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Lettres d'un voyageur

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IV

A JULES NÉRAUD

Nohant, septembre 1834.

Combien j'ai à te remercier, mon vieil ami, d'être venu me voir tout de suite! Je n'espérais pas ce bonheur, et je vois que, ta position n'ayant pas changé, c'est une grande preuve d'amitié que m'as donnée. J'ai passé une journée heureuse, mon brave Malgache, auprès de toi, au milieu de mes enfants et de mes amis. J'ai ri de bien bon cœur de nos anciennes folies; j'ai renouvelé nos combats espiègles; je me suis diverti de tes calembours. J'ai retrouvé, après deux ans d'absence (qui renferment pour moi deux siècles), toute cette ancienne vie avec un plaisir d'enfant, avec une joie de vieillard. Eh bien! mon pauvre ami, tout cela est entré une journée entière dans ce cœur usé et désolé; tout cela l'a fait bondir de joie, mais ne l'a ni guéri ni rajeuni; c'est un mort que le galvanisme a fait tressaillir, et qui retombe plus mort qu'auparavant. J'ai le spleen, j'ai le désespoir dans l'âme, Malgache. Je me suis dit tout ce que je pouvais et devais me dire, j'ai essayé de me rattacher à tout; je ne puis pas vivre, je ne le puis pas. Je viens dire adieu à mon pays, à mes amis. Le monde ne saura pas ce que j'ai souffert, ce que j'ai tenté avant d'en venir là. J'essaierais en vain de te faire comprendre mon âme et ma vie: ne me parle pas de cela; reçois mon adieu, et ne me dis rien; ce serait inutile. Viens me voir quelquefois pendant mon séjour ici et parler du passé avec moi. J'aurai quelques services à te demander: tu en accepteras l'ennui comme une preuve de confiance. Pense à moi, et si j'ai un tombeau quelque part où tu passes un jour, arrête-toi pour y laisser tomber quelques larmes? Oh! prie pour celui qui, seul peut-être, a bien connu et bien jugé ton cœur.

Lundi soir.

Merci, mon bon vieux Malgache, merci de ta lettre; aucun remède ne peut être plus efficace que ces paroles d'amitié et cette douce compassion dont mon orgueil ne saurait souffrir. Tu ne sais des malheurs de ma vie qu'une bien faible partie. Si le sort nous réunit quelques heures, je te les dirai; mais l'important, ce n'est pas que tu les saches, c'est que ton affection les adoucisse. Va, le raisonnement, les représentations, les réprimandes, ne font qu'aigrir le cœur de ceux qui souffrent, et une poignée de main bien cordiale est la plus éloquente des consolations. Il se peut que j'aie le cœur fatigué, l'esprit abusé par une vie aventureuse et des idées faussas; mais j'en meurs, vois-tu, et il ne s'agit plus pour ceux qui m'aiment que de me conduire doucement à ma tombe. Otez-moi les dernières épines du chemin, ou du moins semez quelques fleurs autour de ma fosse, et faites entendre à mon oreille les douces paroles du regret et de la pitié. Non, je ne rougis pas de la vôtre, ô mes amis! et de la tienne surtout, vieux débris qui as surnagé sur les orages de la vie, et qui en connais les soucis rongeurs et les fatigues accablantes. Je suis un malade qu'il faut plaindre et non contrarier. Si vous ne me guérissez pas, du moins vous me rendrez la souffrance moins rude et la mort moins laide. Me préserve le ciel de mépriser votre amitié et de la compter pour peu de chose! Mais sais-tu quels maux contre-balancent ces biens-là? Sais-tu ce que certains bonheurs ont inspiré d'exigences à mon âme, ce que certains malheurs lui ont imposé de méfiance et de découragement? Et puis vous êtes forts, vous autres. Moi, j'ai de l'énergie, et non de la force. Tu me dis que l'instinct me retiendra auprès de mes enfants: tu as raison peut-être; c'est le mot le plus vrai que j'aie entendu. Cet instinct, je le sens si profondément que je l'ai maudit comme une chaîne indestructible; souvent aussi je l'ai béni en pressant sur mon cœur ces deux petites créatures innocentes de tous mes maux. Écris-moi souvent, mon ami; sois délicat et ingénieux à me dire ce qui peut me faire du bien, à m'éviter les leçons trop dures. Hélas! mon propre esprit est plus sévère que tu ne le serais, et c'est la rude clairvoyance qui me pousse au désespoir. Que ton cœur, qui est bon et grand, quoi qu'on en dise et quoi qu'on en pense, t'inspire l'art de me guérir. Je suis venu chercher ici ce qui me fuyait ailleurs. Les pédagogues abondent partout, l'amitié est rare et prudente: elle se tire bien mieux d'affaire avec un reproche ou une raillerie qu'avec une larme et un baiser. Oh! que la tienne soit généreuse et douce! Répète-moi que ton affection m'a suivi partout, et qu'aux heures de découragement, où je me croyais seul dans l'univers, il y avait un cœur qui priait pour moi et qui m'envoyait son ange gardien pour me ranimer.

Mercredi soir.

Écrivons-nous tous les jours, je t'en prie; je sens que l'amitié seule peut me sauver.

Je n'en suis pas à espérer de pouvoir vivre. Je borne pour le moment mon ambition à mourir calme et à ne pas être forcé de blasphémer à ma dernière heure, comme cet homme innocent que l'on guillotina dans notre ville il y a quatre ou cinq ans, et qui s'écria sur l'échafaud: Ah! il n'y a pas de Dieu!—Tu es religieux, toi, Malgache; moi aussi, je crois. Mais j'ignore si je dois espérer quelque chose de mieux que les fatigues et les souffrances de cette vie. Que penses-tu de l'autre?—Voilà ce qui m'arrête. Il m'est bien prouvé que je n'arriverai a rien dans celle-ci, et il n'y a pas d'espoir pour moi sur la terre. Mais trouverai-je le repos après ces trente ans de travail? La nouvelle destinée où j'entrerai sera-t-elle une destinée calme et supportable? Ah! si Dieu est bon, il donnera au moins à mon âme un an de repos; qui sait ce que c'est que le repos et quel renouvellement cela doit opérer dans une intelligence! Hélas! si je pouvais me reposer ici auprès de toi, au milieu de mes amis, dans mon pays, sous le toit où j'ai été élevé, où j'ai passé tant de jours sereins! Mais la vie de l'homme commence par où elle devrait finir. Dans ses premiers ans il lui est accordé un bonheur et un calme dont il ne jouit que plus tard par le souvenir; car, avant d'avoir souffert et travaillé, avant d'avoir subi les ans de la virilité, il ne sait pas le prix de ses jours d'enfance.—A ton dire, mon ami, il arriverait pour l'homme sage et fort un temps où ce repos peut s'acquérir par la réflexion et la volonté. Oh! sois sincère, je t'en prie, et oublie le rôle de consolateur que ton amitié t'impose avec moi. Ne me trompe pas dans l'espoir de me guérir; car plus tu ferais refleurir sous mes pas d'espérances décevantes, plus je ressentirais de colère et de douleur en les perdant. Dis-moi la vérité, es-tu heureux?—Non, ceci est une sotte question, et le bonheur est un mot ridicule, qui ne représente qu'une idée vague comme un rêve. Mais supportes-tu la vie de bon cœur? La regretterais-tu si demain Dieu t'en délivrait? Pleurerais-tu autre chose que tes enfants? Car cette affection d'instinct, comme tu dis fort bien, est la seule que la réflexion désespérante ne puisse ébranler.—Dis-moi, oh! dis-moi ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus; ce dégoût de tout, cet ennui dévorant, qui succède à mes plus vives jouissances, et qui de plus en plus me gagne et m'écrase, est-ce une maladie de mon cerveau, ou est-ce un résultat de ma destinée? Ai-je horriblement raison de détester la vie? ai-je criminellement tort de ne pas l'accepter? Mettons de côté les questions sociales, supposons même que nous n'ayons pas d'enfants, et que nous ayons subi tous deux la même dose de malheur et de fatigue. Crois-tu que, par suite de la diversité de nos organisations, nous nous retrouverions l'un et l'autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la vie, moi plus las et plus désespéré que jamais? Y a-t-il donc en vous autres une faculté qui me manque? Suis-je plus mal partagé que vous, et Dieu m'a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie qu'il a donné à toutes les créatures pour la conservation des espèces? Je vois ma mère: elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des plus orageuses et des plus funestes que j'aie entendu raconter; sa force naturelle l'a sauvée de tout; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé dans tous ses naufrages. A soixante ans elle est encore belle et jeune, et chaque soir en s'endormant elle prie Dieu de lui conserver la vie. Ah! mon Dieu, mon Dieu! c'est donc bien bon de vivre? pourquoi ne suis-je pas ainsi? Ma position sociale pourrait être belle; je suis indépendant, les embarras matériels de mon existence ont cessé; je puis voyager, satisfaire toutes mes fantaisies; pourquoi n'ai-je plus de fantaisies?

Ne réponds pas à ces questions-là, c'est trop tôt. Tu ne sais pas les événements qui m'ont amené à cet état moral, et tu pourrais concevoir quelque fausse idée, faute de bien connaître et de bien juger les faits. Mais réponds en ce qui te concerne.—Tu as souffert, tu as aimé, tu es un être très-élevé sous le rapport de l'intelligence, tu as beaucoup vu, beaucoup lu; tu as voyagé, observé, réfléchi, jugé la vie sous bien des faces diverses.—Tu es venu échouer, toi dont la destinée eût pu être brillante, sur un petit coin de terre où tu t'es consolé de tout en plantant des arbres et en arrosant des fleurs. Tu dis que tu as souffert dans les commencements, que tu as soutenu une lutte avec toi-même, que tu t'es contraint à un travail physique. Raconte-moi avec détail l'histoire de ces premiers temps, et puis dis-moi le résultat de tous ces combats et de toute cette vertu. Es-tu calme? supportes-tu sans aigreur et sans désespoir les tracasseries de la vie domestique? t'endors-tu aussitôt que tu te couches? n'y a-t-il pas autour de ton chevet un démon sous la forme d'un ange qui te crie: L'amour, l'amour! le bonheur, la vie, la jeunesse!—tandis que ton cœur désolé répond: Il est trop tard! cela eût pu être, et cela n'a pas été?—O mon ami! passes-tu des nuits entières à pleurer tes rêves et à te dire: Je n'ai pas été heureux?

—Oh! je le devine, je le sens, cela t'arrive quelquefois, et j'ai tort peut-être de réveiller l'idée d'une souffrance que le temps et ton courage ont endormie; mais ce sera une occasion d'exercer la force que tu as amassée que de me raconter comment tu as fait, et de m'apprendre à quoi tu es arrivé. Hélas! si je pouvais comme toi me passionner pour un insecte! J'aime tout cela pourtant, et nul n'est mieux organisé que moi pour jouir de la vie. Je sympathise avec toutes les beautés, toutes les grâces de la nature. Comme toi, j'examine longtemps avec délices, l'aile d'un papillon. Comme toi je m'enivre du parfum d'une fleur. J'aimerais à me bâtir aussi un ajoupa et à y porter mes livres; mais je n'y pourrais rester, mais les fleurs et les insectes ne peuvent pas me consoler d'une peine morale. La contemplation des cimes immobiles du Mont-Blanc, l'aspect de cette neige éternelle, immaculée, sublime de blancheur et de calme, avait suffi, pendant trois ou quatre jours du mois dernier, pour donner à mon âme une sérénité inconnue depuis longtemps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix délicieuse s'écroula comme une avalanche devant le souvenir et l'aspect de mes maux et des ennuis matériels. La poussière des chemins, la puanteur de la diligence et la nudité hideuse du pays suffirent pour me faire dire: La vie est insupportable et l'homme est infortuné.—Et des douleurs morales, réelles, profondes, incurables, se ranimèrent.

Je me berce de l'idée que je mourrai réconcilié du moins avec le passé. Il y a dans l'air du pays, dans le silence de l'automne, dans la magie des souvenirs, dans le cœur de mes amis surtout, quelque chose d'étrangement puissant. Je marche beaucoup, et, soit fatigue de corps, soit repos d'esprit, je dors plus que je n'ai fait depuis un an. Mes enfants me font encore beaucoup de mal au milieu de tout le bonheur qu'ils me donnent; ce sont mes maîtres, les liens sacrés qui m'attachent à la vie, à une vie odieuse! Je voudrais les briser, ces liens terribles! la peur du remords me retient. Et pourtant il y aurait bien des choses à ma décharge si je pouvais raconter l'histoire de mon cœur. Mais ce serait si long, si pénible!—Bonsoir, rappelle-toi nos adieux d'autrefois sous le grand arbre, the parting's tree. Nous avions lu les Natchez, et nous nous disions chaque soir:—Je te souhaite un ciel bleu et l'espérance.—L'espérance de quoi?...

Jeudi.

Mes jours s'écoulent tristes comme la mort, et ma force s'épuise rapidement. Avant-hier j'étais assez bien, je me sentais tomber dans une sorte d'apathie qui ne manquait pas de charme. La fatigue du cœur et celle du corps étaient si grandes en moi, qu'il ne me restait plus guère de sensibilité. J'avais accepté les ennuis et les plaisirs de la journée, et je ne m'étais pas dit comme les autres jours: Pourrai-je vivre demain? Je m'étais rejeté dans le passé, et je savourais cette illusion imbécile au point de me croire transporté aux jours qui sont derrière nous. Je revins de la rivière avec Rollinat et les enfants. Il faisait chaud, et le chemin était difficile. J'eus une sorte de bonheur à traverser une terre labourée en portant Solange sur mes épaules. Maurice marchait devant moi avec son petit ami, et le chien de la maison, quoique laid et mélancolique, nous suivait d'un air si habitué à nous, si sûr de son gîte, si nécessairement attaché à chacun de nos pas, qu'il me semblait faire partie de la famille. Rollinat riait à sa manière, et débitait des facéties à ma mère, et je venais le dernier avec mon fardeau, partageant ma pensée entre les embarras de la marche et le souvenir de tes conseils. Voici, me disais-je, les plaisirs simples et purs que mon ami me vante et me souhaite. Et je ne sais pourquoi la fatigue, les cris joyeux des enfants, la gaieté de ma mère, quoique tout cela fût en désaccord avec la tristesse qui me ronge et l'accablement qui m'écrase, avaient pour moi un charme indéfinissable. Cela me rappelait nos courses au grand arbre, nos récoltes de champignons dans les prés, et la première enfance de mon fils, qu'alors je rapportais aussi à la maison sur mes épaules. J'oubliais presque ces terribles années d'expérience, d'activité et de passion qui me séparent de celles-là.

Mais ce bien-être, dont je ne saurais attribuer le bienfait qu'à des circonstances extérieures, à l'influence de l'air, au silence délicieux de la campagne, à la bonne humeur de ceux qui m'entouraient, cessa bientôt, et je retombai dans mon abattement ordinaire en rentrant à la maison.

Rollinat est une des plus parfaites et des plus affectueuses créatures qu'il y ait sur la terre, doux, simple, égal, silencieux, triste, compatissant. Je ne sais personne dont la société intime et journalière soit plus bienfaisante; je ne sais pas si je l'aime plus ou moins que toi; mon cœur n'a plus assez de vigueur pour s'interroger et se connaître; je sais que l'amitié que j'ai pour Alphonse, pour Laure, pour chacun de vous, ne nuit à aucun en particulier. Seulement, je me tais de mon mal avec ces jeunes enfants dont il troublerait le bonheur, et je n'en parle qu'à Rollinat et à toi. Lui ne me donne ni conseils, ni encouragements, ni consolations; nous échangeons peu de paroles dans le jour; nous marchons côte à côte dans les traînes du vallon ou dans les allées de mon jardin, courbés comme deux vieillards, concentrés dans une muette douleur, et nous comprenant sans nous avertir. Le soir, nous marchons encore dans le jardin jusqu'à minuit; c'est une fatigue physique qui m'est absolument nécessaire pour trouver le sommeil, et à lui aussi qui souffre continuellement des nerfs. Alors nous nous racontons les détails et les ennuis de notre vie. Quelquefois nous retombons dans un profond silence; il regarde les étoiles, où il me rêve un asile, et je promène d'inutiles regards sous les ténébreux ombrages que nous traversons. Leur mystérieux silence me fait tressaillir quelquefois d'épouvante, et il me semble que c'est mon spectre qui se promène à ma place, dans ces lieux mornes comme la tombe. Alors je passe mon bras sous le sien, comme pour m'assurer que j'appartiens encore au monde des vivants, et il me répond avec sa voix caverneuse et monotone:—Tu es malade, bien malade.—Malgré le peu d'encouragements qu'il me donne (car ses inclinations ne sont que trop conformes aux miennes), son amitié m'est très-précieuse, et sa société m'est en quelque sorte nécessaire. Il me semble, que tant que j'aurai à mon côté un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir désespéré; je lui ai fait jurer, ce soir, qu'il assisterait à ma dernière heure, et qu'il aurait le courage de ne point me retenir. Il y a dans la voix, dans le regard, dans tout l'être de ceux que nous aimons, un fluide magnétique, une sorte d'auréole, non visible, mais sensible au toucher de l'âme, si je peux parler ainsi, qui agit puissamment sur nos sensations intimes. La présence de Rollinat m'infuse silencieusement la résignation mélancolique et la sérénité morne et muette. Son silence opère peut-être plus sur moi que ses paroles. Quand il est assis, à une heure du matin, au fond du grand salon, et qu'à la faible clarté d'une seule bougie, oubliée plutôt qu'allumée sur la table, je jette de temps en temps les yeux sur sa figure grave et rêveuse, sur ses orbites enfoncées, sur sa bouche close et serrée, sur son front que plisse une méditation perpétuelle, il me semble contempler l'humble courage et la triste patience revêtus d'une forme humaine. O amitié sobre de démonstrations et riche de dévouements! qui te payera de ce que tu supportes d'heures sombres et de funestes pensées auprès d'une âme moribonde? Assis comme un médecin sans espoir au chevet d'un ami expirant, il semble tâter le pouls à mon désespoir et compter ce qu'il me reste de jours mauvais à subir. Désireux dans sa conscience d'entendre sonner l'heure de ma délivrance, navré dans son affection d'être forcé d'abandonner bientôt ce cadavre qu'il entoure encore de soins inutiles et généreux, il voit mon infortune; il ne prie ni ne pleure; il me fait un dernier oreiller de son bras, et ne me dit point ce qui se passera en lui quand mes yeux seront pour jamais fermés. O Dieu juste! donnez-lui un ami qui vive pour lui et qui ne l'abandonne point pour mourir!

J'ai souvent honte de cette lâcheté qui m'empêche d'en finir tout de suite; ne sais-je donc me décider à rien? ne puis-je ni vivre ni mourir? Il y a des instants où je me figure que je suis usé par le travail, l'amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la terre; mais, à la moindre occasion, je m'aperçois bien que cela n'est pas et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et dans toute la puissance de mon âme. Oh! non, ce n'est pas la force qui me manque pour vivre et pour espérer; c'est la foi et la volonté. Quand un événement extérieur me réveille de mon accablement, quand le hasard me presse et me commande d'agir selon ma nature, j'agis avec plus de présence d'esprit et de calme que je n'ai jamais fait.—Tel je suis encore, malgré tant d'affronts et de blessures dont on m'a couvert, malgré tant de fange et de pierres qu'on m'a jetées, dans le vain espoir de tarir la source vive et abondante des vertus que Dieu m'avait données. On l'a bien troublée, hélas! et la beauté du ciel ne s'y réfléchit plus comme autrefois. Mais quand un être souffrant s'en approche, elle coule encore pour lui, et il peut y puiser sans qu'elle lui refuse son flot bienfaisant. Il y a plus: ce bien que je fais sans enthousiasme et même sans plaisir, ces devoirs que j'accomplis sans satisfaction puérile et sans espoir d'en retirer aucun soulagement, c'est un sacrifice plus austère et peut-être plus grand devant Dieu que les ardentes offrandes d'un cœur plus heureux et plus jeune. C'est maintenant que je sens intimement combien mon âme est droite, puisqu'à mon insu l'amour du bien refleurit en moi sur les plus sombres ruines. O mon Dieu! s'il pouvait me tomber de votre sein paternel une conviction, une volonté, un désir seulement! mais en vain j'interroge cette âme vide. La vertu n'y est plus qu'une habitude forte comme la nécessité, mais stérile pour mon bonheur; la foi n'est plus qu'une lueur lointaine, belle encore dans sa pâleur douloureuse, mais silencieuse, indifférente à ma vie et à ma mort, une voix qui se perd dans les espaces du ciel et qui ne me crie point de croire, mais d'espérer seulement. La volonté n'est plus qu'une humble et muette servante de ce reste de vertu et de religion. Elle proportionne son activité au besoin qu'on a d'elle; et peut-être a-t-elle un troisième conseiller plus fort que la foi et que la vertu, l'orgueil.

Oui, l'orgueil saignant, altier et debout sous les plaies et les souillures dont on s'est efforcé de le couvrir. Nul n'a été plus outragé et plus calomnié que moi, et nul ne s'est cramponné avec plus de douleur et de force à l'espoir d'une justice céleste et au sentiment de sa propre innocence. Oh! comment n'avoir pas d'orgueil, quand on a une guerre inique à soutenir? Pourquoi Dieu m'a-t-il laissé faire si malheureux? et pourquoi permet-il que l'impudence des hommes lâches flétrisse et tue l'existence des hommes candides? Faut-il donc que l'innocent se lève dans sa douleur, et qu'essuyant les larmes de la colère et de la honte, il se lave des impuretés dont on l'accable? Seigneur! Seigneur! à quoi songez-vous, quand vous envoyez un ange gardien à l'enfant suspendu encore au sein de sa mère, et quand votre providence s'occupe du dernier brin d'herbe de la prairie, tandis qu'elle laisse meurtrir et outrager le faible, et que l'honneur, la plus belle fleur qui croisse sur nos chemins, est brisé et foulé aux pieds par le premier écolier qui passe? L'homme dont le front s'est plissé dans la réflexion et dans la souffrance est-il donc moins précieux pour vous que l'âme inerte et encore informe du nourrisson de la femme? Notre triste gloire humaine est-elle plus méprisable que l'ortie qui croît le long des cimetières? O Dieu du ciel! voyez, entendez, et faites justice.

A ROLLINAT.

Vendredi soir.

Comment vas-tu, mon ami? tu es parti bien triste et bien malade. Rassure-moi du moins sur ta santé. Ton âme est naturellement souffrante, et tu n'étais point heureux avant de me connaître. Mais j'ai bien des remords, néanmoins; car j'ai dû cruellement augmenter cette disposition au chagrin, et cet ennui perpétuel qui te ronge. Ma douleur sombre et inguérissable a dû rejaillir sur toi, et les résolutions lugubres dont je t'ai entretenu tous ces jours derniers ont dû contrister et déchirer ton amitié pour moi, si loyale et si sainte. Pardonne-moi, mon pauvre ami; j'ai cherché à m'appuyer sur toi, à me reposer un instant sur ton bras; j'ai voulu te dire mon angoisse afin de m'affermir dans le calme du désespoir, afin de l'emporter dans le tombeau, adoucie et trempée des larmes de l'amitié. Tu as eu le courage de m'écouter en silence et de ne point me donner de vaines consolations; tu m'as dit seulement ton affection, la seule chose à laquelle je pusse penser sans aigreur et sans méfiance. Oh! je te remercie! J'ai obtenu de toi cette rude et sainte promesse, de venir, pour ainsi dire, communier avec moi à mon heure de délivrance. Le Malgache n'en aurait pas la force; il faut un cœur plus vieux et plus résigné qui me dise: Va-t'en! et non pas: Reviens à nous.—Je ne peux revenir à rien ni à personne.

Ne te laisse point toucher ni ébranler par cet état désespéré où tu me vois; ne laisse point la compassion aller jusqu'à la souffrance; ne laisse point la mélancolie dévorer ces belles fleurs, ces rameaux de chêne dont ta route est couverte. Eh quoi! tu es utile, tu es nécessaire, tu es vertueux, et tu supporterais la vie à regret! Oh! non, tomber ce fardeau que tu portes si noblement, et qui de prime abord, t'ouvrira toujours l'accès des âmes nobles. Tu trouveras d'autres amitiés, plus grandes, moins stériles, moins funestes que la mienne; tu auras une vieillesse glorieuse au sein d'une destinée humble et pénible. Oh! mon ami, qu'on me donne une tâche comme la tienne à remplir, qu'on mette entre mes mains le soc de cette charrue avec laquelle tu ouvres un si vigoureux sillon dans la société, et je me relèverai de mon désespoir, et j'emploierai la force qui est en moi, et que la société repousse comme une source d'erreurs et de crimes.

Tu me connais pourtant, toi. Tu sais s'il y a, dans ce cœur déchiré, des passions viles, des lâchetés, le moindre détour perfide, le moindre attrait pour un vice quelconque. Tu sais que si quelque chose m'élève au-dessus de tant d'êtres méprisablement médiocres dont le monde est encombré, ce n'est pas le vain éclat d'un nom, ni le frivole talent d'écrire quelques pages. Tu sais que c'est la forte passion du vrai, le sauvage amour de la justice. Tu sais qu'un orgueil immense me dévore, mais que cet orgueil n'a rien de petit ni de coupable, qu'il ne m'a jamais porté à aucune faute honteuse, et qu'il eût pu me pousser à une destinée héroïque si je ne fusse point né dans les fers! Eh bien! mon ami, que ferai-je de ce caractère? Que produira cette force d'âme qui m'a toujours fait repousser le joug de l'opinion et des lois humaines, non en ce qu'elles ont de bon et de nécessaire, mais en ce qu'elles ont d'odieux et d'abrutissant? A qui les ferai-je servir? Qui m'écoutera, qui me croira? Qui vivra de ma pensée? Qui, à ma parole, se lèvera pour marcher dans la voie droite et superbe où je voudrais voir aller le monde? Personne.—Eh! si du moins je pouvais élever mes enfants dans ces idées, me flatter de l'espoir que ces êtres, formés de mon sang, ne seront pas des animaux marchant sous le joug, ni des mannequins obéissant à tous les fils du préjugé et des conventions, mais bien des créatures intelligentes, généreuses, indomptables dans leur fierté, dévouées dans leurs affections jusqu'au martyre; si je pouvais faire d'eux un homme et une femme selon la pensée de Dieu! Mais cela ne se pourra point. Mes enfants, condamnés à marcher dans la fange des chemins battus, environnés des influences contraires, avertis à chaque pas, par ceux qui me combattent, de se méfier de moi et de ce qu'on appelle des rêves, spectateurs eux-mêmes de ma souffrance au milieu de cette lutte éternelle, de mon cœur ulcéré, de mes genoux brisés à chaque pas sur les obstacles de la vie réelle; mes pauvres enfants, ma chair et mon âme, se retourneront peut-être pour me dire:—Vous nous égarez; vous voulez nous perdre avec vous! N'êtes-vous pas infortuné, rebuté, calomnié? Qu'avez-vous rapporté de ces luttes inégales, de ces duels fanfarons avec la coutume et la croyance? Laissez-nous faire comme les autres; laissez-nous recueillir les avantages de ce monde facile et tolérant; laissez-nous commettre ces mille petites lâchetés qui achètent le repos et le bien-être parmi les hommes. Ne nous parlez plus de vertus austères et inconnues, qu'on appelle folie, et qui ne mènent qu'à l'isolement ou au suicide.

Voilà ce qu'ils me diront. Ou bien si, par tendresse ou disposition naturelle, ils m'écoutent et me croient, où les conduirai-je? Dans quels abîmes irons-nous donc nous précipiter tous les trois? car nous serons trois sur la terre, et pas un avec! Que leur répondrai-je, s'ils viennent me dire:—Oui, la vie est insupportable dans un monde ainsi fait; mourons ensemble! Montrez-nous le chemin de Bernica, ou le lac de Sténio, ou les glaciers de Jacques!

Ce n'est pas que, dans mon orgueil, je veuille dire que je suis seul de mon avis en ce monde par excès de grandeur ou de raison. Non, je suis un être plein d'erreurs et de faiblesses, et les plus sombres voiles d'ignorance couvrent les plus brillants éclairs de mon âme. Je suis seul à force de désenchantements et d'illusions perdues. Ces illusions ont été grossières; mais qui ne les a eues? Elles ont été brisées; qui n'a vu de même tomber les siennes en poussière? Mais je m'en étais fait une, particulière, vaste, belle, comme était mon âme aux premières années de la vie, au sortir de l'adolescence. Celle-là, pour moi, fut un sceau de fatalité éternelle, un arrêt de mort. Mais cela demanderait de plus longs développements et une sorte de récit de ma jeunesse. Je te le ferai quelque jour.

Quand tu commences à t'endormir, pense à moi; pense à cette heure de minuit où les étoiles étaient si blanches, l'air si doucement humide, les allées si sombres; pense à cette route sablée, bordée de thym et d'arbrisseaux, que nous avons parcourue ensemble cent fois dans une demi-heure, et dans laquelle nous avons échangé de si tristes confidences, de si saintes promesses! A cette heure-là, dors tranquille, après m'avoir envoyé une bénédiction et un adieu. Moi, je t'écrirai pendant ce temps, et je n'aurai pas perdu ces entretiens de minuit dont tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours encore, avant que je parte pour toujours!

Samedi.

Oui, j'avais alors une étrange illusion, verte comme ma jeunesse, virile comme ma tournure d'esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout l'avenir qu'elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de mots:—Pour obtenir justice en ce monde comme en l'autre, il ne s'agit que d'être un vrai juste soi-même.

Ce n'était pas tant là un système qu'une conviction. Je savais bien qu'il y avait des âmes honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient et que la Providence semblait abandonner. Même dans le petit horizon où je vivais, j'en comptais plusieurs; mais je me faisais de ce mot de juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de Bible, d'histoire, de poésie et de philosophie, j'en avais fait un portrait selon mes rêves. J'ai retrouvé dans les griffonnages que j'entassais sous mon oreiller à l'âge de seize ans, ce portrait du juste. Le voici, c'est un caillou brut.


«Le juste n'a pas de sexe moral: il est homme ou femme selon la volonté de Dieu; mais son code est toujours le même, qu'il soit général d'armée ou mère de famille.

«Le juste n'a pas d'état. Il est mendiant, voyageur, ou prince de la terre, selon la volonté de Dieu. Son but, sa profession, c'est d'être juste.

«Le juste est fort, calme et chaste. Il est vaillant, il est actif, il est réfléchi. Il observe tous ses premiers mouvements jusqu'à ce qu'il se soit fait tel que tous ses premiers mouvements soient bons. Il méprise la vie, et pour peu que sa place en ce monde soit nécessaire à un meilleur que lui, il la cède de bon cœur et s'offre à Dieu en disant: Seigneur, si je suis nuisible à mon frère, prenez ma vie. Je monterai ce coursier, je franchirai ce buisson, je traverserai ce marais, je sortirai du danger ou j'y resterai, selon votre bon plaisir, ô mon Dieu!—Le juste est toujours prêt à paraître devant Dieu.

«Le juste n'a pas de fortune, pas de maison, pas d'esclaves. Ses serviteurs sont ses amis s'ils en sont dignes. Son toit appartient au vagabond, sa bourse et son vêtement à tous les pauvres, son temps et ses lumières à tous ceux qui les réclament.

«Le juste hait les méchants et méprise les lâches. Il leur donne du pain s'ils en manquent, et des conseils s'ils en veulent. S'ils se convertissent, il les encourage et leur pardonne; s'ils s'endurcissent dans le mal, il les oublie, mais il ne les craint pas; et si un assassin l'attaque, il le tue bravement et se regarde comme l'instrument de la justice de Dieu.

«Le juste ne s'ennuie jamais. Il travaille tant qu'il peut, soit avec le corps, soit avec l'esprit, selon ses besoins et ceux d'autrui. Quand il est las, il se repose et pense à Dieu; quand il est malade, il se résigne et rêve au ciel.

«Le juste ouvre son cœur à l'amitié. Ce qu'il aime le mieux après Dieu, c'est son ami; et il ne craint jamais de l'aimer trop, parce qu'il ne peut aimer qu'un être digne de lui.

«Le juste est orgueilleux, mais non pas vain. Il ne sait point s'il est jeune, beau, riche, admiré, il sait qu'il est juste; et quoiqu'il pardonne à ceux qui le méconnaissent, il s'éloigne d'eux. Il sait que ceux qui ne le comprennent point ne lui ressemblent point, et que s'il pouvait les aimer il cesserait d'être juste.

«Le juste est sincère avant tout, et c'est ce qui exige de lui une force sublime, parce que le monde n'est que mensonge, fourberie ou vanité, trahison ou préjugé.

«Le juste méprise l'opinion de la foule; il est le défenseur du faible et de l'opprimé, et n'élève la voix parmi les hommes que pour défendre ceux que les hommes accusent injustement. Il ne s'en remet à personne du soin de prononcer sur un accusé. Il ne croit au mal que quand il le sait, et, sans s'inquiéter de l'anathème ou de la risée des gens, il va écouter les plaintes de Job jusque sur son fumier.

«Le juste pèche sept fois par jour, mais ce sont des péchés de juste. Il y en a qu'il ne commet jamais, et qu'il ne soupçonne même pas.

«Le juste est souvent injurié et calomnié; mais il obtient toujours justice, parce qu'il l'aime, parce qu'il la veut, parce qu'il est fort et sait l'imposer. Il a des ennemis, des indifférents; quelquefois la foule entière est contre lui; mais il a pour amis quelques justes comme lui, qui se cherchent et se rencontrent dans cette vie, et à qui Dieu donne son royaume dans l'autre.»


Cette singulière déclaration de mes droits de l'homme, comme je l'appelais alors, écolier que j'étais; cet innocent mélange d'hérésies et de banalités religieuses renferme pourtant bien, n'est-ce pas, un ordre d'idées arrêtées, un plan de vie, un choix de résolutions, la tendance à un caractère religieusement choisi et embrassé? Elle t'explique à peu près ce qu'étaient les illusions de mon adolescence, et, au milieu des sentiments fraîchement dictés par l'Évangile, une sorte de restriction rebelle dictée par l'orgueil naissant, par l'obstination innée, un vague rêve de grandeur humaine mêlé à une plus sérieuse ambition de chrétien.

Présomptueuse ou folle, cette espérance d'arriver à l'état de juste, c'est-à-dire de pratiquer la miséricorde, la franchise et l'austérité avec calme et avec joie; de supporter la contradiction et le blâme avec indifférence et fermeté, et de laisser un nom honoré parmi l'élite des hommes rencontrés en cette vie; cette ambition d'une gloire humble, mais désirable, d'un travail difficile et long, d'une lutte contre la société, couronnée à la fin de succès, du moins par l'estime de ce petit nombre de bons que j'espérais rejoindre sur les mers inconnues de l'avenir, c'était là le rêve, l'illusion de mes plus belles années, la foi en la justice divine et humaine.—Qu'est-il devenu? un regret affreux, la source d'un ennui et d'un dégoût qui n'ont d'autre remède que la mort.

Cela fut la source de mes qualités et de mes défauts, ou bien ce furent mes qualités et mes défauts qui m'inspirèrent ces idées fausses. Je leur ai dû bien des vertus inutiles, bien des traits de folie héroïque, bien des actes de grandeur imbécile et de dévouement sublime, dont l'objet et le résultat ont été ignoblement ridicules. J'ai voulu faire l'homme fort, et j'ai été brisé comme un enfant. M'en repentirai-je aujourd'hui que je vais paraître devant toi, ô mon Dieu? Non; car si la justice divine est un rêve comme la justice humaine, du moins il y a le repos du néant qui doit être désirable après les fatigues d'une vie comme la mienne.

Je les ai bien rencontrés, ces hommes justes, je leur ai serré la main; et leur estime, la tienne entre toutes, ô mon ami! a bien répandu sur mes plaies le baume consolateur. J'ai bien exercé cette justice, non pas toujours aussi ferme que je me l'étais dictée en ces jours de puritanisme juvénile; mais si les passions, ou la fatigue, ou la douleur ou l'amour ont souvent engourdi ou détourné ce bras qui se flattait d'être toujours tendu aux faibles et aux infortunés; si cette sévérité farouche et prudente envers les méchants s'est souvent laissé tromper par un jugement facile à égarer, par un cœur facile à séduire: pourtant, je n'ai commis aucune action, caressé aucun vice, admis aucun principe qui m'ait fait sortir du chemin de la justice; j'y ai marché lentement, je m'y suis arrêté plus d'une fois, j'y ai perdu bien des peines et bien du temps à poursuivre des fantômes. Mais l'instinct, la nécessité d'obéir à ma nature, ont toujours retenu mes pieds sur la route d'ivoire, et si je ne suis pas encore le juste que je voulais être, rien dans le passé ne s'oppose à ce que je le devienne; c'est dans le présent que gît un obstacle semblable à une montagne écroulée: cet obstacle, c'est le désespoir.

Et pourquoi ce spectre livide est-il venu étendre sur moi ses membres lourds et glacés? Pourquoi l'amertume est-elle entrée si avant dans mon cœur, que tous les biens, toutes les consolations que ma raison admet, mon instinct les repousse? D'où vient que je te disais, l'autre soir, dans le jardin, l'âme pénétrée d'une sombre superstition: Il y a dans la nature je ne sais quelle voix qui me crie de partout, du sein de l'herbe et de celui du feuillage, de l'écho et de l'horizon, du ciel et de la terre, des étoiles et des fleurs, et du soleil et des ténèbres, et de la lune et de l'aurore, et du regard même de mes amis: Va-t'en, tu n'as plus rien à faire ici?

C'est peut-être parce que j'ai eu l'ambition de l'intelligence et la sensibilité du cœur; c'est parce que je me suis imposé le caractère du juste dans des proportions trop antiques, et que je n'ai pu défendre mon cerveau des puériles misères de ces temps-ci. J'avais dit: Je ferai ceci, et je serai calme; je l'ai fait, et je suis resté agité.—J'avais dit encore: Je braverai ces écueils et ne frémirai pas; je les ai bravés, et j'en suis sorti pâle d'épouvante.—J'avais dit enfin: J'obtiendrai ces biens, et je m'en contenterai; je les ai obtenus, et ils ne me suffisent pas. J'ai fait assez passablement mon devoir: mais j'ai trouvé la peine plus amère, et le bonheur moins doux que je ne les avais rêvés. Pourquoi la vérité, au lieu de se montrer comme elle est, grande, maigre, nue et terrible, se fait-elle riante, belle et fleurie pour apparaître aux enfants dans leurs songes?

AU MALGACHE.

Je lis immensément depuis quelques jours. Je dis immensément, parce qu'il y a bien trois ans que je n'ai lu la valeur d'un volume in-octavo, et que voici depuis quinze jours trois ouvrages que j'avale et digère: l'Eucharistie, de l'abbé Gerbet; Réflexions sur le suicide, par madame de Staël; Vie de Victor Alfieri, par Victor Alfieri. J'ai lu le premier par hasard; le second par curiosité, voulant voir comment cet homme-femme entendait la vie; le troisième par sympathie, quelqu'un me l'ayant recommandé comme devant parler très-énergiquement à mon esprit.

Un sermon, une dissertation, une histoire.—L'histoire d'Alfieri ressemble à un roman; elle intéresse, échauffe, agite.—Le catholicisme de l'abbé a la solennité étroite, l'inutilité inévitable d'un livre ascétique.—Il n'y a que la dissertation de madame de Staël qui soit vraiment ce qu'elle veut être, un écrit correct, logique, commun quant aux pensées, beau quant au style, et savant quant à l'arrangement. Je n'ai trouvé d'autre soulagement dans cet écrit que le plaisir d'apprendre que madame de Staël aimait la vie, qu'elle avait mille raisons d'y tenir, qu'elle avait un sort infiniment plus heureux que le mien, une tête infiniment plus forte et plus intelligente que la mienne. Je crois, du reste, que son livre a redoublé pour moi l'attrait du suicide. Quand je trouve un pédagogue de village sur mon chemin, il m'ennuie; mais je le prends en patience, car il fait son état. Mais si je rencontre un illustre docteur, et qu'espérant trouver en lui quelque secours, j'aille le consulter pour éclaircir mes doutes et calmer mes anxiétés, je serai bien plus choqué et bien plus contristé qu'auparavant, s'il me dit en phrases excellentes et en mots parfaitement choisis les mêmes lieux communs que le pédagogue de village vient de me débiter en latin de cuisine; celui-là avait le mérite de me faire sourire parfois de ses barbarismes, son emphase pouvait être bouffonne; la froideur doctorale de l'autre n'est que triste. C'est un chêne que l'on courait embrasser pour se sauver, et qui se brise comme un roseau, pour vous laisser tomber plus bas dans l'abîme.

L'Eucharistie est certainement un livre distingué malgré ses défauts. Je suis bien aise de l'avoir lu: non qu'il m'ait fait aucun bien, il est trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu'à un petit nombre; mais parce qu'il m'a ramené aux jours de ma première jeunesse, dévote, tendre et crédule.

Alfieri est un homme qui me plaît. Ce que j'aime, c'est son orgueil; ce qui m'intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa faiblesse; ce que j'admire, c'est son énergie, sa patience, les efforts inouïs qu'il a faits pour devenir poëte.—Hélas! encore un qui a souffert, qui a détesté la vie, qui a sangloté et rugi (comme il dit) dans la fureur du suicide; et celui-là, comme les autres, s'est consolé avec un hochet! Il a connu l'amour, des désenchantements hideux, et des regrets mêlés de honte et de mépris, et l'ennui de la solitude, et le froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses..... excepté de la dernière marotte qui l'a sauvé, la gloire!

La Vie d'Alfieri, considérée comme livre, est un des plus excellents que je connaisse. Il est vrai que je n'en connais guère, surtout depuis l'époque à laquelle j'ai absolument perdu la mémoire; celui-là est écrit avec une simplicité extrême, avec une froideur de jugement d'où ressort pour le lecteur une très-chaude émotion; avec une concision et une rapidité pleines d'ordre et de modestie. Je pense que tous ceux qui se mêleront d'écrire leur vie devraient se proposer pour modèle la forme, la dimension et la manière de celle-ci. Voilà ce que je me suis promis en la lisant, et voilà pourtant ce que je suis bien sûr de ne pas tenir.

Pour me résumer, je veux te dire que la lecture me fait beaucoup plus de mal que de bien. Je veux m'en sevrer au plus vite. Elle empire mon incertitude sur toute vérité, mon découragement de tout avenir. Tous ceux qui écrivent l'histoire des maux humains ou de leurs propres maux, prêchent du haut de leur calme ou de leur oubli. Mollement assis sur le paisible dada qui les a tirés du danger, ils m'entretiennent du système, de la croyance ou de la vanité qui les console. Celui-ci est dévot, celle-là est savante, le grand Alfieri fait des tragédies. Au travers de leur bien-être présent, ils voient les chagrins passés menus comme des grains de poussière, et traitent les miens de même, sans songer que les miens sont des montagnes, comme l'ont été les leurs. Ils les ont franchies, et moi, comme Prométhée, je reste dessous, n'ayant de libre que la poitrine pour nourrir un vautour. Ils sourient tranquillement, les cruels! L'un prononce sur mon agonie ce mot de mépris religieux, vanitas! l'autre appelle mon angoisse faiblesse, et le troisième ignorance. Quand je n'étais pas dévot dit l'un, j'étais sous ce rocher; soyez dévot et levez-vous!—Vous expirez? dit madame de Staël; songez aux grands hommes de l'antiquité, et faites quelque belle phrase là-dessus. Rien ne soulage comme la rhétorique.—Vous vous ennuyez? s'écrie Alfieri; ah! que je me suis ennuyé aussi! Mais Cléopâtre m'a tiré d'affaire.—Eh bien! oui, je le sais, vous êtes tous heureux, vertueux ou glorieux. Chacun me crie: Levez-vous, levez-vous, faites comme moi, écrivez, chantez, aimez, priez! Jusqu'à toi, mon bon Malgache, qui me conseilles de faire bâtir un ajoupa et d'y lire les classifications de Linnée. Mes maîtres et mes amis, n'avez-vous rien de mieux à me dire? Aucun de vous ne peut-il porter la main à ce rocher et l'ôter de dessus mes flancs qui saignent et s'épuisent? Eh bien! si je dois mourir sans secours, chantez-moi du moins les pleurs de Jérémie ou les lamentations de Job. Ceux-là n'étaient point des pédants; ils disaient tout bonnement: La pourriture est dans mes os, et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair.

A ROLLINAT.

Je suis bien fâché d'avoir écrit ce mauvais livre qu'on appelle Lélia, non pas que je m'en repente: ce livre est l'action la plus hardie et la plus loyale de ma vie, bien que la plus folle et la plus propre à me dégoûter de ce monde à cause des résultats. Mais il y a bien des choses dont on enrage et dont on se moque en même temps, bien des guêpes qui piquent et qui impatientent sans mettre en colère, bien des contrariétés qui font que la vie est maussade, et qui ne sont pas tout à fait le désespoir qui tue. Le plaisir d'avoir fait ces choses en efface bientôt l'atteinte.

Si je suis fâché d'avoir écrit Lélia, c'est parce que je ne peux plus l'écrire. Je suis dans une situation d'esprit qui ressemble tellement à celle que j'ai dépeinte, et que j'éprouvais en faisant ce livre, que ce me serait aujourd'hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer. Malheureusement, on ne peut pas faire deux ouvrages sur la même pensée sans y apporter beaucoup de modifications. L'état de mon esprit, lorsque je fis Jacques (qui n'a point encore paru), me permit de corriger beaucoup ce personnage de Lélia, de l'habiller autrement et d'en faciliter la digestion au bon public. A présent je n'en suis plus à Jacques, et au lieu d'arriver à un troisième état de l'âme, je retombe au premier. Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans! quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations, quels pieux sermons découleront de ma plume! comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux, comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce temps-là; car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureux. Je serai aussi faux, aussi bouffi, aussi froid, aussi inutile que Trenmor, type dont je me suis moqué plus que tout le monde, et avant tout le monde; mais ils n'ont pas compris cela. Ils n'ont pas vu que, mettant diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains, et étant forcé par la logique de faire paraître aussi la raison humaine, je l'avais été chercher au bagne, et qu'après l'avoir plantée comme une potence au milieu des autres bavards, j'en avais tiré à la fin un grand bâton blanc, qui s'en va vers les champs de l'avenir, chevauché par les follets.

Tu me demandes (je t'entends) si c'est une comédie que ce livre que tu as lu si sérieusement, toi véritable Trenmor de force et de vertu, qui sais penser tout ce que le mien sait dire, et faire tout ce que le mien sait indiquer.—Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j'écrivis de fort belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d'insomnie, de colère, où je me moquai de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j'écrivis. Il y eut des après-midi d'humeur ironique et facétieuse, où, échappant comme aujourd'hui au pédantisme des donneurs de consolation, je me plus à faire Trenmor le philosophe plus creux qu'une gourde et plus impossible que le bonheur. Ce livre, si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le plus douloureusement, le plus âcrement senti que cervelle en démence ait jamais produit. C'est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de réussite impossible. Ceux qui ont cru lire un roman ont eu bien raison de le déclarer détestable. Ceux qui ont pris au réel ce que l'allégorie cachait de plus tristement chaste ont eu bien raison de se scandaliser. Ceux qui ont espéré voir un traité de morale et de philosophie ressortir de ces caprices ont fort bien fait de trouver la conclusion absurde et fâcheuse. Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l'ont écouté comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires lugubres et de jurements, l'ont fort bien compris, et ceux-là l'aiment sans l'approuver. Ils en pensent absolument ce que j'en pense; c'est un affreux crocodile très-bien disséqué, c'est un cœur tout saignant, mis à nu, objet d'horreur et de pitié.

Où est l'époque où l'on n'eût pas osé imprimer un livre sans l'avoir muni, en même temps que du privilége du roi, d'une bonne moralité, bien grosse, bien bourgeoise, bien rebattue, bien inutile? Les gens de cœur et de tête ne manquaient jamais de prouver absolument le contraire de ce qu'ils voulaient prouver. L'abbé Prévost tout en démontrant par la bouche de Tiberge que c'est un grand malheur et un grand avilissement de s'attacher à une fille de joie, prouva par l'exemple de Desgrieux que l'amour ennoblit tout, et que rien n'est rebutant de ce qui est profondément senti par un généreux cœur. Pour compléter la bévue, Tiberge est inutile. Manon est adorable, et le livre est un sublime monument d'amour et de vérité.

Jean-Jacques a beau faire, Julie ne redevient chère au lecteur qu'à l'heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu'elle n'a pas cessé de l'aimer. C'est madame de Staël, la logique, la raisonneuse, l'utile, qui fait cette remarque. Madame de Staël remarque encore que la lettre qui défend le suicide est bien supérieure à la lettre qui le condamne. Hélas! pourquoi écrire contre sa conscience, ô Jean-Jacques? s'il est vrai, comme beaucoup le pensent, que vous vous êtes donné la mort, pourquoi nous l'avoir caché? pourquoi tant de déraisonnements sublimés pour celer un désespoir qui vous déborde? Martyr infortuné qui avez voulu être philosophe classique comme un autre, pourquoi n'avoir pas crié tout haut? cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur; nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.

Est-ce beau, est-ce puéril, cette affectation d'utilité philanthropique? Est-ce la liberté de la presse, ou l'exemple de Gœthe suivi par Byron, ou la raison du siècle qui nous en a délivrés? Est-ce un crime de dire tout son chagrin, tout son ennui? Est-ce vertu de le cacher? Peut-être, se taire, oui: mais mentir! mais avoir le courage d'écrire des volumes pour déguiser aux autres et à soi-même le fond de son âme!

Eh bien! oui, c'était beau! Ces hommes-là travaillaient à se guérir et à faire servir leur guérison aux autres malades. En tâchant de persuader, ils se persuadaient. Leur orgueil, blessé par les hommes, se relevait en déclarant aux hommes qu'ils avaient su se guérir tout seuls de leurs atteintes. Sauveurs ingénus de vos ingénus contemporains, vous n'avez pas aperçu le mal que vous semiez sous les fleurs saintes de votre parole! vous n'avez pas songé à cette génération que rien n'abuse, qui examine et dissèque toutes les émotions, et qui, sous les rayons de votre gloire chrétienne, aperçoit vos fronts pâles sillonnés par l'orage! Vous n'avez pas prévu que vos préceptes passeraient de mode, et que vos douleurs seules nous resteraient, à nous et à nos descendants!


V

A FRANÇOIS ROLLINAT

Janvier 1835.

Pourquoi diable n'es-tu pas venu hier? nous t'avons attendu pour dîner jusqu'à sept heures, ce qui est exorbitant pour des appétits excités par l'air vif de la campagne. Il te sera survenu un client bavard? tu n'es pas malade au moins? A présent, nous ne t'attendons plus que samedi. Dans l'intervalle, donne-moi de tes nouvelles, entends-tu, Pylade? nous serions inquiets. La mine que tu as depuis trois mois surtout n'est pas faite pour nous rassurer. Pauvre vieux petit homme jaune, qu'as-tu donc? Je sais que tu réponds ordinairement à cette question-là: «Qu'as-tu toi-même? es-tu donc un homme riche, jeune, robuste et frais, pour t'inquiéter de la mine que j'ai?» Hélas! nous avons tous deux une pauvre apparence, et, dans tous ces étuis de parchemin, il y a des âmes bien lasses et bien flétries, mon camarade!

Bah! de quoi vais-je parler? nous avons été hier plus gais que jamais; cependant tu nous manquais bien, mais nous avons bu à ta santé, et, à force de faire des vœux pour toi, nous nous sommes tous un peu exaltés. Ma foi! Pylade, il ne faut pas nier les biens que la Providence nous tient en réserve. Au moment où nous croyons tout perdu, la bonne déesse, qui sourit de notre désespoir, est là, derrière nous, qui entoure de clinquant un petit hochet bien joli qu'elle nous met ensuite dans les mains si doucement qu'on ne soupçonne pas son dessein; car si nous pouvions imaginer qu'elle nous raille et qu'elle ne prend pas notre fureur au sérieux, nous serions capables de nous tuer pour la forcer d'y croire. Mais nous espérons qu'elle est un peu intimidée de nos menaces, et qu'à l'avenir elle se conduira mieux à notre égard; nous nous laissons aller peu à peu à regarder cette amusette qu'elle nous a donnée, et enfin nous en secouons les grelots tout en leur disant: Grelots de la folie, vous pouvez bien sonner tant que vous voudrez, nous n'y prendrons aucun plaisir. Mais nous les faisons sonner encore, et nous les écoutons avec tant de complaisance que bientôt nous nous faisons grelots nous-mêmes, et des rires et des chants de joie sortent de nos poitrines vides et désolées. Nous avons alors de bien beaux raisonnements pour nous réconcilier avec la vie, tout aussi beaux que ceux qui nous faisaient renoncer à la vie la semaine précédente. Quelle mauvaise plaisanterie que le cœur humain! Qu'est-ce donc que ce cœur-là, dont nous parlons tous tant et si bien? D'où vient que cela est si bizarre, si mobile, si lâche à la souffrance, si léger au plaisir? Y a-t-il un bon et un mauvais ange qui soufflent tour à tour sur ce pauvre organe de la vie? Est-ce une âme, un rayon de la Divinité, que ce diaphragme qu'une tasse de café et un bon mot dilatent? Mais si ce n'est qu'une éponge imbibée de sang, d'où lui viennent donc ces aspirations soudaines, ces tressaillements, ces angoisses, espèce de cris déchirants qui s'en échappent quand de certaines syllabes frappent l'oreille, ou quand les jeux de la lumière dessinent sur le mur, avec la frange d'un rideau ou l'angle d'une boiserie, certaines lignes fantastiques, profils ébauchés par le hasard, empreints de magiques ressemblances? Pourquoi, au milieu de nos soupers, où, Dieu merci, le bruit et la gaieté ne vont pas à demi, y en a-t-il quelques-uns parmi nous qui se mettent à pleurer sans savoir pourquoi? Il est ivre, disent les autres. Mais pourquoi le vin qui fait rire ceux-ci fait-il sangloter celui-là? O gaieté de l'homme, que tu touches de près à la souffrance! Et quel est donc ce pouvoir d'un son, d'un objet, d'une pensée vague sur nous tous? Quand nous sommes vingt fous criant dans tous les tons faux, et chantant sur toutes les gammes incohérentes de l'ivresse, s'il en est un qui fasse un signe solennel en disant: Écoutez! tous se taisent et écoutent. Alors, dans le silence de ces grands appartements, une voix lointaine et plaintive s'élève. Elle vient du fond de la vallée, elle monte comme une spirale harmonieuse autour des sapins du jardin, puis elle gagne l'angle de maison; elle se glisse par une fenêtre, elle vole le long des corridors et vient se briser contre la porte de notre salle avec des sanglots lamentables. Alors toutes nos figures s'allongent, toutes nos lèvres pâlissent; nous restons tous cloués à notre place, dans l'attitude où ce bruit nous a pris. Enfin quelqu'un s'écrie:—Bah! c'est le vent, je m'en moque.—En effet, c'est le vent, rien que le vent et la nuit; et personne ne s'en moque, personne ne surmonte sans effort la tristesse qu'inspirent ces choses-là. Mais pourquoi est-ce triste? Le renard et la perdrix tombent-ils dans la mélancolie quand le vent pleure dans les bruyères? La biche s'attendrit-elle au lever de la lune? Qu'est-ce donc que cet être qui s'institue le roi de la création, et qui ne rêve que larmes et frayeurs?

Mais pourquoi serions-nous tristes, à moins d'être fous? Nos femmes sont charmantes, et nos amis, en est-il de meilleurs? Est-il beaucoup de mortels qui aient eu dans leur vie le bonheur de réunir sous le même toit presque tous les jours, pendant un mois, douze ou quinze créatures nobles et vraies, et toutes unies entre elles d'une sainte amitié? O mes amis, mes chers amis! savez-vous ce que vous êtes dans la vie d'un infortuné? vous ne le savez pas assez, vous n'êtes pas assez fiers du bien que vous faites; c'est quelque chose que de sauver une âme du désespoir.

Hélas! hélas! qu'est-ce que ce mélange d'amertume et de joie? qu'est-ce que ce sentiment de détachement et d'amour, qui me ramène ici chaque année, dans cette saison qui n'est plus l'automne et qui n'est pas encore l'hiver, mois de recueillement mélancolique et de tendre misanthropie; car il y a de tout cela dans cette pauvre tête fatiguée que presse de toute sa solennité le toit paternel. O mes dieux Lares! vous voilà tels que je vous ai laissés. Je m'incline devant vous avec ce respect que chaque année de vieille se rend plus profond dans le cœur de l'homme. Poudreuses idoles qui vîtes passer à vos pieds le berceau de mes pères et le mien, et ceux de mes enfants; vous qui vîtes sortir le cercueil des uns et qui verrez sortir celui des autres, salut, ô protecteurs devant lesquels mon enfance se prosternait en tremblant, dieux amis que j'ai appelés avec des larmes du fond des lointaines contrées, du sein des orageuses passions! Ce que j'éprouve en vous revoyant est bien doux et bien affreux. Pourquoi vous ai-je quittés, vous toujours propices aux cœurs simples, vous qui veillez sur les petits enfants quand les mères s'endorment, vous qui faites planer les rêves d'amour chaste sur la couche des jeunes filles, vous qui donnez aux vieillards le sommeil et la santé! Me reconnaissez-vous, paisibles Pénates? ce pèlerin qui arrive à pied dans la poussière du chemin et dans la brume du soir, ne le prenez-vous point pour un étranger? Ses joues flétries, son front dévasté, ses orbites que les larmes ont creusées, comme les torrents creusent les ravins, ses infirmités, sa tristesse et ses cicatrices, tout cela ne vous empêchera-t-il pas de reconnaître cette âme vaillante qui sortit d'ici un matin revêtue d'un corps robuste, lequel chevauchait une brave jument nourrie dans les genêts, sobre et infatigable monture, comme si l'homme et l'animal devaient faire le tour du monde? Voici l'homme: les enfants l'appellent Tobie, et ils le soutiennent sous les bras pour qu'il marche. Le cheval est là-bas, il broute lentement l'ortie autour des murs du cimetière: c'est Colette, qui jadis fut digne de porter Bradamante, et qui, maintenant aveugle, regagne encore aujourd'hui, avec la vue de l'instinct et de la mémoire, la litière où elle mourra demain matin.

Eh bien! Colette, tes beaux jours ne sont plus; mais on a fait une bonne action en te conservant un coin et une botte de paille dans l'écurie. Qui t'a assuré cette bonne destinée de ne point être vendue au corroyeur comme tous les vieux chevaux? le plus sacré des droits, l'ancienneté. Ce qui a été est quelque chose de respectable. Ce qui est, est toujours sujet à doute et à contestation. D'où vient donc l'amitié qu'on a pour ton vieux maître ici? Personne ne le connaît plus, il a disparu longtemps, il a voyagé au loin; ses traits ont changé; de ses goûts, de ses habitudes, de son caractère, on ne sait plus rien, car il s'est passé tant de choses dans sa vie depuis le temps où il était encore solide et fier! Mais un mot simple et doux rattache à lui ceux qui pourraient s'en méfier. Ce mot, c'est autrefois.—Il était là, dit-on, il faisait ces choses avec nous, il était un de nous, nous l'avons connu; il allait à la chasse par ici, il cueillait des champignons dans le pré qui est là-bas; vous souvenez-vous de la noce d'un tel, et de l'enterrement de...? Quand on en est au chapitre des vous souvient-il, que de précieux liens d'or et de diamant rattachent les cœurs refroidis! que de chaleureuses bouffées de jeunesse montent au visage et raniment les joies oubliées, les affections négligées! On se figure souvent alors qu'on s'est aimé plus qu'on ne s'aima en effet, et, à coup sûr, les plaisirs passés, comme les plaisirs qu'on projette, semblent plus vifs que ceux qu'on a sous la main.

Ah! c'en est un bien pur, cependant, que de s'embrasser après une longue absence, en s'écriant:—Te voilà donc, mon vieux! C'est donc toi, ma fille! C'est donc vous, ma nièce, ma sœur!

Ne me dis donc pas, mon ami, que je suis courageux, et que la gaieté que je montre est un effort de mon amitié pour toi et pour eux. Ne crois pas cela. Je suis heureux en effet, heureux par vous, malheureux par d'autres. Qu'importe ici ce qui n'est pas vous? Crois-tu que je m'en occupe?—J'y songe malgré moi, il est vrai; mais pourquoi en parler, pourquoi le sauriez-vous? Oh! non, que personne ne le sache, excepté les deux ou trois vieux qui ne peuvent se tromper sur le pli de mon sourcil. Mais que les autres ne connaissent de moi que le bonheur qui me vient d'eux. Les pauvres enfants en douteraient s'ils voyaient le fond des abîmes qu'ils couvrent de fleurs. Ils s'éloigneraient effrayés en se disant: Rien ne peut croître sur ce sol désolé; car les incurables n'ont pas d'amis, et quand l'homme ne peut plus être utile à l'homme, celui qui peut se sauver s'éloigne, et celui qui n'a plus de chances meurt seul. Ces jeunes esprits comprendraient-ils ce qui se passe chez ceux qui ont vécu? savent-ils qu'on renferme dans son sein tous les éléments de la joie et de la douleur, sans pouvoir se servir de l'une ou de l'autre? A leur âge, toute douleur doit tuer ou être tuée; à leur âge, les grandes désolations, les graves maladies, les austères résolutions, le sombre et silencieux désespoir. Mais, après ces périodes fatales, ils ont la jeunesse qui reprend ses droits, le cœur qui se renouvelle et se retrempe, la vie qui se réveille intense et pressée de réparer le temps perdu; et il y a là dix ou vingt ans d'orages, de maux affreux et de joies indicibles. Mais, quand l'expérience a frappé ses grands coups, et que les passions, non amorties, mais comprimées, s'éveillent encore pour brûler, et retombent aussitôt frappées d'épouvante devant le spectre du passé, alors le cœur humain, qui pouvait auparavant se promettre et s'imposer, ne se connaît plus du tout. Il sait ce qu'il a été, mais il ne sait plus ce qu'il sera; car il a tant combattu qu'il ne peut plus compter sur ses forces. Et d'ailleurs, il a perdu le goût de souffrir, si naturel à ceux qui sont jeunes. Les vieux en ont assez. Leur douleur n'a plus rien de poétique; la douleur n'embellit que ce qui est beau.

La pâleur divinise la beauté des femmes et ennoblit la jeunesse des hommes. Mais, quand le chagrin se manifeste par d'irréparables ravages, quand il creuse des sillons à des fronts flétris, on le sent maussade et dangereux. On le cache comme un vice, on le dérobe à tous les regards, de peur que la crainte de la contagion n'éloigne les heureux d'auprès de vous. C'est alors vraiment qu'on est digne de plainte; car on ne se plaint pas, et l'on craint d'être plaint. C'est à cet âge-là que les amis contemporains se comprennent d'un regard, et qu'il suffit d'un mot pour se raconter l'un à l'autre toute sa vie passée.

D'où vient que, quand nous nous retrouvons après une séparation de quelques mois, tu lis si bien sur mon visage l'histoire des maux que j'ai soufferts? D'où vient que tu me dis dès l'abord en me serrant la main: «Eh bien! eh bien! telle chose est arrivée, voilà ce que tu as fait; je comprends ce que tu as dans le cœur?» Oh! comme tu me racontes exactement alors les moindres détails de mon infortune! Pauvres humains que nous sommes! ces douleurs dont nous parlons avec tant d'emphase, et dont nous portons le fardeau avec tant d'orgueil, tous les connaissent, tous les ont subies; c'est comme le mal de dents; chacun vous dit:—Je vous plains, cela fait grand mal;—et tout est dit.

Triste! ô triste! Mais l'amitié a cela de beau et de bienfaisant qu'elle s'inquiète et s'occupe de vos maux comme s'ils étaient uniques en leur espèce. O douce compassion, maternelle complaisance pour un enfant qui pleure et qui veut qu'on le plaigne! qu'il est suave de te trouver dans l'âme sérieuse et mûre d'un ancien ami! Il sait tout, il est habitué à toucher vos plaies; et pourtant il ne se blase pas sur vos souffrances, et sa pitié se renouvelle sans cesse. Amitié! amitié! délices des cœurs que l'amour maltraite et abandonne; sœur généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours! Oh! je t'en prie, je t'en supplie, mon Pylade, ne fais pas de moi un personnage tragique. Ne me dis pas qu'il y a de ma part une épouvantable vigueur à soutenir cette gaieté. Non, non, ce n'est pas un rôle, ce n'est pas une tâche, ce n'est pas même un calcul; c'est un instinct et un besoin. La nature humaine ne veut pas ce qui lui nuit; l'âme ne veut pas souffrir, le corps ne veut pas mourir, et c'est en face de la douleur la plus vraie et de la maladie la plus sérieuse que l'âme et le corps se mettent à nier et à fuir l'approche odieuse de la destruction. Il est des crises violentes où le suicide devient un besoin, une rage; c'est une certaine portion du cerveau qui souffre et s'atrophie physiquement. Mais que cette crise passe; la nature, la robuste nature que Dieu a faite pour durer son temps, étend ses bras désolés et se rattache aux moindres brins d'herbe pour ne pas rouler dans sa fosse. En faisant la vie de l'homme si misérable, la Providence a bien su qu'il fallait donner à l'homme l'horreur de la mort. Et cela est le plus grand, le plus inexplicable des miracles qui concourent à la durée du genre humain; car quiconque verrait clairement ce qui est, se donnerait la mort. Ces moments de clarté funeste nous arrivent, mais nous n'y cédons pas toujours, et le miracle qui fait refleurir les plantes après la neige et la glace s'opère dans le cœur de l'homme. Et puis, tout ce qu'on appelle la raison, la sagesse humaine, tous ces livres, toutes ces philosophies, tous ces devoirs sociaux et religieux qui nous rattachent à la vie ne sont-ils pas là! Ne les a-t-on pas inventés pour nous aider à flatter les penchant naturel, comme tous les principes fondamentaux, comme la propriété, le despotisme et le reste? Ces lois-là sont bien sages et faites pour durer; mais on en pourrait faire de plus belles, et Jésus, en souffrant le martyre, a donné un grand exemple de suicide. Quant a moi, je te déclare que, si je ne me tue pas, c'est absolument parce que je suis lâche.

Et qui me rend lâche? Ce n'est pas la crainte de me faire un peu de mal avec un couteau ou un pistolet; c'est l'effroi de ne plus exister, c'est la douleur de quitter ma famille, mes enfants et mes amis; c'est l'horreur du sépulcre; car, quoique l'âme espère une autre vie, elle est si intimement liée à ce pauvre corps, elle a contracté, en l'habitant, une si douce complaisance pour lui, qu'elle frémit à l'idée de le laisser pourrir et manger aux vers. Elle sait bien que ni elle ni lui n'en sauront rien alors; mais, tant qu'elle lui est unie, elle le soigne et l'estime, et ne peut se faire une idée nette de ce qu'elle sera, séparée de lui.

Je supporte donc la vie, parce que je l'aime; et quoique la somme de mes douleurs soit infiniment plus forte que celle de mes joies, quoique j'aie perdu les biens sans lesquels je m'imaginais la vie impossible, j'aime encore cette triste destinée qui me reste, et je lui découvre, chaque fois que je me réconcilie avec elle, des douceurs dont je ne me souvenais pas, ou que je niais avec dédain quand j'étais riche de bonheur et glorieux. Oh! l'homme est si insolent quand sa passion triomphe! quand il aime ou quand il est aimé, comme il méprise tout ce qui n'est pas l'amour! comme il fait bon marché de sa vie! comme il est prêt à s'en débarrasser dès que son étoile pâlit un peu! Et quand il perd ce qu'il aime, quelle agonie, quelles convulsions, quelle haine pour les secours de l'amitié, pour les miséricordes de Dieu! Mais Dieu l'a fait aussi faible que fanfaron, et bientôt redevenu tout petit, tout honteux, pleurant comme un enfant, et cherchant avec des pas timides à retrouver sa route, il saisit avec empressement les mains qui s'offrent à lui pour le guider. Ridicule, puérile et infortunée créature, qui ne veut pas accepter la destinée et ne sait pas s'y soustraire.

Ah! ne nous moquons pas de cette condition misérable; c'est celle de tous, et tous nous savons que sa mesquinerie, que son manque de grandeur et de force ne la rend que plus malheureuse et plus digne de compassion. Tant qu'on croit à sa force, on a de l'orgueil, et l'orgueil console de tout. On marche à grands pas et on fronce le sourcil avec un calme majestueux et terrible; on a décrété qu'on mourrait, le soir ou le lendemain matin, et on est si fier de cette grande résolution (que du reste un perruquier ou une prostituée sont tout aussi capables d'exécuter que Caton d'Utique), on est si content de ne pas subir l'arrêt du sort et de le narguer, qu'on est déjà à demi consolé. On jouit d'une grande liberté d'esprit, et l'on s'en étonne; on fait son testament, on songe à tout, on brûle certaines lettres, on en recommande d'autres à ses amis, on fait des adieux solennels, on s'estime, on s'admire, et on s'aime soi-même. Voilà le pire; on se réconcilie avec soi, on se rend sa propre estime, et l'affection revient avec une admirable bonté se placer entre le soi héroïque et le soi expiatoire. Le sacrificateur, c'est-à-dire l'orgueil, fait alors peu à peu grâce à la victime, c'est-à-dire à la faiblesse; l'un s'attendrit, l'autre se lamente; l'orgueil demande à la faiblesse si elle était bien sincère tout à l'heure, si elle avait bien l'intention de tendre la gorge au couteau; l'autre répond que oui: l'orgueil daigne y croire, et décide que l'intention est réputée pour le fait, que la honte est lavée, la fierté satisfaite l'espoir réhabilité. Puis vient un ami qui sourit de votre dessein, mais qui feint, pour peu qu'il soit délicat et bon, d'en être épouvanté et de vous arracher l'arme meurtrière; ce qui, en vérité, n'est pas difficile... Hélas! hélas! ne rions pas de cela. Tout cela fait qu'on ne se tue pas, et qu'on vit, et qu'on cesse à la fin de se croire fort, et que l'orgueil tombe, et que la souffrance s'apaise; mais qu'il reste, au fond de l'âme et pour jamais, une tristesse muette, un abattement profond, qui accepte toutes les distractions, mais qu'aucune distraction ne change; car ce qu'on croit, on le veut; et ce qu'on sait, on le subit. Or, lequel vaut mieux de l'échafaud ou des galères à perpétuité?

Mais, bonsoir, vieux; il se fait tard, dans une heure il fera grand jour, il faudra que je m'éveille avec les coqs qui sonneront leur fanfare matinale, et les chiens qui se mettront à hurler pour qu'on ouvre les portes de la cour, et ton frère Charles qui chante comme l'alouette au lever du soleil. Tu viendras samedi, n'est-ce pas? Il fera, j'espère, un temps comme nous l'aimons: pas de lune, le ciel est à la gelée, les étoiles luiront et l'air sera sonore; ton frère chantera son Stabat, et nous irons l'entendre de loin sous le grand sapin. Il fait bon de s'attendrir et de s'attrister quand on est ensemble; mais seul, il faut s'interdire cela quand on en est où nous en sommes. C'est pourquoi je t'écris, afin de n'aller me coucher qu'au moment où un sommeil accablant coupera court à toute réflexion un peu trop grave. O ciel! voilà donc ces gais convives, ces aimables vieillards, les voilà en face de leur chevet et saisis de terreur à l'aspect des pensées qui les y attendent! C'est pour cela qu'il faut s'endormir au lever du jour. C'est l'heure où le cauchemar quitte les rideaux du lit et n'a plus de pouvoir sur les hommes. Adieu, donne ma bénédiction à tes douze enfants.

Dimanche.

Puisque tu ne peux pas venir aujourd'hui, je viens m'enfermer avec toi et causer par la voie de la plume et de l'encre avec ton ennui; car tu t'ennuies, ce n'est rien de plus. Ne va pas t'imaginer que tu aies du chagrin. L'ennui est un mal assez grand, mais c'est après tout un mal très-noble, et d'où peut sortir tout ce qu'il y a de plus beau dans l'âme humaine. Il ne s'agit que d'expliquer son ennui comme il faut, et d'en diriger les inspirations vers un but poétique. Voilà le diable! tu n'es pas poëte du tout. Tu détermines toutes choses, tu ne sais rester dans le doute sur quoi que ce soit. Si tu savais bien ce que c'est que l'ennui, et le parti qu'on en peut tirer! Je vais tâcher de te l'expliquer comme je l'entends.

L'ennui est une langueur de l'âme, une atonie intellectuelle qui succède aux grandes émotions ou aux grands désirs. C'est une fatigue, un malaise, un dégoût équivalant à celui de l'estomac qui éprouve le besoin de manger et qui n'en sent pas le désir. De même que l'estomac, l'esprit cherche en vain ce qui pourrait le ranimer et ne peut trouver un aliment qui lui plaise. Ni le travail ni le plaisir ne sauraient le distraire; il lui faudrait du bonheur ou de la souffrance, et précisément l'ennui est ce qui précède ou ce qui suit l'un ou l'autre. C'est un état non violent, mais triste; facile à guérir, facile à envenimer. Mais du moment qu'on le poétise, il devient touchant, mélancolique, et sied fort bien, soit au visage, soit au discours. Pour cela, il faut tout bonnement s'y abandonner. La recette est simple:—Se vêtir convenablement, selon la saison; avoir de très-bonnes pantoufles, un excellent feu en hiver, un hamac léger en été, un bon cheval au printemps, à l'automne un carré de jardin sablé et planté de renonculiers. Avec cela, ayez un livre à la main, un cigare à la bouche; lisez une ligne environ par heure, à laquelle vous penserez huit ou dix minutes au plus, afin de ne pas vous laisser envahir par une idée fixe. Le reste du temps, rêvez, mais en ayant soin de changer de place, ou de pipe, ou d'attitude de tête ou de direction de regards.—Alors, en ne vous obstinant pas à secouer votre malaise, vous le verrez peu à peu se tourner en une disposition confortable. Vous acquerrez d'abord une grande netteté d'observation, un grand calme pour recueillir des formes, soit d'idées, soit d'objets, dans les cases du cerveau qui équivalent aux feuillets d'un album. Puis viendra une douce contemplation de vous-même et des autres, et ce qui tout à l'heure vous paraissait incommode ou indifférent, vous paraîtra bientôt agréable, pittoresque et beau. Le moindre objet qui passera devant vos yeux aura son chic particulier, le moindre son vous semblera une mélodie, la moindre visite un événement heureux.

Il m'arrive bien souvent, je t'assure, de m'éveiller dans une terrible disposition au spleen. C'est un ennui sérieux, et même assez laid. Je ne sais pas bien ce que Pascal entendait par ces pensées de derrière qu'il se réservait pour répondre aux objections polémiques ou pour nier en secret ce qu'il feignait d'accepter en face. C'était sans doute le jésuitisme de l'intelligence, forcée de plier au devoir, mais se révoltant malgré elle contre l'arrêt absurde. Pour moi, je trouve le mot terrible. On l'a trouvé non-seulement dans son recueil de pensées, mais encore écrit sur un petit morceau de papier et conçu ainsi: Et moi aussi, j'aurai mes pensées de derrière la tête. O parole lugubre, sortie d'un cœur désolé! Hélas! il est des jours où le cerveau humain est comme un double miroir dont une glace renvoie à l'autre le revers des objets qu'elle a reçus de face. C'est alors que toutes les choses, et tous les hommes, et toutes les paroles ont leur envers inévitable, et qu'il n'est pas une jouissance, une carresse, une idée reçue au front qui n'ait son repoussoir agissant comme un ressort de fer au cervelet. C'est une puissance fatale et maladive, sois-en sûr. La raison humaine consiste bien en effet à voir toutes les choses par tous leurs côtés, mais la bénigne nature humaine ne se porte pas volontiers à de tels examens d'elle-même; elle est peu clairvoyante, et, Pascal l'a dit ailleurs, «la volonté qui se plaît à une chose plus qu'à l'autre détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'il n'aime pas, et la volonté devient ainsi un des principaux organes de la croyance.—Et tout cela est mortellement triste, la vie n'est supportable qu'autant qu'on oublie ces vérités noires, et il n'est d'affections possibles que celles où les pensées de derrière ne viennent pas mettre le nez.

Aussi, quand je me sens dans cette fâcheuse humeur, je n'épargne rien pour m'en distraire et l'adoucir. Je brouille alors mes idées dans des nuages immodérés de fumée de pipe. En été je me berce dans le hamac jusqu'à être enivré; en hiver je présente mes vieux tibias au feu avec un tel stoïcisme qu'il en résulte une cuisson assez vive, une espèce de moxa qui détourne l'irritation cérébrale. Puis un beau vers, lu, en passant, sur une muraille, car Dieu merci, notre maison en est farcie comme une mosquée l'est de sentences; un rayon de soleil qui perce à travers le givre, un certain éblouissement de ma vue et de ma pensée, font que le prisme habituel se replace autour de moi, la nature reprend sa beauté accoutumée, et dans le grand salon nos amis m'apparaissent en groupes que je n'avais pas remarqués, et qui me frappent tout à coup aussi vivement que si j'étais Rembrandt ou seulement Gérard Dow. Il me vient alors un tressaillement intérieur, une sorte de bondissement de l'âme, un désir irréalisable de fixer ces tableaux, une joie de les avoir saisis, un élan du cœur vers ceux qui les forment. Cela ne t'a-t-il pas occupé souvent, alors que tourmentant avec obstination une mèche de tes cheveux, tu tombes dans ces contemplations silencieuses où nous te voyons plongé? Combien de fois cette année je me suis senti saisi d'un invincible déplaisir au milieu de nos plus chers compagnons et de nos plus folles soirées! Combien de fois, en rentrant au salon après avoir parcouru à grands pas les allées dépouillées au bout desquelles se lève la lune, je me suis trouvé ébloui et ravi de la beauté naïve de ces tableaux flamands! Dutheil, affublé de sa houppelande grotesque, dont la couleur eût semblé à Hoffmann tirer sur le fa bémol, coiffé de son bonnet couleur de raisin, et soulevant d'une main le broc de grès qui contient le modeste nectar du coteau voisin, n'a-t-il pas une des plus rouges et des plus luisantes trognes que jamais ait croquées Téniers? Silence! son œil étincelle, sa barbe se hérisse; il avance le front comme un buffle qui se met en défense. Il va chanter: écoutez, quelle chanson profondément philosophique et religieuse:

Le bonheur et le malheur
Nous viennent du même auteur,
Voilà la ressemblance;
Le bonheur nous rend heureux
Et le malheur malheureux,
Voilà la différence.

Cette belle ode est de M. de Bièvre. Je n'ai jamais rien entendu de plus mélancoliquement bête; et, tandis que nos compagnons rient aux éclats de cette bonne platitude de campagne, il me vient toujours un sentiment de tristesse en l'entendant. Sais-tu bien que tout est dit devant Dieu et devant les hommes quand l'homme infortuné demande compte de ses maux et qu'il obtient cette réponse? Qu'y a-t-il de plus? rien. L'ordre éternel et fatal qui nous mesure le bien et le mal est là tout entier; c'est comme le mal de dents, auquel je comparais l'autre jour nos douleurs morales. Y a-t-il une plainte partant de la terre qui mérite une autre attention que cette ironie à la fois chagrine et douce d'un autre malheureux à moitié égayé par le vin, qui constate gravement votre douleur comme un fait remarquable?

Quand la voix terrible de Dutheil a cessé d'ébranler les vitres, mon frère vient hasarder les pas les plus gracieux que jamais ours ait essayés sur le bord des abîmes. Alphonse, couché à terre, joue du violon sur la pincette avec la pelle; son grand profit dantesque se dessine sur la muraille, et le rire donne des cavités lugubres à ses lignes sévères. Charles erre autour d'eux comme un méchant gnôme, d'humeur facétieuse, toujours prêt à renverser un verre dans une manche et à faire rouler un danseur mal assuré. Oh! ceux-là, ce sont mes vieux, mes anciens, ceux qui savent qu'on peut être très-gai et très-triste en même temps, mais qui sont facilement heureux du bonheur d'autrui et recommencent la vie après avoir souffert.

Et de quoi se plaindraient-ils, ces enfants gâtés de la destinée? Regarde ce groupe charmant jeté comme un bouquet autour du piano. Ce sont leurs femmes et leurs sœurs; c'est Agasta et Félicie, ces deux sœurs si tendrement unies, si bonnes, si douces et si finement naïves! c'est Laure et sa mère, toutes deux si belles, si nobles, si saintes! c'est Brigitte avec ses yeux noirs et sa gaieté brillante; c'est notre belle Rozane et notre jolie Flamande Eugénie. Connais-tu rien de plus frais et de plus suave que ces fleurs provinciales, écloses au vrai soleil, loin des serres chaudes où nos femmes des villes s'étiolent en naissant? Que Laure est céleste avec sa pâleur et ses grands yeux noirs au regard religieux et lent! Qu'Agasta est mignonne avec ses joues de rose du Bengale éclose sur la neige, sa mine espiègle et nonchalante, son petit parler indigène si doux et son petit bonnet de blanche nonnette! L'indolence de Félicie a quelque chose de plus triste, son sourire a de la mélancolie. L'amour et la douleur ont passé par là, la résignation et le renoncement ont mis leur sceau sur ce front calme qui s'est baissé tant de fois dans les larmes de la prière chrétienne! Sur quoi pleures-tu, grande Romaine? N'as-tu pas, au milieu de tes douleurs, conservé le précieux trésor de la bonté, qu'il est si facile aux femmes infortunées de perdre? Mon ami, qu'il fait bon vivre parmi des êtres si peu fardés, parmi des femmes aussi belles de cœur que de visage, parmi des hommes fermes, laborieux, sincères, religieux en amitié! Viens donc souvent ici: tu guériras.

Maintenant, si tu me demandes pourquoi, étant si heureux, je m'en vais toujours à l'entrée de l'hiver, je te le dirai; mais garde ceci pour toi seul.—Il m'est absolument impossible d'être heureux en quelque situation que ce soit désormais. L'amitié est la plus pure bénédiction de Dieu; mais il est un bien qui n'a pu rester avec moi, et je mourrai sans avoir réalisé le rêve de ma vie. Faire de son cœur dix ou douze portions, c'est bien facile, bien doux, bien gracieux. Il est charmant d'être le bon oncle d'une joyeuse couvée d'enfants; il est touchant de vieillir au milieu d'une famille d'adoption, aux lieux où l'on a grandi; mais il y a, entre le bonheur de tout ce qui m'entoure et le mien, beaucoup de ressemblance avec la fortune du pauvre, composée de l'aumône de tous les riches. Ils sont unis par l'amour ou par l'exclusive amitié de l'hyménée, ces hommes et ces femmes que le sourire n'abandonne jamais. Et moi, vieux, je suis comme toi, je ne suis l'autre moitié de personne. Il m'importe peu de vieillir, il m'importerait beaucoup de ne pas vieillir seul. Mais je n'ai pas rencontré l'être avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l'ai rencontré, je n'ai pas su le garder. Écoute une histoire, et pleure.

Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé; deux beaux talents jumeaux; Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poëtes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours après, car le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise: Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?

Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre œuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Le Conte!

En vérité, ami, plus j'y songe, plus je vois qu'il est trop tard pour oser être malheureux. Nous no pouvons plus prendre la vie au sérieux, du moins la vie qui est devant nous; car celle qui est derrière, nous y avons cru, donc elle a été. As-tu fait le résumé de cette course agitée et pénible qui nous conduit du maillot à la béquille? Je sais que la route diffère selon les hommes, qu'il n'y a pas plus deux existences humaines absolument semblables qu'il n'y a deux feuilles semblables dans une forêt; mais il y a une vue générale tirée du destin de tous, et à laquelle s'adaptent les mille détails qui font la diversité. En ne voyant de lui que le système organique, on peut dire que l'homme est toujours le même, comme il ne se compose jamais au physique que d'une tête, deux bras, un corps, etc., son système intellectuel se compose toujours des mêmes passions, l'orgueil, la colère, la luxure, le désir du mal et du bien à diverses doses, mais se partageant et se disputant toujours l'homme, entrant dans sa substance et faisant sa vie morale, comme le système veineux et le système artériel font sa vie matérielle. Ainsi je crois pouvoir résumer l'histoire de tous en résumant la mienne propre:

Au commencement, force, ardeur, ignorance.

Au milieu, emploi de la force, réalisation des désirs, science de la vie.

Au déclin, désenchantement, dégoût de l'action, fatigue,—doute, apathie;—et puis la tombe qui s'ouvre comme un livre pour recevoir le pèlerin fatigué de sa journée. O Providence!

La jeunesse est la portion de la vie humaine qui varie le moins chez les individus; l'âge viril, celle qui varie le plus. La vieillesse est le résultat de celui-ci, et varie selon ce qu'il a été; mais l'affaiblissement des facultés confond les nuances, comme lorsque l'éloignement atténue les couleurs et les enveloppe d'un voile pâle.

Il est presque impossible de savoir ce que sera un homme, difficile de savoir ce qu'il est, aisé de savoir ce qu'il a été.

Il ne faut se méfier ni s'enthousiasmer des jeunes gens; mais il faut bien se garder de croire aux hommes faits, de même qu'il faut s'abstenir de les condamner; tout est en eux, c'est le métal en fusion qui tombe dans le moule. Dieu sait comment réussira la statue. Quant aux vieillards, quels qu'ils soient, il faut les plaindre.

Pour ma part, j'ai vu quelle chose misérable et terrible à la fois est cette force de jeunesse qui n'obéit pas à notre appel, qui nous emporte où nous ne voulons pas aller, et nous trahit lorsque nous avons besoin d'elle; et je m'étonnerais d'avoir été si fier de la posséder, si je ne savais que l'homme est porté à tirer vanité de tout, depuis la beauté, qui est un don du hasard, jusqu'à la sagesse, qui est un résultat de l'expérience; s'enorgueillir de sa force est aussi raisonnable que de s'enorgueillir d'avoir bien dormi et d'avoir les jambes prêtes à entreprendre une longue course, mais gare aux pierres des chemins.

Oh! que l'on se croit bon marcheur quand on est prêt à partir et qu'on a aux pieds de bons souliers tout neufs sortant de chez l'ouvrier! Je me souviens de cette impatience que j'éprouvais de me lancer dans la carrière avec ma chaussure imperméable. Qui pourra m'arrêter? disais-je; sur quelles épines, sur quelle fange ne marcherai-je pas sans crainte d'être blessé ou sali! Où sont les obstacles, où sont les montagnes, où sont les mers que je ne franchirai pas? J'avais compté sans les chausse-trapes.

Et quand j'eus commencé à faire usage de ma force, il n'en résulta d'abord que de belles et bonnes choses; car mon bagage était bon, et j'avais dans mes poches les plus beaux livres du monde. Je daignais lire les grands hommes de Plutarque et leur donner la main dans une sainte vision dont mon orgueil était le magique soleil.

Et à force d'être content de moi et fier de mon allure, je pensai que je ne pouvais faillir, et je le déclarai bien haut à mes amis et connaissances. Il fut donc proclamé parmi ces gens-là que j'étais un stoïque des anciens jours, qui avait la bonté de porter un frac et des bottes.

Cependant, comme je marchais vite et regardant peu à terre, il m'arriva de me heurter contre une pierre et de tomber; j'en eus de la douleur aux pieds et de la mortification dans l'âme. Mais me relevant bien vite, et pensant que personne ne m'avait vu, je continuai en me disant: Ceci est un accident, la fatalité s'en est mêlée; et je commençai à croire à la fatalité, que jusque-là j'avais niée effrontément.

Mais je me heurtai encore, et je tombai souvent. Un jour je m'aperçus que j'étais tout blessé, tout sanglant, et que mon équipage, crotté et déchiré, faisait rire les passants, d'autant plus que je le portais encore d'un air majestueux et que j'en étais plus grotesque. Alors je fus forcé de m'asseoir sur une pierre au bord du chemin, et je me mis à regarder tristement mes baillons et mes plaies.

Mais mon orgueil, d'abord souffrant et abattu, se releva, et décida que, pour être éreinté, je n'en étais pas moins un bon marcheur et un rude casseur de pierres. Je me pardonnai toutes mes chutes, pensant que je n'avais pu les éviter, que le destin avait été plus fort que moi, que Satan jouait un rôle dans tout cela, et mille autres choses toutes inventées pour entortiller, vis-à-vis de soi et des autres, l'aveu de sa propre faiblesse et du mépris que tout homme se doit à lui-même s'il veut être de bonne foi.

Et je repris ma route en boitant et en tombant, disant toujours que je marchais bien, que les chutes n'étaient pas des chutes, que les pierres n'étaient pas des pierres; et quoique plusieurs se moquassent de moi avec raison, plusieurs autres me crurent sur parole, parce que j'avais ce que les artistes appellent de la poésie, ce que les soldats appellent de la blague.

Lord Byron donnait alors un grand exemple de ce que peut l'outrecuidance humaine en habillant de pourpre les plus petites vanités et en les enchâssant dans l'or comme des diamants; ce boiteux monta sur des échasses et marcha par-dessus ceux qui avaient les jambes égales; cela lui réussit, parce que ses échasses étaient solides, magnifiques, et qu'il savait s'en servir.

Pour nous autres, peuple de singes, nous apprîmes à marcher plus ou moins bien sur les échasses, et même à danser sur la corde, à la grande admiration de plusieurs oisifs qui ne s'y connaissaient pas. Et nous, et moi surtout, malheureux! je négligeais les pures et modestes jouissances, je méconnaissais les sentiments vrais, je méprisais les vertus simples et obscures, je raillais les dévots, j'encensais la gloire insolente, et, crevant dans mon enflure, je ne pardonnais aux autres aucune faiblesse de caractère, moi qui avais des vices dans le cœur!... Et je ne voulais faire aucun sacrifice; car rien au monde ne me semblait aussi précieux que mon repos, mon plaisir et la louange.

Or, sais-tu, François, comment après tout cela je suis devenu un vieillard supportable, de mœurs douces, et assez modeste dans ses paroles et dans ses prétentions? Sais-tu ce qui fait la différence d'un homme corrompu et d'un homme égaré? Certes, l'un et l'autre ont fait d'aussi sottes et laides choses; mais l'un cesse et l'autre continue; l'un vieillit en sabots dans son ermitage, ou en robe de chambre dans sa mansarde avec quelques amis; tandis que l'autre encravate et parfume chaque soir une momie qui se donne encore des airs de vie, et que l'on trouve un matin en poussière dans un alambic. L'homme qui s'est aperçu trop tard de la mauvaise route, et qui n'a plus la force de retourner sur ses pas, peut du moins s'arrêter, et d'un air triste crier à ceux qui s'avancent: Ne passez point ici, je m'y suis perdu. Le méchant s'y plaît, il avance jusqu'à son dernier jour, et meurt d'ennui lorsqu'il a épuisé tout le mal que l'homme peut faire. Celui-là s'amuse à entraîner sur ses traces le plus de malheureux qu'il peut; il rit en les voyant tomber dans la boue à leur tour, et s'égaie à leur persuader que cette boue est une essence précieuse dont il n'appartient qu'aux grands esprits et aux gens du bon ton de s'oindre et de s'embaumer.

Et dans tout cela, François, il y a pour nous bien peu de sujets de consolation; car nous n'avons pas grand mérite à n'être pas de ces gens-là. N'avons-nous pas traversé leurs fêtes, n'y avons-nous pas bu le poison de la vanité et du mensonge? Si le grand air nous a dégrisés, c'est que le hasard ou la Providence nous a fait sortir de l'atmosphère funeste et nous a forcés d'être dans un champ plutôt que dans un palais. Mon ami, ce qu'on appelle la vertu existe certainement, mais elle existe chez les hommes d'exception seulement; chez nous autres, ce que l'on veut bien appeler honnêteté, c'est la sentiment des bonnes choses, l'aversion pour les mauvaises. Or, à quoi tient, je te le demande, que ce pauvre germe, battu de tous les vents, n'aille pas se perdre au loin, quand nous l'exposons si légèrement à l'orage? Quand on songe à la facilité avec laquelle il s'envole, doit-on s'élever beaucoup dans sa propre opinion pour avoir échappé au danger par miracle? Quelle pâle fleur que cet honneur qui nous reste! Quel est donc le séraphin qui l'a protégée de son aile? quel est le rayon qui l'a ranimée? Le bon grain a beau tomber dans la bonne terre, si les oiseaux du ciel viennent s'y abattre, ils le mangent. Quelle est donc la main qui les détourne? O Dieu, un tremblement de terreur s'empare d'une âme touchée de tes bienfaits quand elle regarde en arrière!

Mais toi, ami, tu as pu réparer. Il n'a pas été trop tard pour toi lorsque tu t'es arrêté; tu es revenu au point de départ, et là tu as trouvé une rude besogne, un noble travail, et tu l'as pris avec joie. O François! tu avais à combattre le passé et ses habitudes funestes, à supporter le présent et ses ennuis rongeurs; tu es entré en lutte avec ces dragons: tu as les reins aussi forts que l'archange Michel, car tu les a vaincus. Moi qui suis vieux, et qui n'ai pas trouvé une mère à consoler et douze enfants à nourrir de mon travail, je pleure, je prie, et je m'écrie quelquefois:

Viens à moi, descends des cieux, pose-toi sur mon front abattu, colombe de l'esprit saint, poésie divine! sentiment de l'éternelle beauté, amour de la nature toujours jeune et toujours féconde! fusion du grand tout avec l'âme humaine qui se détache et s'abandonne: joie triste et mystérieuse que Dieu envoie à ses enfants désespérés, tressaillement qui semble les appeler à quelque chose d'inconnu et de sublime, désir de la mort, désir de la vie, éclair qui passe devant les yeux au milieu des ténèbres, rayon qui écarte les nuages et revêt les cieux d'une splendeur inattendue, convulsion de l'agonie où la vie future apparaît, vigueur fatale qui n'appartient qu'au désespoir, viens à moi! j'ai tout perdu sur la terre!

L'hiver étend ses voiles gris sur la terre attristée, le froid siffle et pleure autour de nos toits. Mais quelquefois encore, à midi, des lueurs empourprées percent la brume et viennent réjouir les tentures assombries de ma chambre. Alors mon bengali s'agite et soupire dans sa cage, en apercevant, sur le lilas dépouillé du jardin, un groupe de moineaux silencieux, hérissés en boule et recueillis dans une béatitude mélancolique. Le branchage se dessine en noir dans l'air chargé de gelée blanche. Le genêt, couvert de ses gousses brunes, pousse encore tout en haut une dernière grappe de boutons qui essayent de fleurir. La terre, doucement humide, ne crie plus sous les pieds des enfants. Tout est silence, regret et tendresse. Le soleil vient faire ses adieux à la terre, la gelée fond, et des larmes tombent de partout; la végétation semble faire un dernier effort pour reprendre à la vie; mais le dernier baiser de son époux est si faible, que les roses du Bengale tombent effeuillées sans avoir pu se colorer et s'épanouir. Voici le froid, la nuit, la mort.

Ce dernier regard du soleil au travers de mes vitres, c'est mon dernier espoir qui brille. Aimer ces choses, pleurer l'automne qui s'en va, saluer le printemps à son retour, compter les dernières ou les premières fleurs des arbres, attirer les moineaux sur ma fenêtre, c'est tout ce qui me reste d'une vie qui fut pleine et brûlante. L'hiver de mon âme est venu, un éternel hiver! Il fut un temps où je ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m'inquiétais pas de l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur branche. A genoux devant l'autel où brûlait le feu sacré, j'y versais tous les parfums de mon cœur. Tout ce que Dieu a donné a l'homme de force et de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais sans cesse à cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s'elève encore et cherche à rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui s'exhale et qui cherche à ressaisir l'âme qui l'embrasait. Mais cette âme s'est envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.

A présent que mon âme est veuve, il ne lui reste plus qu'à voir et à écouter Dieu dans les objets extérieurs; car Dieu n'est plus en moi, et si je puis me réjouir, c'est de ce qui se passe au dehors de moi. Je dirai donc ta bonté envers les autres hommes, ô Dieu qui m'as abandonné! je ne vivrai plus, je verrai et j'expliquerai; du fond de ma douleur, j'élèverai une voix forte qui fera entendre ces mots à l'oreille des passants:—Éloignez-vous d'ici, car il y a un abîme; et moi, qui passais trop près, j'y suis tombé.—Je leur dirai encore: Vous êtes égarés parce que vous êtes sourds et aveugles; c'est parce que je l'étais aussi que je me suis égaré comme vous; j'ai recouvré l'ouïe et la vue; mais alors je me suis aperçu que j'étais au fond du précipice et que je ne pouvais plus retourner avec vous. J'étais vieux.

Beaucoup sont tombés comme moi dans les abîmes du désespoir. C'est un monde immense, c'est comme un monde des morts qui se meut et s'agite sous le monde des vivants. Quelque chose de noir, un fantôme qui porte un nom et des habits, un corps indolent et brisé, une figure terne et pâle, erre encore dans la société humaine et affiche encore les apparences de la vie. Mais nos âmes sont là-dessous plongées dans cet Érèbe aux flots amers, et les hommes jeunes ne savent pas plus ce qui s'y passe que l'enfant au berceau ne sait ce que c'est que la mort. Mais ce gouffre sans issue a plusieurs profondeurs, et diverses races d'hommes en remontent ou en descendent les degrés. Des pleurs et des rires sortent des entrailles de cet enfer. Au plus bas, les plus déchus, les plus abrutis, qui dorment dans la fange de plaisirs sans nom; moins bas, les furieux qui hurlent et blasphèment contre Dieu, qu'ils ont méconnu et qui les a foudroyés; ailleurs les cyniques, qui nient la vertu et le bonheur, et qui cherchent à faire tomber les autres aussi bas qu'eux. Mais il en est qui surnagent sur les miasmes empoisonnés de leur Tartare, et qui, s'asseyant sur les premières marches de l'escalier fatal, disent: Seigneur, puisque je ne puis repasser le seuil, je mourrai ici et ne descendrai pas. Ceux-là pleurent et se lamentent; car ils sont encore assez près de Dieu pour savoir ce qui eût pu être et ce qu'ils auraient dû faire. Et ils espèrent en une autre vie, parce qu'ils ont gardé le sentiment du beau éternel et le moyen de le posséder. Ceux-là se repentent et travaillent, non pour rentrer dans cette vie mortelle, mais pour l'expier; ils disent la vérité aux hommes sans crainte de les blesser, car ceux qui ne sont plus du monde n'ont rien à ménager, rien à redouter; on ne peut plus leur faire ni bien ni mal; on ne peut plus les faire tomber; ils se sont précipités. Puissent-ils, comme Curtius, apaiser la colère céleste et fermer l'abîme derrière eux!

Mais il me semble, François, que je deviens emphatique; heureusement j'aperçois venir mon vieux Malgache: il y a quinze mois que je ne l'ai vu; il vient tout essoufflé, tout palpitant de joie. Le voilà sous ma fenêtre; mais, diable! il s'arrête; il vient d'apercevoir une violette difforme, il la cueille, et cela lui donne à penser. Me voilà effacé de sa mémoire; si je ne vais à sa rencontre, il retournera chez lui avec sa violette monstre et sans m'avoir vu. J'y cours. Adieu, Pylade.


VI

A ÉVERARD

11 avril 1835.

Ton ami le voyageur est arrivé au gîte sans accident; il est heureux et fier du souvenir que tu as gardé de lui. Il ne se flattait pas trop à cet égard; il croyait qu'une âme aussi active, aussi dévorante que la tienne, devait recevoir vivement les moindres impressions, mais les perdre aussi vite pour faire place à d'autres. C'est un devoir et une nécessité pour toi d'être ainsi; tu n'appartiens pas à certains élus, tu appartiens à tous les hommes, ou plutôt tous t'appartiennent. Pauvre homme de génie! cela doit bien te lasser. Quelle mission que la tienne! c'est un métier de gardeur de pourceaux; c'est Apollon chez Admète.

Ce qu'il y a de pis pour toi, c'est qu'au milieu de tes troupeaux, au fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité; et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t'emmener avec moi sur l'aile des vents inconstants, te faire respirer le grand air des solitudes, et t'apprendre le secret des poëtes et des Bohémiens! Mais Dieu ne le veut pas. Il t'a précipité comme Satan, comme Vulcain, comme tous ces emblèmes de la grandeur et de l'infortune du génie sur la terre. Te voilà employé à de vils travaux, cloué sur ta croix, enchaîné au misérable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t'a donné la force et la douleur en partage entoure longtemps pour toi d'une auréole de gloire cette couronne d'épines que tu conquerras au prix de la liberté, du bonheur et de la vie.

Car, pour la philanthropie dont vous avez l'humilité de vous vanter, vous autres réformateurs, je vous demande bien pardon, mais je n'y crois pas. La philanthropie fait des sœurs de charité. L'amour de la gloire est autre chose et produit d'autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi: tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir la pente rigoureuse et fatale où t'entraîne l'instinct de ta force. Pour moi, je sais que tu n'es pas de ceux qui observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent. Tu n'aimes pas les hommes, tu n'es pas leur frère, car tu n'es pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es né roi.

Ah! voici qui te fâche; mais au fond, tu le sais bien, il y a une royauté qui est d'institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d'intelligence et de vertu s'il eût voulu fonder le principe d'égalité parmi eux comme tu l'entends; mais il fait les grands hommes pour commander aux petits hommes, comme il a fait un cèdre pour protéger l'hysope. L'influence enthousiaste et quasi-despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui sent et pense s'incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus indiscipliné voyou qui ait jamais fait de la vie une école buissonnière, je suis force, chaque année, d'aller te rendre hommage), dis-moi, es-ce autre chose qu'une royauté? Votre majesté ne peut le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tribune en plein air est un trône; Fleury le Gaulois est votre capitaine des gardes; Planet votre fou; et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historiographe; mais, morbleu! sire, conduisez-vous bien, car plus votre humble barde augure de vous, plus il en exigera quand vous aurez touché le but, et vous savez qu'il ne sera pas plus facile à faire taire que le barbier du roi Midas. Et ici je vous demande pardon de donner le titre de roi à feu Midas. Celui-là, on le sait, n'est pas de vos cousins; c'est un roi d'institution humaine, un de ces beaux types de rois légitimes à qui les oreilles poussent tout naturellement sous le diadème héréditaire.

Croyez-vous donc que je conteste vos droits? Oh! non pas vraiment: nous ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon; toi, tu es né prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de métaphores, je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie; mais je ne veux pas le tenir moi-même, je m'y prendrais mal, et tous les trônes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d'un lac des Alpes. Une grande question serait celle de savoir si la Providence a plus d'amour et de respect pour notre charpente osseuse que pour les pétales embaumés de ses jasmins. Moi, je vois que la nature a pris autant de soins de la beauté de la violette que de celle de la femme, que les lis des champs sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire, et je garde pour eux mon amour et mon culte. Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais; je me soucie bien de conclure quelque chose! J'irai écrire ton nom et le mien sur le sable de l'Hellespont dans trois mois; il en restera autant, le lendemain, qu'il restera de mes livres après ma mort, et peut-être, hélas! de tes actions, ô Marius! après le coup de vent qui ramènera la fortune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.

Ce n'est pas que je déserte ta cause, au moins; de toutes les causes dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c'est la plus belle et la plus noble. Je ne conçois même pas que les poëtes puissent en avoir une autre; car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d'obéissance sont grossiers, malsonnants et faits pour des oreilles de gendarmes. On peut flatter un peuple de braves; mais aduler une bûche couronnée, c'est renoncer à sa dignité d'homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais écouter la voix des torrents. Sois sûr que je prierai l'esprit des lacs et les fées des glaciers de prendre quelquefois leur vol vers toi, et de te porter dans une brise un parfum des déserts, un rêve de liberté, un souvenir affectueux et profond de ton frère le voyageur. Je ne suis qu'un oiseau de passage dans la vie humaine; je ne fais pas de nid et je ne couve pas d'amours sur la terre; j'irai frapper du bec à ta fenêtre de temps en temps, et te donner des nouvelles de la création au travers des barreaux de ta prison; et puis je reprendrai ma course inconstante dans les champs aériens, me nourrissant de moucherons, tandis que tu partageras des fers et des couronnes avec tes pareils! Votre ambition est noble et magnifique, ô hommes du destin! De tous les hochets dont s'amuse l'humanité, vous avez choisi le moins puéril, la gloire! Oui, c'est beau, la gloire! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu'on lui présentait; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l'argent, des titres et des petites vanités qui charment le vulgaire. Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil sur ma branche pendant ce temps-là. Vous m'écouterez quand vous n'aurez rien de mieux à faire; tu viendras t'asseoir sous mon arbre quand tu auras besoin de repos et d'amusement. Bonsoir, mon frère Éverard, frère et roi, non en vertu du droit d'aînesse, mais du droit de vertu. Je t'aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le très-humble et très-fidèle sujet.

15 avril.

Tu m'adresses plusieurs questions auxquelles je voudrais pouvoir répondre, pour te prouver au moins que je suis attentif à toutes les paroles que trace ta plume. Pour procéder à la manière de mon cher Franklin, les voici dans l'ordre où tu les a posées: 1º Pourquoi suis-je si triste? 2º Si tu n'étais pas si différent de moi, t'aimerais-je autant? 3º Suis-je pour quelque chose dans vos discours? 4º A quand donc la conclusion? 5º Quand pourrai-je m'asseoir? etc.

J'ai répondu hier à la première question: c'est que travailler pour la gloire est à la fois un rôle d'empereur et un métier de forçat; c'est que tu es enfermé dans ta volonté comme dans une forteresse, et que le moindre insecte qui effleure de l'aile les vitraux de ton donjon te fait tressaillir et réveille en toi le douloureux sentiment de ta captivité. Prométhée, prends courage! tu es plus grand, couché sur ton roc, avec les serres d'un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais être heureux à leur manière. C'est ici le lieu de répondre à ta cinquième question: Quand pourrai-je m'asseoir avec toi dans les longues herbes sur les rives d'un torrent?—Jamais, Éverard, à moins qu'une armée ennemie ne fût sur l'autre rive et que tu n'attendisses là le signal du combat. Mais oublier la guerre et dormir dans les roseaux, toi? Je voudrais savoir quels rêves fit Marius dans le marais de Minturnes; à coup sûr, il ne s'entretint pas avec les paisibles naïades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglants et poudreux dans les ondes pures qui murmurent pour nous; c'est à nous, rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent; c'est à nous qu'elles parlent d'oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous feraient rire de pitié. Laissez-nous cela, nous vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le triomphe.—Si quelque jour, blessé dans la lutte ou prisonnier sur parole, tu viens t'asseoir près de ton frère le bohémien, nous regarderons les cieux ensemble, et je te parlerai des astres qui président à la destinée des mortels. Voilà, je le sais, tout ce qui pourra t'intéresser, tout ce que tu voudras voir dans les eaux limpides; ce sera le reflet incertain et tremblant de ton étoile, et tu te hâteras de la chercher à la voûte céleste pour t'assurer qu'elle y brille encore de tout son éclat. Non, non, tu n'aimerais pas ces vallées silencieuses où l'aigle est roi et non pas l'homme, ces lacs où le cri de la plus petite sarcelle trouverait plus d'échos que ta parole. Les déserts que vous ne pouvez soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés, ce sol rebelle, ces impénétrables forêts, où l'artiste va pieusement évoquer les sauvages divinités retranchées là contre les assauts de l'industrie humaine, tout cela n'est pas la patrie de ton intelligence. Il te faut des villes, des champs, des soldats, des ouvriers, le commerce, le travail, tout l'attirail de la puissance, tous les aliments que les besoins des hommes peuvent offrir à l'orgueil des dieux. Les dieux dominent et protègent; quand tu dis que tu les portes avec amour dans ton sein, ces pauvres Pygmées humains, tu veux dire, Hercule, que tu les portes dans ta peau de lion; mais tu ne pourrais t'endormir à l'ombre des bois sans qu'ils s'acharnassent à te réveiller. Ils te tourmenteraient dans tes rêves, et les orages de ton âme troubleraient la sérénité de l'air jusque sur la cime du Mont-Blanc. Mon pauvre frère, j'aime mieux mon bâton de pèlerin que ton sceptre. Mais puisque la royauté de l'intelligence t'a ceint de sa couronne de feu, puisque la passion d'être grand est entrée dans ton sang avec la vie, puisque tu ne peux abdiquer, et que le repos te tuerait plus vite que ne le fera la fatigue, loin de contempler ta destinée avec cette froide philosophie que pourrait me suggérer le sentiment de mon impuissance, je veux sans cesse te plaindre et t'admirer, ô sublime misérable! Mais n'étant bon à rien qu'à causer avec l'écho, à regarder lever la lune et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudiants poëtes et les écoliers amoureux, j'ai pris, comme je te le disais hier, l'habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière où tout consiste à poursuivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez dans les épines pour avoir une fleur qui s'effeuille dans ma main avant que je l'aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier saule venu, sans souci de l'heure et des pédants. Ce que je puis faire de mieux, c'est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. A chaque belle action que l'on me racontera de toi, je t'en enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s'incline religieusement devant un grand cœur où réside la justice.

Deuxième question.—Si tu n'étais pas si différent de moi à tous égards, t'aimerais-je autant? Voici ma réponse: Non, certes, tu ne m'aimerais pas de même; tu me sais gré d'avoir un peu de force dans un corps si chétif et dans une condition si humble. Tu m'estimes d'autant plus que tu supposes qu'il m'a été plus difficile d'être un peu estimable dans des circonstances sociales où tout tend à dégrader les âmes qui se laissent aller. Tu me crois probablement très-supérieur aujourd'hui à ce que j'ai pu être auparavant, et tu ne te trompes pas. Mes souvenirs ne sont pas faits pour me donner de l'orgueil; mais ce que j'ai conservé de bon dans l'âme me console un peu du passé, et m'assure encore de belles amitiés pour le présent et l'avenir. C'est tout ce qu'il me faut désormais. Je n'ai nulle espèce d'ambition, et le tout petit bruit que je fais comme artiste ne m'inspire aucune jalousie contre ceux qui ont mérité d'en faire davantage. Les passions et les fantaisies m'ont rendu malheureux à l'excès dans des temps donnés: je suis guéri radicalement des fantaisies par l'effet de ma volonté, je le serai bientôt des passions par l'effet de l'âge et de la réflexion. A tous autres égards, j'ai toujours été et serai toujours parfaitement heureux, par conséquent toujours équitable et bon en tout, sauf les cas d'amour, où je ne vaux pas le diable, parce qu'alors je deviens malade, spleenetic and rash.

Suis-je pour quelque chose dans vos discours?—Il n'est guère question que de toi. Les membres ne peuvent guère oublier le cœur où reflue tout leur sang. Avant de te voir, cela m'impatientait au point que j'ai pris le parti d'aller te trouver encore cette année, afin d'avoir, au retour, le droit de dire comme les autres: Éverard pense... Éverard veut... Éverard m'a dit... etc.: pourvu que toutes ces idolâtries ne te gâtent pas!

A quand donc la conclusion? et si tu meurs sans avoir conclu!—Ma foi! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n'en ira pas plus mal pour avoir ignoré sa façon de penser. Que veux-tu que je te dise? il faut que je te parle encore de moi, et rien n'est plus insipide qu'une individualité qui n'a pas encore trouvé le mot de sa destinée. Je n'ai aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois. Bien loin de là, je reconnais que ma vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une lâcheté si je me battais les flancs pour trouver une philosophie qui en autorisât l'exemple. D'autre part, n'étant pas susceptible d'envisager avec enthousiasme certains côtés réels de la vie, je ne saurais regarder ces fautes comme assez graves pour exiger réparation ou expiation. Ce serait leur faire trop d'honneur, et je ne vois pas que mes torts aient empêché ceux qui s'en plaignent le plus de se bien porter. Tous ceux qui me connaissent depuis longtemps m'aiment assez pour me juger avec indulgence et pour me pardonner le mal que j'ai pu me faire. Mes écrits, n'ayant jamais rien conclu, n'ont causé ni bien ni mal. Je ne demande pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve; mais ce n'est pas encore fait, et je suis trop peu avancé sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J'ai horreur du pédantisme de la vertu. Il est peut-être utile dans le monde; pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me réconcilier par un acte d'hypocrisie avec les sévérités que mon irrésolution (courageuse et loyale, j'ose le dire) attire sur moi. J'en supporterai la rigueur, quelque pénible qu'elle me puisse être, tant que je n'aurai pas la conviction intime que j'attends. Me blâmes-tu? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, à l'aide d'un microscope, à celui où tu existes. Voudrais-tu, pour acquérir plus de popularité ou de renommée, feindre d'avoir les opinions qu'on t'imposerait, et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu'à l'état d'embryon dans ta conscience? Je tenais trop à ton estime pour ne pas t'exposer ma situation; c'est un peu long: pardonne-moi d'avoir parlé si sérieusement du côté sérieux de ma vie; ce n'est pas ma coutume. Adieu; je t'envoie un petit paquet de pages imprimées que j'ai choisies pour toi dans ma collection, hélas! beaucoup trop volumineuse!

18 avril.

Ami, tu me reproches sérieusement mon athéisme social; tu dis que tout ce qui vit en dehors des doctrines de l'utilité ne peut jamais être ni vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable, d'un funeste exemple, et qu'il faut en sortir, ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sévère; mais je t'aime ainsi, cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non-intervention est l'excuse de la lâcheté ou de l'égoïsme, parce qu'il n'y a aucune chose humaine qui ne soit avantageuse ou nuisible à l'humanité. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et charitable avec discernement, avec réflexion, avec science, c'est-à-dire philanthrope. J'ai l'habitude de répondre par des sophismes et des facéties à ceux qui me tiennent ce langage; mais ici c'est différent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j'ose à peine répéter moi-même après toi. J'y ai toujours été des plus rétifs, et la faute en est a ceux qui m'ont voulu baptiser avec des mains impures. Quand on veut laver la souillure du péché, il faut être Jean-Baptiste pour le plus obscur catéchumène, tout aussi bien que pour le Christ, et les cheveux de Madeleine ne doivent point essuyer les pieds qui marchent dans les voies de l'erreur.

O toi qui m'interroges, as-tu quitté les sentiers dangereux où la jeunesse se précipite? Retiré dans le sanctuaire de ta volonté, as-tu pratiqué, depuis ces années sévères de ta réflexion, les vertus antiques que tu prises au-dessus de tout: la tempérance, la charité, le travail, la constance, le désintéressement?—Oui, tu l'as fait, je le sais; eh bien! parle: mon orgueil se révolte contre ceux qui ne sont pas plus grands que moi et qui veulent me mettre à leurs pieds. Toi qui n'as pas seulement la puissance de l'entendement, mais la force du cœur, parle; je répondrai comme à un juge légitime et t'obéirai en te parlant de moi tant que tu voudras, car je confesse qu'il y avait plus de paresse coupable de ma part à l'éviter que de véritable modestie.

O mon frère! ceci est un entretien grave, une époque grave dans ma pauvre vie! je ne suis point venu ici avec un sentiment d'abnégation enthousiaste, mais avec une sérieuse volonté de ne voir en toi que ce qu'il y aurait de vraiment beau. J'étais cuirassé contre les effets magnétiques qui sont toujours à craindre dans un contact avec les hommes supérieurs. Aussi je puis dire que je n'ai point été ébloui par le prestige que tu exerces sur les autres; les lignes romaines de ton front, la puissance de ta parole, l'éclat et l'abondance de tes pensées ne m'ont jamais occupé. Ce qui m'a touché et convaincu, c'est ce que je t'ai entendu dire, ce que je t'ai vu faire de plus simple, une parole douce et naïve au milieu de la plus vive exaltation, une familiarité brusque et chaste, une exquise pureté dans toutes les expressions et dans tous les sentiments. On ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l'argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n'a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun genre? C'est beaucoup, Éverard, c'est presque tout à mes yeux maintenant que l'absence de vices. C'est de cela qu'on ne peut pas douter, tandis que les qualités peuvent se parer de tant de noms qui ne leur appartiennent pas! mais qui peut suspecter la sobriété tranquille avec laquelle une âme forte use des biens de la vie? de quelle équivoque, de quelle hypocrisie ont jamais besoin les obscures vertus domestiques?

Tu me parlais de l'immense organisation de Mirabeau, toute pétrie de vices et de vertus. Je ne suis pas assez enthousiaste de la bigarrure pour trouver la statue de diamant et de boue plus belle et plus imposante que la statue d'or pur. Mon ami Henri Heine a dit, en parlant de Spinosa: «Sa vie privée fut exempte de blâme; elle est demeurée pure et sans tache comme celle de son divin parent Jésus-Christ.» Ces simples paroles me font aimer Spinosa. C'est par là seulement sans doute que mon faible cerveau eût pu mesurer sa grandeur. Il y a aussi en toi, mon cher frère, un côté que je ne connais pas, parce que mon esprit, paresseux ou impuissant, n'a pénétré dans aucune science. Je comprends ce que tu es, et non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine à idées; mais la valeur et l'usage de ses produits me sont inconnus et indifférents. Je vois que le mot de vertu en est le levier formidable, et je sais que ce mot a un sens toujours un et magnifique, quelle qu'en soit l'application: abnégation et sacrifice éternel de toutes les satisfactions vulgaires de l'esprit ou des sens à une satisfaction suprême et divine; consécration d'une existence humaine au culte d'une volonté vaste et intelligente qui en est le foyer. C'est la vertu, c'est la force, c'est la tendance de l'âme à s'élever au plus haut possible, pour embrasser d'un regard plus de choses que le vulgaire, et pour semer sur un champ plus vaste les bienfaits de se puissance. C'est l'ambition généreuse, c'est la foi, c'est la science, c'est l'art, c'est toutes les formes que prend la Divinité pour se manifester dans l'homme. C'est pourquoi régner, même en vertu des droits les plus grossiers et les plus iniques, même au prix du repos et de la vie, a toujours été le plus ardent désir des hommes; et il ne faut pas s'en étonner. Régner tant bien que mal, c'est exercer un semblant de vertu et de force morale. Si les paroles humaines ont un sens dans le grand livre de la nature, ces deux paroles sont absolument synonymes, et déjà dans notre langue elles le sont souvent. J'ai écrit tout à l'heure, «régner en vertu d'un droit inique,» ce qui est très-français, je crois, et ne présente aucun contre-sens, que je sache.

Tout ce qui est difficile à faire excite l'étonnement des hommes et mérite leur admiration en raison directe de l'avantage qu'ils retirent de cet emploi de forces; et comme rien dans les œuvres de Dieu ne peut être, aux yeux de l'homme, plus grand et plus précieux que sa propre existence, il est évident que ce qu'il appelle le sentiment de l'équité naturelle est la conscience raisonnée de ce qui lui est utile. Le plus simple effort de ce raisonnement lui prouvant qu'il ne peut vivre isolé, il a dû, au sortir de l'état le plus primitif qu'on puisse supposer, s'essayer aux associations et se grouper par peuplades autour d'un système de lois dictées par les plus habiles ou les plus forts. Ceux qui out réussi à faire ces lois dans leur intérêt personnel ont commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les hommes d'oppression; à leur tour, les hommes de résistance ont combattu, et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, où est la justice?

Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez inventé la vertu! Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle des hommes sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Voue avez découvert qu'il y avait, dans l'amour et dans la reconnaissance de vos frères, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu'ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, vous avez flétri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent avides, jaloux, violents et insociables. Vous avez renoncé à votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous étant ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni méfiance, vous vous êtes placés au milieu d'eux comme des divinités bienfaisantes pour les éclairer sur leurs intérêts et pour leur donner des lois utiles. Vous leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et là où vous avez commandé, la justice a régné; quels sophismes pourraient combattre votre excellence, ô sublimes vaniteux? Il n'y a rien au monde de plus grand que vous, rien de plus précieux, rien de plus nécessaire.

Allez et parlez de vertu; un jour viendra où les sensualistes qui vous raillent, aux prises avec l'avidité et la vengeance de ceux qui jusqu'ici n'ont pu satisfaire les jouissances des sens, comprendront qu'il est un sort plus digne d'envie et plus a l'abri de l'orage que le leur; ils comprendront que la raison populaire plane sur le monde, qu'elle a forcé la porte des boudoirs, qu'elle peut s'arroger le droit de jouir à son tour, et de renvoyer les vaincus à la charrue, au toit de chaume, et au crucifix, seule consolation du pauvre. Ils seront bien heureux alors de rencontrer, entre eux et la haine du vainqueur, la main de l'homme vertueux pour partager les biens de la terre entre le riche et le pauvre, et pour expliquer à tous deux ce que c'est que la justice.

Je ne sais s'il arrivera jamais un jour où l'homme décidera infailliblement et définitivement ce qui est utile à l'homme. Je n'en suis pas à examiner dans ses détails le système que tu as embrassé: j'en plaisantais l'autre jour; mais du moment que tu m'amènes a parler raison (ce qui, je te le déclare, n'est pas une médiocre victoire de ta force sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d'égalité, tout inapplicable qu'elle paraisse maintenant a ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui vois ces choses du fond d'une cellule, est la première et la seule invariable loi de morale et d'équité qui se soit présentée à mon esprit dans tous les temps. Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me sont absolument étrangers; et quant aux moyens par lesquels on parvient à la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux répugnances de ceux qui se chargent de l'exécution, que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j'essaie seulement d'y porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n'est pas mon fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m'employer à tout en me persuadant d'abord, en me commandant ensuite; mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J'accepterai tout ce qui sera bien. Ainsi, demande mes biens et ma vie, ô Romain! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. Que t'importe? tu trouveras bien assez de têtes qui voudront délibérer plus qu'il ne sera besoin. Ne sera-t-il pas permis aux ménestrels de chanter des romances aux femmes, pendant que vous ferez des lois pour les hommes?

Voilà où j'en voulais venir, Éverard: c'est à te dire que la vertu n'est pas nécessaire à tous, mais à quelques-uns seulement; ce qui est nécessaire à tous, c'est l'honnêteté. Sois vertueux, je tâche d'être honnête. L'honnêteté, c'est cette sagesse instinctive, cette modération naturelle dont je parlais tout à l'heure, cette absence de vices, c'est-à-dire de passions fougueuses, nuisibles à la société, en ce qu'elles tendent à accaparer les sources de jouissances réparties également entre les hommes dans les desseins de la nature providentielle. Il faut que les gouvernés soient honnêtes, tempérants, probes, moraux enfin, pour que les gouvernants puissent bâtir sur leurs épaules fermes et soumises un édifice durable. Je suis loin encore de ce qu'on appelle les vertus républicaines, de ce que j'appellerai, en style moins pompeux, les qualités de l'individu gouvernable ou du citoyen. J'ai mal vécu, j'ai mal usé des biens qui me sont échus, j'ai négligé les œuvres de charité; j'ai passé mes jours dans la mollesse, dans l'ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les frivoles plaisirs. Je me suis prosterné devant des idoles de chair et de sang, et j'ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences austères que la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma jeunesse; j'ai permis à leur innocent despotisme de dévouer mes jours à des amusements puérils, où se sont longtemps éteints le souvenir et l'amour du bien; car j'avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela, Éverard? Ceux d'ici te le diront: c'est de notoriété bourgeoise dans notre pays; mais il y avait peu de mérite; j'étais jeune, et les funestes amours n'étaient pas encore éclos dans mon sein. Ils y ont étouffé bien des qualités; mais je sais qu'il en est auxquelles je n'ai pas fait la plus légère tache au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu'aucune des autres n'est perdue pour moi sans retour. Ainsi je réponds à la question que tu m'adressais l'autre jour: Est-ce par impuissance ou par indifférence que tu tardes à être bon?—Ni l'un ni l'autre; c'est que j'ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas et que je croyais noble et sainte. Elle l'est sans doute; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu d'empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle; une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie; je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon âme, dans une terre d'exil et de servitude, d'où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout abruti par l'esclavage, et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j'ai rompue, et qui me coupe encore jusqu'au sang, chaque fois que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives lointaines et abandonnées. Oui, j'ai été esclave; plains-moi, homme libre, et ne t'étonne pas aujourd'hui de voir que je ne peux plus soupirer qu'après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude. Oui, j'ai été esclave, et l'esclavage, je puis te le dire par expérience, avilit l'homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l'opprime; c'est ce qui m'est arrivé, et, dans la haine que j'avais conçue contre moi-même, j'ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection.

Cependant je suis ici, et j'y suis avec une flèche brisée dans le cœur; c'est ma main qui l'a brisée, c'est ma main qui l'arrachera; car chaque jour je l'ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et l'élargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon âme ne le suit pas. Ce n'est donc pas un incurable et un infirme qui est là devant toi; c'est un prisonnier échappé et blessé qui peut guérir et faire encore un bon soldat. Ne vois-tu pas que je n'ai rapporté aucun vice de la terre d'Égypte, et que je suis encore sobre et robuste pour traverser le grand désert? Regarde seulement à qui tu parles maintenant: ce n'est plus à un efféminé et à un prodigue; ce n'est plus à un de ces jeunes Athéniens à chevelure parfumée, qu'Aristophane châtiait en les interpellant au milieu de ses drames, et qu'il livrait, en les désignant par leur nom et en les montrant du doigt, à la censure publique; c'est à une espèce de garçon de charrue, coiffé d'un chapeau de jonc, vêtu d'une blouse de roulier, chaussé de bas bleus et de souliers ferrés. Ce pénitent rustique est encore capable, comme toi, de tempérance, de charité, de travail, de constance, de désintéressement et de simplicité; il sera en outre chaste et sincère, parce qu'il abdique sa grande folie, l'amour!

République, aurore de la justice et de l'égalité, divine utopie, soleil d'un avenir peut-être chimérique, salut! rayonne dans le ciel, astre que demande à posséder la terre. Si tu descends sur nous avant l'accomplissement des temps prévus, tu me trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut! mon sang et mon pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les réclame. Et toi, ô grande Suisse! ô vous, belles montagnes, ondes éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges argentées, sombres sapins, sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut être un mal que d'aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de vous. La vertu et la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste chagrin et fatigué d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et semée de fleurs, tu lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux limpides, vous ne retournerez pas en arrière quand il s'approchera de vous; et toi, botanique, ô sainte botanique! ô mes campanules bleues qui fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes! ô mes panporcini d'Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et repliés dans vos calices, mais qui, au bout d'une heure, vous éveillâtes autour de moi comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles! ô ma petite sauge du Tyrol! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me rappelle avec délices!

Mais toi, idole de ma jeunesse, amour dont je déserte le temple à jamais, adieu! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu! C'est assez d'offrandes, c'est assez de prosternations! Dieu insatiable, prends des lévites plus jeunes et plus heureux que moi, ne me compte plus au nombre de ceux qui viennent t'invoquer.—Mais il m'est impossible, hélas! en te quittant, de te maudire, ô tourments et délices! je ne peux pas même te jeter un reproche; je déposerai à tes pieds une urne funéraire, emblème de mon éternel veuvage. Tes jeunes lévites la jetteront par terre en dansant autour de ta statue; ils la briseront et continueront d'aimer. Règne, amour, règne en attendant que la vertu et la république te coupent les ailes.

20 avril.

Qu'as-tu donc? et pourquoi tant de tristesse parfois dans ton âme? Pourquoi dis-tu que le Seigneur s'est retiré de toi? Pourquoi demandes-tu au plus faible et au plus insoumis de tes enfants de te venir en aide et de t'encourager? Maître, qu'avez-vous rêvé cette nuit, et pourquoi vos disciples accoutumés à recevoir de vous la manne de l'espérance, vous trouvent-ils abattu et tremblant?

Hélas! tu trouves que c'est bien long à venir, l'accomplissement d'une grande destinée! Les heures se traînent, ton front se dégarnit, ton âme se consume et le genre humain ne marche pas. Tes grands désirs se heurtent contre les murs d'airain de l'insensibilité et de la corruption. Tu te vois seul, pauvre homme de bien, au milieu d'un monde d'usuriers et de brutes. Tes frères dispersés et persécutés te font entendre de loin la voix mourante de l'héroïsme que l'avarice et la luxure étouffent dans leurs bras hideux. Encore un peu de temps peut-être, et la triste innocence va périr sous le vice dont les hommes ne rougissent plus. Voilà ce qui me tue, moi! Quand la voix de l'enthousiasme se réveille dans mon sein, le contact de l'humanité hostile ou insensible à mes rêves me glace et refoule en moi ces élans juvéniles. Alors, voyant mon indignation ridicule à force d'impuissance, voyant ces hommes gras et grossiers jeter un regard de bravade et de mépris sur mes faibles bras, et proclamer le droit du plus fort quand on leur parle d'équité, je me mets à rire et je dis à mes compagnons: Couvrons-nous d'or et de pourpre; buvons le nectar et le madère, étouffons dans nos âmes le dernier germe de vertu; puisque aussi bien il faut que la vertu succombe, faisons-nous tuer en chantant sur les ruines de son temple.

Mais, toi, mon frère, tu n'es pas longtemps en proie à ces accès de lâcheté. Bientôt tu sors de ta langueur; bientôt ta force, engourdie par un instant de froid, se réveille, et le vieux lion secoue sa crinière. Ce serait en vain que le monde tomberait en poussière autour de toi; tu te ferais marbre alors, et, comme Atlas, tu porterais la terre sur tes épaules inébranlables. Aussi, les nuages qui passent sur ton grand front n'inquiètent pas les hommes que tu rallies autour de toi. Ils jouent le même jeu que toi. Que leur importe la tristesse, pourvu qu'au jour de l'action tu ne restes pas plus couché qu'a l'ordinaire? Moi seul, peut-être, te plains comme tu le mérites; car j'ai sondé les abîmes de ta douleur et je sais combien le doute répand d'amertume sur nos plus belles conquêtes. Je connais ces heures de la nuit où l'on se promène seul dans le silence, sous le froid regard de la lune et des étoiles qui semblent vous dire: Vous n'êtes que vanité, grains de sable; demain vous ne serez plus et nous n'en saurons rien.

Quand cela t'arrive, maître, il faut te quitter toi-même et venir à nous. Tu lutteras en vain contre la grande voix de l'univers; les astres éternels auront toujours raison, et l'homme, quelque grand qu'il soit parmi les hommes, sera toujours saisi d'épouvante quand il voudra interroger ce qui est au-dessus de lui. O silence effrayant, réponse éloquente et terrible de l'éternité!

Reviens à nous, assieds-toi sur l'herbe de notre cap Sunium, au milieu de tes frères. Debout, tu les dépasses trop, et tu es seul. Descends, descends, et laisse-toi consoler. Il y a encore autre chose que la grandeur et la force; c'est la bonté, c'est le lien le plus suave et le plus immaculé qui soit parmi les hommes. Une larme fait souvent plus de bien sur la terre que les victoires de Spartacus. Tu l'as en toi, ce trésor de la bonté, homme trop riche en grandeurs! Partage-le avec nous; aux heures où tu n'es pas obligé de ceindre la cuirasse et l'épée, oublie un peu le passé et l'avenir. Donne le présent à l'amitié. Il n'y a plus que cela dont je ne puisse pas douter. Si tu savais quels amis le ciel m'a donnés! Tu le sais, tu les connais, ils sont tes frères; mais tu ne peux savoir l'étendue de leurs bienfaits envers moi. Tu ne sais pas de quels gouffres de désespoir ils m'ont cent fois retiré, avec leur inépuisable patience, avec leur sublime miséricorde, quand je repoussais leurs bras avec colère, avec méfiance, et que je leur crachais à la figure mon ingratitude et mon scepticisme.

Bénis soient-ils! ils m'ont fait croire à quelque chose; ils ont planté dans mon naufrage une ancre de salut. Tu ne connaîtras peut-être jamais, hélas! toute la grandeur de l'amitié. Tu n'en auras pas besoin, toi. Ce que tu inspires, c'est de l'admiration et non de la pitié. La Providence envoie ce dédommagement aux êtres faibles, comme elle envoie les brises bienfaisantes du soir aux brins d'herbe abattus et couchés par la chaleur du jour. Mais aime mes amis à cause de ce que je leur dois, et quand tu seras brisé par l'esprit de Jacob, viens chercher un peu d'oubli et de sérénité parmi eux. Ils sont plus gais que toi; ils n'ont pas étendu sur leurs os le cilice de la vertu. Ils sont bons, honnêtes, prêts à tout faire pour leur cause; mais l'heure du martyre ne sonnera peut-être pas pour eux. Si elle arrive, leur martyre ne sera pas long ni difficile à subir: le temps de s'embrasser et d'aller mourir. Qu'est-ce que cela? Toi, tu es entré dans ton agonie le jour où tu es né, et le sceau de la douleur t'avait marqué au front dans le sein de ta mère. Viens, nous respecterons ta peine et nous tâcherons d'en alléger le poids.

22 avril.

Tu me demandes la biographie de mon ami Néraud, la voici. Le Malgache (je l'ai baptisé ainsi à cause des longs récits et des féeriques descriptions qu'il me faisait autrefois de l'île de Madagascar, au retour de ses grands voyages) s'enrôla de bonne heure sous le drapeau de la république. Tu l'as vu; c'est un petit homme sec et cuivré, un peu plus mal vêtu qu'un paysan; excellent piéton, facétieux, un peu caustique, brave de sang-froid, courant aux émeutes lorsqu'il était étudiant et recevant de grands coups de sabre sur la tête sans cesser de persifler la gendarmerie dans le style de Rabelais, pour lequel il a une prédilection particulière. Partagé entre ces deux passions, la science et la politique, au lieu de faire son droit à Paris, il allait du club carbonaro à l'école d'anatomie comparée, rêvant tantôt à la reconstruction des sociétés modernes, tantôt à celle des membres du palæotherium dont Cuvier venait de découvrir une jambe fossile. Un matin qu'il passait auprès d'une plate-bande du Jardin des Plantes, il vit une fougère exotique qui lui sembla si belle dans son feuillage et si gracieuse dans son port, qu'il lui arriva ce qui m'est arrivé souvent dans ma vie; il devint amoureux d'une plante et n'eut plus de rêves et de désirs que pour elle. Les lois, le club et le palæotherium furent négligés, et la sainte botanique devint sa passion dominante. Un matin il partit pour l'Afrique, et, après avoir exploré les îles montagneuses de la mer du Sud, il revint efflanqué, bronzé, en guenilles, ayant supporté les plus sévères privations et les plus rudes fatigues; mais riche selon son cœur, c'est-à-dire muni d'un herbier complet de la flore madécasse, guirlande étrange et magnifique, ravie au sein d'une noire déesse. C'était peut-être une fortune, c'était du moins une ressource. Mais l'amant de la science mit sa conquête aux pieds de M. de Jussieu, et se trouva récompensé au delà de ses désirs lorsque le grand prêtre de Flore accorda le nom de Neraudia melastomefolia à une belle fougère de l'île Maurice, jusqu'alors inconnue à nos botanistes. Ce fut à cette époque que, voyant passer le convoi de Lallemant, il quitta la botanique pour la patrie, comme il avait quitté la patrie pour la botanique, et, après avoir eu le crâne ouvert par le sabre d'un dragon, il revint dans sa famille, volatile éclopée,

Traînant l'aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse.

Pour le retenir dans ses pénates, son père imagina de lui donner un carré de terre, sur un coteau ravissant, où je veux te mener promener la première fois que tu viendras nous voir. Notre Malgache y planta des arbres exotiques, fit pousser des fleurs malgaches dans notre sol berrichon, et éleva au milieu de ses bosquets un joli ajoupa indien qu'il remplit de ses livres et de ses collections. Un matin, comme je passais dans le ravin au lever du soleil, j'arrêtai le galop de mon cheval pour contempler avec admiration des fleurs éclatantes qui s'élevaient majestueusement au-dessus de la haie. C'étaient les premiers dahlias qu'on eût vus dans notre pays et que j'eusse vus de ma vie. J'avais seize ans. O le bel âge pour aimer les fleurs! Je descendis de cheval pour en voler une, et je repartis au galop. Soit que le Malgache, caché dans son ajoupa, eût été témoin du rapt, soit qu'un ami indiscret lui dévoilât mon crime, il m'envoya, bientôt après, des caïeux de dahlia que je plantai dans mon jardin, et c'est de là que date notre connaissance, mais non pas notre amitié; nous n'eûmes occasion de nous voir que plusieurs années après. Dans cet intervalle, il avait pris femme, il était devenu père, et il avait augmenté son jardin d'une belle pépinière, au milieu de laquelle il a fait passer un ruisseau.

C'est alors qu'étant tous deux fixés dans le pays, et notre connaissance ayant commencé sous des auspices aussi sympathiques, nous nous liâmes d'une vive amitié. Un voyage de bohémiens que nous fîmes dans les montagnes de la Marche, jusqu'aux belles ruines de Crozant, nous révéla tout à fait l'un à l'autre. Quoique né dans le camp opposé, j'avais toujours eu l'âme républicaine, et je l'avais d'autant plus alors que j'étais plus jeune et plus illusionnable. Il me sut un gré extrême d'appartenir à ces types d'hommes obstinés sur lesquels les préjugés de l'éducation ne peuvent rien, et il me déclara qu'il ne me manquait, pour obtenir sa confiance et son estime entière, que d'être un peu versé dans la botanique. Je lui promis de l'étudier, et, lui aidant, je m'en occupai jusqu'au point de ne rien savoir, mais de tout comprendre dans les mystères du règne végétal, et de pouvoir l'écouter causer tant qu'il lui plairait. Je n'ai jamais connu d'homme aussi agréablement savant, aussi poétique, aussi clair, aussi pittoresque, aussi attachant dans ses leçons. Mon précepteur m'avait fait de la nature une pédante insupportable; le Malgache m'en fit une adorable maîtresse. Il lui arracha sans pitié la robe bigarrée de grec et de latin au travers de laquelle j'avais toujours frémi de la regarder. Il me la montra nue comme Rhéa, et belle comme elle-même. Il me parlait aussi des étoiles, des mers, du règne minéral, des produits animés de la matière, mais surtout des insectes pour lesquels il avait conçu dès lors une passion presque aussi vive que pour les plantes. Nous passions notre vie à poursuivre les beaux papillons qui errent le matin dans les prairies, lorsque la rosée engourdit encore leurs ailes diaprées. A midi, nous allions surprendre les scarabées d'émeraude et de saphir qui dorment dans le calice brûlant des roses. Le soir, quand le sphinx aux yeux de rubis bourdonne autour des œnothères et s'enivre de leur parfum de vanille, nous nous postions en embuscade pour saisir au passage l'agile mais étourdi buveur d'ambroisie. Rien ne donne l'idée d'un sylphe déguisé allant en conquête, comme un grand sphinx avec sa longue taille, ses ailes d'oiseau, sa figure spirituelle, ses antennes moelleuses et ses yeux fantastiques. Des couleurs sombres et mystérieuses, semées de caractères magiques et indéfinissables, revêtent les ailes supérieures qui se replient sur son dos. Il y a un rapport extraordinaire entre la robe des sphinx et des noctuelles, et le plumage des oiseaux de nuit. Le fauve, le brun, le gris et le jaune pâle s'y mêlent toujours sous le chiffre cabalistique noir et blanc, semé en long, en biais, en travers, en triangle, en croissant, en flèche, sur toutes les coutures. Mais de même que la chouette et l'orfraie cachent sous leur sein un duvet éclatant, de même, quand les sphinx ouvrent leur manteau de velours, on voit les ailes inférieures former une tunique tantôt d'un rouge vif, tantôt d'un vert tendre, et tantôt d'un rose pur orné d'anneaux azurés. Je parie, malheureux que tu es, ô ennemi des dieux! que tu n'as jamais vu un sphinx ocellé; et cependant nos vignes les voient éclore, ces merveilles de la création qui m'ont toujours semblé trop belles pour ne pas être animées par des esprits de la nuit. Ah! c'est faute de connaître tout cela, hommes infortunés, que vous tenez vos regards invariablement fixés sur la race humaine. Il n'en était pas ainsi de mon Malgache. Il laissait quelquefois son journal du soir dormir sous sa bande bleue jusqu'au lendemain matin, pressé qu'il était de préparer les fleurs dans l'herbier et les insectes sur leur piédestal de moelle de sureau. Quelles belles courses nous faisions à l'automne, le long des bords de l'Indre, dans les prés humides de la Vallée Noire! Je me souviens d'un automne qui fut tout consacré à l'étude des champignons, et d'un autre automne qui ne suffit pas à l'étude des mousses et des lichens. Nous avions pour bagage une loupe, un livre, une boîte de fer-blanc destinée à recevoir et à conserver les plantes fraîches, et par-dessus tout cela mon fils, un bel enfant de quatre ans qui ne voulait pas se séparer de nous, et qui a pris là et conservé la passion de l'histoire naturelle. Comme il ne pouvait marcher longtemps, nous échangions alternativement le fardeau de la boîte de fer-blanc et celui de l'enfant. Nous faisions ainsi plusieurs lieues à travers les champs, dans la plus grotesque équipage, mais aussi consciencieusement occupés que tu peux l'être au fond de ton cabinet, à cette heure de la nuit où je te raconte les plus belles années de ma jeunesse...

Le rossignol a envoyé une si belle modulation jusqu'à mon oreille que j'ai quitté le Malgache et toi pour aller l'écouter dans le jardin. Il fait une nuit singulièrement mélancolique; un ciel gris, des étoiles faibles et voilées, pas un souffle dans les plantes, une impénétrable obscurité sur la terre. Les grands sapins élèvent leurs masses noires et vagues dans l'air grisâtre. La nature n'est pas belle ainsi, mais elle est solennelle et parle à un seul de nos sens, celui dont le rossignol parle si éloquemment à un être créé pour lui. Tout est silence, mystère, ténèbres; pas une grenouille verte dans les fossés, pas un insecte dans l'herbe, pas un chien qui aboie à l'horizon, le murmure de la rivière ne nous arrive même pas; le vent souffle au sud et l'emporte en traversant la vallée. Il semble que tout se taise pour écouter et recueillir avidement cette voix brûlante de désirs et palpitante de joies que le rossignol exhale. O chantre des nuits heureuses! comme l'appelle Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se possèdent; nuits dangereuses à ceux qui n'ont point encore aimé; nuits profondément tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez à vos livres, vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la séve, fermentent partout trop violemment; il semble qu'une atmosphère d'oubli et de fièvre plane lourdement sur la tête; la vie de sentiment émane de tous les pores de la création. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eût été délicieuse. Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion électrique. O Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!

Pardon, pardon, mon ami, mon frère! à cette heure-ci, tu regardes ces blanches étoiles, tu respires cette nuit tiède, et tu penses à moi dans le calme de la sainte amitié; moi, je n'ai pas pensé à toi, Éverard! J'ai senti des larmes sur mes joues, et ce n'était ni la puissance de ta forte parole, ni les émotions de tes tragiques et glorieux récits qui les faisaient couler; mais c'est un éclair pâle qui a glissé sur l'horizon, c'est un fantôme incertain qui a passé là-bas sur les bruyères. Tout est dit: l'esprit du météore n'a plus de pouvoir sur moi, son rayon fugitif peut me faire tressaillir encore comme un voyageur peu aguerri contre les terreurs de la nuit; mais j'entends, du haut de ces étoiles qui nous servent de messagers, ta voix austère qui m'appelle et me gourmande. Fanatique sublime, je vous suis: ne craignez rien pour moi des enchantements et des embûches que l'ennemi nous tend dans l'ombre. J'ai pour patron le guerrier céleste qui écrase les dragons sous les pieds de son cheval. C'est Dieu qui conduit ton bras, c'est la bravoure et l'orgueil divin qui rendent tes pieds invulnérables, ô George le bienheureux! Ami, mon patron est un grand lutteur, un hardi cavalier; j'espère qu'il m'aidera à dompter mes passions, ces dragons funestes qui essayent encore parfois d'enfoncer leurs griffes dans mon cœur et de l'arracher à son salut éternel.

Je reviens à toi, ami. Ne t'inquiète pas de ces accès d'une émotion que tu ne connais plus. Un jour viendra aussi pour moi, peut-être bientôt, où rien ne troublera plus ma sérénité, où la nature sera un temple toujours auguste, dans lequel je me prosternerai à toute heure pour louer et bénir. Voici d'ailleurs un petit vent qui se lève et qui balaye les vapeurs. Voici une étoile qui montre sa face radieuse, comme un diamant au front du plus haut des arbres du jardin; je suis sauvé. Cette étoile est plus belle que tous les souvenirs de ma vie, et la partie éthérée de mon âme s'élance vers elle et se détache de la terre et de moi-même. Éverard, est-ce là ton astre ou le mien? Lui parles-tu maintenant? Je reviens à l'histoire de mon Malgache, c'est-à-dire... j'y reviendrai demain; je suis las, et je vais dormir de ce bon et calme sommeil d'enfant que j'ai retrouvé au bercail, comme un ange attaché à la garde de mon chevet. Je t'envoie une fleur de mon jardin. Bonsoir, et la paix des anges soit avec toi, confesseur de Dieu et de la vérité!

23 avril.

Je reviens à l'histoire de mon Malgache... Mais je m'aperçois qu'elle est finie; car je ne fais pas entrer en ligne de compte, dans les faits de sa vie, une amourette qui faillit le rendre très-malheureux, et qui, Dieu merci, se borna à un épisode sentimental et platonique. Toutefois voici l'épisode.

Une femme de nos environs, à laquelle il envoyait de temps en temps un bouquet, un papillon ou une coquille, lui inspira une franche amitié à laquelle elle répondit franchement. Mais la manie de jouer sur les mots fit qu'il donna le nom d'amour à ce qui n'était qu'affection fraternelle. La dame, qui était notre amie commune, ne se fâcha ni ne s'enorgueillit de l'hyperbole. C'était alors une personne calme et affectueuse, aimant un peu ailleurs, et ne le lui cachant pas. Elle continua de philosopher avec lui et de recevoir ses papillons, ses bouquets et ses poulets, dans lesquels il glissait toujours par-ci par-là un peu de madrigal. La découverte de l'un de ces poulets amena entre le Malgache et une autre personne qui avait des droits plus légitimes sur lui des orages assez violents, au milieu desquels la fantaisie lui prit de quitter le pays et d'aller se faire frère morave. Le voilà donc encore une fois en route, à pied, avec sa boîte de fer-blanc, sa pipe et sa loupe, un peu amoureux, assez malheureux à cause des chagrins qu'il avait causés, mais se sauvant de tout par le calembour, qu'il semait comme une pluie de fleurs sur le sentier aride de sa vie, et qu'il adressait aux cantonniers, aux mulets et aux pierres du chemin, faute d'un auditoire plus intelligent. Il s'arrêta aux rochers de Vaucluse, décidé à vivre et à mourir sur le bord de cette fontaine où Pétrarque allait évoquer le spectre de Laure dans le miroir des eaux. Je ne m'inquiétais pas beaucoup de cette funeste résolution; je connais trop mon Malgache pour croire jamais sa douleur irréparable. Tant qu'il y aura des fleurs et des insectes sur la terre, Cupidon ne lui adressera que des flèches perdues. Précisément le mois de mars tapissait des plus vertes fontinales et des plus frais cressons les rives du ruisseau et les parois des rochers de Vaucluse. Le Malgache abandonna le rôle de Cardénio, fit une collection de mousses aquatiques, et vers la fin d'avril il m'écrivit:—«Tout cela est bel et bon; mais si mon inhumaine s'imagine que je vais rester ici jusqu'à ce qu'elle juge à propos de couronner ma constance, elle se trompe. Dis-lui qu'elle cesse de pleurer mon trépas, je suis encore sain et dispos. Mon herbier est complet, mes souliers tirent à leur fin, et pendant ce temps-là ma pépinière bourgeonne sans moi. Ce n'est pas mon avis de laisser faire mes greffes par des gringalets. Oppose-toi à ce que personne y mette la main; je ne demande que le temps de faire rémouler ma serpette, et j'arrive.»

L'infortuné revint et se résigna d'être adoré dans sa famille, aimé saintement de sa Dulcinée, chéri de moi, son frère et son élève. Il se bâtit un joli pavillon sur le coteau, au-dessus de son jardin, de sa prairie, de sa pépinière et de son ruisseau. Peu après il devint père d'un second enfant. Son fils s'appelait Olivier; voulant aussi donner un nom de plante à sa fille et n'en connaissant pas de plus agréable et de plus estimable que la plante fébrifuge à pétales roses qui croît dans nos prés, il voulut l'appeler Petite-Centaurée. Ce fut avec bien de la peine que sa famille le décida à renoncer à ce nom étrange.

La première visite qu'il rendit à la dame de ses pensées après l'équipée de Vaucluse lui coûta bien un peu; il craignait qu'elle ne fût piquée de le voir sitôt consolé et revenu. Mais elle courut à sa rencontre et lui donna en riant deux gros baisers sur les joues. Il entra dans sa chambre et vit qu'elle avait précieusement conservé les fleurs desséchées et les papillons qu'il lui avait donnés autrefois. Elle avait mis en outre sous verre un morceau de cristal de Magadascar, un fragment de basalte de la montagne du Pouce (celle où Paul allait tous les soirs épier à l'horizon maritime la voile qui devait lui ramener Virginie le lendemain matin) et un guêpier en forme de rose qui commençait à tomber en poussière. Une grosse larme coula sur la joue basanée de notre Malgache. L'amour s'y noya, l'amitié survécut calme et purifiée.

Maintenant le Malgache, réduit à l'état de momie, mais plus vert et plus actif que jamais, coule des jours purs au fond de sa pépinière. Il a été juge de paix pendant quelque temps; mais, bientôt dégoûté, comme il dit, des grandeurs et des soucis qu'elles traînent à leur suite, il a donné sa démission et ne veut plus recevoir de lettres que celles qui sont adressées à M. ***, pépiniériste. Comme il a beaucoup travaillé dans sa retraite, il a beaucoup appris, et c'est aujourd'hui un des hommes les plus savants de France; mais personne ne s'en doute, pas même lui. Un peu de mélancolie vient bien parfois obscurcir sa brillante gaieté, surtout lorsqu'il gèle en avril pendant que les abricotiers sont en fleur; et puis le Malgache a une grande qualité et un grand malheur: il est ce que nos bourgeois appellent cerveau brûlé: cela veut dire qu'il a l'âme républicaine, qu'il ne trouve pas la société juste et généreuse, et qu'il souffre de ne pouvoir y donner de l'air, du soleil et du pain à tous ceux qui en manquent.—Il se console au milieu d'un petit nombre d'âmes sympathiques qui souffrent et prient avec lui; mais, quand il rentre dans sa solitude, il s'attriste profondément, et il m'écrit: «O mon Dieu! serions-nous des utopistes, et faudra-t-il mourir en laissant le monde comme il est, sans espoir qu'après nous il s'améliore? N'importe, allons toujours, parlons et agissons comme si nous avions l'espérance; n'est-ce pas, vieux

Il prend alors sa blouse et sa bêche pour chasser le découragement, et quand il a travaillé tout le jour il est calme et humblement philosophe le soir. Il m'écrit alors avec l'encre de la joie et du contentement. Ce qu'il appelle ainsi, c'est le jus du raisin d'Amérique, qu'il exprime dans un coquillage et qui produit une belle teinture rouge, malheureusement sujette à pâlir comme toutes les joies possibles. Voici son dernier billet:

«J'ai remarqué sur moi-même que le meilleur traitement pour les maladies morales, c'est l'exercice du corps. Ah! que j'ai brouetté d'ennuis! mes terrasses en sont farcies. Je ne prétends pas faire de toi un terrassier, mais assortir seulement tes occupations à tes forces.—Je viens de terminer mon nouveau cabinet de travail: c'est encore une sorte d'ajoupa que j'ai construit avec des troncs d'arbres recouverts de balais. Une feuille de zinc longue de six pieds me permet d'y braver les averses. Ce charmant édifice s'élève dans une petite île où j'ai transporté mes plates-bandes de fleurs et mes carrés de légumes. Le tout est ceint par les fossés de ma pépinière, dont les arbres sont aujourd'hui d'une vigueur et d'une beauté ravissantes. Sauf quelques accès de misanthropie, c'est là que je coule des heures assez paisibles. Je regrette peu le temps passé; j'en ai mal usé; mais je crois aussi que je ne pouvais mieux faire; c'était la condition de ma nature. Je ne suis point affligé de vieillir; chaque âge a ses jouissances: je n'en désire plus que de tranquilles. Ton amitié avant tout. Bonsoir.»

Outre les sympathies qui nous unissent lui et moi, et dont la principale est cet amour à la fois immense et minutieux de la nature, qui nous rend tous deux rabâcheurs et insupportables (excepté l'un pour l'autre), nous avons une commune infirmité de caractère qui fait que nous nous trouvons souvent tête à tête au milieu de nos amis. Je ne sais comment l'appeler; c'est comme une timidité naturelle, spéciale à un certain genre d'expansion, c'est comme une mauvaise honte qui nous fait craindre de dire tout haut ce que nous ressentons le plus vivement; c'est une impossibilité absolue de nous manifester par des paroles, là où nous voudrions et devrions savoir le faire.

C'est enfin tout le contraire de la qualité que tu possèdes éminemment, et qui constitue ta puissance sur les hommes, l'éloquence de la conviction. Lui qui étincelle d'esprit à tous autres égards, et moi qui ai la langue assez déliée, comme tu l'as vu, quand le dépit et l'indignation s'en mêlent, nous sommes tous deux bêtes à faire plaisir quand nous devrions nous élever au-dessus de nous-mêmes. Nos camarades en concluent que nous sommes usés, lui par habitude de railler, moi, par celle de douter. Pour lui, je te réponds que son cœur est encore fervent, jeune et brave comme à vingt ans. C'est l'homme qui a le plus laborieusement travaillé à s'assurer un bien-être modeste, fait à sa guise; et c'est pourtant celui qui fait le moins cas de la vie. Il me disait l'autre jour: J'irais et j'irai!—Je ne suis pas sensuel; que m'importe de dormir sur une natte, sur un pavé ou dans trois planches?

Quant à moi, peut-être!... je ne sais. Tu as cru surprendre un grand secret en moi, l'autre jour, pendant que tu lisais ce récit de la mort de tes frères. J'ai été mal à l'aise tout le temps du dîner, parce que mon silence et ma pétrification, à côté de l'enthousiasme du Gaulois, me faisaient rougir devant toi.—Mais cette larme que tu as aperçue et dont tu tires un si grand indice de chaleur intérieure, sache bien que ce n'est pas autre chose qu'une amère et profonde jalousie que j'ai raison de bien cacher, et qui, dans cet instant-là, me fit véhémentement détester mon sort, mon inaction présente, mon impuissance, et ma vie passée à ne rien faire. Tu peux les aimer et pleurer de tendresse sur ces hommes-là, Éverard, tu es l'un d'eux; moi, je suis un poëte, c'est-à-dire une femmelette. Dans une révolution, tu auras pour but la liberté du genre humain; moi, je n'en aurai pas d'autre que de me faire tuer, afin d'en finir avec moi-même, et d'avoir, pour la première fois de ma vie, servi à quelque chose, ne fût-ce qu'à élever une barricade de la hauteur d'un cadavre.

Bah! qu'est-ce que je dis là? Ne crois pas que je sois triste et que je me soucie de la gloire plus que d'un de mes cheveux. Tu sais ce que je t'ai dit; j'ai trop vécu; je n'ai rien fait de bon. Quelqu'un veut-il de ma vie présente et future? pourvu qu'on la mette au service d'une idée et non d'une passion, au service de la vérité et non à celui d'un homme, je consens à recevoir des lois. Mais, hélas! je vous en avertis, je ne suis propre qu'à exécuter bravement et fidèlement un ordre. Je puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien. Je ne puis obéir qu'en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade; je puis marcher avec mes amis, comme le chien qui voit son maître partir avec le navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu'à ce qu'il meure de fatigue. La mer est grande, ô mes amis! et je suis faible. Je ne suis bon qu'à faire un soldat, et je n'ai pas cinq pieds de haut.

N'importe! à vous le pygmée. Je suis à vous parce que je vous aime et vous estime. La vérité n'est pas chez les hommes; le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Mais, autant que l'homme peut dérober à la Divinité le rayon lumineux qui, d'en haut, éclaire le monde, vous l'avez dérobé, enfants de Prométhée, amants de la sauvage Vérité et de l'inflexible Justice! Allons! quelle que soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l'avenir républicain; au nom de Jésus, qui n'a plus sur la terre qu'un véritable apôtre; au nom de Washington et de Franklin, qui n'ont pu faire assez et qui nous ont laissé une tâche à accomplir; au nom de Saint-Simon, dont les fils vont d'emblée au sublime et terrible problème (Dieu les protége!...); pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux qui croient le prouvent... je ne suis qu'un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi.

26 avril.

Veux-tu me dire à qui tu en as, avec tes déclamations contre les artistes? Crie contre eux tant que tu voudras, mais respecte l'art. O Vandale! j'aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une robe de bure et des sabots à Taglioni, et employer les mains de Listz à tourner une meule de pressoir, et qui pourtant se couche par terre en pleurant quand la moindre bengali gazouille, et qui fait une émeute au théâtre pour empêcher Othello de tuer la Malibran! Le citoyen austère veut supprimer les artistes, comme des superfétations sociales qui concentrent trop de séve; mais monsieur aime la musique vocale et il fera grâce aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j'espère, une de vos bonnes têtes qui comprendra la peinture et qui ne fera pas murer les fenêtres des ateliers. Et quant aux poëtes, ils sont vos cousins, et vous ne dédaignez pas les formes de leur langage et le mécanisme de leurs périodes quand vous voulez faire de l'effet sur les badauds. Vous irez apprendre chez eux la métaphore et la manière de s'en servir. D'ailleurs, le génie du poëte est une substance si élastique et si maniable! c'est comme une feuille de papier blanc, avec laquelle le moindre saltimbanque fait alternativement un bonnet, un coq, un bateau, une fraise, un éventail, un plat à barbe, et dix-huit autres objets différents, à la grande satisfaction des spectateurs. Aucun triomphateur n'a manqué de bardes. La louange est une profession comme une autre, et quand les poëtes diront ce que vous voudrez, vous leur laisserez dire ce qu'ils voudront; car ce qu'ils veulent, c'est de chanter et de se faire entendre.

O vieux Dante! ce n'est pourtant pas ta muse au timbre d'airain que l'on eût pu décider à se parjurer!

Mais dis-moi pourquoi vous en voulez tant aux artistes. L'autre jour, tu leur imputais tout le mal social, tu les appelais dissolvants, tu les accusais d'attiédir les courages, de corrompre les mœurs, d'affaiblir tous les ressorts de la volonté. Ta déclamation est restée incomplète et ton accusation très-vague, parce que je n'ai pu résister à la sotte envie de disputer avec toi. J'aurais mieux fait de t'écouter: tu m'aurais donné sans doute quelque raison plus sérieuse, car c'est la seule chose avancée par toi qui ne m'ait pas fait réfléchir depuis, quelque antipathique qu'elle me pût être.

Est-ce à l'art lui-même que tu veux faire le procès? Il se moque bien de toi, et de vous tous, et de tous les systèmes possibles! Tâchez d'éteindre un rayon du soleil. Mais ce n'est pas cela. Si je te répondais, je n'aurais à te dire que des choses aussi neuves que celles-ci: Les fleurs sentent bon; il fait chaud en été; les oiseaux ont des plumes; les ânes ont les oreilles beaucoup plus longues que celles des chevaux, etc., etc.

Si ce n'est pas l'art que tu veux tuer, ce ne sont pas non plus les artistes. Tant qu'on croira à Jésus sur la terre, il y aura des prêtres, et nul pouvoir humain ne pourra empêcher un homme de faire, dans son cœur, vœu d'humilité, de chasteté et de miséricorde; de même, tant qu'il y aura des mains ferventes, on entendra résonner la lyre divine de l'art. Il paraît qu'il y a ici un mécontentement accidentel et particulier des enfants de la jeune Rome contre ceux de la vieille Babylone. Que s'est-il passé? Moi, je ne sais rien. L'autre jour, un des vôtres, c'est-à-dire un des nôtres, un républicain, déclara presque sérieusement que je méritais la mort. Le diable m'emporte si je comprends ce que cela veut dire! Néanmoins, j'en suis tout ravi et tout glorieux, comme je dois l'être; et je ne manque pas depuis ce jour-là de dire a tous mes amis, en confidence, que je suis un personnage littéraire et politique fort important, donnant ombrage à ceux de mon propre parti, à cause de ma grande supériorité sociale et intellectuelle. Je vois bien que cela les étonne un peu, mais ils sont si bons qu'ils consentent à partager ma joie. Le Malgache m'a demandé ma protection, afin d'avoir l'honneur d'être pendu à ma droite, et Planet à ma gauche. Nous ne pouvons manquer d'échanger, dans cette situation, les plus charmants jeux de mots et les plus délicieuses facéties. Mais, en attendant, je ne veux pas qu'on en plaisante, et je prétends que mes amis disent de moi:—Ce garçon-là a trop d'esprit, il ne vivra pas.

Voyons pourtant, examinons l'affaire de mes confrères les artistes; car pour moi je n'ai garde de me défendre: j'aurais trop peur d'être acquitté comme le plus innocent des hommes, et de ne pas avoir les honneurs du martyre pour mes idées.—Un instant! tu me feras le plaisir de formuler un peu lesdites idées après mon trépas, car jusqu'ici je t'avoue en secret qu'il n'y a pas l'ombre d'une idée dans ma tête et dans mes livres. Le devoir de ton amitié est d'apprendre aux gens qui, par hasard, auraient lu les livres susdits, ce qu'ils prouvent et ce qu'ils ne prouvent pas. Il ne serait peut-être pas inutile non plus de me l'apprendre à moi-même, afin que je pusse démontrer à mes juges, par mes réponses, combien mon intelligence a de profondeur, de perversité, et combien il est urgent d'éteindre une si terrible comète capable d'embraser la terre.

Ceci pose (et ne va pas me contredire ni t'aviser de plaider pour mon innocence; le bon Dieu bénisse les obligeants! je les remercie fort de leur bonne volonté, et les prie de vouloir bien me laisser être pendu en repos), parlons des autres. Qu'ont-ils fait, les pauvres diables? Sont-ils capables de causer la mort d'une mouche? Il n'y a que Byron et moi, sachez-le bien...

Mais je t'ennuie avec mon incorrigible et plate facétieuseté. Donne-moi un coup de poing, et me voilà redevenu sérieux.

Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le sophisme a tout envahi, il s'est glissé jusque dans les jambes de l'Opéra, et Berlioz l'a mis en symphonie fantastique. Malheureusement pour la cause de l'antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre de Berlioz, il y aura un certain ébranlement nerveux dans ton cœur de lion, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de Desdemona; ce qui sera fort désagréable pour moi, ton compagnon, qui me pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au Conservatoire. Le moins qui t'arrivera sera de confesser que cette musique-là est un peu meilleure que celle qu'on nous donnait à Sparte du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu'Apollon, mécontent de nous voir sacrifier exclusivement à Pallas, nous a joué le mauvais tour de donner quelques leçons à ce Babylonien, afin qu'il égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magnétique et funeste.

Tu vas me demander si c'est là parler un langage sérieux... Je parle sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un véritable artiste; et puisqu'il me tombe sous la main, je ne suis pas fâché de te dire ce que c'est qu'un véritable artiste, car je vois bien que tu ne t'en doutes pas. Tu m'as nommé, l'autre jour, de prétendus artistes que tu accablais de ta colère, un corroyeur, un marchand de peaux de lapin, un pair de France, un apothicaire. Tu m'en as nommé d'autres, célèbres, dis-tu, et dont je n'ai jamais entendu parler. Je vois bien que tu prends des vessies pour des lanternes, des épiciers pour des artistes, et nos mansardes pour des satrapies.

Berlioz est un artiste; il est très-pauvre, très-brave et très-fier. Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les peuples de l'univers ne valent pas une gamme chromatique placée à propos, comme moi j'ai l'insolence de préférer une jacinthe blanche à la couronne de France. Mais sois sûr que l'on peut avoir ces folies dans le cerveau et ne pas être l'ennemi du genre humain. Tu es pour les lois somptuaires, Berlioz est pour les triples-croches, je suis pour les liliacées; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de l'intelligence, sois sûr que chacun y viendra selon ses forces: Berlioz avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs pianos, aux autres de bêcher leurs plates-bandes, à chacun de s'amuser innocemment selon son goût et ses facultés. Que fais-tu, dis-moi, quand tu contemples la grande constellation du ciel, à minuit, en divaguant avec nous et en parlant de l'inconnu et de l'infini? Si j'allais t'interrompre, au moment où tu nous dis des paroles sublimes, pour t'adresser ces questions brutales: A quoi cela sert-il? pourquoi se creuser et s'user le cerveau à des conjectures? cela donne-t-il du pain et des souliers aux hommes?—tu me répondrais: Cela donne des émotions saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent à la sueur de leur front pour les hommes; cela leur apprend à espérer, à rêver à la Divinité, à prendre courage et à s'élever au-dessus des dégoûts et des misères de la condition humaine par la pensée d'un avenir, chimérique peut-être, mais fortifiant et sublime. Qui t'a fait ce que tu es, Éverard? c'est cette fantaisie de rêver le soir. Qui t'a donné le courage de vivre jusqu'ici dans le travail et dans la douleur? c'est l'enthousiasme. Et c'est toi, le plus candide et le plus adorablement rustique des hommes de génie, qui veux faire la guerre aux lévites de ton Dieu? Saül, tu veux tuer David, parce qu'il joue trop bien de la harpe et que tu deviens insensé en l'écoutant.

A genoux, Sicambre, à genoux! nous t'y mettrons bien. Hélas! je dis nous! je pense à mon procès, et je me persuade que je suis déjà jugé et condamné comme artiste!—Ils t'y mettront bien, eux, les artistes véritables. Si tu savais ce que c'est que ces gens-là, quand ils observent leur évangile et qu'ils respectent la sainteté de leur apostolat! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n'en suis pas je l'avoue à ma honte! Lancé dans une destinée fatale, n'ayant ni cupidité ni besoins extravagants, mais en butte à des revers imprévus, chargé d'existences chères et précieuses dont j'étais l'unique soutien, je n'ai pas été artiste, quoique j'aie eu toutes les fatigues, toute l'ardeur, tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession sainte; la vraie gloire n'a pas couronné mes peines, parce que rarement j'ai pu attendre l'inspiration. Pressé, forcé de gagner de l'or, j'ai pressé mon imagination de produire, sans m'inquiéter du concours de ma raison; j'ai violé ma muse quand elle ne voulait pas céder; elle s'en est vengée par de froides caresses et de sombres révélations. Au lieu de venir à moi souriante et couronnée, elle y est venue pâle, amère, indignée. Elle ne m'a dicté que des pages tristes et bilieuses, et s'est plu à glacer de doute et de désespoir tous les mouvements généreux de mon âme. C'est le manque de pain qui m'a rendu malade; c'est la douleur d'être forcé à me suicider intellectuellement qui m'a rendu âcre et sceptique.—Je t'ai raconté là-bas, dans la soirée, l'analyse d'un beau drame sur le poëte Chatterton, représenté dernièrement au Théâtre-Français. Les gens aisés, les hommes rangés, ont, pour la plupart, trouvé fort mauvais qu'un poëte fît quelque cas de sa condition et qu'il se plaignit avec amertume d'être forcé par la misère à y déroger. Pour moi, j'ai versé des larmes abondantes en assistant à cette lutte d'un esprit indépendant contre la nécessité fatale, qui me rappelait tant de tortures et de sacrifices. L'orgueil est aussi chatouilleux et irritable que le génie. En faisant de mon mieux, je n'aurais peut-être jamais rien fait de passable; mais à l'heure où l'artiste s'assied devant sa table pour travailler, il croit en lui-même, sans quoi il ne s'y mettrait pas; et alors, qu'il soit grand, médiocre ou nul, il s'efforce et il espère. Mais si les heures sont comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s'est endormi sans souper le rappelle au sentiment de sa misère et à la nécessité d'avoir fini avant le jour, je t'assure que, si petit que soit son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à subir vis-à-vis de lui-même. Il regarde les autres travailler lentement, avec réflexion, avec amour; il les voit relire attentivement leurs pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer après coup mille pierres précieuses, en ôter le moindre grain de poussière, et les conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même. Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands grands coups de bêche et de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelquefois, mais toujours incomplet, hâté et fiévreux: l'encre n'a pas séché sur le papier, qu'il faut livrer le manuscrit sans le revoir, sans y corriger une faute!

. . . . . Ces misères te font sourire et te semblent puériles. Cependant si tu avoues que l'homme, même en face des plus grandes choses, n'est mû que par l'amour de soi, tu avoueras aussi, qu'en face des plus petites, l'homme souffre en faisant abnégation de cet amour-là. Et puis, il y a quelque chose de vraiment noble et saint dans ce dévouement de l'artiste à son art, qui consiste à bien faire au prix de sa fortune, de sa gloire et de sa vie. La conviction, c'est toujours une vertu, fortitudo! (c'est ton mot favori, je crois). L'artisan expédie sa besogne pour augmenter ses produits: l'artiste pâlit dix ans, au fond d'un grenier, sur une œuvre qui aurait fait sa fortune, mais qu'il ne livrera pas, tant qu'elle ne sera pas terminée selon sa conscience. Qu'importe à M. Ingres d'être riche ou célèbre? il n'y a pour lui qu'un suffrage dans le monde, celui de Raphaël, dont l'ombre est toujours debout derrière lui. O saint homme! Et Urban qui joue la musique de Beethoven avec des yeux baignés de larmes; et Baillot qui consent à laisser tout l'éclat de la popularité à Paganini, plutôt que d'ajouter, de son fait un petit ornement d'invention nouvelle aux vieux thèmes sacrés de Sébastien Bach; et Delacroix, le mélancolique et consciencieux disciple de Rubens!—Et vous autres, hommes de bruit et de puissance, quand vous a-t-on vus vous éclipser derrière un plus habile ou plus ambitieux que vous, par amour pour la sainte vérité! Quelques-uns de vous, je le sais, ont aimé l'humanité et la justice en artistes. C'est le plus bel éloge qu'on puisse leur donner.

Je pourrais te citer d'autres artistes vivants qui ont droit au respect de tout être intelligent; mais ce serait désigner par le silence ceux qui procèdent autrement et qui poursuivent le bruit et l'argent à tout prix, aveugles Babyloniens! Tu m'accuserais de camaraderie ou de rivalité; et en vain je te répondrais que je ne connais particulièrement presque aucun de ceux que je viens de te nommer et aucun de ceux que je ne te nomme pas. J'ai vécu toujours seul au milieu du monde, amoureux, voyageur ou serf littéraire; j'ai vu de loin rayonner ces gloires si pures, et je me suis prosterné. Je n'ai pas eu le temps d'en profiter ni d'en être jaloux, car je n'ai jamais eu le temps de regarder ma profession comme quelque chose de mieux qu'un métier. Pourtant je n'étais pas né pauvre; je ne suis pas naturellement sybarite, et j'aurais pu vivre et travailler en paix. Ceux à qui j'ai dévoué ma vie, consacré mes veilles, sacrifié ma jeunesse, et peut-être tout mon avenir, m'en sauront-ils jamais gré?—Non, sans doute, et peu importe.

29 avril.

Tu dis que je suis un imbécile; soit. Tes lettres, il est temps de te l'avouer, font sur moi un effet magique. Elles me rendent sérieux. Quel miracle est cela? J'ai beau lutter, je ne puis parler de toi légèrement, comme je fais de tous, et ils ont trouvé un moyen de me faire taire quand je les blesse par mes plaisanteries. Ils me parlent de toi, ils me répètent les paroles qu'ils t'ont entendu me dire, ils me racontent (comme si je l'avais oublié) cette dernière nuit passée à nous reconduire alternativement à nos demeures respectives jusqu'à neuf fois, cette station au pied de l'église où nous avons parlé des morts, et ce silence où nous sommes tombés au haut de l'escalier du palais, sous ce réverbère si pâle, au-dessus de cette place muette et déserte, où tu venais d'évoquer un si fantastique tableau. J'ai regretté dans ce moment-là, en te regardant, de n'être pas susceptible d'avoir peur d'un être vivant; car tu m'aurais causé une de ces vives émotions de terreur qui ne sont pas sans plaisir et qu'on a dans les rêves. Je me souviendrai longtemps de tes paroles en descendant ce grand escalier gothique au clair de la lune. «Toi, me disais-tu, je t'aime comme Jésus aima Jean, son plus jeune et son plus romanesque disciple; et pourtant, si jamais ce pouvait être un devoir pour moi de te tuer, je t'arracherais de mes entrailles et je t'étranglerais de mes mains.»—Ma foi! mon cher maître, je voudrais être quelque chose de mieux qu'un pauvre hanneton, afin de voir si vraiment tu aurais ce courage et cette vertu-là. Mais, bah! tu ne l'aurais pas, charlatan que tu es!—Qui sait, pourtant? toi qui ne ris jamais! peut-être.—Ce serait beau, et je te donnerais ma tête de bon cœur pour le plaisir d'avoir vu dans ma vie un seul vrai Romain.

Il y a, ma parole d'honneur! des moments où je m'imagine que j'ai trouvé la vertu réfugiée et cachée en vous comme au temps où les hommes la forcèrent d'aller se fortifier dans des cavernes sauvages, dans des rochers inexpugnables.—Mais si vous n'étiez que des fanatiques!—Bah! c'est toujours cela: n'est pas fanatique qui veut, surtout par le temps qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n'ai sujet de l'être, si j'étais seulement un peu fou à votre manière.—Nous autres, qui rions toujours, nous ressemblons parfois à ces idiots qui rient en voyant les gens sensés se conduire naturellement. L'autre jour, un paysan de mes amis (j'espère que je parle en style républicain) entra dans mon cabinet, et, me voyant très-occupé à écrire, il se mit à hausser les épaules d'un air de pitié. Il se pencha sur moi, en regardant ce que je faisais, à peu près comme s'il eût payé pour voir les tours du singe à la foire. Il prit ensuite un livre sur ma table: c'était, Dieu me pardonne! un volume du divin Platon, et il l'ouvrit à l'envers, en tournant les feuillets d'un air attentif; puis le replaça sur la table en me disant du ton d'un profond mépris: C'est donc à ces fadaises-là, mon petit monsieur, que vous passez le temps fêtes et dimanches? il y a de drôles de gens dans la vie de ce monde!—Et il hocha la tête en éclatant de rire, si bien que j'eus besoin de toute ma philanthropie démocratique pour ne pas le pousser par les épaules à la porte.

Je me suis calmé pourtant en songeant que j'étais, cent fois le jour, dans le cas de ce paysan vis-à-vis de toi et des tiens, et je me suis émerveillé de la patience avec laquelle vous supportiez l'impudente et stupide raillerie de fainéants comme nous, qui ne sont bons à autre chose qu'à critiquer ce qu'ils ne comprennent pas et ce qu'ils ne sauraient faire. Mais je dirai comme Planet:—Envoyez-moi donc promener!—Qu'est-ce que vous faites de moi au milieu de vous, vieux chrétiens! Dieu me punisse si vous n'êtes pas des anges; car rien ne vous rebute, rien ne vous ébranle. Vous venez à nous avec tendresse, et te voilà m'appelant ton jeune frère et ton cher enfant, moi qu'il faudrait renvoyer à ma pipe et à mes romans. O prosélytisme! fasse des distinctions qui voudra; peu m'importe le nom qu'on te donne, pourvu que je voie émaner de toi des leçons de vertu et des actes de charité.

Il faut pourtant que je te conte mes peines, ô mon pauvre prophète méconnu! On essaie de mettre tes enfants en méfiance contra toi. L'esprit de parti n'a pas de scrupule. On nous dit que vous êtes des glorieux, des ambitieux, des brouillons; enfin qu'il faut te mettre aux Petites-Maisons et nous y enfermer avec toi, nous tous qui t'aimons.

Tout cela ne serait que risible, si des hommes d'esprit et de cœur ne s'en mêlaient pas aussi sur la foi d'autrui, ou ne montraient tout au moins, par leur silence devant nous, qu'ils se méfient de nous et de toi. Cela n'attriste pas ces bons champions qui sont habitués à l'orage; mais moi qui reviens de Babylone, où j'ai dormi cinq ans dans l'ivresse, et qui tombe, en me frottant les yeux, au beau milieu de notre jeune Sion, je suis tout contristé, et tout abattu de voir le rempart d'airain que l'indifférence ou l'antipathie des gentils a placé autour de nous. Sortirons-nous jamais de là, mon maître? Je vois bien que nous essayons de temps en temps de braves et saillantes sorties; mais les meilleurs d'entre nos frères y succombent, et quand nous rentrons sous nos tentes, les clameurs, les malédictions et les huées des vainqueurs viennent y troubler nos prières.—Ce qui me fâche le plus, moi, ce sont les huées. Je les connais, ces diables de gentils, pour avoir été en captivité chez eux. Je sais comme ils sont malins et quelles flèches acérées leur ironie décoche contre nous.—Songe bien que je ne suis pas un serviteur bien éprouvé, moi; j'entends déjà leurs lardons m'assaillir pour la singulière figure que je fais en habit de soldat de la république; je t'en prie, mon cher maître, laisse-moi m'en aller à Stamboul. J'ai affaire par là. Il faut que je passe par Genève, que j'achète un âne pour traverser les montagnes avec mon bagage, et que je remonte la Forêt-Noire pour chercher une plante que le Malgache veut que je lui rapporte. J'ai à Corfou un ami islamite qui m'a invité à prendre le sorbet dans son jardin. Duteil m'a donné commission de lui acheter une pipe à Alexandrie, et sa femme m'a prié de pousser jusqu'à Alep afin de lui rapporter un châle et un éventail. Tu vois que je ne puis tarder, que j'ai des occupations et des devoirs indispensables.—Écoute: si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous gênez pas; j'ai des terres, donnez-les à ceux qui n'en ont pas; j'ai un jardin, faites-y paître vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n'y a dans tout mon patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle: le portrait de ma vieille grand'mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et de rosiers. C'est là qu'elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la république et je demande qu'à mon retour on m'accorde une indemnité des pertes que j'aurais faites, savoir: une pipe, une plume et de l'encre; moyennant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait.


Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis, ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs; le tombeau et le tableau, héritage de mes enfants, à toi, chef de notre république aquitaine, pour en être le gardien temporaire; mes livres, minéraux, herbiers, papillons, au Malgache; toutes mes pipes, à Rollinat; mes dettes, s'il s'en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux; ma bénédiction et mon dernier calembour, à ceux qui m'ont rendu malheureux, pour qu'ils s'en consolent et m'oublient.

. . . . . . . . . . .

Je te nomme mon exécuteur testamentaire; adieu donc, et je pars.

. . . . . . . . . . .

Adieu, ô mes enfants! j'ai été jusqu'ici plus enfant que vous; je m'en vais seul et loin en pèlerinage, pour tâcher de vieillir vite et de réparer le temps perdu. Adieu, mes amis, mes frères bien-aimés; parlez quelquefois, autour de l'âtre, de celui qui vous doit les plus beaux jours et les plus chers souvenirs de sa vie; et toi, maître, adieu! sois béni de m'avoir forcé de regarder sans rire la face d'un grand enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m'en allant.

O verte Bohème! patrie fantastique des âmes sans ambition et sans entraves, je vais donc te revoir! J'ai erré souvent dans tes montagnes et voltigé sur la cime de tes sapins; je m'en souviens fort bien, quoique je ne fusse pas encore né parmi les hommes, et mon malheur est venu de n'avoir pu t'oublier en vivant ici.


VII

A FRANZ LISTZ

SUR LAVATER ET SUR UNE MAISON DÉSERTE.


Ne sachant où vous êtes maintenant, mon cher Franz, ne sachant pas mieux où je vais aller, je vous fais passer de mes nouvelles par notre obligeant ami M***. Je pense qu'il saura découvrir votre retraite avant moi, qui suis confiné dans la mienne pour quelques jours encore.

Je n'ai pas besoin de vous dire le regret que j'éprouve de ne pouvoir vous aller rejoindre. Je vois partir votre mère et Puzzi avec sa famille. Je présume que vous allez fonder, dans la belle Helvétie ou dans la verte Bohême, une colonie d'artistes. Heureux amis! que l'art auquel vous vous êtes adonnés est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et fâcheux auprès du vôtre! Il me faut travailler dans le silence et la solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union avec ses élèves et ses exécutants. La musique s'enseigne, se révèle, se répand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des volontés et des sentiments? Quelle superbe république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit d'ordre et d'amour pour exécuter la symphonie d'un grand maître! Quand l'âme de Beethoven plane sur ce chœur sacré, quelle fervente prière s'élève vers Dieu!

Oui, la musique, c'est la prière, c'est la foi, c'est l'amitié, c'est l'association par excellence. Là où vous serez seulement trois réunis en mon nom, disait le Christ aux apôtres en les quittant, vous pouvez compter que j'y serai avec vous. Les apôtres, condamnés à voyager, à travailler et à souffrir, furent bientôt dispersés. Mais lorsque, entre la prison et le martyre, entre les fers de Caïphe et les pierres de la synagogue, ils venaient à se rencontrer, ils s'agenouillaient ensemble sur le bord du chemin, dans quelque bois d'oliviers, ou vers le faubourg de quelque ville, dans une chambre haute, et ils s'entretenaient en commun du maître et de l'ami Jésus, du frère et du Dieu au culte duquel ils avaient voué leur vie; puis, quand chacun à son tour avait parlé, le besoin d'invoquer tous à la fois les mânes du bien-aimé leur inspirait sans doute la pensée de chanter; et sans doute aussi le Saint-Esprit, qui descendit sur eux en langues de feu et qui leur révéla les choses inconnues, leur avait fait don de cette langue sacrée qui n'appartient qu'aux organisations élues. Oh! soyez-en sûr, s'il existe des êtres assez grands devant Dieu pour mériter d'acquérir subitement des facultés nouvelles, si leur intelligence s'ouvrit, si leur langue se délia, des chants divins durent découler de leurs lèvres, et le premier concert d'harmonie dut frapper les oreilles ravies des hommes.

C'est un fait unique dans l'histoire du genre humain, et devant lequel je ne puis m'empêcher de me prosterner, quand j'y songe, que cette retraite des douze pendant quarante jours, que cette union fervente et cette pureté sans tache de douze âmes croyantes et dévouées durant l'épreuve d'une si longue assemblée! Si je doutais des miracles qui en résultèrent, je ne voudrais pas le dire; ni vous non plus, n'est-ce pas? Si l'on me démontrait que ces hommes furent des physiciens et des chimistes fort habiles pour leur temps, je dirais que cela n'ôte rien à la réalité d'un homme divin et à l'existence d'une race de saints assez puissants pour marcher sur la mer et pour ressusciter les morts. Ce qui est incontestable pour moi, c'est le pouvoir miraculeux de la foi chez l'homme. S'il m'était donc prouvé que les apôtres eurent besoin de recourir aux prestiges de ce qu'on appelait alors la magie, je penserais qu'ils eurent des jours de doute et de souffrance où le pouvoir céleste s'affaiblissait en eux. Que l'on trouve parmi nous, répondrai-je, douze hommes supérieurs aux apôtres par la fermeté de leur foi et la sainteté de leur vie, douze hommes qui puissent passer quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter entre eux, sans vouloir primer les uns sur les autres, uniquement occupés à prier, à demander à Dieu la science du vrai et la force de la vertu, sans tiédeur et sans orgueil, sans céder à la fatigue de l'esprit ou aux inspirations présomptueuses de la chair; et, n'en doutez pas, ô mes amis! nous verrons arriver des miracles, des sciences nouvelles, des facultés inouïes, une religion universelle. L'homme, redivinisé, sortira de cette assemblée, un beau matin de printemps, avec une flamme au front, avec les secrets de la vie et de la mort dans sa main, avec le pouvoir de faire sortir des larmes de charité des entrailles du roc, avec la révélation des langues que parlent les peuples encore inconnus chez nous, mais surtout avec le don de la langue divine perfectionnée, de la musique, veux-je dire, portée à son plus haut degré d'éloquence et de persuasion.

Car, lorsque le prodige de la descente du Paraclet s'accomplit sur les disciples de Jésus, le ciel s'ouvrit au-dessus de leurs têtes, et ils durent entendre et retenir confusément les chants des brûlants séraphins et les harpes d'or de ces beaux vieillards couronnés, qui apparurent de nouveau plus tard à Jean l'apocalyptique, et dont il put ouïr les divins accords parmi les vents de quelque nuit d'orage sur les grèves désertes de son île.

O vous, qui, dans le silence des nuits, surprenez les mystères sacrés; vous, mon cher Franz, à qui l'esprit de Dieu ouvre les oreilles, afin que vous entendiez de loin les célestes concerts, et que vous nous les transmettiez, à nous infirmes et abandonnés! que vous êtes heureux de pouvoir prier durant le jour avec des cœurs qui vous comprennent! Votre labeur ne vous condamne pas comme moi à la solitude; votre ferveur se rallume au foyer de sympathies où chacun des vôtres apporta son tribut. Allez donc, priez dans la langue des anges, et chantez les louanges de Dieu sur vos instruments qu'un souffle céleste fait vibrer.

Pour moi, voyageur solitaire, il n'en est point ainsi. Je suis des routes désertes, et je cherche mon gîte en des murailles silencieuses. J'étais parti pour vous rejoindre, le mois dernier; mais le souffle du caprice ou de la destinée me fit dévier de ma route, et je m'arrêtai pour laisser passer les heures brûlantes du jour dans une des villes de notre vieille France, aux bords de la Loire. Pendant que je dormais, le bateau à vapeur leva l'ancre, et, quand je m'éveillai, je vis sa noire banderole de fumée fuyant rapidement sur la zone d'argent que le fleuve dessinait à l'horizon. Je pris le parti de me rendormir jusqu'au lendemain; et le lendemain, comme je sortais de ma chambre pour m'enquérir de quelque cheval ou de quelque bateau, un mien ami, que je ne m'attendais guère à trouver là (l'ayant perdu de vue depuis les années de ma vie errante), se trouva tout devant moi, dans la cour. Il m'apprit, en déjeunant avec moi, qu'il était établi et marié dans la ville, mais qu'il habitait plus souvent une campagne aux environs, à laquelle il se rendait alors. Il venait se munir a l'auberge d'un cheval de louage, les siens étant malades ou occupés, et il prétendait m'emmener au boguet pour me présenter à sa nouvelle famille. La proposition fut peu de mon goût. Il faisait une chaleur poudreuse pire que celle de la veille. Je me sentais encore de la fièvre; le boguet avait de véritables ressorts de campagne; j'aime peu les nouvelles connaissances en voyage, et me sens mal disposé à être excessivement poli quand je suis excessivement fatigué. Je refusai net, et lui dis que je voulais rester à l'auberge jusqu'à ce que je fusse délivré de mon malaise. L'excellent camarade ne me fit point subir l'obsession d'une impitoyable hospitalité. Il consentit à me laisser là; mais, au moment de monter dans son boguet, il lui vint à l'esprit de me dire: J'ai une maison dans la ville, petite, très-modeste et mal tenue, il est vrai; mais peut-être y dormirais-tu plus tranquillement qu'ici. Si, malgré l'abandon où mon séjour à la campagne l'a laissée tout ce printemps, tu pouvais t'en accommoder..... Je n'ose insister, elle est si peu présentable! Cependant tu es poëte et ami de la solitude, si tu n'as pas changé. Peut-être cela te plaira-t-il. Tiens, voici les clefs; si tu pars avant que je revienne te voir, laisse-les a l'hôtesse de cette auberge, qui me connaît.—En parlant ainsi, il me serra dans ses bras et s'éloigna.

Je trouvai cette invitation des plus agréables. Je me sentais décidément trop mal pour continuer ma route avant deux ou trois jours. Je me fis conduire à la maison de mon ami. Ce ne fut pas chose facile que d'y parvenir; il fallut monter et descendre des rues étroites, roides, brûlantes et mal pavées. Plus nous nous enfoncions dans le faubourg, plus les rues devenaient désertes et délabrées. Enfin nous arrivâmes, par une suite d'escaliers rompus, à une sorte de terrasse crevassée qui portait un pâté de maisons fort anciennes, ayant chacune leur cour ou leur jardin clos de hautes murailles sombres, festonnées de plantes pariétaires. J'eus à peine entr'ouvert la porte de celle qui m'était destinée, que je fus ravi de son aspect, et que, voulant me conserver le plaisir religieux d'y pénétrer seul, je pris la valise des mains de mon guide, je lui jetai son salaire, et j'entrai précipitamment, lui poussant la porte au nez; ce qui dut me faire passer dans son esprit pour un fou, pour un conspirateur ou pour quelque chose de pis.

Il faut croire que la nature n'a pas été faite exclusivement pour l'homme, ou bien qu'avant la domination étendue par lui sur la terre, il y eut en effet un règne de divinités champêtres; que cette race surhumaine ne s'est point entièrement retirée aux cieux, et que ses phalanges dispersées viennent encore se réfugier aux lieux que l'homme abandonne. Sans cela, comment expliquer ce respect religieux dont chacun de nous se sent pénétré en imprimant ses pas sur un sol que n'ont point encore foulé d'autres pas humains? Pourquoi cet amour et en même temps cette terreur que nous inspire la solitude? Pourquoi saluons-nous les ruines, les plages inconnues, les neiges immaculées? Pourquoi l'écho de nos pas nous fait-il tressaillir sous les voûtes des cloîtres abandonnés? Pourquoi les forêts vierges, pourquoi les temples déserts, pourquoi l'aspect de l'isolement émeut-il délicieusement les âmes tendres, ou péniblement les esprits faibles? Si nous pouvions nous convaincre d'être absolument le seul être animé existant sur un coin du globe, nous n'en serions que plus heureux ou plus effrayés, suivant notre humeur; et cependant l'homme a-t-il sujet de se réjouir quand il n'a pour société que lui-même? a-t-il lieu de craindre l'absence de secours lorsqu'il est assuré d'une égale absence d'attaques? Qu'y a-t-il donc dans l'aspect de ces sables sans empreintes, de ces landes sans maîtres, de ces lambris sans hôtes? N'y sentons-nous pas partout l'existence et la présence d'êtres inconnus qui ont établi là leur empire, et qui ont la bonté de nous y accueillir ou le droit de nous en chasser?

Je faisais ces réflexions, appuyé contre la porte que je venais de fermer derrière moi, et je n'osais me décider à traverser la cour; car il fallait fouler de longues herbes qui montaient jusqu'à mes genoux, et sur lesquelles les rayons du soleil commençaient à boire la rosée du matin. Quelle nymphe avait renversé là sa corbeille et semé ces légers gramens, ces délicats saxifrages qui s'élevaient dans leur beauté virginale à l'abri de toute profanation? Pardonne-moi, sylphide, lui disais-je, ou donne-moi ta démarche légère, afin que je franchisse cet espace sans courber sous mes pas tes plantes bien-aimées. Quiconque m'eût vu haletant et poudreux, appuyé d'un air morne contre la porte, ma valise à la main, m'eût pris pour un homme perdu de désespoir ou abîmé de remords; et cependant nul voyageur ne fut plus fier de sa découverte, nul pèlerin ne salua plus pieusement la terre sainte.

La sylphide n'avait pas dédaigné de cultiver les plantes que le maître de la maison déserte lui avait concédées. Trois tilleuls qui séparaient la cour en deux, avec une plate-bande de pieds-d'alouette le long des murs, une vigne et de grandes mauves pyramidales, avaient pris une richesse et un développement splendides. Quand j'eus atteint la partie pavée de mon petit domaine, j'eus soin de marcher sur les dalles disjointes sans écraser la verdure qui se faisait jour à travers les fentes; j'arrivai ainsi à la porte, et là ce fut un autre embarras. Les longs rameaux de la vigne s'étaient entrelacés au devant de l'entrée; partout ils formaient des courtines de feuillage devant les fenêtres. Il fallut y porter une main impie, les entr'ouvrir et les soulever comme des rideaux, pour me frayer le passage de ce seuil vénérable. Mais, dès que je l'eus franchi, ces pampres retombèrent avec souplesse et s'embrassèrent étroitement, comme pour m'interdire de repasser l'enceinte sacrée. Je ne vous ai pas encore désobéi, ô flexibles et complaisants barreaux de ma chère prison! Chaque nuit, je m'assieds sur la dernière marche de l'escalier, et je contemple la lune à travers vos guirlandes argentées. Chaque étoile du ciel s'encadre à son tour en passant devant le réseau diaphane que vous étendez entre elle et moi, et quelquefois le jour me surprend, immobile et muet comme la pierre où je me suis assis.

Oui, Franz, je suis encore dans cette maison déserte, seul, absolument seul, n'ouvrant la porte que pour laisser passer un dîner cénobitique, et je ne me souviens pas d'avoir connu des jours plus doux et plus purs. C'est une grande consolation pour moi, je vous assure, de voir que mon âme n'a pas vieilli au point de perdre les jouissances de sa forte jeunesse. Si de vastes rêves de vertu, si d'ardentes aspirations vers le ciel ne remplissent plus mes heures de méditation, du moins j'ai encore de douces pensées et de religieuses espérances; et puis, je ne suis plus dévoré, comme jadis, de l'impatience de vivre. A mesure que je penche vers le déclin de la vie, je savoure avec plus de piété et d'équité ce qu'elle a de généreux et de providentiel. Au versant de la colline, je m'arrête et je descends avec lenteur, promenant un regard d'amour et d'admiration sur les beautés du lieu que je vais quitter, et que je n'ai pas assez apprécié quand j'en pouvais jouir avec plénitude au sommet de la montagne.

Vous qui n'y êtes pas encore arrivé, enfant, ne marchez pas trop vite. Ne franchissez pas légèrement ces cimes sublimes d'où l'on descend pour n'y plus remonter. Ah! votre sort est plus beau que le mien. Jouissez-en, ne le dédaignez pas. Homme, vous avez encore dans les mains le trésor de vos belles années; artiste, vous servez une muse plus féconde et plus charmante que la mienne. Vous êtes son bien-aimé, tandis que la mienne commence à me trouver vieux, et qu'elle me condamne d'ailleurs à des songes mélancoliques et salutaires qui tueraient votre précieuse poésie. Allez, vivez! il faut le soleil aux brillantes fleurs de votre couronne; le lierre et le liseron qui composent la mienne, emblèmes de liberté sauvage dont se ceignaient les antiques Sylvains, croissent à l'ombre et parmi les ruines. Je ne me plains pas de mon destin, et je suis heureux que la Providence vous en ait donné un plus riant; vous le méritiez, et si je l'avais, Franz, je voudrais vous le céder.

Je suis donc resté à ***, d'abord par force, maintenant par amour de la lecture et de la solitude; plus tard, peut-être, y resterai-je par indolence et par oubli de moi-même et des heures qui s'envolent. Mais je veux vous faire part d'une bonne fortune qui m'est advenue dans cette retraite, et qui n'a pas peu contribué à me la faire aimer.

Vous qui lisez beaucoup, parce que vous n'avez pas le même respect que moi pour les livres (et vous avez raison, votre art doit vous faire dédaigner le nôtre), vous, dis-je, qui comprenez vite et qui dévorez les volumes, vous ne savez ce que c'est que l'importance d'une lecture attentive et lente pour une âme paresseuse comme la mienne. Je ne suis pourtant pas de ceux qui attribuent aux livres une influence morale et politique bien sérieuse. La philosophie me paraît surtout la plus innocente de toutes les spéculations poétiques, et je pense que les âmes d'exception, soit par leur force, soit par leur faiblesse, sont seules capables d'y puiser des résolutions et des encouragements réels. Toute intelligence qui ne cherche pas sa conviction et sa lumière dans les leçons de l'expérience et de la réalité, et qui se laisse gouverner par des fictions, est organisée exceptionnellement. Si c'est en plus, elle s'exaltera et se fortifiera par les bonnes lectures; si c'est en moins, elle y trouvera de grands sujets de consolation ou peut-être elle s'affectera misérablement de ce qu'elle croira être sa condamnation. Dans l'un et l'autre cas, la lecture aura joué un rôle très-accessoire dans ces diverses destinées. Leurs résultats se fussent produits plus ou moins vite si les individus n'avaient pas su lire. Et quant à moi, vous savez que j'ai un profond respect pour les illettrés. Je me prosterne devant les grands écrivains et devant les grands poëtes; et pourtant il est des jours où, à l'aspect de certaines âmes naïves et saintement ignorantes, je brûlerais volontiers la bibliothèque d'Alexandrie.

Cela posé, je puis bien vous dire qu'en raison de ma nonchalance et de mon inaptitude à toute espèce d'action sociale, je suis de ceux pour qui la connaissance d'un livre peut devenir un véritable événement moral. Le peu de bons ouvrages dont je me suis pénétré depuis que j'existe a développé le peu de bonnes qualités que j'ai. Je ne sais ce qu'auraient produit de mauvaises lectures; je n'en ai point fait, ayant eu le bonheur d'être bien dirigé dès mon enfance. Il ne me reste donc à cet égard que les plus doux et les plus chers souvenirs. Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé! Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu; mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô l'Iliade! ô Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse écoulée! ô mon vieux chien qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise!

Mon Dieu! que vous disais-je? Je voulais vous parler de Lavater, et en effet me voici sur la voie. J'avais eu Lavater entre les mains dans mon enfance. Ursule et moi, nous en regardions les figures avec curiosité. A peine savions-nous lire. Nous nous demandions pourquoi cette collection de visages bouffons, grotesques, insignifiantes, hideux, agréables? nous cherchions avec avidité, au milieu de ces phrases et de ces explications que nous ne pouvions comprendre, la désignation principale du type; nous trouvions ivrogne, paresseux, gourmand, irascible, politique, méthodique... Oh! alors nous ne comprenions plus, et nous retournions aux images. Cependant nous remarquions que l'ivrogne ressemblait au cocher, la femme tracassière et criarde à la cuisinière, le pédant à notre précepteur, l'homme de génie à l'effigie de l'empereur sur les pièces de monnaie, et nous étions bien convaincus de l'infaillibilité de Lavater. Seulement cette science nous semblait mystérieuse et presque magique. Depuis, le livre fut égaré. En 1829, je rencontrai un homme très-distingué qui croyait fermement à Lavater, et qui me rendit témoin de plusieurs applications si miraculeuses de la science physiognomonique, que j'eus un vif désir de l'étudier. Je tâchai de me procurer l'ouvrage; il ne se trouva pas. Je ne sais quelle préoccupation vint à la traverse, je n'y songeai plus.

Enfin ici, le jour de mon arrivée, j'ouvre une armoire pleine de livres, et le premier qui me tombe sous la main, c'est les œuvres de Jean-Gaspard de Lavater, ministre du saint Évangile à Zurich, publiées en 1781, en trois in-folio, traduction française, avec planches gravées, eaux-fortes, etc. Jugez de ma joie, et sachez que jamais je ne fis une lecture plus agréable, plus instructive, plus salutaire. Poésie, sagesse, observation profonde, bonté, sentiment religieux, charité évangélique, morale pure, sensibilité exquise, grandeur et simplicité de style, voilà ce que j'ai trouvé dans Lavater, lorsque je n'y cherchais que des observations physiognomoniques et des conclusions peut-être erronées, tout au moins hasardées et conjecturales.

Puisque vous me demandez une longue lettre et que vous êtes avide des travaux de la pensée, je veux vous parler de Lavater. Là où je suis d'ailleurs, et avec la vie que je mène, il me serait difficile de vous donner quelque chose de plus neuf en littérature. Je désire de tout mon cœur que l'envie vous vienne de faire connaissance avec le vieux hôte, avec le vénérable ami que je viens de trouver dans la maison déserte.

Je voudrais aussi qu'à l'exemple de tous les orgueilleux novateurs du notre siècle, vous eussiez jusqu'ici méprisé la science de Lavater comme un tissu de rêveries fondées sur un faux principe, afin d'avoir le plaisir de vous faire changer d'avis. Nous considérons aujourd'hui la physiognomonie comme une science jugée, condamnée, enterrée, et sur les ruines de laquelle s'élève une autre science, non encore jugée, mais plus digne d'examen et d'attention, la phrénologie. Je hais le mépris et l'ingratitude avec lesquels notre génération renverse les idoles de ses pères et caresse les disciples après avoir crucifié les docteurs et les maîtres. Préférer Schiller à Shakspeare, Corneille aux tragiques espagnols, Molière aux comiques grecs et latins, La Fontaine à Phèdre ou à Ésope, cela me paraît, je ne dirai pas une erreur, mais un crime. En admettant que le copiste, qui, à force de soin, de temps et d'attention, surpasse son modèle, ait plus de mérite que son maître, nous établissons une doctrine abominable d'injustice et de fausseté. Quelque parfaite que soit la traduction ou l'imitation, quelque correction importante ou nécessaire que vous y remarquiez, quelque finie, quelque embellie que soit l'œuvre engendrée de l'œuvre mère, celle-ci n'en est pas moins supérieure, génératrice, vénérable, sacrée. Certes, le vieil Homère ne saurait jamais être égalé par ceux mêmes qui feraient beaucoup mieux que lui; car quel est celui qui aurait une idée de la poésie épique s'il n'eût lu Homère?

Eh bien, je n'en doute pas, l'homme en viendra un jour à pousser si loin l'examen de la forme humaine, qu'il lira les facultés et les penchants de son semblable comme dans un livre ouvert. Gall, Spurzheim et leurs successeurs auront-ils été les maîtres de cette science? pas plus que Vespuce ne fut le conquérant de l'Amérique; et pourtant une moitié de l'univers porte son nom, tandis qu'une petite province conserve à peine celui du grand Christophe.

Le système du docteur Gall est en honneur, ou du moins il est en vue. On l'examine, on le critique, et Lavater est oublié, il tombe en poussière dans les bibliothèques; les éditions sont épuisées et non renouvelées. Je ne sais si vous trouveriez aisément à vous procurer un exemplaire d'un des plus beaux livres qui soient sortis de l'esprit humain.

Mais Gall était un médecin, et Lavater un ecclésiastique. Notre siècle, positif et matérialiste, a dû préférer l'explication mécanique à la découverte philosophique. Il n'en est pas moins vrai que la cranioscopie entre dans la physiognomonie, et qu'elle en est, de l'aveu de Lavater, la base essentielle et fondamentale. Cette partie de la physiognomonie est d'une telle importance, dit-il, qu'elle mérite une étude à part. Il appartient à l'anatomie d'y chercher la source des altérations de l'intelligence et de tirer, d'une exacte connaissance des variétés de la conformation du cerveau, la révélation des facultés de l'homme. Cet observateur savant et persévérant viendra, ajoute le citoyen de Zurich; il ramènera le monde à la vérité, ou du moins au désir de la connaître. De découverte en découverte, d'observation en observation, les préventions seront détruites, et l'homme reconnaîtra que la physiognomonie est une science aussi importante, aussi difficile, aussi élevée que les autres sciences sur lesquelles se fondent et s'appuient les sociétés civilisées.

Plein d'amour, de respect et de conviction pour sa science favorite, le bon Lavater se défend modestement d'en être le premier explorateur. Il cite plusieurs de ses devanciers, Aristote, Montaigne, Salomon... Il cite les proverbes suivants, tirés du livre de la Sagesse:

«Les yeux hautains et le cœur enflé.

«La sagesse paraît sur le visage du sage, mais les regards du fou parcourent les bouts de la terre.

«Il y a une race de gens dont les regards sont altiers et les paupières élevées.»

Lavater cite également plusieurs passages de Herder qui viennent à l'appui de son système; en voici un remarquable, que vous avez eu sans doute le bonheur de lire en allemand, mais que je remets sous vos yeux, parce que je le trouve empreint du génie de la métaphore allemande, métaphore à la fois grandiose et recherchée:

«Quelle main pourra saisir cette substance logée dans la tête et sous le crâne de l'homme? Un organe de chair et de sang pourra-t-il atteindre cet abîme de facultés et de forces internes qui fermentent ou se reposent? La Divinité elle-même a pris soin de couvrir ce sommet sacré, séjour et atelier des opérations les plus secrètes; la Divinité, dis-je, l'a couvert d'une forêt, emblème des bois sacrés où jadis on célébrait les mystères. On est saisi d'une terreur religieuse à l'idée de ce mont ombragé qui renferme des éclairs dont un seul échappé du chaos, peut éclairer, embellir, ou dévaster et détruire un monde.

«Quelle expression n'a pas même la force de cet Olympe, sa croissance naturelle, la manière dont la chevelure s'arrange, descend, se partage ou s'entremêle!

«Le cou, sur lequel la tête est appuyée, montre, non ce qui est dans l'intérieur de l'homme, mais ce qu'il veut exprimer. Tantôt son attitude noble et dégagée annonce la dignité de la condition; tantôt, en se courbant, il annonce la résignation du martyr, et tantôt c'est une colonne, emblème de la force d'Alcide.

«Le front est le siége de la sérénité, de la joie, du noir chagrin, de l'angoisse, de la stupidité, de l'ignorance et de la méchanceté. C'est une table d'airain où tous les sentiments se gravent en caractères de feu... A l'endroit où le front s'abaisse, l'entendement paraît se confondre avec la volonté. C'est ici où l'âme se concentre et rassemble des forces pour se préparer à la résistance.

«Au-dessous du front commence sa belle frontière, le sourcil, arc-en-ciel de paix dans sa douceur, arc tendu de discorde lorsqu'il exprime le courroux. Ainsi, dans l'un et dans l'autre cas, c'est le signe annonciateur des affections.

«En général la région où se rassemblent les rapports mutuels entre les sourcils, les yeux et le nez, est le siége de l'expression de l'âme dans notre visage, c'est-à-dire l'expression de la volonté et de la vie active.

«Le sens noble, profond et occulte de l'ouïe a été placé par la nature aux côtés de la tête, où il est caché à demi. L'homme devait ouïr pour lui-même; aussi l'oreille est-elle dénuée d'ornements. La délicatesse, le fini, la profondeur, voilà sa parure.

«Une bouche délicate et pure est peut-être une des plus belles recommandations. La beauté du portail annonce la dignité de celui qui doit y passer. Ici c'est la voix, interprète du cœur et de l'âme, expression de la vérité, de l'amitié et des plus tendres sentiments[E]

Lavater, après, avoir laissé aux anciens la gloire d'avoir créé la physiognomonie, et aux modernes l'honneur d'en saisir le sentiment poétique, s'attache à prouver que les études assidues et consciencieuses de toute sa vie n'ont encore fait faire qu'un pas à cette science ardue. Il engage ses successeurs à rectifier ses erreurs, à redresser ses jugements. Nul homme, et nul savant surtout, n'est plus humble et plus doux que lui; c'est en tout un homme évangélique. Accablé des railleries, des controverses, de l'ergotage et du pédantisme de ses contemporains, il leur répond avec un calme inaltérable.—Le professeur Lichtemberg l'attaque avec plus d'esprit et d'âcreté que les autres. Lavater prend le pamphlet, s'en émeut peut-être un peu en secret (car lui-même nous avoue qu'il est nerveux et irascible); mais, ramené au sentiment de la philosophie chrétienne par la conviction et la pratique de toute sa vie, il écrit sa réponse dans un esprit de sagesse et de charité. Il examine l'attaque avec cette précision et cet amour de l'ordre qui le caractérisent, en disant: «Je me figure que, placés l'un à côté de l'autre, nous allons parcourir ensemble cet écrit, et nous communiquer réciproquement, avec la franchise qui convient à des hommes et la modération qui convient à des sages, la manière dont chacun de nous envisage la nature et la vérité.»

Plus loin, frappé d'une belle déclamation du professeur Lichtemberg, il s'écrie avec naïveté: «—Ce langage est celui de mon cœur. C'est sous les yeux d'un tel homme que j'aurais voulu écrire mes Essais.»

Vertueux prêtre! on l'attaque pourtant dans ce que son intelligence enfante de plus précieux et caresse de plus cher, dans la moralité de sa science. La pudeur et la vertu des critiques (toujours humbles et tolérantes, comme vous savez!) s'effarouchent de voir ce novateur impie porter un regard scrutateur dans les mystères de la conscience. Qu'allez-vous faire? lui crie-t-on avec amertume; vous allez essayer de vous approprier ce qui n'appartient qu'à Dieu, la connaissance des secrets du cœur humain; et quand vous aurez appris à vos semblables à se sonder et à se surprendre l'un l'autre, il en résultera une haine implacable pour les pervers, vous aurez tué la miséricorde; un mépris superbe pour les simples, vous aurez tué la charité. Lavater s'incline. L'objection est sérieuse, dit-il, et part d'une belle âme; mais toute science peut devenir funeste en de mauvaises mains, utile et sainte pour quiconque la dirige vers le bien. Est-ce à dire qu'il ne faut pas de science, parce qu'on en peut abuser? Mais, ajoute-t-on, comment réparerez-vous ou comment préviendrez-vous les injustices qu'une erreur peut vous faire commettre? ou, si tant est que vous soyez infaillible, vos disciples le seront-ils? Tous les jours nous voyons l'honnête homme sous des traits ignobles et le scélérat sous ceux de la franchise et de la loyauté.—Lavater nie le fait. Tout novice qui veut se presser de pratiquer doit tomber dans de graves erreurs, pense-t-il; mais quiconque confierait les secrets de la médecine à des écoliers s'exposerait à d'affreux dangers. L'homme éclairé fait plus de bien que l'ignorant ne fait de mal; car l'ignorant n'est pas destiné à jouir d'un long crédit parmi les hommes, tandis que celui du vrai savant s'accroît de jour en jour. Toute science est un apostolat qui demande des hommes éprouvés et dignes d'en être investis. Quant à ces scélérats à faces d'ange et à ces honnêtes gens à tournure ignoble qu'on lui objecte, il déclare que ces apparences ne trompent pas le vrai physionomiste. «Souvent, dit-il, les indices d'une passion généreuse touchent de si près à ceux de la même passion dégénérée en excès et en vice, que l'œil inexpérimenté peut s'y méprendre. Il ne s'en faut que d'une demi-ligne, d'une courbe légère, d'une dimension inappréciable au premier abord. Il s'en faut de si peu! dit-on; mais ce peu est tout.

«Il arrive souvent que les plus heureuses dispositions se cachent sous l'extérieur le plus rebutant. Un œil vulgaire n'aperçoit que ruine et désolation; il ne voit pas que l'éducation et les circonstances ont mis obstacle à chaque effort qui tendait à sa perfection. Le physionomiste observe, examine et suspend son jugement. Il entend mille voix qui lui crient:—Voyez quel homme!—Mais, au milieu du tumulte, il distingue une autre voix, une voix divine, qui lui crie aussi:—Vois quel homme!—Il trouve des sujets d'adoration là où d'autres blasphèment, parce qu'ils ne peuvent ni ne veulent comprendre que cette même figure, dont ils détournent la vue, offre des traces du pouvoir, de la sagesse et de la bonté du Créateur.—Il voit le scélérat sur le visage du mendiant qui se présente à sa porte, et il ne le rebute pas; il lui parle avec cordialité. Il jette un regard profond dans son âme, et qu'y voit-il?—Hélas! vices, désordre, dégradation totale.—Mais est-ce là tout ce qu'il y découvre? quoi! rien de bon?—Supposé que cela soit, encore il y verra l'argile qui ne doit et ne peut dire au potier: Pourquoi m'as-tu fait ainsi!—Il voit, il adore en silence, et, détournant son visage, il dérobe une larme dont le langage est énergique, non pour les hommes, mais pour celui qui les a faits.—Sagesse sans bonté est folie. Je ne voudrais point avoir ton œil, ô Jésus, si, en même temps, tu ne me donnais ton cœur. Que la justice règle mes jugements et la bonté de mes actions!

«Une juste idée de la liberté de l'homme et des bornes qui la restreignent est bien propre à nous rendre humbles et courageux, modestes et actifs. Jusqu'ici et point au delà, mais jusqu'ici! c'est la voix de Dieu et de la vérité qui vous adresse ce langage; elle dit à tous ceux qui ont des oreilles pour entendre: Sois ce que tu es, et deviens ce que tu peux.»

Ailleurs, à propos des monstres dans l'ordre physique, le même sentiment de tendresse humanitaire et de miséricorde religieuse reparaît comme partout avec éloquence.

«Tout ce qui tient à l'humanité est pour nous une affaire de famille. Tu es homme, et tout ce qui est homme hors de toi est comme une branche du même arbre, un membre du même corps.—O homme! réjouis-toi de l'existence de tout ce qui se réjouit d'exister, et apprends à supporter tout ce que Dieu supporte. L'existence d'un homme ne peut rendre celle d'un autre superflue, et nul homme ne peut remplacer un autre homme.»

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