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Lettres d'un voyageur

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The Project Gutenberg eBook of Lettres d'un voyageur

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Title: Lettres d'un voyageur

Author: George Sand

Release date: November 12, 2011 [eBook #37989]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES D'UN VOYAGEUR ***

ŒUVRES
DE
GEORGE SAND



MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION FORMAT GRAND IN-18
 
Les Amours de l'age d'or1 vol.
Adriani1
André1
Antonia1
Les Beaux messieurs de Bois-Doré2
Cadio1
Le Chateau des Desertes1
Le Compagnon du tour de France    2
La Comtesse de Rudolstadt2
La Confession d'une jeune fille2
Constance Verrier1
Consuelo3
Les Dames vertes1
La Daniella2
La Dernière Aldini1
Le Dernier amour1
Le Diable aux champs1
Elle et Lui1
La Famille de Germandre1
La Filleule1
Flavie1
François le Champi1
Histoire de ma Vie10
Un Hiver à Majorque—Spiridion1
L'Homme de neige3
Horace1
Indiana1
Isidora1
Jacques1
Jean de la Roche1
Jean Ziska—Gabriel1
Jeanne1
Laura1
Lélia.—Métella.—Cora2
Lettres d'un Voyageur1
Lucrézia—Floriani—Lavinia1
Mademoiselle La Quintinie1
Mademoiselle Merquem1
Les Maîtres sonneurs1
Les Maîtres mosaïstes1
La Mare au Diable1
Le Marquis de Villemer1
Mauprat1
Le Meunier d'Angibault1
Monsieur Sylvestre1
Mont-Revèche1
Narcisse4
Nouvelles4
La Petite Fadette1
Le Péché de M. Antoine2
Le Piccinino2
Promenades autour d'un village1
Le Secrétaire intime1
Simon1
Tamaris1
Teverino—Léone Léoni1
Théatre Complet4
Théatre de Nohant1
L'Uscoque1
Valentine1
Valvèdre1
La Ville noire1
F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.

LETTRES
D'UN
V O Y A G E U R

PAR

GEORGE SAND

NOUVELLE ÉDITION


colophon




PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
——
1869

Droits de reproduction et de traduction réservés

I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII

PRÉFACE

Jamais ouvrage, si ouvrage il y a, n'a été moins raisonné et moins travaillé que ces deux volumes[A] de lettres écrites à des époques assez éloignées les unes des autres, presque toujours à la suite d'émotions graves dont elles ne sont pas le récit, mais le reflet. Elles n'ont été pour moi qu'un soulagement instinctif et irréfléchi à des préoccupations, à des fatigues ou à des accablements qui ne me permettaient pas d'entreprendre ou de continuer un roman. Quelques-unes furent même écrites à la course, finies en hâte à l'heure du courrier et jetées à la poste, sans arrière-pensée de publicité. L'idée d'en faire collection et de remplir quelques lacunes m'engagea, par la suite, à les redemander à ceux de mes amis que je supposais les avoir conservées; et celles-là sont probablement les moins mauvaises, comme on le comprendra facilement, l'expression des émotions personnelles étant toujours plus libre et plus sincère dans le tête-à-tête qu'elle ne peut l'être avec un inconnu en tiers. Cet inconnu, c'est le lecteur, c'est le public; et s'il n'y avait pas, dans l'exercice d'écrire, un certain charme souvent douloureux, parfois enivrant, presque toujours irrésistible, qui fait qu'on oublie le témoin inconnu et qu'on s'abandonne à son sujet, je pense qu'on n'aurait jamais le courage d'écrire sur soi-même, à moins qu'on n'eût beaucoup de bien à en dire. Or, l'on conviendra, en lisant ces lettres, que je ne me suis jamais trouvé dans ce cas, et qu'il m'a fallu beaucoup de hardiesse ou beaucoup d'irréflexion pour entretenir le public de ma personnalité pendant deux volumes.

Je mentionne tout ceci pour excuser auprès de mes lecteurs, amateurs de romans, habitués à ne me voir faire rien de pis, la malheureuse idée que j'ai eue de me mettre en scène à la place de personnages un peu mieux posés et un peu mieux drapés pour paraître en public. Je viens de le dire: c'est aux époques où mon cerveau fatigué se trouvait vide de héros et d'aventures, que, semblable à un imprésario dont la troupe serait en retard à l'heure du spectacle, je suis venu, tout distrait et tout troublé, en robe de chambre sur la scène, raconter vaguement le prologue de la pièce attendue. Je crois qu'en effet, pour qui s'intéresserait aux secrètes opérations du cœur humain, certaines lettres familières, certains actes, insignifiants en apparence, de la vie d'un artiste, seraient la plus explicite préface, la plus claire exposition de son œuvre.

Que les amateurs de fictions me pardonnent un peu cependant. Dans plusieurs de ces lettres, j'ai travaillé pour eux en habillant mon triste personnage, mon pauvre moi, d'un costume qui n'était pas habituellement le sien, et en faisant disparaître le plus possible son existence matérielle derrière une existence morale plus vraie et plus intéressante. Ainsi on ne voit guère, en lisant ces lettres, si c'est un homme, un vieillard ou un enfant qui raconte ses impressions. Qu'importait au lecteur mon âge et ma démarche? C'est à l'Opéra que la jeunesse, la beauté ou la grâce intéressent les yeux et l'imagination. Dans un livre de la nature de celui-ci, c'est l'émotion, c'est la rêverie, ou la tristesse, ou l'enthousiasme, ou l'inquiétude, qui doivent se rendre sympathiques au lecteur. Ce qu'il peut demander à celui qui abandonne son âme à la pitié ou à la colère de l'examen, c'est de lui laisser voir les mouvements de ce cœur personnifié, à je puis ainsi dire. Ainsi, en parlant tantôt comme un écolier vagabond, tantôt comme un vieux oncle podagre, tantôt comme un jeune soldat impatient, je n'ai fait autre chose que de peindre mon âme sous la forme qu'elle prenait à ces moments-là: tantôt insouciante et folâtre, tantôt morose et fatiguée, tantôt bouillante et rajeunie. Et qui de nous ne résume en lui, à chaque heure de sa vie, ces trois âges de l'existence morale, intellectuelle et physique? Quel vieillard ne s'est senti enfant bien des fois? quel enfant n'a eu des accablements de vieillesse à certaines heures? Quel homme n'est à la fois vieillard et enfant dans la plupart de ses agitations? Ai-je fait autre chose que l'histoire d'un chacun de nous? Non, je n'ai pas fait autre chose, et je n'ai pas voulu faire autre chose. Je n'ai pas voulu qu'on cherchât, sous le déguisement de ce problématique voyageur, le secret d'une individualité bizarre ou remarquable. On ne peut pas me supposer un soin si puéril quand on voit combien je me suis peu ménagé en ouvrant mon cœur sanglant à l'expérimentation psychologique. Si je l'ai fait, si je me suis dévoué à ce supplice, sans honte et sans effroi, c'est que je connaissais bien aussi les plaies qui rongent les hommes de mon temps, et le besoin qu'ils ont tous de se connaître, de s'étudier, de sonder leurs consciences, de s'éclairer sur eux-mêmes par la révélation de leurs instincts et de leurs besoins, de leurs maux et de leurs aspirations. Mon âme, j'en suis certain, a servi de miroir à la plupart de ceux qui y ont jeté les yeux. Aussi plusieurs s'y sont fait peur à eux-mêmes, et, à la vue de tant de faiblesse, de terreur, d'irrésolution, de mobilité, d'orgueil humilié et de forces impuissantes, ils se sont écriés que j'étais un malade, un fou, une âme d'exception, un prodige d'orgueil et de scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi! Je ne diffère de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point à farder des couleurs de la jeunesse et de la santé mes traits flétris par l'épouvante. Vous avez bu le même calice, vous avez souffert les mêmes tourments. Comme moi vous avez douté, comme moi vous avez nié et blasphémé, comme moi vous avez erré dans les ténèbres, maudissant la Divinité et l'humanité, faute de comprendre! Au siècle dernier, Voltaire écrivait au-dessous de la statue de Cupidon ces vers fameux:

Qui que tu sois, voici ton maître;
Il l'est, le fut ou le doit être.

Aujourd'hui Voltaire inscrirait cet arrêt solennel sur le socle d'une autre allégorie: ce serait le Doute, et non plus l'Amour, que sa vieille main tremblante illustrerait de ce distique. Oui, le doute, le scepticisme modeste ou pédant, audacieux ou timide, triomphant ou désolé, criminel ou repentant, oppresseur ou opprimé, tyran ou victime; homme de nos jours,

Qui que tu sois, c'est là ton maître;
Il l'est, le fut ou le doit être.

Ne rougissons donc pas tant les uns des autres, et ne portons pas hypocritement le fardeau de notre misère. Tous, tant que nous sommes, nous traversons une grande maladie, ou nous allons devenir sa proie si nous ne l'avons déjà été. Il n'y a que les athées qui font du doute un crime et une honte, comme il n'y a que les faux braves qui prétendent n'avoir jamais manqué de force et de cœur. Le doute est le mal de notre âge, comme le choléra. Mais salutaire comme toutes les crises où Dieu pousse l'intelligence humaine, il est le précurseur de la santé morale, de la foi. Le doute est né de l'examen. Il est le fils malade et fiévreux d'une puissante mère, la liberté. Mais ce ne sont pas les oppresseurs qui te guériront. Les oppresseurs sont athées; l'oppression et l'athéisme ne savent que tuer. La liberté prendra elle-même son enfant rachitique dans ses bras; elle l'élèvera vers le ciel, vers la lumière, et il deviendra robuste et croyant comme elle. Il se transformera, il deviendra l'espérance, et, à son tour, il engendrera une fille d'origine et de nature divine, la connaissance, qui engendrera aussi, et ce dernier-né sera la foi.

Quant à moi, pauvre convalescent, qui frappais hier aux portes de la mort, et qui sais bien la cause et les effets de mon mal, je vous les ai dits, je vous les dirai encore. Mon mal est le vôtre, c'est l'examen accompagné d'ignorance. Un peu plus de connaissance nous sauvera. Examinons donc encore, apprenons toujours, arrivons à la connaissance. Quand nous avons nié la vérité (moi tout le premier), nous n'avons fait que proclamer notre aveuglement, et les générations qui nous survivront tireront de notre âge de cécité d'utiles enseignements. Elles diront que nous avons bien fait de nous plaindre, de nous agiter, de remplir l'air de nos cris, d'importuner le ciel de nos questions, et de nous dérober par l'impatience et la colère à ce mal qui tue ceux qui dorment. Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les neiges des spectres effarés qui s'efforçaient, en gémissant et en blasphémant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient calmes et résignés, se couchaient sur la glace et restaient là engourdis par la mort. Malheur aux résignés d'aujourd'hui! Malheur à ceux qui acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute avec un visage serein! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà, ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le chemin de la terre promise, et ils verront luire le soleil.

L'ignorance, le doute, le sophisme, l'injustice, ai-je dit: oui, voilà les écueils au milieu desquels nous tâchons de nous diriger; voilà les malheurs et les dangers dont notre vie est semée. En relisant les Lettres d'un Voyageur, que je n'avais pas eu le courage de revoir et de juger depuis plusieurs années, je ne me suis guère étonné de m'y trouver ignorant, sceptique, sophiste, inconséquent, injuste à chaque ligne. Je n'ai pourtant rien changé à cette œuvre informe, si ce n'est quelques mots impropres et une ou deux pages de lieux communs sans intérêt. Le second volume, en général, a fort peu de valeur, sous quelque point de vue qu'on l'envisage. Le premier, quoique rempli d'erreurs de tout genre encore plus naïves, a une valeur certaine: celle d'avoir été écrit avec une étourderie spontanée pleine de jeunesse et de franchise. S'il tombait entre les mains de gens graves, il les ferait sourire; mais si ces gens graves avaient quelque bonté et quelque sincérité, ils y trouveraient matière à plaindre, à consoler, à encourager et à instruire la jeunesse rêveuse, ardente et aveugle de notre époque. Connaissant davantage, par ma confession, les causes et la nature de nos souffrances, ils y deviendraient plus compatissants, et sauraient que ce n'est ni avec des railleries amères ni avec des anathèmes pédants qu'on peut la guérir, mais avec des enseignements vrais et le sentiment profond de la charité humaine.

LETTRES D'UN VOYAGEUR

I

Venise, 1er mai 1834

J'étais arrivé à Bassano à neuf heures du soir, par un temps froid et humide. Je m'étais couché, triste et fatigué, après avoir donné silencieusement une poignée de main à mon compagnon de voyage. Je m'éveillai au lever du soleil, et je vis de ma fenêtre s'élever, dans le bleu vif de l'air, les créneaux enveloppés de lierre de l'antique forteresse qui domine la vallée. Je sortis aussitôt pour en faire le tour et pour m'assurer de la beauté du temps.

Je n'eus pas fait cent pas que je trouvai le docteur assis sur une pierre, et fumant une pipe de caroubier de sept pieds de long qu'il venait de payer huit sous à un paysan. Il était si joyeux de son emplette, et tellement perdu dans les nuées de son tabac, qu'il eut bien de la peine à m'apercevoir. Quand il eut chassé de sa bouche le dernier tourbillon de fumée qu'il put arracher à ce qu'il appelait sa pipetta, il me proposa d'aller déjeuner à une boutique de café sur les fossés de la citadelle, en attendant que le voiturin qui devait nous ramener à Venise eût fini de se préparer au voyage. J'y consentis.

Je te recommande, si tu dois revenir par ici, le café des Fossés, à Bassano, comme une des meilleures fortunes qui puissent tomber à un voyageur ennuyé des chefs-d'œuvre classiques de l'Italie. Tu le souviens que, quand nous partîmes de France, tu n'étais avide, disais-tu, que de marbres taillés. Tu m'appelais sauvage quand je te répondais que je laisserais tous les palais du monde pour aller voir une belle montagne de marbre brut dans les Apennins ou dans les Alpes. Tu te souviens aussi qu'au bout de peu de jours tu fus rassasié de statues, de fresques, d'églises et de galeries. Le plus doux souvenir qui te resta dans la mémoire fut celui d'une eau limpide et froide où tu lavas ton front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. C'est que les créations de l'art parlent à l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration, l'aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et dans les nerfs, en même temps que l'éclat des couleurs et la beauté des formes s'insinuent dans l'imagination. Ce sentiment de plaisir et de bien-être est appréciable à toutes les organisations, même aux plus grossières: les animaux l'éprouvent jusqu'à un certain point. Mais il ne procure aux organisations élevées qu'un plaisir de transition, un repos agréable après des fonctions plus énergiques de la pensée. Aux esprits vastes il faut le monde entier, l'œuvre de Dieu et les œuvres de l'homme. La fontaine d'eau pure t'invite et te charme; mais tu n'y peux dormir qu'un instant. Il faudra que tu épuises Michel-Ange et Raphaël avant de t'arrêter de nouveau sur le bord du chemin; et quand tu auras lavé la poussière du voyage dans l'eau de la source, tu repartiras en disant: «Voyons ce qu'il y a encore sous le soleil.»

Aux esprits médiocres et paresseux comme le mien, le revers d'un fossé suffirait pour dormir toute une vie, s'il était permis de faire en dormant ou en rêvant ce dur et aride voyage. Mais encore faudrait-il que ce fossé fût dans le genre de celui de Bassano, c'est-à-dire qu'il fût élevé de cent pieds au-dessus d'une vallée délicieuse, et qu'on pût y déjeuner tous les matins sur un tapis de gazon semé de primevères, avec du café excellent, du beurre des montagnes et du pain anisé.

C'est à un pareil déjeuner que je t'invite quand tu auras le temps d'aimer le repos. Dans ce temps-là tu sauras tout; la vie n'aura plus de secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront achevé de blanchir; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle, la neige des Alpes aussi pure; et notre amitié?...—J'espère en ton cœur, et je réponds du mien.

La campagne n'était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient d'un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes roses et blanches aux sombres masses des cyprès. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges rives de cailloux et de débris de roches qu'elle arrache du sein des Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un demi-cercle de collines fertiles, couvertes de ces longs rameaux de vigne noueuse qui se suspendent à tous les arbres de la Vénétie, faisait un premier cadre au tableau; et les monts neigeux, étincelants aux premiers rayons du soleil, formaient, au delà, une seconde bordure immense, qui se détachait comme une découpure d'argent sur le bleu solide de l'air.

—Je vous ferai observer, me dit le docteur, que votre café refroidit et que le voiturin nous attend.

—Ah çà, docteur, lui répondis-je, est-ce que vous croyez que je veux retourner maintenant à Venise?

—Diable! reprit-il d'un air soucieux.

—Qu'avez-vous à dire? ajoutai-je. Vous m'avez amené ici pour voir les Alpes, apparemment; et quand j'en touche le pied, vous vous imaginez que je veux retourner à votre ville marécageuse?

—Bah! j'ai gravi les Alpes plus de vingt fois! dit le docteur.

—Ce n'est pas absolument le même plaisir pour moi de savoir que vous l'avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.

—Oui-da! continua-t-il sans m'écouter; savez-vous que dans mon temps j'ai été un célèbre chasseur de chamois? Tenez, voyez-vous cette brèche là-haut, et ce pic là-bas? Figurez-vous qu'un jour...

Basta, basta! docteur, vous me raconterez cela à Venise, un soir d'été que nous fumerons quelque pipe gigantesque sous les tentes de la place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu'il débite, et il n'y a pas de danger qu'ils donnent le moindre signe d'impatience ou d'incrédulité avant la fin de son récit, durât-il trois jours et trois nuits. Pour aujourd'hui, je veux suivre votre exemple en montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas...

—Vous? dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif individu.

Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d'un air magnifique.

—Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cuirassiers, lui dis-je avec un peu de dépit; et pour gravir les rochers, le moindre chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

—Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et que j'ai répondu de vous ramener à Venise, mort ou vif.

—Je sais qu'en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de mort sur moi; mais voyez mon caprice, docteur! il me prend envie de vivre encore cinq ou six jours.

—Vous n'avez pas le sens commun, répondit-il. J'ai donné d'un côté ma parole d'honneur de ne pas vous quitter; de l'autre, j'ai fait le serment d'être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la nécessité de violer un de mes deux engagements?

—Certainement, je le veux, docteur.

Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie:—J'ai observé, dit-il, que les petits hommes sont généralement doués d'une grande force morale, ou, au moins, pourvus d'un immense entêtement.

—Et c'est en raison de cette observation savante, m'écriai-je en sautant du balcon sur l'esplanade, que vous allez me laisser ma liberté, docteur aimable!

—Vous me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant sur le balcon. J'ai juré de vous ramener à Venise; mais je ne me suis pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l'autre...

—Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que l'année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par la Giudecca...

—Vous moquez-vous de moi? s'écria-t-il.

—Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes ensemble une dispute épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il consentit à me laisser seul, et je m'engageai à être de retour à Venise avant la fin de la semaine.

—Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur; j'irai au-devant de vous avec Catullo et la gondole.

—J'y serai, docteur, je vous le jure.

—Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était encore là, ces jours passés, pour vous faire entendre raison.

—Je jure par lui, répondis-je, et vous pouvez croire que c'est une parole sacrée. Adieu, docteur.

Il serra ma main dans sa grosse main rouge, et faillit la briser comme un roseau. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues. Puis il leva les épaules et rejeta ma main en disant: Allez au diable!—Quand il eut fait dix pas en courant, il se retourna pour me crier:—Faites couper vos talons de bottes avant de vous risquer dans les neiges. Ne vous endormez pas trop près des rochers; songez qu'il y a par ici beaucoup de vipères. Ne buvez pas indistinctement à toutes les sources, sans vous assurer de la limpidité de l'eau; sachez que la montagne a des veines malfaisantes. Fiez-vous à tout montagnard qui parlera le vrai dialecte; mais si quelque traînard vous demande l'aumône en langue étrangère ou avec un accent suspect, ne mettez pas la main à votre poche, n'échangez pas une parole avec lui. Passez votre chemin; mais ayez l'œil sur son bâton.

—Est-ce tout, docteur?

—Soyez sûr que je n'omets jamais rien d'utile, répondit-il, d'un air fâché, et que personne ne connaît mieux que moi ce qu'il convient de faire et ce qu'il convient d'éviter en voyage.

Ciaò, egregio dottore, lui dis-je en souriant.

Schiavo suo, répondit-il d'une voix brève en enfonçant son chapeau sur sa tête. . . .

. . . . . . . . . . .

Je conviens que je suis de ceux qui se casseraient volontiers le cou par bravade, et qu'il n'est pas d'écolier plus vain que moi de son courage et de son agilité. Cela tient à l'exiguité de ma stature et à l'envie qu'éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes forts.—Cependant tu me croiras si je te dis que jamais je n'avais moins songé à faire ce que nous appelons une expédition. Dans mes jours de gaieté, dans ces jours devenus bien rares où je sortirais volontiers, comme Kreissler, avec deux chapeaux l'un sur l'autre, je pourrais hasarder comme lui les pas les plus gracieux sur les bords de l'Achéron; mais dans mes jours de spleen je marche tranquillement au beau milieu du chemin le plus uni, et je ne plaisante pas avec les abîmes. Je sais trop bien que, dans ces jours-là, le sifflement importun d'un insecte à mon oreille ou le chatouillement insolent d'un cheveu sur ma joue suffirait pour me transporter de colère et de désespoir, et pour me faire sauter au fond des lacs.—Je marchai donc toute cette matinée sur la route de Trente, en remontant le cours de la Brenta. Cette gorge est semée de hameaux assis sur l'une et l'autre rive du torrent, et de maisonnettes éparses sur le flanc des montagnes. Toute la partie inférieure du vallon est soigneusement cultivée. Plus haut s'étendent d'immenses pâturages dont la nature prend soin elle-même. Puis une rampe de rochers arides s'élève jusqu'aux nuages, et la neige s'étale au faîte comme un manteau.

La fonte de ces neiges ne s'étant pas encore opérée, la Brenta était paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau, troublée et empoisonnée pendant quatre ans par la dissolution d'une roche, a recouvré toute sa limpidité. Des troupeaux d'enfants et d'agneaux jouaient pêle-mêle sur ses bords, à l'ombre des cerisiers en fleur. Cette saison est délicieuse pour voyager par ici. La campagne est un verger continuel; et si la végétation n'a pas encore tout son luxe, si le vert manque aux tableaux, en revanche la neige les couronne d'une auréole éclatante, et l'on peut marcher tout un jour entre deux haies d'aubépine et de pruniers sauvages sans rencontrer un seul Anglais.

J'aurais voulu aller jusqu'aux Alpes du Tyrol. Je ne sais guère pourquoi je me les imagine si belles; mais il est certain qu'elles existent dans mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une sympathie indéfinissable. Dois-je croire, comme toi, que la destinée nous appelle impérieusement vers les lieux où nous devons voir s'opérer en nous quelque crise morale?—Je ne saurais attribuer tant de part dans ma vie à la fatalité. Je crois à une Providence spéciale pour les hommes d'un grand génie ou d'une grande vertu; mais qu'est-ce que Dieu peut avoir à faire à moi? Quand nous étions ensemble, je croyais au destin comme un vrai musulman. J'attribuais à des vues particulières, à des tendresses maternelles ou à des prévisions mystérieuses de cette Providence envers toi, le bien et le mal qui nous arrivaient. Je me voyais forcé à tel ou tel usage de ma volonté comme un instrument destiné à te faire agir. J'étais un des rouages de ta vie, et parfois je sentais sur moi la main de Dieu qui m'imprimait ma direction. A présent que cette main s'est placée entre nous deux, je me sens inutile et abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard, et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion. Cette pierre embarrassait les voies du destin, son souffle l'a balayée; que lui importe où elle ira tomber?. . . .

. . . . . . . . . . .

. . . . Je croirais assez que mon ancienne affection pour le Tyrol tient à deux légers souvenirs: celui d'une romance qui me semblait très-belle quand j'étais enfant, et qui commençait ainsi:

Vers les monts de Tyrol poursuivant le chamois,
Engelwald au front chauve a passé sur la neige, etc.

et celui d'une demoiselle avec qui j'ai voyagé, une nuit, il y a bien dix ans, sur la route de —— à ——. La diligence s'était brisée à une descente. Il faisait un verglas affreux et un clair de lune magnifique. J'étais dans certaine disposition d'esprit extatique et ridicule. J'aurais voulu être seul; mais la politesse et l'humanité me forcèrent d'offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m'était impossible de m'occuper d'autre chose que de ce clair de lune, de la rivière qui roulait en cascade le long du chemin, et des prairies baignées d'une vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle parlait un français incorrect avec l'accent allemand, et encore parlait-elle fort peu. Je n'avais donc aucune donnée sur sa condition et sur ses goûts. Seulement, quelques remarques assez savantes qu'elle avait faites, à table d'hôte, sur la qualité d'une crème aux amandes m'avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchai longtemps ce que je pourrais lui dire d'agréable; enfin, après un quart d'heure d'efforts incroyables, j'accouchai de ceci:—N'est-il pas vrai, Mademoiselle, que voici un site enchanteur?—Elle sourit et haussa légèrement les épaules. Je crus comprendre qu'à la platitude de mon expression elle me prenait pour un commis voyageur, et j'étais assez mortifié, lorsqu'elle dit, d'un ton mélancolique et après un instant de silence:—Ah! Monsieur, vous n'avez jamais vu les montagnes du Tyrol!

—Vous êtes du Tyrol? m'écriai-je. Ah! mon Dieu! j'ai su autrefois une romance sur le Tyrol, qui me faisait rêver les yeux ouverts. C'est donc un bien beau pays? Je ne sais pas pourquoi il s'est logé dans un coin de ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

—Je suis du Tyrol, répondit-elle d'un ton doux et triste; mais excusez-moi, je ne saurais en parler.

Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respectai religieusement son silence et ne sentis pas même le désir d'en entendre davantage. Cet amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par deux larmes bien vite essuyées, me sembla plus éloquent et plus profond qu'un livre. Je vis tout un roman, tout un poëme dans la tristesse de cette silencieuse étrangère. Et puis ce Tyrol, si délicatement et si tendrement regretté, m'apparut comme une terre enchantée. En me rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus voir le paysage que je venais d'admirer, et qui désormais m'inspirait tout le dédain qu'on a pour la réalité, à vingt ans. Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol. J'entendis ces chants, à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j'ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. Oh! que j'y ai dormi sur des herbes embaumées! quelles belles fleurs j'y ai cueillies! quelles riantes et heureuses troupes de pâtres j'y ai vues passer en dansant! quelles solitudes austères j'y ai trouvées pour prier Dieu! Que de chemin j'ai fait à travers ces monts, durant deux ou trois modulations de l'orchestre!. . . .

. . . . . . . . . . .

. . . . J'étais assis sur une roche un peu au-dessus du chemin. La nuit descendait lentement sur les hauteurs. Au fond de la gorge, en remontant toujours le torrent, mon œil distinguait une enfilade de montagnes confusément amoncelées les unes derrière les autres. Ces derniers fantômes pâles qui se perdaient dans les vapeurs du soir, c'était le Tyrol. Encore un jour de marche, et je toucherais au pays de mes rêves.—De ces cimes lointaines, me disais-je, sont partis mes songes dorés. Ils ont volé jusqu'à moi, comme une troupe d'oiseaux voyageurs; ils sont venus me trouver quand j'étais un enfant tout rustique, et que je conduisais mes chevreaux en chantant la romance d'Engelwald le long des traînes de la Vallée-Noire. Ils ont passé sur ma tête pendant une pâle nuit d'hiver, quand je venais d'accomplir un pèlerinage mystérieux vers d'autres illusions que j'ai perdues, vers d'autres contrées où je ne retournerai pas. Ils se sont transformés en violes et en hautbois sous les mains de Brod et de Urban, et je les ai reconnus à leurs voix délicieuses, quoique ce fût à Paris, quoiqu'il fallût mettre des gants et supporter des quinquets en plein midi pour les entendre. Ils chantaient si bien, qu'il suffisait de fermer les yeux pour que la salle du Conservatoire devînt une vallée des Alpes, et pour que Habeneck, placé, l'archet en main, à la tête de toute cette harmonie, se transformât en chasseur de chamois, Engelwald au front chauve, ou quelque autre. Beaux rêves de voyage et de solitude, colombes errantes qui avez rafraîchi mon front du battement de vos ailes, vous êtes retournés à votre aire enchantée, et vous m'attendez. Me voici prêt à vous atteindre, à vous saisir; m'échapperez-vous comme tous mes autres rêves? Quand j'avancerai la main pour vous caresser, ne vous envolerez-vous pas, ô mes sauvages amis? N'irez-vous pas vous poser sur quelque autre cime inaccessible où mon désir vous suivra en vain?

. . . . . . . . . . .

J'avais pris dans la journée, sous un beau rayon de soleil, quelques heures de repos sur la bruyère. Afin d'éviter la saleté des gîtes, je m'étais arrangé pour marcher pendant les heures froides de la nuit et pour dormir en plein air durant le jour. La nuit fut moins sereine que je ne l'avais espéré. Le ciel se couvrit de nuages et le vent s'éleva. Mais la route était si belle, que je pus marcher sans difficulté au milieu des ténèbres. Les montagnes se dressaient à ma droite et à ma gauche comme de noirs géants; le vent s'y engouffrait et courait sur leurs croupes avec de longues plaintes. Les arbres fruitiers, agités violemment, semaient sur moi leurs fleurs embaumées. La nature était triste et voilée, mais toute pleine de parfums et d'harmonies sauvages. Quelques gouttes de pluie m'avertirent de chercher un abri dans un bosquet d'oliviers situé à peu de distance de la route; j'y attendis la fin de l'orage. Au bout d'une heure, le vent était tombé, et le ciel dessinait au-dessus de moi une longue bande bleue, bizarrement découpée par les anfractuosités des deux murailles de granit qui le resserraient. C'était le même coup d'œil que nous avions en miniature à Venise, quand nous marchions le soir dans ces rues obscures, étroites et profondes, d'où l'on aperçoit la nuit étendue au-dessus des toits, comme une mince écharpe d'azur semée de paillettes d'argent.

Le murmure de la Brenta, un dernier gémissement du vent dans le feuillage lourd des oliviers, des gouttes de pluie qui se détachaient des branches et tombaient sur les rochers avec un petit bruit qui ressemblait à celui d'un baiser, je ne sais quoi de triste et de tendre, était répandu dans l'air et soupirait dans les plantes. Je pensais à la veillée du Christ dans le jardin des Olives, et je me rappelai que nous avons parlé tout un soir de ce chant du poème divin. C'était un triste soir que celui-là, une de ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable; toi aussi, tu as été cloué sur une croix. Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour servir de victime sur l'autel de la douleur? qu'avais-tu fait pour être menacé et châtié ainsi? est-on coupable à ton âge? sait-on ce que c'est que le bien et le mal? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie au gré des passions qui devaient l'user et l'éteindre, comme les autres hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-même, et tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l'abîme toutes les pierres précieuses de la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie, et jusqu'à l'innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant superbe!

Quel amour de la destruction brûlait donc en toi? quelle haine avais-tu contre le ciel, pour dédaigner ainsi ses dons les plus magnifiques? Est-ce que ta haute destinée te faisait peur? est-ce que l'esprit de Dieu était passé devant toi sous des traits trop sévères? L'ange de la poésie, qui rayonne à sa droite, s'était penché sur ton berceau pour te baiser au front; mais tu fus effrayé sans doute de voir si près de toi le géant aux ailes de feu. Tes yeux ne purent soutenir l'éclat de sa face, et tu t'enfuis pour lui échapper. A peine assez fort pour marcher, tu voulus courir à travers les dangers de la vie, embrassant avec ardeur toutes ses réalités, et leur demandant asile et protection contre les terreurs de ta vision sublime et terrible. Comme Jacob, tu luttas contre elle, et comme lui tu fus vaincu. Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poète, tu l'as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu; tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites; tu aurais desservi ses autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et la blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d'une grâce plus suave que le masque et les grelots de la Folie. Mais tu ne pus jamais oublier les divines émotions de cette foi première. Tu revins à elle du fond des antres de la corruption, et ta voix, qui s'élevait pour blasphémer, entonna, malgré toi, des chants d'amour et d'enthousiasme. Alors ceux qui écoutaient se regardaient avec étonnement.—Quel est donc celui-ci, dirent-ils, et en quelle langue célèbre-t-il nos rites joyeux? Nous l'avons pris pour un des nôtres, mais c'est le transfuge de quelque autre religion, c'est un exilé de quelque autre monde plus triste et plus heureux. Il nous cherche et vient s'asseoir à nos tables; mais il ne trouve pas, dans l'ivresse, les mêmes illusions que nous. D'où vient que, par instants, un nuage passe sur son front et fait pâlir son visage? A quoi songe-t-il? de quoi parle-t-il? Pourquoi ces mots étranges qui lui reviennent à chaque instant sur les lèvres, comme les souvenirs d'une autre vie? Pourquoi les vierges, les amours, et les anges repassent-ils sans cesse dans ses rêves et dans ses vers? Se moque-t-il de nous ou de lui-même? Est-ce son Dieu, est-ce le nôtre, qu'il méprise et trahit?

Et toi, tu poursuivais ton chant sublime et bizarre, tout à l'heure cynique et fougueux comme une ode antique, maintenant chaste et doux comme la prière d'un enfant. Couché sur les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Éden qui ne se flétrissent pas; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu parlais de l'éternel encens que les anges entretiennent sur les marches du trône de Dieu. Tu l'avais donc respiré, cet encens? Tu les avais donc cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc gardé, de cette patrie des poëtes, de vagues et délicieux souvenirs qui t'empêchaient d'être satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?

Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop immenses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l'oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t'arrêter en soupirant devant les vierges de Raphaël.—Quel est donc, disait, à propos de toi, un pieux et tendre songeur, ce jeune homme qui s'inquiète tant de la blancheur des marbres?

Comme ce fleuve des montagnes que j'entends mugir dans les ténèbres, tu es sorti de ta source plus pur et plus limpide que le cristal, et tes premiers flots n'ont réfléchi que la blancheur des neiges immaculées. Mais, effrayé sans doute du silence de la solitude, tu t'es élancé sur une pente rapide, tu t'es précipité parmi des écueils terribles, et, du fond des abîmes, ta voix s'est élevée, comme le rugissement d'une joie âpre et sauvage.

De temps en temps, tu te calmais en te perdant dans un beau lac, heureux de te reposer au sein de ses ondes paisibles et de refléter la pureté du ciel. Amoureux de chaque étoile qui se mirait dans ton sein, tu lui adressais de mélancoliques adieux quand elle quittait l'horizon.

Dans l'herbe des marais, un seul instant arrête,
Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux.

Mais bientôt, las d'être immobile, tu poursuivais ta course haletante parmi les rochers, tu les prenais corps à corps, tu luttais avec eux, et quand tu les avais renversés, tu partais avec un chant de triomphe, sans songer qu'ils t'encombraient dans leur chute et creusaient dans ton sein des blessures profondes.

L'amitié s'était enfin révélée à ton cœur solitaire et superbe. Tu daignas croire à un autre qu'à toi-même, orgueilleux infortuné! tu cherchas dans son cœur le calme et la confiance. Le torrent s'apaisa et s'endormit sous un ciel tranquille. Mais il avait amassé, dans son onde, tant de débris arrachés à ses rives sauvages, qu'elle eut bien de la peine à s'éclaircir. Comme celle de la Brenta, elle fut longtemps troublée, et sema la vallée qui lui prêtait ses fleurs et ses ombrages, de graviers stériles et de roches aiguës. Ainsi fut longtemps tourmentée et déchirée la vie nouvelle que tu venais essayer. Ainsi le souvenir des turpitudes que tu avais contemplées vint empoisonner, de doutes cruels et d'amères pensées, les pures jouissances de ton âme encore craintive et méfiante.

Ainsi ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton cœur, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et comme un beau lis se pencha pour mourir. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes idées se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement, toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu te levas sur ton lit en criant:—Où suis-je, ô mes amis? pourquoi m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?

Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle, déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l'espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais l'étreinte de ton ami, tu voulais t'élancer, courir. Une force effrayants te débordait.—Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?—Où voulais-tu donc aller? Quelles visions ont passé dans le vague de ton délire? Quels célestes fantômes t'ont convié a une vie meilleure? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu quelque chose à présent, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid du cercueil, et tu as crié:—Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide!

N'as-tu rien vu de plus? Quand tu courais, comme Hamlet, sur les traces d'un être invisible, où croyais-tu te réfugier? à quelle puissance mystérieuse demandais-tu du secours contre les horreurs de la mort? Dis-le-moi, dis-le-moi, pour que je l'invoque dans tes jours de souffrance, et pour que je l'appelle auprès de toi dans tes détresses déchirantes. Elle t'a sauvé, cette puissance inconnue, elle a arraché le linceul qui s'étendait déjà sur toi. Dis-moi comment on l'adore, et par quels sacrifices on se la rend favorable. Est-ce une douce providence que l'on bénit avec des chants et des offrandes de fleurs? Est-ce une sombre divinité qui demande en holocauste le sang de ceux qui t'aiment? Enseigne-moi dans quel temple ou dans quelle caverne s'élève son autel. J'irai lui offrir mon cœur quand ton cœur souffrira; j'irai lui donner ma vie quand ta vie sera menacée. . . .

La seule puissance à laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais paternel. C'est celle qui infligea tous les maux à l'âme humaine, et qui, en revanche, lui révéla l'espérance du ciel. C'est la Providence que tu méconnais souvent, mais à laquelle te ramènent les vives émotions de ta joie et de ta douleur. Elle s'est apaisée, elle a exaucé mes prières, elle t'a rendu à mon amitié; c'est à moi de la bénir et de la remercier. Si sa bonté t'a fait contracter une dette de reconnaissance, c'est moi qui me charge de l'acquitter, ici, dans le silence de la nuit, dans la solitude de ces monts, dans le plus beau temple qu'elle puisse ouvrir à des pas humains. Écoute, écoute, Dieu terrible et bon! Il est faux que tu n'aies pas le temps d'entendre la prière des hommes; tu as bien celui d'envoyer à chaque brin d'herbe la goutte de rosée du matin! Tu prends soin de toutes tes œuvres avec une minutieuse sollicitude; comment oublierais-tu le cœur de l'homme, ton plus savant, ton plus incompréhensible ouvrage? Écoute donc celui qui te bénit dans ce désert, et qui aujourd'hui, comme toujours, t'offre sa vie, et soupire après le jour où tu daigneras la reprendre. Ce n'est pas un demandeur avide qui te fatigue de ses désirs en ce monde; c'est un solitaire résigné qui te remercie du bien et du mal que tu lui as fait. . . .

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. . . . C'est ce qui me força de revenir vers la Lombardie et de remettre le Tyrol à la semaine prochaine. J'arrivai à Oliero, vers les quatre heures de l'après-midi, après avoir fait seize milles à pied en dix heures, ce qui, pour un garçon de ma taille, était une journée un peu forte. J'avais encore un peu de fièvre, et je sentais une chaleur accablante au cerveau. Je m'étendis sur le gazon à l'entrée de la grotte, et je m'y endormis. Mais les aboiements d'un grand chien noir, à qui j'eus bien de la peine à faire entendre raison, me réveillèrent bientôt. Le soleil était descendu derrière les cimes de la montagne, l'air devenait tiède et suave. Le ciel, embrasé des plus riches couleurs, teignait la neige d'un reflet couleur de rose. Cette heure de sommeil avait suffi pour me faire un bien extrême. Mes pieds étaient désenflés, ma tête libre. Je me mis à examiner l'endroit où j'étais; c'était le paradis terrestre, c'était l'assemblage des beautés naturelles les plus gracieuses et les plus imposantes. Nous y viendrons ensemble, laisse-moi l'espérer.

Quand j'eus parcouru ce lieu enchanté avec la joie d'un conquérant, je revins m'asseoir à l'endroit où j'avais dormi, afin de savourer le plaisir de ma découverte, il y avait deux jours que j'errais dans ces montagnes, sans avoir pu trouver un de ces sites parfaitement à mon gré, qui abondent dans les Pyrénées et qui sont rares dans cette partie des Alpes. Je m'étais écorché les mains et les genoux pour arriver à des solitudes qui toutes avaient leur beauté, mais dont pas une n'avait le caractère que je lui désirais dans ce moment-là. L'une me semblait trop sauvage, l'autre trop champêtre. J'étais trop triste dans celle-ci; dans celle-là je souffrais du froid; une troisième m'ennuyait. Il est difficile de trouver la nature extérieure en harmonie avec la disposition de l'esprit. Généralement l'aspect des lieux triomphe de cette disposition et apporte à l'âme des impressions nouvelles. Mais si l'âme est malade, elle résiste à la puissance du temps et des lieux; elle se révolte contre l'action des choses étrangères à sa souffrance, et s'irrite de les trouver en désaccord avec elle.

J'étais épuisé de fatigue en arrivant à Oliero, et peut-être à cause de cela étais-je disposé à me laisser gouverner par mes sensations. Il est certain que là je pus enfin m'abandonner à cette contemplation paresseuse que la moindre perturbation dans le bien-être physique dérange impérieusement. Figure-toi un angle de la montagne couvert de bosquets en fleur, à travers lesquels fuient des sentiers en pente rapide, des gazons doucement inclinés, semés de rhododendrons, de pervenches et de pâquerettes. Trois grottes d'une merveilleuse beauté pour la forme et les couleurs du roc occupent les enfoncements de la gorge. L'une a servi longtemps de caverne à une bande d'assassins; l'autre recèle un petit lac ténébreux que l'on peut parcourir en bateau, et sur lequel pendent de très-belles stalactites. Mais c'est une des curiosités qui ont le tort d'entretenir l'inutile et insupportable profession de touriste. Il me semble déjà voir arriver, malgré la neige qui couvre les Alpes, ces insipides et monotones figures que chaque été ramène et fait pénétrer jusque dans les solitudes les plus saintes; véritable plaie de notre génération, qui a juré de dénaturer par sa présence la physionomie de toutes les contrées du globe, et d'empoisonner toutes les jouissances des promeneurs contemplatifs, par leur oisive inquiétude et leurs sottes questions.

Je retournai à la troisième grotte; c'est celle qui arrête le moins l'attention des curieux, et c'est la plus belle. Elle n'offre ni souvenirs dramatiques, ni raretés minéralogiques. C'est une source de soixante pieds de profondeur, qu'abrite une voûte de rochers ouverte sur le plus beau jardin naturel de la terre. De chaque côté se resserrent des monticules d'un mouvement gracieux et d'une riche végétation.

En face de la grotte, au bout d'une perspective de fleurs et de pâle verdure, jetées comme un immense bouquet que la main des fées aurait délié et secoué sur le flanc des montagnes, s'élève un géant sublime, un rocher perpendiculaire, taillé par les siècles sur la forme d'une citadelle flanquée de ses tours et de ses bastions. Ce château magique, qui se perd dans les nuages, couronne le tableau frais et gracieux du premier plan, d'une sauvage majesté. Contempler ce pic terrible, du fond de la grotte, au bord de la source, les pieds sur un tapis de violettes, entre la fraîcheur souterraine du rocher et l'air chaud de vallon, c'est un bien-être, c'est une joie que j'aurais voulu me retirer pour te l'envoyer.

Des roches éparses dans l'eau s'avancent jusqu'au milieu de la grotte. Je parvins à la dernière et me penchai sur ce miroir de la source, transparent et immobile comme un bloc d'émeraude. Je vis au fond une figure pâle dont le calme me fit peur. J'essayai de lui sourire, et elle me rendit mon sourire avec tant de froideur et d'amertume, que les larmes me vinrent aux yeux, et que je me relevai pour ne plus la voir. Je restai debout sur la roche. Le froid me gagna peu à peu. Il me sembla que, moi aussi, je me pétrifiais. Il me revint à la mémoire je ne sais quel fragment d'un livre inédit. «Toi aussi, vieux Jacques, tu fus un marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu, fier et sans tache, comme une statue neuve sort toute blanche de l'atelier, et monte sur son piédestal, d'un air orgueilleux. Mais te voilà rongé par le temps, comme une de ces allégories usées qui se tiennent encore debout dans les jardins abandonnés. Tu décores très-bien le désert; pourquoi sembles-tu t'ennuyer de la solitude? Tu trouves l'hiver rude et le temps long! Il te tarde de tomber en poussière et de ne plus dresser vers le ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd'hui, et sur lequel l'air humide amasse une mousse noire semblable à un voile de deuil. Tant d'orages ont terni ton éclat que ceux qui passent, par hasard, à tes pieds ne savent plus si tu es d'albâtre ou d'argile sous ce crêpe mortuaire. Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les jours. Tu dureras peut-être longtemps encore, misérable pierre! Tu te glorifiais jadis d'être une matière dure et inattaquable; à présent tu envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d'orage. Mais la gelée fend les marbres. Le froid te détruira, espère en lui.»

Je sortis de la grotte, accablé d'une épouvantable tristesse, et je me jetai plus fatigué qu'auparavant à la place où j'avais dormi. Mais le ciel était si pur, l'atmosphère si bienfaisante, le vallon si beau, la vie circulait si jeune et si vigoureuse dans cette riche nature printanière, que je me sentis peu à peu renaître. Les couleurs s'éteignaient et les contours escarpés des monts s'adoucissaient dans la vapeur comme derrière une gaze bleuâtre. Un dernier rayon du couchant venait frapper la voûte de la grotte et jeter une frange d'or aux mousses et aux scolopendres dont elle est tapissée. Le vent balançait au-dessus de ma tête des cordons de lierre de vingt pieds de long. Une nichée de rouges-gorges se suspendait en babillant à ses festons délicats et se faisait bercer par les brises. Le torrent qui s'échappait de la caverne baisait, en passant, les primevères semées sur ses rives. Une hirondelle sortit du fond de la grotte et traversa le ciel. C'est la première que j'aie vue cette année. Elle prit son vol magnifique vers le grand rocher de l'horizon; mais, en voyant la neige, elle revint comme la colombe de l'arche, et s'enfonça dans sa retraite pour y attendre le printemps encore un jour.

Je me préparai aussi à chercher un gîte pour la nuit; mais, avant de quitter la grotte d'Oliero et la route du Tyrol, avant de tourner la face vers Venise, j'essayai de résumer mes émotions.

Mais cela ne m'avança à rien. Je sentis en moi une fatigue déplorable et une force plus déplorable encore; aucune espérance, aucun désir, un profond ennui; la faculté d'accepter tous les biens et tous les maux; trop de découragement ou de paresse pour chercher ou pour éviter quoi que ce soit; un corps plus dur à la fatigue que celui d'un buffle; une âme irritée, sombre et avide, avec un caractère indolent, silencieux, calme comme l'eau de cette source qui n'a pas un pli à sa surface, mais qu'un grain de sable bouleverse.

Je ne sais pourquoi toute réflexion sur l'avenir me cause une humeur insupportable. J'eus besoin de reporter mes regards sur certaines faces du passé, et je m'adoucis aussitôt. Je pensai à notre amitié, j'eus des remords d'avoir laissé tant d'amertume entrer dans ce pauvre cœur. Je me rappelai les joies et les souffrances que nous avons partagées. Les unes et les autres me sont si chères, qu'en y pensant je me mis à pleurer comme une femme.

En portant mes mains à mon visage, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur sa montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l'avais respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise senteur. D'où vient qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime?—Le parfum de l'âme, c'est le souvenir. C'est la partie la plus délicate, la plus suave du cœur, qui se détache pour embrasser un autre cœur et le suivre partout. L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et suave! qu'il apporte, à l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images et de chères espérances!—Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon cœur silencieux, comme une essence subtile dans un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser la consolation et la force, les rêves du passé, l'oubli du présent....

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. . . . Je me souviens que, lorsque j'étais enfant, les chasseurs apportaient à la maison, vers l'automne, de belles et douces palombes ensanglantées. On me donnait celles qui étaient encore vivantes, et j'en prenais soin. J'y mettais la même ardeur et les mêmes tendresses qu'une mère pour ses enfants, et je réussissais à en guérir quelques-unes. A mesure qu'elles reprenaient la force, elles devenaient tristes et refusaient les fèves vertes, que, pendant leur maladie, elles mangeaient avidement dans ma main. Dès qu'elles pouvaient étendre les ailes, elles s'agitaient dans la cage et se déchiraient aux barreaux. Elles seraient mortes de fatigue et de chagrin si je ne leur eusse donné la liberté. Aussi je m'étais habitué, quoique égoïste enfant s'il en fut, à sacrifier le plaisir de la possession au plaisir de la générosité. C'était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore, le cœur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au cœur. Je la suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardins je me mettais à pleurer amèrement, et j'en avais pour tout un jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souffrant.

Quand nous nous sommes quittés, j'étais fier et heureux de te voir rendu à la vie; j'attribuais un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs; une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur les marches de la Piazzetta.—Du courage! me dit-il.—Oui, lui répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à vivre. A présent il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au désespoir.

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. . . . Avant de me coucher, j'allai fumer mon cigare sur la route de Bassano. Je ne m'éloignai guère d'Oliero que d'un quart de lieue, et il ne faisait pas encore nuit; mais la route était déjà déserte et silencieuse comme à minuit. Je me trouvai tout à coup, je ne sais comment, en face d'un monsieur beaucoup mieux mis que moi. Il avait un frac bleu, des bottes à la hussarde et un bonnet hongrois avec un beau gland de soie tombant sur l'épaule. Il se mit en travers de mon chemin et m'adressa la parole dans un dialecte moitié italien, moitié allemand. Je crus qu'il demandait quelque renseignement sur le pays, et, lui montrant le clocher qui se dessinait en blanc sur les ombres de la vallée, je me bornai à lui répondre: «Oliero.» Mais il reprit sa harangue d'un ton lamentable; je crus comprendre qu'il me demandait l'aumône. Il était impossible d'offrir à un mendiant si élégant moins d'un svansic, et cette générosité m'était également impossible pour des raisons majeures. Je me rappelai en même temps les avertissements du docteur, et je passai mon chemin. Mais, soit qu'il me prît pour un financier déguisé, soit que ma blouse de cotonnade bleue lui plût extrêmement, il s'obstina à me suivre pendant une cinquantaine de pas en continuant son inintelligible discours, qui me parut mal accentué et que je ne goûtai nullement. Ce monsù avait un fort beau bâton de houx à la main, et je n'avais pas seulement une branche de chèvrefeuille. Je me souvenais très bien des propres paroles du docteur: Ayez l'œil sur son bâton. Mais je ne voyais pas bien clairement à quoi pouvait me servir la connaissance exacte du danger que je courais. Je pris le parti de tâcher de penser à autre chose, et de siffloter, en répétant à part moi, cette phrase profondément philosophique que tu m'as apprise, et dont tu m'as conseillé l'emploi dans les grandes émotions de la vie:—La musique à la campagne est une chose fort agréable; les cordes harmonieuses de la harpe, etc.—Je jetai un regard de côté et vis mon Allemand tourner les talons. Comme je n'avais aucune envie de cultiver sa connaissance, je continuai de marcher vers Bassano en sifflant.

J'avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturellement poltron et imprévoyant à la fois. C'est ce qui faisait dire à mon précepteur que j'avais le caractère d'un merle. Je ne crois au danger que quand je le touche, et je l'oublie dès qu'il est passé. Il n'est pas d'oiseau plus stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piége où il a été pris. Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l'on prendrait volontiers pour du courage; mais quand j'y suis, je n'y fais pas meilleure figure que les autres. Je l'avoue sans honte, parce qu'il me semble qu'un homme de quatre pieds dix pouces n'est pas obligé d'avoir le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j'ai vu bien des butors gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.

Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j'aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de broche d'un œil amoureux, que le quartier d'agneau commandé pour son souper eût fini de rôtir. Il se leva en me voyant et m'offrit un chaise auprès de lui. J'étais un peu confus de la méprise que j'avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table: à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre; à lui le vin généreux d'Asolo, à moi l'eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu'il se sentit peu d'appétit, soit qu'il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m'invita à partager son repas, et j'acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque inintelligible, et il me fit d'agréables reproches du refus que je lui avais fait, sur la route, d'un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me confondis en excuses, et j'essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l'Auberge des Adrets d'une lieue. L'hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à affronter tous les dangers du coupe-gorge classique de l'Italie, j'entendis le bonhomme qui disait à son garçon:—Fais attention au Tyrolien et au petit forestiere (il s'agissait de moi). Serre bien la vaisselle et apporte les clefs du linge sous mon chevet, attache le chien à la porte du poulailler, et, au moindre bruit, appelle-moi.—Cristo! soyez tranquille, répondit le garçon. Le petit ne peut pas bouger que je ne l'entende. J'aurai la fourche à feu sur ma paillasse, et per Dio santo! qu'il prenne garde à lui s'il s'amuse à sortir avant le jour.

Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger contre moi la maison de son maître.

Quand je m'éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis longtemps, et, malgré la surveillance de l'hôte, de son garçon et de son chien, il était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son complice et de me faire acquitter sa dépense. Je transigeai, et, comme j'avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper; après quoi je partis à travers la montagne.

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. . . . Je traversai, ce jour-là, des solitudes d'une incroyable mélancolie. Je marchai un peu au hasard en tâchant d'observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m'inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu'il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d'un genévrier. Je choisis les sentiers les plus difficiles et les moins fréquentés. En quelques endroits, ils me conduisirent jusqu'à la hauteur des premières neiges; en d'autres ils s'enfonçaient dans des défilés arides où le pied de l'homme semblait n'avoir jamais passé. J'aime ces lieux incultes, inhabitables, qui n'appartiennent à personne, que l'on aborde difficilement, et d'où il semble impossible de sortir. Je m'arrêtai dans un certain amphithéâtre de rochers auquel pas une construction, pas un animal, pas une plante ne donnait de physionomie particulière. Il en avait une terrible, austère, désolée, qui n'appartenait à aucun pays, et qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu'à l'Italie. Je fermai les yeux au pied d'une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En un quart d'heure je fis le tour du monde; et quand je sortis de ce demi-sommeil fébrile, je m'imaginais que j'étais en Amérique, dans une de ces éternelles solitudes que l'homme n'a pu conquérir encore sur la nature sauvage. Tu ne saurais te figurer combien cette illusion s'empara de moi: je m'attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des panthères errantes parmi les rochers. Je traversai ce désert sans rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve; mais, au détour de la montagne, je trouvai une petite niche creusée dans le roc, avec sa madone et la lampe que la dévotion des montagnards entretient et rallume chaque soir, jusque dans les solitudes les plus reculées. Il y avait, au pied de l'autel rustique, un bouquet de fleurs cultivées et nouvellement cueillies. Cette lampe encore fumante, ces fleurs de la vallée, toutes fraîches encore, à plusieurs milles dans la montagne stérile et inhabitée, étaient les offrandes d'un culte plus naïf et plus touchant qu'aucune chose que j'aie vue en ce genre. En général, ces croix et ces madones s'élèvent dans le désert au lieu où s'est commis quelque meurtre, où bien là où est arrivée, par accident, quelque mort violente. A deux pas de la madone était un précipice qu'il fallait côtoyer pour sortir du défilé. La lampe, sinon la protection de la Vierge, devait être fort utile aux voyageurs de nuit.

. . . . . Une idée folle, l'illusion d'un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce voyage d'Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que, de mon pied, j'allais repousser la terre et m'élancer dans l'immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume a l'horizon, tout cela m'apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m'imaginai que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes. Les jours de ma vie passée s'effacèrent et se confondirent en un seul. Hier me sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue; aujourd'hui, ce mot terrible, qui, dans la grotte d'Oliero, m'avait représenté l'effrayante immobilité de la tombe, s'effaça du livre de ma vie. Cette force détestée, cette morne résistance à la douleur, qui m'avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir. L'idée d'une éternelle solitude me fit tressaillir de joie et d'impatience, comme autrefois une pensée d'amour, et je sentis ma volonté s'élancer vers une nouvelle période de ma destinée.—C'est donc là où tu en es? me disait une vois intérieure; eh bien! marche, avance, apprends.

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. . . . . Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d'une crête de rochers; c'était la dernière des Alpes. A mes pieds s'étendait la Vénétie, immense, éblouissante de lumière et d'étendue. J'étais sorti de la montagne, mais vers quel point de ma direction? Entre la plaine et le pic d'où je la contemplais s'étendait un beau vallon ovale, appuyé d'un côté au flanc des Alpes, de l'autre élevé en terrasse au-dessus de la plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines fertiles. Directement au-dessous de moi, un village était semé en pente dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d'un beau et vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d'une façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée de personnification s'attachait pour moi à ce monument. Il avait l'air de contempler l'Italie, déroulée devant lui comme une carte géographique, et de lui commander.

Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m'apprit que cette église, de forme païenne, était l'œuvre de Canova, et que le village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand sculpteur des temps modernes.—Canova était le fils d'un tailleur de pierres, ajouta le montagnard; c'était un pauvre ouvrier comme moi.

Combien de fois le jeune manœuvre qui devait devenir Canova s'est-il assis sur cette roche, où s'élève maintenant un temple à sa mémoire! Quels regards a-t-il promenés sur cette Italie qui lui a décerné tant de couronnes! sur ce monde, où il a exercé la paisible royauté de son génie, à côté de la terrible royauté de Napoléon! Désirait-il, espérait-il sa gloire? y songeait-il seulement? Quand il avait coupé proprement un quartier de roche, savait-il que de cette main, formée aux rudes travaux, sortiraient tous les dieux de l'Olympe et de tous les rois de la terre? Pouvait-il deviner cette nouvelle race de souverains qui allait éclore et demander l'immortalité à son ciseau? Quand il avait des regards de jeune homme et peut-être d'amant pour les belles montagnardes de sa patrie, imaginait-il la princesse Borghèse nue devant lui?

Le vallon de Possagno a la forme d'un berceau: il est fait à la taille de l'homme qui en est sorti. Il serait digne d'avoir servi à plus d'un génie, et l'on conçoit que l'intelligence se déploie à l'aise dans un si beau pays et sous un ciel si pur. La limpidité des eaux, la richesse du sol, la force de la végétation, la beauté de la race dans cette partie des Alpes, et la magnificence des aspects lointains que le vallon domine de toutes parts, semblent faits exprès pour nourrir les plus hautes facultés de l'âme et pour exciter aux plus nobles ambitions. Cette espèce de paradis terrestre, où la jeunesse intellectuelle peut s'épanouir avec toute sa séve printanière, cet horizon immense qui semble appeler les pas et les pensées de l'avenir, ne sont-ce pas là deux conditions principales pour le déploiement d'une belle destinée?

La vie de Canova fut féconde et généreuse comme le sol de sa patrie. Sincère et simple comme un vrai montagnard, il aima toujours avec une tendre prédilection le village et la pauvre maisonnette où il était né. Il la fit très-modestement embellir, et il venait s'y reposer, à l'automne, des travaux de son année. Il se plaisait alors à dessiner les formes herculéennes des paysans et les têtes vraiment grecques des jeunes filles. Les habitants de Possagno disent avec orgueil que les principaux modèles de la riche collection des œuvres de Canova sont sortis de leur vallée. Il suffit en effet de la traverser pour y retrouver, à chaque pas, le type de froide beauté qui caractérise la statuaire de l'empire. Le principal avantage de ces montagnardes, et celui précisément que le marbre n'a pu reproduire, est la fraîcheur du coloris et la transparence de la peau. C'est à elles que peut s'appliquer sans exagération l'éternelle métaphore des lis et des roses. Leurs yeux ont une limpidité excessive et une nuance incertaine, à la fois verte et bleue, qui est particulière à la pierre appelée aigue-marine. Canova aimait la morbidezza de leurs cheveux blonds abondants et lourds. Il les coiffait lui-même avant de les copier, et disposait leurs tresses selon les diverses manières de la statuaire grecque.

Ces filles ont généralement une expression de douceur et de naïveté qui, reproduite sur des linéaments plus fins et sur des formes plus délicates, a dû inspirer à Canova la délicieuse tête de Psyché. Les hommes ont la tête colossale, le front proéminent, la chevelure épaisse et blonde aussi, les yeux grands, vifs et hardis, la face courte et carrée. Rien de profond ni de délicat dans la physionomie, mais une franchise et un courage qui rappellent l'expression des chasseurs antiques. Le temple de Canova est une copie exacte du Panthéon de Rome. Il est d'un beau marbre fond blanc, traversé de nuances rousses et rosâtres, mais tendre et déjà égrené par la gelée. Canova, dans une vue philanthropique, avait fait élever cette église pour attirer un grand concours d'étrangers et de voyageurs à Possagno, et procurer ainsi un peu de commerce et d'argent aux pauvres habitants de la montagne. Il comptait en faire une espèce de musée de ses ouvrages. L'église aurait renfermé les sujets sacrés sortis de son ciseau, et des galeries supérieures auraient contenu à part les sujets profanes. Il mourut sans pouvoir accomplir son projet, et laissa des sommes considérables destinées à cet emploi. Mais, quoique son propre frère, l'évêque Canova, fût chargé de surveiller les travaux, une sordide économie ou une insigne mauvaise foi a présidé à l'exécution des dernières volontés du sculpteur. Hormis le vaisseau de marbre, sur lequel il n'était plus temps de spéculer, on a obéi mesquinement à la nécessité du remplissage. Au lieu de douze statues colossales en marbre qui devaient occuper les douze niches de la coupole, s'élèvent douze géants grotesques qu'un peintre habile, dit-on d'ailleurs, s'est plu à exécuter ironiquement pour se venger des tracasseries sordides des entrepreneurs. Très-peu de sculpture de Canova décore l'intérieur du monument. Quelques bas-reliefs de petite dimension, mais d'un dessin très-pur et très-élégant, sont incrustés autour des chapelles; tu les as vus à l'Académie des Beaux-Arts de Venise, et tu en as remarqué un avec prédilection. Tu as vu là aussi le groupe du Christ au tombeau, qui est certainement la plus froide pensée de Canova. Le bronze de ce groupe est dans le temple de Possagno, ainsi que le tombeau qui renferme les restes du sculpteur; c'est un sarcophage grec très-simple et très-beau, exécuté sur ses dessins.

Un autre groupe du Christ au linceul, peint à l'huile, décore le maître-autel. Canova, le plus modeste des sculpteurs, avait la prétention d'être peintre. Il a passé plusieurs années à retoucher ce tableau, fils heureusement unique de sa vieillesse, que, par affection pour ses vertus et par respect pour sa gloire, ses héritiers devraient conserver précieusement chez eux, et cacher à tous les regards.

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. . . . . Je suivis la route d'Asolo le long d'une rampe de collines couvertes de figuiers; j'embrassai ce riche aspect de la Vénétie pendant plusieurs lieues, sans être fatigué de son immensité, grâce à la variété des premiers plans, qui descendent par gradins de monticules et de ravines jusqu'à la surface unie de la plaine. Des ruisseaux de cristal circulent et bondissent parmi ces gorges, dont les contours sont hardis sans âpreté, et dont le mouvement change à chaque détour du chemin. C'est le sol le plus riche en fruits délicieux et le climat le plus sain de l'Italie. A Asolo, village assis comme Possagno sur le flanc des Alpes, à l'entrée d'un vallon non moins beau, je trouvai un montagnard qui partait pour Trévise, assis majestueusement sur un char traîné par quatre ânesses. Je le priai, moyennant une modeste rétribution, de me faire un peu de place parmi les chevreaux qu'il transportait au marché, et j'arrivai à Trévise le lendemain matin, après avoir dormi fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le lendemain sous le couteau du boucher. Cette pensée m'inspira pour leur maître une horreur invincible, et je n'échangeai pas une parole avec lui durant tout le chemin.

Je dormis deux heures à Trévise avec un peu de rhume et de fièvre; à midi, je trouvai un voiturin qui partait pour Mestre et qui me prit en lapin. Je trouvai la gondole de Catullo à l'entrée du canal. Le docteur, assis sur la poupe, échangeait des facéties vénitiennes avec cette perle des gondoliers. Il y avait sur la figure de notre ami un rayonnement inusité.—Qu'est-ce donc? lui dis-je, avez-vous fait un héritage? êtes-vous nommé médecin de votre oncle?

Il prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m'asseoir près de lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Genève. Je me détournai après l'avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son tour.—Ne vous gênez pas, lui dis-je.—Il n'y fit nulle attention et continua; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse: Je l'ai lue.

Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui demandai s'il avait reçu de l'argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête affirmatif.—Et quand part votre ami Zuzuf?—Le quinze du mois prochain.—Vous retiendrez mon passage sur son navire pour Constantinople, docteur.—Oui?—Oui.—Et vous reviendrez? dit-il.—Oui, je reviendrai.—Et lui aussi?—Et lui aussi, j'espère.—Dieu est grand! dit le docteur en levant les yeux au ciel d'un air à la fois ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il; en attendant, où voulez-vous loger?—Peu m'importe, ami, je pars après-demain pour le Tyrol...


II

Je t'ai raconté bien des fois un rêve que je fais souvent, et qui m'a toujours laissé, après le réveil, une impression de bonheur et de mélancolie. Au commencement de ce rêve, je me vois assis sur une rive déserte, et une barque, pleine d'amis qui chantent des airs délicieux, vient à moi sur le fleuve rapide. Ils m'appellent, ils me tendent les bras, et je m'élance avec eux dans la barque. Ils me disent: «Nous allons à... (ils nomment un pays inconnu), hâtons-nous d'arriver.» On laisse les instruments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons... à quelle rive enchantée? Il me serait impossible de la décrire; mais je l'ai vue vingt fois, je la connais: elle doit exister quelque part sur la terre, ou dans quelqu'une de ces planètes dont tu aimes à contempler la pâle lumière dans les bois, au coucher de la lune.—Nous sautons à terre; nous nous élançons, en courant et en chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparaît et je m'éveille. J'ai recommencé souvent ce beau rêve, et je n'ai jamais pu le mener plus loin.

Ce qu'il y a d'étrange, c'est que ces amis qui me convient et qui m'entraînent, je ne les ai jamais vus dans la vie réelle. Quand je m'éveille, mon imagination ne se les représente plus. J'oublie leurs traits, leurs noms, leur nombre et leur âge. Je sais confusément qu'ils sont tous beaux et jeunes; hommes et femmes sont couronnés de fleurs, et leurs cheveux flottent sur leurs épaules. La barque est grande et elle est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans se choisir, et semblent s'aimer tous également, mais d'un amour tout divin. Leurs chants et leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois que je fais ce rêve, je retrouve aussitôt la mémoire des rêves précédents où je les ai vus. Mais elle n'est distincte que dans ce moment-là; le réveil la trouble et l'efface.

Lorsque la barque paraît sur l'eau, je ne songe à rien. Je ne l'attends pas; je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus souvent, c'est de laver mes pieds dans la première onde du rivage. Mais cette occupation est toujours inutile. Aussitôt que je fais un pas sur la grève, je m'enfonce dans une fange nouvelle, et j'éprouve un sentiment de détresse puérile. Alors la barque paraît au loin; j'entends vaguement les chants. Puis ils se rapprochent, et je reconnais ces voix qui me sont si chères. Quelquefois, après le réveil, je conserve le souvenir de quelques lambeaux des vers qu'ils chantent; mais ce sont des phrases bizarres et qui ne présentent plus aucun sens à l'esprit éveillé. Il y aurait peut-être moyen, en les commentant, d'écrire le poëme le plus fantastique que le siècle ait encore produit. Mais je m'en garderai bien; car je serais désespéré de composer sur mon rêve, et de changer ou d'ajouter quelque chose au vague souvenir qu'il me laisse. Je brûle de savoir s'il y a dans les songes quelque sens prophétique, quelque révélation de l'avenir, soit pour cette vie, soit pour les autres. Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'apprît ce qui en est, et qu'on m'ôtât le plaisir de chercher.

Quels sont ces amis inconnus qui viennent m'appeler dans mon sommeil et qui m'emmènent joyeusement vers le pays des chimères? D'où vient que je me peux jamais m'enfoncer dans ces perspectives enchantées que j'aperçois du rivage? D'où vient aussi que ma mémoire conserve si bien l'aspect des lieux d'où je suis parti et de ceux où j'arrive, et qu'elle est impuissante à se retracer la figure et les noms des amis qui m'y conduisent? Pourquoi ne puis-je soulever, à la lumière du jour, le voile magique qui me les cache? Sont-ce les âmes des morts qui m'apparaissent? Sont-ce les spectres de ceux que je n'aime plus? Sont-ce les formes confuses où mon cœur doit puiser de nouvelles adorations? Sont-ce seulement des couleurs mêlées sur une palette, par mon imagination qui travaille encore dans le repos des nuits?

Je te l'ai dit souvent, le matin, tout fraîchement débarqué de mon île inconnue, tout pâle encore d'émotion et de regret, rien dans la vie réelle ne peut se comparer à l'affection que m'inspirent ces êtres mystérieux, et à la joie que j'éprouve à les retrouver. Elle est telle que j'en ressens l'impression physique après le réveil, et que, pour tout un jour, je n'y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si beaux, si purs, à ce qu'il me semble! Je me retrace, non pas leurs traits, mais leur physionomie, leur sourire et le son de leur voix. Ils sont si heureux, et ils m'invitent à leur bonheur avec tant de tendresse! Mais quoi est-il, leur bonheur?

Je me souviens de leurs paroles:—Viens donc, me disent-ils; que fais-tu sur cette triste rive? viens chanter avec nous; viens boire dans nos coupes. Voici des fleurs; voici des instruments.—Et ils me présentent une harpe d'une forme étrange, et que je n'ai vue que là. Mes doigts semblent y être habitués depuis longtemps; j'en tire des sons divins, et ils m'écoutent avec attendrissement.—O mes amis! ô mes bien-aimés! leur dis-je, d'où venez-vous donc, et pourquoi m'avez-vous abandonné si longtemps?—C'est toi, me disent-ils, qui nous abandonnes sans cesse. Qu'as-tu fait, où as-tu été depuis que nous ne t'avons vu? Comme te voilà vieux et fatigué! comme tes pieds sont couverts de boue! Viens te reposer et rajeunir avec nous. Viens à... où la mousse est comme un tapis de velours où l'on marche sans chaussure...» Non, ce n'est pas comme cela qu'ils disent. Ils disent des choses bien belles, et que je ne peux pas me rappeler assez pour les rendre. Moi, je m'étonne d'avoir pu vivre loin d'eux, et c'est ma vie réelle qui alors me semble un rêve à demi effacé. Je vais leur demandant aussi où ils étaient pendant ce temps-là.—Comment se fait-il, leur dis-je, que j'aie vécu avec d'autres êtres, que j'aie connu d'autres amis? Dans quel monde inaccessible vous étiez-vous retirés? et comment la mémoire de notre amour s'était-elle perdue? Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi dans ce monde où j'ai souffert? d'où vient que je n'ai pas songé à vous y chercher?—C'est que nous n'y sommes pas; c'est que nous n'y allons jamais, me répondent-ils en souriant. Viens par ici, par ici avec nous.—Oui, oui! et pour toujours, leur dis-je; ne m'abandonnez pas, ô mes frères chéris! ne me laissez pas emporter par ce flot qui m'entraîne toujours loin de vous; ne me laissez plus remettre le pied sur ce sol mouvant où je m'enfonce jusqu'à ce que vous ayez disparu à mes yeux, jusqu'à ce que je me trouve dans une autre vie, avec d'autres amis qui ne vous valent pas.—Fou et ingrat que tu es! me disent-ils en me raillant tendrement, tu veux toujours y retourner, et, quand tu en reviens, tu ne nous reconnais plus.—Oh! si, je vous reconnais! A présent il me semble que je ne vous ai jamais quittés. Vous voilà toujours jeunes, toujours heureux.—Alors, je les nomme tous, et ils m'embrassent en me donnant un nom que je ne me rappelle pas, et qui n'est pas celui que je porte dans le monde des vivants.

Cette apparition d'une troupe d'amis dont la barque me porte vers une rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma vie. Je me souviens fort bien que, dans mon berceau, dès l'âge de cinq ou six ans, je voyais en m'endormant une troupe de beaux enfants couronnés de fleurs, qui m'appelaient et me faisaient venir avec eux dans une grande coquille de nacre flottante sur les eaux, et qui m'emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du rivage imaginaire de mon île. Il y a entre l'un et l'autre la même disproportion qu'entre les amis enfants et les amis de mes rêves d'aujourd'hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes prairies, des libres torrents et des plantes sauvages que je vois maintenant, je voyais alors un jardin régulier, des gazons taillés, des buissons de fleurs à la portée de mon bras, des jets d'eau parfumée dans des bassins d'argent, et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine. Je ne sais pourquoi les roses bleues me semblaient les fleurs les plus surprenantes et les plus désirables. Du reste, mon rêve ressemblait aux contes de fées dont j'avais déjà la tête nourrie, mais aux souvenirs desquels je mêlais toujours un peu du mien. Maintenant il ressemble à la terre libre et vierge que je vais cherchant, et que je peuple d'affections saintes et de bonheur impossible.

Eh bien! il m'est arrivé, l'autre soir, de me trouver en réalité dans une situation qui ressemblait un peu à mon rêve, mais qui n'a pas fini de même.

J'étais au jardin public vers le coucher du soleil. Il y avait, comme à l'ordinaire, très-peu de promeneurs. Les Vénitiennes élégantes craignent le chaud et n'oseraient sortir en plein jour, mais en revanche elles craignent le froid et ne se hasardent guère dehors la nuit. Il y a trois ou quatre jours faits exprès pour elles dans chaque saison, où elles font lever la couverture de la gondole; mais elles mettent rarement les pieds à terre. C'est une espèce à part, si molle et si délicate qu'un rayon de soleil ternit leur beauté, et qu'un souffle de la brise expose leur vie. Les hommes civilisés cherchent de préférence les lieux où ils peuvent rencontrer le beau sexe, le théâtre, les conversazioni, les cafés et l'enceinte abritée de la Piazzetta à sept heures du soir. Il ne reste donc aux jardins que quelques vieillards grognons, quelques fumeurs stupides et quelques bilieux mélancoliques. Tu me classeras dans laquelle des trois espèces il te plaira.

Peu à peu je me trouvai seul, et l'élégant café qui s'avance sur les lagunes éteignait ses bougies plantées dans des iris et dans des algues de cristal de Murano. Tu as vu ce jardin bien humide et bien triste la dernière fois! Moi, je n'y allais pas chercher de douces pensées, et je n'espérais pas m'y débarrasser de mon spleen. Mais le printemps! comme tu dis, qui pourrait résister à la vertu du mois d'avril? A Venise, mon ami, c'est bien plus vrai. Les pierres même reverdissent; les grands marécages infects, que fuyaient nos gondoles, il y a deux mois, sont des prairies aquatiques couvertes de cressons, d'algues, de joncs, de glaïeuls, et de mille sortes de mousses marines d'où s'exhale un parfum tout particulier, cher à ceux qui aiment la mer, et où nichent des milliers de goëlands, de plongeons et de cannes petières. De grands pétrels rasent incessamment ces prés flottants, où chaque jour le flux et le reflux font passer les flots de l'Adriatique, et apportent des milliers d'insectes, de madrépores et de coquillages.

Je trouvai, au lieu de ces allées glaciales que nous avions fuies ensemble la veille de ton départ, et où je n'avais pas encore eu le courage de retourner, un sable tiède et des tapis de pâquerettes, des bosquets de sumacs et de sycomores fraîchement éclos au vent de la Grèce. Le petit promontoir planté à l'anglaise est si beau, si touffu, si riche de fleurs, de parfums et d'aspects, que je me demandai si ce n'était pas là le rivage magique que mes rêves m'avaient fait pressentir. Mais non, la terre promise est vierge de douleurs, et celle-ci est déjà trempée de mes larmes.

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s'élèvent de tous les points de la ville se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l'horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt; et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de la ville elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n'avais vu Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l'eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d'architecture que le poëte de l'Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jérusalem nouvelle, et qu'il la comparait à une belle épousée de la veille.

Peu à peu les couleurs s'obscurcirent, les contours devinrent plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l'aspect d'une flotte immense, puis d'un bois de hauts cyprès où les canaux s'enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté. Ce sont là les instants où j'aime à regarder au loin. Quand les formes s'effacent, quand les objets semblent trembler dans la brume, quand mon imagination peut s'élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices, quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière, et en torrents rapides les petits sentiers de sable qui descendent en serpentant sur la sombre verdure des collines; alors je jouis vraiment de la nature, j'en dispose à mon gré, je règne sur elle, je la traverse d'un regard, je la peuple de mes fantaisies.

Quand j'étais adolescent et que je gardais encore les troupeaux dans le plus paisible et le plus rustique pays du monde, je m'étais fait une grande idée de Versailles, de Saint-Cloud, de Trianon, de tous ces palais dont ma grand'mère me parlait sans cesse comme de ce qu'il y avait de plus beau à voir dans l'univers. J'allais par les chemins au commencement de la nuit ou à la première blancheur du jour, et je me créais à grands traits Trianon, Versailles et Saint-Cloud dans la vapeur qui flottait sur nos champs. Une haie de vieux arbres mutilés par la cognée au bord d'un fossé devenait un peuple de tritons et de naïades de marbre enlaçant leurs bras armés de conques marines. Les taillis et les vignes de nos coteaux étaient les parterres d'ifs et de buis; les noyers de nos guérets, les majestueux ombrages des grands parcs royaux et le filet de fumée qui s'élevait du toit d'une chaumière cachée dans les arbres, et dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et tremblante, devenait à mes yeux le grand jet d'eau que le plus simple bourgeois de Paris avait le privilège de voir jouer aux grandes fêtes, et qui était pour moi alors une des merveilles du monde fantastique.

C'est ainsi qu'à grands frais d'imagination je me dessinais dans un vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j'ai vues depuis. C'est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope que j'ai trouvé d'abord le vrai si petit et si peu majestueux. Il m'a fallu du temps pour l'accepter sans dédain et pour y découvrir enfin des beautés particulières et des sujets d'admiration autres que ceux que j'y avais cherchés. Mais dans le vrai, quelque beau qu'il soit, j'aime à bâtir encore. Cette méthode n'est ni d'un artiste ni d'un poëte, je le sais; c'est le fait d'un fou. Tu m'en as souvent raillé, toi qui aimes les grandes lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche et splendide. Tu veux aborder franchement dans le beau, voir et sentir ce qui est, savoir pourquoi et comment la nature est digne de ton admiration et de ton amour. J'expliquais cela à notre ami un de ces soirs, comme nous passions ensemble en gondole sous la sombre arcade du pont des Soupirs. Tu te souviens de cette petite lumière qu'on voit au fond du canal, et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres luisants de la maison de Bianca Capello? Il n'y a pas dans Venise un canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique, qui brille sur tous les objets et qui n'en éclaire aucun, qui danse sur l'eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l'eau des zigzags de feu. Je racontai à Pietro comme quoi j'avais voulu un soir te faire goûter cette illumination aquatique, et comme quoi, après m'avoir ri au nez, tu m'embarrassas beaucoup avec cette question:—En quoi cela est-il beau?—Et qu'y trouviez-vous de beau en effet? me dit notre ami.—Je m'imaginais, répondis-je, voir dans le reflet de ces lumières des colonnes de feu et des cascades d'étincelles qui s'enfonçaient à perte de vue dans une grotte de cristal. La rive me paraissait soutenue et portée par ces piliers lumineux, et j'avais envie de sauter dans la rivière pour voir quelles étranges sarabandes les esprits de l'eau dansaient avec les esprits du feu dans ce palais enchanté.—Le docteur haussa les épaules, et je vis qu'il avait un profond mépris pour ce galimatias.—Je n'aime pas les idées fantastiques, dit-il; cela nous vient des Allemands, et cela est tout à fait contraire au vrai beau que cherchaient les arts dans notre vieille Italie. Nous avions des couleurs, nous avions des formes dans ce temps-là. Le fantastique a passé sur nous une éponge trempée dans les brouillards du Nord. Pour moi, je suis comme notre ami, continua-t-il, j'aime à contempler. Amusez-vous à rêver si cela vous plaît.

Je te demande, une fois pour toutes, une licence en bonne forme pour le chapitre des digressions, et je reviens à la soirée du jardin public.

J'étais absorbé dans mes fantaisies accoutumées, lorsque je vis sur le canal de Saint-Georges, au milieu des points noirs dont il était parsemé, un point noir qui filait rapidement, et qui laissa bientôt tous les autres en arrière. C'était la nouvelle et pimpante gondole du jeune Catullo. Quand elle fut à la portée de la vue, je reconnus la fleur des gondoliers en veste de nankin. Cette veste de nankin avait été le sujet d'une longue discussion a casa dans la matinée. Le docteur, voulant la mettre à la réforme, sous prétexte d'une augmentation d'embonpoint dans sa personne, l'avait destinée à son frère Giulio; mais Catullo, étant survenu, sollicita le pourpoint avec une grâce irrésistible. Ma gouvernante Cattina, qui ne voit pas d'un mauvais œil le scapulaire suspendu au cou blanc et ramassé du gondolier, observa que le seigneur Jules avait beaucoup grandi cette année, et que la veste lui serait trop courte. En conséquence Catullo, qui est quatre fois grand et gros comme les deux frères ensemble, se fit fort d'endosser un vêtement trop court pour l'un, trop étroit pour l'autre. Je ne sais par quel procédé miraculeux le Minotaure en vint à bout sans le faire craquer; mais il est certain que je le vis apparaître sur la lagune dans le propre vêtement d'été du docteur. A la vérité, ce riche équipage nuisait un peu à la souplesse de ses mouvements, et il ne se balançait pas sur la poupe avec toute l'élégance accoutumée. Mais, avant d'enfoncer la rame dans le tranquille miroir de l'onde, il jetait de temps en temps un regard de satisfaction sur son image resplendissante; et, charmé de sa bonne tenue, pénétré de reconnaissance pour l'âme généreuse de son patron, il enlevait la gondole d'un bras vigoureux et la faisait bondir sur l'eau comme une sarcelle.

Giulio était à l'autre bout de la gondole et le secondait avec toute l'aisance d'un enfant de l'Adriatique. Notre ami Pietro était couché indolemment sur le tapis, et la belle Beppa, assise sur les coussins de maroquin noir, livrait au vent ses longs cheveux d'ébène, qui se séparent sur son noble front et tombent en rouleaux souples et nonchalants jusque sur son sein. Nos mères appelaient, je crois, ces deux longues boucles repentirs. Je m'en suis rappelé le nom précieux en les voyant autour du visage triste et passionné de Beppa. La barque se ralentit tandis que l'un des rameurs prenait haleine; et quand elle fut près de la rive ombragée, elle se laissa couler mollement avec l'eau qui caressait les blancs escaliers de marbre du jardin. Alors Pierre pria Beppa de chanter. Giulio prit sa guitare, et la voix de Beppa s'éleva dans la nuit comme l'appel d'une sirène amoureuse. Elle chanta une strophe de romance que Pierre a composée pour je ne sais quelle femme, pour Beppa peut-être:

Con lei sull'onda placida
Errai dalla laguna,
Ella gli sguardi immobili
In te fissava, o luna!
E a che pensava allor?
Era un morrente palpito?
Era un nascente amor?

—Te voilà, Zorzi? me cria-t-elle en m'apercevant au-dessus de la rampe. Que fais-tu là tout seul, vilain boudeur? Viens avec nous prendre le café au Lido.—Et fumer une belle pipe de caroubier, dit le docteur.—Et prendre un peu la rame à ma place, dit Giulio.—Ah! pour cela, Giulio, je te remercie, répondis-je; quant au docteur, toutes ses pipes ne valent pas une de mes cigarettes; mais pour toi, aimable Beppa, quelle excuse pourrais-je trouver?—Viens donc, dit-elle.—Non, repris-je, j'aime mieux confesser que je suis un butor et rester où je suis.—Fi! le vilain caractère, dit-elle en me jetant son bouquet à demi effeuillé à la figure. Est-ce que tu ne deviendras jamais plus aimable que cela? Et pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous?—Que sais-je? répondis-je. Je n'en ai nulle envie, et pourtant j'ai le plus grand plaisir du monde à vous rencontrer.

Catullo, qui est sujet, comme tous les animaux domestiques de son espèce, à se mêler de la conversation et à donner son avis, haussa les épaules et dit à Giulio, d'un air fin et entendu: Foresto!—Oui, précisément, répondit Giulio. Entends-tu, Zorzi? voilà Catullo qui te traite de malade extravagant.—Peu m'importe, repris-je, je ne suis pas des vôtres. Tu es trop belle ce soir, ô Beppa; le docteur est trop ennuyeux, le justaucorps de Catullo m'est insupportable à voir, et Giulio est trop fatigué. Au bout d'un quart d'heure de bien-être, les yeux de Beppa me feraient extravaguer, et il m'arriverait peut-être de faire pour elle des vers aussi mauvais que ceux du docteur; le docteur en serait jaloux. Catullo doit nécessairement crever d'apoplexie avant d'arriver au Lido, et Jules me forcerait de ramer. Bonsoir donc, ô mes amis; vous êtes beaux comme la lune et rapides comme le vent; votre barque est venue à moi comme une douce vision: allez-vous-en bien vite avant que je m'aperçoive que vous n'êtes pas des spectres.

—Qu'a-t-il mangé aujourd'hui? dit Beppa à ses compagnons.—Erba, répondit gravement le docteur.—Tu as deviné juste, ô mon grand Esculape, lui dis-je: pois, salade et fenouil. J'ai fait ce que tu appelles un dîner pythagorique.—Régime très-sain, répondit-il, mais trop peu substantiel. Viens avec moi manger un riz aux huîtres, et boire une bouteille de vin de Samos à la Quintavalle.—Va au diable! empoisonneur, lui dis-je. Tu voudrais m'abrutir par des digestions laborieuses et m'affadir le caractère par de liquoreuses boissons, pour me voir étendu ensuite sur ce tapis comme un vieux épagneul au retour de la chasse, et pour n'avoir plus à rougir de ton intempérance et de ton inertie, Vénitien que tu es.—Et que prétends-tu faire à Venise, si ce n'est le far niente? dit Beppa.—Tu as raison, benedetta, lui répondis-je; mais tu ne sais pas que mon far niente est délicieux là où je suis à te regarder. Tu ne sais pas quel plaisir j'ai à voir courir cette gondole sans me donner la moindre peine pour la faire aller. Il me semble alors que je dors, et que je fais un rêve qui m'est bien cher, ô ma Beppa! et dans lequel de mystérieuses créatures m'apparaissent dans une barque et passent comme toi en chantant.—Quelles sont ces mystérieuses créatures? demanda-t-elle.—Je l'ignore, répondis-je; ce ne sont pas des hommes, ils sont trop bons et trop beaux pour cela; et pourtant ce ne sont pas des anges, Beppa, car tu n'es pas avec eux.—Viens me raconter cela, dit-elle, j'aime les rêves à la folie.—Demain, lui dis-je; aujourd'hui rends-moi un peu l'illusion du mien. Chante, Beppa, chante avec ce beau timbre guttural qui s'éclaircit et s'épure jusqu'au son de la cloche de cristal; chante avec cette voix indolente qui sait si bien se passionner, et qui ressemble à une odalisque paresseuse qui lève peu à peu son voile et finit par le jeter pour s'élancer blanche et nue dans son bain parfumé; ou plutôt à un sylphe qui dort dans la brume embaumée du crépuscule, et qui déploie peu à peu ses ailes pour monter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante, Beppa, chante, et éloigne-toi. Dis à tes amis d'agiter les rames comme les ailes d'un oiseau des mers, et de t'emporter dans ta gondole comme une blanche Léda sur le dos brun d'un cygne sauvage... Va, romanesque fille, passe et chante; mais sache que la brise soulève les plis de ta mantille de dentelle noire, et que cette rose, mystérieusement cachée dans tes cheveux par la main de ton amant, va s'effeuiller si tu n'y prends garde. Ainsi s'envole l'amour, Beppa, quand on le croit bien gardé dans le cœur de celui qu'on aime.—Adieu, maussade, me cria-t-elle; je te fais le plaisir de te quitter; mais, pour te punir, je chanterai en dialecte, et tu n'y comprendras rien.—Je souris de cette prétention de Beppa d'ériger son patois en langue inintelligible à des oreilles françaises. J'écoutai la barcarolle, qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce qu'il me semble, pour la bouche des enfants.

Coi pensieri malinconici
No te star a tormentar.
Vien con mi, montemo in gondola,
Andremo in mezo al mar.
 
Pasaremo i porti e l'isole
Che contorna la cità:
El sol more senza nuvole
E la luna nascarà.
. . . . . . . . . .
Co, spandemlo el lume palido
Sera l'aqua inarzentada,
La se specia e la se cocola
Como dona inamorada.
 
Sta baveta che te zogola
Sui caveli inbovolai,
No xe torbia della polvere
Dele rode e dei cavai.
 
Sto remeto che ne dondola
Insordirne no se sente
Come i sciochi de la scuria,
Come i urli de la zente.
. . . . . . . . . .
Ti xe bella, ti xe zovene,
Ti xe fresca come un flor;
Vien per tuti le so lagreme,
Ridi adeso e fa l'amor.
. . . . . . . . . .
In conchiglia i greci, Venere,
Se sognava un altro di;
Forse, visto i aveva in gondola
Una bela come ti.

La nuit était si calme et l'eau si sonore, que j'entendis la dernière strophe distinctement, quoique les sons n'arrivassent plus à mon oreille que comme l'adieu mystérieux d'une âme perdue dans l'espace. Quand je n'entendis plus rien, je regrettai de ne pas être avec eux. Mais je m'en consolai en me disant que, si j'y étais allé, je serais déjà en train de m'en repentir.

Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son semblable, tout porte au spleen, tout tourne au suicide; et il n'y a rien de plus triste au monde, et surtout de plus ridicule, qu'un pauvre diable qui tourne autour de sa dernière heure, et qui parlemente avec elle pendant des semaines et des années, comme l'homme de Shakspeare avec la vengeance. Les gens s'en moquent. Ils sont autour de lui à le regarder et à crier comme les spectateurs d'un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le ballon.—Il sautera! Il ne sautera pas! Les hommes ont raison de rire au nez de celui qui ne sait ni les quitter ni les supporter, qui ne veut pas renoncer à la vie, et qui ne veut pas l'accepter comme elle est. Ils le punissent ainsi de l'ennui impertinent qu'il éprouve et qu'il avoue. Mais leur justice est dure. Ils ne savent pas ce qu'il a fallu de souffrances et de déboires pour amener à ce point de préoccupation inconvenante un caractère tant soit peu orgueilleux et ferme.

Je conseille à tous ceux qui se trouveront, soit par habitude, soit par accident, dans une semblable disposition, de faire des repas légers pour éviter l'irritation cérébrale de la digestion, et de se promener seuls au bord de l'eau, les mains dans les poches, un cigare à la bouche, pendant un certain nombre d'heures, proportionné à la force et à la ténacité de leur mauvaise humeur.

Je rentrai à minuit, et je trouvai Pierre et Beppa qui chantaient dans la galerie; c'est Giulio qui a décoré l'antichambre de ce titre pompeux, en attachant aux murailles quatre paysages peints à l'huile, où le ciel est vert, l'eau rousse, les arbres bleus, et la terre couleur de rose. Le docteur prétend faire sa fortune en les vendant à quelque Anglais imbécile, et Giulio prétend faire inscrire le nom de notre palais dans la nouvelle édition du Guide du voyageur à Venise. Pour s'inspirer, sans doute, de la vue des bois et des montagnes, le docteur a fait placer le petit piano qui lui sert à improviser, sous le plus enfumé de ces paysages. Les heures où le docteur improvise sont les plus béates de notre journée à tous. Beppa s'assied au piano et exécute lentement avec une main un petit thème musical qui sert à l'improvisateur pour suivre son rhythme lyrique, et ainsi éclosent, dans une matinée, des myriades de strophes pendant lesquelles je m'endors profondément dans le hamac; Giulio roule à cheval sur la rampe du balcon, au grand risque de tomber dans quelque barque et de se réveiller à Chioggia ou à Palestrine. Beppa elle-même laisse ses grands cils noirs s'abaisser sur ses joues pâles, et sa main continue l'action mécanique du doigter, tandis que son imagination fait quelque rêve d'amour à travers les nuages du sommeil, et que le chat, roulé en pelote sur les cahiers de musique, exhale de temps en temps un miaulement plein d'ennui et de mélancolie.

Ce soir-là, Beppa était seule avec Pierre et Vespasiano (c'est le nom du chat).—Miracle, docteur! dis-je en entrant; comment as-tu fait pour veiller si tard?—Nous étions inquiets, me dit-il d'un ton grondeur, tandis que sa dernière rime expirait encore amorosa sur ses lèvres, et vous savez que nous ne dormons pas quand vous n'êtes pas rentré.—Ah çà, mes amis, répondis-je, votre tendresse est une persécution. Me voilà obligé d'avoir des remords de votre insomnie, quand j'ai cru faire la promenade la plus innocente du monde.—Mon cher enfant, me dit Beppa en me prenant les mains, nous avons une prière à te faire.—Qui est-ce qui pourrait te refuser quelque chose, Beppa? Parle.—Donne-moi ta parole d'honneur de ne plus sortir seul après la nuit tombée.—Voilà encore tes folles sollicitudes, ma Beppa; tu me traites comme un enfant de quatre ans, quand je suis plus vieux que ton grand-père.—Tu es environné de dangers, me dit Beppa avec ce petit ton de déclamation sentimentale qui lui sied si bien; celle qui te poursuit est capable de tout. Si tu aimes un peu la vie à cause de nous, Zorzi, enferme-toi à la maison ou quitte le pays pour quelque temps.

—Docteur, répondis-je, je te prie de tâter le pouls de notre Beppa. Certainement elle a la fièvre et un peu de délire.

—Beppa s'exagère le danger, dit-il; d'ailleurs ce danger, quel qu'il fût, ne saurait commander à un homme une chose aussi ridicule que de fuir devant la colère d'une femme. Pourtant il ne faut pas trop rire, dans ce pays-ci, de certaines menaces de vengeance, et il serait prudent de ne pas courir seul à des heures indues et par les quartiers les plus déserts et les plus dangereux de Venise.

—Dangereux! lui dis-je en haussant les épaules; allons, voilà de la prétention. Mes pauvres amis! vous vous battez les flancs pour soutenir l'antique réputation de votre patrie; mais vous avez beau faire, vous n'êtes plus rien, pas même assassins! Vous n'avez pas une femme capable de toucher à un poignard sans tomber évanouie ni plus ni moins qu'une petite-maîtresse parisienne, et vous chercheriez longtemps avant de trouver un bravo pour seconder un projet de meurtre, eussiez-vous à lui offrir tout le trésor de Saint-Marc en récompense.

Le docteur fit un petit mouvement du doigt par lequel les Vénitiens expriment beaucoup de choses, et qui piqua ma curiosité.—Voyons, lui dis-je, qu'avez-vous à répondre?—Je réponds, dit-il, de vous trouver, avant douze heures, pour la modique somme de cinquante francs tout au plus, un bon spadassin capable de donner, à qui bon vous semblera, une coltellata d'aussi solide qualité que si nous étions en plein moyen âge.

—Grand merci, mon maître, répondis-je. Cependant une coltellata me paraît une chose si romantique et tellement adaptée à la mode nouvelle, que je voudrais en recevoir une, dût-elle me retenir trois jours au lit.

—Les Français se moquent de tout, reprit-il, et ils ne sont pas plus terribles que les autres en présence du danger. Pour nous, nous sommes heureusement très-dégénérés dans l'art du couteau; cependant il y a encore des amateurs qui le cultivent, et il n'y a pas de danger qu'il se perde comme les autres arts.

—Vous ne me ferez pas croire que cela entre dans l'éducation de vos dandies?

—Cela n'entre dans celle de personne, répondit-il d'un air un peu suffisant. Cependant, il y a dans la main d'un Vénitien une certaine adresse naturelle qui le rend capable de devenir habile en peu de temps. Tenez, essayons cela ensemble.—Il alla prendre sur son bureau un vieux petit couteau de mauvaise mine, et, ouvrant la porte de ma chambre, il se ménagea une distance de dix pas, et plaça les bougies de manière à éclairer un pain à cacheter collé au but pour point de mire. Il tenait le couteau d'un air négligé et sans paraître songer a mal.—Voyez-vous, dit-il, on fait comme cela; on a une main dans sa poche, on regarde le temps qu'il fait, on siffle un air d'opéra, on passe à distance de son homme, et, sans que personne s'en aperçoive, sans presque mouvoir le bras, on lance le harpon. Regardez! Avez-vous vu?

—Je vois, docteur, lui dis-je, que ta perruque est tombée sur les genoux de Beppa, et que le chat s'enfuit épouvanté. Quand tu voudras jouer au couteau tout de bon, il faudra tâcher de ne pas te trahir par des incidents aussi burlesques.—Mais le couteau, dit-il sans se déconcerter et sans songer à relever sa perruque, où est le couteau, je vous prie?—Je regardai le but: le couteau était certainement planté dans le pain à cacheter.

—Tudieu! lui dis-je, est-ce ainsi que tu saignes tes malades, cher docteur?

—Il est vrai que j'ai perdu ma perruque, dit-il d'un air triomphant; mais remarquez que j'avais affaire à une porte de plein chêne, incontestablement plus difficile à pénétrer que le sternum, l'épigastre ou le cœur d'un homme. Quant aux femmes, ajouta-t-il, méfiez-vous de celles qui sont blanches, courtes et blondes. Il y a un certain type qui n'a pas dégénéré. Quand le bleu de l'œil est foncé et le coloris du visage changeant, tâchez qu'elles n'aient pas de ressentiment contre vous, ou bien n'allez pas faire le gentil sous leurs balcons . . . .

. . . . . . . . . . .

. . . . Tu ne te doutes pas, mon ami, de ce que c'est que Venise. Elle n'avait pas quitté le deuil qu'elle endosse avec l'hiver, quand tu as vu ses vieux piliers de marbre grec, dont tu comparais la couleur et la forme à celles des ossements desséchés. A présent le printemps a soufflé sur tout cela comme une poussière d'émeraude. Le pied de ces palais, où les huîtres se collaient dans la mousse croupie, se couvre d'une mousse vert-tendre, et les gondoles coulent entre deux tapis de cette belle verdure veloutée, où le bruit de l'eau vient s'amortir languissamment avec l'écume du sillage. Tous les balcons se couvrent de vases de fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses dans un air humide, ont une fraîcheur, une richesse de tissu et une langueur d'attitudes qui les font ressembler aux femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur. Les ronces doubles grimpent autour de tous les piliers, et suspendent leurs guirlandes de petites rosaces blanches aux noires arabesques des balcons. L'iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse, si purement rayée de rouge et de blanc qu'elle semble faite de l'étoffe qui servait de costume aux anciens Vénitiens, les roses de Grèce, et des pyramides de campanules gigantesques s'entassent dans les vases dont la rampe est couverte; quelquefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat couronne tout le balcon d'un bout à l'autre, et deux ou trois cages vertes cachées dans le feuillage renferment les rossignols qui chantent jour et nuit comme en pleine campagne. Cette quantité de rossignols apprivoisés est un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un talent remarquable pour mener à bien la difficile éducation de ces pauvres chanteurs prisonniers, et savent, par toutes sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l'ennui de leur captivité. La nuit, ils s'appellent et se répondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quand elle est partie, ils recommencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie qu'ils viennent d'entendre.

A tous les coins de rue, la madone abrite sa petite lampe mystérieuse sous un dais de jasmin, et les traghetti, ombragés de grandes treilles, répandent, le long du Grand-Canal, le parfum de la vigne en fleur, le plus suave peut-être parmi les plantes.

Ces traghetti sont des places de station pour les gondoles publiques. Ceux qui sont établis sur les rives du Canalazzo sont le rendez-vous des facchini qui viennent causer et fumer avec les gondoliers. Ces messieurs sont groupés là d'une manière souvent théâtrale. Tandis que l'un, couché sur sa gondole, bâille et sourit aux étoiles, un autre debout sur la rive, débraillé, l'air railleur, le chapeau retroussé sur une forêt de longs cheveux crépus, dessine sa grande silhouette sur la muraille. Celui-là est le matamore du traghetto. Il fait souvent des courses de nuit du côté de Canaregio, dans une barque où les passagers ne se hasardent guère, et il rentre quelquefois, le matin, avec la tête fendue d'un coup de rame qu'il prétend avoir reçu au cabaret. Il est l'espoir de sa famille, et sa poitrine est chargée d'images, de reliques et de chapelets que sa femme, sa mère et ses sœurs ont fait bénir pour le préserver des dangers de sa profession nocturne. Malgré ses exploits, il n'est ni vantard ni insolent. La prudence n'abandonne jamais un Vénitien. Jamais le plus hardi contrebandier ne laisse échapper un mot de trop, même devant son meilleur ami; et quand il rencontre le garde-finance dont il a supporté le feu la veille, il parle avec, lui des événements de la nuit avec autant de sang-froid et de présence d'esprit que s'il les avait appris par la voix publique.—Auprès de lui on peut voir un vieux sournois qui en sait plus long que les autres, mais dont la voix s'est enrouée à crier sur les canaux ces paroles d'une langue inconnue, dérivée peut-être du turc ou de l'arménien, qui servent de signaux aux rameurs de Venise pour s'avertir et s'éviter dans l'obscurité, ou au détour d'un angle du canal. Celui-ci, couché sur le pavé, dans l'attitude d'un chien rancuneux, a vu les fastes de la république; il a conduit la gondole du dernier doge; il a ramé sur le Bucentaure. Il raconte longuement, quand il trouve des auditeurs, des histoires de fêtes qui ressemblent à des contes de fées; mais quand il craint de ne pas être entendu avec recueillement, il s'enferme dans son mépris du temps présent, et contemple avec philosophie les trous nombreux de sa casaque, en se rappelant qu'il a porté la veste de soie bariolée, l'écharpe flottante et la barrette emplumée. Trois ou quatre autres se pressent face à face devant la madone. Ils semblent avoir un secret d'importance à se confier; on dirait presque d'un groupe de bandits méditant un assassinat sur la route de Terracine. Mais ils vont se livrer à la plus innocente de leurs passions, celle de chanter en chœur. Le tenore, qui est en général un gros réjoui, à voix grasse et grêle, commence en fausset du haut de sa tête et du fond de son nez. C'est lui qui, selon leur expression énergique, gante la note, et chante seul le premier vers. Peu à peu les autres le suivent, et la basse-taille, plus rauque qu'un bœuf enrhumé, s'empare des trois ou quatre notes dont se compose sa partie, mais qu'elle place toujours bien, et qui certainement sont d'un grand effet. La basse-taille est d'ordinaire un grand jeune homme sec, bronzé, à physionomie grave et dédaigneuse, un des quatre ou cinq types physiques dont à Venise, comme partout, la population se compose. Celui-là est peut-être le plus rare, le plus beau et le moins national. Le pur sang insulaire des lagunes produit le type que décrit ainsi Gozzi: Bianco, biondo e grassotto.—Robert va sans doute rassembler, dans le cadre qu'il remplit à présent à Venise, les plus beaux modèles de ces diverses variétés, et nous donner de cette race caractérisée une idée à la fois poétique et vraie[B]. Sa couleur, broyée aux ardents rayons du soleil de l'Italie méridionale, se modifiera sans doute à Venise, et se teindra d'une chaleur moins âpre et moins éblouissante. Heureux l'homme qui peut faire de ses impressions et de ses souvenirs des monuments éternels!

Les chants qui retentissent, le soir, dans tous les carrefours de cette ville sont tirés de tous les opéras anciens et modernes de l'Italie, mais tellement corrompus, arrangés, adaptés aux facultés vocales de ceux qui s'en emparent, qu'ils sont devenus tout indigènes, et que plus d'un compositeur serait embarrassé de les réclamer. Rien n'embarrasse ces improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient sur-le-champ un chœur à quatre parties. Un chœur de Rossini s'adapte à deux voix au milieu d'un duo de Mercadante, et le refrain d'une vieille barcarolle d'un maestro inconnu, ralentie jusqu'à la mesure grave du chant d'église, termine tranquillement le thème tronqué d'un cantique de Marcello. Mais l'instinct musical de ce peuple sait tirer parti de tant de monstruosités, le plus heureusement possible, et lier les fragments de cette mutilation avec une adresse qui rend souvent la transition difficile à apercevoir. Toute musique est simplifiée et dépouillée d'ornements par leur procédé, ce qui ne la rend pas plus mauvaise. Ignorants de la musique écrite, ces dilettanti passionnés vont recueillant dans leur mémoire les bribes d'harmonie qu'ils peuvent saisir à la porte des théâtres ou sous le balcon des palais. Ils les cousent à d'autres portions éparses qu'ils possèdent d'ailleurs, et les plus exercés, ceux qui conservent les traditions du chant à plusieurs parties, règlent la mesure de l'ensemble. Cette mesure est un impitoyable adagio, auquel doivent se soumettre les plus brillantes fantaisies de Rossini: et vraiment cela me rangerait presque à l'avis de ceux qui pensent que la musique n'a pas de caractère par elle-même, et se ploie à exprimer toutes les situations et tous les sentiments possibles, selon le mouvement qu'il plaît aux exécutants de lui donner. C'est le champ le plus vaste et le plus libre qui soit ouvert à l'imagination, et, bien plus que le peintre, le musicien crée pour les autres des effets opposés à ceux qu'il a créés pour lui. La première fois que j'ai entendu la symphonie pastorale de Beethoven, je n'étais pas averti du sujet, et j'ai composé dans ma tête un poëme dans le goût de Milton sur cette adorable harmonie. J'avais placé la chute de l'ange rebelle et son dernier cri vers le ciel, précisément à l'endroit où le compositeur fait chanter la caille et le rossignol. Quand j'ai su que je m'étais trompé, j'ai recommencé mon poëme à la seconde audition, et il s'est trouvé dans le goût de Gessner, sans que mon esprit fît la moindre résistance à l'impression que Beethoven avait eu dessein de lui donner.

L'absence de chevaux et de voitures et la sonorité des canaux font de Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et d'aubades. Il faudrait être bien enthousiaste pour se persuader que les chœurs de gondoliers et de facchini sont meilleurs que ceux de l'Opéra de Paris, comme je l'ai entendu dire à quelques personnes d'un heureux caractère; mais il est bien certain qu'un de ces chœurs, entendu de loin sous les arceaux des palais moresques que blanchit la lune, fait plus de plaisir qu'une meilleure musique exécutée sous les châssis d'une colonnade en toile peinte. Les grossiers dilettanti beuglent dans le ton et dans la mesure; les froids échos de marbre prolongent sur les eaux ces harmonies graves et rudes comme les vents de la mer. Cette magie des effets acoustiques et le besoin d'entendre une harmonie quelconque dans le silence de ces nuits enchantées font écouter avec indulgence, je dirais presque avec reconnaissance, la plus modeste chansonnette qui arrive, passe et se perd dans l'éloignement.

Quand on arrive à Venise, et qu'un gondolier bien tenu vient vous attendre à la porte de l'auberge, avec sa veste de drap et son chapeau rond, il est impossible de retrouver en lui la plus légère trace de cette élégance qu'ils avaient aux temps féeriques de Venise. On la chercherait aussi vainement sous les guenilles de ceux qui abandonnent leurs vêtements à un désordre plus pittoresque. Mais l'esprit incisif, pénétrant et subtil de cette classe célèbre n'est pas encore tout à fait perdu. Leurs physionomies ont généralement ce caractère de finesse mielleuse qu'on pourrait prendre au premier coup d'œil pour de la gaieté bienveillante, mais qui cache une mordante causticité et une astuce profonde. Le caractère de cette race et celui de la nation vénitienne est encore ce qu'il a été de tout temps, la prudence. Nulle part il n'y a plus de paroles et moins de faits, plus de querelles et moins de rixes. Les barcaroles ont un merveilleux talent pour se dire des injures; mais il est bien rare qu'ils en viennent aux mains. Deux barques se rencontrent et se heurtent à l'angle d'un mur, par la maladresse de l'un et l'inattention de l'autre. Les deux barcaroles attendent en silence le choc qu'il n'est plus temps d'éviter; leur premier regard est pour la barque; quand ils se sont assurés l'un et l'autre de ne s'être point endommagés, ils commencent à se toiser pendant que les barques se détachent et se séparent. Alors commence la discussion.—Pourquoi n'as-tu pas crié siastali[C]?—J'ai crié.—Non.—Si fait.—Je gage que non, corpo di Bacco!—Je jure que si, sangue di Diana!—Mais avec quelle diable de voix?—Mais quelle espèce d'oreilles as-tu pour entendre?—Dis-moi dans quel cabaret tu t'éclaircis la voix de la sorte.—Dis-moi de quel âne ta mère a rêvé quand elle était grosse de toi.—La vache qui t'a conçu aurait dû t'apprendre à beugler.—L'ânesse qui t'a enfanté aurait dû te donner les oreilles de ta famille.—Qu'est-ce que tu dis, race de chien?—Qu'est-ce que tu dis, fils de guenon?—Alors la discussion s'anime, et va toujours s'élevant à mesure que les champions s'éloignent. Quand ils ont mis un ou deux ponts entre eux, les menaces commencent.—Viens donc un peu ici, que je te fasse savoir de quel bois sont faites mes rames.—Attends, attends, figure de marsouin, que je fasse sombrer ta coque de noix en crachant dessus.—Si j'éternuais auprès de ta coquille d'œuf, je la ferais voler en l'air.—Ta gondole aurait bon besoin d'enfoncer un peu pour laver les vers dont elle est rongée.—La tienne doit avoir des araignées, car tu as volé le jupon de ta maîtresse pour lui faire une doublure.—Maudite soit la madone de ton traguet pour n'avoir pas envoyé la peste à de pareils gondoliers!—Si la madone de ton traguet n'était pas la concubine du diable, il y a longtemps que tu serais noyé.—Et ainsi, de métaphore en métaphore, on en vient aux plus horribles imprécations; mais heureusement, au moment où il est question de s'égorger, les voix se perdent dans l'éloignement, et les injures continuent encore longtemps après que les deux adversaires ne s'entendent plus.

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Les gondoliers des particuliers portent, dans ce temps-ci, des vestes rondes de toile anglaise imprimée à grands ramages de diverses couleurs. Une veste fond blanc à dessins perse, un pantalon blanc, un ceinturon rouge ou bleu, et un bonnet de velours noir dont le gland de soie tombe sur l'oreille à la manière des Chioggiotes, composent un costume de gondolier très-élégant et très-frais. Il y a encore quelques jeunes gens de bon ton qui l'endossent et qui se donnent le divertissement de conduire une petite barque sur les canaux. Autrefois c'était pour les dandies de Venise ce que l'exercice du cheval est pour ceux de Paris. Ils s'exerçaient particulièrement dans les petits canaux, où le rapprochement des croisées permettait aux belles d'admirer leur grâce et leur bonne mine. Cela se voit encore quelquefois. Tous les soirs, deux de ces élégants viennent sillonner notre canalette avec une rapidité et une force remarquables. Je crois bien qu'ils sont un peu attirés sous notre balcon par les beaux yeux de Beppa, et que l'un des deux a quelque prétention de lui plaire. Il est perché sur la poupe, le poste le plus périlleux et le plus honorable, et la barque ne s'éloigne guère de l'espace que peut embrasser le regard de la belle. Il y a vraiment peu de gondoliers de profession capables d'en remontrer à ces deux dilettanti. Ils lancent leur esquif comme une flèche, et je doute qu'un cavalier bien monté pût les suivre sur un rivage parallèle. Le grand tour de force, et celui que nos amateurs exécutent très-bravement, est de lancer la barque à pleines rames, de l'amener jusqu'à l'angle d'un pont, et de s'arrêter là tout à coup au moment où la proue va toucher le but. C'est un jeu adroit et courageux, et je m'afflige plus de le voir tomber en désuétude que de la perte du luxe et des richesses de Venise. Si l'énergie du corps et de l'esprit ne s'était pas perdue, il ne faudrait désespérer de rien. Et en outre, ce n'est pas un trop mauvais moyen pour attirer l'attention des femmes. Je ne m'étonnerais pas que Beppa vît avec un certain intérêt ce grand blond aux vives couleurs, qui, en équilibre sur la pointe de sa mince barchetta, semble à chaque instant près de se briser avec elle, et, vingt fois en un quart d'heure, triomphe d'un danger auquel il s'expose pour avoir un regard de Beppa. Beppa prétend qu'elle ne sait pas seulement de quelle couleur sont les yeux de ce jeune homme. Hum! Beppa!

Tous les amateurs ne sont pas aussi heureux que ceux-ci. Malheur à ceux qui échouent en présence des dames placées aux fenêtres, et des gondoliers groupés sur les ponts pour juger! L'autre jour, deux braves bourgeois, âgés chacun d'un demi-siècle, et retranchés depuis dix ans au moins dans la douce occupation de cultiver leur obésité, se sont, on ne sait comment, défiés à la regata. Chacun apparemment s'était avisé de vanter les prouesses de son jeune temps, et l'amour-propre s'était mêlé de la partie. Quoi qu'il en soit, ces deux honnêtes célibataires avaient ouvert un pari à leurs amis. A l'heure dite, les gondoles se groupent sur le lieu du combat. Les parieurs et une foule de dilettanti et d'oisifs s'attroupent sur les rives et sur les ponts voisins. Les deux barques rivales s'avancent, et les deux champions s'élèvent chacun sur sa poupe avec une lente majesté. Ser Ortensio s'élance avec gloire et saisit la rame d'un bras vigoureux. Mais avant que Ser Demetrio eût le temps d'en faire autant, soit par hasard, soit par malice, une des barques spectatrices heurta légèrement la sienne; le digne homme perdit l'équilibre, et tomba lourdement dans les flots comme un saule déraciné par la tempête. Heureusement le fossé n'était pas profond. Ser Demetrio se trouva jusqu'au cou dans l'eau tiède et jusqu'aux genoux dans la vase. Juge des rires et des huées des assistants, parmi lesquels était bon nombre de caustiques gondoliers. Les amis du malheureux Demetrio s'empressèrent de le retirer; on le nettoya, on le mit dans un lit bien chaud, et sa gouvernante passa la journée à lui faire avaler des cordiaux; tandis que son adversaire, déclaré vainqueur à l'unanimité, allait au restaurant de Sainte-Marguerite faire un dîner splendide avec l'argent de la collecte et les convives des deux partis.

Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, sa chemise et sa pipe, quelquefois un petit caniche noir qui nage à côté de la gondole avec l'agilité infatigable d'un poisson. Le gondolier porte la madone de son traguet tatouée sur la poitrine avec une aiguille rouge et de la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa patronne sur l'autre. Il n'est point, jour et nuit, comme nos cochers de fiacre, aux ordres du premier venu. Il n'obéit qu'au chef de son traguet, qui est un simple gondolier comme lui, élu par un libre vote, approuvé de la police, et qui désigne à chacun de ses administrés le jour où il est de service au traguet. Le reste du temps, le gondolier gagne librement sa journée, et, quand une ou deux courses dans la matinée ont assuré l'entretien de son estomac et de sa pipe jusqu'au lendemain, il s'endort le ventre au soleil, sans se soucier que l'empereur passe, et sans se laisser tenter par aucune offre qui mettrait de nouveau ses bras en sueur. Il est vrai que son office est plus pénible que celui de conduire deux paisibles coursiers du haut d'un siége de voiture. Mais son caractère est aussi plus insouciant et plus indépendant. Souple, flatteur, et mendiant à jeun, il se moque de celui qui lui marchande son salaire comme de celui qui l'outre-passe. Il est ivrogne, facétieux, bavard, familier et fripon, à certains égards; c'est-à-dire qu'il respectera scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet scellé, toute bouteille cachetée; mais si vous le laissez en compagnie de quelque bouteille entamée ou de quelque pipe, vous le retrouverez occupé à boire votre marasquin et à fumer votre tabac avec la tranquillité d'un homme qui se livre aux plus légitimes opérations.

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On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n'y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l'œil ne saisit plus la ligne de l'horizon, et que l'eau et le ciel ne font plus qu'un voile d'azur, où la rêverie se perd et s'endort. L'air est si transparent et si pur que l'on découvre au ciel cinq cent mille fois plus d'étoiles qu'on n'en peut apercevoir dans notre France septentrionale. J'ai vu ici des nuits étoilées au point que le blanc argenté des astres occupait plus de place que le bleu de l'éther dans la voûte du firmament. C'était un semis de diamants qui éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. Ce n'est pas que je veuille dire du mal de notre lune; c'est une beauté pâle dont la mélancolie parle peut-être plus à l'intelligence que celle-ci. Les nuits brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne n'a goûtés mieux que moi et que personne n'a moins envie de renier. Ici la nature, plus vigoureuse dans son influence, imposa peut-être un peu trop de silence à l'esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine les sons. Il ne faut guère songer, à moins d'être un homme de génie, à écrire des poëmes durant ces nuits voluptueuses: il faut aimer ou dormir.

Pour dormir, il y a un endroit délicieux: c'est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n'être dérangé par aucun importun piéton, à moins qu'il n'ait pour venir à vous la foi qui manqua à saint Pierre. J'ai passé là bien des heures tout seul, sans penser à rien, tandis que Catullo et sa gondole dormaient au milieu de l'eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs embaumés; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes d'albâtre et leurs minarets couronnés d'un turban; quand tout est blanc, l'eau, le ciel et le marbre, les trois éléments de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d'airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme! je végète, je me repose, j'oublie. Qui n'en ferait autant à ma place? Comment voudrais-tu que je pusse me tourmenter pour savoir si monsieur un tel a fait un article sur mes livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon cigare immoral?... Tout ce que je puis dire, c'est que ces messieurs sont bien bons de s'occuper de moi, et que, si je n'avais pas de dettes, je ne quitterais pas le perron du vice-roi pour leur procurer du scandale à mon bureau. Ma la fama, dit l'orgueilleux Alfieri. Ma la fame, répond Gozzi joyeusement.

Je défie qui que ce soit de m'empêcher de dormir agréablement quand je vois Venise, si appauvrie, si opprimée et si misérable, défier le temps et les hommes de l'empêcher d'être belle et sereine. Elle est là, autour de moi, qui se mire dans ses lagunes d'un air de sultane, et ce peuple de pêcheurs qui dort sur le pavé à l'autre bout de la rive, hiver comme été, sans autre oreiller qu'une marche de granit, sans autre matelas que sa casaque tailladée, lui aussi n'est-il pas un grand exemple de philosophie? Quand il n'a pas de quoi acheter une livre de riz, il se met à chanter un chœur pour se distraire de la faim; c'est ainsi qu'il défie ses maîtres et sa misère, accoutumé qu'il est à braver le froid, le chaud et la bourrasque. Il faudra bien des années d'esclavage pour abrutir entièrement ce caractère insouciant et frivole, qui, pendant tant d'années, s'est nourri de fêtes et de divertissements. La vie est encore si facile à Venise! la nature si riche et si exploitable! La mer et les lagunes regorgent de poisson et de gibier; on pêche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins sont d'un excellent revenu: il n'est pas un coin de cette grasse argile qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu'un champ en terme ferme. De ces milliers d'isolettes dont la lagune est semée, arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d'herbages si odorants qu'on en sent la trace parfumée dans la vapeur du matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères; les vins les plus exquis de l'Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle profusion, que, le jour de l'entrée du bateau sicilien dans le port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui entretient l'indolence des habitants. Les provisions arrivent par eau jusqu'à la porte des maisons; sur les ponts et dans les rues pavées passent les marchands en détail. L'échange de l'argent avec les objets de consommation journalière se fait à l'aide d'un panier et d'une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre largement sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la maison. Quelle différence entre cette commode existence et le laborieux travail qu'une famille, seulement à demi pauvre, est forcée d'accomplir chaque jour à Paris pour parvenir à dîner plus mal que le dernier ouvrier de Venise! Quelle différence aussi entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses et chaudes des quais? Tous ces industriels, qui chaque jour apportent à Venise leur fonds de commerce dans un panier, sont les esprits les plus plaisants du monde, et débitent leurs bons mots avec leur marchandise. Le marchand de poissons, à la fin de sa journée, fatigué et enroué d'avoir crié tout le matin, vient s'asseoir dans un carrefour ou sur un parapet; et là, pour se débarrasser de son reste, il décoche aux passants et aux fumeurs des balcons les invitations les plus ingénieuses.—Voyez, dit-il, c'est le plus beau poisson de ma provision! je l'ai gardé jusqu'à cette heure, parce que je sais qu'a présent les gens de bien dînent les derniers. Voyez quelles jolies sardines, quatre pour deux centimes! Un regard de la belle camérière sur ce beau poisson, et un autre par-dessus le marché pour le pauvre pescaor.—Le porteur d'eau fait des calembours en criant sa denrée: Aqua fresca e tenera.—Le gondolier, stationné au traguet, invite le passager par des offres merveilleuses:—Allons-nous ce soir à Trieste, monseigneur? voici une belle gondole qui ne craint pas la bourrasque en pleine mer, et un gondolier capable de ramer sans s'arrêter jusqu'à Constantinople.

Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je voulais aller voir lever la lune sur l'Adriatique; jamais je ne pus décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu'ils prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait l'eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au diable pour m'avoir envoyé cet asthmatique qui rend l'âme à chaque coup de rame, et qui est plus babillard qu'une grive quand il est ivre. J'étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en face de la Salute, une barque qui descendait doucement vers le Grand-Canal en répandant derrière elle, comme un parfum, les sons d'une sérénade délicieuse.—Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo: tu auras au moins, j'espère, la force de suivre cette barque.

Une autre barque, qui flânait par là, imita mon exemple, puis une seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant: Musica! musica! d'un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans le désert. En dix minutes, une flottille s'était formée autour des dilettanti; toutes les rames faisaient silence, et les barques se laissaient couler au gré de l'eau. L'harmonie glissait mollement avec la brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa respiration de peur d'interrompre les plaintes de son amour. Le violon se mit à pleurer d'une voix si triste et avec un frémissement tellement sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j'enfonçai ma casquette jusqu'à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois gammes de sons harmoniques qui semblaient descendre du ciel et promettre aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s'approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive; la harpe fit vibrer généreusement ses grosses cordes, comme les palpitations d'un cœur embrasé, et les sons des quatre instruments s'étreignirent comme des âmes bienheureuses qui s'embrassent avant de partir ensemble pour les cieux. Je recueillis leurs accents, et mon imagination les entendit encore après qu'ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses ailes.

Il y eut quelques instants de silence que personne n'osa rompre. La barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût voulu nous échapper; mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit d'une troupe de pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions de nos proues à grandes scies d'acier, qui brillaient au clair de la lune comme les dents embrasées des dragons de l'Arioste. La fugitive se délivra à la manière d'Orphée: quelques accords de la harpe firent tout rentrer dans l'ordre et le silence. Au son des légers arpéges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait la symphonie, et suivirent l'adagio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n'était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d'œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gondoles silencieuses qui glissait doucement sur le large et magnifique canal de Venise. Au son des plus suaves motifs d'Oberon et de Guillaume Tell, chaque ondulation de l'eau, chaque léger bondissement des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l'air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d'amis et d'amants qu'ils conduisaient. La lune s'élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits; elle aussi avait l'air d'écouter et d'aimer cette musique. Une des rives de palais du canal, plongée encore dans l'obscurité, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l'enfer. L'autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d'argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n'éclairait pas d'autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d'immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par centaines dans le ciel semblaient des volées d'esprits mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et condamnée comme elle à dormir cent ans et plus.

Nous voguâmes ainsi près d'une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l'allégro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amorosa à l'andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d'une espèce de grognement de béatitude. L'orchestre s'arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me penchai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C'était un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d'une longue pipe turque, qu'il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phthisique au dernier degré. Il avait l'air de s'ennuyer beaucoup; mais il avait payé une sérénade dont j'avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.

Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la Piazzetta, où j'avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre le sorbet ensemble, je rencontrai une barque chargée de plusieurs gondoliers en goguette qui me crièrent:—Monsiou, faites donc chanter le Tasse à votre gondolier.—C'était une épigramme adressée au vieux Catullo, qui a une maladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix perpétuelle.—Il paraît qu'on te connaît ici, vechio, lui dis-je.—Ah! lustrissimo! répondit-il, E gnente, semo Nicoloti.—Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là? lui demandai-je.—Nicoloto, reprit-il, et des bons.—Noble, peut-être?—Comme dit Votre Seigneurie.—As-tu par hasard un doge dans ta famille?—Lustrissimo, j'ai mieux que cela; j'ai trois porcs, c'est-à-dire trois prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d'honneur, et le dernier était mon père, un grand homme, savez-vous, mon maître? deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident; mais mio fio prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l'empereur avait la bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est dégénéré.—Diable! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo Catullo, de me mettre à la rive, et de ne pas me voler mon tabac pendant une heure que vous aurez à m'attendre?—Il n'y a pas de danger, mon maître, répondit-il; le tabac me fait mal à la gorge.

—Est-ce qu'il y a encore des Nicoloti et des Castellani? demandai-je à mes amis qui m'attendaient au pied de la colonne du Lion.—Que trop, répondit Pierre; il y a, en ce moment-ci, une rumeur sourde dans la ville, et une certaine agitation à la police, parce qu'il est question parmi les gondoliers de renouveler les vieilles querelles.—Je pense bien, dit Beppa, qu'on peut les laisser faire; de l'humeur pacifique dont ils sont, leurs divisions ne feront de mal à personne et tout se passera en paroles burlesques.—Il ne faut pas encore trop s'y fier, reprit le docteur; nous ne sommes pas déjà si loin de la dernière tentative qu'ils ont faite de réveiller l'esprit de parti, et leurs coups d'essai s'annonçaient bien. C'était, je crois, en 1817, dit Beppa, et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les petits couteaux de Venise, qu'il y eut, en quatre ou cinq jours, de si bonnes coltellate échangées entre les deux factions, qu'il y eut plus de cent personnes blessées grièvement, dont beaucoup ne se relevèrent pas.—A la bonne heure, répondis-je. Pourrais-tu me dire, docteur érudit, l'origine de ces dissensions, toi qui sais dans quel goût était taillée la barbe du doge Orseolo?—Cette origine se perd dans la nuit des temps, répondit-il; elle est aussi ancienne que Venise. Ce que je puis te dire, c'est que cette division partageait en deux les nobles aussi bien que la plèbe. Les Castellani habitaient l'île de Castello, c'est-à-dire l'extrémité orientale de Venise, jusqu'au pont de Rialto. Les Nicoloti occupaient l'île de San-Nicolo, l'extrémité orientale, où sont situées la place Saint-Marc, la rive des Esclavons, etc. Le Grand-Canal servait de confins aux deux camps. Les Castellani, plus riches et plus élégants que les autres, représentaient la faction aristocratique. Les nobles avaient les premiers emplois de la république, et le peuple castellan était employé aux travaux de l'arsenal. Il fournissait les pilotes pour les vaisseaux de guerre, et les rameurs du doge dans le Bucentaure. Les Nicoloti formaient le parti démocratique. Leurs gentilshommes étaient envoyés dans les petites villes de la terre ferme comme gouverneurs, ou occupaient dans les armées des emplois secondaires. Le peuple était pauvre, mais brave et indépendant. Il était spécialement occupé de la pêche, et avait son doge particulier, plébéien et soumis à l'autre doge, mais investi de droits magnifiques, entre autres celui de s'asseoir à la droite du grand doge dans les assemblées et fêtes solennelles. Ce doge était d'ordinaire un vieux marinier expérimenté et portait le titre de Gastaldo dei Nicoloti; son office était de présider à l'ordre des pêches et de veiller à la tranquillité de ses administrés, dont il était à la fois le supérieur et l'égal. C'est ce qui faisait dire aux Nicoloti, s'adressant à leurs rivaux:—Tu rames pour le doge, et nous ramons avec le doge. Ti, ti voghi el dose, et mi vogo col dose.—La république maintenait cette rivalité et protégeait scrupuleusement les priviléges des Nicoloti, sous le prétexte de tenir vivante l'énergie physique et morale de la population, mais plus certainement pour contre-balancer, par un habile équilibre, la puissance patricienne.

Le gouvernement, continua le docteur, ne perdait aucune occasion de flatter l'amour-propre de ces braves plébéiens, et leur donnait des fêtes où ils étaient appelés à montrer la vigueur de leurs muscles et leur habileté à conduire la barque. Les tours de force des Nicoloti sont encore d'interminables sujets de vanterie et d'orgueil chez les enfants de cette race herculéenne, et tu as pu voir, dans les bouges où nous allons quelquefois panser des blessés ensemble, ces grossiers tableaux à l'huile qui représentent le grand jeu de la pyramide humaine, et les portraits des vainqueurs de la régate avec leur bannière brodée et frangée d'or fin, au milieu de laquelle était brodée l'image d'un porc; le don d'un porc véritable accompagnait ce prix, qui n'était que le troisième, mais qui n'était pas le moins envié. Les Nicoloti s'exerçaient à la lutte, et leurs femmes avaient leurs régates, où elles ramaient à l'envi avec une force et une dextérité incontestables. Jugez de ce qu'eût été cette population en colère, si par ces adroites flatteries à sa vanité, et par une administration scrupuleusement équitables, le gouvernement ne l'eût tenue en joie et en belle humeur!—Le gouvernement étranger, dis-je, se sert d'autres moyens; il jette en prison et punit sévèrement le moindre témoignage ostensible de courage et de force.—Il faut avouer, reprit-il, qu'il n'eut pas absolument tort de réprimer les excès de 1817; mais il aurait dû trouver en outre le moyen de prévenir le retour de ces fureurs.—Les croyez-vous bien éteintes? A la manière dont Catullo parlait de sa noblesse plébéienne tout à l'heure, je croirais assez que les Castellani ne sont pas encore très-liés avec les Nicoloti.—Si peu, me répondit le docteur, qu'une conspiration des Nicoloti vient d'être découverte, et qu'il est question de s'assurer de la personne de quarante ou cinquante d'entre eux.

Quand nous eûmes pris le sorbet, nous retrouvâmes Catullo tellement endormi, que le docteur ne vit rien de mieux que de remplir d'eau le creux de sa main et de l'épancher doucement sur la barbe grise (le oneste piume, comme aurait dit Dante) du gondolier octogénaire. Il ne se fâcha nullement de cette plaisanterie et se mit courageusement à l'ouvrage.—N'étais-tu pas, lui dit, chemin faisant, le docteur, de ce fameux repas à Saint-Samuel, la semaine dernière?—Qui, moi, paron? répondit le vieillard hypocrite. Pourquoi cela?—Je te demande, reprit le docteur, si tu en étais ou si tu n'en étais pas.—Mi son Nicolo, paron.—Je ne parle pas de cela, dit le docteur en colère. Voyez s'il répondra droit à une question! Me prends-tu pour un mouchard, vieux sournois?—Non certainement, illustrissime, mais qu'est-ce que vous voulez demander à un pauvre homme, moitié sourd, moitié imbécile?—Dis donc, moitié ivrogne, moitié fourbe, lui dis-je.—Il n'y a pas de danger, reprit le docteur, que ces drôles-là répondent sans savoir pourquoi on les interroge. Eh bien! puisque tu ne veux pas parler, je parlerai, moi; je t'avertis, mon vieux renard, que tu vas aller en prison.—In preson! mi! parchè, lustrissimo?—Parce que tu as dîné à Saint-Samuel, dit le docteur.—Et quel mal y a-t-il à dîner à Saint-Samuel, paron?—Parce que tu as conspiré contre la sûreté de l'État, lui dis-je.—Mi Cristo! quel mal peut faire un pauvre homme comme moi à l'État?—N'es-tu pas Nicoloto? dit le docteur.—Mi, si! je suis né Nicoloto.—Eh bien! tous les Nicoloti sont accusés de conspiration, repris-je, et toi comme les autres.—Santo Dïo! je n'ai jamais fait de conspiration.—Ne connais-tu pas un certain Gambierazi? dit le docteur.—Gambierazi! dit le prudent vieillard d'un air émerveillé, quel Gambierazi?—Parbleu! Gambierazi ton compère. On dirait que tu ne l'as jamais vu.—Lustrissimo, je n'ai pas entendu le nom que vous disiez, Gamba... Gambierazi? Il y a beaucoup de Gambierazi!—Eh bien! tu répondras demain plus catégoriquement à la police, dit le docteur. Voyez-vous cet animal que j'ai sauvé vingt fois de la corde, et qui devrait croire en moi comme en Dieu; le voilà qui joue au plus fin avec moi et qui se méfie de moi comme d'un suppôt de police! Qu'il aille au diable! Si je m'intéresse à lui dans cette affaire, je consens à être pendu moi-même.

Ce matin, comme nous prenions le café sur le balcon, nous vîmes passer dans une gondole Catulus pater et Catulus filius, accompagnés de deux sbires.—Fort bien, dit le docteur, je ne croyais pas deviner si juste. Mais qu'est-ce que veut ce vieux bavard avec sa voix de grenouille enrhumée et ses signes d'intelligence?—Catulus pater faisait en effet des efforts incroyables pour se faire entendre de nous; mais son enrouement chronique ne le lui permettant pas, il eut un colloque conciliatoire avec un sbire, qui consentit à faire arrêter la gondole et à accompagner son prisonnier jusqu'à nous.—Ah! ah! dit le docteur, que viens-tu faire ici? Ne sais-tu pas que c'est moi qui t'ai dénoncé!

—Oh! je sais bien que non, lustrissime! Je viens me recommander à su protezion.—Mais qu'as-tu fait, malheureux scélérat? dit le docteur d'un air terrible. Quand je te disais que tu avais trempé dans quelque infâme conspiration!—L'infortuné prisonnier baissa la tête d'un air si piteux, et le sbire, posé sur le seuil de la porte dans une attitude tragique, prit une expression de visage si imposante, que Beppa et moi partîmes d'un éclat de rire sympathique.—Mais enfin quel crime as-tu commis, damné vieillard? dit Giulio.—Gnente, paron!—Toujours la même chose! dit Pierre. De quoi diable veux-tu que je te justifie si je ne sais pas de quoi tu es accusé?—Gnente, lustrissimo, altro che gavemo fato un Nicoloto.—Qu'est-ce que cela veut dire? demandai-je.—Ma foi! je n'en sais rien, répondit Giulio. Qu'est-ce que tu entends par là, vechio birbo?—Nous avons fait un Nicoloto, répéta Catullo.—Et comment s'y prend-on, demanda le docteur en fronçant le sourcil, pour faire un Nicoloto?—Avec le Christ, avec quatre torches et avec le bouillon de seppia.—Ma foi! c'est trop mystérieux pour moi, dit le docteur. Explique tes sorcelleries, réprouvé! car je suis chrétien, et n'entends rien au culte du diable.—E nù ancà! semo cristiani! s'écria le vieillard désolé. Mais il n'y a pas de mal à cela, paron; c'est une coutume de tous les temps; nos pères l'observaient, et nous l'avons pratiquée sans y rien ajouter de mal. Nous avons élu notre chef et nous l'avons baptisé.—Ah! je comprends. Vous avez voulu faire un doge?—Sior, si!—Et vous l'avez baptisé avec l'encre de seppia, parce que le noir est la couleur des Nicoloti!—Sior, si!—Et vous lui avez fait jurer sur le Christ de défendre les droits et priviléges des Nicoloti?—Sior, si!—Et d'égorger une vingtaine de Castellani tous les matins?—Sior, no!—Et ce doge, c'est l'illustrissime gondolier Gambierazi?—Sior, si, mi compare Gambierazi.—Que tu ne connaissais pas hier soir?—Sior, si.—Et ton fils a pris part aussi à cette farce sacrilége?—Ancà mio fio.—Et que veux-tu que je fasse pour toi, quand tu te mets sur le dos de semblables accusations? Songes-tu que tu me compromets moi-même, et que je serai peut-être soupçonné de t'avoir soudoyé pour exciter tes pareils à la révolte?—Ce mot de soudoyer, dans la bouche de Pietro, fit tellement rire Beppa, que le docteur perdit sa gravité, et que le sbire, qui avait bien la meilleure figure de sbire que l'on puisse imaginer, se laissa gagner par le rire sans savoir pourquoi. Mais, craignant d'avoir dérogé à la dignité de son rôle, il fit aussitôt une grimace épouvantable; et, montrant la porte à Catullo: Allons, dit-il, en voilà assez. Catullo partit après avoir baisé les mains du docteur en le conjurant d'aller chez le commissaire.—Va-t'en bien vite, chien maudit! lui dit le docteur, qui, commençant à se sentir attendri, redoublait de manières bourrues, selon sa coutume. Je veux être damné si je m'occupe de toi.—Et aussitôt que le criminel fut hors de la chambre, il prit son chapeau et courut chez le commissaire. Là il apprit que l'affaire était plutôt comique que sérieuse, qu'on avait arrêté une quarantaine de Nicoloti, et parmi eux tous les gondoliers du traguet de la Madonetta, dont faisaient partie Catulus pater et filius; mais que, après les avoir tenus quatre ou cinq jours sous les verrous pour les effrayer, on les laisserait aller en paix à leurs affaires.


III

Venise, juillet 1834

Depuis quelques jours, nous errons sur l'archipel vénitien, cherchant un peu d'air vital hors de cette ville de marbre qui est devenue un miroir ardent; ce mois-ci surtout, les nuits sont étouffantes. Ceux qui habitent l'intérieur de la cité dorment tout le jour, les uns sur leurs grands sofas, si bien adaptés à la mollesse du climat, les autres sur le plancher des barques. Le soir, ils cherchent le frais sur les balcons, ou prolongent la veillée sous les tentes des cafés, lesquels heureusement ne se ferment jamais. Mais on n'entend plus les rires et les chansons accoutumés. Les rossignols et les gondoliers ont perdu la voix. Des milliers de petits coquillages phosphorescents brillent au pied des murs, et des algues chargées d'étincelles passent dans l'eau noire autour des gondoles endormies. Rien n'interrompt plus le silence des nuits que le cri aigu des mulots qui folâtrent sur les marches des perrons. De longs nuages noirs arrivent des Alpes et passent sur Venise en la couvrant de grands éclairs silencieux; mais ils vont se briser au delà de l'Adriatique, et l'air s'embrase de l'électricité qu'ils ont apportée.

Les enfants du peuple et les chiens caniches sont, avec les poissons, les seuls êtres qui ne souffrent pas de cette sécheresse. Ils ne sortent de l'eau que pour manger ou dormir, et le reste du temps ils nagent pêle-mêle. Pour nous, qui avons le malheur d'avoir des chemises, et qui ne pouvons passer la vie à les ôter et à les remettre, nous cherchons l'air de la mer, que la Providence a fait si bon en tout pays, et qui court généreusement en plein midi sur les lagunes. Les seuls voyageurs que nous rencontrions là sont de pauvres petits papillons affamés qui se hasardent à passer d'un îlot à l'autre pour y trouver quelque fleur que le soleil n'ait pas dévorée, mais qui succombent souvent à la fatigue et tombent dans une vague avant d'avoir pu achever leur longue et périlleuse traversée.

Hier nous passâmes devant l'île de San-Servilio, qui est occupée par les fous et les infirmes. A travers une des grilles qui donnent sur les flots, nous vîmes un vieillard pâle et maigre assis à sa fenêtre, les coudes appuyés sur le bord. Il tenait son front dans une de ses mains; ses yeux caves étaient fixés sur l'horizon. Un instant il ôta sa main, essuya son front étroit et chauve, et retomba aussitôt dans son immobilité. Il y avait, dans cette immobilité même, quelque chose de si terrible que mes yeux s'y attachèrent involontairement. Quand nous eûmes tourné l'angle de la façade, je vis que les regards de Beppa avaient suivi cette direction et se reportaient sur moi.—Était-ce un fou? me dit-elle.—Un fou furieux, lui répondis-je.

Un homme jeune encore, un peu gros, vermeil, d'une figure agréable, qu'ombrageaient de beaux cheveux noirs bouclés et humides de sueur, sortit des buissons qui bordent le jardin et s'avança sur la grève. Il tenait un râteau, et son air n'avait rien d'extravagant; mais il nous adressa d'un ton amical des paroles sans suite qui trahirent le dérangement de son cerveau. L'abbé était assis à la proue, et, avec cette vive et saisissante physionomie que personne ne contemple indifféremment, il regardait ce fou d'un air bienveillant. Addio, caro! lui cria l'amateur de jardinage en voyant que nous n'abordions pas à l'hospice. Il dit cette parole d'un ton de regret affectueux et doux: et, nous envoyant encore un adieu de la main, il reprit son travail avec un empressement enfantin.—Il doit y avoir un bon sentiment dans cette pauvre tête, dit l'abbé; car il y a de la sérénité sur ce visage et de l'harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l'on peut devenir fou? Il ne faut qu'être né meilleur ou pire que le commun des hommes, pour perdre ou la raison ou le bonheur.—Bon fou, dit-il en envoyant gaiement une bénédiction vers l'horticulteur, Dieu te préserve de guérir!—

Nous arrivâmes à l'île de Saint-Lazare, où nous avions une visite à faire aux moines arméniens. Le frère Hiéronyme, avec sa longue barbe blanche surmontée d'une moustache noire et sa figure si belle et si douce au premier coup d'œil, vint nous recevoir. Avec une infatigable complaisance de vanité monacale, il nous promena de l'imprimerie à la bibliothèque et du cabinet de physique au jardin. Il nous montra ses momies, ses manuscrits arabes, le livre imprimé en vingt-quatre langues sous sa direction, ses papyrus égyptiens et ses peintures chinoises. Il parla espagnol avec Beppa, italien avec le docteur, allemand et anglais avec l'abbé, français avec moi; et chaque fois que nous lui faisions compliment sur son immense savoir, son regard, plein de ce mélange d'hypocrisie et d'ingénuité qui est particulier aux physionomies orientales, semblait nous dire: S'il ne m'était pas commandé d'être humble, je vous ferais voir que j'en sais bien davantage.

—Vous êtes Français, me dit-il, vous connaissez l'abbé de Lamennais? Je voudrais bien rencontrer quelqu'un qui le connût.—Certainement, je le connais beaucoup, répondis-je effrontément, curieux de savoir ce que l'on pensait de l'abbé de Lamennais en Arménie.—Eh bien! quand vous le verrez, dit le moine, dites-lui que son livre... Il s'arrêta en jetant un regard méfiant sur l'abbé, et acheva ainsi sa phrase, commencée peut-être dans un autre but: Dites-lui que son dernier livre nous a fait beaucoup de peine.—Ah! dit l'abbé, qui, pour n'être que Vénitien, n'en a pas moins la pénétration d'un Grec, savez-vous, mon frère, que M. de Lamennais est un homme d'un immense orgueil, et qui s'imagine devoir compte de ses opinions à l'Europe entière? Savez-vous qu'il est bien capable de considérer votre couvent comme une imperceptible fraction de son auditoire?

—Carliste! c'est un carliste! dit le père Hiéronyme en secouant la tête.—Parbleu! il me paraît étrange d'entendre parler de ces choses-là dans le lieu et dans le pays où nous sommes, dis-je à voix basse à l'abbé, tandis que l'Arménien était distrait par Beppa qui touchait à sa grande Bible manuscrite, et qui passait insolemment ses petits doigts sur les vives couleurs des peintures grecques semées sur les marges.—Vous allez voir qu'il dira du mal de Lamennais, s'il se méfie de nous, dit l'abbé; excitez-le un peu.—Est-ce que vous ne trouvez pas, mon père, dis-je au moine, que M. de Lamennais est un grand poëte sacré?—Poëte! poëte! répéta-t-il d'un air effrayé; vous ne savez donc pas le jugement de Sa Sainteté?—Non, répondis-je.—Eh bien! mon fils, sachez-le; ce nouvel écrit est abominable, et il est défendu à tout chrétien de le lire.—Malheureusement je ne savais point cela, répondis-je, et je l'ai lu sans penser à mal.—Ce malheur-là a pu arriver à bien d'autres, dit l'abbé en souriant. C'est un génie si dangereux que celui de M. de Lamennais! On peut bien le lire jusqu'au bout sans s'apercevoir du danger.—Sans doute, reprit le moine, ce n'est qu'après l'avoir lu, quand on y réfléchit, qu'on aperçoit le serpent caché sous les fleurs de la séduction.—C'est ce qui vous est arrivé après l'avoir lu, n'est-ce pas, mon frère? dit l'abbé.—Je ne dis point que je l'aie lu, repartit le moine. Cela aurait bien pu m'arriver sans que je fusse fort coupable; jugez-en: l'abbé de Lamennais vint ici après son entrevue avec le pape; il parla avec moi. Tenez, il était assis à la place où vous êtes. Je vivrais cent ans que je n'oublierais ni sa figure, ni sa voix, ni ses paroles. Il me fit une grande impression, j'en conviens, et je vis tout de suite que c'était un de ces hommes qui peuvent, lorsqu'ils le veulent, servir la religion vigoureusement. Je m'imaginai qu'il était rentré de bonne foi dans le sein de l'Église, et que désormais il serait son plus orthodoxe défenseur. Que voulez-vous, il parlait si bien! il parlait comme il écrit... A ce qu'on dit, il écrit bien, ajouta l'Arménien, qui se méfiait toujours du sourire ironique de l'abbé. Ce fut au point, continua-t-il, que je le priai sincèrement de m'envoyer le premier ouvrage qu'il publierait.—Et il vous l'a envoyé? demanda l'abbé.—Je ne dis point qu'il me l'ait envoyé, reprit aussitôt le moine. S'il me l'eût envoyé, ce ne serait pas ma faute. Qui pouvait prévoir que cet homme si pieux et si bon ferait un livre abominable?—Mais êtes-vous bien sûr, lui dis-je, qu'il soit abominable?—Comment, si j'en suis sûr!—Si vous ne l'avez pas lu?—Mais la circulaire du pape?—Ah! j'oubliais, repris-je.—Lorsque cette circulaire nous est arrivée, dit le moine, j'étais, comme vous, dans l'erreur sur le compte de M. de Lamennais. Je disais à mes frères: Voyez un peu quelles grâces ineffables Dieu a répandues sur ce saint homme! voyez comme un instant de doute et de souffrance a fait place en lui à une foi vive et ardente! c'est l'effet de son entrevue avec le pape.—Vous disiez cela encore, après avoir lu le livre? dit l'abbé persévérant dans sa taquinerie.—Je ne dis point que je l'aie dit alors, répondit le moine. D'ailleurs, quand je l'aurais dit? je n'avais pas reçu la circulaire.—Cette circulaire me chagrine beaucoup, lui dis-je. Voyez donc! j'étais enthousiasmé du livre et de l'auteur; je sentais, en le lisant, éclore en moi une foi plus vive; l'amour de Dieu, l'espoir de voir son règne s'accomplir sur la terre, m'avaient transporté au pied du trône éternel. Jamais je n'avais prié avec autant de ferveur; j'éprouvais presque, chose inouïe en ces jours-ci, la soif du martyre. Cela ne vous a-t-il point produit le même effet, mon père?—Si je n'avais pas reçu la circulaire du pape... dit le moine d'un air ému et contrarié; mais que voulez-vous? Quand le pape déclare que le livre est contraire à la religion, à l'Église, aux mœurs, et au gouvernement de... de... Il se frappa le front sans pouvoir trouver le nom de Louis-Philippe 1er; ce fut le seul moment où il fut un peu Arménien et moine. Les Français, continua-t-il, ont beaucoup d'obstination dans leurs opinions politiques. M. de Lamennais est un carliste.—Savez-vous bien au juste, mon père, ce que c'est que d'être carliste? lui demandai-je.—Il paraît, répondit-il, que cela est très-contraire aux opinions du pape.—Ma foi! je n'y comprends plus rien, dis-je à voix basse à l'abbé; ou cet Arménien fait un étrange amphigouri dans sa tête, ou le pape craint le juste-milieu autant que les moines arméniens craignent le pape.—Je vous demande pardon, dit le frère Hiéronyme en se rapprochant de nous d'un air curieux, j'ai peut-être blessé vos opinions particulières en parlant ainsi.—Comme je ne songeais point à répondre, l'abbé me poussa le coude et me dit:—Vous n'entendez donc pas que le père Hiéronyme vous demande quelle est votre opinion particulière?—En vérité, repris-je, je n'en ai point d'autre que celle-ci: le Monde se meurt, et les religions s'en vont.—Hélas! oui, la religion s'en va si l'on n'y prend garde, dit l'Arménien; les doctrines nouvelles s'infiltrent peu à peu dans l'antique vérité, comme l'eau dans le marbre, et ceux qui pourraient être les flambeaux de la foi se servent de la lumière pour égarer le troupeau. Quant à moi, continua-t-il en prenant un air de confidence, j'ai un grand désir et presque un projet arrêté: c'est de demander la permission d'aller trouver l'abbé de Lamennais, en quelque lieu qu'il soit, et de le supplier au nom de la religion, au nom de sa gloire, au nom de l'amitié que j'ai ressentie pour lui en le voyant, de rentrer dans le giron de la sainte Église romaine et de redresser ses voies. J'ai tant de choses à lui dire! ajouta-t-il naïvement, je suis sûr que je viendrais à bout de le convertir.—L'abbé se détourna pour cacher un rire moqueur; puis il fit le tour du cabinet, tandis que le moine le suivait du regard, avec cet œil oriental, si beau et si brillant, qui semble tenir de l'aigle et du chat. Quand l'abbé eut fait semblant de regarder tous les objets d'histoire naturelle, il sortit, et Beppa pria l'Arménien de lui lire quelques lignes des diverses langues orientales dont les manuscrits étaient épars sur la table, afin d'écouter et de comparer les diverses musiques de ces langues inconnues à son oreille. Je laissai le docteur avec elle, au moment où ils se montraient fort satisfaits du syriaque et commençaient à goûter quelque peu le chaldéen; j'allai rejoindre l'abbé, qui se promenait, d'un air rêveur, dans le cloître, le long des arcades ouvertes sur un préau rempli de soleil et de fleurs éclatantes.—Voilà ce que c'est que de jouer au plus fin avec son pareil, lui dis-je en riant. Tu as voulu faire de l'esprit, et tu as été pris pour un espion, l'abbé; c'est bien fait.

Il ne me répondit pas, et parut suivre une conversation très-animée avec un interlocuteur imaginaire.—Vous n'iriez point, disait-il en ajoutant un mot patois qui équivaut à notre inimitable plus souvent! Vous le dites, mais vous ne le feriez point; vous ne quitteriez pas tout cela.—Il regardait et montrait en gesticulant les jardins et les galeries du couvent. En se retournant, il m'aperçut et partit d'un éclat de rire.—L'idée de ce moine, me dit-il, qui veut aller convertir M. de Lamennais, me trotte par la cervelle; que t'en semble?—Mais combien veux-tu parier, repris-je, que si le pape te chargeait de cette mission, tu ne répugnerais nullement à la remplir?—Je le crois bien, répondit-il; voir cet homme et causer avec lui, crois-tu que ce soit un événement à dédaigner dans la vie d'un pauvre prêtre?—Et que lui dirais-tu?—Que je l'admire, que je l'ai lu, et que je suis malheureux.—Ce n'est pas une raison pour briser ces arbustes qui ne t'ont rien fait, ni pour tourmenter ce brave moine qui a eu peur de ton rabat, et qui s'est cru obligé de déplorer l'erreur de celui qu'il admire peut-être autant que toi.—Ce moine? il a fait semblant de s'intéresser à des choses qui ne l'intéressent nullement. Ils sont savants et polis, mais ils sont moines avant tout, et tout ce qui se passe au delà de leurs murailles leur est parfaitement indifférent. Pourvu qu'on les laisse tranquillement jouir de leurs richesses, ils répéteront toujours servilement le mot d'ordre du pouvoir qui les protége. Laïque ou religieux, peu leur importe, et croyez bien qu'ils ont un souverain plus sacré que le pape: c'est l'empereur François, qui leur a donné ce couvent et cet îlot fertile, où lord Byron est venu étudier les langues orientales, et que M. de Marcellus a visité dernièrement, comme l'attestent les quatre beaux vers qu'il a écrits sur l'album des voyageurs.

—Je sais de lui un quatrain non moins beau, repris-je; c'est celui qu'il a improvisé et écrit de sa propre main aux pieds de la statue de la Victoire, à Brescia. Le voici:

Elle marche, elle vole, et dispense la gloire;
On est tenté de l'adorer.
Et même en contemplant cette noble Victoire,
Après avoir vu Rome, il nous faut l'admirer.

—Je parie que M. de Marcellus ne peut pas souffrir l'abbé de Lamennais, dit l'abbé, et qu'il le réfute victorieusement!—Que t'importe, méchant tonsuré? lui dis-je. Laisse M. de Marcellus improviser des quatrains tout le long de l'Italie; laisse ces pauvres moines goûter le repos acheté au prix des violences et des persécutions féroces qu'ils ont essuyées dans leur patrie de la part des Turcs. Le soin qu'ils prennent d'élever de jeunes Arméniens, et de conserver par l'imprimerie les monuments de leur langue, qui possède des historiens et des poëtes admirables, n'est-il pas d'ailleurs un travail noble et utile?—Mais ils vendent très-cher leurs livres et leurs leçons, et pourtant ils sont riches. Un de leurs élèves alla faire fortune en Amérique et y mourut, il y a peu d'années, en leur léguant quatre millions.—Eh bien! tant mieux, répondis-je, il leur fallait du luxe, et ils en ont. Dis-moi, l'abbé, t'imagines-tu un couvent sans fleurs rares, sans colonnes de porphyre, sans pavé de mosaïque, sans bibliothèque et sans tableaux? Des moines qui n'ont pas tout cela sont des êtres immondes auxquels nous ne viendrions certainement pas rendre visite. Pour moi, je suis bien fâché que ces merveilleux couvents d'autrefois, ces véritables musées des reliques de l'art et de la science, aient été pillés pour enrichir certains généraux et fournisseurs de l'armée française, des tueurs d'hommes et des larrons. Je déplore la perte de cette race de vieux moines qui blanchissaient sur les livres, et qui épuisaient les sciences humaines au point de n'avoir plus à exercer la puissance de leurs cerveaux que dans les rêves de l'alchimie et de l'astrologie. Ces instruments de physique et ce laboratoire m'avaient transporté aux temps poétiques de la vie monacale; maudits soient ce moine bavard avec sa politique étrange, et M. de Marcellus avec ses sublimes quatrains, qui m'ont si brusquement rappelé au temps présent!

—Tu ris de tout cela, homme léger, dit l'abbé en fronçant le sourcil, et tu as raison; car notre siècle ne mérite plus qu'ironie et pitié. Malheur à celui qui croit encore à quelque chose! Consume-toi dans ton cercle de fer, ô flambeau inutile de l'intelligence! Ardeur de la foi, rêves de grandeurs divines, vous rongerez en vain la poitrine et le cerveau du croyant; les hommes sourient et passent indifférents Ah! je ris comme un fou!—Il me tourna brusquement le dos, et s'enfonça d'un air chagrin sous un berceau de vigne. J'eus envie de le suivre; sa tristesse me faisait peine. Mais je vis passer dans l'eau une dorade qui s'élançait sur une seppia, et, curieux de voir la singulière défense de ce pauvre animal informe contre l'agile nageur, je me penchai sur la grève. Je vis alors le calamajo, l'encrier, c'est ainsi qu'on appelle ici cette espèce de seppia, lancer son encre à la figure de l'ennemi, qui fit une grimace de dégoût et s'éloigna fort désappointé. Le calamajo fit à sa manière quelques gambades agréables sur le sable; mais ce divertissement ne fut pas de longue durée. La dorade revint traîtreusement, et, par derrière, le saisit et l'emporta au fond de l'eau avant qu'il eût songé à se servir de son ingénieux stratagème. Cette guerre me fit oublier celle du pape avec M. de Lamennais, et je restai un quart d'heure à me bronzer au soleil, dans la contemplation imbécile de quelques brins d'herbes où vivaient en bonne intelligence deux ou trois mille coquillages. Cette société paraissait florissante, lorsqu'un goëland effronté vint, sous mes yeux, la bouleverser d'un coup d'aile et presque l'anéantir. Rien ne peut donc subsister, pensai-je; et je me rappelai les tristes réflexions de l'abbé. J'allai le rejoindre; mais, à ma grande surprise, je le trouvai riant tout de bon et relisant d'un air de satisfaction, en se caressant la barbe, des lignes qu'il venait d'écrire avec le bout d'une ardoise sur le méridien du jardin. Je me penchai sur son épaule, et je lus des vers vénitiens qu'il venait de composer, et dont j'ai essayé de faire tant bien que mal la traduction.

L'ENNEMI DU PAPE.

«Restez en paix, mes frères, et laissez le pape vider ses querelles lui-même. Les foudres de Rome sont éteintes, et le feu de la colère brûle en vain les entrailles des hommes de Dieu. Leur anathème n'est plus qu'un son dont le vent se joue comme de l'écume des flots grondeurs. L'hérésiarque n'est plus forcé d'aller se réfugier dans les montagnes, et d'user la plante de ses pieds à fuir les vengeances de l'Église. La foi est devenue ce que Jésus a voulu qu'elle fût: un espoir offert aux âmes libres, et non un joug imposé par les puissants et les riches de la terre. Restez en paix, mes frères, Dieu n'épouse pas les querelles du pape.

«Imprudents qui voulez les réconcilier, vous ne savez pas le mal que vous feriez à l'Église si vous étouffiez cette voix rebelle! Vous ne savez pas que le pape est bien content et bien fier d'avoir un ennemi: que ne donnerait-il pas pour en avoir deux, pour qu'un autre Luther entraînât la foule vers ses pas! Mois le monde est indifférent désormais aux débats théologiques; il lit les plaidoyers de l'hérétique, parce qu'ils sont beaux; il ne lit pas les jugements du pape, parce qu'ils sont catholiques et rien de plus. Lisez-les, mes frères, puisque le pape vous les impose; mais priez tout bas pour l'ennemi du pape.

«Vous avez bien assez travaillé, vous avez bien assez souffert en ce monde, vieux débris du plus ancien peuple de la terre! vos barbes blanches sont encore tachées du sang de vos frères, et la neige du mont Ararat en a été rougie jusqu'à la cime, où s'arrêta l'arche sainte. Le cimeterre turc a rasé vos têtes jusqu'aux os, et l'infidèle s'est baigné la cheville dans les pleurs des derniers enfants de Japhet. La méfiance, qui plisse parfois vos fronts sereins, est le cachet qu'y a laissé la persécution. Mais rassurez-vous, mes frères, et sachez bien qu'il y a loin du pouvoir d'un pape romain à celui du moindre cadi turc d'un village de l'Arménie. Restez en paix, et soyez sûrs que le pape prie pour son ennemi, de peur que Dieu ne le lui retire.

«Le déluge de sang a cessé, votre arche a touché ces grèves fertiles; ne quittez pas votre île heureuse. Cultivez vos fleurs et cueillez vos fruits. Voyez! vos raisins rougissent déjà, et les pampres chargés de grappes se penchent sur les flots, comme pour boire, dans un jour de fatigue. Tout est couleur de rose ici, les lauriers, les marbres, le ciel et l'onde. Chaque matin vous saluez le soleil qui sort des montagnes de votre patrie, et vous aspirez dans ses rayons la rosée de vos cimes natales. De quoi voulez-vous inquiéter vos âmes paisibles? Enseignez aux orphelins de vos frères la langue que parlèrent les premiers hommes, et surtout racontez-leur l'histoire de votre esclavage, afin qu'ils gardent la liberté que vous avez si chèrement payée. Mais ne leur parlez pas de l'ennemi du pape; c'est bien inutile, hélas! Quand ils seront grands, l'Église sera pacifiée, et le successeur de Capellari n'aura pas un ennemi au soleil.

«Restez donc en paix, mes frères, car Dieu a remis son arc dans les nuées. Du monde inconnu qui est au delà de votre île, un messager vous est venu. Vous l'avez pris pour la colombe, tant sa voix était belle et son aspect candide. Mais le pape vous dit que la colombe est un corbeau. Dites comme lui, ô fils de Noé le prudent! Mais si l'ennemi du pape, battu par quelque tempête, revient quelque jour s'asseoir à l'abri de vos figuiers, passez bien doucement derrière le feuillage, ô bons pères! et courbez vers lui le beau fruit au manteau déchiré[D]. Les hirondelles de l'Adriatique ne l'iront pas dire à Rome. S'il entre dans votre chapelle, laissez-le courber son vaste front devant votre madone. C'est un Turc qui l'a peinte, et pourtant elle est bien belle et bien chrétienne. Peut-être entendra-t-elle la prière de l'hérésiarque. Mais si elle le convertit à l'Église romaine, gardez-vous bien de vous vanter du miracle opéré chez vous, frère Hiéronyme; c'est vous qui, sous peine d'excommunication, seriez forcé de vous déclarer l'ennemi du pape.»


—Et toi, l'abbé, lui dis-je, ne serais-tu pas tenté, par hasard, de devenir l'ennemi du pape? Ce rôle étrange ne leurre-t-il pas ton orgueil de quelque dangereuse promesse? Mais c'est plus difficile en ce temps-ci que d'improviser une satire, prends-y garde. Le rôle est grave, et il ne suffit pas d'être un prêtre éloquent; il faut être un grand caractère pour lever l'étendard de la révolte dans le concile. Respecte silencieusement l'habit que tu portes, à moins que tu ne te sentes aussi marqué du sceau fatal d'une grande destinée.

L'abbé, sans s'apercevoir de la fatuité de sa réponse, et s'abandonnant naïvement à une douloureuse préoccupation, dit en secouant la tête:—Il eût mieux valu cent fois être un gratteur de guitare à la toilette des Cydalises, passer sa vie à rire et à faire des bouts-rimés, que de souffrir le poids des réflexions qui s'obstinent à creuser cette pauvre tête. O Lamennais! où êtes-vous? O Capellari! que faites-vous? De cette soutane noire, linceul de nos gloires passées, ne sortira-t-il qu'un seul homme? tous ceux qui s'y ensevelissent descendront-ils sans honneur dans l'oubli du tombeau?

—O mon cher abbé, lui dis-je en pressant sa main, prends garde à ce qui se passe en toi! prends garde au démon de l'orgueil! Efface tes vers, voici venir Hiéronyme; laisse à ce moine sa tranquille prudence et son obscur bonheur. N'éveille pas en lui le serpent caché; qui sait s'il n'a pas songé bien des fois, lui aussi, à être un homme? Laisse faire la reine du monde nouveau, l'intelligence, qui approche à pas de géant, et qui fera de nous ce que je sais bien, sans ton secours ni le mien.

. . . . . . . . . . .

Quand nous repassâmes devant l'île des Fous, Beppa se plaignit qu'on lui fît faire deux fois cette route.—Je déteste leurs cris, dit-elle; cela me rend malade, et ma souffrance n'adoucit point la leur.—Ils ne crient pas toujours, lui dis-je en lui montrant le vieillard que nous avions vu deux heures auparavant. Il était toujours à la même place et dans la même attitude. Sa figure était pâle et morne comme nous l'avions laissée, et il contemplait encore les flots.—C'est bien pis que s'il criait, dit Beppa. Mon Dieu! quelle effrayante figure! quel calme désespoir! A quoi songe-t-il et que regarde-t-il? Que se passe-t-il dans cette tête chauve qui ne sent pas les rayons du soleil? Ils sont lourds comme du plomb, et il les supporte depuis deux heures!—Et peut-être les supporte-t-il ainsi tous les jours, dit le docteur. J'en ai connu un qui se croyait un aigle, et qui s'est tellement obstiné à regarder le soleil, qu'il en est devenu aveugle. Quand il eut perdu la vue, sa fantaisie n'en fut que plus opiniâtre. Il croyait en contempler encore le disque lumineux, et prétendait, au milieu des ténèbres de la nuit, voir sa chambre inondée d'une clarté éblouissante.—Plaise à Dieu, dit Beppa, que celui-ci ait quelque manie stupide de ce genre! il ne souffrirait pas. Mais je crains bien qu'à cette heure il ne soit pas fou, et qu'il sache seulement qu'il est captif. Comme il regarde l'horizon! Pauvre homme! tu n'iras jamais jusqu'à cette première lame de l'Adriatique, et il y a peut-être dans ton cerveau un volcan qui voudrait te lancer au bout du monde.—Il ne s'en est peut-être pas fallu l'épaisseur d'un cheveu sous son crâne, dit le docteur, qu'il ne fût un homme de génie et qu'il ne remplît l'univers de son nom. Peut-être y a-t-il des instants où il le sent, et où il s'aperçoit qu'il faut mourir à l'hôpital des fous!—Voguons, voguons, dit Beppa; voici le front de l'abbé qui se plisse. . . . .

. . . . . . . . . . .

La lune montait dans le ciel, quand, après avoir dîné longuement, et longuement causé dans un café, nous arrivâmes à la Piazzetta.—Ce fils de chien dont la mère était une vache ne se dérangera pas, grommela Catullo, qui avait le vin misanthrope, ce soir-là.—A qui s'adresse cette apostrophe généalogique? dit le docteur. En se retournant il vit un Turc qui avait ôté ses babouches et une partie de son vêtement, et qui s'était agenouillé sur la dernière marche du traguet, si près de l'eau qu'il mouillait sa barbe et son turban à chacune des nombreuses invocations qu'il adressait à la lune.—Ah! ah! dit le docteur, ce monsieur a choisi un étrange prie-Dieu; l'heure l'aura surpris au moment où il appelait une gondole; il aura été forcé de se jeter le visage contre terre en entendant sonner le coup de sa prière.—Ce n'est pas cela, dit l'abbé; il s'est mis là pour que personne ne pût passer devant lui et ne vînt à traverser son oraison; son culte lui commande de recommencer autant de fois qu'il passe de gens entre lui et la lune.

En parlant ainsi, il mit sa canne en travers des jambes de Catullo, qui voulait poser brutalement le pied sur la rive et repousser le Turc pour nous faire aborder.—Laisse-le, dit l'abbé; celui-là aussi est un croyant.—Et comment voulez-vous faire, dit le gondolier, si cet animal sans baptême ne se dérange pas?

En effet, le traguet étant bordé de deux petites rampes de bois, nous ne pouvions aborder sans traverser quelque peu l'oraison du musulman.—Eh bien! dit l'abbé, nous attendrons qu'il ait fini: assieds-toi, et ne dis mot.—Catullo alla s'asseoir sur sa poupe en secouant la tête; il était facile de voir qu'il n'approuvait en rien les principes de l'abbé.—Qu'importe, dit celui-ci en se tournant vers nous, que la madone s'appelle Marie ou Phingari? La vierge mère de la Divinité, c'est toujours la même pensée allégorique; c'est la foi qui donne naissance à tous les cultes et à toutes les vertus.—Vous êtes bien hérétique, ce soir, monsieur l'abbé, dit Beppa; pour moi je n'aime pas les Turcs, non parce qu'ils adorent la lune, mais parce qu'ils tiennent les femmes dans l'esclavage.—Sans compter qu'ils coupent la tête à leurs esclaves, dit Catullo d'un air indigné.—Mon oncle, dit le docteur, a été témoin d'un fait que cette prière turque me rappelle. Un jour, il y a environ cinquante ans, un musulman fut surpris ainsi par l'heure de la prière, comme il se trouvait sur la rive des Esclavons. Il s'arrêta au beau milieu des quais, et commença, après avoir ôté ses babouches, les dévotions d'usage. Une troupe de polissons qui voyait apparemment ce spectacle pour la première fois, se prit à rire, l'entourant avec curiosité, et répétant ironiquement ses génuflexions et le mouvement de ses lèvres. Le Turc continua sa prière sans paraître s'apercevoir de cette raillerie. Les polissons, encouragés, redoublèrent de singeries, et peu à peu s'enhardirent jusqu'à ramasser des cailloux et à les lui jeter au visage. Le croyant resta impassible; sa figure ne trahit pas la moindre altération, et il n'omit pas une parole de son oraison. Mais, quand elle fut finie, il se releva, prit par le cou le premier petit malheureux qui lui tomba sous la main, et lui plongea son kandjar dans la gorge avec la même tranquillité que si c'eût été un poulet; puis il se retira, sans dire une seule parole, laissant le cadavre ensanglanté à la place où sa prière avait été profanée. Le sénat délibéra sur ce meurtre, et il fut décidé que le Turc avait exercé une vengeance légitime. Il ne fut fait aucune poursuite contre lui.

Ce récit, que Catullo écouta, la tête penchée et l'oreille basse, parut lui inspirer un profond respect pour l'idolâtre; car, quand celui-ci eut fini de prier, non-seulement il attendit patiemment qu'il eût remis son dolman, mais encore il lui présenta ses babouches. Le Turc ne fit pas un geste de remercîment, ne parut pas s'apercevoir de notre politesse, et alla rejoindre ses compagnons, qui fumaient autour de la colonne de Saint-Théodore.—Ceux-là sont des muscadins, dit l'abbé lorsque nous passâmes auprès d'eux. Ils n'ont pas fait leur prière. Ce sont des négociants établis à Venise, et que l'air de notre civilisation a corrompus. Ils boivent du vin, renient le prophète, ne vont point à la mosquée, et ne se déchaussent point pour saluer Phingari; mais ils n'en valent pas mieux, car ils ne croient à rien, et ils ont perdu toute la poétique naïveté de leur idolâtrie, sans ouvrir leur âme à la vérité austère de l'Évangile. Cependant ils sont encore honnêtes parce qu'ils sont Turcs, et qu'un Turc ne peut pas être fripon.

Après nous être séparés pour prendre quelques heures de repos, nous nous retrouvâmes à la fête ou sagra du Rédempteur. Chaque paroisse de Venise célèbre magnifiquement sa fête patronale à l'envi l'une de l'autre; toute la ville se porte aux dévotions et aux réjouissances qui ont lieu à cette occasion. L'île de la Giudecca, dans laquelle est située l'église du Rédempteur, étant une des plus riches paroisses, offre une des plus belles fêtes. On décore le portail d'une immense guirlande de fleurs et de fruits; un pont de bateaux est construit sur le canal de la Giudecca, qui est presque un bras de mer en cet endroit; tout le quai se couvre de boutiques de pâtissiers, de tentes pour le café, et de ces cuisines de bivouac appelées frittole, où les marmitons s'agitent comme de grotesques démons, au milieu de la flamme et des tourbillons de fumée d'une graisse bouillante, dont l'âcreté doit prendre à la gorge ceux qui passent en mer à trois lieues de la côte. Le gouvernement autrichien défend la danse en plein air, ce qui nuirait beaucoup à la gaieté de la fête chez tout autre peuple; par bonheur, les Vénitiens ont dans le caractère un immense fonds de joie; leur pêché capital est la gourmandise, mais une gourmandise babillarde et vive, qui n'a rien de commun avec la pesante digestion des Anglais et des Allemands; les vins muscats de l'Istrie à six sous la bouteille procurent une ivresse expansive et facétieuse.

Toutes ces boutiques de comestibles sont ornées de feuillage, de banderoles, de ballons en papier de couleur qui servent de lanternes; toutes les barques en sont ornées, et celles des riches sont décorées avec un goût remarquable. Ces lanternes de papier prennent toutes les formes: ici ce sont des glands qui tombent en festons lumineux autour d'un baldaquin d'étoffes bariolées; là ce sont des vases d'albâtre de forme antique, rangés autour d'un dais de mousseline blanche dont les rideaux transparents enveloppent les convives; car on soupe dans ces barques, et l'on voit, à travers la gaze, briller l'argenterie et les bougies mêlées aux fleurs et aux cristaux. Quelques jeunes gens habillés en femmes entr'ouvrent les courtines et débitent des impertinences aux passants. A la proue s'élève une grande lanterne qui a la figure d'un trépied, d'un dragon ou d'un vase étrusque, dans laquelle un gondolier, bizarrement vêtu; jette à chaque instant une poudre qui jaillit en flammes rouges et en étincelles bleues.

Toutes ces barques, toutes ces lumières qui se réfléchissent dans l'eau, qui se pressent, et qui courent dans tous les sens le long des illuminations de la rive, sont d'un effet magique. La plus simple gondole où soupe bruyamment une famille de pêcheurs est belle avec ses quatre fanaux qui se balancent sur les têtes avinées, avec sa lanterne de la proue, qui, suspendue à une lance plus élevée que les autres, flotte, agitée par le vent, comme un fruit d'or porté par les ondes. Les jeunes garçons rament et mangent alternativement; le père de famille parle latin au dessert,—le latin des gondoliers, qui est un recueil de jeux de mots et de prétendues traductions patoises, quelquefois plaisantes et toujours grotesques;—les enfants dorment, les chiens aboient et se provoquent en passant.

Ce qu'il y a encore de beau et de vraiment républicain dans les mœurs de Venise, c'est l'absence d'étiquette et la bonhomie des grands seigneurs. Nulle part peut-être il n'y a des distinctions aussi marquées entre les classes de la société, et nulle part elles ne s'effacent de meilleure foi. On reconnaît un noble au fond de sa gondole, rien qu'à sa manière de hausser et de baisser la glace. Un agioteur juif aura beau imiter scrupuleusement l'élégance d'un dandy, on ne le confondra jamais avec le plus simplement vêtu des descendants d'une antique famille; et un gondolier de place, quoi qu'il fasse, n'aura jamais, dans sa manière de ramer, l'allure à la fois élégante et majestueuse de ceux qu'on appelle gondoliers de palais. Mais il n'est pas une fête publique qui ne réunisse tous les rangs sans distinction, sans privilèges et sans antipathie. Le peuple, qui se moque de tout, se moque des disgrâces de la noblesse, et, au carnaval, l'un de ses déguisements favoris consiste à s'affubler d'une perruque immense, d'un habit ridicule, et à s'en aller par les rues, l'épée au côté, avec des bas crottés et des souliers percés, offrant sa protection, ses richesses et son palais à tous les passants. Cette mascarade s'appelle l'illustrissimo. Elle est devenue classique comme Polichinelle, Arighella, Giacometto et Pantalon. Mais, en dépit de cette cruelle dérision, le peuple aime encore ses vieux nobles, ces hommes des derniers temps de la république, qui furent si riches, si prodigues et si dupes, si magnifiques et si vains, si bornés et si bons; ces hommes qui choisirent pour leur dernier doge Manin, lequel se mit à pleurer comme un enfant quand on lui dit que Napoléon s'approchait, et qui lui envoya les clefs de Venise, au moment où le conquérant s'en retournait, la jugeant imprenable.

Ils ont toujours été affables et paternels avec le peuple, et ne fuient jamais sa grosse joie, parce qu'à Venise elle n'est vraiment pas repoussante comme ailleurs, et que ce peuple a de l'esprit jusque dans la grossièreté; le peuple répond à cette confiance, et il n'y a pas d'exemple qu'un noble ait été insulté dans une taverne ou dans la confusion d'une régate. Tout va pêle-mêle. Les uns rient de la gravité des autres, ceux-ci s'amusent de l'extravagance de ceux-là. La gondole fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du négociant, et le bateau brut du marchand de légumes, soupent et voguent ensemble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l'orchestre du riche se mêle aux rauques chansons du pauvre. Quelquefois le riche fait taire ses musiciens pour s'égayer des refrains graveleux du bateau; quelquefois le bateau fait silence et suit la gondole pour écouter la musique du riche.

Cette bonne intelligence se retrouve partout; l'absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d'aller sur l'eau, contribuent beaucoup à l'égalité des manières. Personne ne crotte et n'écrase son semblable. Il n'y a point là l'humiliation de passer à pied auprès d'un carrosse; nul n'est forcé de se déranger pour un autre, et tous consentent à se faire place. Au café, tout le monde est assis dehors. Le climat l'ordonne, et ce ne sont pas les grands, mais les frileux, qui restent au dedans. Un pêcheur de Chioggia appuie ses coudes déguenillés à la même table qu'un grand seigneur. Il y a bien des cafés de prédilection pour les élégants, pour les artistes, pour les nobles: chacun aime à trouver là sa société de tous les soirs; mais dans l'occasion (que la chaleur rend fréquente) on entre dans la première taverne venue, et personne ne songe à critiquer ou même à remarquer une femme de bon ton, assise dans un cabaret pour boire une semata ou pour manger du poisson frais.

Les Vénitiennes sont coquettes et amoureuses de parure. La richesse de leurs toilettes fait un singulier contraste avec le sans-façon de leurs habitudes. Est-ce à cette simplicité seigneuriale qu'il faut attribuer la manière hardie dont les hommes du peuple les regardent? Un cocher de fiacre à Paris n'est pas un homme pour la femme qui monte dans sa voiture. Ici un gondolier regarde la jambe de toute femme qui sort de sa gondole. La sentence de La Bruyère: Un jardinier n'est un homme qu'aux yeux d'une religieuse, serait un mon-sens à Venise. Beppa n'a certes pas une figure agaçante ni des manières éventées. L'autre jour, comme nous passions auprès d'une barque pleine de manants, l'un d'eux, qui récitait, c'est-à-dire qui écorchait une strophe de Tasse, s'interrompit pour la montrer à ses compagnons en s'écriant: Voici la belle Herminie!

L'ostentation des anciens nobles est encore dans le caractère de la population; l'usage de la sagra en offre une preuve: chaque année, le paroissial et son chapitre délibèrent et choisissent un ordonnateur pour la fête patronale, à peu près comme on choisit une quêteuse dans une paroisse de Paris. Les fonctions de cet ordonnateur sont d'appliquer le produit annuel des aumônes et des offrandes à la décoration de l'église, à l'illumination, et à la musique du chœur; on prend ordinairement le plus généreux et le plus riche. Dévot ou non, il met toujours son ambition à surpasser son prédécesseur en magnificence; et si le revenu de la paroisse ne lui suffit pas, il contribue de sa bourse aux frais de la fête. Aussi le peuple s'amuse beaucoup; les prêtres sont satisfaits, et distribuent à pleines mains les absolutions et les indulgences à l'ordonnateur, à sa famille et à ses serviteurs. Il y a quelques jours, un simple particulier n'a pas dépensé moins de quinze mille francs pour une messe.

A deux heures du matin, comme nous n'avions pas pris de vivres dans la gondole, parce qu'après tout, c'est la plus incommode manière de manger qu'il y ait au monde, nous rentrâmes dans la ville, et nous allâmes souper au restaurant de Sainte-Marguerite, qui avait aussi ses ballons de papier suspendus à la treille. Nous allâmes nous asseoir au fond du jardin, et l'abbé nous fit servir des soles accommodées avec du raisin de Corinthe, des graines de pin et du citron confit. Jules et Beppa s'animèrent si bien la tête et les entrailles avec le vin de Bragance et les macarons au girofle, qu'ils ne voulurent jamais nous permettre de retourner chez nous. Il fallut aller voir le lever du soleil à l'île de Torcello. Catullo, étant à demi ivre et incapable de ramer seul un quart du chemin, nous proposa d'aller chercher ses compères César et Gambierazi: l'un qui fut fait nicoloto le mois dernier, en jurant sur le crucifix haine éternelle aux Castellans; l'autre qui remplit avec Catullo le rôle de grand prêtre, en versant l'encre de seppia sur la tête du néophyte et en dictant la formule du serment. En expiation de ces cérémonies païennes et républicaines, ils furent mis tous trois en prison avec une vingtaine d'assistants; je crois t'avoir raconté cela dans une de mes lettres. J'étais impatient de voir ces gondoliers illustres. Mais, hélas! que les hommes célèbres démentent souvent d'une manière fâcheuse l'idée que nous nous en formons! César, le néophyte, est bossu, et Gambierazi, le pontife, a les jambes en vis de pressoir. Le plus agréable des trois est encore Catullo, qui ne boite que d'une jambe, et qui ne manque jamais de dire, en parlant de lord Byron:—Je l'ai vu, il était boiteux.—Hélas! hélas! le divin poëte Catulle était Vénète; qui sait si l'ivrogne écloppé qui conduit notre gondole ne descend pas de lui en droite ligne?

Ces trois monstres, à l'aide de la voile et du vent, nous conduisirent très-vite à Torcello, et le soleil se levait quand nous nous enfonçâmes gaiement dans les sentiers verts de cette belle île.

Torcello est, de tous les îlots des lagunes où vinrent se réfugier les habitants de la Vénétie lors de l'irruption des barbares en Italie, celui qui conserve le plus de traces de cette époque d'émigration et de terreur. L'église et une fabrique en ruine sont les vestiges de la ville que ces réfugiés y construisirent. L'église, par sa construction irrégulière et le mélange de richesses antiques et de matériaux grossiers qui la composent, atteste la précipitation avec laquelle elle fut bâtie. On y employa les débris d'un temple d'Aquilée, soustraits à la ruine de cette capitale des provinces vénètes. La nef a encore la forme circulaire d'un temple païen, et de précieuses colonnes d'un marbre africain sculpté en Grèce soutiennent le toit de briques chargé de ronces qui s'échappent en festons et s'ouvrent un chemin dans les crevasses des corniches. La coupole et la partie intérieure du portique sont couvertes de mosaïques exécutées par des artistes grecs. Ces mosaïques, qui datent du onzième siècle, sont hideuses de dessin comme toutes celles de cette époque de décadence, mais remarquables de solidité. C'est de Venise que l'art de la mosaïque s'est répandu dans toute l'Italie, et ces fonds d'or qui donnent un si grand relief aux figures, et se conservent si intacts et si brillants sous la poussière des siècles, sont formés de petites plaques de verre doré que l'on fabriquait à Murano, île voisine de celle-ci. Peu à peu l'art du dessin, perdu en Grèce et retrouvé en Italie, s'appliqua à rectifier la mosaïque, et les dernières qui furent exécutées dans l'église de Saint-Marc, par les frères Zuccati, avaient été dessinées par Titien.

L'abbé voulut nous persuader que les madones en mosaïque du onzième siècle avaient un caractère austère et grandiose, où le sentiment de la foi parlait plus haut que la grâce poétique des beaux temps de la peinture. Il fallut bien avouer que dans ces grandes figures du type grec, dans ces yeux fendus, dans ces profils aquilins, il y a quelque chose de ferme et d'imposant comme les préceptes de la foi nouvelle. L'abbé en revint à sa fantaisie, tant soit peu païenne, de faire de la Vierge une allégorie religieuse. Il voulut en trouver la preuve dans les diverses expressions que ces figures révérées reçurent des grands artistes, et nous montrer, dans chacun de leurs types favoris, un reflet de leur âme. Titien avait, selon lui, révélé sa foi robuste et tranquille dans cette grande figure de Marie qui monte au ciel avec une attitude si forte et un regard si radieux, tandis que la nuée d'or s'entr'ouvre, et que Jéhovah s'avance pour la recevoir.

Raphaël et Corrège, amants et poëtes, avaient répandu sur le front de leurs vierges une douceur plus mélancolique et une plus humaine tendresse pour la Divinité; ce n'est pas le ciel seul qu'elles contemplent, c'est Jésus, Dieu d'amour et de pardon, qu'elles caressent saintement.

Enfin, Giambellino et Vivarini, les peintres aimés de Beppa, avaient confié au sourire de leurs madonnettes la naïve jeunesse de leurs cœurs.—O Giambellino! s'écria Beppa, que je t'aurais aimé! que je me serais plu a tes puérilités charmantes! comme j'aurais soigné ton chardonneret bien-aimé! comme j'aurais écouté dans mes rêves la viole et la mandoline de tes petits anges voilés de leurs longues ailes, souples, mélodieux et mignons comme des mésanges! Que j'aurais respiré avec délices ces fleurs que ta main a ravies à l'Éden, et que firent éclore les pleurs d'Ève et de Marie! Comme j'aurais frémi en baisant le léger feuillage qui flotte sur les cheveux d'or de tes pâles chérubins! Comme j'aurais timidement contemplé tes vierges adolescentes, si pures et si saintes que le regard humain craint de les profaner! J'aurais conservé mon âme sereine afin de leur ressembler.—Tu leur ressembles, Beppa! s'écria l'abbé avec un regard qu'il lança sur elle comme un éclair. Mais il reporta aussitôt sa vue sur la grande et sombre madone grecque, emblème de souffrance et d'énergie, qui se dressait au-dessus de nos têtes.—O foi triste et sublime! dit-il en étouffant un soupir. Le visage de cet honnête jeune homme exprima la satisfaction d'un douloureux triomphe, et le sourire d'amertume que l'indignation généreuse ramène si souvent sur ses lèvres s'effaça pour tout le jour. «Qu'on m'impose des sacrifices, me dit-il souvent, qu'on m'ordonne de vaincre et de macérer l'imagination rebelle, d'enfoncer dans mon cœur les sept dards qui percent le sein de Marie; qu'on me donne à souffrir, c'est bien. Ce qui tue, c'est l'inaction, c'est de sentir tout son être inutile, toute sa force perdue; c'est de n'avoir rien à combattre, rien à immoler.» Je ne serais pas surpris que l'abbé se laissât aller parfois à caresser des pensées dangereuses, des sentiments funestes, afin d'avoir la joie d'en triompher.

Le docteur alla s'endormir au milieu des orties, sur la chaise curule en pierre qui servit, dit-on, jadis aux préteurs romains chargés de percevoir l'impôt sur les pêcheurs des lagunes. La tradition populaire gratifie cette chaise du nom de trône d'Attila, bien que le conquérant barbare, ayant fait une vaine tentative d'invasion sur ces îles, et ayant vu ses vaisseaux échouer, à l'heure de la marée descendante, sur les paludes dont il ne connaissait point les canaux navigables, se fût retiré, abandonnant même la chétive conquête de la péninsule de Chioggia. Jules resta à examiner les étranges contrevents de l'église, formés, comme dans les temples orientaux, d'une grande pierre plate tournant sur un pivot et sur des gonds. L'abbé alla faire visite à son confrère de Torcello, dont le blanc prieuré, perdu dans les rameaux des jardins, faisait envie à la romanesque Beppa. J'allai seul, rêvant et ramassant des fleurs pour elle, à travers les traînes de Torcello, plus belles, hélas! que celles de ma Vallée Noire. Une profusion de liserons éclatants grimpait le long des haies, et formait souvent au-dessus du sentier des berceaux plus riches et plus élégants que si la main de l'homme s'en fût mêlée. Huit ou dix maisons, vingt peut-être, disséminées au milieu des vergers, renferment toute la population de l'île. Tous les habitants étaient déjà partis pour la pêche. Un silence inconcevable régnait sur cette nature si prodigue, que l'homme s'en occupe à peine, et y reçoit en pur don ce que chez nous il achète au prix de ses sueurs. Les papillons rasaient le tapis de fleurs étendu sous mes pieds, et, peu habitués sans doute aux tracasseries des enfants ou des entomologistes, venaient se reposer jusque sur le bouquet que j'avais à la main. Torcello est un désert cultivé. Au travers des taillis d'osier et des buissons d'althæra courent des ruisseaux d'eau marine, où le pétrel et la sarcelle se promènent voluptueusement. Çà et là un chapiteau de marbre, un fragment de sculpture du Bas-Empire, une belle croix grecque brisée, percent dans les hautes herbes. L'éternelle jeunesse de la nature sourit au milieu de ces ruines. L'air était embaumé, et le chant des cigales interrompait seul le silence religieux du matin. J'avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de moi les meilleure amis. Je fermai les yeux, comme je fais souvent, pour résumer les diverses impressions de ma promenade, et me composer une vue générale du paysage que je venais de parcourir. Je ne sais comment, au lieu des lianes, des bosquets et des marbres de Torcello, je vis apparaître des champs aplanis, des arbres souffrants, des buissons poudreux, un ciel gris, une végétation maigre, obstinément tourmentée par le soc et la pioche, des masures hideuses, des palais ridicules, la France en un mot.—Ah! tu m'appelles donc! lui dis-je. Je sentis un étrange mouvement de désir et de répugnance. O patrie! nom mystérieux à qui je n'ai jamais pensé, et qui ne m'offres encore qu'un sens impénétrable! le souvenir des douleurs passées que tu évoques est-il donc plus doux que le sentiment présent de la joie? Pourrais-je t'oublier si je voulais? et d'où vient que je ne le veux pas?


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