieur à la main, la montre au peuple, puis chante un air avec accompagnement d'arpège sur les harpes, un air bleu de ciel, et qu'il y a même un jeune homme en turban et camard qui l'épouse dans cet instant! Si cette Judith est gravée, je vous l'apporterai. Je suis très curieux de savoir votre opinion. M. Séroff est né des entrailles de Wagner, il est vrai, mais ce n'est pas un trop mauvais fils. On me mène demain soir chez lui.
Le matin je vais au Sénat et je laisse les deux pages suivantes pour y écrire ce qui m'y sera arrivé. J'ai vu au théâtre le prince W..., qui m'a dit avec la gravité qui le distingue: «Wagner a la mélodie chromatique, et Séroff l'a diatonique.» Et je suis allé prendre le thé chez Milutine[93].
XLIV
Mardi 19/7 janvier 1864.
Avant toute autre chose, merci pour la petite lettre que vous m'avez écrite et qui m'est arrivée ce matin. Elle m'a fait le plus grand plaisir; j'ai des nouvelles de vous et de ce Bade bien-aimé. Merci.
J'ai fait ma visite au Sénat aujourd'hui entre midi et une heure: on m'a introduit avec une certaine pompe dans une grande chambre, où j'ai vu six vieux messieurs en uniforme, avec des crachats. On m'a tenu debout pendant une heure, on m'a lu les réponses que j'avais envoyées. On m'a demandé si je n'avais rien à ajouter, puis on m'a renvoyé en me disant de venir lundi pour être confronté avec un autre monsieur. Tout le monde a été très poli et très silencieux, ce qui est un excellent signe; et, d'après tout ce qu'on dit, l'affaire va se terminer encore plus vite que je ne l'espérais. Tant mieux[94]!
Du Sénat, je suis allé voir ma vieille amie, la comtesse Lambert, que j'ai trouvée souffrante, comme de coutume, mais peu changée. Sa vie est trop triste... Elle a eu du plaisir à me voir et s'est mise à pleurer. Pauvre femme! J'ai redîné chez Annenkoff, et j'ai passé la soirée chez Séroff; je reviens de là. Il nous a joué des fragments de son nouvel opéra, Rognéda; le sujet est tiré de nos anciennes annales. Eh bien, ou je me trompe lourdement, ou ce petit homme bizarre et nerveux a un fort grand talent[95]. Deux chœurs surtout, et un air d'adolescent d'une pureté vraiment mozartesque, m'ont transporté... Ma foi! j'ai dit le mot, je le laisse. C'est pour le coup que j'aurais voulu, moi aussi, vous avoir à mes côtés pour pouvoir contrôler mes impressions et lire dans vos traits la confirmation, ou peut-être la négation de mes sentiments. Cette Rognéda me paraît devoir devenir bien supérieure à Judith; il y a beaucoup plus de franchise et d'originalité, et l'influence de Wagner se fait-bien moins sentir[96]. Il se démenait comme un diable devant son piano et chantait d'une voix impossible. Ce Séroff est un très grand coloriste et manie l'orchestre d'une façon magistrale. Enfin, je suis revenu sous le charme et j'y suis encore.
Il faut que vous m'écriviez sans perdre de temps les dates exactes de votre séjour à Leipzig, Erfurt, etc., pour que je sache où vous écrire. Il ne fait pas froid du tout ici; j'espère qu'il ne gèle pas si fort à Bade et que les petits ont repris leur traîneau. Travaillez-vous beaucoup? Dites mille choses de ma part à tout le monde. Je vous baise les mains.
Der Ihrige
IV. TOURGUENEFF.
XLV
Saint-Pétersbourg, 31/19 janvier 1864.
Theuerste, beste Freundin,
J'ai reçu aujourd'hui votre lettre datée du petit salon; je vous en ai écrit deux à Leipzig, en les adressant à P. V. beruhmte Sängerin[97], an Gewandhaus; j'espère qu'elles vous seront parvenues. Si pourtant vous ne les aviez pas reçues, je me borne à vous dire que mon affaire avec le Sénat est finie, et que j'ai reçu l'assurance qu'on ne me refuserait pas la permission d'aller où bon me semble, même hors du pays, ce qui fait que dans un mois je quitte Pétersbourg.
Mon pied ne me fait plus mal du tout et ma toux a disparu. A l'exception de deux ou trois jours de froid, le temps a été très doux depuis mon arrivée ici.
J'ai assisté hier à une excellente représentation de Fidelio: tous les rôles étaient remplis par les premiers sujets. Calzolari faisait Florestan, et Mme Barbot est un peu insuffisante comme voix et comme jeu surtout dans la grande scène: mais il y a un je ne sais quel souffle poétique dans ce qu'elle fait. C'est trop élégant quelquefois, et trop français; elle se donne beaucoup de peine et chante avec conscience. Bocco et le tyran (Angiolini et Evenardi) étaient parfaits. Le vieux Botkine se pâmait à mes côtés, et je dois dire que la musique m'a fait un effet extraordinaire; j'ai applaudi comme un claqueur.
Je commence à croire que ma nouvelle ne paraîtra pas; mes amis sont un peu effrayés et murmurent le mot d'«absurde»! Vous pouvez vous imaginer ce que dira le public[98]! Je regrette un peu la somme assez ronde que cette machine m'aurait rapportée; mais il ne faut pas s'exposer à ce qu'on vous paye moins plus tard... Je suis tout stupéfait moi-même des profonds calculs que je fais là.
Un littérateur de mes amis, du nom de Droujinine, est mort ce matin; il y a longtemps qu'il était malade (de la poitrine), et je l'ai vu quelques jours après mon arrivée: c'était un spectre. Il s'est endormi tranquillement, il n'a pas souffert. La mort est une grande et terrible chose, et si elle pouvait entendre ce qu'on lui dit, je la supplierais de me laisser encore sur la terre. Je veux vous voir encore, et pendant longtemps, si c'est, possible. O ma chère amie, vivez longtemps et laissez-moi vivre auprès de vous tous. Adieu, à après-demain. Dites mille choses à Viardot et à Mlle ***. Quant à vous, je vous baise les mains avec Innbrunst.
Der Ihrige
IV. TOURGUENEFF.
XLVI
Paris, 16 février 1865.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
....Je n'ai été à aucun théâtre. Décidément, cela ne m'amuse pas d'y aller... seul. J'ai assisté à l'ouverture des Chambres, dans la grande Salle des États du Louvre. Nous étions pressés comme des harengs. Trois choses m'ont frappé: le caractère exclusivement militaire de cette cérémonie (le seul passage applaudi est celui où l'on parle d'un nouvel arc de triomphe à ériger), l'absence complète et absolue de jolies figures féminines, et le timbre de la voix de l'empereur. Si on pouvait noter des voix comme on dessine des têtes, on dirait que c'est un professeur suisse qui parle,—un professeur de botanique ou de numismatique. Le discours en lui-même est très anodin, très pacifique—et ambigu, cela va sans dire.
L'impératrice avait une robe fort laide, mais elle a beaucoup de grâce et de dignité. Le prince impérial a l'air bien chétif et bien éteint. Le prince Napoléon a une vraie tournure de Tibère ou de Domitien. Je devais dîner avec lui hier chez Bixio, mais j'ai refusé cet honneur. Je ne l'aime pas du tout, et puis il a parlé avec trop de mépris de mes pauvres Russes. Rien de plus ridicule que certaines figures encapuchonnées, affublées d'uniformes: les toques rouges, jaunes, bariolées, dorées des avocats et des juges avaient un faux air oriental à mourir de rire. Que de cordons, de plaques, de dorures, de casques, de panaches! Grand Dieu! et dire que toute cette friperie fait de l'effet!... Que dis-je? elle conduit le monde...
IV. TOURGUENEFF.
XLVII
Spasskoïé, 1er juillet 1865.
Chère et bonne madame Viardot,
...Je suis tout enchanté de ce que M. Rietz[99] (dont je regrette beaucoup de n'avoir pas fait la connaissance) vous a dit. Cela doit vous donner des ailes. C'est bien autre chose que ce que nous autres, dilettantillons, avons pu vous dire,—et si vous ne faites pas des sonates, si je ne trouve pas à mon retour quelque bel adagio à peu près achevé, il me faudra vous gronder. Je m'imagine, en effet, que l'idée musicale doit se déployer avec plus d'ampleur et de liberté quand on n'a pas un cadre tracé d'avance, d'une couleur, d'une forme déjà déterminées, et déterminées par un autre.
Allons! au travail! Je ne l'ai tant admiré et encouragé que depuis que je ne fais rien moi-même. Eh bien, non! Je vous donne ma parole d'honneur que si vous vous mettez à faire des sonates, je reprendrai ma besogne littéraire. «Passez-moi la casse, je vous passerai le séné.» Un roman pour une sonate: cela vous va-t-il? Dieu! quelle perspective d'activité fiévreuse se dévoile devant moi. Il y en a pour tout l'hiver.....
IV. TOURGUENEFF.
XLVIII
Saint-Pétersbourg, rue Karavannaïa,
lundi 4/16 mars 1867.
Chère madame Viardot,
Je vais dire ce que j'ai fait depuis deux jours. J'ai vu le pauvre Milutine, il parle sans trop d'effort, mais il prend constamment un mot pour un autre. Il a oublié les lettres, les chiffres, il m'a demandé si je voulais donner ma voiture à un aqueduc, c'est-à-dire mon roman à une revue: Vanitas vanitum et omnia vanitas! Lui si brillant, si intelligent, si énergique... un enfant qui balbutie! Son bras et sa jambe sont complètement immobiles... l'homme peut survivre, mais Milutine est mort.
Mon pied va beaucoup mieux, je n'ai presque plus besoin de canne, et cela malgré le froid horrible qu'il fait: vingt et vingt-deux degrés! Botkine et moi nous avons passé la soirée d'hier chez Mme Abaza. Elle a organisé des chœurs de jeunes demoiselles, et cela ne marche pas trop mal. Nous y avons trouvé Rubinstein et sa femme. Il a joué comme un lion, en secouant un peu trop sa crinière... musicalement parlant. On a beaucoup parlé de vous.
Mes deux machines font beaucoup de bruit à Pétersbourg, on voudrait me faire lire à droite et à gauche, mais j'ai autre chose à faire. J'écrirai à Bade, à Viardot, à Marianne[100] et à Mme Anstett, dès demain.
Aujourd'hui j'embrasse tout le monde et vous serre cordialement les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
XLIX
Saint-Pétersbourg, Karavannïa, 5/17 mars 1864.
Chère et bonne madame Viardot,
J'ai reçu hier le télégramme de Viardot qui m'annonce votre arrivée à Bade. Je pars demain pour Moscou, et j'espère y trouver une lettre de vous ou de Viardot, peut-être des deux.
Mon pied est revenu à son état chronique, ni bien, ni trop mal; je marche sans bâton à peu près, mais je boite, et il me semble qu'il est devenu plus court que l'autre. Espérons qu'il sera remis complètement pour l'époque de la chasse.
J'ai eu un très grand plaisir avant-hier soir; Mme Niessen-Saloman m'a invité de venir assister à une des soirées que le Conservatoire donne une ou deux fois par mois. J'y ai entendu une Mlle Lavroska[101] chanter avec beaucoup de goût et une belle voix de mezzo-soprano votre Tsvetok[102] (Fleur desséchée), et Schopote (le Murmure), Suda! (Evocation)[103]. Le public, très difficile d'ailleurs, a applaudi à tout rompre. Mme Niessen m'a chargé de mille choses pour vous. Le vieux Pétroff[104], qui se trouvait aussi à cette soirée, m'a parlé de vous avec des larmes dans les yeux, et m'a assuré qu'il ne se passait pas de jour sans qu'il ne pensât à vous. Tout cela m'a fait naturellement beaucoup de plaisir, et je vous le dis, parce que je suis sûr que cela vous en fera aussi.
IV. TOURGUENEFF.
Dimanche soir.
Je suis allé voir ce matin Mme Skobeleff, qui parle de vous avec enthousiasme. Olga, sa seconde fille, qui par parenthèse a grandi énormément, a joué du piano d'une façon charmante, avec un sentiment poétique et musical fort rare dans le monde où elle vit. Il faut espérer qu'elle ne fera pas comme sa sœur, qui a complètement abandonné la musique.
J'ai oublié de vous dire que nous avons eu hier soir une séance de quatuors chez Mme Abaza. On a commencé par un trio de Rubinstein, joué par lui-même (et j'avoue que sa manière de vouloir toujours changer le piano en orchestre finit par me donner sur les nerfs). Puis on a joué un Schumann et deux Beethoven de la dernière époque, très bien, ma foi! Botkine a fait ronron. Mme Rubinstein est venue avec son mari, elle est toujours aussi gentille. Rubinstein quitte décidément le Conservatoire, malgré toutes les génuflexions qu'on exécute devant lui. J'ai vu à la même soirée Mme de Radhen, dame d'honneur de Mme la grande-duchesse Hélène, qui est toujours aussi aimable et qui, je crois, a beaucoup d'affection pour vous.
Je n'ai pas perdu mon temps ici. J'ai travaillé plusieurs scènes de mon roman[105]; j'ai tout arrangé avec mon intendant. Je ne m'arrêterai à Moscou que le temps nécessaire pour voir Katkoff[106] et lui remettre mon manuscrit qu'on mettra à l'impression aussitôt... Mais je rabâche, je crois vous avoir déjà parlé de tout cela.
Lundi soir.
Mon départ a été retardé d'un jour. Il y a un papier d'affaire à refaire. Je pars demain senza dubbio.
Ce soir je suis à un grand concert de la musique d'avenir russe, car il y en a aussi. Mais c'est absolument pitoyable, vide d'idées, d'originalité. Ce n'est qu'une mauvaise copie de ce qui se fait en Allemagne. Avec cela une outrecuidance renforcée de tout le manque de civilisation qui nous distingue. Tout le monde est jeté dans le même sac: Rossini, Mozart et jusqu'à Beethoven... Allez donc!... c'est pitoyable...
Je pars demain à deux heures. Je vous écrirai de Moscou. En attendant, je dis mille et mille bonnes choses à tout le monde et vous embrasse tendrement les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
L
Moscou, jeudi 9/21 mars 1867.
Me voici donc ici, theuerste Freundin! installé dans une bonne chambre avec un jardin tout enseveli sous des édredons de neige; devant ma fenêtre, et au delà des arbres, une petite église byzantine rouge avec des toits verts, dont la sonnerie m'a réveillé ce matin.
Il y a aujourd'hui trois semaines que j'ai quitté Bade... puissé-je être de retour dans quatre! Je vais y travailler de toutes mes forces... Une fois le voyage de Spasskoïé derrière moi, le reste ira plus facilement. Vous pouvez croire que je me soigne beaucoup pour éviter toute espèce de retard. Le pied va assez bien.
Et vous, que faites-vous? Jamais je n'ai eu aussi peu de nouvelles de vous que pendant cette absence. Je sais par un télégramme de Viardot, envoyé il y a une semaine, que vous étiez arrivés à Bade; mais ensuite que s'est-il passé? Que se passe-t-il? Ma pensée s'occupe incessamment de ces questions. Je n'ai pas trouvé de lettre chez Katkoff; peut-être en viendra-t-il une aujourd'hui.
Vendredi matin.
Non, il n'est pas arrivé de lettre, j'ai envoyé hier un télégramme avec réponse; je ne puis pas rester dans cette incertitude. La réponse n'est pas encore venue... elle viendra pourtant.
Je pars demain pour Spasskoïé. Mon manuscrit est déjà à l'imprimerie. Je compte être de retour dans une semaine. Ecrivez-moi à l'adresse de Massloff. Mon pied va presque bien, je n'ai plus de canne.
Vendredi 2 heures.
La réponse est venue enfin; elle m'a tranquillisé, quoique j'eusse désiré au mot de «santés» une autre épithète que «passables». La grande question n'est pas résolue, elle le sera probablement sous peu de jours. Je ne puis vous dire quelle sehnsucht j'ai pour Bade et combien chaque jour me semble long et pesant!
J'ai passé la soirée d'avant-hier chez M. Pissemsky, un de nos bons littérateurs[107]. Je ne sais si vous vous rappelez quelques fragments d'un roman que je vous ai traduit et qui vous ont frappée par leur verve brutale. Il y avait plusieurs dames chez lui; dans le nombre une Mlle Savitzki, qui, à ce qu'on dit, a un talent d'actrice hors ligne, et dont la figure, quoique laide, avait en effet quelque chose de remarquable, des sourcils et des yeux tragiques.
J'ai écrit à Viardot une petite lettre dans laquelle je donne quelques détails sur mes faits et gestes depuis mercredi, jour de mon arrivée chez l'ami Massloff.
J'ai vu mon frère, qui est aussi en train de s'acheter une maison à Moscou; il a l'air mieux portant et plus dispos que dans ces derniers temps.
Hier au soir, je suis allé chez le long W..., pour voir sa sœur, une princesse T..., très aimable femme; Mme W... parle de Bade avec le plus vif regret. J'ai fait chorus, comme vous pouvez bien l'imaginer.
A propos, le bruit s'était répandu ici que Z... avait tué son valet de chambre. Mme Anstett serait-elle passée par là?... Ayez la bonté de saluer de ma part cette bonne femme et dites-lui que je lui écrirai dès mon retour de la campagne. Oh! Mme Anstett, et Pégase, et la gare d'Oos, quand vous reverrai-je?
Ecrivez-moi, je vous en prie, donnez-moi quelques détails. Mille amitiés à tout le monde et les souvenirs les plus affectueux pour vous.
IV. TOURGUENEFF.
LI
Moscou, 14/26 mars 1867.
Ouf! chère madame Viardot, quelles journées je viens de passer! Je vais vous les raconter en détail. Vous vous rappelez que je devais partir samedi pour Spasskoïé; je me suis mis en route, en effet, vers cinq heures et demie, avec un valet de chambre et mon intendant. Il y a un chemin de fer qui va d'ici à une ville nommée Serpoukhoff, à 90 verstes de Moscou; un traîneau ouvert m'y attendait pour continuer le voyage. Je ne me sentais pas bien dès le matin; à peine établi dans un wagon, je fus pris par une toux violente qui ne fit que croître et embellir; arrivé à la gare de Serpoukhoff, qui se trouve à quatre verstes de la ville, je m'installai pourtant dans mon traîneau; mais grâce aux épouvantables oukhabi (vous savez ce que c'est)[108] de ces affreuses quatre verstes, j'atteignis Serpoukhoff avec une vraie fièvre de cheval. Impossible de songer à continuer le voyage. Je passai une nuit blanche dans une misérable chambre d'auberge, avec cent pulsations à la minute et une toux qui me brisait la poitrine, et dès sept heures du matin, je dus, dans ce triste état, me soumettre de nouveau à la torture des oukhabi et regagner plus mort que vif le chemin de fer et Moscou. La maison de Massloff me sembla un vrai paradis après cet enfer. J'envoyai chercher vite un médecin et, grâce aux sudorifiques, purgatifs et autres médicaments, me voici aujourd'hui capable de vous écrire et de vous raconter mes misères. Cela n'a été qu'une assez forte bronchite; dans trois ou quatre jours, il n'y paraîtra plus.
Mais voyez-vous le contretemps! Le voyage de Spasskoïé est plus indispensable que jamais. J'ai envoyé mon intendant prendre les devants; il faut que je recommence ma tentative, et nous sommes ici en Russie, à la veille du temps où toutes les communications cessent, grâce à la fonte des neiges. Si mon oncle voulait être raisonnable et laisser les choses s'arranger par écrit! Mais il ne le sera pas, ne le voudra pas. J'ai pourtant rassemblé toutes mes forces, je lui ai écrit aujourd'hui une longue lettre: peut-être fera-t-elle quelque impression sur lui[109]. Mais je me console à l'idée que cela aurait pu être plus grave. Je vous tiendrai au courant de ce qui m'arrivera.
J'ai eu un autre grand plaisir en rentrant avant-hier à la maison: j'ai trouvé vos deux lettres; celle que vous aviez adressée à Pétersbourg et l'autre, avec l'adresse de Massloff (fort exactement écrite), et la lettre de Viardot. Si l'inventeur du télégraphe électrique est un grand homme, l'inventeur de l'écriture, Cadmus, je crois, n'est pas à dédaigner. Quelle charmante chose que cette feuille de papier qui vient à vous à travers l'espace et qui apporte l'empreinte physique et morale d'une vie qui vous est chère! J'ai lu et relu ces chères lettres et je crois que c'est ce qui m'a guéri. Vous verrez que je finirai par devenir amoureux de la reine et de toute la maison royale de Prusse; ils sont vraiment bien gentils avec vous. Cela leur fait beaucoup d'honneur, mais je ne leur en suis pas moins reconnaissant.
On me promet de m'apporter demain les premières épreuves de mon roman[110]. Quand je pense que toutes les choses pour lesquelles je suis venu en Russie ne font que commencer... Il ne faut pas que je m'appesantisse trop sur ces pensées, ma fièvre me reprendrait.
Je continuerai demain, j'espère être en état de vous dire que je suis guéri. Mon pied est à peu près revenu à son état normal; j'inaugure la botte dans trois ou quatre jours, quand je pourrai sortir.
Mercredi.
Ma bronchite a disparu ou à peu près; elle a été courte et bonne. Je recommence après-demain l'assaut de Sébastopol. Je ne resterai que deux jours à Spasskoïé; je vous écrirai encore d'ici là. Oh! quelle corvée, quelle corvée que tout ce voyage! Enfin, pourvu que tout aille bien chez vous. Mille amitiés au bon Viardot (j'espère que son lumbago a disparu comme ma bronchite), à tout le monde; je vous serre les deux mains de toute la force de mon attachement. Portez-vous bien.
IV. TOURGUENEFF.
LII
Moscou, 17/29 mars 1867.
Chère madame Viardot, theurste Freundin, ma grippe a disparu et ne m'a laissé qu'une toux stomachique qui cèdera à son tour à l'influence du printemps, quand il viendra, ou plutôt à celle de l'air de Bade, que je compte bien respirer avant vingt jours.
L'impression a commencé avec vigueur, et je passe ma journée à relire des épreuves. C'est peu agréable d'avoir ainsi son nez constamment enfoui dans sa propre odeur, mais c'est indispensable.
Si je n'avais pas ce boulet de voyage à Spasskoïé accroché à mon pied, quelle bonne fugue je pourrais faire immédiatement! Mais ce voyage est inévitable; et par quels chemins, par quel temps, eterni Dei! Dans ce moment même, nous avons un ouragan de neige qui fait mal au cœur à voir. Il n'y a de vert ici devant les fenêtres que les toits des maisons.
On parle beaucoup ici de ce qui se passe en France, des derniers débats à la Chambre; on croit généralement que c'est le commencement de la fin, et l'on est persuadé en même temps que dès que l'Exposition sera à peu près finie, votre maître essayera de sortir de sa cruelle position par un coup de tête désespéré, où la question d'Orient (et nous par conséquent) jouera un grand rôle.
En attendant, nous sommes ici en pleine fièvre de chemin de fer. Les commissions pleuvent de tous côtés, les compagnies surgissent partout. On pourra aller de Moscou à Mtsensk dès le mois de septembre (pas maintenant, hélas!), et dans trois ans je pourrai faire le voyage de chez moi sans même toucher Moscou, directement par Vilna, Vitebsk et Orel. Tout ceci est parfait, mais pour le moment, les oukhabi m'attendent gueule béante. Si ces affreux précipices étaient tout droits encore! Mais ils ont de faux mouvements dans leur fond, qui vous font éprouver à s'y méprendre l'effet du roulis d'un vaisseau, plus les tapes que l'on reçoit sur le sommet de la tête et sur les flancs, les reins, etc. Je n'oublierai pas de sitôt les charmantes quatre verstes qui séparent Serpoukhoff de la gare du chemin de fer! Elles m'attendent encore de pied ferme, ces scélérates de verstes! Enfin! enfin! patience!!
Portez-vous bien, je vous en conjure, vous tous à Bade. Je répondrai à Viardot; dites-lui que je le remercie de sa bonne lettre. J'espère qu'il est enfin parvenu à abattre des bécasses. Le temps continue ici à être à la diable; les épreuves vont ferme.
Mille millions de bonnes choses à tout le monde; j'embrasse vos chères mains.
IV. TOURGUENEFF.
LIII
Moscou, 19/31 mars 1867.
Chère et bonne madame Viardot, votre charmante lettre, avec son parfum printanier, avec ses petits brins d'herbe et de fleurs, est venue bien à propos. J'étais dans un mauvais moment et j'avais besoin d'une bonne bouffée comme celle-ci.
Mon pied me fait mal depuis vingt-quatre heures, on dirait que c'est une rechute, et pourtant je suis aussi prudent que possible.
J'ai reçu, non pas une lettre, mais un hurlement de mon oncle qui me traite d'assassin pour n'être pas venu à Spasskoïé, comme si cette grippe, qui m'a saisi au passage, n'eût été qu'une invention de ma part! Que ne donnerais-je pour avoir cet infernal voyage de Spasskoïé derrière moi! Et voici les chemins qui deviennent impraticables, la fonte des neiges s'établit, on ne pourra plus aller bientôt ici sur patins, ni sur roues. Que faire, bon Dieu! Je ne puis pas cependant me risquer dans ces casse-cou, avec cette goutte qui me reprend, avec la toux qui ne me lâche pas encore! D'un autre côté, me voici embarqué dans la publication de mon roman; cela va me retenir à Moscou pendant une semaine encore. Quand je pense que si je n'avais pas cette excursion à Spasskoïé devant moi, rien ne s'opposerait à ce que je fusse à Bade dans quinze jours! C'est là seulement que je serai guéri.
19 mars/1er avril.
J'ai passé une partie de la nuit à écrire deux longues lettres à mon oncle et à mon nouvel intendant, qui doit se trouver dans une situation horriblement embarrassante. Il y a un proverbe russe qui compare les exhortations inutiles à des pois chiches qui rebondissent, lancés contre une muraille. Je crains bien que mon oncle soit cette muraille et que mes pois chiches vont me sauter au nez.
Je me suis traîné hier matin à un concert de musique de chambre avec Laub, Cossmann (qui par parenthèse me dit de le mettre à vos pieds), et M. Rubinstein[111]. On a joué un délicieux quatuor de Mozart, en si bémol majeur de Beethoven et l'ottetto de Mendelssohn. Laub est un peu trop uniformément doux pour Beethoven, M. Rubinstein joue mieux que son frère, plus simplement et plus correctement. L'ottetto de M... m'a semblé faible et vide après les deux autres. C'est de la littérature musicale fort bien faite,—un article de la Revue des Deux Mondes,—tandis que les deux colosses sont des poètes von gottes gnaden et font des choses qui ne doivent pas mourir. Le public a été très chaud. Serge Wolkoff s'est approché de moi et m'a demandé de vos nouvelles; il est presque aussi blanc que moi. C'est pourtant bizarre comme la vie s'en va vite, vite, vite.
J'ai dû faire une lecture de ma petite nouvelle hier soir chez Katkoff. Il y avait beaucoup de monde, peu sympathique. J'ai débuté et fini par une quinte de toux longue d'une aune. Je crois que cette bagatelle a plu. Katkoff me l'a retenue pour sa revue, c'est le principal[112]. Il m'a réitéré la promesse de me faire délivrer les dernières épreuves vendredi[113]. Je pourrai quitter Moscou dès dimanche. Que ferai-je la semaine prochaine? Je vois bien qu'il faudra avaler la couleuvre. Enfin, vous le saurez d'avance.
Merci, mille fois merci pour vos chères lettres: elles me sont bien nécessaires, elles me donnent du courage. J'embrasse les enfants, je dis mille amitiés à Viardot, à Louise, à tout le monde: et je fais comme Cossmann, je me mets à vos pieds.
Portez-vous bien et au revoir.
IV. TOURGUENEFF.
LIV
Moscou, 4 avril/23 mars 1867.
O theuerste Freundin, que vous êtes donc bonne de m'écrire si souvent! Depuis que je suis ici, je ne puis me défendre d'une impression étrange: il me semble que je suis en prison; et je suis emprisonné en effet par le mauvais temps, par la neige sale et vilaine qui rend les rues impraticables, et puis ma jambe, qui me permet à peine de me traîner dans les vastes chambres de la maison que j'habite... et cette toux qui ne me lâche pas... Eh bien! vos lettres sont comme des messagers de liberté! Elles semblent me dire que, dans peu de jours, toutes ces entraves tomberont et je redeviendrai ce que j'ai été jusqu'à présent. Je compte les instants... onze jours encore... c'est bien long. Oh! que j'en ai assez de cet hiver interminable, de tout ce que je vois, de tout ce qui m'entoure!...
Voyons, je vais vous raconter quelque chose. J'ai lu deux fois l'Histoire du lieutenant; la première fois chez M. Katkoff, qui me l'a immédiatement achetée, et où j'ai été cruellement agacé par Mme X..., qui n'a cessé de se gratter le nez, de s'arranger, de se tasser, de se frotter les yeux et le ventre (elle est grosse de son quinzième enfant), pendant tout le temps. J'étais assis auprès d'elle et je ne voyais qu'elle, car je tenais mon nez plongé dans mon cahier; je l'ai trouvée fort laide et disgracieuse, ce qu'elle est du reste, lecture à part. La seconde fois, ça a été chez la femme du prince Tcherkaski, du même prince T... qui a été ministre de l'Intérieur en Pologne, et qui a donné sa démission après la maladie de Milutine. On était en petit comité, des gens d'esprit s'intéressant peu aux choses littéraires, des dames sur le retour et dévotes, sans fiel pourtant, et un imbécile à la mode, bon enfant et enthousiaste. Le long Wassittchikoff était du nombre; ce n'est pas pourtant lui l'imbécile. Ma petite plaisanterie a plu tout en scandalisant un peu... Je dois ajouter que faire une lecture est une vraie corvée pour moi, je ne puis m'empêcher d'avoir un secret sentiment de honte. Et après-demain donc!... lecture publique avec tout le bataclan... Je vous donnerai tous ces détails...
Je termine brusquement cette lettre, car il faut que je l'envoie sur-le-champ à la poste. Ma santé n'est pas trop fameuse non plus... Mon pied me fait mal, je tousse... Enfin! patience... patience!...
J'embrasse toute la maisonnée et vous serre les deux mains avec toute la force d'un attachement inaltérable.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LV
Moscou, Comptoir des Apanages.
6 avril/25 mars 1867.
Si j'étais le comte Michel Wilhorski, chère madame Viardot, je serais fermement convaincu que l'année de 1867 est une année «climatérique» pour moi. Tout va à la diable et je reçois toujours einen Strich durch die Rechnung. Vous savez déjà que je devais lire aujourd'hui en séance publique un fragment de mon roman: eh bien! hier soir, vers dix heures, j'ai été pris d'une attaque de goutte à l'orteil tellement violente, que rien de tout ce que j'ai eu jusqu'à présent ne peut s'y comparer: j'ai souffert toute la nuit comme un damné, et ce n'est que depuis une heure ou deux que l'accès se calme. Naturellement, la lecture est tombée à l'eau. A une heure et demie, au moment où le public «accourait en foule» (il paraît en effet qu'il y avait foule), j'étais couché sur le dos, et mon pied nu levé vers le ciel. Dites à Didie[114] de faire un dessin là-dessus. L'accès se calme à l'heure qu'il est, mais ce qui me tourmente, c'est qu'il ait pu avoir lieu, après plus de trois mois de maladie: quand cela finira-t-il, et sur quoi puis-je compter?
Voilà mon départ de Moscou retardé, car il faut que je tienne ma promesse et que je fasse cette malencontreuse lecture, et mon arrivée à Bade, retardée aussi: ce n'est plus le 15 que je pourrai revoir ces endroits chéris! Et si je pouvais me reprocher la moindre imprudence! Mais rien, une vie exemplaire, une vie d'ascète, de saint Jean-Baptiste... et crac! un accès... Vous comprendrez aisément, et sans que j'aie besoin de vous l'expliquer, combien tout ceci m'est pénible... Oh! vilaine, vilaine année climatérique!
Dimanche.
Cela va mieux, mais je ne puis pas encore marcher, c'est-à-dire poser le pied à terre, je suis obligé de me traîner le genou sur une chaise; pourtant je ne désespère pas de pouvoir faire ma diablesse de lecture mercredi, de façon que je pourrai m'en aller jeudi... Mais je ne veux plus rien prévoir, je ne veux plus employer le futur; tout me crève toujours dans la main.
Je viens d'avoir encore une longue conversation avec Katkoff, qui, après des compliments à perte de vue sur mon roman, a fini par me dire qu'il craint qu'on ne reconnaisse dans Irène[115] une certaine personne, qu'en conséquence il me conseille de retrancher le personnage. J'ai refusé net, pour deux raisons: la première, c'est que son idée n'a pas le sens commun et que je ne veux pas, pour lui complaire, gâter toute une besogne; la deuxième, c'est que toutes les épreuves sont corrigées et revues et que ce serait tout un travail à refaire, qui prendrait encore dix jours de temps. Assez de Moscou comme cela! Je vous jure que je me sens ici comme en prison.
Dimanche soir.
Je viens de recevoir votre lettre ainsi que celle de Viardot... Pauvres petits enfants, avec leur poisson d'avril!.... Je n'ai pas pu y contribuer, et Massembach est dans un piètre état... L'année 1867 aura, vous verrez, la même influence pernicieuse sur mon second architecte, et un beau matin patatras! on entendra un grand bruit dans la vallée de Thiergarten... c'est la belle maison de M. Turkaneff ou Dourganif[116] qui sera écroulée... Et je ne verserai pas de flammes.
Rien de nouveau depuis ce matin. Le temps est exécrable, toujours cette sale neige devant les yeux... Oh! comment faire pour s'en aller! Je ne dis plus rien, je ne fais plus de projets. Was geschehen soll, wird geschehen, comme dirait notre profond professeur de philosophie, Wender, à Berlin.
En attendant, le pauvre goutteux embrasse tout le monde et se recommande à vos prières.
Je répondrai à Viardot avant de m'en aller, et je vous embrasse les mains avec la plus affectueuse amitié.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LVI
Moscou, 9 avril/28 mars 1867.
Année climatérique, année climatérique, chère madame Viardot, je ne sors pas de là. Voici que mon pied va mieux et ma lecture ratée samedi doit avoir lieu demain mercredi. Autre misère: M. Katkoff me fait de si grandes difficultés pour mon malencontreux roman, que je commence à croire qu'on ne pourra pas le publier dans sa revue. M. Katkoff veut à toute force faire d'Irène une vertueuse matrone et de tous les généraux et autres messieurs qui figurent dans mon roman, des citoyens exemplaires; vous voyez que nous ne sommes pas près de nous entendre. J'ai fait quelques concessions, mais, aujourd'hui, j'ai fini par dire: «Halte là!» Nous verrons s'il cédera. Quant à moi, je suis bien décidé à ne plus reculer d'une semelle. Les artistes doivent avoir aussi une conscience et je ne veux pas que la mienne me fasse des reproches. Enfin, vous voyez quel embrouillamini que tout cela, et vendredi, coûte que coûte, je dois pourtant partir. Je vous jure que quand je me verrai enfin à Bade, je pousserai un ouf! à faire trembler toutes les montagnes de la Forêt Noire.
Cela se gâte aussi, naturellement, du côté de mon oncle. Avec tout cela, le temps est mauvais et toujours cette neige devant les yeux, j'en deviendrai malade!
Mais parlons d'autre chose. Je suis véritablement épris de la reine de Prusse, et si jamais elle me donnait sa main à baiser, je le ferais avec le plus grand plaisir. Il est impossible d'être plus gracieuse, et on sent qu'elle a pour vous une véritable affection, ce qui la rend charmante à mes yeux. Avec tout cela, il n'est pas impossible que votre marche militaire ne retentisse sur un champ de bataille... dans les environs du Rhin. On est très inquiet ici; la baisse terrible à Paris que le télégraphe nous a annoncée aujourd'hui commence à faire rêver les plus insouciants et l'on se dit que, malgré l'Exposition, Français et Prussiens pourraient bien en venir aux mains pendant le cours de l'été. Il ne faut pas s'y tromper; si cela arrivait, la Russie se mettrait franchement du côté de la Prusse, comme en 1815. L'opinion publique est très antifrançaise dans notre pays, et voyez la bizarrerie: dans ce conflit, ce serait le Prussien qui représenterait le progrès, la civilisation et l'avenir, et le Français, le fils du Français de 1830, la routine et le passé!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je sais que c'est insupportablement long et ennuyeux de copier de la musique; mais faites-le, et pour Gérard et pour l'éditeur de Berlin. Je suis sûr que cela aura grand succès et vous encouragera à continuer.
Si Dieu me prête vie, dans une semaine à pareille heure j'aurai déjà franchi la frontière, mais on ne peut rien savoir de positif. En attendant, mille et mille amitiés à tout le monde; je vous embrasse les mains avec tendresse.
IV. TOURGUENEFF.
LVII
Moscou, mercredi 10 avril 1867.
Chère madame Viardot,
Un ouragan de neige souffle, geint, gémit, hurle depuis ce matin à travers les rues désolées de Moscou; les branches s'entre-choquent et se tordent comme des désespérées, des cloches tintent tristement au travers: nous sommes en plein grand Carême... Quel joli petit temps! quel charmant pays!
Je pars dans une heure pour ma lecture, j'aurai un public furieux d'être venu de si loin (tout est loin à Moscou), par une tempête pareille pour entendre des balivernes... Gare au fiasco! Enfin, espérons toujours qu'on ne sifflera pas; et si on siffle, eh bien, on sera à l'unisson du dehors. Je ne crois pas que j'en dormirai moins bien, ou plus mal.
Est-ce vraiment vrai que je m'en vais après-demain? Cela me paraît impossible...
Mercredi soir.
Eh bien, je dois le dire avec une rude franchise: j'ai eu un très grand succès. J'ai lu le chapitre «Chez Goubareff», vous savez: où il y a tout ce tas de gens qui font des commérages révolutionnaires, puis le premier entretien de mon héros avec Potougouine, le philosophe russe[117]. On a beaucoup ri, on a applaudi, j'ai été reçu et reconduit par des battements de mains vigoureux et unanimes. Il y avait trois à quatre cents personnes. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'il paraît que j'ai très bien lu; je recevais des compliments de tous côtés. Tout cela m'a fait plaisir, et j'ai eu surtout du plaisir à penser que je vous le dirais.
Et vous, chère madame Viardot, qu'avez-vous fait aujourd'hui à Strasbourg? Vous a-t-on fait une ovation en règle? Vous me direz tout cela de vive voix. Oh! que c'est bon de pouvoir se dire cela!... Si rien ne vient mettre des bâtons dans les roues, je pars d'ici après-demain, vendredi; et je vous jure que je ne resterai pas à Pétersbourg une seconde de plus que le strict nécessaire.
L'affaire Katkoff s'est arrangée; j'ai sacrifié une scène, peu importante d'ailleurs, et j'ai sauvé le reste. Le principal demeure intact, mais voilà le véritable revers de la médaille en littérature. Enfin, il faut se consoler à l'idée que cela pouvait être pire, et que les 2.000 roubles me restent.
J'ai aussi vendu ma nouvelle édition[118]. J'ai fait des affaires tout plein, et je rapporte pas mal d'argent. Ça m'a été d'autant plus nécessaire que je ne dois pas espérer en recevoir de sitôt de Spasskoïé: mon nouvel intendant y a trouvé, littéralement, le chaos; il y a des dettes auxquelles je ne m'attendais pas. Il faudra continuer à battre le fer pendant qu'il est chaud, c'est-à-dire il faudra travailler, écrire, pendant que je me sens en train: j'ai promis pour la nouvelle édition une immense préface d'une centaine de pages, dans laquelle je raconterai mes souvenirs littéraires et sociaux pendant vingt-cinq ans, car il y aura au printemps de l'année suivante juste un quart de siècle que je fais imprimer; il est vrai que les vers par lesquels j'ai débuté en 1843 étaient bien médiocres. Enfin, c'est un prétexte pour raconter ses souvenirs. La même année 1843 m'offre une date bien plus mémorable et plus chère pour moi: c'est en novembre 1843 que j'eus le bonheur de faire votre connaissance, il y a bientôt un quart de siècle aussi, vous voyez. Espérons que notre amitié fêtera sa cinquantaine... Oh! oh! et que dira ma goutte?...
Jeudi matin.
La bourrasque a cessé, mais elle a laissé partout des monceaux de neige. Cette neige fond, parce qu'il y a trois ou quatre degrés au-dessus de zéro, mais, pour le moment, on se croirait au cœur même de l'hiver. Mon pied va décidément mieux; mais comme il ne faut pas que l'année climatérique perde ses droits, ma toux est revenue avec violence. Mais elle ne m'empêchera pas de partir demain. Je vous écrirai dès mon arrivée à Pétersbourg. Dans une semaine, je suis peut-être! à Bade! En attendant, j'embrasse tout le monde et je me mets à vos pieds.
IV. TOURGUENEFF.
LVIII
Paris, hôtel Byron, mercredi minuit
[25 mars 1868].
Chère madame Viardot,
Je rentre de la représentation de Hamlet à l'Opéra. Je me hâte de dire que Nilsson[119] est vraiment charmante, et qu'on ne peut rien voir de plus gracieux que sa grande scène au quatrième acte. Comme physique, comme manières, imaginez-vous Mlle Holmsen extrêmement idéalisée: elle a aussi ces petits mouvements brusques de la tête et des bras, cette sorte de raideur et de saccadé dans la prononciation; il paraît que c'est suédois, mais le tout est attrayant, pur et virginal, d'une virginité presque amère, herb, comme disent les Allemands. La voix est jolie, mais je crains qu'elle ne puisse résister longtemps à «l'urlo francese». Faure est toujours «magistral», d'une tenue et d'une diction irréprochables. Le libretto est tout simplement absurde! Au dernier acte, le spectre de papa apparaît au su et au vu de tout le monde, même du roi criminel, et ordonne à Hamlet d'aller percer le flanc de ce tyran, ce que l'autre exécute à la satisfaction générale, et le tyran se fait tuer avec résignation, comme un lièvre dans une battue, le spectre étant le batteur et Hamlet le chasseur. Les décors sont admirabilissimes, les costumes aussi, la mise en scène splendide. Jamais je n'ai rien vu de plus beau que la représentation de la pièce devant la cour au quatrième acte... Mais il faut voir Nilsson. La salle était pleine, et au premier rang, dans une loge, l'Empereur et l'Impératrice... qui sont restés jusqu'à la fin!
J'ai assidûment lorgné l'ami de Viardot, et je l'ai trouvé aussi laid que possible. J'ai pu enfin découvrir sa bouche sous ses moustaches, qui est lippue, de la même couleur que la peau du visage, repoussante; mais le sourire lentement goguenard, qui se promène de l'œil droit, ou plutôt du coin de l'œil droit le long de la joue flasque et ridée, est le même, et que Viardot le sache bien, ce que cet homme a eu d'intelligence n'a pas bronché, j'en mettrai ma main au feu après l'avoir vu. C'est un être blasé, fatigué, mais pas du tout malade. Il y a eu une dizaine de cris de «Vive l'Empereur!» à son entrée, parmi les Romains. Voilà tout.
J'ai reçu ce matin les gentils billets de mes deux petites amies, auxquelles je répondrai ce soir même. Mille amitiés à tout le monde. Je vous baise les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LIX
Spasskoïé, jeudi 13/25 juin 1868,
onze heures du soir.
Me voici enfin ici, chère et bonne madame Viardot, au terme de mon «hardi voyage». Je suis arrivé vers neuf heures du soir, Feth[120] et G... m'ont retenu presque de force, et j'ai trouvé mon intendant qui s'est laissé pousser une barbe magnifique.
Il a une très belle tête maintenant, mon vieux chasseur Athanase, qui tombe en ruine de décrépitude, et l'ex-médecin de ma mère, un certain Porphyre, avec lequel j'ai fait mon premier voyage en Allemagne[121] et qui est venu affermer une petite terre que j'ai dans le gouvernement d'Orel[122].
La maison est toute blanchie à la chaux et repeinte, tout est en ordre, pas trop indigne en un mot de votre visite et de celle de Didie qui aura lieu... dans deux ans?
Je ne suis pas encore allé au jardin; je ferai demain une grande promenade et nous aurons de longues conversations avec l'intendant. On viendra m'attaquer avec des demandes, je suis bien résolu d'opposer une résistance inflexible. Je ne veux pas perdre une minute et j'espère bien n'être plus ici dans quinze jours.
L'impression que me fait la Russie maintenant est désastreuse; je ne sais si cela provient de la famine qu'on vient de traverser, mais il me semble que je n'ai jamais vu les habitations aussi misérables, aussi ruinées, les visages aussi hâves, tout aussi triste... des cabarets partout et une irrémédiable misère! Spasskoïé est le seul village que j'ai vu jusqu'à présent où les toits en chaume ne soient pas béants, et Dieu sait s'il y a loin de Spasskoïé au moindre village de la Forêt Noire!
J'écris tout ceci, et quand je pense à la distance énorme, infinie qui nous sépare, je sens que mon sang se glace. Je vous en conjure, portez-vous bien, tous, tant que vous êtes, toute la maison!
Je vais me coucher avec une sensation bizarre... Je ne crois pas que je m'endorme de sitôt; les vieux murs semblent me regarder comme un étranger, et je le suis en effet. Dormez bien, là-bas, dans le cher «Thiergarten», et pensez à moi. A demain.
Vendredi 11/26 juin, dix heures du matin.
Eh bien! non... j'ai très bien dormi et je me suis réveillé fort tard. Je viens de faire une grande promenade dans le jardin qui m'a semblé immense; je crois que toute la vallée du Thiergarten y tiendrait. Des souvenirs d'enfance sont venus m'assaillir; cela ne manque jamais. Je m'y suis vu tout petit garçon, beaucoup plus jeune que Paul[123], courant dans les allées, me couchant entre les plates-bandes pour y voler des fraises. Voici l'arbre où j'ai tué mon premier corbeau, voici la place où j'ai trouvé cet énorme champignon; où j'ai été témoin de la lutte d'une couleuvre et d'un crapaud, lutte qui m'a fait pour la première fois douter de la bonne Providence. Puis sont venus des souvenirs de jeune étudiant, d'homme fait... J'ai visité le tombeau de la pauvre Diane[124]; la pierre que j'y avais mise a disparu. Tous les arbres ont grandi d'une façon extraordinaire pendant ces trois années; c'est à n'en pas croire ses yeux! Les tilleuls sont magnifiques, l'herbe grouille de fleurs, mais elle est moins haute que d'habitude; le printemps a été très froid et cela dure jusqu'à présent. Si cela continue ainsi et s'il ne vient pas de pluie, ce sera de nouveau une mauvaise année. Il y a encore par-ci par-là quelques restes de lilas en fleurs. Je vous envoie deux ou trois de ces fleurs.
J'envoie à Didie une tête d'étude; c'est une religieuse quêteuse qui s'en va de village en village... Avouez que cette figure-là ne laisse rien à désirer.
J'espère qu'on m'apportera quelque chose de la poste aujourd'hui. Mille choses à Viardot, mille tendresses à tous; je vous baise les deux mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LX
Spasskoïé, 2 juillet/20 juin 1868.
Chère madame Viardot,
Ainsi Wagner a triomphé! Eh bien, j'en suis ravi, et puisque vous avez trouvé de grandes beautés dans la partition, il faut crier bravo! au public, c'est un nouvel art qui commence. Je vois des manifestations analogues jusque dans notre littérature (le dernier roman de Léon Tolstoï[125] a du Wagner). Je sens que cela peut être très beau, mais c'est autre chose que tout ce que j'ai aimé autrefois, ce que j'aime encore, et il me faut un certain effort pour m'arracher de mon Standpunkt. Je ne suis pas tout à fait comme Viardot, je puis le faire encore, mais l'effort est indispensable, tandis que l'autre art m'enlève et m'emporte comme un flot.
Il m'est venu en tête à ce propos ces jours derniers la comparaison suivante: on peut par exemple exciter la compassion en décrivant ou on représentant (Laocoon) la souffrance; et on peut aussi atteindre le vrai!... C'est plus sensuel, mais cela empoigne quelquefois davantage... Wagner est un des fondateurs de l'école du gémissement, de là vient la force et la pénétration de ses effets. Cette comparaison cloche comme toutes les comparaisons... mais exprime assez bien ce que je veux dire.
La reine est encore à Bade! et c'est gentil... Vous verrez qu'elle y sera encore pour la reprise de Krakamiche[126], qui doit avoir lieu le 20 juillet sans faute.
Mon rhume de cerveau est plus éternuant que jamais; il paraît que je n'en serai quitte qu'en quittant la Russie. Je n'aurai pas longtemps à attendre. Mille choses à tout le monde. Je vous baise les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LXI
Spasskoïé, 5 juillet/23 juin 1868.
Theureste, beste Freundin,
Vous voilà donc seule à Bade au moment où je vous écris. Ce serait le moment de travailler en effet, si vous aviez un libretto[127]. J'ai essayé de chercher quelques sujets, mais l'immense rhume de cerveau qui ne me quitte pas depuis dix jours m'a complètement abruti. Il faisait jusqu'ici un temps horriblement désagréable, froid, aigre, humide: on dirait que le bon Dieu a chargé quelque vieille fille bien acariâtre de présider à la température. Oh! mon Dieu, quelle différence entre Bade et cela!!
Le flot de gens qui me considèrent comme une vache à lait monte chaque jour. Ce sont pour la plupart des pauvres diables, des meurt-de-faim, d'anciens domestiques, etc... Refuser est presque impossible... mais il y a une limite à tout. Je me défends à l'aide de mon brave Kichinsky, l'intendant, tant que je puis, mais je laisse des plumes.
Nous avons aujourd'hui la première belle journée, et j'ai passé des heures entières dehors, à cuire mon misérable rhume au soleil. Je crois que cela m'a réussi jusqu'à un certain point. Assis sur un banc (comme dans la première lettre de ma nouvelle: Faust), j'ai dû penser à Viardot; inondée par la lumière la plus pure, tout imprégnée de parfums, de beauté, de tranquillité apparente, la terre autour de moi offrait un vrai champ de carnage: tout s'entre-dévorait avec frénésie, avec rage. J'ai sauvé la vie à une petite fourmi qu'une plus grosse fourmi entraînait, roulait dans le sable, avec des soubresauts de tigre, malgré une résistance désespérée. A peine avais-je délivré la petite, qu'avisant un moucheron à demi mort, elle l'empoigna avec la même férocité; cette fois-ci je laissai faire. Détruire ou être détruit; il n'y a pas de milieu: détruisons!
Il faisait admirablement beau, malgré cela; et si vous venez un jour à Spasskoïé, je vous mènerai à ce banc. Deux magnifiques pins d'une espèce rare, poussent, collés l'un à l'autre (ils sont déjà très grands, ils m'ont fait penser à Didie et Marianne[128]), au milieu d'une jolie pelouse; au delà, à travers les branches pendantes des bouleaux se montre l'étang, le grand étang ou plutôt le lac de Spasskoïé... Vous verrez, c'est très joli. Il y a des rossignols, qui ne chantent presque plus malheureusement, des fauvettes, des grives, des loriots, des tourterelles, des pinsons, des chardonnerets, et beaucoup de moineaux et de corbeaux; c'est un ramage incessant, auquel vient se mêler de loin le chant des cailles dans les blés... Vous verrez, c'est très joli. Il faut venir en masse.
Lundi.
Je compte les jours, il en reste douze. On commence déjà à faire les préparatifs du départ, ce que je puis voir du reste, aux flots de plus en plus nombreux des pétitionnaires. C'est une vraie cour des miracles! D'où sortent tous ces boiteux, ces aveugles, ces manchots, ces êtres décrépits et que la faim rend tout hérissés? Quelle profonde misère partout! La sainte Russie est loin d'être la Russie florissante; du reste, un saint n'est pas tenu à l'être.
Vous recevrez cette lettre deux jours avant mon arrivée, je puis donc dire au revoir. Mille choses à tout le monde.
Je vous baise les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LXII
Cologne, hôtel du Dôme, 18/6 février 1871,
minuit.
Ecco mi al fine in Badi... Colonia, bien chère amie.
Tout a marché comme sur des roulettes, la mer était divine! J'ai trouvé Cologne et l'hôtel épouvantablement pleins de monde; dans ce moment on chante des chansons patriotiques dans la grande salle que vous connaissez. Le garçon vient de me dire que des masses de soldats arrivent de Berlin, du fond de l'Allemagne; il y en a vingt mille seulement à Cologne et plus de cent mille d'ici à Mayence. On croit ici que les Français n'accepteront pas les conditions de Bismarck, et on se prépare à les écraser définitivement. D'où sort cette tourbe innombrable? Dans la gare il y avait des tas de soldats dormant sur des paillassons, assis, debout... tous robustes, gras, roses, comme si le sang des Français qu'ils s'apprêtent à verser leur colorait les joues d'avance... C'est effrayant à voir, je vous assure. Un Allemand avec lequel je voyageais m'a dit: «Vor lauter Sieg gehen wir su Guande—aber wenn die Franzosen den Krieg fortsetzen wollen... Gott sei ihnen gnaedig! Frankreich wird aus gerottet[129]!» Il paraît que Bismarck a fixé le jour du 24 février comme fin de l'armistice, pour pouvoir entrer précisément ce jour-là à Paris... Cela lui ressemble.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je pars d'ici demain à 9 heures et j'arrive le soir à 8 heures et demie à Bade; naturellement je vous écrirai aussitôt.
Tout aussi naturellement, j'ai bien souvent pensé à vous et à toute la chère maison de Devonshire Place[130]. Dans ce moment, vous devez déjà être rentrée de votre soirée; je suis sûr que vous avez très bien chanté. Vous avez reçu mon télégramme d'Ostende, n'est-ce pas? Je vais me coucher. Je vous baise les mains.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
LXIII
Saint-Pétersbourg, dimanche 26/14 février 1871,
minuit et demi.
Ma chère madame Viardot,
Je viens d'une soirée chez Mme Séroff[131], où Louise[132] a chanté des choses de Schumann, le Doppelgänger, la Gretchen, etc. Ce qui m'a fait plaisir dans le concert, c'est avant tout, votre élève Mlle Lavrofska[133], dont la voix est très belle et qui chante avec goût et mesure, en vraie cantatrice; puis une basse, M. Melnikoff, une voix jeune et mordante. Le reste est détestable. Mlle Levitski a la voix déjà complètement abîmée. Un grand final de Rousslane[134] m'a semblé fort beau, original et poétique. L'orchestre, les chœurs, de beaux moyens, mais le directeur est un sabreur: le public chaud, mais sans discernement et même brutal. La salle est vaste, belle, et mauvaise pour la voix.
Dans le courant de la journée j'ai fait la connaissance d'un jeune sculpteur russe de Wilna, doué d'un talent hors ligne. Il a fait une statue d'Ivan le Terrible, assis, négligemment vêtu, une Bible sur les genoux, plongé dans une rêverie terrible et sinistre. Je trouve cette statue tout bonnement un chef-d'œuvre de compréhension historique, psychologique, et d'une magnifique exécution. Et cela a été fait par un petit jeune homme, pauvre comme un rat d'église, maladif, n'ayant commencé à travailler et à apprendre à lire et à écrire qu'à vingt-deux ans; il avait été jusque-là un ouvrier... Spiritus fiat ubi vult. Il y a certainement du génie dans ce pauvre garçon malingre. On l'envoie en Italie pour sa santé. Il s'appelle Antokolsky; c'est un nom qui restera[135].
J'ai dîné tranquillement chez mon vieil ami Annenkoff.
A demain!
Lundi 27 février, minuit.
Je reviens du club d'échecs, où j'ai lu les télégrammes officiels... Ainsi l'Alsace, la Lorraine perdues, cinq milliards... Pauvre France! Quel coup terrible et comment s'en relever? J'ai bien vivement pensé à vous et à ce que vous avez dû ressentir... C'est enfin la paix, mais quelle paix! Ici, tout le monde est plein de sympathie pour la France, mais ce n'est qu'une amertume de plus...
Au revoir, chère amie; portez-vous bien, écrivez-moi.
Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.
LXIV
Saint-Pétersbourg, 19 février/3 mars 1871.
Ma chère madame Viardot,
Je vais vous raconter ce que j'ai fait ces deux jours. Hier, j'ai dîné chez M. P..., une espèce de fin merle pétersbourgeois, qui, ayant épousé la fille naturelle de Stieglitz, le banquier, est devenu énormément riche, habite un palais, donne des dîners raffinés, etc. J'y ai trouvé Frédro radieux et pimpant et la jolie poseuse Mme Z... qui n'est plus aussi jolie qu'elle l'était naguère, mais qui pose toujours. Frédro a naturellement beaucoup parlé de vous, de Weimar, de Wagner; quant à moi, j'ai pu me convaincre que mon Roi Lear des steppes[136] avait eu beaucoup de succès dans le public.
Je suis rentré à la maison et j'ai écrit un article sur ce petit sculpteur de génie Antokolsky. Il faut battre la caisse pour lui et faire en sorte que la commande que la cour lui a faite soit enfin exécutée, et qu'il ait un peu d'argent pour s'en aller en Italie. Ce matin, l'article a paru.
Aujourd'hui étant le jour anniversaire de l'émancipation des paysans, j'ai reçu une invitation au dîner annuel par le comité ayant pris part aux travaux qui ont fait aboutir cette grande réforme. J'ai été le seul invité en dehors des membres du comité, ce qui est un très grand honneur pour moi et le seul de ce genre qui puisse me toucher. Ces messieurs ne se sont pas contentés de cela; ils ont bu à ma santé! J'aurais peut-être dû m'y attendre et préparer un speech, mais n'ayant pas eu cette pensée, j'ai balbutié, avec mon éloquence ordinaire, quelques paroles inintelligibles... Enfin ils ont pu voir que j'étais ému, car je l'étais en effet, et voilà[137].
Beaucoup de personnes viennent me voir; il est évident que si certaines personnes me tiennent pour mort et s'étonnent que je ne me fasse pas enterrer, d'autres ont conservé de l'amitié pour moi, sempre bene!
Ici on est très content que la paix ait été faite; on plaint beaucoup la France, et on s'attend à ce qu'elle montre de l'élasticité et de l'énergie dans sa régénération; on accepte parfaitement la République (je ne parle naturellement que de ceux qui l'aiment).
Mon intendant m'annonce l'assemblée générale des aspirants à prendre mon bien en fermage, pour le 5 mars de notre style; involontairement cela me fait l'effet d'une volée de corbeaux, qui, le bec grand ouvert, attendent leur proie. Je tâcherai de laisser le moins de viande possible, comme dirait Müller.
A demain. Je suis pas mal fatigué, je me porte bien, mais je dors mal dans ce diable de Pétersbourg, dans ces chambres où il fait si chaud. Mille et mille amitiés à tous. Je vous baise les mains avec la tendresse la plus tendre.
Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.
LXV
Saint-Pétersbourg,
lundi 22 février/6 mars 1871.
Chère madame Viardot,
Avant toute chose, laissez-moi vous dire combien j'ai été heureux de recevoir votre lettre du 25, avec tous les détails sur les deux concerts du 23 et du 24! Vous avez pris une glorieuse revanche, et combien je regrette de n'y pas avoir assisté! Maintenant la mauvaise époque est passée, la voix est en ordre et tout marchera bien. Je suis très heureux et je vous félicite de tout mon cœur.
Passons maintenant à mes faits et gestes depuis vendredi soir.
Ce jour-là, après vous avoir écrit ma lettre, je suis allé à un raout chez une comtesse P...; beaucoup de personnes connues, quelques jolies figures, des conversations peu intéressantes. Samedi matin, visites et courses. A 4 heures, je reçois l'invitation d'aller chez la grande-duchesse Hélène; elle me fait attendre jusqu'à 5 heures un quart; conversation politique. Elle a beaucoup vieilli. Puis dîner littéraire chez mon éditeur. Il me comble de civilités; puis je vais à une réunion du comité pédagogique, où une jeune demoiselle de dix-neuf ans (fille d'un professeur de mes amis, M. K...) défend une thèse d'histoire avec une science, un aplomb et une éloquence rares, devant deux cents personnes. Voilà certes du nouveau, et pas l'ombre de pédantisme, une naïveté d'enfant, une si grande absence de préoccupation personnelle, que cela ôte toute timidité. C'est phénoménal! On l'a applaudie à tout rompre. Il y a eu beaucoup de demoiselles dans l'auditoire, des institutrices.
Hier matin, séance pour mon portrait, mais pas chez M. Gay, chez un autre peintre, du nom de Makovsky[138], qui ne m'en a demandé qu'une, et qui a fait quelque chose de fort remarquable comme peinture. Je suis arrivé à l'âge de cinquante-deux ans sans qu'on ait fait mon portrait à l'huile, et voilà qu'on en fait deux à la fois. Puis concert de Rubinstein à l'assemblée de la noblesse; un monde fou; il joue comme toujours; immenses applaudissements. Auer y a joué aussi, mais j'avoue que j'ai surtout admiré ses yeux et toute sa physionomie. Le morceau pour orchestre intitulé Don Quichotte est assez bien; seulement l'élément comique, le Sancho Pança, manque complètement. Il a introduit des fragments d'airs espagnols, en les choisissant assez vulgaires. Je crois me rappeler qu'il vous les avait demandés ainsi. Puis, dîner tranquille et patriarcal chez Annenkoff, réception de votre bonne et chère lettre... On joue aux cartes le soir, je rentre d'assez bonne heure, et voilà!
Je commence à me lasser de Pétersbourg. J'ai dû y rester pour prendre un peu l'air du pays; maintenant il faut partir et pousser, talonner les affaires, pour revenir au plus vite! Mon intendant doit m'envoyer de l'argent. Borisoff[139] m'attend à Moscou, et nous partirons probablement ensemble pour la campagne.
J'ai dû promettre de faire une lecture publique, très courte, samedi prochain (pour un but de bienfaisance). Lundi, dans une semaine, je file.
Nous sommes en plein dégel. La neige a disparu, ou plutôt elle est devenue noire, et nous pataugeons dans une horrible boue. C'est très laid au soleil.
A demain chère amie...
Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.
LXVI
Saint-Pétersbourg, hôtel Demouth,
8 mars/21 février 1871.
Chère madame Viardot,
Il y a de cela une heure, au moment de sortir de chez Annenkoff, le postillon est venu à ma rencontre, avec deux lettres, l'une de vous, l'autre des petites. Vous dire le plaisir que cela m'a fait est superflu!
Vous avez chanté hier à Liverpool et vous chanterez demain à Manchester... Je vous accompagne de toute l'intensité de ma pensée, mais je n'ai plus peur pour vous; je suis persuadé que maintenant cela ira comme sur des roulettes.
Je vais vous raconter ma vie pendant hier et aujourd'hui. Règle générale, ma journée commence de très bonne heure par un envahissement de vieux amis, vieilles connaissances, ou bien de personnes qui veulent m'exploiter d'une façon ou d'une autre, ou qui ont affaire à moi. Ce matin il est venu entre autres une vieille mendiante polonaise, qui m'a soutiré cinq roubles. Non, jamais, depuis que le monde est monde, il n'y a eu de figure plus typique dans son genre, et si j'étais peintre je lui donnerais volontiers vingt-cinq roubles pour la faire poser! Ensuite viennent les excursions, qui, par la boue horrible dont toutes les rues sont remplies, et vu que cette fois-ci je ne me permets pas le luxe d'une voiture, présentent des difficultés de locomotion considérables; puis arrive le moment du dîner.
Hier j'ai dîné chez la vieille comtesse Protassoff, une dame très affable et «bon enfant», où j'ai trouvé cinq ou six personnes assez agréables; tout le monde est enragé contre les Allemands, mais à quoi cela a-t-il servi? Le soir je suis allé chez un M. J..., le frère de celui que vous avez vu à Bade et qui est si ennuyeux; celui-ci est encore plus beau—il a volcan de cheveux gris sur la tête—et encore plus ennuyeux! J'y ai trouvé plusieurs adeptes de la nouvelle école musicale russe (pas Cui, malheureusement), mais le grand Balakireff qu'ils reconnaissent pour leur chef; le grand Balakireff a assez mal joué quelques fragments d'une fantaisie à orchestre de Rymsky-Korsakoff (vous vous rappelez, on vous a envoyé quelques jolies romances de lui); cette fantaisie sur un sujet de légende russe, assez bizarre, m'a semblé en effet en avoir, de la fantaisie. Puis le grand Balakireff a assez mal joué des réminiscences de Liszt et de Berlioz, qui, lui surtout, est pour ces messieurs l'Absolu et l'Idéal. Je crois, après tout, que c'est un homme intelligent. Kein talent, doch ein character.
Ce, matin j'ai été plus envahi que jamais, puis j'ai eu ma dernière séance chez M. Gay. J'en dois une encore à M. Makovsky. Le portrait de M. Gay est d'une ressemblance frappante à ce que disent tous les amis et à ce que je crois moi-même. Puis j'ai fait des visites littéraires, c'est-à-dire ennuyeuses, mais il le fa-a-allait, comme dit Bilboquet. Puis j'ai dîné tout seul, pour la première fois depuis mon arrivée ici, dans un petit restaurant sous terre, au-dessous du sol je veux dire, et je suis allé chez papa Annenkoff. Hier, oui, j'ai oublié! j'ai fait une assez longue visite à l'Hermitage[140] où j'ai admiré de nouveau les chefs-d'œuvre dont cette galerie est pleine: les Potter, les Rembrandt, etc., etc. En fait de choses nouvelles, il y a une merveilleuse petite Vierge de Léonard (dans la galerie Litta), des vases admirables de la collection Campana, et surtout un petit sphynx assis (un sujet de lampe) venu des fouilles de Kertch[141] qui est bien une des choses les plus fascinatrices qu'on puisse voir; il est peint et d'une conservation étonnante. J'aurais bien désiré que Viardot eût vu ce sphynx! Puis sont venues les deux lettres chez Annenkoff, et voilà!
Et maintenant, à demain. Mille embrassades à tout le monde.
Der Ihrige,
IV. TOURGUENEFF.
LXVII
Saint-Pétersbourg, vendredi 10 mars 1871.
Chère et bien-aimée madame Viardot,
Je vous avais dit que ma lecture de demain était tombée à l'eau. Malheureusement ce n'était qu'un faux bruit, et je lis en effet, entre Mlle Lovato, chantant: «Ce n'est pas dans le nez que ça me chatouille», et une autre demoiselle de la même force; c'est tout à fait café chantant; mais le but m'étant très sympathique (c'est pour les blessés français, on n'en parle pas sur l'affiche, mais tout le monde le sait...), je passe outre. On a mis mon nom en vedette, et l'on me voit rayonner à côté «d'huîtres fraîches», etc.
J'ai pensé à votre arrivée à Brighton et me suis senti très flatté d'une pareille similitude! Avec tout cela, je crains qu'il n'y ait que fort peu de monde, car le public ici est trop bourré de concerts, tableaux vivants, etc. Demain, je vous dirai le résultat.
Et maintenant parlons de mes faits et gestes. Séance pour les portraits (ils sont achevés maintenant, Dieu merci!), séance pour des photographies (ce n'est pas moi qui paye, je vous prie de le croire!), visites littéraires, pour affaires, visites reçues et rendues; c'est un brouhaha que ma vie ici; et je serai bien content quand je roulerai vers la tranquille Moscou et vers Spasskoïé, plus tranquille encore. Tout cela est nécessaire; mais quand ce sera fini, ce sera bien agriable, comme dit Thérésa.
J'ai dîné hier, jeudi, avec trois jeunes littérateurs, et la conversation a été vive et animée. Nous n'avons bu qu'une bouteille de vin! J'ai dû passer ensuite la soirée chez une femme bien ennuyeuse, que vous connaissez je crois, Mme M..., cette personne qui a de si grosses joues, et elle a été digne de sa réputation. Aujourd'hui, dîner chez un comte A..., pas mal ennuyeux aussi, mais plein de bonnes intentions envers la littérature; il est en train de fonder une vaste entreprise lexico-encyclopédique; il est très riche, et il faut encourager cela (pas la richesse, mais les entreprises). De là, je suis allé dans un autre salon, politico-littéraire aussi, mais d'une couleur un peu plus tranchée, de façon que je me rends compte des différentes nuances de ce qu'on peut appeler l'opinion publique dans la Cara patria. Il y a pas mal de choses que je vous dirai de vive voix.
Samedi soir.
Eh bien, ma chère et bonne madame Viardot, la lecture a eu lieu, mais ça a été autre chose que je n'avais cru. Un peu café chantant, en effet, de la musique exécrable, mais un public énorme, bouillant de jeunesse: apothéose de Garibaldi en tableau vivant, lecture par une dame de Souvenirs d'un séjour parmi les Garibaldiens, déclamation par une grosse dinde, à la voix fêlée, des Deux Grenadiers de Schumann, qui, comme vous vous le rappelez peut-être, se terminent par la Marseillaise; alors explosion de bravos frénétiques, cris de: «Vive la France!» tempête, en un mot, qui a duré dix minutes. Un acteur français a, il est vrai, dit les Deux Gendarmes, mais une actrice française a déclamé les Pigeons de la République, et ce mot a fait courir le frisson habituel.
Quant à moi, je dois avouer que jamais je n'ai été l'objet de pareilles—pardon du mot!—ovations. Je vous le dis parce que je sais que cela vous fera plaisir, et j'ai pensé à vous pendant tout le temps que je me tenais là, confus, rouge, un sourire impassible sur la face, en présence de cette foule qui hurlait... Ça me faisait l'effet d'une grosse pluie d'orage, rapide et violente, qu'on recevrait sur ses épaules nues. J'ai lu le fragment des Mémoires d'un chasseur intitulé Bourmistr; je crois avoir assez bien lu, mes nerfs s'étaient détendus pendant tout ce tapage, et j'étais calme, puis le public était si bienveillant!
Vous voilà revenue de Liverpool; peut-être aurais-je quelque nouvelle de vous demain.
En attendant, mille amitiés. Je vous baise les mains.
IV. TOURGUENEFF.
Saint-Pétersbourg, samedi 11 mars 1871.
Je continue ma lettre, chère madame Viardot.
Après dîner je suis allé au concert de la Société russe. Symphonie nº 3 de Beethoven, assez brutalement jouée, et puis... vous allez vous étonner... et en même temps vous rendrez justice à ma bonne foi: on a donné l'ouverture des Maîtres chanteurs et l'entr'acte, qui m'ont fait le plus grand plaisir! L'entr'acte surtout est grandiose, c'est de la puissante musique, il faut l'avouer. Le public a beaucoup applaudi et l'entr'acte a été redemandé.
Un petit musicien que vous connaissez, et qui se nomme Ch. Lenz, m'a entraîné du concert chez un de nos meilleurs acteurs, M Samoïloff, où je devais rencontrer Rubinstein. Il y était en effet. Il a pris les Allemands (!) en horreur, et veut rester en Russie. Comme il faut toujours qu'il entreprenne quelque chose, il s'est mis en tête de fonder une société, un «Orpheum» ou «Verein», où se réunirait toute l'intelligence artistico-littéraire de Pétersbourg. Cette idée a été longuement débattue, et on a fini par décider qu'on ferait une soirée d'épreuve, jeudi prochain (on a choisi ce jour-là, parce que je pars vendredi), et on a fait des listes d'invitation, des circulaires. J'ai dû signer la circulaire littéraire. Il ne sortira naturellement rien de tout cela; du reste cela ne me regarde pas, puisque je n'habite pas la Russie; mais enfin, cela a amusé Rubinstein, et il est entier en diable et têtu comme un mulet. J'ai rencontré sa femme: elle a très bonne mine; il paraît que son garçon continue à être splendide.
J'ai l'idée de vous envoyer mes textes russes du Gaertner et de Es ist ein schlechtes Wetter. J'ai choisi ces deux-là, comme étant de beaucoup les plus difficiles. Le cheval de la princesse, Blanc de neige, est devenu noir comme l'acier, mais c'est aussi dans la nature.
Faites-vous chanter cela par Mme Gourieff, vous verrez si cela va bien...
J'ai dîné paisiblement chez mon vieux Annenkoff; après dîner, j'ai eu une entrevue avec un monsieur, pour le fermage de mes biens, et peut-être pour la vente de l'un deux. Ce monsieur est un galant homme, que je connais depuis longtemps et qui a de l'argent.
Le tourbillon de Pétersbourg, où je suis tombé et d'où je compte me retirer bien vite, ne me fait oublier un instant ni Londres, ni mon retour, ni tout ce que j'aime au monde, et plus que jamais. Je ne serai heureux que quand j'aurai franchi le seuil de Devonshire Place, 30!
J'ai reçu une lettre de Lewis, qui me parle d'un de vos samedis, auquel il aurait assisté, et d'un autre où il comptait retourner. Il semble vous avoir pris en affection.
A demain, theuerste Freundin. Mille amitiés à tous.
Votre
IV. TOURGUENEFF.
Nous terminons ici la publication des lettres de Tourgueneff à Mme Viardot. L'illustre artiste n'a pas cru possible, pour des motifs divers, de rendre public le reste de la correspondance, plus d'une centaine de lettres se rapportant à la même époque (de 1844 à 1871). Mais les pages publiées—outre leur charme intime—peuvent déjà servir de contribution appréciable à l'étude de la vie intérieure de Tourgueneff qui doit nous intéresser, pour le moins, autant que celle de ses créations.
Des biographes russes ont mis déjà à profit les lettres parues dans mon ouvrage sur Tourgueneff d'après sa correspondance, et ils ont pu élucider certains côtés du problème psychologique et moral que présente l'âme d'un artiste, aussi grand par l'esprit et le cœur, doué d'une aussi rare puissance évocatrice que l'est l'auteur de cette correspondance.
Notre tâche ne fut pas vaine.
E. H.-K.
| Notes sur la transcription |
|---|
| On a effectué les corrections suivantes: |
| Clément Thomas lui-même n'interromptit=>Clément Thomas lui-même n'interrompit |
| le lond du rivage=>le long du rivage |
| que Dieu vons bénisse=>que Dieu vous bénisse |
| Ç'a a été le dernier geste de Socrate mourant=>Ça a été le dernier geste de Socrate mourant |
| elle nous aunonce=>elle nous announce |
| Je viens de m'excercer=>Je viens de m'exercer |
| n'est pas capable de se distraire de sa préoccution=>n'est pas capable de se distraire de sa préoccupation |
| l'engager à aller trouver la tranquilité=>l'engager à aller trouver la tranquillité |
| J'ai donc trentre-quatre ans=>J'ai donc trente-quatre ans |
| Notre voyage est redardé d'un jour=>Notre voyage est retardé d'un jour |
| Voici les quelques lignes que je vous proprose=>Voici les quelques lignes que je vous propose |
| au-desus de la fenêtre=>au-dessus de la fenêtre |
| Mais imaginezvous=>Mais imaginez-vous |
| Wieniaswki a énormément gagné=>Wieniawski a énormément gagné |
| Vanitas vanitum et onmia vanitas!=>Vanitas vanitum et omnia vanitas! |
| A propos, le bruit s'était répaudu ici>=A propos, le bruit s'était répandu ici |
| Je crains bien que mon oncle soit cette muraille et que mes poils chiches vont me sauter au nez.=>Je crains bien que mon oncle soit cette muraille et que mes pois chiches vont me sauter au nez. |
| Avec tout cela, il n'est impossible=>Avec tout cela, il n'est pas impossible |
| Vous voilà donc seul à Bade=>Vous voilà donc seule à Bade |