Lettres intimes
LVI
Mercredi, 19 mars 1834.
Ce n'est pas par paresse, mon ami, que je ne vous écris plus depuis que votre dernière lettre s'est croisée en route avec la mienne; un excès de travail, au contraire, en a été la cause. Avant-hier encore, j'ai écrit pendant treize heures sans quitter la plume. Je suis à terminer la Symphonie, avec alto principal, que m'a demandée Paganini. Je comptais ne la faire qu'en deux parties; mais il m'en est venu une troisième, puis une quatrième; j'espère pourtant que je m'en tiendrai là. J'ai encore pour un bon mois de travail continu. Je reçois chaque jour le Réparateur, de M. le vicomte A. de Gouves. Vous me demandez de vous donner le moyen de tenir votre pari; mais je ne vous donnerai guère d'autres nouvelles musicales que celles que vous pouvez trouver dans un feuilleton du Rénovateur tous les dimanches. Écrivez quelque chose sur la mise en scène à l'Opéra de Don Juan; mais dites, ce que ma position ne m'a pas permis d'avouer, que tous les artistes sans exception, et Nourrit surtout, sont à mille lieues au-dessous de leurs rôles; Levasseur trop lourd et trop sérieux, mademoiselle Falcon trop froide, madame Damoreau froide et nulle comme actrice et insupportable par ses sottes broderies; en général, excepté les chœurs, qui sont inimitablement beaux, tout manque de chaleur et de mouvement. Le duo final entre don Juan et la statue du Commandeur est seul d'une exécution admirable. Dérivis fils est très bien dans le rôle du Commandeur. Touchez sur les ballets; ajoutez qu'ils sont d'une musique infâme (composés par Castil Blaze père!); vous ne pouvez en nommer l'auteur, son nom étant resté à peu près secret.
Dites quelque chose sur l'absurdité de la direction, qui s'amuse à dépenser son argent à remonter des ouvrages connus de tout le monde et ne sait pas nous donner un ouvrage nouveau digne d'intéresser les amis de l'art. La reprise de la Vestale par mademoiselle Falcon va avoir lieu dans quinze jours. Cela fera un autre effet que Don Juan, parce que c'est véritablement un grand opéra, écrit et instrumenté en conséquence, et, en outre, parce que c'est la Vestale.
Parlez de l'incroyable quatuor des quatre frères Muller, qui jouent Beethoven d'une façon qui nous était jusqu'à présent demeurée inconnue.
La Symphonie, arrangée par Liszt, n'a pas encore paru. Je vous l'enverrai, avec le Paysan breton, dès qu'elle sera imprimée.—Vous n'avez pas une idée pour un grand opéra? Rien?...
Adieu, tout à vous du fond du cœur.
P.-S.—Je viens d'écrire une grande biographie de Glück pour le Publiciste, journal nouveau sous la forme de l'ancien Globe, qui paraîtra le mois prochain. Je vous en enverrai un exemplaire.
LVII
Montmartre, 15 ou 16 mai 1834.
Je vous réponds en achevant de lire votre lettre, mon cher ami, pour me justifier. Vous êtes fâché, et vous auriez raison de l'être si j'avais réellement mérité les reproches que vous m'adressez.
Peu après le gâchis de Lyon[6], un peintre de ma connaissance, qui se rendait à Rome, se chargea d'une lettre pour Auguste, dans laquelle je demandais à celui-ci de ses nouvelles, et conséquemment des vôtres. Je suis bien désagréablement surpris d'apprendre que cette lettre ne lui est pas parvenue. Dites-le lui si vous le voyez.
J'allais vous écrire directement, ne recevant point de réponse d'Auguste, et vous m'avez à peine prévenu de quelques jours. Je suis tué de travail et d'ennui, obligé par ma position momentanée de gribouiller à tant la colonne pour ces gredins de journaux, qui me payent le moins qu'ils peuvent; je vous enverrai dans peu une Vie de Glück, avec notre fameux morceau de Telemaco, qui y est annexé.
Pour ce qui est de la Chasse de Lutzow, la voici telle que j'ai fait chanter au Théâtre-Italien par ces animaux de choristes, qui en ont détruit l'effet.
La prosodie de vos vers n'est pas la même à chaque couplet et ne va pas sur la musique; mais, plutôt que d'altérer le rythme musical, il vaut mieux gêner un peu la marche de la poésie. Au reste, vous verrez vous-même ce que vous aimerez le mieux. J'espère que vous ne chanterez jamais cette féroce mélodie sur la scène que vos vers décrivent si bien. Je redoute pour vous le sort du Fergus de Walter Scott, et je conçois aussi bien, que vous tout ce qui se passe dans votre cœur, beaucoup trop accessible à certaines idées. Si le marchand de musique de Lyon grave le morceau avec vos paroles, faites bien attention que pour rien au monde je ne voudrais avoir l'air de corriger ou retoucher Weber, et qu'en ce cas il doit graver la musique entièrement conforme à l'exemplaire que je vous ai fait adresser par Schlesinger, dans lequel il n'y a d'harmonie qu'à l'entrée du chœur,
notation musicale
tout le reste étant pour une voix seule. Mon nom ne doit y figurer en aucune façon, je vous le recommande. Le Hourrah même n'est pas de Weber. Vous savez qu'il y a, à la place de ces deux mesures, les deux suivantes:
Je ne sais pourquoi, aujourd'hui, je suis horriblement triste, incapable de répondre à votre lettre comme je le voudrais. Je vous remercie bien sincèrement de vos affectueuses questions sur Henriette. Elle est souvent fort souffrante, une grossesse avancée en est la cause; pourtant, depuis quelques jours, elle va mieux.
Mes affaires, à l'Opéra, sont entre les mains de la famille Berlin, qui en a pris la direction. Il s'agit de me donner l'Hamlet de Shakspeare supérieurement arrangé en opéra. Nous espérons que l'influence du Journal des Débats sera assez grande pour lever les dernières difficultés que Véron pourrait apporter. Il est dans ce moment-ci à Londres; à son retour, cela se terminera d'une manière ou d'autre. En attendant, j'ai fait choix, pour un opéra comique en deux actes, de Benvenuto Cellini, dont vous avez lu sans doute les curieux Mémoires et dont le caractère me fournit un texte excellent sous plusieurs rapports. Ne parlez pas de cela avant que tout soit arrangé.
La Symphonie est gravée; nous corrigeons les épreuves, mais elle ne paraîtra pas avant le retour de Liszt, qui vient de partir pour la Normandie, où il passera quatre ou cinq semaines. Je vous l'enverrai aussitôt, avec le Paysan breton, que je n'ai point oublié, ainsi que vous le supposez, et que vous recevrez en même temps. Je ne veux pas le faire graver; sans quoi, vous l'auriez déjà; je le mettrai dans quelque opéra; en conséquence, je vous prie de ne pas en laisser prendre de copie.
J'ai achevé les trois premières parties de ma nouvelle symphonie avec alto principal; je vais me mettre à terminer la quatrième. Je crois que ce sera bien et surtout d'un pittoresque fort curieux. J'ai l'intention de la dédier à un de mes amis que vous connaissez, M. Humbert Ferrand, s'il veut bien me le permettre. Il y a une Marche de pèlerins chantant la prière du soir, qui, je l'espère, aura, au mois de décembre, une réputation. Je ne sais quand cet énorme ouvrage sera gravé; en tout cas, chargez-vous d'obtenir de M. Ferrand son autorisation. A mon premier opéra représenté, tout cela se gravera. Adieu, pensez à Fergus... sinon pour vous, du moins pour votre femme et vos amis. Mille choses à elle et à vos parents.
Tout à vous du fond du cœur.
LVIII
Montmartre, 31 août 1834.
Mon cher Humbert,
Je ne vous oublie pas le moins du monde; mais vous ne savez pas jusqu'à quel point je suis esclave d'un travail indispensable; je vous eusse écrit vingt fois sans ces damnés articles de journaux, que je suis forcé d'écrire pour quelques misérables pièces de cent sous que j'en retire. Je venais d'apprendre par un journal le triste événement qui vient de mettre votre courage à l'épreuve, et je me disposais à vous écrire quand votre lettre est arrivée. Je ne vous offrirai pas de ces banales consolations impuissantes et inutiles en pareil cas; mais, si quelque chose pouvait adoucir le coup que vous venez de recevoir, ce serait de songer que la fin de votre père a été aussi douce et aussi calme qu'il fût possible de la désirer. Vous me parlez du mien, il m'a écrit dernièrement en réponse à une lettre où je lui apprenais la délivrance d'Henriette et la naissance de mon fils. Sa réponse a été aussi bonne que je l'espérais et ne s'est pas fait attendre. Les couches d'Henriette ont été extrêmement pénibles; j'ai même éprouvé quelques instants d'une inquiétude mortelle. Tout cependant s'est heureusement terminé après quarante heures d'horribles souffrances. Elle vous remercie bien sincèrement des lignes que vous mettez pour elle dans chacune de vos lettres; il y a longtemps qu'elle a reconnu avec moi que votre amitié était d'une nature aussi rare qu'élevée. Pourquoi sommes-nous si loin l'un de l'autre?...
Je n'ai pas reçu des nouvelles de Bloc, ni des Francs Juges. Depuis que les concerts des Champs-Élysées et du Jardin Turc se sont emparés de cette malheureuse ouverture, elle me paraît si encanaillée, que je n'ose plus m'intéresser a son sort.
Je ne suis pour rien dans le ballet de la Tempête dont Adolphe Nourrit a fait le programme et Schneitzoëffer la musique.
Il y a deux mois, et je crois vous l'avoir écrit, que ma symphonie avec alto principal, intitulée Harold, est terminée. Paganini, je le crois, trouvera que l'alto n'est pas traité assez en concerto; c'est une symphonie sur un plan nouveau et point une composition écrite dans le but de faire briller un talent individuel comme le sien. Je lui dois toujours de me l'avoir fait entreprendre; on la copie en ce moment; elle sera exécutée au mois de novembre prochain au premier concert que je donnerai au Conservatoire. Je compte en donner trois de suite. Je viens de terminer pour cela plusieurs morceaux pour des voix et orchestre qui figureront bien, je l'espère, dans le programme. La première symphonie arrangée par Litz est gravée; mais elle ne sera imprimée et publiée qu'au mois d'octobre; alors seulement je pourrai vous l'envoyer. Le Paysan breton, je vais le faire graver, vous l'aurez aussitôt. Je donnerai demain l'ordre, chez M. Schlesinger, de vous envoyer mes articles de la Gazette musicale sur Glük et la Vestale.
Parbleu! si je connais Barbier! A telles enseignes, qu'il vient d'éprouver à mon sujet un désappointement assez désagréable. J'avais proposé à Léon de Wailly, jeune poète d'un grand talent et son ami intime, de me faire un opéra en deux actes sur les Mémoires de Benvenuto Cellini; il a choisi Auguste Barbier pour l'aider; ils m'ont fait à eux deux le plus délicieux opéra-comique qu'on puisse trouver. Nous nous sommes présentés tous les trois comme des niais à M. Crosnier; l'opéra a été lu devant nous et refusé. Nous pensons, malgré les protestations de Crosnier, que je suis la cause du refus. On me regarde à l'Opéra-Comique comme un sapeur, un bouleverseur du genre national, et on ne veut pas de moi. En conséquence, on a refusé les paroles pour ne pas avoir à admettre la musique d'un fou.
J'ai écrit cependant la premiers scène, le Chant des ciseleurs de Florence, dont ils sont engoués tous au dernier point. On l'entendra dans mes concerts. J'ai lu ce matin à Léon de Wailly le passage de votre lettre qui concerne Barbier; pour lui, il voyage en Belgique et en Allemagne dans ce moment. Comme il venait de partir, Brizeux nous est arrivé d'Italie, toujours plus épris de sa chère Florence. Il en apporte de nouveaux vers; je les lui souhaite aussi ravissants que ceux de Marie. Avez-vous lu Marie? Avez-vous lu le dernier ouvrage de Barbier sur l'Italie,
Divine Juliette au cercueil étendue,
comme il l'appelle? Il est intitulé il Pianto. Il contient aussi de belles choses. Je vous avoue que j'avais été extrêmement étonné de ne pas vous voir partager mon enthousiasme pour les Iambes, lorsque je vous en récitai des fragments. Ah! oui, c'est furieusement beau. Envoyez-moi votre Grutli. Je ne manquerai pas de le lui faire connaître, ainsi qu'à Brizeux, à Wailly, Antony Deschamps et Alfred de Vigny, que je vois le plus habituellement. Hugo, je le vois rarement, il trône trop. Dumas, c'est un braque écervelé. Il part avec le baron Taylor pour une exploration des bords de la Méditerranée. Le ministre leur a donné un vaisseau pour cette expédition. L'Adultère va donc se reposer pendant un an au moins sur nos théâtres. Léon de Wailly ne se décourage pas; il vient, avec le jeune Castil Blaze (qui ne ressemble pas à son père), de me finir le plan d'un grand opéra en trois actes sur un sujet historique, non encore traité, ainsi que nous l'avait demandé Véron; nous verrons dans peu si le sort de celui-ci sera plus heureux. Oh! il faudra bien que cela vienne, allez! Je n'ai pas d'inquiétude; si seulement j'avais de quoi vivre... j'entreprendrais bien d'autres choses encore que des opéras. La musique a de grandes ailes que les murs d'un théâtre ne lui permettent pas d'étendre entièrement.
| Patience et longueur de temps |
| Font plus que force ni que rage. |
Je vous écrirais toute la nuit; mais, comme j'ai à ramer sur ma galère demain tout le jour, il faut que j'aille dormir.
Henriette vous dit mille choses pour vous remercier de votre good friendship. En revanche, ne m'oubliez pas auprès de votre femme et de votre famille.
Adieu; mon affection est aussi sûrement à vous que la vôtre est à moi.
LIX
Dimanche, 30 novembre 1834.
Cher et excellent ami,
Je m'attendais presque à recevoir une lettre de vous. Je profite d'une demi-heure qui me reste ce soir pour y répondre. Je suis abîmé de fatigue, et il me reste encore beaucoup à faire. Mon second concert a eu lieu, et votre Harold a reçu l'accueil que j'espérais, malgré une exécution encore chancelante. La Marche des pélerins a été bissée; elle a aujourd'hui la prétention de faire le pendant (religieux et doux) de la Marche au supplice. Dimanche prochain, à mon troisième concert, Harold reparaîtra dans toute sa force, je l'espère, et paré d'une parfaite exécution. L'orgie de brigands qui termine la symphonie est quelque chose d'un peu violent; que ne puis-je vous la faire entendre! Il y a beaucoup de votre poésie là dedans; je suis sûr que je vous dois plus d'une idée.
Auguste Barbier vous remercie beaucoup de vos vers et vous écrit à ce sujet.
La Symphonie fantastique a paru; mais, comme ce pauvre Liszt a dépensé horriblement d'argent pour cette publication, nous sommes convenus avec Schlesinger de ne pas consentir à ce qu'il donne un seul exemplaire; à telles enseignes que, moi, je n'en ai pas un. Ils coûtent vingt francs; voulez-vous que je vous en achète un? Je voudrais bien pouvoir vous l'envoyer sans tout ce préambule; mais vous savez que, pendant quelque temps encore, notre position sera assez gênée. Pourtant, d'après la recette du dernier concert, qui a été de deux mille quatre cents francs (double de celle du premier), j'ai lieu d'espérer que je gagnerai quelque chose au troisième. A présent, toute la copie est payée; et c'était énorme. Si vous voulez, je vous ferai copier en partition la romance que mademoiselle Falcon a chantée au dernier concert. C'est celle que vous connaissez sous le nom du Paysan breton avec de nouvelles paroles d'Auguste Barbier faites sur la musique. Ce petit morceau fait partie d'un opéra que nous avons un instant cru voir représenter à l'Opéra cet hiver; mais les intrigues d'Habeneck et consorts, et la stupide obstination de Véron après quelques hésitations, nous ont ajournés indéfiniment.
Vous me parlez de la Gazette; mais M. Laforest, qui fait les feuilletons, est un de mes plus chauds ennemis; je suis très content qu'il ne dise rien. Vous avez lu l'article du Temps, celui du Messager, etc.?
Henriette vous remercie beaucoup d'avoir parlé d'elle et surtout de son petit Louis, qui est bien le plus doux et le plus joli enfant que j'aie vu. Ma femme et moi sommes aussi unis, aussi heureux qu'il soit possible de l'être, malgré nos ennuis matériels. Il semble que nous nous en aimons davantage. L'autre jour, à l'exécution de la «Scène aux champs» de la Symphonie fantastique, elle a failli se trouver mal d'émotion; elle en pleurait encore de souvenir le lendemain.
Adieu, adieu; mille amitiés, et rappelez-moi au souvenir de votre femme et de votre famille.
LX
Paris, 10 janvier 1835.
Vous m'engagez, mon cher ami, à ne jamais manquer de franchise avec vous; mais j'en ai toujours eu, bien certainement. C'est que vous croyez peut-être que les raisons d'argent sont la cause du retard que vous avez éprouvé dans la réception de la Symphonie. En ce cas, vous vous trompez; car, lorsque je vous ai écrit que l'ouvrage n'était pas encore publié, cela était vrai. Je ne vous connais pas d'hier, et je savais bien que je ne devais pas me gêner à ce point avec vous. Quoi qu'il en soit, vous aurez l'ouvrage de Liszt aujourd'hui; dans peu, vous recevrez un exemplaire du Jeune Pâtre breton, gravé avec piano; je le publie moi-même, ainsi je n'ai pas besoin de vos vingt-cinq francs.
Je voudrais bien pouvoir vous envoyer Harold, qui porte votre nom et que vous n'avez pas. Cette symphonie a eu une recrudescence de succès à sa troisième exécution; je suis sûr que vous en seriez fou. Je la retoucherai encore dans quelques menus détails, et, l'année, prochaine, elle produira, je l'espère, encore plus de sensation.
Votre histoire d'Onslow m'a fait monter le rouge au visage; mais c'était d'indignation et de honte pour lui; Henriette a eu la faiblesse d'en pleurer. Figurez-vous que Onslow, ne venant à Paris qu'au mois de février ou de mars pour y passer seulement la moitié de l'année, ne s'est jamais trouvé dans la capitale à l'époque de nos concerts et n'a, en conséquence, jamais entendu ma Symphonie fantastique. Il ne peut l'avoir lue, puisque je ne lui ai jamais prêté le manuscrit et que l'arrangement de piano par Liszt vient de paraître. Tout cela est dégoûtant de mauvaise foi et de prévention pédantesque. Je commence à furieusement mépriser et l'opposition et les gens qui la font; quand je dis qu'un ouvrage est mauvais, c'est que je le pense, et, quand je le pense, c'est que je le connais. Ces messieurs ont d'autres motifs que ceux qui guident les artistes; j'aime mieux mon lot que le leur. Mais laissons cela.
Vous avez vu sans doute le dernier article du Temps, il est de d'Ortigue; je le trouve faux de point de vue, quoique juste dans beaucoup de critiques de détail. Par exemple, il prétend qu'il n'y a pas l'ombre d'une prière dans la Marche des pèlerins; il signale seulement, au milieu, des harmonies plaquées à la manière de Palestrina. Eh! c'est cela, la prière; car c'est ainsi qu'on chante toute musique religieuse dans les églises d'Italie. Du reste, ce passage a impressionné, comme je l'espérais, tout le monde, et d'Ortigue est le seul de son avis. Ah! si vous étiez ici, vous! Barbier et Léon de Wailly se sont presque chargés de vous remplacer dans un certain sens, car je ne connais personne qui sympathise plus qu'eux avec ma manière d'envisager l'art.
Vous ne me parlez en aucune façon de ce que vous devenez, ni de ce que vous faites. Ne viendrez-vous point à Paris? N'écrivez-vous rien? Quand je verrai d'Ortigue, je lui dirai de vous écrire la lettre que vous me demandez. A défaut de celle-là, je pourrais vous adresser un grand article que M. J. David a fait pour la Revue du progrès social; il me l'a annoncé, et, si j'en suis content, je vous l'enverrai.
Si j'avais le temps, j'aurais déjà entrepris un autre ouvrage que je rumine pour l'année prochaine; mais je suis forcé de gribouiller de misérables feuilletons qu'on me paye fort mal... Ah! si les arts étaient comptés pour quelque chose par notre gouvernement, peut-être n'en serais-je pas réduit là. C'est égal, il faudra trouver le temps pour tout.
Adieu; mille choses à votre frère, et présentez mes hommages respectueux à votre femme.
Tout à vous.
LXI
Avril ou mai 1835.
Mon cher Humbert,
J'ai reçu hier votre lettre. Je vous avais écrit, il y a un mois environ, pour vous recommander un jeune artiste nommé Allard (violon fort distingué), qui se rendait à Genève en passant par Belley. Probablement il se sera présenté chez vous en votre absence et n'aura pas laissé la lettre, ou bien est-il encore à Lyon.
Vous venez de Milan! Je n'aime pas cette grande ville; mais c'est le seuil de la grande Italie, et je ne saurais vous dire quel regret profond me prend, quand il fait beau, pour ma vieille plaine de Rome et les sauvages montagnes que j'ai tant de fois visitées. Votre lettre m'a rappelé tout cela. Pourquoi ne faites-vous pas une petite excursion à Paris? J'aurais tant de plaisir à vous présenter à ma femme, et elle est si empressée de vous connaître.
Vous me demandez des détails sur notre intérieur; les voici en peu de mots:
Notre petit Louis vient d'être sevré; il s'est bien tiré de cette épreuve, malgré les alarmes délirantes de sa mère. Il marche presque seul. Henriette en est toujours plus folle. Mais il n'y a que moi dans la maison qui possède toutes ses bonnes grâces; je ne puis sortir sans le faire crier pendant une heure. Je travaille comme un nègre pour quatre journaux qui me donnent mon pain quotidien. Ce sont: le Rénovateur, qui paye mal; le Monde dramatique et la Gazette musicale, qui payent peu, les Débats, qui payent bien. Avec tout cela, j'ai à combattre l'horreur de ma position musicale; je ne puis trouver le temps de composer. J'ai commencé un immense ouvrage intitulé: Fête musicale funèbre à la mémoire des hommes illustres de la France; j'ai déjà fait deux morceaux, il y en aura sept. Tout serait fini depuis longtemps si j'avais eu seulement un mois pour y travailler exclusivement; mais je ne puis disposer d'un seul jour en ce moment sous peine de manquer du nécessaire peu de temps après. Et il y a des polissons qui se sont amusés dernièrement, à la barrière du Combat, à dépenser quinze cents francs pour faire dévorer vivants, en leur présence, un taureau et un âne par des chiens! Ce sont des élégants du Café de Paris; ce sont ces messieurs qui se divertissent!—Voilà!—Si vous n'étiez pas celui que je connais, je douterais qu'il fût possible de vous faire comprendre ce que mon volcan me dit à ce sujet...
Véron n'est plus à l'Opéra. Le nouveau directeur, Duponchel, n'est guère plus musical que lui; cependant il est engagé avec moi sur sa parole pour un opéra en deux actes; il demande des changements importants dans le poème; quand ils seront adoptés, nous en viendrons au fait, c'est-à-dire à lui faire signer un bon contrat avec un dédit solide; car je fais cas d'une parole de directeur comme de celle d'un Grec ou d'un Bédouin. Je vous dirai quand tout cela sera terminé.
Mon père m'a écrit il n'y a pas longtemps, ma sœur Adèle également, des lettres pleines d'affection.
Je ne sais de quel concert vous me demandez des nouvelles, j'en ai donné sept cette année. Je recommencerai au mois de novembre, mais je n'aurai rien de nouveau à donner; ma Fête musicale ne sera pas terminée, et, d'ailleurs, elle est pour sept cents musiciens. Je crois que le plan et le sujet vous plairont. Je redonnerai encore notre Harold. Vous vous étonnez du jugement des Italiens en musique. Ils sont presque aussi bêtes que des Français. A Paris, nous assistons en ce moment au triomphe de Musard, qui se croit, d'après ses succès et l'assurance que lui en donnent les habitués de son bastringue, bien supérieur à Mozart. Je le crois bien! Mozart a-t-il jamais fait un quadrille tapé comme celui de la Brise du matin, ou celui du Coup de pistolet, ou celui de la Chaise cassée?... Mozart est mort de misère, c'était trop juste! Musard gagne, à l'heure qu'il est, vingt mille francs par an au moins, c'est encore plus juste. Dernièrement, Ballanche,—l'immortel auteur d'Orphée et d'Antigone, deux sublimes poèmes en prose, grands et simples et beaux comme l'antique,—ce pauvre Ballanche a failli être emprisonné pour un billet de deux cents francs qu'il ne pouvait payer! Songez donc à ça, Ferrand! De bonne foi, n'y a-t-il pas de quoi devenir fou? Si j'étais garçon et que mes témérités ne dussent avoir de conséquence que pour moi, je sais bien ce que je ferais. Mais ne parlons pas de cela. Adieu; aimez-moi toujours comme je vous aime. Écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez; je trouverai, malgré mon esclavage de tous les instants, le temps de vous répondre. Ma femme, qui m'est toujours de plus en plus chère, vous remercie de vos quelques mots pour elle; ne m'oubliez pas auprès de la vôtre.
Adieu! Adieu!
Faites-moi le plaisir de lire le Chatterton d'Alfred de Vigny.
LXII
Montmartre, 2 octobre 1835.
Mon cher Ferrand,
Je profite d'un instant de loisir pour vous demander pardon de mon long silence; je crois que vous êtes fâché, votre envoi littéraire sans lettre m'en est la preuve. Avez-vous eu l'intention de riposter à celui que je vous ai fait de la partition des Francs Juges, sans vous écrire? Je le crains. Pourtant la pure vérité est qu'entre mes maudits articles de journaux, mes cent fois maudites répétitions de Notre-Dame de Paris et la composition de mon opéra, je n'ai réellement pas le temps de fumer un cigare. Voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit. Quoi qu'il en soit de ce que vous pensez de mes torts, j'espère que vous aurez l'air de ne pas les croire bien graves.
J'ai lu avec un vif plaisir tout ce que vous m'avez envoyé; vos vers sur le Grutli surtout me plaisent au delà de ce que je pourrais vous dire, et, entre nous, Barbier doit être fier de la dédicace. Il va publier bientôt une nouvelle édition de ses œuvres contenant ses Iambes, Pianto et ses nouvelles poésies sur l'Angleterre, encore inconnues. Je pense que vous en serez content.
Il y a aussi des choses charmantes de lui dans notre opéra. Je touche à la fin de ma partition, je n'ai plus qu'une partie, assez longue il est vrai, de l'instrumentation à écrire. J'ai, à l'heure qu'il est, l'assurance écrite du directeur de l'Opéra d'être représenté, un peu plus tôt, un peu plus tard; il ne s'agit que de prendre patience jusqu'à l'écoulement des ouvrages qui doivent passer avant le mien; il y en a trois malheureusement! Le directeur Duponchel est toujours plus engoué de la pièce et se méfie tous les jours davantage de ma musique (qu'il ne connaît pas, comme de juste!), il en tremble de peur. Il faut espérer que je lui donnerai un bon démenti et que mes collaborateurs en consoleront son amour-propre. Il est de fait que le libretto est ravissant. Alfred de Vigny, le protecteur de l'association, est venu hier passer la journée chez moi; il a emporté le manuscrit pour revoir attentivement les vers; c'est une rare intelligence et un esprit supérieur, que j'admire et que j'aime de toute mon âme. Il publiera aussi dans peu la suite de Stello; n'admirez-vous pas le style de son dernier ouvrage (Servitude et grandeur militaires)? Comme c'est senti! comme c'est vrai!
Mon fils grandit et devient beau de jour en jour, ma femme en perd la tête; pardonnez-moi de vous dire cela; je sens que j'ai tort.
Le libraire Coste a commencé sa publication des Hommes illustres de l'Italie. Il était convenu qu'il vous écrirait pour vous demander d'y travailler; je ne sais s'il l'a fait. Depuis longtemps, je ne l'ai pas vu. Je lui en parlerai ces jours-ci. Votre grand tort est d'être absent. Les livraisons qui ont paru contiennent, entre autres vies remarquables, celle de Benvenuto Cellini. Lisez cela, si vous n'avez pas lu les Mémoires autographes de ce bandit de génie.
Présentez mes hommages respectueux à madame Ferrand et à madame votre mère. Il paraît que vous spéculez, ou tout au moins que vous prenez quelque intérêt aux spéculations industrielles de votre voisinage; c'est bien, si vous réussissez.
Adieu; écrivez-moi vite; il y a un temps affreux que je désire de vos nouvelles.
Votre ami sincère et toujours le même, quoi que vous puissiez croire.
LXIII
Montmartre, 16 décembre 1835.
Mon cher Ferrand,
Je ne suis pas coupable en demeurant si longtemps sans vous écrire: vous ne sauriez vous faire une idée exacte de tout ce que j'ai à faire journellement et du peu de loisir que j'ai, quand j'en ai. Mais il est inutile de m'appesantir là-dessus: vous ne doutez pas du plaisir que je trouve à vous écrire, j'en suis sûr.
J'ai vu hier A. Coste, l'éditeur de l'Italie pittoresque; il m'a répondu qu'il était trop tard pour accepter de nouvelles livraisons pour cet ouvrage, qui touche à sa fin; mais que, si vous vouliez lui envoyer quelques biographies des hommes ou femmes illustres pour la publication intitulée: Galerie des hommes illustres de l'Italie, qui va faire suite à l'Italie pittoresque, il en serait enchanté. Ainsi écrivez-moi les noms que vous choisissez, afin qu'il n'y ait pas de double emploi et qu'on ne les donne pas à biographier à d'autres. Personne n'a songé aux femmes, Coste désirerait que vous vous en occupassiez spécialement. Vos livraisons vous seront payées cent francs au moins et cent vingt-cinq francs au plus; je tâcherai d'obtenir les cent vingt-cinq francs.
Je vous remercie de vos vers; si j'ai un moment, j'essayerai de trouver une musique qui puisse aller à leur taille.
Je voudrais bien vous envoyer ma partition de Harold, qui vous est dédiée. Elle a obtenu, cette année, un succès double de celui de l'année dernière, et décidément cette symphonie enfonce la Symphonie fantastique. Je suis bien heureux de vous l'avoir offerte avant de vous la faire connaître; ce sera un nouveau plaisir pour moi quand cette occasion se présentera. Franchement, je n'ai rien fait qui puisse mieux vous convenir.
J'ai un opéra reçu à l'Opéra; Duponchel est en bonnes dispositions; le libretto, qui, cette fois, sera un poème, est d'Alfred de Vigny[7] et Auguste Barbier. C'est délicieux de vivacité et de coloris. Je ne puis pas encore travailler à la musique, le métal me manque comme à mon héros (vous savez peut-être déjà que c'est Benvenuto Cellini). Je tâcherai de trouver, dans quelques jours, le temps de vous envoyer des notes pour l'article que vous voulez faire, et spécialement sur Harold.
J'ai un grand succès en Allemagne, dû à l'arrangement de piano de ma Symphonie fantastique, par Liszt. On m'a envoyé une liasse de journaux de Leipzig et de Berlin, dans lesquels Fétis a été, à mon sujet, roulé d'importance. Liszt n'est pas ici. D'ailleurs, nous sommes trop liés pour que son nom ne fit pas tort à l'article au lieu de lui être utile.
Je vous remercie bien de tout ce que vous me dites sur ma femme et mon fils; il est vrai que je les aime tous les jours davantage. Henriette est bien touchée de tout l'intérêt qu'elle vous inspire; mais ce qui la ravit bien davantage, c'est ce que vous m'écrivez sur notre petit Louis...
Adieu, adieu.
Tout à vous.
P.-S.—Les deux morceaux de Harold ne peuvent pas se séparer du reste sans devenir des non-sens. C'est comme si je vous envoyais le second acte d'un opéra.
LXIV
23 janvier 1836.
Mon cher Humbert,
Excusez-moi de ne vous écrire que quelques mots; je suis horriblement pressé.
Je vous remercie mille fois de vos nouveaux témoignages d'amitié; vous êtes, comme je vous ai toujours connu, un homme excellent au plus généreux cœur. Que voulez-vous! il n'y a qu'heur et malheur.
Cet aimable petit M. Thiers vient de me faire perdre la place de directeur du gymnase musical, qui, d'après mon engagement, m'aurait rapporté douze mille francs par an, et tout cela en refusant d'y laisser chanter des oratorios, des chœurs et des cantates; ce qui aurait fait tort à l'Opéra-Comique!
Vous me demandez ce qu'est mon morceau du Napoléon. Ce sont bien les mauvais vers de Béranger que j'ai pris, parce que le sentiment de cette quasi-poésie m'avait semblé musical. Je crois que la musique vous ferait plaisir, malgré les vers; c'est extrêmement grand et triste, surtout la fin:
| Autour de moi pleurent ses ennemis... |
| Loin de ce roc nous fuyons en silence. |
| L'astre du jour abandonne les cieux. |
| Pauvre soldat, je reverrai la France, |
| La main d'un fils me fermera les yeux. |
Je voudrais bien avoir le temps de faire la musique de vos vers énergiques; il faudrait quelque chose de SABRANT; malheureusement, je n'ai pas une heure à moi pour composer.
Adieu, mon cher ami.
Tout à vous, comme toujours.
LXV
15 avril 1836.
C'est très vrai, mon cher Humbert, je vous dois depuis longtemps une réponse; mais il est très vrai aussi, dans la plus rigoureuse acception du mot, que je n'ai pas eu à ma disposition un instant de liberté pour vous écrire. Encore aujourd'hui, je crains de ne pouvoir vous dire la moitié de ce que j'ai sur le cœur. Je suis dans la même position avec ma sœur, à qui, depuis trois mois, je n'ai pu adresser une ligne.
Je suis obligé de travailler horriblement à tous ces journaux qui me payent ma prose. Vous savez que je fais à présent les feuilletons de musique (des concerts seulement) dans les Débats; ils sont signés H***. C'est une affaire importante pour moi; l'effet qu'ils produisent dans le monde musical est vraiment singulier; c'est presque un événement pour les artistes de Paris. Je n'ai pas voulu, malgré l'invitation de M. Bertin, rendre compte des Puritani, ni de cette misérable Juive: j'avais trop de mal à en dire; on aurait crié à la jalousie. Je conserve toujours le Rénovateur, où je ne contrains qu'à demi ma mauvaise humeur sur toutes ces gentillesses. Puis il y a l'Italie pittoresque, qui vient encore de m'arracher une livraison. En outre, la Gazette musicale, tous les dimanches, me harcèle pour quelque colonne de concert ou le compte rendu de quelque misérable niaiserie nouvellement publiée. Ajoutez que j'ai fait mille tentatives, depuis deux mois, pour donner encore un concert; j'ai essayé de toutes les salles de Paris, celle du Conservatoire m'étant fermée, grâce au monopole qu'on en accorde aux membres de la Société des concerts. J'ai reconnu, à n'en pouvoir douter, que cette salle était la seule dans Paris où je pusse me faire entendre convenablement. Je crois que je donnerai une dernière séance le 3 mai, le Conservatoire ayant fini ses concerts à cette époque. Je viens de refaire ou plutôt de faire la musique de votre scène des Francs Juges: «Noble amitié...» Je l'ai écrite de manière qu'elle pût être chantée par un ténor ou un soprano, et, quoique ce soit un rôle d'homme, j'ai eu en vue mademoiselle Falcon en écrivant; elle peut y produire beaucoup d'effet; je lui porterai la partition ces jours-ci.
Pardonnez-moi de ne vous avoir pas encore envoyé les exemplaires du Pâtre breton; je vais les faire mettre à la poste tout à l'heure. La vérité est que je l'oubliais chaque jour en sortant. Je vais faire cet été une troisième symphonie sur un plan vaste et nouveau; je voudrais bien pouvoir y travailler librement.
Votre Harold est toujours en grande faveur. Liszt en a fait exécuter, à son concert de l'hôtel de ville, un fragment qui a obtenu les honneurs de la soirée. Je suis bien désolé que vous n'ayez pas à vous cette partition qui vous est dédiée.
Je ne vous ai pas envoyé l'article de J. David, parce que je n'ai pu me le procurer. Il a paru dans la Revue du progrès social. Je n'ai vraiment pas le temps d'écrire ce que vous me demandez pour une notice biographique. Du reste, il paraît que les gazettes musicales de Leipzig et de Berlin sont pleines de mes biographies; plusieurs Allemands qui sont ici m'en ont parlé. Ce sont des traductions plus ou moins étendues de celle de d'Ortigue.
A propos de d'Ortigue, il est marié, vous le saviez sans doute. Votre femme a bien de la bonté d'aimer ma petite chanson; remerciez-la, de ma part, d'avoir si bien accueilli le Petit Paysan. Henriette et notre petit Louis vont très bien; mille remerciements pour votre bon souvenir.
Nous parlons souvent de vous avec Barbier. C'est un des hommes du monde avec lesquels vous aimeriez le plus à vous trouver. Personne ne comprend mieux que lui tout ce qu'il y a de sérieux et de noble dans la mission de l'artiste.
On m'a demandé, de Vienne, un exemplaire de la partition de la Symphonie fantastique à quelque prix que ce fût; j'ai répondu que, devant tôt ou tard faire un voyage en Allemagne, je ne pouvais, à aucune condition, l'envoyer.
Tous les poètes de Paris, depuis Scribe jusqu'à Victor Hugo, m'ont offert des poèmes d'opéra; il n'y a plus que ces canailles stupides de directeurs qui m'empêchent d'arriver. Mais j'ai de la patience, et je saurai bien un jour leur mettre le pied sur la nuque; alors... nous verrons.
Vous ne me dites pas ce que vous faites... Plaidez-vous?... Voyagez-vous?... Êtes-vous allé à Genève?... en Suisse?... Et votre frère, que devient-il? C'est votre seconde édition; je n'a jamais vu une ressemblance plus complète que celle qu'il a avec vous.
Avez-vous lu l'Orphée et l'Antigone de Ballanche? Savez-vous que cette imitation de l'antique est d'une beauté et d'une magnificence sans égales? J'en suis tout préoccupé depuis plusieurs mois.
Je vous quitte pour aller aux Débats porter mon article sur la symphonie en ut mineur de Beethoven, où se trouve la phrase que vous me signalez. Meyerbeer va arriver pour commencer les répétitions de son grand ouvrage, la Saint-Barthélemy. Je suis fort curieux de connaître cette nouvelle partition. Meyerbeer est le seul musicien parvenu qui m'ait réellement témoigné un vif intérêt. Onslow, qui assistait dernièrement au concert de Liszt, m'a accablé de ses compliments ampoulés sur la Marche des pèlerins. J'aime à croire qu'il n'en pensait pas un mot. J'aime mieux la haine bien franche de tout ce monde-là.
Liszt a écrit une admirable fantaisie à grand orchestre sur la Ballade du pêcheur et la chanson des Brigands.
Adieu. Mille amitiés.
LXVI
11 avril 1837.
Que le diable m'emporte, mon cher ami, si, depuis votre dernière lettre, je n'ai pas cherché inutilement dix minutes pour vous répondre vingt lignes! Vous n'avez pas d'idée de cette existence de travaux forcés! Enfin, je suis libre un instant!...
Vous êtes bien toujours le même, excellent ami, et je vous en remercie; écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, sans trop m'en vouloir et en me plaignant, au contraire, d'avoir moins de liberté que vous. Votre grande et précieuse lettre m'a charmé; elle contenait une foule de détails qui m'ont, je vous jure, fait un plaisir extrême.
Vos questions sur Esmeralda, j'y réponds d'abord. Je ne suis pour rien, absolument rien que des conseils et des indications de forme musicale, dans la composition de mademoiselle Bertin; cependant on persiste dans le public à me croira l'auteur de l'air de Quasimodo. Les jugements de la foule sont d'une témérité effrayante.
Mon opéra est fini. Il attend que MM. Halévy et Auber veuillent bien se dépêcher de donner chacun un opéra en cinq actes, dont la mise en scène (d'après mon engagement) doit précéder l'exécution du mien.
En attendant, je fais dans ce moment un Requiem pour l'anniversaire funèbre des victimes de Fieschi. C'est le ministre de l'intérieur qui me l'a demandé. Il m'a offert pour cet immense travail quatre mille francs. J'ai accepté sans observation, en ajoutant seulement qu'il me fallait cinq cents exécutants. Après quelque effroi du ministre, l'article a été accordé en réduisant d'une cinquantaine mon armée de musiciens. J'en aurai donc quatre cent cinquante au moins. Je finis aujourd'hui la Prose des morts, commençant par le Dies iræ et finissant au Lacrymosa; c'est une poésie d'un sublime gigantesque. J'en ai été enivré d'abord; puis j'ai pris le dessus, j'ai dominé mon sujet, et je crois à présent que ma partition sera passablement grande. Vous comprenez tout ce que ce mot ambitieux exige pour que j'en justifie l'usage; pourtant, si vous veniez m'entendre au mois de juillet, j'ai la prétention de croire que vous me le pardonneriez.
On m'a écrit d'Allemagne pour m'acheter mes symphonies, et j'ai refusé de les laisser graver à aucun prix avant que je puisse aller les monter moi-même.
Les Francs Juges (ouverture) viennent d'être exécutés à Leipzig avec un énorme succès; puis, en France, ils ont été aussi heureux, à Lille, à Douai et à Dijon; les artistes de Londres et ceux de Marseille n'ont pu, au contraire, en venir à bout après plusieurs répétitions et les ont abandonnés. Mes deux concerts de cette année ont été magnifiques, et le succès de notre Harold vraiment extraordinaire. Voilà toutes mes nouvelles; j'ai sur les bras feuilletons aux Débats, revue dans la Chronique de Paris et critiques dans la Gazette musicale, que je dirige depuis quelques semaines, en l'absence de Schlesinger, qui est à Berlin. Vous voyez que le travail ne me manque pas. Je ne réponds à personne.
Vos vers et votre nouvelle en prose m'ont bien vivement intéressé; il y a des choses magnifiques.
Gounet vient nous voir souvent. Il a éprouvé dernièrement un cruel chagrin: son jeune frère, âgé de vingt et un ans, est mort à l'école de Saint-Cyr, après des souffrances atroces, des suites d'une luxation à la cuisse. Écrivez-lui, si vous pouvez, quelques mots de condoléance.
J'ai perdu aussi mon grand-père, qui s'est éteint paisiblement, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, auprès de ma mère et de ma sœur. Mon oncle est ici; il vient d'être nommé colonel de dragons, il commande le 11e régiment. Nous le voyons fréquemment. Quelle fluctuation d'événements tristes, mélangés d'un petit nombre de sujets de joie ou d'espérance!
Barbier a bien raison de comparer Paris à une infernale cuve où tout fermente et bouillonne constamment. A propos, son nouveau poème, Lazare, vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes; l'avez-vous lu? Il y a des morceaux d'une grande élévation et tout à fait dignes des Iambes
Il vous remercie de toute son âme de votre dédicace.
Adieu, mon bien cher ami; écrivez-moi, je vous le répète, le plus possible, et croyez toujours à mon inaltérable amitié.
LXVII
17 décembre 1837.
Mon cher Ferrand,
Flayol vous a écrit il y a huit ou dix jours; c'est ce qui m'a fait prendre patience, et ma lettre vous fût parvenue sans cela beaucoup plus tôt. Voici le fait. Le Requiem a été bien exécuté; l'effet en a été terrible sur la grande majorité des auditeurs; la minorité, qui n'a rien senti ni compris, ne sait trop que dire; les journaux en masse ont été excellents, à part le Constitutionnel, le National et la France, où j'ai des ennemis intimes. Vous me manquiez, mon cher Ferrand, vous auriez été bien content, je crois; c'est tout à fait ce que vous rêviez en musique sacrée. C'est un succès qui me popularise, c'était le grand point; l'impression a été foudroyante sur les êtres de sentiments et d'habitudes les plus opposés; le curé des Invalides a pleuré à l'autel un quart d'heure après la cérémonie, il m'embrassait à la sacristie en fondant en larmes; au moment du Jugement dernier, l'épouvante produite par les cinq orchestres et les huit paires de timbales accompagnant le Tuba mirum ne peut se peindre; une des choristes a pris une attaque de nerfs. Vraiment, c'était d'une horrible grandeur. Vous avez vu la lettre du ministre de la guerre; j'en ai reçu je ne sais combien d'autres dans le genre de celles que vous m'écrivez quelquefois, moins l'amitié et la poésie. Une entre autres de Rubini, une du marquis de Custine, une de Legouvé, une de madame Victor Hugo et une de d'Ortigue (celle-là est folle); puis tant et tant d'autres de divers artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, prosateurs. Ah! Ferrand, c'eût été un beau jour pour moi si je vous avais eu à mon côté pendant l'exécution. Le duc d'Orléans, à ce que disent ses aides de camp, a été aussi très vivement ému. On parle, au ministère de l'intérieur, d'acheter mon ouvrage, qui deviendrait ainsi propriété nationale. M. de Montalivet n'a pas voulu me donner les quatre mille francs tout secs; il y ajoute, m'a-t-on dit aujourd'hui dans ses bureaux, une assez bonne somme; à présent, combien m'achètera-t-il la propriété de la partition? Nous verrons bien.
Le tour de l'Opéra arrivera peut-être bientôt; ce succès a joliment arrangé mes affaires; tout le peuple des chanteurs et choristes est pour moi plus encore que l'orchestre. Habeneck lui-même est tout à fait revenu. Dès que la partition sera gravée, vous l'aurez. Je crois que je pourrai faire entendre une seconde fois la plupart des morceaux qu'elle contient au concert spirituel de l'Opéra. Il faudra quatre cents personnes, et cela coûtera dix mille francs, mais la recette est sûre.
A présent, dites-moi au plus vite ce que vous faites, où vous êtes, ce que vous devenez, si vous ne m'en voulez pas trop de mon long silence, comment va votre femme et votre famille en général, si vous m'avez pas de projet de voyage à Paris, etc.
Adieu, adieu; mille amitiés; je vous embrasse cordialement.
Votre tout dévoué et sincère ami.
LXVIII
Paris, 20 septembre 1838.
Mon cher Humbert,
Je vous remercie de m'avoir écrit; je suis si heureux de vous savoir toujours le même et de penser à votre amitié qui veille au loin, malgré la rareté de vos lettres et vos occupations!
Eh bien, oui, nous avons eu tort de croire qu'un livret d'opéra, roulant sur un intérêt d'art, sur une passion artiste, pourrait plaire à un public parisien. Cette erreur a produit un effet très fâcheux; mais la musique, malgré toutes les clameurs habilement mises en chœur de mes ennemis intimes, a gardé le terrain. La seconde et la troisième représentation ont marché à souhait. Ce que les feuilletonistes appellent mon système n'est autre que celui de Weber, de Glück et de Beethoven; je vous laisse à juger s'il y a lieu à tant d'injures; ils ne l'attaquent de la sorte que parce que j'ai publié dans les Débats des articles sur le rythme, et qu'ils sont enchantés de faire, à ce sujet, des pages de théorie contenant presque autant d'absurdités que de notes. Les journaux pour sont la Presse, l'Artiste, la France musicale, la Gazette musicale, la Quotidienne, les Débats.
Mes deux cantatrices ont eu vingt fois plus de succès que Duprez, ce dont ce dernier a été offusqué au point d'abandonner le rôle à la troisième soirée. C'est Alexis Dupont qui va le remplacer, mais il lui faudra encore à peu près dix jours pour bien apprendre toute cette musique, ce qui cause dans mes représentations une interruption assez désagréable. Après quoi, le répertoire de l'Opéra est combiné de telle sorte, que je serai joué beaucoup plus souvent avec Dupont que je ne l'eusse été avec Duprez.
C'est là l'important; il ne s'agit que d'être entendu très souvent. Ma partition se défend d'elle-même. Vous l'entendrez, je pense, au mois de décembre, et vous jugerez si j'ai raison de vous dire aujourd'hui que c'est bien. L'ouverture ne fait pas honte, je crois, à celles des Francs Juges et du Roi Lear. Elle a toujours été chaudement applaudie. C'est la question du Freyschütz à l'Odéon qui se représente; je ne puis vous donner de comparaison plus exacte, bien qu'elle soit ambitieuse musicalement. C'est pourtant moins excentrique et plus large que Weber.
J'ai fait une ouverture de Rob-Roy qui m'a paru mauvaise après l'exécution; je l'ai brûlée. J'ai fait une messe solennelle dont l'ensemble était, selon moi, également mauvais; je l'ai brûlée aussi. Il y avait trois ou quatre morceaux dans notre opéra des Francs Juges que j'ai détruits pour le même motif. Mais, quand je vous dirai: «Cette partition est douée de toutes les qualités qui donnent la vie aux œuvres d'art,» vous pouvez me croire, et je suis sûr que vous me croyez. La partition de Benvenuto est dans ce cas.
Adieu; mille amitiés bien vives.
Mes hommages respectueux à votre femme.
LXIX
Septembre 1838.
Ah! ah! voilà une joie! vous arrivez enfin!
Je vous envoie le seul billet qui me reste.
Venez ce soir après l'opéra à la loge des troisièmes nº 35; c'est celle de ma femme; j'irai vous y retrouver: le plus tôt possible avant ou pendant le ballet.
Massol est malade et il se voit obligé de passer son air du maître d'armes!
LXX
22 août 1839.
Mon cher Humbert,
Grand merci de votre longue et charmante lettre! c'est toujours une fête pour moi, quand je reconnais votre écriture sur une enveloppe; mais, cette fois, la fête a été d'autant plus joyeuse, qu'elle s'était attendue plus longtemps. Je ne savais plus ce que vous étiez devenu. Étiez-vous en Sardaigne, à Turin ou à Belley? Je conçois tout le charme que vous devez trouver dans votre immense métairie, et je me dis bien souvent aussi: O rus, quandò te aspiciam! mais rien de plus impossible pour le moment qu'un pareil voyage! C'est trop loin de ma route; il faut que je passe le Rhin et non la Méditerranée.
Pardonnez-moi de vous écrire un peu à la hâte. Depuis huit jours, je cherche en vain le temps de causer à loisir avec vous, et je suis obligé d'y renoncer. Voilà donc quelques lignes sur les choses auxquelles vous voulez bien vous intéresser.
J'ai fini ma grande symphonie avec chœurs; cela équivaut à un opéra en deux actes et remplira tout le concert; il y a quatorze morceaux!
Vous avez dû recevoir trois partitions: le Requiem, l'ouverture de Waverley et celle de Benvenuto. Je viens de copier pour votre frère, que je remercie de son bon souvenir, toute la scène des ouvriers: Bienheureux les matelots! avec le petit duo d'Ascanio et Benvenuto qui s'y joint. Comme la partition est très simple et que l'accompagnement est tout dans les guitares, il m'a été facile de le réduire, et vous aurez tout de la sorte; mais ça va vous coûter, par la poste, un prix ridicule!
Voici la phrase du serment des ciseleurs:
Ruolz vient de donner son opéra de la Vendetta, que Duprez a soutenu avec frénésie, mais dont le succès est une négation complète. Le public en masse a senti lui-même toute la nullité d'une pareille composition; mais on l'a laissé passer sans rien dire. J'étais cruellement embarrassé pour en rendre compte; mais M. Bertin n'entendait pas raillerie, et il m'a fallu dire à peu près la vérité.
Je n'ai pas revu Ruolz depuis lors.
A propos d'article, lisez donc les Débats d'aujourd'hui dimanche: vous verrez, à la fin, une homélie à l'adresse de Duprez, sous le nom d'un Débutant. Cela vous fera rire.
L'Ode à Paganini a paru, il y a huit jours, dans la Gazette musicale, avec une faute d'impression atroce, qui rend une strophe inintelligible!
Mille remerciements à votre frère pour la peine qu'il a prise de me traduire Romani. C'est merveilleusement beau, et j'ai trouvé, ainsi que ma femme, une singulière ressemblance entre la couleur de cette poésie et celle des poèmes de Moore. Dites bien à M. Romani, quand vous le verrez, que je l'admire de toute mon âme.
Spontini est toujours plus absurde et plus sottement envieux. Il a écrit à Émile Deschamps avant-hier une lettre incommensurablement ridicule. Le voilà reparti pour Berlin, après avoir désenchanté ici ses plus vrais admirateurs. Où diable le génie a-t-il pu aller se nicher! Il est vrai qu'il a délogé depuis longtemps. Mais enfin la Vestale et Cortez sont toujours là.
Adieu, mon cher ami. Je vous tiendrai au courant des répétitions de Roméo et Juliette. Je suis occupé à corriger les copies en ce moment, et je vais de ce pas chez un littérateur allemand qui se charge de la traduction de mon livret. Émile Deschamps m'a fait là de bien beaux vers, à quelques exceptions près. Je vous enverrai cela.
Adieu! adieu!
Votre tout dévoué.
LXXI
Londres, vendredi 31 janvier 1840.
Mon cher Humbert,
Me voilà un peu libre aujourd'hui et moins tourmenté par le vent que ces dix jours derniers; je vais donc vous répondre sans trop d'idées noires. Vos félicitations, si pleines de chaleur et d'amitié vraie, me manquaient; je les attendais sans cesse. Me voilà content, le succès est complet. Roméo et Juliette ont fait encore cette fois verser des larmes (car on a beaucoup pleuré, je vous assure). Il serait trop long de vous raconter ici toutes les péripéties de ces trois concerts. Il vous suffit de savoir que la nouvelle partition a excité des passions inconcevables, et même des conversions éclatantes. Bien entendu que le noyau d'ennemis quand même reste toujours plus dur. Un Anglais a acheté cent vingt francs, du domestique de Schlesinger, le petit bâton de sapin qui m'a servi à conduire l'orchestre. La presse de Londres, en outre, m'a traité splendidement.
Ces trois séances coûtaient pour les exécutants douze mille cent francs, et la recette s'est élevée à treize mille deux cents francs; sur ces treize mille deux cents francs, il ne m'en reste donc qu'onze cents de bénéfice! N'est-ce pas triste d'avouer qu'un résultat si beau, si l'on tient compte de l'exiguïté de la salle et des habitudes du public, est misérable quand j'y veux chercher des moyens d'existence? Décidément l'art sérieux ne peut pas nourrir son homme, et il en sera toujours ainsi, jusqu'à ce qu'un gouvernement comprenne que cela est injuste et horrible.
Je vous envoie le livret d'Émile Deschamps et les couplets du prologue, le seul morceau que j'aie voulu publier; vous vous chanterez ça à vous-même. C'est, du reste, très aisé d'accompagnement. Paganini est à Nice; il m'a écrit il y a peu de jours; il est enchanté de son ouvrage. Il est bien à lui, celui-là, il lui doit l'existence.
Alizard a eu un véritable succès dans son rôle du bon moine (le Père Laurence, dont le nom lui est resté). Il a merveilleusement compris et fait comprendre la beauté de ce caractère shakspearien. Les chœurs ont eu de superbes moments; mais l'orchestre a confondu l'auditoire d'étonnement par les miracles de verve, d'aplomb, de délicatesse, d'éclat, de majesté, de passion, qu'il a opérés.
Je vous enverrai aussi dans peu l'ouverture du Roi Lear, qui va paraître en partition.
On a voulu à l'Opéra me faire écrire la musique d'un livret en trois actes de Scribe. J'ai pris le manuscrit; puis, me ravisant, je l'ai rendu dix minutes après, sans l'avoir lu. Il serait trop long de vous dire pourquoi. L'Opéra est une école de diplomatie, je me forme. Eh bien, tenez, Ferrand, tout ça m'ennuie, me dégoûte, m'indigne, me révolte. Heureusement, nous allons peut-être voir du changement; l'administration se ruine. Aguado ne veut plus de ses deux théâtres, et il ne sait comment s'en débarrasser. Les Italiens sont aux abois. En attendant, vous vivez dans votre île, vous voyez le soleil et les orangers et la mer... Venez donc un peu à Paris. Si vous saviez comme je suis triste en dedans! Ça passera peut-être.
Remerciez votre frère de son bon souvenir. Tâchez de l'amener avec vous. Mes hommages respectueux à madame Ferrand.
Henriette est un peu inquiète: Louis est malade, le médecin ne peut pas deviner ce qu'il a. J'espère pourtant le voir sur pied ces jours-ci.
La Gazette musicale donne, jeudi prochain, un concert à grand orchestre pour ses abonnés; c'est moi qui le conduis. Votre Symphonie d'Harold et l'ouverture de Benvenuto y figureront.
C'est égal, je suis horriblement triste; que va-t-il m'arriver? Probablement rien.
Adieu, nous verrons bien. Dans tous les cas, je vous aime sincèrement, n'en doutez jamais.
P.-S.—Gounet est assez rare, et en général fort mélancolique; il devient réellement vieux, plus que vous ne pourriez croire. Barbier vient de publier un nouveau volume de satires que je n'ai pas encore lues. Nous avons dansé tous les deux dernièrement chez Alfred de Vigny. Que tout ça est ennuyeux! Il me semble que j'ai cent dix ans.
LXXII
3 octobre 1841.
Mon cher Humbert,
Me croirez-vous si je vous dis que, depuis la réception de votre lettre, qui m'a causé tant de véritable joie, je n'ai pas trouvé une heure de loisir complet pour vous répondre? C'est pourtant la vérité.
Je ne menai jamais une vie plus active, plus préoccupée même dans l'inaction. J'écris, comme vous le savez peut-être, une grande partition en quatre actes sur un livret de Scribe intitulé la Nonne sanglante. Il s'agit de l'épisode du Moine de Lewis que vous connaissez; je crois que, cette fois, on ne se plaindra pas du défaut d'intérêt de la pièce. Scribe a tiré, ce me semble, un très grand parti de la fameuse légende; il a, en outre, terminé le drame par un terrible dénouement, emprunté à un ouvrage de M. de Kératry, et du plus grand effet scénique.
On compte sur moi à l'Opéra pour l'année prochaine à cette époque; mais Duprez est dans un tel état de délabrement vocal, que, si je n'ai pas un autre premier ténor, rien ne serait plus fou de ma part que de donner mon ouvrage. J'en ai un en perspective, dont je surveille l'éducation et qui débutera au mois de décembre prochain dans le rôle de Robert le Diable; j'y compte beaucoup; mais il faudra le voir en scène avec l'orchestre et le public. Il s'appelle Delahaye; c'est un grand jeune homme que j'ai enlevé aux études médicales après avoir entendu sa belle voix: il avait tout à apprendre alors, mais ses progrès sont rapides... J'espère donc. Attendons.
J'avais lu dans le Journal des Débats, avant votre lettre, les détails de vos succès agricoles. Vous avez fondé un magnifique établissement, je n'en doute pas; et il a fallu, malgré les avantages naturels de votre domaine, de bien longs travaux et une persévérance bien intelligente pour arriver à de tels résultats. Vous êtes une espèce de Robinson, dans votre île, moins la solitude et les sauvages. Quand le soleil brille, j'ai des désirs violents d'aller vous y rendre visite, de respirer vos brises parfumées, de vous suivre dans vos champs, d'écouter avec vous le silence de vos solitudes; nous nous comprenons si bien, j'ai pour vous une affection si vive, si confiante, si entière!... Mais, quand les jours brumeux reviennent, la fièvre de Paris me reprend et je sens que vivre ailleurs m'est à peu près impossible. Et cependant, le croiriez-vous? à l'emportement de mes passions musicales a succédé une sorte de sang-froid, de résignation, ou de mépris si vous voulez, en face de ce qui me choque dans la pratique et dans l'histoire contemporaine de l'art, dont je suis loin de m'alarmer. Au contraire, plus je vais, plus je vois que cette indifférence extérieure me conserve pour la lutte des forces que la passion ne me laisserait pas. C'est encore de l'amour; ayez l'air de fuir, on s'attache à vous poursuivre.
Vous savez sans doute le succès spaventoso de mon Requiem à Saint-Pétersbourg. Il a été exécuté en entier dans un concert donné ad hoc par tous les théâtres lyriques réunis à la chapelle du czar et aux choristes de deux régiments de la garde impériale. L'exécution, dirigée par Henri Bomberg, a été, à ce que disent des témoins auriculaires, d'une incroyable majesté. Malgré les dangers pécuniaires de l'entreprise, ce brave Bomberg, grâce à la générosité de la noblesse russe, a encore eu, en sus des frais, un bénéfice de cinq mille francs. Parlez-moi des gouvernements despotiques pour les arts!... Ici, à Paris, je ne pourrais sans folie songer à monter en entier cet ouvrage, ou je devrais me résigner à perdre ce que Bomberg a gagné.
Spontini vient de revenir; je lui avais écrit à Berlin une lettre sur la dernière représentation de Cortez, qui m'avait agité jusqu'aux spasmes nerveux; elle s'est croisée avec lui. Je ne l'ai pas encore vu depuis son retour, faute d'une demi-heure pour aller rue du Mail; je ne sais pas même s'il a reçu ma lettre. Il a été, pour ainsi dire, chassé de la Prusse; c'est pourquoi j'ai cru devoir lui écrire. Il ne faut pas, en pareil cas, négliger la moindre protestation capable de rendre un peu de calme au cœur ulcéré de l'homme de génie, quels que soient les défauts de son esprit et même son égoïsme. Le temple peut être indigne du dieu qui l'habite, mais le dieu est dieu.
Notre ami Gounet est bien triste; il a perdu, dans la faillite du notaire Lehon, presque tout l'avoir de sa mère et le sien; il m'a appris ce malheur trois mois après la catastrophe. Je ne vois pas Barbier; il y a plus de six mois que je ne l'ai rencontré.
J'ai fait cette année, entre autres choses, des récitatifs pour le Freyschütz de Weber, que je suis parvenu à monter à l'Opéra sans la moindre mutilation, ni correction, ni castilblazade d'aucune espèce dans la pièce ni dans la musique. C'est un merveilleux chef-d'œuvre.
Si vous venez cet hiver, nous aurons d'immenses causeries sur mille choses qu'on explique mal en écrivant. Je voudrais bien vous voir! Il me semble que je descends la montagne avec une terrible rapidité; la vie est si courte! je m'aperçois que l'idée de sa fin me vient bien souvent depuis quelque temps! aussi est-ce avec une avidité farouche que j'arrache plutôt que je ne cueille les fleurs que ma main peut atteindre en glissant le long de l'âpre sentier.
Il a été et il est encore question de me donner la place d'Habeneck à l'Opéra; ce serait une dictature musicale dont je tirerais parti, je l'espère, dans l'intérêt de l'art; mais il faut pour cela qu'Habeneck arrive au Conservatoire, où le vieux Chérubini s'obstine à dormir. Si je deviens vieux et incapable, la direction du Conservatoire ne peut que m'être dévolue... Je suis encore jeune, il n'y a donc pas à y songer.
LXXIII
La Côte-Saint André, jeudi 10 septembre 1847.
Mon cher Humbert,
Je n'ai que huit jours à donner à mon père; vous voyez qu'il m'est impossible d'aller vous voir. Je pars dimanche prochain, je serai à Lyon lundi matin; si par hasard vous y étiez encore, ou si vous pouviez y venir, je serai à midi devant le bureau de poste, place Bellecour. Je suis bien contrarié de ne vous avoir pas vu. Si je ne vous vois pas à Lyon, je vous écrirai de Paris une lettre moins laconique que celle-ci. Je n'ai jamais douté de l'intérêt que vous prenez à ce que je fais et de votre chaleureuse affection, que je vous rends bien, vous le savez aussi. J'ai lu, ou plutôt bu, votre brochure sur la Sardaigne et sur l'ouvrage de M. de la Marmora; c'est admirablement écrit et d'une rectitude de jugement, d'une finesse d'aperçus bien rares. Je vous en fais mille compliments.
Mes hommages respectueux à madame Ferrand et mes amitiés a votre frère.
Tout à vous.
LXXIV
1er novembre 1847.
Mon cher ami,
Je pars pour Londres après-demain; j'y suis appelé, avec un fort bel engagement, pour diriger l'orchestre du Grand-Opéra anglais et donner quatre concerts. Dieu sait maintenant quand nous nous reverrons, mon engagement étant de six ans, et pour les quatre mois de l'année pendant lesquels j'avais la chance de vous rencontrer de temps en temps à Paris.
Vous avez su l'excellent résultat de mon voyage en Russie; on m'y a fait un accueil impérial. Grands succès, grandes recettes, grandes exécutions, etc., etc.
Voyons maintenant l'Angleterre. La France devient de plus en plus profondément bête à l'endroit de la musique; et plus je vois l'étranger, moins j'aime ma patrie. Pardon du blasphème!...
Mais l'art, en France, est mort; il se putréfie... Il faut donc aller aux lieux où il existe encore. Il paraît qu'il s'est fait en Angleterre une singulière révolution depuis dix ans, dans le sens musical de la nation.
Nous verrons bien.
LXXV
8 juillet, 1850.
Mon cher Humbert,
J'allais partir pour la rue des Petits-Augustins quand m'est parvenue votre lettre. J'avais à vous dire que décidément vos strophes ne sont pas des couplets, qu'elles expriment trois sentiments distincts et trop grands pour une chanson dont la musique, pour n'être pas exécrable, devrait prendre des allures de juste milieu qui me paraissent bien peu dignes. La magnifique apostrophe à la mort, surtout, a trop de caractère pour la jeter dans le sac aux couplets. Vous m'avez donné un poème, une ode, qui exige une musique pindarique. J'ai senti, en vous quittant, cette musique s'agiter et clamer en moi. Mais, en raison de son importance, je ne puis me laisser aller à l'accueillir en ce moment. Il s'agit d'un grand morceau, pour un chœur d'hommes et un orchestre puissant. Je l'écrirai au moment où, vous et moi, nous y attendrons le moins. Jamais plus qu'à présent je ne fus malade d'ennui; je ne songe qu'à dormir, j'ai toujours la tête lourde, un malaise inexplicable me stupéfie. J'ai besoin de voyages lointains, très lointains, et je ne puis me mouvoir que de la rive droite à la rive gauche de la Seine.
Autre chose, confidentielle. J'ai relu hier plusieurs fois le passage sur la musique contenu dans le livre de M. Mollière; et franchement j'aurais à contrecarrer les trois cinquièmes de ses propositions.
Malgré les explications qu'il vous a envoyées pour me les transmettre, et qui feraient au moins peser sur son style le reproche de manque de précision et de clarté, j'ai trouvé qu'il disait très catégoriquement:
«La musique, qu'on peut définir: la parole rythmée et modulée de l'homme.»
Non, on ne peut pas la définir ainsi.
D'autres et nombreux passages soulèveraient des controverses sans fin. Ensuite, il dit en terminant:
«L'exécution, elle aussi, se réalise par trois modes, majeur, mineur et NATUREL.»
Qu'est-ce que des modes majeur ou mineur d'exécution?... et qu'est-ce qu'un mode naturel quelconque?... Je n'y comprends absolument rien.
Cet ouvrage n'est pas de ceux dont on puisse faire mention en trois lignes, comme nous faisons d'une romance de Panseron; et je me vois dans l'impossibilité de parler comme je le voudrais de la partie consacrée à la musique. Croyez bien que j'en suis désolé et que j'eusse été heureux de faire et de faire bien un article auquel l'auteur et vous attachez une importance que malheureusement il ne pourrait avoir en aucun cas. On sait trop que tout ce que je dirai jamais sur des questions semblables n'a aucune valeur; ce n'est pas mon affaire. Autant vaudrait me faire apprécier un poème sanscrit.
Voulez-vous, mon cher ami, aller voir Gounet de ma part et me donner de ses nouvelles. Son état de santé m'inquiète et m'afflige beaucoup.
Mille amitiés à Auguste.
Tout à vous.
LXXVI
28 août 1850.
Mon cher Humbert,
Rien de nouveau ici; la noble Assemblée est en vacances, nous n'avons presque plus de représentants, et le soleil n'en continue pas moins à se lever chaque jour, comme si tout était en ordre dans le monde. Les journaux s'obstinent à s'envoyer des démentis au sujet de l'accueil que les provinces font au Président. Ce qui est vrai pour l'un est faux pour l'autre. «Vous êtes fou!—Vous en êtes un autre!» etc. Et le lecteur répète le mot de Beaumarchais: «De qui se moque-t-on ici?» Ces farces-là ne vous paraissent-elles pas un peu bien stupides et infiniment prolongées?
Voyez-vous, mon cher, on n'a pas su trouver l'homme qu'il nous fallait pour présider la République. Cet honnête homme est pourtant bien connu, aimé, respecté; administrateur intègre et habile, il le prouve chaque jour par la manière remarquable dont il remplit les fonctions municipales à lui confiées depuis trois ans; il a déjà (il peut s'en vanter) fait le bonheur de bien des milliers d'ingrats qui l'oublient; il a exercé même une puissante influence sur le mouvement littéraire de notre époque; il est d'un âge mûr, peu ambitieux, blasé sur la gloire, revenu des séductions de la popularité. C'est un sage enfin, un vrai philosophe. C'est le maire de Courbevoie, c'est Odry!
On avait bien parlé, dans le temps, de l'illustre maire d'Auteuil, de M. Musard; mais celui-ci a trop de superbe. Il eût involontairement méprisé tout ce qui n'a que de l'esprit et du bon sens; c'est un homme de génie. On a bien fait, je pense, de renoncer à lui. Mais Odry, le brave et bon Bilboquet!
Il le fallait!
Adieu.
Votre bien dévoué.
LXXVII
Hanovre, 13 novembre 1853.
Mon cher Humbert,
Je vous écris un peu au hasard, ne sachant si vous êtes à Belley, à Lyon, en Sardaigne ou en Europe. Mais j'espère que ma lettre vous trouvera.
A mon retour de Londres, au mois d'août, je suis allé à Bade, où j'étais engagé par M. Bénazet, le directeur des jeux. J'y ai organisé et dirigé un beau festival où l'on a entendu deux actes de Faust, etc. De là, je suis allé à Francfort, où j'ai donné deux autres concerts au théâtre, avec Faust toujours.
Il n'y avait pas la foule immense de Bade; mais on m'a fêté d'une façon tout à fait inusitée dans les villes libres, c'est-à-dire dans les villes esclaves des idées mercantiles, des affaires, comme l'est Francfort. De là, je suis revenu à Paris. A peine réinstallé, une double proposition m'est arrivée de Brunswick et de Hanovre, et je suis reparti. Vous dire tous les délires du public et des artistes de Brunswick après l'audition de Faust serait trop long:
Bâton d'or et argent offert par l'orchestre; souper de cent couverts où assistaient toutes les capacités (jugez de ce qu'on a mangé) de la ville, les ministres du duc, les musiciens de la chapelle; institution de bienfaisance fondée sous mon nom (sub invocatione sancti, etc.); ovation décernée par le peuple un dimanche qu'on exécutait le Carnaval romain dans un jardin-concert... Dames qui me baisaient la main en sortant du théâtre, en pleine rue; couronnes anonymes envoyées chez moi, le soir, etc., etc.
Ici, autre histoire. En arrivant à ma première répétition, l'orchestre m'accueille par des fanfares de trompettes, des applaudissements, et je trouve mes partitions couvertes de lauriers comme de respectables jambons. A la dernière répétition, le roi et la reine viennent à neuf heures du matin et restent jusqu'à la fin de nos exercices, c'est-à-dire jusqu'à une heure après-midi. Au concert, grandissimes hourras et bis, etc. Le lendemain, le roi m'envoie chercher et me demande un second concert, qui aura lieu après-demain.
—Je ne croyais pas, me dit-il, qu'on pût encore trouver du nouveau beau en musique, vous m'avez détrompé. Et comme vous dirigez! je ne vous vois pas (le roi est aveugle), mais je le sens.
Et, comme je me récriais sur mon bonheur d'avoir un pareil auditeur musicien:
—Oui, a-t-il ajouté, je dois beaucoup à la Providence, qui m'a accordé le sentiment de la musique en compensation de ce que j'ai perdu!
Ces simples mots, cette allusion au double malheur dont ce jeune roi a été la victime il y a quinze ans, m'ont vivement touché.
J'ai bien pensé à vous, il y a trois semaines, dans un voyage pédestre que j'ai fait dans les montagnes du Hartz (lieu de la scène du sabbat de Faust). Je ne vis jamais rien de si beau; quelles forêts! quels torrents! quels rochers! Ce sont les ruines d'un monde... Je vous cherchais, vous me manquiez sur ces cimes poétiques. J'avoue que l'émotion m'étranglait.
Adieu; écrivez-moi poste restante à Leipzig jusqu'au 11.
Mille ferventes amitiés.
Ce matin, j'ai reçu la visite de madame d'Arnim, la Bettina de Goethe, qui venait non pas me voir, disait-elle, mais me regarder. Elle a soixante-douze ans et bien de l'esprit.
LXXVIII
Samedi matin, octobre 1854.
Mon cher, très cher ami,
Je suis vraiment effrayé de tous les sourires que me prodigue la fortune depuis quinze jours; vous manquiez à mon auditoire, et vous voilà!
C'est demain à deux heures précises, chez Herz, rue de la Victoire. Je vous envoie deux places de pourtour où vous pourrez vous faire accompagner; car je crains que vous ne puissiez encore vous passer d'un bras. Je n'ai plus de stalles numérotées; mais vous serez bien en arrivant de bonne heure.
Je voulais vous prier de venir dîner avec moi aujourd'hui; mais ma femme est si malade, qu'il n'y aura pas moyen (vous ne savez peut-être pas encore que je suis remarié depuis deux mois).
Je crève de joie de vous faire entendre mon nouvel ouvrage[8]. Il a un succès énorme; toutes les presses françaises, anglaises, allemandes, belges, chantent hosanna sur tous les tons, et il y a ici deux individus qui se gangrènent de rage. Rien ne manquait que votre présence.
Il faut absolument que je vous voie demain après le concert.
LXXIX
2 janvier 1855.
Mon cher, très cher ami,
Votre poème est admirable, superbe, magnificent (comme disent les Anglais); il m'a d'autant plus violemment ému, que j'ai mon fils en Crimée... Pauvre garçon! il a assisté à la prise de Bomarsund et n'a fait que passer ici pour entrer dans la flotte de la mer Noire... J'ai eu peur d'abord d'une satire à la manière des Châtiments d'Hugo!... Hugo fou furieux de n'être pas empereur! Nil aliud!
Mais vous m'avez bien vite rassuré; moi, je suis tout à fait impérialiste; je n'oublierai jamais que notre empereur nous a délivrés de la sale et stupide république! Tous les hommes civilisés doivent s'en souvenir. Il a le malheur d'être un barbare en fait d'art; mais quoi! c'est un barbare sauveur,—et Néron était un artiste.—Il y a des esprits de toutes les couleurs.
Je suis chaque jour sur le point de partir pour Bruxelles. Je m'occupe à grand'peine des préparatifs du concert du Théâtre-Italien pour la fin du mois.
Je suis engagé pour trois concerts à Londres pour y faire entendre Roméo et Harold. Je ne sais où donner de la tête. Mais je veux vous voir; donnez-moi un rendez-vous absolument.
LXXX
Paris, 3 novembre 1858.
O mon pauvre cher ami, que votre lettre m'a fait de mal! Et moi qui vous accusais d'indifférence à mon égard! Je me disais souvent: «Dès que Ferrand a quitté Paris, il ne pense plus à moi, il ne daigne pas seulement me faire savoir s'il est à Lyon, ou à Belley, ou en Sardaigne.»
Que je vous plains, cher ami! et pourtant, d'après votre aveu, il faut se réjouir de la légère amélioration de votre santé. Vous pouvez penser, vous pouvez écrire, marcher. Dieu veuille que le rude hiver qui nous menace, et dont les morsures se font déjà sentir, ne vienne pas retarder les progrès de votre guérison.
Quant à moi, je suis la proie d'une névralgie qui s'est fixée depuis deux ans sur les intestins, et je souffre presque constamment, excepté la nuit. Dernièrement, à Bade, je pouvais à peine me traîner à l'orchestre à certains jours, pour faire mes répétitions. Au bout de quelques minutes, il est vrai, la fièvre musicale arrivait et me rendait les forces. Il s'agissait d'organiser une grande exécution des quatre premières parties de ma symphonie de Roméo et Juliette. J'ai fait onze répétitions acharnées. Mais quelle exécution ensuite! C'était merveilleux. Le succès a été grandissime. La Scène d'amour (l'adagio) a fait couler beaucoup de larmes, et j'avoue que rien ne m'enchante autant que de produire par la musique seule ce genre d'émotion. Pauvre Paganini, qui n'a jamais entendu cet ouvrage, composé pour lui plaire.
Nous nous écrivons si rarement, qu'il faut bien vous rendre compte de ma vie depuis deux ans. Ce long temps a été employé à faire un long ouvrage, les Troyens, opéra en cinq actes, dont j'ai écrit (comme pour l'Enfance du Christ) les paroles et la musique. Cela fait grand bruit un peu partout; les journaux anglais, allemands et français en ont même beaucoup trop parlé. Je ne sais ce que deviendra cet immense ouvrage, qui n'a pas en ce moment la moindre chance de représentation. Le théâtre de l'Opéra est en désarroi. C'est, en outre, une espèce de théâtre privé de l'empereur où l'on n'exécute en fait d'ouvrages nouveaux que ceux des gens adroits à se faufiler de façon ou d'autre. Enfin, c'est fait; j'ai écrit cela avec une passion que vous concevrez parfaitement, vous qui admirez aussi la grande inspiration virgilienne.
Personne ne connaît rien de ma musique; mais le poème, que j'ai lu souvent devant de nombreuses assemblées d'artistes et d'amateurs lettrés, passe déjà à Paris pour quelque chose. Je regrette bien de ne pas pouvoir vous le faire connaître; je le pourrai plus tard, j'espère.
Cet ouvrage me donnera sans doute beaucoup de chagrins; je m'y suis toujours attendu; je supporterai donc tout sans me plaindre.
Le Monde illustré publie des fragments de mes Mémoires, où il est souvent question de vous. Cela vous est-il tombé sous les yeux?
Madame Ferrand m'a sans doute oublié depuis longtemps; voulez-vous, cher ami, me rappeler à son souvenir et lui présenter mes hommages respectueux?
Adieu, adieu; je vous embrasse de tout mon cœur.
Vous me demandez des nouvelles de mon fils; ce cher enfant est lieutenant à bord d'un grand navire français dans l'Inde. Il va revenir.
LXXXI
Paris, 8 novembre 1858.
Mon très cher ami,
Quand je lis vos lettres si riches d'expressions affectueuses et dictées par un cœur si chaud et si expansif, je trouve les miennes bien froides et bien prosaïques. Mais, croyez-moi, c'est une sorte de timidité qui me fait écrire ainsi; je n'ose me livrer et j'exprime seulement à demi ce que je sens si complètement. Au reste, je suis persuadé que vous le savez, et je n'insiste pas là-dessus.
J'ai reçu votre ardente poésie du Brigand; c'est bien beau! cela sent la poudre et le plomb fraîchement fondu. Mais l'article, le feuilleton dont vous me parlez ne m'est pas parvenu. La gaieté de cet écrit, que vous comparez aux fleurettes qui croissent sur les tombes, est, à ce qu'il paraît, un contraste naturel entre le sujet traité par certains esprits et les dispositions intimes de ces esprits eux-mêmes. Je suis souvent, comme vous avez été en composant cela, d'une tristesse profonde en allumant les soleils et les serpenteaux de la plus folle joie.
Je vais aller au bureau du Monde illustré vous faire envoyer les numéros du journal qui contiennent les premiers fragments de mes Mémoires; vous recevrez ensuite les autres au fur et à mesure qu'ils paraîtront. Bien que j'aie supprimé les plus douloureux épisodes (on ne les connaîtra que si mon fils veut plus tard publier le tout en volume), ce récit, je le crains, vous attristera. Mais peut-être aimerez-vous être ainsi attristé...
Je vous enverrai aussi dans peu une partition complète de l'Enfance du Christ; elle a paru depuis près de trois ans. Je n'ose vous adresser le manuscrit du poème des Troyens, je me méfie trop des moyens de transport. Mais, quand j'aurai quelque argent disponible, je le ferai copier et je courrai alors les risques du chemin de fer.
Votre frère est donc auprès de vous? Je le croyais éloigné de Belley, je ne sais pourquoi. Je lui serre la main en le remerciant de son bon souvenir. Et notre ami Auguste Berlioz, que devient-il?
J'ai reçu ce matin de Parme une lettre d'Achille Paganini au sujet de mes Mémoires; vous la lirez dans le Monde illustré prochainement.
J'en reçois une autre ce soir de Pise d'un homme de lettres qui m'a envoyé deux poèmes d'opéra. Hélas! je suis ainsi fait, qu'il suffit de m'offrir un texte à musique pour m'ôter l'envie et souvent la possibilité de le traiter.
Oh! que je voudrais vous lire et vous chanter mes Troyens! Il y a là des choses bien curieuses, ce me semble.
Ce récitatif d'Hector, ranimé un instant par la volonté des dieux, et qui redevient mort peu à peu en accomplissant sa mission auprès d'Énée, est, je crois, une idée musicale étrangement solennelle et lugubre. Je vous cite cela parce que c'est justement à de pareilles idées que le public ne prend pas garde.
Adieu, adieu.
LXXXII
Paris, 19 novembre 1858.
Mon cher Humbert,
Il n'y a point eu dans ma pensée de méprise au sujet de l'anecdote de la rue des Petits-Augustins et de la belle personne qui voulut bien ouvrir sa fenêtre pour entendre mon pauvre trio. J'aime et j'admire la délicatesse de votre scrupule, et je vous embrasserais de bon cœur pour l'avoir exprimé... Oh! comme nous sentons certaines choses... ensemble (pour parler en musicien chef d'orchestre). Il est évident que j'étais digne d'être votre ami.
Je n'ai rien oublié de ce temps que vous me rappelez; mais je n'écris plus mes souvenirs, tout cela a été rédigé de 1848 à 1850, et je n'en publie des fragments qu'afin d'avoir un peu d'argent pour les prochaines études que mon fils devra faire dans un port de mer, à son retour des Indes. Auri pia fames!
Vous verrez très prochainement l'histoire des Francs Juges dans le Monde illustré; je ne pouvais oublier cela. Quant au critique sagace qui prétend que l'ouverture de cet opéra porte un titre de fantaisie, je n'ai pas cru qu'il valût la peine d'une réponse; j'ai lu bien d'autres sottises aussi bien fondées que celle-là et auxquelles je ne répondrai jamais.
Hier, je suis allé au ministère d'État; l'huissier du ministre m'a introduit sans lettre d'audience, en voyant sur ma carte: Membre de l'Institut. Et, si je n'eusse pas exhibé ce beau titre, on m'eût éconduit comme un paltoquet. J'avais à parler au ministre au sujet des Troyens et de l'hostilité de parti pris du directeur de l'Opéra contre cet ouvrage, dont il ne connaît pas une ligne ni une note. Son Excellence m'a dit une foule de demi-choses et de demi-mots:
—Certainement... votre grande réputation... vous donne des droits... et justifie bien les prétentions... Mais un grand opéra en cinq actes... c'est une terrible responsabilité pour un directeur!... Je verrai... J'avais déjà entendu parler de votre ouvrage...
—Mais, monsieur le ministre, il ne s'agit pas de monter les Troyens cette année, ni l'année prochaine: le théâtre de l'Opéra est hors d'état de mener à bien une telle entreprise; vous n'avez pas les sujets nécessaires, l'Opéra actuel est incapable d'un pareil effort...
—Pourtant, en général, il faut écrire pour les moyens que l'on a... Enfin, je réfléchirai à ce qu'on pourra faire...
Et l'empereur s'y intéresse! il me l'a dit, et j'ai eu la preuve, ces jours-ci, qu'il m'avait dit vrai. Et le président du conseil d'État et le comte de Morny, tous les deux de la commission de l'Opéra, ont lu et entendu lire mon poème et le trouvent beau, et ils ont parlé en ma faveur à la dernière assemblée!... Et parce que l'Opéra est dirigé par un demi-homme de lettres qui ne croit pas à l'expression musicale et trouve que les paroles de la Marseillaise vont aussi bien sur l'air de la Grâce de Dieu que sur celui de Rouget de Lisle, je serai tenu en échec, pendant sept ou huit ans peut-être!...
L'empereur aime trop peu la musique pour intervenir directement et énergiquement. Il me faudra subir l'ostracisme que cet insolent théâtre infligea de tout temps à certains maîtres, sans savoir pourquoi. Tels furent Mozart, Haydn, Mendelssohn, Weber, Beethoven, etc., qui tous eussent voulu écrire pour l'Opéra de Paris et n'ont jamais pu être admis à cet honneur.
Cher ami, pardon de laisser voir ma colère... Ne vous inquiétez pas des moyens à prendre pour la copie du poème des Troyens; je trouverai cela un jour ou l'autre. En attendant, je vous envoie la grande partition de l'Enfance du Christ; vous aimerez mieux lire cela sans doute que de vous faire écorcher sur le piano la petite partition; et vos souvenirs s'éveilleront ainsi plus aisément.
Je vous laisse. On vient m'interrompre. Au reste, cela vaut mieux. Je sortirai, et mon tremblement nerveux se dissipera.
Adieu, adieu; à vous et aux vôtres.
LXXXIII
26 novembre 1858.
Cher ami,
Je n'ai rien à vous dire que ceci: j'éprouve le besoin de vous écrire, pourquoi n'y céderais-je pas? vous me pardonnerez bien, n'est-ce pas? je suis malade, triste (voyez combien de je en si peu de lignes!), quelle pitié! toujours je! toujours moi! on n'a des amis que pour soi! et l'on devrait n'être que pour ses amis.
Que voulez-vous? je suis une brute, un léopard, un chat si vous voulez; il y a des chats qui aiment réellement leurs amis, je ne dis pas leurs maîtres, les chats ne reconnaissent pas de maîtres...
En vous écrivant, l'oppression de mon cœur diminue; ne restons plus, comme nous l'avons fait, des années sans nous écrire, je vous en prie.
Nous mourons avec une rapidité effrayante, songez-y... Vos lettres me font tant de bien! Vous avez reçu la partition de l'Enfance du Christ, n'est-ce pas? Il n'y a pas moyen de faire de la musique ici, ou il faudrait être riche comme votre ami Mirès. J'en ai rêvé cette nuit (de la musique, non de Mirès). Ce matin, mon songe m'est revenu; je me suis mentalement exécuté, comme nous l'exécutâmes à Bade, il y a trois ans, l'adagio de la symphonie en si bémol de Beethoven:
et peu à peu, tout éveillé, je suis tombé dans une de ces extases d'outre-terre... et j'ai pleuré toutes les larmes de mon âme, en écoutant ces sourires sonores comme les anges seuls en doivent laisser rayonner. Croyez-moi, cher ami, l'être qui écrivit une telle merveille d'inspiration céleste n'était pas un homme. L'archange Michel chante ainsi, quand il rêve en contemplant les mondes debout au seuil de l'empyrée... Oh! ne pouvoir tenir là sous ma main un orchestre et me chanter ce poème archangélique!...
Redescendons... Ah! on vient me déranger.... banalité, vulgarismes, la vie bête!
Plus d'orchestre inspiré! je voudrais avoir là cent pièces de canon pour les tirer toutes à la fois.
Adieu; me voilà un peu soulagé. Pardonnez-moi, pardonnez-moi!
LXXXIV
Paris, 28 avril 1859.
Mon très cher ami,
Tout malade que je suis, j'ai encore la force de ressentir une grande joie quand je reçois de vos nouvelles. Votre lettre m'a ranimé. Elle m'a surpris pourtant au milieu des tracas d'un concert spirituel que j'ai donné samedi dernier (23) au théâtre de l'Opéra-Comique. L'Enfance du Christ y a été mieux exécutée qu'elle n'avait encore pu l'être. Le choix des chanteurs et des musiciens était excellent. Vous me manquiez dans l'auditoire. La troisième partie (l'arrivée à Saïf) surtout a produit un très grand effet d'attendrissement. Le solo du père de famille: «Entrez, pauvres Hébreux,» le trio des Jeunes Israélites, la conversation: «Comment vous nomme-t-on?—Elle a pour nom Marie, etc.,» tout cela a paru toucher beaucoup l'auditoire. On ne finissait pas d'applaudir. Mais, entre nous, ce qui m'a touché bien davantage, c'est le chœur mystique de la fin: «O mon âme!» qui pour la première fois a été exécuté avec les nuances et l'accent voulus. C'est dans cette péroraison vocale que se résume l'œuvre entière. Il me semble qu'il y a là un sentiment de l'infini, de l'amour divin... Je pensais à vous en l'écoutant. Mon très cher ami, je ne sais pas, comme vous, exprimer dans mes lettres certains sentiments qui nous sont communs; mais je les éprouve, croyez-moi bien. En outre, je n'ose pas me livrer trop; il y a tant de choses flatteuses pour moi dans ce que vous m'écrivez!... J'ai peur de me laisser influencer par vos sympathiques paroles. Avouez-le, ce serait bien misérable de ma part.
J'avais totalement oublié, pardonnez-le-moi, que vous ne deviez plus recevoir le Monde illustré depuis plusieurs mois. Vous avez donc pris un abonnement, puisque vous le lisez encore?... Sinon, faites-le-moi savoir, et je vous ferai envoyer les numéros qui vous manquent et régulariser les envois. C'est une misère, ne vous en préoccupez pas. Les derniers numéros contiennent (très affaibli) le récit du crime tenté sur moi par Cavé et Habeneck, lors de la première exécution de mon Requiem. Cela fait du bruit. Je reçois fréquemment des lettres en prose et en vers de mes amis inconnus. Cela me console.
Pour répondre à vos questions sur les trois nouvelles œuvres dramatiques du moment, je vous dirai que le Faust de Gounod contient de fort belles parties et de fort médiocres, et qu'on a détruit dans le livret des situations admirablement musicales qu'il eût fallu trouver, si Goethe ne les eût pas trouvées lui-même.
Que la musique d'Herculanum est d'une faiblesse et d'un incoloris (pardon du néologisme) désespérants! que celle du Pardon de Ploërmel est écrite, au contraire, d'une façon magistrale, ingénieuse, fine, piquante et souvent poétique!
Il y a un abîme entre Meyerbeer et ces jeunes gens. On voit qu'il n'est pas Parisien. On voit le contraire pour David et Gounod.
Non, je n'ai fait aucune démarche en faveur des Troyens. Pourtant on en parle de plus en plus. Véron, l'ancien directeur, à qui j'ai lu le livret, s'est épris de passion pour cet ouvrage, et s'en va prônant partout ce qu'il veut bien appeler «le poème». Je laisse dire, je laisse faire, et demeure immobile comme la montagne, en attendant que Mahomet marche à sa rencontre.
Il y a quinze jours, j'étais aux Tuileries; l'empereur m'a vu et m'a serré la main en passant. Il est très bien disposé; mais il a tant d'autres bataillons à commander!... les Grecs, les Troyens, les Carthaginois, les Numides, cela se conçoit, ne doivent guère l'occuper.
En outre, mon sang-froid s'explique mieux par le découragement où je suis de trouver des interprètes capables. Les chanteurs-acteurs de l'Opéra sont tellement loin de posséder les qualités nécessaires pour représenter certains rôles! Il n'y a pas une Priameïa virgo, une Cassandre. La Didon serait bien insuffisante, et j'aimerais mieux recevoir dans la poitrine dix coups d'un ignoble couteau de cuisine que d'entendre massacrer le dernier monologue de la reine de Carthage.
| Je vais mourir..... |
| Dans ma douleur immense submergée... |
| Et mourir non vengée? etc. |
Shakspeare l'a dit: «Rien n'est plus affreux que de voir déchirer de la passion comme des lambeaux de vieille étoffe...»
Et la passion surabonde dans la partition des Troyens; les morts eux-mêmes ont un accent triste qui semble appartenir encore un peu à la vie; le jeune matelot phrygien qui, bercé au haut du mât d'un navire, dans le port de Carthage, pleure le
| Vallon sonore |
| Où, dès l'aurore, |
| Il s'en allait chantant... |
est en proie à la nostalgie la plus prononcée; il regrette avec passion les grands bois du mont Didyme... Il aime.
Autre réponse:
Je vais à Bordeaux passer la première semaine de juin pour un concert de bienfaisance où je suis invité à diriger deux scènes de Roméo et Juliette, la Fuite en Égypte et l'ouverture du Carnaval Romain.
Au mois d'août, je retournerai à Bade, y remonter la presque totalité de Roméo et Juliette.
Il s'agit, pour en exécuter le finale, de trouver un chanteur capable de bien rendre le rôle du père Laurent.
Quant à l'orchestre et aux chœurs, je n'aurai rien à désirer, bien certainement. Si vous aviez entendu, l'an dernier, comme ils ont chanté l'adagio, la scène d'amour, la scène du balcon de Juliette, la scène immortelle qui suffirait à faire de Shakspeare un demi-dieu!... Ah! cher ami, vous eussiez peut-être dit, comme la comtesse Kablergi, le lendemain du concert: «J'en pleure encore!»
Suis-je naïf!...
Vous êtes trop mal portant pour songer à un déplacement; sans quoi, le voyage de Bade, au mois d'août, n'est pas une grande affaire. Nous nous verrions au moins! C'est, en outre, un ravissant pays; il y a de belles forêts, des châteaux de burgraves, du monde intelligent, et des solitudes, sans compter les eaux et le soleil. Mais quoi, nous sommes deux impotents; et je n'ai pas le droit de me plaindre, si je songe combien plus que moi vous êtes maltraité.
Adieu, most noble brother,
| Let us be patient |
| Your for ever. |
LXXXV
29 novembre 1860.
Mon cher Ferrand,
Merci de votre envoi. Je viens de lire Traître ou Héros? C'est vigoureusement écrit, d'un grand intérêt, plein de coloris et de chaleur. Quant à moi, je n'hésite pas à répondre à votre question: Ulloa fut un traître, son action fut infâme; sa victoire, due au mensonge et à la ruse, soulève le cœur; s'il repoussa l'argent, il accepta les distinctions, qui, pour lui, avaient plus de valeur. C'est toujours le même mobile; l'intérêt d'une façon ou l'intérêt d'une autre. Croiriez-vous que, en songeant au poignard de ce brave Ephisio, une larme a jailli de mes yeux, et que j'ai poussé une sorte de rauquement comme un sauvage. Pauvre homme! il a tué le lâche qui avait abandonné sa sœur pour de l'argent; il a bien fait. Par suite, il a tué le juge qui le poursuivait, il a encore bien fait; mais il n'a pas tué son hôte, celui qui lui avait tendu la main, livré son pain, son toit, sa couche... Non, non, s'il y a un héros là dedans, c'est Ephisio.
Cher ami, que devenez-vous? J'ai eu de vos nouvelles par Pennet; il m'a parlé de vos chagrins, de vos tourments de toute espèce. Si je ne vous ai pas écrit alors, vous ne croyez pas que ce soit par indifférence, j'en suis bien sûr. J'étais embarrassé pour vous parler de choses si tristes que vous ne m'avez pas confiées. Maintenant que vous me savez instruit, dites-moi donc si les plus graves difficultés ont été aplanies et comment va votre douloureuse santé. Quant à moi, je monte et je descends dans le plateau de la triste balance; mais je vais toujours. Je viens d'être repris d'une ardeur de travail d'où est résulté un opéra-comique en un acte, dont j'ai fait les paroles et dont j'achève la musique. C'est gai et souriant. Il y aura dans la partition une douzaine de morceaux de musique; cela me repose des Troyens. A propos de ce grand canot que Robinson ne peut mettre à flot, je vous dirai que le théâtre où mon ouvrage doit être représenté s'achève; mais trouverai-je le personnel chantant dont j'ai besoin? voilà la question. Un de mes amis est allé dire au directeur du théâtre Lyrique (que l'on suppose devoir être encore l'an prochain à la tête de cette administration) qu'il tiendrait cinquante mille francs à sa disposition pour l'aider à monter convenablement les Troyens. C'est beaucoup, mais ce n'est pas tout. Il faut tant de choses pour une pareille épopée musicale!
Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en prie. Comme c'est bien à vous d'avoir songé à m'envoyer votre brochure! Rappelez-moi au souvenir de votre frère.
Mille amitiés sincères.
LXXXVI
Dimanche, 6 juillet 1861.
Vous avez raison, mon cher ami, j'aurais dû vous écrire malgré votre long silence; car je savais par Pennet combien la moindre lettre à rédiger vous coûtait de peine; mais il faut que vous sachiez que, moi aussi, je suis rudement éprouvé par une névralgie intestinale obstinée. A certains jours, je me trouve hors d'état d'écrire dix lignes de suite. Je mets maintenant parfois quatre jours pour achever un feuilleton.
Je suis moins torturé aujourd'hui, et j'en profiterai pour répondre à vos questions.
Oui, les Troyens sont reçus à l'Opéra par le directeur; mais leur mise en scène dépend maintenant du ministre d'État. Or le comte Walewski, tout bienveillant et gracieux qu'il a été pour moi, est, à cette heure, fort mécontent, parce que j'ai refusé de diriger les répétitions d'Alceste à l'Opéra. J'ai décliné cet honneur à cause des transpositions et des remaniements qu'on a été obligé de faire pour accommoder le rôle à la voix de madame Viardot. Ces choses-là sont inconciliables avec les opinions que j'ai professées toute ma vie. Mais les ministres, et surtout les ministres de ce temps-ci, comprennent mal de tels scrupules d'artiste et n'admettent pas du tout qu'on résiste à un de leurs désirs. Je suis donc, pour le quart d'heure, mal en cour. Ce qui n'empêche pas tout le monde musical d'Allemagne et de Paris de me donner raison. J'assisterai seulement à quelques répétitions, et je donnerai les instructions au metteur en scène, pour prouver au ministre que je ne fais pas d'opposition. Le directeur pense que cette complaisance suffira pour calmer la mauvaise humeur du comte Walewski.
On doit monter d'abord un opéra en cinq actes de Gounod (qui n'est pas fini), puis un autre de Gevaert (compositeur belge peu connu); après quoi, on se mettra probablement à l'œuvre pour les Troyens. L'opinion publique et toute la presse me portent tellement, qu'il n'y a pas trop moyen de résister. J'ai, d'ailleurs, fait un changement important au premier acte, pour céder à la volonté de Royer (le directeur). L'ouvrage est maintenant de la dimension à laquelle il voulait le réduire; je n'ai mis aucune raideur dans les conditions auxquelles cet incident a donné lieu. Je n'ai donc plus qu'à me croiser les bras et à attendre que mes deux rivaux aient achevé leur affaire.
Je suis bien résolu à ne plus me tourmenter, je ne cours plus après la fortune, je l'attends dans mon lit.
Pourtant je n'ai pu m'empêcher de répondre avec un peu trop de franchise à l'impératrice, qui me demandait, il y a quelques semaines, aux Tuileries, quand elle pourrait entendre les Troyens:
—Je ne sais trop, madame, mais je commence à croire qu'il faut vivre cent ans pour pouvoir être joué à l'Opéra.
L'ennui et l'inconvénient de ces lenteurs, c'est qu'on fait à l'ouvrage une réputation anticipée qui pourra nuire à son succès. J'ai lu un peu partout le poème; on a entendu, il y a deux mois, des fragments de la partition chez M. Édouard Bertin; on en a beaucoup parlé. Cela m'inquiète.
En attendant, je fais graver la partition de chant et piano, non pour la publier, mais pour qu'elle soit prête à l'époque de la représentation. Savez-vous à qui je l'ai dédiée? On m'a envoyé le titre hier. Il porte en tête ces deux mots: Divo Virgilio.
Je vous assure, cher ami, que c'est écrit en bon style, grandement simple. Je parle du style musical. Ce serait pour moi une joie sans égale de pouvoir vous faire entendre au moins quelques scènes.
Mais le moyen?
A présent, c'est à qui, parmi ces dames de l'Olympe chantant, obtiendra le rôle de Cassandre ou celui de Didon; et celui d'Énée et celui de Chorèbe me font circonvenir par les ténors et les barytons.
J'achève peu à peu un opéra-comique en un acte pour le nouveau théâtre de Bade, dont on termine en ce moment la construction. Je me suis taillé cet acte dans la tragi-comédie de Shakspeare intitulée Beaucoup de bruit pour rien.
Cela s'appelle prudemment Béatrice et Bénédict. En tout cas, je réponds qu'il n'y a pas beaucoup de bruit.—Bénazet (le roi de Bade) fera jouer cela l'an prochain! (si je trouve le moment opportun, ce qui n'est pas sûr). Nous aurons des artistes de Paris et de Strasbourg. Il faut une femme de tant d'esprit pour jouer Béatrice! la trouverons-nous à Paris?...
Je pars pour Bade dans un mois pour y organiser et y diriger le festival annuel. Cette fois, je leur lâche deux morceaux du Requiem, le Tuba mirum et l'Offertoire. Je veux me donner cette joie; et puis il n'y a pas grand mal à faire tous ces riches oisifs un peu songer à la mort.
LXXXVII
14 juillet 1861.
Hélas! cher ami, aller vous faire une visite, nous rafraîchir ensemble le cœur et l'esprit, est un luxe auquel il ne m'est pas permis de songer. Je suis esclave, comme vous l'êtes dans votre cercle d'affaires, de travaux, d'obligations de cent espèces, siam servi, sinon, agnor frementi, comme dit Alfieri, au moins tristes et résignés.
J'ai reçu le nouvel exemplaire de Traître ou Héros? je le ferai lire à Philarète Chasles, qui pourra en parler dans le Journal des Débats; s'il n'écrit rien, je m'adresserai à Cuvillier-Fleury, dont c'est aussi la spécialité. Quant à moi, à la prochaine occasion, j'essayerai d'en parler dans un de mes feuilletons.
Vous ne m'avez pas envoyé la Puissance des nombres. Michel Lévy est l'éditeur qui conviendrait le mieux à la publication de votre recueil. Quand vous voudrez que je lui en parle, donnez-moi de plus amples détails sur l'ouvrage, et dites-moi s'il se composera seulement de nouvelles déjà publiées dans les journaux. C'est la première chose dont il s'informera.
Du 6 août au 28 du même mois, je serai à Bade, où vous pourrez m'écrire en adressant simplement la lettre sans désignation de rue. Mon fils, dont vous avez la bonté de me demander des nouvelles, est en ce moment dans les environs de Naples. Il fait partie du corps d'officiers d'un navire des Messageries impériales. Il a été reçu capitaine au long cours, après de fort sévères examens. Il espère partir prochainement pour la Chine.
Un entrepreneur américain a voulu m'engager pour les États-Désunis cette année; mais ses offres ont échoué contre des antipathies que je ne puis vaincre et le peu d'âpreté de ma passion pour l'argent. Je ne sais pas si votre amour pour ce grand peuple et pour ses mœurs utilitaires est beaucoup plus vif que le mien.... J'en doute.
Je ne pourrais, d'ailleurs, sans une haute imprudence m'absenter pour un an de Paris. On peut me demander les Troyens d'un moment à l'autre. Si quelque grave accident arrivait à l'Opéra, on devrait nécessairement recourir à moi. Absent, j'aurais tort.
Adieu, cher ami; je vous serre les mains.
LXXXVIII
27 juillet 1861.
Cher ami,
Je vous écris aujourd'hui parce que j'ai un instant de liberté que je ne retrouverai peut-être pas demain ni après-demain.
Michel Lévy est absent de Paris. Alors, pour ne pas perdre de temps, je suis allé trouver le directeur de la Librairie nouvelle (M. Bourdilliat), et je lui ai proposé la chose en lui remettant la note manuscrite que vous m'avez envoyée et un exemplaire de Traître ou Héros? que je l'ai prié de lire. Il paraît disposé à accepter votre proposition; il me rendra réponse et me fera ses offres lundi prochain. J'ai publié chez lui mes Grotesques de la musique. J'espère réussir pour vous.
Adieu; je vous écrirai plus au long la semaine prochaine avant de partir pour Bade.
LXXXIX
Vendredi, août 1861.
Mon cher Ferrand,
Après trois rendez-vous manqués (non par moi), M. Bourdilliat a fini par me donner une réponse évasive, qui équivaut à un refus. Michel Lévy n'est pas de retour; il sera sans doute à Paris quand je reviendrai de Bade; alors j'essayerai auprès de lui.
Je suis si malade aujourd'hui, que la force me manque pour vous en écrire davantage. Tout cela m'irrite comme doivent irriter les choses absurdes.
XC
8 février 1862.
Mon cher Humbert,
Je vous réponds à la hâte pour vous remercier d'abord de votre amical souvenir et pour vous donner, en quelques lignes, les nouvelles que vous me demandez.
Comment! je ne vous ai pas écrit depuis mon retour de Bade? voilà qui me confond. Oui, oui, le concert a été superbe, et j'ai entendu là notre symphonie d'Harold exécutée pour la première fois comme je veux qu'elle le soit.—Les fragments du Requiem ont produit un effet terrible; mais nous avions fait huit répétitions.
Oui, j'ai reçu votre petit livre Jacques Valperga, et je l'ai lu avec un vif intérêt, malgré le peu de sympathie que m'inspirent ces personnages si tristement historiques.
Je suis un peu moins mal portant que de coutume, grâce à un régime sévère que j'ai adopté.
Le ministre d'État est en très bonnes dispositions pour moi; il m'a écrit une lettre de remerciements à propos de la mise en scène d'Alceste, dont j'ai dirigé à l'Opéra les répétitions. Enfin il a donné l'ordre à Royer de mettre à l'étude les Troyens après l'opéra du Belge Gevaert, qui sera joué au mois de septembre prochain. Je pourrai donc voir le mien représenté en mars 1863. En attendant, je fais répéter chez moi, toutes les semaines, l'opéra en deux actes que je viens de terminer pour le nouveau théâtre de Bade. Béatrice et Bénédict paraîtra à Bade le 6 août prochain. J'ai fait aussi la pièce, comme pour les Troyens, et j'éprouve un tourment que je ne connaissais pas, celui d'entendre dire le dialogue au rebours du bon sens; mais, à force de seriner mes acteurs, je crois que je viendrai à bout de les faire parler comme des hommes.
Adieu, cher ami; voilà toutes mes nouvelles. Je vous serre la main.
Mille amitiés dévouées.
XCI
Paris, 30 juin 1862.
Mon cher Ferrand,
Je ne vous écris que peu de lignes dans ma désolation. Ma femme vient de mourir en une demi-minute, foudroyée par une atrophie du cœur. L'isolement affreux où je suis, après cette brusque et si violente séparation, ne peut se décrire.
Pardonnez-moi de ne pas vous en dire davantage. Adieu, je vous serre la main.
XCII
Paris, 21 août 1862.
Mon cher Humbert,
J'arrive de Bade, où mon opéra de Béatrice et Bénédict vient d'obtenir un grand succès. La presse française, la presse belge et la presse allemande sont unanimes à le proclamer. Heur ou malheur, j'ai toujours hâte de vous l'apprendre, assuré que je suis de l'affectueux intérêt avec lequel vous en recevrez la nouvelle. Malheureusement vous n'étiez pas là; cette soirée vous eût rappelé celle de l'Enfance du Christ. Les cabaleurs, les insulteurs étaient restés à Paris. Un grand nombre d'écrivains et d'artistes, au contraire, avaient fait le voyage. L'exécution, que je dirigeais, a été excellente, et madame Charton-Demeur surtout (la Béatrice) a eu d'admirables moments comme cantatrice et comme comédienne. Eh bien, le croirez-vous, je souffrais tant de ma névralgie ce jour-là, que je ne m'intéressais à rien, et que je suis monté au pupitre, devant ce public russe, allemand et français, pour diriger la première représentation d'un opéra dont j'avais fait les paroles et la musique, sans ressentir la moindre émotion. De ce sang-froid bizarre est résulté que j'ai conduit mieux que de coutume. J'étais bien plus troublé à la seconde représentation.
Bénazet, qui fait toujours les choses grandement, a dépensé un argent fou en costumes, en décors, en acteurs et choristes pour cet opéra. Il tenait à inaugurer splendidement le nouveau théâtre. Cela fait ici un bruit du diable. On voudrait monter Béatrice à l'Opéra-Comique, mais la Béatrice manque. Il n'y a pas dans nos théâtres une femme capable de chanter et de jouer ce rôle; et madame Charton part pour l'Amérique.
Vous ririez si vous pouviez lire les sots éloges que la critique me donne. On découvre que j'ai de la mélodie, que je puis être joyeux et même comique. L'histoire des étonnements causés par l'Enfance du Christ recommence. Ils se sont aperçus que je ne faisais pas de bruit, en voyant que les instruments brutaux n'étaient pas dans l'orchestre. Quelle patience il faudrait avoir si je n'étais pas aussi indifférent!
Cher ami, je souffre le martyre tous les jours maintenant, de quatre heures du matin à quatre heures du soir. Que devenir? Ce que je vous dis n'est pas pour vous faire prendre vos propres douleurs en patience; je sais bien que les miennes ne vous seront pas une compensation. Je crie vers vous comme on est toujours tenté de crier vers les êtres aimés et qui nous aiment.
Adieu, adieu.
XCIII
Paris, 26 août 1862.
Mon Dieu, cher ami, que votre lettre, qui vient d'arriver, m'a fait de bien! Remerciez madame Ferrand de sa charitable insistance à me faire venir près de vous. J'ai un tel besoin de vous voir, que je fusse parti tout à l'heure, sans une foule de petits liens qui m'attachent ici en ce moment. Mon fils a donné sa démission de la place qu'il occupait sur un navire des Messageries impériales, et il paraît, d'après ce que m'écrivent mes amis de Marseille, qu'il a eu raison de la donner. Le voilà sur le pavé, il faut lui chercher un nouvel emploi. J'ai d'autres affaires à terminer, conséquence de la mort de ma femme. En outre, j'ai à m'occuper de la publication de ma partition de Béatrice, dont je développe un peu la partie musicale au second acte. Je suis en train d'écrire un trio et un chœur, et je ne puis laisser ce travail en suspens. Je me hâte de dénouer ou de couper tous les liens qui m'attachent à l'art, pour pouvoir dire à toute heure à la mort: «Quand tu voudras!» Je n'ose plus me plaindre quand je songe à vos intolérables souffrances, et c'est ici le cas d'appliquer l'aphorisme d'Hippocrate: Ex duobus doloribus simul abortis vehementior obscurat alterum. Des douleurs pareilles sont-elles donc les conséquences forcées de nos organisations? Faut-il que nous soyons punis d'avoir adoré le beau toute notre vie? C'est probable. Nous avons trop bu à la coupe enivrante; nous avons trop couru vers l'idéal.
Oh! que vos vers sur le cygne sont beaux! Je les ai pris pour une citation de Lamartine!
Vous avez, vous, cher ami, pour vous aider à porter votre croix, une femme attentive et dévouée!... Vous ne connaissez pas cet affreux duo chanté à votre oreille, pendant l'activité des jours et au milieu du silence des nuits, par l'isolement et l'ennui! Dieu vous en garde; c'est une triste musique!
Adieu; les larmes qui me montent aux yeux me feraient vous écrire des choses qui vous attristeraient encore. Mais je vais tâcher de me libérer, et je ne manquerai pas d'aller vous faire une visite, si courte qu'elle soit, fût-ce en hiver. Je n'ai pas besoin du soleil: il fait toujours soleil là où je vous vois.
Adieu encore.
XCIV
Dimanche, midi, 22 février 1863.
Mon cher Humbert,
Je me hâte de répondre à votre lettre, qui vient de me faire un instant de joie inespérée ce matin. Je vais tout à l'heure diriger un concert où l'on exécute, pour la seconde fois depuis quinze jours, la Fuite en Égypte et autres morceaux de ma composition. A la première exécution, le petit oratorio a excité des transports de larmes, etc., et le directeur de ces concerts m'a redemandé le tout pour aujourd'hui. Vous allez bien me manquer au milieu de cet auditoire.
Je vais répondre en peu de mots à vos questions. J'ai décidément rompu avec l'Opéra pour les Troyens, et j'ai accepté les propositions du directeur du Théâtre-Lyrique. Il s'occupe, en ce moment, à faire des engagements pour composer ma troupe, mon orchestre et mes chœurs. On commencera les répétitions au mois de mai prochain, pour pouvoir donner l'ouvrage en décembre.
Béatrice est gravée, et je vais vous l'envoyer. Je pars le 1er avril pour aller monter cet opéra à Weimar, où la grande-duchesse l'a demandé pour le jour de sa fête. En août, nous le remonterons à Bade.
En juin, j'irai à Strasbourg diriger le festival du Bas-Rhin, pour lequel on étudie l'Enfance du Christ (en entier).
Je suis toujours malade; ma névralgie a été augmentée, à un point que je ne saurais dire, par un affreux chagrin que je viens d'avoir encore à subir. Il y a huit jours, j'eusse été incapable de vous écrire. Je commence à prendre des forces, et je résisterai encore à cette épreuve. J'ai eu le cœur arraché par lambeaux.
Mes amis et mes amies semblent heureusement s'être donné le mot pour m'entourer de soins et de tendres attentions (sans rien savoir), et la Providence m'a envoyé de la musique à faire...
Dans quinze jours, on chantera, au concert du Conservatoire, le duo de Béatrice: Nuit paisible et sereine. Tout à l'heure, je vais retrouver ce public enthousiaste de l'autre jour. J'ai un délicieux ténor qui dit à merveille:
Les pèlerins étant venus.
J'ai reçu votre envoi, et j'ai lu avec une grande avidité les détails sur l'isthme de Suez. Quelle fête sera celle de l'ouverture du canal!
Adieu, cher ami, je n'ai que le temps de m'habiller. L'orchestre a bien répété hier; je crois qu'il sera superbe.
Je vous embrasse de tout ce qui me reste de cœur.
XCV
3 mars 1863.
Cher ami, vous avez bien fait de m'envoyer votre manuscrit; je ferai ce que vous me demandez, et de tout mon cœur, je vous jure.
Vos suppositions, au sujet de la cause de mon chagrin, sont heureusement fausses. Hélas! oui, mon pauvre Louis m'a cruellement tourmenté; mais je lui ai si complètement pardonné! Nous avons l'un et l'autre réalisé votre programme. Depuis trois mois, ces tourments-là sont finis. Louis est remonté sur un vaisseau, il espère être bientôt capitaine. Il est maintenant au Mexique, prêt à repartir pour la France, où il sera dans un mois.
C'est encore d'un amour qu'il s'agit. Un amour qui est venu à moi souriant, que je n'ai pas cherché, auquel j'ai résisté même pendant quelque temps. Mais l'isolement où je vis, et cet inexorable besoin de tendresse qui me tue, m'ont vaincu; je me suis laissé aimer, puis j'ai aimé bien davantage, et une séparation volontaire des deux parts est devenue nécessaire, forcée; séparation complète, sans compensation, absolue comme la mort...—Voilà tout. Et je guéris peu à peu; mais la santé est si triste.
N'en parlons plus...
Je suis bien heureux que ma Béatrice vous plaise. Je vais partir pour Weimar, où on l'étudie en ce moment. J'y dirigerai quelques représentations de cet opéra dans les premiers jours d'avril, et je reviendrai dans ce désert de Paris. On devait chanter au Conservatoire, dimanche prochain, le duo Nuit paisible; mais voilà que mes deux chanteuses m'écrivent pour me prier de remettre cela au concert du 28, et j'ai dû y consentir.
Je serais fort anxieux en ce moment, si je pouvais l'être encore, au sujet de l'arrivée de ma Didon. Madame Charton-Demeur est en mer, revenant de la Havane, et j'ignore si elle accepte les propositions que lui a faites le directeur du Théâtre-Lyrique; et, sans elle, l'exécution des Troyens est impossible. Enfin, qui vivra verra. Mais la Cassandre? On dit qu'elle a de la voix et un sentiment assez dramatique. Elle est encore à Milan; c'est une dame Colson, que je ne connais pas. Comment dira-t-elle cet air que madame Charton dit si bien:
| Malheureux roi! dans l'éternelle nuit, |
| C'en est donc fait, tu vas descendre. |
| Tu ne m'écoutes pas, tu ne veux rien comprendre |
| Malheureux peuple, à l'horreur qui me suit. |
Mais madame Charton ne peut pas jouer deux rôles, et celui de Didon est encore le plus grand et le plus difficile.
Faites des vœux, cher ami, pour que mon indifférence pour tout devienne complète, car, pendant les huit ou neuf mois de préparatifs que les Troyens vont nécessiter, j'aurais cruellement à souffrir si je me passionnais encore.
Adieu; quand j'aperçois sur ma table, en me levant, votre chère écriture, je suis rasséréné pour le reste du jour. Ne l'oubliez pas.
XCVI
30 mars 1863.
Mon cher Humbert,
Je n'ai que le temps de vous remercier de votre lettre, que je viens de recevoir. Je pars tout à l'heure pour Weimar, et, en outre, je suis dans une crise de douleurs si violentes, que je ne puis presque pas écrire. J'espère que je pourrai vous donner de bonnes nouvelles de la Béatrice allemande. L'intendant m'a écrit, il y a trois jours, que tout va bien.
Dimanche dernier, au sixième concert du Conservatoire, madame Viardot et madame Van Denheuvel ont chanté le duo Nuit paisible, devant ce public ennemi des vivants et si plein de préventions. Le succès a été foudroyant; on a redemandé le morceau; la salle entière applaudissait. A la seconde fois, il y a eu une interruption par les dames émues à l'endroit:
| Tu sentiras couler les tiennes à ton tour |
| Le jour où tu verras couronner ton amour. |
Cela fait un tapage incroyable.
Je laisse le directeur du Théâtre-Lyrique occupé à faire les engagements pour les Troyens. C'est la Didon qui demande une somme folle qui nous arrête. Cassandre est engagée.
Adieu, cher bon ami.
Mon Dieu, que je souffre donc! Et je n'ai pas le temps pourtant.
XCVII
Weimar, 11 avril 1863.
Cher ami,
Béatrice vient d'obtenir ici un grand succès. Après la première représentation, j'ai été complimenté par le grand-duc et la grande duchesse, et surtout par la reine de Prusse, qui ne savait quelles expressions employer pour dire son ravissement.
Hier, j'ai été rappelé deux fois sur la scène par le public après le premier acte et après le deuxième. Après le spectacle, je suis allé souper avec le grand-duc, qui m'a comblé de gracieusetés de toute espèce. C'est vraiment un Mécène incomparable. Pour demain, il a organisé une soirée intime où je lirai le poème des Troyens. Les artistes de Weimar et ceux qui étaient accourus des villes voisines, et même de Dresde et de Berlin, m'ont donné un immense bouquet.
Demain, je pars pour Löwenberg, où le prince de Hohenzollern m'a invité à venir diriger un concert dont il a fait le programme et qui est composé de mes symphonies et ouvertures.
Puis je retournerai à Paris, où je vous prie de me donner de vos nouvelles.
Trouverai-je les Troyens en répétition?... j'en doute. Quand je suis loin, rien ne va.
Je serai bien content de recevoir un joli petit volume, celui de Traître ou Héros? Sera-t-il bientôt prêt?
Hier au soir, j'ai pris, dans ma joie, la liberté d'embrasser ma Béatrice, qui est ravissante. Elle a paru un peu surprise d'abord; puis, me regardant bien en face: «Oh! a-t-elle dit, il faut que je vous embrasse aussi, moi!»
Si vous saviez comme elle a bien dit son
On me fait beaucoup d'éloges du travail du traducteur. Quant à moi, je l'ai surpris, malgré mon ignorance de la langue allemande, en flagrant délit d'infidélité en maint endroit. Il s'excuse mal, et cela m'irrite. C'est le même qui traduit mon livre A travers chants. Or figurez-vous que, dans cette phrase: «Cet adagio semble avoir été soupiré par l'archange Michel, un soir où, saisi d'un accès de mélancolie, il contemplait les mondes, debout au seuil de l'empyrée;» il a pris l'archange Michel pour Michel-Ange, le grand artiste florentin. Voyez le galimatias insensé qu'une telle substitution de personne doit faire dans la phrase allemande. N'y a-t-il pas de quoi pendre un tel traducteur?... Mais quoi! il m'est si dévoué, c'est un si excellent garçon!
Dieu vous garde de voir traduire votre Héros: on en ferait un traître! ou votre Traître: on en ferait un héros!
Mille amitiés dévouées.
Tâchez, cher ami, que je trouve sur ma table, à mon retour, une lettre de vous.
XCVIII
Paris, 9 mai 1863.
Cher ami,
Je suis ici depuis dix jours. J'ai reçu votre lettre ce matin; j'allais vous répondre longuement (j'ai tant de choses à vous dire!), quand il m'a fallu aller à l'Institut. J'en reviens très fatigué et très souffrant; je ne prends que le temps de vous envoyer dix lignes, puis je vais me coucher jusqu'à six heures. Vous ai-je raconté mon pèlerinage à Lowenberg, l'exécution de mes symphonies par l'orchestre du prince de Hohenzollern? Je ne sais.
Le matin de mon départ, ce brave prince m'a dit en m'embrassant: «Vous retournez en France, vous y trouverez des gens qui vous aiment..., dites-leur que je les aime.»
Ah! j'ai eu une furieuse émotion le jour du concert, quand, après l'adagio (la scène d'amour) de Roméo et Juliette, le maître de chapelle, tout lacrymant, s'est écrié en français: «Non, non, non, il n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre de se lever debout, et les fanfares de retentir, et un immense applaudissement... Il me semblait voir luire dans l'air le sourire serein de Shakspeare, et j'avais envie de dire: Father, are you content?
Je croîs vous avoir raconté le succès de Béatrice à Weimar.
Rien encore de commencé pour les Troyens; une question d'argent arrête tout. Puisque vous désirez connaître cette grosse partition, je ne puis résister au désir de vous l'envoyer. J'ai donc donné à relier ce matin une bonne épreuve, et vous l'aurez d'ici à huit à dix jours. Non, tout ne se passe pas à Troie. C'est écrit dans le système des Histoires de Shakspeare, et vous y retrouverez même, au dénouement, le sublime: Oculisque errantibus alto, quæsivit cœlo lucem ingemuitque repertâ. Seulement je vous prie, cher ami, de ne pas laisser sortir de vos mains cet exemplaire, l'ouvrage n'étant pas publié.
Je pars le 15 juin pour Strasbourg, où je vais diriger l'Enfance du Christ au festival du Bas-Rhin, le 22.
Le 1er août, je repartirai pour Bade, où nous allons remonter Béatrice.
Le prince de Hohenzollern m'a donné sa croix. La grand-duc de Weimar a voulu absolument écrire à sa cousine la duchesse de Hamilton (à mon sujet) une lettre destinée à être mise sous les yeux de l'empereur. La lettre a été lue, et l'on m'a fait venir au ministère, et j'ai dit tout ce que j'avais sur le cœur, sans gazer, sans ménager mes expressions, et l'on a été forcé de convenir que j'avais raison, et... il n'en sera que cela. Pauvre grand-duc! il croit impossible qu'un souverain ne s'intéresse pas aux arts... Il m'a bien grondé de ne plus vouloir rien faire.
—Le bon Dieu, m'a-t-il dit, ne vous a pas donné de telles facultés pour les laisser inactives.
Il m'a fait lire les Troyens, un soir à la cour, devant une vingtaine de personnes comprenant bien le français. Cela a produit beaucoup d'effet.
Adieu, cher ami; rappelez-moi au souvenir de madame Ferrand et de votre frère.
Je suis malade et avide de sommeil.
XCIX
Paris, 4 juin 1863.
Cher bon ami,
Je suis fâché de vous avoir causé une fatigue; je vois bien, à la physionomie tremblée de vos lettres, que votre main était mal assurée en m'écrivant. Je vous en prie donc, gardez-vous de m'envoyer de longues appréciations de mes tentatives musicales. Cela ressemblerait à des feuilletons, et je sais trop ce que ces horribles choses coûtent à écrire, même quand on est joyeux et bien portant; miseris succurrere disco. Il me suffit de vous avoir un instant distrait de vos souffrances.
Nous voilà enfin, Carvalho et moi, attelés à cette énorme machine des Troyens. J'ai lu la pièce, il y a trois jours, au personnel assemblé du Théâtre-Lyrique, et les répétitions des chœurs vont commencer. Les négociations entamées avec madame Charton-Demeur ont abouti; elle est engagée pour jouer le rôle de Didon. Cela fait un grand remue-ménage dans le monde musical de Paris. Nous espérons pouvoir être prêts au commencement de décembre. Mais j'ai dû consentir à laisser représenter les trois derniers actes seulement, qui seront divisés en cinq et précédés d'un prologue que je viens de faire, le théâtre n'étant ni assez riche ni assez grand pour mettre en scène la Prise de Troie. La partition paraîtra néanmoins telle que vous l'avez, avec un prologue en plus. Plus tard, nous verrons si l'Opéra s'avisera pas de donner la Prise de Troie.
Adieu, cher ami. Portez-vous bien.
C
Paris, 27 juin 1863.
Cher ami,
J'arrive de Strasbourg moulu, ému... L'Enfance du Christ, exécutée devant un vrai peuple, a produit un effet immense. La salle, construite ad hoc sur la place Kléber, contenait huit mille cinq cents personnes, et néanmoins on entendait de partout. On a pleuré, on a acclamé, interrompu involontairement plusieurs morceaux. Vous ne sauriez vous imaginer l'impression produite par le chœur mystique de la fin: «O mon âme!» C'était bien là l'extase religieuse que j'avais rêvée et ressentie en écrivant. Un chœur sans accompagnement de deux cents hommes et de deux cents cinquante jeunes femmes, exercés pendant trois mois! On n'a pas baissé d'un demi-quart de ton. On ne connaît pas ces choses-là à Paris. Au dernier Amen, à ce pianissimo, qui semble se perdre dans un lointain mystérieux, une acclamation a éclaté à nulle autre comparable; seize mille mains applaudissaient. Puis une pluie de fleurs... et des manifestations de toute espèce. Je vous cherchais de l'œil dans cette foule.
J'étais bien malade, bien exténué par mes douleurs névralgiques... il faut tout payer... Comment vont les vôtres (douleurs)? Vous paraissez bien souffrant dans votre dernière lettre. Donnez-moi de vos nouvelles en trois lignes.
Me voilà replongé dans la double étude de Béatrice et des Troyens. Madame Charton-Demeur s'est passionnée pour son rôle de Didon à en perdre le sommeil. Que les dieux la soutiennent et l'inspirent: Di morientis Elyssæ! Mais je ne cesse de lui répéter:
—N'ayez peur d'aucune de mes audaces, et ne pleurez pas!
Malgré l'avis de Boileau, pour me tirer des pleurs, il ne faut pas pleurer.
P.-S.—Je serai à Bade pour remonter Béatrice du 1er août au 10, et bien seul. Si vous en aviez la force, vous feriez œuvre pie de m'envoyer là quelques lignes, poste restante.
Mon directeur, Carvalho, vient enfin d'obtenir pour le Théâtre-Lyrique une subvention de cent mille francs. Il va marcher sans peur maintenant; ses peintres, ses décorateurs, ses choristes sont à l'œuvre; son enthousiasme pour les Troyens grandit. L'année a été brillante dès le commencement; sera-t-elle de même à sa fin? Faites des vœux!
CI
8 juillet 1863.
Cher ami,
Ce n'est pas ma faute, j'ai la conscience bien nette au sujet de la peine que vous avez prise de m'écrire une si longue et si éloquente lettre. Je vous avais même prié de n'en rien faire. Écrire des feuilletons sans y être forcé!... et malade et souffrant comme vous êtes!... Mais, heureusement, je n'ai plus rien à vous envoyer. J'ai reçu le petit volume (trop petit) d'Ephisio. Je l'emporterai avec moi à Bade, afin de le donner à Théodore Anne, si je le trouve. Il peut en effet écrire quelque chose de bien senti là-dessus. Vous m'enverriez un autre exemplaire. C'est par Cuvillier-Fleury que je voudrais voir apprécier Traître ou Héros dans le Journal des Débats. Mais tout ce monde-là est insaisissable. Il y a près d'un an que je n'ai vu Fleury; il n'est que rarement à Paris. Le Journal des Débats est très dédaigneux à mon endroit; on n'y parle presque jamais de ce qui m'intéresse le plus...
Je ne vous écris que ces quelques mots pour vous gronder de m'avoir envoyé tant de si belles choses. Je vous quitte pour aller faire répéter mon Anna soror, qui me donne des inquiétudes[9]. Cette jeune femme est belle, sa voix de contralto est magnifique; mais elle est l'antimusique incarnée; je ne savais pas qu'il existât un si singulier genre de monstres. Il faut lui apprendre tout, note par note, en recommençant cent fois. Et il faut que je la style un peu pour une répétition qui aura lieu chez moi dans quelques jours avec madame Charton-Demeurs. Didon se fâcherait si la soror ne savait pas son duo Reine d'un jeune empire, qu'elle chante, elle, si admirablement. Après quoi, nous irons, Carvalho et moi, chez Flaubert, l'auteur de Salammbô, le consulter pour les costumes carthaginois.
Ne me donnez plus de regrets... J'ai dû me résigner. Il n'y a plus de Cassandre. On ne donnera pas la Prise de Troie; les deux premiers actes sont supprimés pour le moment. J'ai dû les remplacer par un prologue, et nous commençons seulement à Carthage. Le Théâtre-Lyrique n'est pas assez grand ni assez riche, et cela durait trop longtemps. En outre, je ne pouvais trouver une Cassandre.
Tel qu'il est, ainsi mutilé, l'ouvrage avec son prologue, et divisé néanmoins en cinq actes, durera de huit heures à minuit, à cause des décors compliqués de la forêt vierge et du tableau final, le bûcher et l'apothéose du Capitole romain.
CII
Paris, 24 juillet 1863.
Cher ami,
J'ai vu, il y a quelques jours, M. Théodore Anne; je lui ai parlé de votre livre, et il m'a promis d'en faire le sujet d'un article dans l'Union. En conséquence, je lui ai porté le volume. Il s'agit maintenant de voir quand il tiendra parole.
Lisez-vous régulièrement l'Union?
Je parlerai aussi à Cuvillier-Fleury aussitôt que je pourrai le joindre. On m'a rendu l'autre exemplaire de Traître ou Héros, je le lui donnerai.
Adieu; je vais tout à l'heure avoir une répétition de mes trois cantatrices, chez moi; je n'ai que le temps de vous serrer la main. Je ne partirai pour Bade que le 1er août.
Tout à vous.
CIII
Mardi, 28 juillet 1863.
Quelle belle chose que la poste! nous causons ensemble à distance, pour quatre sous. Y a-t-il rien de plus charmant?
Mon fils est arrivé hier du Mexique, et, comme il a obtenu un congé de trois semaines, je l'emmène avec moi à Bade. Ce pauvre garçon n'est jamais à Paris quand on exécute quelque chose de mes ouvrages. Il n'a entendu en tout qu'une exécution du Requiem, quand il avait douze ans. Figurez-vous sa joie d'assister aux deux représentations de Béatrice. Il va repartir pour la Vera-Cruz en quittant Bade; mais il sera de retour au mois de novembre, pour la première des Troyens.
Non, il ne s'agissait pas de répéter le trio «Je vais d'un cœur aimant...», qui est parfaitement su; il s'agissait de travailler les Troyens, et j'avais ce jour-là Didon—Anna—et Ascagne. Ces dames savent maintenant leur rôle; mais c'est dans un mois seulement que tout le monde répétera chaque jour. J'ai vendu la partition à l'éditeur Choudens quinze mille francs. C'est bon signe quand on achète d'avance.
Madame Charton sera une superbe Didon. Elle dit admirablement tout le dernier acte; à certains passages, comme celui-ci:
Esclave, elle l'emporte en l'éternelle nuit!
elle arrache le cœur.
Seulement, quand elle veut faire des nuances de pianissimo, elle a quelques notes qui baissent, et je me fâche pour l'empêcher de chercher de pareils effets, trop dangereux pour sa voix.
Je me suis fait deux ennemies de deux amies (madame Viardot et madame Stoltz), qui, toutes les deux, prétendaient au trône de Carthage. Fuit Troja... Les chanteurs ne veulent pas reconnaître du temps l'irréparable outrage.
Adieu, cher ami; je pars dimanche.
CIV
Dimanche matin, octobre 1863.
Je reçois votre lettre, et j'ai le temps de vous dire que les répétitions des Troyens ont un succès foudroyant. Hier, je suis sorti du théâtre si bouleversé, que j'avais peine à parler et à marcher.
Je suis fort capable de ne pas vous écrire le soir de la représentation; je n'aurai pas ma tête.
Adieu.
CV
Jeudi, 5 novembre 1863.
Mon cher Humbert,
Succès magnifique; émotion profonde du public, larmes, applaudissements interminables, et un sifflet quand on a proclamé mon nom à la fin. Le septuor et le duo d'amour ont bouleversé la salle; on a fait répéter le septuor. Madame Charton a été superbe; c'est une vraie reine; elle était transformée; personne ne lui connaissait ce talent dramatique. Je suis tout étourdi de tant d'embrassades. Il me manquait votre main.
Adieu.
CVI
10 novembre 1863.
Mon cher Humbert,
Je vous enverrai plus tard une liasse de journaux qui parlent des Troyens; je les étudie. L'immense majorité donne à l'auteur d'enivrants éloges.
La troisième représentation a eu lieu hier, avec plus d'ensemble et d'effet que les précédentes. On a redemandé encore le septuor, et une partie de l'auditoire a redemandé le duo d'amour, trop développé pour qu'on puisse le redire. Le dernier acte, l'air de Didon, Adieu, fière cité, et le chœur des prêtres de Pluton, qu'un de mes critiques appelle le De profundis du Tartare, ont produit une immense sensation. Madame Charton a été d'un pathétique admirable. Je commence seulement aujourd'hui à reprendre, comme la reine de Carthage, le calme et la sérénité. Toutes ces inquiétudes, ces craintes, m'avaient brisé. Je n'ai plus de voix; je puis à peine faire entendre quelques mots.
Adieu, cher ami; ma joie redouble en songeant qu'elle devient vôtre.
CVII
Jeudi 26 novembre 1863.
Mon cher Humbert,
Je suis toujours au lit. La bronchite est obstinée, et je ne puis voir représenter mon ouvrage. Mon fils y va tous les deux jours et me rend compte en rentrant des événements de la soirée. Je n'ose vous envoyer cette montagne, toujours croissante, de journaux. Vous avez dû lire le superbe article de Kreutzer dans l'Union. Je suis, en ce moment, en négociation avec le directeur du Théâtre de la reine, à Londres. Il est venu entendre les Troyens, et il a la loyauté de s'en montrer enthousiaste. La partition est déjà vendue à un éditeur anglais. Cela paraîtra en italien. Voilà toutes mes nouvelles; donnez-moi des vôtres.
Adieu.
Mille amitiés.
Le grand-duc de Weimar vient de me faire écrire, par son secrétaire intime, pour me féliciter sur le succès des Troyens. Sa lettre a paru partout. N'est-ce pas une attention charmante?
On n'est pas plus gracieux, on n'est pas plus prince, on n'est pas plus intelligent Mécène.
Vous seriez ainsi, si vous étiez prince.
Adieu.
CVIII
14 décembre 1863.
Merci, cher ami, de votre sollicitude. Je tousse toujours jusqu'aux spasmes et aux vomissements; mais je sors pourtant, et j'ai assisté aux trois dernières représentations de notre opéra. Je ne vous ai pas écrit parce que j'avais trop de choses à vous dire. Je ne vous envoie pas de journaux; mon fils s'est amusé à recueillir les articles admiratifs ou favorables; il en a maintenant soixante-quatre. J'ai reçu hier une lettre admirable d'une dame (grecque, je crois), la comtesse Callimachi; j'en ai pleuré.
La représentation d'hier soir a été superbe. Madame Charton et Monjanze se perfectionnent réellement de jour en jour. Quel malheur que nous n'ayons plus que cinq représentations! madame Charton nous quitte à la fin du mois; elle avait fait un sacrifice considérable en acceptant l'engagement du Théâtre-Lyrique pour monter les Troyens, et pourtant elle reçoit six mille francs par mois... Il n'y a pas d'autre Didon en France; il faut se résigner; mais l'œuvre est connue, c'était là l'important.
On va exécuter à Weimar, au concert de la cour, le 1er janvier, la scène entre Chorèbe et Cassandre, au premier acte de la Prise de Troie.
J'écris comme un chat; je suis tout hébété. Le sommeil me gagne, il est midi.
Adieu, cher ami.
CIX
8 janvier 1864.
Mon cher Humbert,
Je suis de nouveau cloué dans mon lit depuis neuf jours. Je profite d'un moment où je souffre un peu moins pour vous remercier de votre lettre. Je vous renverrais aussi votre hymne à quatre parties si j'avais la partition d'Alceste; mais il faudra que je me la fasse prêter. Vos vers vont à peu près sur la musique; mais il y a quelques syllables de trop qui vous ont obligé d'altérer la divine mélodie. Je crains aussi que, pour la facilité du chant, qui ne doit jamais être forcé, vous ne soyez obligé de baisser le morceau d'une tierce mineure (en mi naturel), surtout si vous avez des voix de soprano sans lesquelles la moitié de l'effet sera perdu.
Mon fils est reparti avant-hier.
Le prétendu poème dont vous me parlez a été écrit par un monsieur qui s'est prononcé énergiquement en ma faveur.
Mais, par malheur, ses vers sont si méchants, qu'il devrait se garder de les montrer aux gens.
Je n'ai pas la force de vous écrire plus au long; ma tête est comme une vieille noix creuse.
Remerciez madame Ferrand de son bon souvenir.
Adieu, cher ami.
CX
12 janvier 1864.
Mon cher Humbert,
Ne vous impatientez pas, je n'ai pu encore me procurer la grande partition d'Alceste. On m'a apporté l'autre jour la partition de piano, que l'arrangeur (le misérable!) s'est permis de modifier précisément dans la marche. Mais, d'ici à quelques jours vous aurez vos quatre parties de chant.
Je vous répète que vos vers ne vont qu'à peu près. Il ne faut pas tenir compte des préjugés français pour adapter à cette sublime musique des vers qui aillent tout à fait bien; le premier vers doit être de neuf pieds à terminaison féminine, le second de dix pieds à terminaison masculine, le troisième semblable au premier, le quatrième semblable au second.
Mais je vous désignerai cela plus clairement en vous envoyant le petit manuscrit. Sur cette musique, si parfaitement belle, il faut que la parole puisse aller comme une draperie de Phidias sur le nu de la statue. Cherchez avec un peu de patience, et vous trouverez. Ils ont fait des paroles en Angleterre sur ce même chant pour les cérémonies protestantes; j'aime mieux ne pas les connaître.
Le monsieur dont vous me parliez l'autre jour m'a encore adressé des vers ce matin. Je vous les envoie.
Je suis toujours dans mon lit, et j'écris comme un chat.... malade.
Adieu, cher ami.
Mille amitiés.
CXI
Jeudi matin, 12 janvier 1864.
Cher ami,
Je connaissais l'article du Contemporain; l'auteur me l'avait envoyé avec une très aimable lettre.
Gaspérini va faire ces jours-ci une conférence publique sur les Troyens.
Je viens de corriger la première épreuve de votre hymne; vous recevrez vos exemplaires dans quelques jours.
Adieu; mes douleurs sont si fortes ce matin que je ne puis écrire sans un horrible effort.
CXII
17 janvier 1864.
Cher ami,
Voilà la chose. C'est mille fois sublime, c'est à faire pleurer les pierres des temples... Vous n'avez pas besoin de faire un second couplet, chaque reprise devant se dire deux fois. Ce serait trop long, et l'effet en souffrirait beaucoup. Vous verrez deux ou trois changements de syllabes que vous arrangerez comme vous le jugerez convenable. Les parties n'étant pas toutes parallèles, il a fallu, pour les ténors et les basses, faire ce changement. Il faut vous dire qu'en certains endroits, la partie d'alto ténor est fort mal écrite par Glück; il n'y a pas un élève qui osât montrer à son maître une leçon d'harmonie aussi maladroitement disposée sous certains rapports. Mais la basse, l'harmonie et la mélodie sublimisent tout. Je crois, si vous avez des femmes ou des enfants, que vous pourrez laisser le morceau en sol; mais il ne faut pas crier; il faut que tout cela s'exhale comme un soupir d'amour céleste. Sinon, mettez le tout en mi-dièze.
CXIII
12 avril 1864.
Mon cher Humbert,
Merci de votre lettre et des nouvelles à peu près satisfaisantes que vous me donnez de votre santé. Voilà, je crois, enfin le soleil qui semble vouloir nous sourire. Nous avons bien besoin de chaleur tous les deux. Je suis, moi, presque aussi éprouvé que vous par mon infernale névrose. Je passe dix-huit heures sur vingt-quatre dans mon lit. Je ne fais plus rien que souffrir; j'ai donné ma démission au journal des Débats. Je suis aussi d'avis que vous fassiez graver votre hymne avec la musique de Glück; mais choisissez le meilleur graveur de Lyon, et, quand vous aurez fait corriger les épreuves, revoyez-les vous-même mot à mot et note à note. Cela ne coûtera pas grand'chose, et, si les églises s'en emparent, cela peut rapporter de l'argent. Vous avez tout intérêt à ne pas le marquer plus de deux francs l'exemplaire. Les frais seront peut-être d'une trentaine de francs, tout au plus.
Adieu; me voilà déjà à bout de forces, et je dois terminer ma lettre.
CXIV
Paris, 4 mai 1864.
Comment vous trouvez-vous, cher ami? comment la nuit? comment le jour? Je profite de quelques heures de répit que me laissent aujourd'hui mes douleurs pour m'informer des vôtres.
Il fait froid, il pleut; je ne sais quoi de tristement prosaïque plane dans l'air. Une partie de notre petit monde musical (je suis de celle-là) est triste; l'autre partie est gaie, parce que Meyerbeer vient de mourir. Nous devions dîner ensemble la semaine dernière; ce rendez-vous a été manqué.
Dites-moi si je vous ai envoyé une partition intitulée Tristia, avec cette épigraphe d'Ovide:
| Qui viderit illas |
| De lacrymis factas sentiet esse meis. |
Si vous ne l'avez pas, je vous l'enverrai, puisque vous aimez à lire des choses gaies. Je n'ai jamais entendu cet ouvrage. Je crois que le premier chœur en prose: «Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive,» est une chose. Je l'ai fait à Rome en 1831.
Si nous pouvions causer, il me semble que tout près de votre fauteuil je vous ferais oublier vos souffrances. La voix, le regard ont une certaine puissance que le papier n'a pas. Avez-vous au moins devant vos fenêtres des fleurs et des frondaisons nouvelles? Je n'ai rien que des murs devant les miennes. Du côté de la rue, un roquet aboie depuis une grande heure, un perroquet glapit, une perruche contrefait le cri des moineaux; du côté de la cour chantent des blanchisseuses, et un autre perroquet crie sans relâche: «Portez... arrm!» Que faire? la journée est bien longue. Mon fils est retourné à son bord, il repartira de Saint-Nazaire pour le Mexique dans huit jours. Il lisait l'autre semaine quelques-unes de vos lettres et me félicitait d'être votre ami. C'est un brave garçon, dont le cœur et l'esprit se développent tard, mais richement. Heureusement pour moi, j'ai des voisins, presque à ma porte (musiciens lettrés), qui sont pleins de bonté; je vais souvent chez eux le soir; on me permet de rester étendu sur un canapé et d'écouter les conversations sans y prendre trop de part. Il n'y vient jamais d'imbéciles; mais, quand cela arrive, il est convenu que je puis m'en aller sans rien dire. Je n'ai pas eu de rage de musique depuis longtemps; d'ailleurs, Th. Ritter joue en ce moment les cinq concertos de Beethoven avec un délicieux orchestre tous les quinze jours, et je vais écouter ces merveilles. Notre Harold vient d'être encore donné avec grand succès à New-York... Qu'est-ce qui passe par la tête de ces Américains?
Adieu; ne m'écrivez que six lignes pour ne pas vous fatiguer.
CXV
Paris, 18 août 1864.
Mon cher Humbert,
Je n'ai pas quitté Paris; mon fils est venu y passer quinze jours près de moi. J'étais absolument seul, ma belle-mère étant aux eaux de Luxeuil, et mes amis étant tous partis, qui pour la Suisse, qui pour l'Italie, etc., etc.
J'allais vous écrire, quand votre lettre est arrivée. Ce qui a donné du prix à cette croix d'officier, c'est la lettre charmante par laquelle, contrairement à l'usage, le maréchal Vaillant me l'a annoncée. Deux jours après, il y a eu un grand dîner au ministère, où tout ce monde officiel, et le ministre surtout, m'ont fait mille prévenances. Ils avaient l'air de me dire: «Excusez-nous de vous avoir oublié.» Il y a, en effet, vingt-neuf ans que je fus nommé chevalier. Aussi Mérimée, en me serrant la main, m'a-t-il dit: «Voilà la preuve que je n'ai jamais été ministre.»
Les félicitations me pleuvent, parce qu'on sait bien que je n'ai jamais rien demandé en ce genre. Mais c'est un miracle qu'on ait songé à un sauvage qui ne demandait rien.
Je suis toujours malade, au moins de deux jours l'un. Pourtant il me semble souffrir moins depuis quelques jours. Oui, on m'a parlé dernièrement de reprendre les Troyens; mais cela est fort loin de me sourire, et je me suis hâté d'en prévenir madame Charton-Demeurs, afin qu'elle n'accepte pas les offres qu'on va lui faire. Ce Théâtre-Lyrique est impossible, et son directeur, qui se pose toujours en collaborateur, plus impossible encore.
Vous ne me dites pas comment vous traitez votre névrose. Souffrez-vous raisonnablement ou déraisonnablement? avez-vous du luxe dans vos douleurs, ou seulement le nécessaire? Pauvre ami, nous pouvons bien dire tous les deux en parlant l'un de l'autre:
Misero succurrere disco.
Louis va repartir dans quelques heures; je retomberai dans mon isolement complet. J'ai un mal de tête fou. Rappelez-moi au souvenir de madame Ferrand et à celui de votre frère. Adieu, très cher ami; je vous embrasse de tout mon cœur.
P.-S.—Un coup, très facile à prévoir, de la Providence: Scudo, mon ennemi enragé de la Revue des Deux Mondes, est devenu fou.
CXVI
Paris, 28 octobre 1864.
Mon cher Humbert,
En revenant d'un voyage en Dauphiné, j'ai trouvé votre billet, qui m'a attristé. Vous avez eu de la peine à l'écrire. Pourtant votre jeune ami, M. Bernard, m'a dit que vous sortiez souvent, appuyé sur le bras de quelqu'un. Je ne sais que penser... Êtes-vous moins bien depuis peu? Quant à moi, qui m'étais trouvé mieux d'un séjour à la campagne chez mes nièces, j'ai été repris par mes douleurs névralgiques, qui me tourmentent régulièrement de huit heures du matin à trois heures de l'après-midi, et par un mal de gorge obstiné. Et puis l'ennui et les chagrins... J'en aurais long à vous écrire. Pourtant, d'autre part, il y a des satisfactions réelles; mon fils est maintenant capitaine; il commande le vaisseau la Louisiane, en ce moment en route pour le Mexique; ce pauvre garçon se résigne difficilement à ne me voir que pendant quelques jours, tous les quatre ou cinq mois; nous avons l'un pour l'autre une affection inexprimable.
Quant au monde musical, il est arrivé maintenant à Paris à un degré de corruption dont vous ne pouvez guère vous faire une idée. Je m'en isole de plus en plus. On monte en ce moment Béatrice et Bénédict à Stuttgard; peut-être irai-je en diriger les premières représentations. On veut aussi me faire aller à Saint-Pétersbourg au mois de mars; mais je ne m'y déciderai que si la somme offerte par les Russes vaut que j'affronte encore une fois leur terrible climat. Ce sera alors pour Louis que je m'y rendrai; car, pour moi, quelques mille francs de plus ne peuvent changer d'une façon sensible mon existence. Pourtant les voyages que j'aimerais tant à faire me seraient plus faciles; il en est un surtout que vous connaissez, que je ferais souvent; car il me semble bien dur de ne pas nous voir. J'ai été sur le point d'aller vous trouver à Couzieux pendant que j'étais près de Vienne à la campagne; puis des affaires m'ont obligé de me rendre à Grenoble, et, le moment de la réouverture du Conservatoire étant venu, j'ai dû rentrer à Paris, n'ayant point de congé. Auguste Berlioz, que j'ai rencontré à Grenoble, a dû vous donner de mes nouvelles.
Je ne sais à quoi attribuer les flatteries dont m'entourent beaucoup de gens maintenant; on me fait des compliments à trouer des murailles, et j'ai toujours envie de dire aux flagorneurs: «Mais, monsieur (ou madame), vous oubliez donc que je ne suis plus critique et que je n'écris plus de feuilletons?....»
La monotonie de mon existence a été un peu animée il y a trois jours. Madame Érard, madame Spontini et leur nièce m'avaient prié de leur lire, un matin où je serais libre, l'Othello de Shakspeare. Nous avons pris rendez-vous; on a sévèrement interdit la porte du château de la Muette, qu'habitent ces dames; tous les bourgeois et crétins qui auraient pu nous troubler ont été consignés, et j'ai lu le chef-d'œuvre d'un bout à l'autre, en me livrant comme si j'eusse été seul. Il n'y avait que six personnes pour auditoire, et toutes ont pleuré splendidement.
Mon Dieu, quelle foudroyante révélation des abîmes du cœur humain! quel ange sublime que cette Désdemona! quel noble et malheureux homme que cet Othello! et quel affreux démon que cet Iago! Et dire que c'est une créature de notre espèce qui a écrit cela!
Comme nous nous électriserions tous les deux, si nous pouvions lire ensemble ces sublimités de temps en temps!
Il faut une longue étude pour se bien mettre au point de vue de l'auteur, pour bien comprendre et suivre les grands coups d'aile de son génie. Et les traducteurs sont de tels ânes! J'ai corrigé sur mon exemplaire je ne sais combien de bévues de M. Benjamin Laroche, et c'est encore celui-ci qui est resté le plus fidèle et le moins ignorant.
Liszt est venu passer huit jours à Paris; nous avons dîné ensemble deux fois, et, toute conversation musicale ayant été prudemment écartée, nous avons passé quelques heures charmantes. Il est reparti pour Rome, où il joue de la musique de l'avenir devant le pape, qui se demande ce que cela veut dire.
Le succès de Roland à Roncevaux, à l'Opéra, dépasse (comme recette) tout ce qu'on a jamais vu. C'est une œuvre de mauvais amateur, d'une platitude incroyable; l'auteur ne sait rien; aussi est-il épouvanté de sa chance. Mais la légende est admirable, et il a su en tirer parti. L'Empereur est allé l'entendre deux fois dans la même semaine; il a fait venir l'auteur[10] dans sa loge, il a donné le ton à la critique, le chauvinisme lui a fait l'application du nom de Charlemagne, et allez donc!
Commedianti! Shakspeare a bien raison: The world is a theater. Quel bonheur de n'avoir pas été obligé de rendre compte de cette chose!
Vous savez que notre bon Scudo, mon insulteur de la Revue des Deux Mondes, est mort, mort fou furieux. Sa folie, à mon avis, était manifeste depuis plus de quinze ans.
La mort a du bon, beaucoup de bon; il ne faut pas médire d'elle.
Adieu, cher, très cher ami; puisque nous vivons encore, ne restons jamais bien longtemps sans nous dire ce que nous devenons.
CXVII
Paris, 10 novembre 1864.
Mon cher Humbert,
Puisque mes lettres vous font plaisir, je ne vois pas pourquoi je me refuserais le bonheur de vous écrire. Que puis-je faire de mieux? Certainement rien. Je me sens toujours moins malheureux quand j'ai causé avec vous ou quand vous m'avez parlé. J'admire de plus en plus notre civilisation, avec ses postes, ses télégraphes, sa vapeur, son électricité, esclaves de la volonté humaine, qui permettent à la pensée d'être transmise si rapidement.
On devrait bien découvrir aussi quelque moyen d'empêcher que cette pensée fût si triste en général. Le seul que nous connaissions jusqu'à présent, c'est d'être jeune, aimé, libre et amant des beautés de la nature et du grand art. Nous ne sommes plus, vous et moi, ni jeunes, ni aimés, ni libres, ni même bien portants; contentons-nous donc et réjouissons-nous de ce qui nous reste. Hippocrate a dit: «ars longa,» nous devons dire: «ars æterna,» et nous prosterner devant son éternité.
Il est vrai que cette adoration de l'art nous rend cruellement exigeants et double pour nous le poids de la vie vulgaire, qui est, hélas! la vie réelle. Que faire? espérer? désespérer? se résigner? dormir? mourir? Non so. Que sais-je? Il n'y a que la foi qui sauve. Il n'y a que la foi qui perd. Le monde est un théâtre. Quel monde? La terre? le beau monde? Et les autres mondes, y a-t-il aussi là des comédiens? Les drames y sont-ils aussi douloureux ou aussi visibles que chez nous? Ces théâtres sont-ils aussi tard éclairés, et les spectateurs y ont-ils le temps de vieillir avant d'y voir clair?...
Inévitables idées, roulis, tangage du cœur! misérable navire qui sait que la boussole elle-même l'égare pendant les tempêtes! Sunt lacrymæ rerum.
Croiriez-vous, mon cher Humbert, que j'ai la faiblesse de ne pouvoir prendre mon parti du passé? Je ne puis comprendre pourquoi je n'ai pas connu Virgile; il me semble que je le vois rêvant dans sa villa de Sicile; il dut être doux, accueillant, affable. Et Shakspeare, le grand indifférent, impassible comme le miroir qui réflète les objets. Il a dû pourtant avoir pour tout une pitié immense. Et Beethoven, méprisant et brutal, et néanmoins doué d'une sensibilité si profonde. Il me semble que je lui eusse tout pardonné, ses mépris et sa brutalité. Et Glück le superbe!...
Envoyez-moi la marche d'Alceste avec vos paroles; je trouverai le moyen de la faire graver, sans que cela vous coûte rien. On ne vous payera pas vos vers, mais on ne vous battra pas non plus pour les avoir faits.
La semaine dernière, M. Blanche, le médecin de la maison de fous de Passy, avait réuni un nombreux auditoire de savants et d'artistes, pour fêter l'anniversaire de la première représentation des Troyens. J'ai été invité sans me douter de ce qu'on tramait. Gounod s'y trouvait, Doli fabricator Epeus; il a chanté avec sa faible voix, mais son profond sentiment, le duo «O nuit d'ivresse». Madame Barthe Banderali chantait Didon; puis Gounod a chanté seul la chanson d'Hylas. Une jeune dame a joué les airs de danse, et l'on m'a fait dire, sans musique, la scène de Didon: «Va, ma sœur, l'implorer,» et je vous assure que le passage virgilien a produit un grand effet:
| Terque quaterque manu pectus percussa decorum |
| Flaventesque abscissa comas. |
Tout ce monde savait ma partition à peu près par cœur. Vous nous manquiez.
Adieu, très cher ami.
CXVIII
12 décembre 1864.
Mon cher Ferrand,
Je commençais à être un peu inquiet de vous; ce n'est rien: il ne s'agit que de douleurs nouvelles. Je vais faire graver votre hymne. Il y aura peut-être un peu de retard; les ouvriers graveurs et imprimeurs se sont mis en grève, et il faut que cette crise se passe. J'ai arrangé les paroles dans une mesure où vous les aviez laissées en blanc; mais il faut que vous changiez encore quelques mots; le premier, par exemple, est impossible; la syllabe muette Je est choquante sur une aussi grosse note. Cela gâte tout à fait le début.
Le premier vers du second couplet, au contraire, va très bien. Il faudrait l'imiter. Une autre invocation ô ferait merveille. Et puis, tâchez de corriger en ce jour et dès ce jour dans le même couplet.
Il y a encore une faute de prosodie aux deux parties qui disent:
Inef-fable ivresse.
L'inverse irait mieux:
Ivres-se ineffable.
Mais cela détruit le vers. Revoyez cela; il faut que vos paroles, dont le sentiment est si beau, se collent à la musique d'une façon irréprochable.
Je viens de recevoir de Vienne une dépêche télégraphique du directeur de l'Académie de chant. Il m'apprend que, hier, pour fêter mon jour de naissance, 11 décembre, on a exécuté, au concert de sa société, le double chœur de la Damnation de Faust: «Villes entourées de murs et remparts.—Jam nox stellata velamina pandit.» Le chœur a été bissé avec des acclamations immenses.
N'est-ce pas une cordiale attention allemande?
Adieu; renvoyez-moi vos corrections quand vous les aurez bien faites. Il faut que cela soit pur comme un diamant.
A vous.
P.-S.—On ne peut pas dire non plus ve-nez, (ni de ne) pou-voir, c'est énorme.
Pourquoi ne mettez-vous pas votre nom sur le titre? Il faut l'y mettre.
Je crois aussi qu'il est nécessaire de transposer le morceau en fa; il y a des mesures qui montent trop pour les soproni et les ténors; et cela doit se chanter sans le moindre effort.
Que vous fait Jouvin? A-t-il écrit quelques nouvelles injures? C'est un parent des Gauthier de Grenoble, qui fait dans le Figaro.
Louis n'est pas encore revenu du Mexique. Il m'a écrit de la Martinique. Il a sauvé son navire au milieu d'une tempête qui a duré quatre jours et a tout brisé à son bord. En arrivant aux Antilles, il a été félicité par les autorités et nommé capitaine définitif.
Adieu à vous et aux vôtres. Si cela vous fatigue trop d'écrire, priez votre frère de vous remplacer.
CXIX
Paris, 23 décembre 1864.
Cher ami,
Vos paroles sont parfaites, et tout va fort bien. Je viens de parler à Brandus, qui consent volontiers à graver l'hymne et qui vous en donnera vingt exemplaires. Son imprimeur ne fait pas partie de la grève, et l'on pourra se mettre tout de suite à cette petite publication. Mon copiste transpose le morceau en fa, et je mettrai les paroles demain sous sa copie; après quoi, je talonnerai le graveur pour qu'il se hâte. Brandus, au moyen de sa Gazette musicale, pourra faire connaître et pousser la chose. Le titre sera comme vous le voulez.
Je viens de vous envoyer un numéro de la Nation, où Gasperini a écrit deux colonnes sur l'affaire des Troyens au Conservatoire.
Je ne connaissais pas la lettre de Glück. Où diable l'avez-vous trouvée?
Il en fut toujours ainsi partout. Beethoven a été bien plus insulté encore que Glück. Weber et Spontini ont eu le même honneur. M. de Flotow, auteur de Martha, n'a eu que des panégyristes. Ce plat opéra est joué dans toutes les langues, sur tous les théâtres du monde. Je suis allé l'autre jour entendre la ravissante petite Patti, qui jouait Martha; en sortant de là, il me semblait être couvert de puces comme quand on sort d'un pigeonnier; et j'ai fait dire à la merveilleuse enfant que je lui pardonnais de m'avoir fait entendre une telle platitude, mais que je ne pouvais faire davantage.
Heureusement, il y a là dedans le délicieux air irlandais The last rose of summer, qu'elle chante avec une simplicité poétique qui suffirait presque, par son doux parfum, à désinfecter le reste de la partition.
Je vais transmettre à Louis vos félicitations, et il y sera bien sensible; car il a lu de vos lettres, et il m'a, lui aussi, félicité d'avoir un ami tel que vous.
CXX
25 janvier 1865.
Mon cher Humbert,
On vient de m'apporter la dernière épreuve de votre hymne. Il n'y a enfin plus de fautes. On va imprimer, et vous recevrez prochainement vos exemplaires.
Dimanche dernier, notre ouverture des Francs Juges, exécutée au cirque Napoléon par le grand orchestre des concerts populaires, devant quatre mille personnes, a produit un effet gigantesque. Mes deux siffleurs ordinaires n'ont pas manqué de venir et de lancer leurs coups de sifflet après la troisième salve d'applaudissements, ce qui en a excité trois autres plus violentes que les premières, et un immense cri de bis. En sortant, on m'arrêtait sur le bouvleard, des dames se faisaient présenter à moi, des jeunes gens inconnus venaient me serrer la main. C'était curieux. C'est vous, mon cher ami, qui m'avez fait écrire cette ouverture, il y a trente-sept ans!
C'est mon premier morceau de musique instrumentale.
On vient de m'envoyer un journal américain contenant un très bel article sur l'exécution à New-York de l'ouverture du Roi Lear, sœur de la précédente. Quel malheur de ne pas vivre cent cinquante ans! comme on finirait par avoir raison de ces gredins de crétins!
Que devenez-vous, cher ami, par ce temps infâme de brouillards, de neige, de pluie, de boue, de vent, de froidure, d'engelures?
Mes amis, ou connaissances, tombent comme grêle. Nous avons trois mourants dans notre section à l'Institut. Mon ami Wallace se meurt; Félicien David de même; Scudo est mort; ce digne fou de Proudhon est mort. Qu'allons-nous devenir? Heureusement, Azevedo, Jouvin et Scholl nous restent!
Adieu; je vous serre la main.
CXXI
8 février 1865.
Cher ami,
On vous a envoyé, il y a huit jours, vingt-quatre exemplaires de votre hymne; je pense que vous les avez reçus.
Je me lève; il est six heures de l'après-midi; j'ai pris hier des gouttes de laudanum; je suis tout abruti. Quelle vie! Je parie que vous êtes plus malade, vous aussi.
Cependant je sortirai ce soir pour entendre le septuor de Beethoven. Je compte sur ce chef-d'œuvre pour me réchauffer le sang. Ce sont mes virtuoses favoris qui l'exécuteront.
Après-demain, devant un auditoire de cinq personnes, chez Massart, je lirai Hamlet. En aurai-je la force? Cela dure cinq heures. Il n'y a, sur les cinq auditeurs, que madame Massart qui ait une vague idée du chef-d'œuvre. Les autres (qui m'ont prié avec instance de leur faire cette lecture) ne savent rien de rien.
Cela me fait presque peur de voir des natures d'artistes subitement mises en présence de ce grand phénomène de génie. Cela me fait penser à des aveugles-nés à qui l'on donnerait subitement la vue. Je crois qu'ils comprendront, je les connais. Mais arriver à quarante-cinq et à cinquante ans sans connaître Hamlet! avoir vécu jusque-là dans une mine de houille! Shakspeare l'a dit: «La gloire est comme un cercle dans l'onde qui va toujours s'élargissant jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait.»
Bonjour, cher ami; je vous serre la main. La poste a la bonté de vous porter ce billet; je ne doute pas qu'elle n'ait aussi celle de me rapporter de vos nouvelles prochainement.
A vous.
CXXII
26 avril 1865.
Mon cher ami,
Pardonnez-moi de vous avoir inquiété par mon silence; je suis si exténué et si abruti par mes douleurs, que, ayant écrit dernièrement à mon fils une lettre dans laquelle je lui parlais beaucoup de vous, je me suis imaginé que j'avais parlé à vous. Je croyais réellement vous avoir écrit. J'ai fait votre commission pour de Carné: j'ai porté moi-même le diplôme qui lui était destiné. Maintenant dites-moi s'il faut remercier quelqu'un, et qui il faut remercier, pour cette nomination à l'Institut d'Égypte; je ne sais rien.
J'ai fait, il y a trois semaines, un petit voyage à Saint-Nazaire pour y voir mon fils, qui arrivait du Mexique et qui allait repartir. J'y ai passé trois jours au lit. Ce cher Louis est maintenant bien posé; c'est un officier de marine devant qui tremblent tous ses inférieurs et qu'estiment et louent hautement ses supérieurs. Notre affection mutuelle ne fait qu'augmenter.
Il paraît que votre frère a été pour vous le sujet d'un chagrin bien vif; j'espère qu'il y a moins de peines pour vous maintenant dans cette affaire, qui m'est inconnue.
Que puis-je vous dire de ce qui se cuit dans la taverne musicale de Paris? J'en suis sorti et n'y rentre presque jamais. J'ai entendu une répétition générale de l'Africaine de Meyerbeer, de sept heures et demie à une heure et demie. Je ne crois pas y retourner jamais.
Le célèbre violoniste allemand Joachim est venu passer ici dix jours; on l'a fait jouer presque tous les soirs dans divers salons. J'ai entendu ainsi, par lui et quelques autres dignes artistes, le trio de piano en si b, la sonate en la et le quatuor en mi mineur de Beethoven... c'est la musique des sphères étoilées... Vous pensez bien, et vous comprenez, qu'il est impossible, après avoir connu de tels miracles d'inspiration, d'endurer la musique commune, les productions patentées, les œuvres recommandées par monsieur le maire ou le ministre de l'instruction publique.
Si je puis, cet été, faire une petite excursion hors Paris, je passerai chez vous pour vous serrer la main. Je dois aller à Genève, à Vienne, à Grenoble; tout cela n'est pas bien loin de Couzieux. Je ferai mon possible, n'en doutez pas. Nous vivons encore tous les deux, il faut pourtant en profiter; c'est assez extraordinaire.
Adieu; je vous embrasse de tout mon cœur.
CXXIII
8 mai 1865.
Mon cher Humbert,
J'ai vu M. Vervoite, et il m'a dit ce que je soupçonnais. La société qu'il dirige ne fait quelques recettes que grâce aux soins de quatre cents dames patronnesses qui placent les billets quand le bénificiaire les intéresse. Une institution de province qu'elles ne connaissent pas les laisserait indifférentes; on ne ferait pas un sou, et il y a huit cents francs de frais que vous seriez tenu d'assurer. C'est donc un rêve.
Je vais écrire, un peu au hasard, au secrétaire de l'Institut d'Égypte, dont le nom est, selon l'usage, illisible. Quant à mon Traité d'instrumentation, il ne pourrait être d'aucun usage pour aider à la réorganisation des musiques militaires du sultan. Cet ouvrage a pour objet d'apprendre aux compositeurs à se servir des instruments, mais point aux exécutants à jouer de ces mêmes instruments. Autant vaudrait envoyer une partition ou un livre quelconque; d'ailleurs, j'aurais l'air de solliciter ainsi quelque cadeau.
J'ai bien pris part, mon très cher ami, au malheur de votre frère, et je n'ose vous offrir de banales consolations.
Mon fils doit être en ce moment au Mexique; il sera bien charmé, à son retour, de vos bonnes paroles pour lui. Adieu; je suis si malade que je puis à peine écrire.
A vous toujours.