Lettres persanes, tome I
LETTRE XXVIII.
RICA A ***.
Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu'elle se passe tous les jours à Paris.
Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'après-dînée, et va jouer une espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade, qu'on nomme le théâtre. Aux deux côtés on voit, dans de petits réduits qu'on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse.
Tantôt c'est une amante affligée qui exprime sa langueur; tantôt une autre, avec des yeux vifs et un air passionné, dévore des yeux son amant, qui la regarde de même: toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui n'en est que plus vive pour être muette. Là les acteurs ne paroissent qu'à demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.
Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques jeunes gens, qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé pour soutenir à la fatigue. Ils sont obligés d'être partout: ils passent par des endroits qu'eux seuls connoissent, montent avec une adresse surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils plongent, pour ainsi dire; on les perd, ils reparoissent; souvent ils quittent le lieu de la scène, et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu'on n'auroit osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles où l'on joue une comédie particulière: on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connoissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre: il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles; et, si on en excepte deux ou trois heures par jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.
Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit qu'on nomme l'Opéra: toute la différence est que l'on parle à l'un, et chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge où se déshabilloit une des principales actrices. Nous fîmes si bien connoissance, que le lendemain je reçus d'elle cette lettre:
«Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'ai toujours été la plus vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit mois, que j'étois dans la loge où vous me vîtes hier; comme je m'habillois en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m'y trouver; et, sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J'ai beau exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire, et me soutient qu'il m'a trouvée très-profane. Cependant je suis si grosse, que je n'ose plus me présenter sur le théâtre: car je suis, sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse inconcevable; et je soutiens toujours qu'à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne m'avoit promis de se marier avec moi: un motif si légitime me fit passer sur les petites formalités ordinaires, et commencer par où j'aurois dû finir. Mais, puisque son infidélité m'a déshonorée, je ne veux plus vivre à l'Opéra, où, entre vous et moi, l'on ne me donne guère de quoi vivre: car, à présent que j'avance en âge, et que je perds du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours. J'ai appris par un homme de votre suite que l'on faisoit un cas infini, dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si j'étois à Ispahan, ma fortune seroit aussitôt faite. Si vous vouliez m'accorder votre protection, et m'emmener avec vous dans ce pays-là, vous auriez l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa conduite, ne se rendroit pas indigne de vos bontés. Je suis...»
LETTRE XXIX.
RICCA A IBBEN.
A Smyrne.
Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il étoit autrefois redoutable aux princes mêmes, car il les déposoit aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre: et c'est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination.
Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont sous son autorité deux fonctions bien différentes. Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très-difficiles; et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique. Ainsi, si on ne veut pas faire le rhamazan, si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages, si on veut rompre ses vœux, si on veut se marier contre les défenses de la loi, quelquefois même si on veut revenir contre son serment, on va à l'évêque ou au pape, qui donne aussitôt la dispense.
Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion: on les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.
Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ.
Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié, et donner une distinction à ceux qui accusent d'hérésie; et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.
Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne: car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice! sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jureroit comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourroit bien ne pas demeurer d'accord des qualités, et le brûler comme hérétique: il auroit beau donner sa distinction; point de distinction; il seroit en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter.
Les autres juges présument qu'un accusé est innocent; ceux-ci le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur; apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais; mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir; car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.
Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes! Ces tristes spectacles y sont inconnus[8]. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.
[8] Les Persans sont les plus tolérants de tous les mahométans.
LETTRE XXX.
RICA AU MÊME.
A Smyrne.
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avois été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous vouloient me voir. Si je sortois, tout le monde se mettoit aux fenêtres; si j'étois aux Tuileries, je voyois aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisoient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entouroit. Si j'étois aux spectacles, je voyois aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriois quelquefois d'entendre des gens qui n'étoient presque jamais sortis de leur chambre, qui disoient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! Je trouvois de mes portraits partout; je me voyois multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignoit de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyois pas un homme si curieux et si rare; et, quoique j'aie très-bonne opinion de moi, je ne me serois jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étois point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resteroit encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connoître ce que je valois réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avoit fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurois quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un, par hasard, apprenoit à la compagnie que j'étois Persan, j'entendois aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah! ah! Monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan?
LETTRE XXXI.
RHÉDI A USBEK.
A Paris.
Je suis à présent à Venise, mon cher Usbek. On peut avoir vu toutes les villes du monde, et être surpris en arrivant à Venise: on sera toujours étonné de voir une ville, des tours et des mosquées sortir de dessous l'eau, et de trouver un peuple innombrable dans un endroit où il ne devroit y avoir que des poissons.
Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux qui soit au monde, c'est-à-dire d'eau vive; il est impossible d'y accomplir une seule ablution légale. Elle est en abomination à notre saint prophète, et il ne la regarde jamais du haut du ciel qu'avec colère.
Sans cela, mon cher Usbek, je serois charmé de vivre dans une ville où mon esprit se forme tous les jours. Je m'instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement; je ne néglige pas même les superstitions européennes; je m'applique à la médecine, à la physique, à l'astronomie; j'étudie les arts; enfin je sors des nuages qui couvroient mes yeux dans le pays de ma naissance.
LETTRE XXXII.
RICA À ***.
J'allai l'autre jour voir une maison où l'on entretient environ trois cents personnes assez pauvrement. J'eus bientôt fait, car l'église ni les bâtiments ne méritent pas d'être regardés. Ceux qui sont dans cette maison étoient assez gais; plusieurs d'entre eux jouoient aux cartes, ou à d'autres jeux que je ne connois point. Comme je sortois, un de ces hommes sortoit aussi; et, m'ayant entendu demander le chemin du Marais, qui est le quartier le plus éloigné de Paris: J'y vais, me dit-il, et je vous y conduirai; suivez-moi. Il me mena à merveille, me tira de tous les embarras, et me sauva adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions près d'arriver, quand la curiosité me prit. Mon bon ami, lui dis-je, ne pourrois-je point savoir qui vous êtes? Je suis aveugle, Monsieur, me répondit-il. Comment! lui dis-je, vous êtes aveugle! Et que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouoit aux cartes avec vous de nous conduire? Il est aveugle aussi, me répondit-il: il y a quatre cents ans que nous sommes trois cents aveugles dans cette maison où vous m'avez trouvé. Mais il faut que je vous quitte: voilà la rue que vous demandiez; je vais me mettre dans la foule; j'entre dans cette église, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens qu'ils ne m'embarrasseront.
LETTRE XXXIII.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Le vin est si cher à Paris, par les impôts que l'on y met, qu'il semble qu'on ait entrepris d'y faire exécuter les préceptes du divin Alcoran, qui défend d'en boire.
Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur, je ne puis m'empêcher de la regarder comme le présent le plus redoutable que la nature ait fait aux hommes. Si quelque chose a flétri la vie et la réputation de nos monarques, ç'a été leur intempérance; c'est la source la plus empoisonnée de leurs injustices et de leur cruautés.
Je le dirai, à la honte des hommes: la loi interdit à nos princes l'usage du vin, et ils en boivent avec un excès qui les dégrade de l'humanité même; cet usage, au contraire, est permis aux princes chrétiens, et on ne remarque pas qu'il leur fasse faire aucune faute. L'esprit humain est la contradiction même: dans une débauche licencieuse, on se révolte avec fureur contre les préceptes; et la loi faite pour nous rendre plus justes ne sert souvent qu'à nous rendre plus coupables.
Mais quand je désapprouve l'usage de cette liqueur qui fait perdre la raison, je ne condamne pas de même ces boissons qui l'égayent. C'est la sagesse des Orientaux de chercher des remèdes contre la tristesse avec autant de soin que contre les maladies les plus dangereuses. Lorsqu'il arrive quelque malheur à un Européen, il n'a d'autre ressource que la lecture d'un philosophe qu'on appelle Sénèque; mais les Asiatiques, plus sensés qu'eux et meilleurs physiciens en cela, prennent des breuvages capables de rendre l'homme gai, et de charmer le souvenir de ses peines.
Il n'y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l'inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l'ordre de la Providence, et du malheur de la condition humaine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal par la considération que l'on est né misérable; il vaut bien mieux enlever l'esprit hors de ses réflexions, et traiter l'homme comme sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.
L'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée. Si le mouvement du sang est trop lent, si les esprits ne sont pas assez épurés, s'ils ne sont pas en quantité suffisante, nous tombons dans l'accablement et dans la tristesse; mais, si nous prenons des breuvages qui puissent changer cette disposition de notre corps, notre âme redevient capable de recevoir des impressions qui l'égayent, et elle sent un plaisir secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi dire, son mouvement et sa vie.
LETTRE XXXIV.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France; mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne se point plaire avec les secondes: les unes sont plus tendres et plus modestes, les autres sont plus gaies et plus enjouées.
Ce qui rend le sang si beau en Perse, c'est la vie réglée que les femmes y mènent: elles ne jouent ni ne veillent, elles ne boivent point de vin, et ne s'exposent presque jamais à l'air. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs: c'est une vie unie, qui ne pique point; tout s'y ressent de la subordination et du devoir; les plaisirs mêmes y sont graves, et les joies sévères; et on ne les goûte presque jamais que comme des marques d'autorité et de dépendance.
Les hommes mêmes n'ont pas en Perse la même gaieté que les François: on ne leur voit point cette liberté d'esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions.
C'est bien pis en Turquie, où l'on pourroit trouver des familles où, de père en fils, personne n'a ri depuis la fondation de la monarchie.
Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce qu'il y a entre eux: ils ne se voient que lorsqu'ils y sont forcés par la cérémonie; l'amitié, ce doux engagement du cœur, qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue: ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours une compagnie qui les attend; de manière que chaque famille est, pour ainsi dire, isolée des autres.
Un jour que je m'entretenois là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit: Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c'est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves dont le cœur et l'esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affoiblissent en vous les sentiments de la vertu, que l'on tient de la nature, et ils les ruinent depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent.
Car, enfin, défaites-vous des préjugés: que peut-on attendre de l'éducation qu'on reçoit d'un misérable qui fait consister son honneur à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueillit du plus vil emploi qui soit parmi les humains, qui est méprisable par sa fidélité même, qui est la seule de ses vertus, parce qu'il y est porté par envie, par jalousie et par désespoir; qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut, consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu'il puisse désoler le plus faible; qui, tirant de son imperfection, de sa laideur et de sa difformité, tout l'éclat de sa condition, n'est estimé que parce qu'il est indigne de l'être; qui enfin, rivé pour jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les verrous qui la tiennent, se vante de cinquante ans de vie dans ce poste indigne, où, chargé de la jalousie de son maître, il a exercé toute sa bassesse?
LETTRE XXXV.
USBEK A GEMCHID, SON COUSIN,
DERVIS DU BRILLANT MONASTÈRE DE TAURIS.
Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis? Crois-tu qu'au jour du jugement ils seront comme les infidèles Turcs, qui serviront d'ânes aux Juifs, et seront menés par eux au grand trot en enfer? Je sais bien qu'ils n'iront point dans le séjour des prophètes, et que le grand Ali n'est point venu pour eux. Mais, parce qu'ils n'ont pas été assez heureux pour trouver des mosquées dans leur pays, crois-tu qu'ils soient condamnés à des châtiments éternels, et que Dieu les punisse pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas fait connoître? Je puis te le dire: j'ai souvent examiné ces chrétiens; je les ai interrogés pour voir s'ils avoient quelque idée du grand Ali, qui étoit le plus beau de tous les hommes; j'ai trouvé qu'ils n'en avoient jamais ouï parler.
Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints prophètes faisoient passer au fil de l'épée, parce qu'ils refusoient de croire aux miracles du ciel; ils sont plutôt comme ces malheureux qui vivoient dans les ténèbres de l'idolâtrie avant que la divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand prophète.
D'ailleurs, si on examine de près leur religion, on y trouvera comme une semence de nos dogmes. J'ai souvent admiré les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu préparer par là à la conversion générale. J'ai ouï parler d'un livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante, dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions légales; et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils donnent à cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour toutes les autres. Leurs prêtres et les moines prient comme nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis où ils goûteront mille délices par le moyen de la résurrection des corps. Ils ont, comme nous, des jeûnes marqués, des mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséricorde divine. Ils rendent un culte aux bons anges, et se méfient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les miracles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils reconnoissent, comme nous, l'insuffisance de leurs mérites, et les besoins qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois partout le mahométisme, quoique je n'y trouve point Mahomet. On a beau faire, la vérité s'échappe, et perce toujours les ténèbres qui l'environnent. Il viendra un jour où l'Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants. Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard: tout, jusqu'à la loi, sera consommé; les divins exemplaires seront enlevés de la terre, et portés dans les célestes archives.
LETTRE XXXVI.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Le café est très en usage à Paris: il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on dit des nouvelles; dans d'autres, on joue aux échecs. Il y en a une où l'on apprête le café de telle manière qu'il donne de l'esprit à ceux qui en prennent: au moins, de tous ceux qui en sortent, il n'y a personne qui ne croie qu'il en a quatre fois plus que lorsqu'il y est entré.
Mais ce qui me choque de ces beaux esprits, c'est qu'ils ne se rendent pas utiles à leur patrie, et qu'ils amusent leurs talents à des choses puériles. Par exemple, lorsque j'arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince qu'il se puisse imaginer: il s'agissoit de la réputation d'un vieux poëte grec dont, depuis deux mille ans, on ignore la patrie, aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouoient que c'étoit un poëte excellent: il n'étoit question que du plus ou du moins de mérite qu'il falloit lui attribuer. Chacun en vouloit donner le taux; mais, parmi ces distributeurs de réputation, les uns faisoient meilleur poids que les autres: voilà la querelle. Elle étoit bien vive, car on se disoit cordialement de part et d'autre des injures si grossières, on faisoit des plaisanteries si amères, que je n'admirois pas moins la manière de disputer que le sujet de la dispute. Si quelqu'un, disois-je en moi-même, étoit assez étourdi pour aller devant l'un de ces défenseurs du poëte grec attaquer la réputation de quelque honnête citoyen, il ne seroit pas mal relevé; et je crois que ce zèle si délicat sur la réputation des morts s'embraseroit bien pour défendre celle des vivants! Mais, quoi qu'il en soit, ajoutois-je, Dieu me garde de m'attirer jamais l'inimitié des censeurs de ce poëte, que le séjour de deux mille ans dans le tombeau n'a pu garantir d'une haine si implacable! Ils frappent à présent des coups en l'air: mais que seroit-ce si leur fureur étoit animée par la présence d'un ennemi?
Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vulgaire; et il faut les distinguer d'une autre sorte de disputeurs qui se servent d'une langue barbare qui semble ajouter quelque chose à la fureur et à l'opiniâtreté des combattants. Il y a des quartiers où l'on voit comme une mêlée noire et épaisse de ces sortes de gens; ils se nourrissent de distinctions, ils vivent de raisonnements obscurs et de fausses conséquences. Ce métier, où l'on devroit mourir de faim, ne laisse pas de rendre. On a vu une nation entière chassée de son pays, traverser les mers pour s'établir en France, n'emportant avec elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu'un redoutable talent pour la dispute. Adieu.
LETTRE XXXVII.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très-haut degré le talent de se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son État. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairoit le mieux: tant il fait de cas de la politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu'il auroit sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu'un prince n'en sauroit espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourroit soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines; souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avoit fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avoit fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.
LETTRE XXXVIII.
RICA A IBBEN.
A Smyrne.
C'est une grande question parmi les hommes de savoir s'il est plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Il me semble qu'il y a bien des raisons pour et contre. Si les Européens disent qu'il n'y a pas de générosité à rendre malheureuses les personnes que l'on aime, nos Asiatiques répondent qu'il y a de la bassesse aux hommes de renoncer à l'empire que la nature leur a donné sur les femmes. Si on leur dit que le grand nombre de femmes enfermées est embarrassant, ils répondent que dix femmes qui obéissent embarrassent moins qu'une qui n'obéit pas. Que s'ils objectent à leur tour que les Européens ne sauroient être heureux avec des femmes qui ne leur sont pas fidèles, on leur répond que cette fidélité qu'ils vantent tant n'empêche point le dégoût qui suit toujours les passions satisfaites; que nos femmes sont trop à nous; qu'une possession si tranquille ne nous laisse rien à désirer ni à craindre; qu'un peu de coquetterie est un sel qui pique et prévient la corruption. Peut-être qu'un homme plus sage que moi serait embarrassé de décider: car, si les Asiatiques font fort bien de chercher des moyens propres à calmer leurs inquiétudes, les Européens font fort bien aussi de n'en point avoir.
Après tout, disent-ils, quand nous serions malheureux en qualité de maris, nous trouverions toujours moyen de nous dédommager en qualité d'amants. Pour qu'un homme pût se plaindre avec raison de l'infidélité de sa femme, il faudroit qu'il n'y eût que trois personnes dans le monde; ils seront toujours à but quand il y en aura quatre.
C'est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet les femmes aux hommes. Non, me disoit l'autre jour un philosophe très-galant: la nature n'a jamais dicté une telle loi; l'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie; elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de douceur que nous, et par conséquent plus d'humanité et de raison; ces avantages, qui devoient sans doute leur donner la supériorité si nous avions été raisonnables, la leur ont fait perdre, parce que nous ne le sommes point.
Or, s'il est vrai que nous n'avons sur les femmes qu'un pouvoir tyrannique, il ne l'est pas moins qu'elles ont sur nous un empire naturel, celui de la beauté, à qui rien ne résiste. Le nôtre n'est pas de tous les pays; mais celui de la beauté est universel. Pourquoi aurions-nous donc un privilége? Est-ce parce que nous sommes les plus forts? Mais c'est une véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens pour leur abattre le courage; les forces seroient égales, si l'éducation l'étoit aussi; éprouvons-les dans les talents que l'éducation n'a point affoiblis, et nous verrons si nous sommes si forts.
Il faut l'avouer, quoique cela choque nos mœurs: chez les peuples les plus polis, les femmes ont toujours eu de l'autorité sur leurs maris; elle fut établie par une loi chez les Égyptiens en l'honneur d'Isis, et chez les Babyloniens en l'honneur de Sémiramis. On disoit des Romains qu'ils commandoient à toutes les nations, mais qu'ils obéissoient à leurs femmes. Je ne parle point des Sauromates, qui étoient véritablement dans la servitude du sexe; ils étoient trop barbares pour que leur exemple puisse être cité.
Tu vois, mon cher Ibben, que j'ai pris le goût de ce pays-ci, où l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires et à réduire tout en paradoxe. Le prophète a décidé la question, et a réglé les droits de l'un et de l'autre sexe. Les femmes, dit-il, doivent honorer leurs maris: leurs maris les doivent honorer; mais ils ont l'avantage d'un degré sur elles.
LETTRE XXXIX.
HAGI[9] IBBI AU JUIF BEN JOSUÉ,
PROSÉLYTE MAHOMÉTAN.
A Smyrne.
[9] Hagi est un homme qui a fait le pèlerinage de la Mecque.
Il me semble, Ben Josué, qu'il y a toujours des signes éclatants qui préparent à la naissance des hommes extraordinaires; comme si la nature souffroit une espèce de crise, et que la puissance céleste ne produisît qu'avec effort.
Il n'y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet. Dieu, qui par les décrets de sa providence avoit résolu dès le commencement d'envoyer aux hommes ce grand prophète pour enchaîner Satan, créa une lumière deux mille ans avant Adam, qui, passant d'élu en élu, d'ancêtre en ancêtre de Mahomet, parvint enfin jusques à lui comme un témoignage authentique qu'il étoit descendu des patriarches.
Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut pas qu'aucun enfant fût conçu que la nature de la femme ne cessât d'être immonde, et que le membre viril ne fût livré à la circoncision.
Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage dès sa naissance; la terre trembla trois fois, comme si elle eût enfanté elle-même; toutes les idoles se prosternèrent; les trônes des rois furent renversés; Lucifer fut jeté au fond de la mer; et ce ne fut qu'après avoir nagé pendant quarante jours qu'il sortit de l'abîme, et s'enfuit sur le mont Cabès, d'où, avec une voix terrible, il appela les anges.
Cette nuit, Dieu posa un terme entre l'homme et la femme, qu'aucun d'eux ne pût passer. L'art des magiciens et nécromants se trouva sans vertu. On entendit une voix du ciel qui disoit ces paroles: J'ai envoyé au monde mon ami fidèle.
Selon le témoignage d'Isben Aben, historien arabe, les générations des oiseaux, des nuées, des vents, et tous les escadrons des anges, se réunirent pour élever cet enfant, et se disputèrent cet avantage. Les oiseaux disoient dans leurs gazouillements qu'il étoit plus commode qu'ils l'élevassent, parce qu'ils pouvoient plus facilement rassembler plusieurs fruits de divers lieux. Les vents murmuroient, et disoient: C'est plutôt à nous, parce que nous pouvons lui apporter de tous les endroits les odeurs les plus agréables. Non, non, disoient les nuées, non; c'est à nos soins qu'il sera confié, parce que nous lui ferons part à tous les instants de la fraîcheur des eaux. Là-dessus les anges indignés s'écrioient: Que nous restera-t-il donc à faire? Mais une voix du ciel fut entendue, qui termina toutes les disputes: Il ne sera point ôté d'entre les mains des mortels, parce que heureuses les mamelles qui l'allaiteront, et les mains qui le toucheront, et la maison qu'il habitera, et le lit où il reposera.
Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il faut avoir un cœur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que pouvoit faire davantage le ciel pour autoriser sa mission divine, à moins de renverser la nature, et de faire périr les hommes mêmes qu'il vouloit convaincre?
LETTRE XL.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Dès qu'un grand est mort, on s'assemble dans une mosquée, et l'on fait son oraison funèbre, qui est un discours à sa louange, avec lequel on seroit bien embarrassé de décider au juste du mérite du défunt.
Je voudrois bannir les pompes funèbres: il faut pleurer les hommes à leur naissance, et non pas à leur mort. A quoi servent les cérémonies et tout l'attirail lugubre qu'on fait paraître à un mourant dans ses derniers moments, les larmes mêmes de sa famille, et la douleur de ses amis, qu'à lui exagérer la perte qu'il va faire?
Nous sommes si aveugles, que nous ne savons quand nous devons nous affliger ou nous réjouir: nous n'avons presque jamais que de fausses tristesses ou de fausses joies.
Quand je vois le Mogol, qui toutes les années va sottement se mettre dans une balance et se faire peser comme un bœuf, quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce prince est devenu plus matériel, c'est-à-dire moins capable de les gouverner, j'ai pitié, Ibben, de l'extravagance humaine.
LETTRE XLI.
LE PREMIER EUNUQUE NOIR A USBEK.
Ismaël, un des eunuques noirs, vient de mourir, magnifique seigneur; et je ne puis m'empêcher de le remplacer. Comme les eunuques sont extrêmement rares à présent, j'avois pensé de me servir d'un esclave noir que tu as à la campagne; mais je n'ai pu jusqu'ici le porter à souffrir qu'on le consacrât à cet emploi. Comme je vois qu'au bout du compte c'est son avantage, je voulus l'autre jour user à son égard d'un peu de rigueur; et, de concert avec l'intendant de tes jardins, j'ordonnai que, malgré lui, on le mît en état de te rendre les services qui flattent le plus ton cœur, et de vivre comme moi dans ces redoutables lieux qu'il n'ose pas même regarder: mais il se mit à hurler comme si on avoit voulu l'écorcher, et fit tant qu'il échappa de nos mains, et évita le fatal couteau. Je viens d'apprendre qu'il veut t'écrire pour te demander grâce, soutenant que je n'ai conçu ce dessein que par un désir insatiable de vengeance sur certaines railleries piquantes qu'il dit avoir faites de moi. Cependant je te jure par les cent mille prophètes que je n'ai agi que pour le bien de ton service, la seule chose qui me soit chère, et hors laquelle je ne regarde rien. Je me prosterne à tes pieds.
LETTRE XLII.
PHARAN A USBEK, SON SOUVERAIN SEIGNEUR.
Si tu étois ici, magnifique seigneur, je paroîtrois à ta vue tout couvert de papier blanc; et il n'y en auroit pas assez pour écrire toutes les insultes que ton premier eunuque noir, le plus méchant de tous les hommes, m'a faites depuis ton départ.
Sous prétexte de quelques railleries qu'il prétend que j'ai faites sur le malheur de sa condition, il exerce sur ma tête une vengeance inépuisable; il a animé contre moi le cruel intendant de tes jardins, qui depuis ton départ m'oblige à des travaux insurmontables, dans lesquels j'ai pensé mille fois laisser la vie sans perdre un moment l'ardeur de te servir. Combien de fois ai-je dit en moi-même: J'ai un maître rempli de douceur, et je suis le plus malheureux esclave qui soit sur la terre!
Je te l'avoue, magnifique seigneur, je ne me croyois pas destiné à de plus grandes misères, mais ce traître d'eunuque a voulu mettre le comble à sa méchanceté. Il y a quelques jours que, de son autorité privée, il me destina à la garde de tes femmes sacrées, c'est-à-dire à une exécution qui seroit pour moi mille fois plus cruelle que la mort. Ceux qui en naissant ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels parents un traitement pareil, se consolent peut-être sur ce qu'ils n'ont jamais connu d'autre état que le leur; mais qu'on me fasse descendre de l'humanité et qu'on m'en prive, je mourrois de douleur si je ne mourois pas de cette barbarie.
J'embrasse tes pieds, sublime seigneur, dans une humilité profonde: fais en sorte que je sente les effets de cette vertu si respectée, et qu'il ne soit pas dit que par ton ordre il y ait sur la terre un malheureux de plus.
LETTRE XLIII.
USBEK A PHARAN.
Aux jardins de Fatmé.
Recevez la joie dans votre cœur, et reconnaissez ces sacrés caractères: faites-les baiser au grand eunuque et à l'intendant de mes jardins. Je leur défends de mettre la main sur vous jusqu'à mon retour; dites-leur d'acheter l'eunuque qui manque. Acquittez-vous de votre devoir comme si vous m'aviez toujours devant les yeux; car sachez que plus mes bontés sont grandes plus vous serez puni si vous en abusez.
LETTRE XLIV.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Il y a en France trois sortes d'états: l'Église, l'épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres: tel, par exemple, que l'on devroit mépriser parce qu'il est un sot, ne l'est souvent que parce qu'il est homme de robe.
Il n'y a pas jusqu'aux plus vils artisans qui ne disputent sur l'excellence de l'art qu'ils ont choisi: chacun s'élève au-dessus de celui qui est d'une profession différente, à proportion de l'idée qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne.
Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la province d'Érivan qui, ayant reçu quelque grâce d'un de nos monarques, lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu'elle lui donna, que le ciel le fît gouverneur d'Érivan.
J'ai lu, dans une relation, qu'un vaisseau français ayant relâché à la côte de Guinée, quelques hommes de l'équipage voulurent aller à terre acheter quelques moutons. On les mena au roi, qui rendoit la justice à ses sujets sous un arbre. Il étoit sur son trône, c'est-à-dire sur un morceau de bois, aussi fier que s'il eût été sur celui du Grand Mogol; il avoit trois ou quatre gardes avec des piques de bois; un parasol en forme de dais le couvroit de l'ardeur du soleil; tous ses ornements et ceux de la reine sa femme consistoient en leur peau noire et quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable, demanda à ces étrangers si l'on parloit beaucoup de lui en France. Il croyoit que son nom devoit être porté d'un pôle à l'autre; et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit qu'il avoit fait taire toute la terre, il croyoit, lui, qu'il devoit faire parler tout l'univers.
Quand le kan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes de la terre peuvent aller dîner, si bon leur semble; et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison, qui ne vit que de brigandages, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves, et les insulte régulièrement deux fois par jour.
LETTRE XLV.
RICA A USBEK.
A ***.
Hier matin, comme j'étois au lit, j'entendis frapper rudement à ma porte, qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un homme avec qui j'avois lié quelque société, et qui me parut tout hors de lui-même.
Son habillement étoit beaucoup plus que modeste, sa perruque de travers n'avoit pas même été peignée; il n'avoit pas eu le temps de faire recoudre son pourpoint noir, et il avoit renoncé, pour ce jour-là, aux sages précautions avec lesquelles il avoit coutume de déguiser le délabrement de son équipage.
Levez-vous, me dit-il; j'ai besoin de vous tout aujourd'hui; j'ai mille emplettes à faire, et je serai bien aise que ce soit avec vous: il faut premièrement que nous allions à la rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est chargé de vendre une terre de cinq cent mille livres; je veux qu'il m'en donne la préférence. En venant ici, je me suis arrêté un moment au faubourg Saint-Germain, où j'ai loué un hôtel deux mille écus, et j'espère passer le contrat aujourd'hui.
Dès que je fus habillé, ou peu s'en falloit, mon homme me fit précipitamment descendre: Commençons par aller acheter un carrosse, et établissons d'abord l'équipage. En effet, nous achetâmes non-seulement un carrosse, mais encore pour cent mille francs de marchandises, en moins d'une heure; tout cela se fit promptement, parce que mon homme ne marchanda rien, et ne compta jamais: aussi ne déplaça-t-il pas. Je rêvois sur tout ceci; et quand j'examinois cet homme, je trouvois en lui une complication singulière de richesses et de pauvreté: de manière que je ne savois que croire. Mais enfin je rompis le silence, et, le tirant à quartier, je lui dis: Monsieur, qui est-ce qui payera tout cela? Moi, me dit-il; venez dans ma chambre; je vous montrerai des trésors immenses, et des richesses enviées des plus grands monarques; mais elles ne le seront pas de vous, qui les partagerez toujours avec moi. Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage, et par une échelle nous nous guindons à un sixième, qui étoit un cabinet ouvert aux quatre vents, dans lequel il n'y avoit que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j'ai fait d'abord ce que je fais depuis vingt-cinq ans, qui est d'aller visiter mon œuvre: j'ai vu que le grand jour étoit venu qui devoit me rendre plus riche qu'homme qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille? elle a à présent toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire la transmutation des métaux. J'en ai tiré ces grains que vous voyez, qui sont de vrai or par leur couleur, quoiqu'un peu imparfaits par leur pesanteur. Ce secret, que Nicolas Flamel trouva, mais que Raimond Lulle et un million d'autres cherchèrent toujours, est venu jusques à moi, et je me trouve aujourd'hui un heureux adepte. Fasse le ciel que je ne me serve de tant de trésors qu'il m'a communiqués, que pour sa gloire!
Je sortis, et je descendis, ou plutôt je me précipitai par cet escalier, transporté de colère, et laissai cet homme si riche dans son hôpital. Adieu, mon cher Usbek. J'irai te voir demain, et, si tu veux, nous reviendrons ensemble à Paris.
LETTRE XLVI.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion, mais il semble qu'ils combattent en même temps à qui l'observera le moins.
Non-seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens, mais même meilleurs citoyens; et c'est ce qui me touche: car, dans quelque religion qu'on vive, l'observation des lois, l'amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion.
En effet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la divinité qui a établi la religion qu'il professe? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'humanité. Car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en suppose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre heureux; que s'il aime les hommes, on est sûr de lui plaire en les aimant aussi, c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les devoirs de la charité et de l'humanité, en ne violant point les lois sous lesquelles ils vivent.
On est bien plus sûr par là de plaire à Dieu qu'en observant telle ou telle cérémonie; car les cérémonies n'ont point un degré de bonté par elles-mêmes; elles ne sont bonnes qu'avec égard, et dans la supposition que Dieu les a commandées; mais c'est la matière d'une grande discussion: on peut facilement s'y tromper, car il faut choisir les cérémonies d'une religion entre celles de deux mille.
Un homme faisoit tous les jours à Dieu cette prière: Seigneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans cesse à votre sujet; je voudrois vous servir selon votre volonté; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais non plus en quelle posture je dois me mettre: l'un dit que je dois vous prier debout; l'autre veut que je sois assis; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout: il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec horreur, si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Il m'arriva l'autre jour de manger un lapin dans un caravansérail: trois hommes qui étoient auprès de là me firent trembler; ils me soutinrent tous trois que je vous avois grièvement offensé; l'un[10], parce que cet animal étoit immonde; l'autre[11], parce qu'il étoit étouffé; l'autre enfin[12], parce qu'il n'étoit pas poisson. Un brachmane qui passoit par là, et que je pris pour juge, me dit: Ils ont tort, car apparemment vous n'avez pas tué vous-même cet animal. Si fait, lui dis-je. Ah! vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne vous pardonnera jamais, me dit-il d'une voix sévère: que savez-vous si l'âme de votre père n'étoit pas passée dans cette bête? Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable: je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser; cependant je voudrois vous plaire, et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée.
[10] Un Juif.
[11] Un Turc.
[12] Un Arménien.
LETTRE XLVII.
ZACHI A USBEK.
A Paris.
J'ai une grande nouvelle à t'apprendre: je me suis réconciliée avec Zéphis; le sérail, partagé entre nous, s'est réuni. Il ne manque que toi dans ces lieux, où la paix règne: viens, mon cher Usbek, viens y faire triompher l'amour.
Je donnai à Zéphis un grand festin, où ta mère, tes femmes et tes principales concubines furent invitées; tes tantes et plusieurs de tes cousines s'y trouvèrent aussi; elles étoient venues à cheval, couvertes du sombre nuage de leurs voiles et de leurs habits.
Le lendemain, nous partîmes pour la campagne, où nous espérions êtres plus libres; nous montâmes sur nos chameaux, et nous nous mîmes quatre dans chaque loge. Comme la partie avoit été faite brusquement, nous n'eûmes pas le temps d'envoyer à la ronde annoncer le courouc; mais le premier eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution: car il joignit à la toile qui nous empêchoit d'être vues un rideau si épais, que nous ne pouvions absolument voir personne.
Quand nous fûmes arrivées à cette rivière qu'il faut traverser, chacune de nous se mit, selon la coutume, dans une boîte, et se fit porter dans le bateau; car on nous dit que la rivière étoit pleine de monde. Un curieux, qui s'approcha trop près du lieu où nous étions enfermées, reçut un coup mortel, qui lui ôta pour jamais la lumière du jour; un autre, qu'on trouva se baignant tout nu sur le rivage, eut le même sort; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au nôtre ces deux infortunés.
Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes au milieu du fleuve, un vent si impétueux s'éleva et un nuage si affreux couvrit les airs, que nos matelots commencèrent à désespérer. Effrayées de ce péril, nous nous évanouîmes presque toutes. Je me souviens que j'entendis la voix et la dispute de nos eunuques, dont les uns disoient qu'il falloit nous avertir du péril et nous tirer de notre prison; mais leur chef soutint toujours qu'il mourroit plutôt que de souffrir que son maître fût ainsi déshonoré, et qu'il enfonceroit un poignard dans le sein de celui qui feroit des propositions si hardies. Une de mes esclaves, toute hors d'elle, courut vers moi déshabillée, pour me secourir; mais un eunuque noir la prit brutalement, et la fit rentrer dans l'endroit d'où elle étoit sortie. Pour lors je m'évanouis, et ne revins à moi que lorsque le péril fut passé.
Que les voyages sont embarrassants pour les femmes! Les hommes ne sont exposés qu'aux dangers qui menacent leur vie, et nous sommes à tous les instants dans la crainte de perdre notre vie ou notre vertu. Adieu, mon cher Usbek. Je t'adorerai toujours.
LETTRE XLVIII.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Ceux qui aiment à s'instruire ne sont jamais oisifs: quoique je ne sois chargé d'aucune affaire importante, je suis cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie à examiner; j'écris le soir ce que j'ai remarqué, ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu dans la journée; tout m'intéresse, tout m'étonne: je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets.
Tu ne le croirois pas peut-être; nous sommes reçus agréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les sociétés: je crois devoir beaucoup à l'esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait qu'il recherche tout le monde, et qu'il en est également recherché. Notre air étranger n'offense plus personne; nous jouissons même de la surprise où l'on est de nous trouver quelque politesse: car les François n'imaginent pas que notre climat produise des hommes. Cependant, il faut l'avouer, ils valent la peine qu'on les détrompe.
J'ai passé quelques jours dans une maison de campagne auprès de Paris, chez un homme de considération, qui est ravi d'avoir de la compagnie chez lui. Il a une femme fort aimable, et qui joint à une grande modestie une gaieté que la vie retirée ôte toujours à nos dames de Perse.
Étranger que j'étois, je n'avois rien de mieux à faire que d'étudier, selon ma coutume, sur cette foule de gens qui y abordoit sans cesse, dont les caractères me présentoient toujours quelque chose de nouveau. Je remarquai d'abord un homme dont la simplicité me plut; je m'attachai à lui, il s'attacha à moi: de sorte que nous nous trouvions toujours l'un auprès de l'autre.
Un jour que, dans un grand cercle, nous nous entretenions en particulier, laissant les conversations générales à elles-mêmes: Vous trouverez peut-être en moi, lui dis-je, plus de curiosité que de politesse; mais je vous supplie d'agréer que je vous fasse quelques questions; car je m'ennuie de n'être au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurois démêler. Mon esprit travaille depuis deux jours: il n'y a pas un seul de ces hommes qui ne m'ait donné la torture plus de deux cents fois; et cependant je ne les devinerois de mille ans: ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque. Vous n'avez qu'à dire, me répondit-il, et je vous instruirai de tout ce que vous souhaiterez; d'autant mieux que je vous crois homme discret, et que vous n'abuserez pas de ma confiance.
Qui est cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu'il a donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos ministres qu'on me dit d'être d'un accès si difficile? Il faut bien que ce soit un homme de qualité; mais il a la physionomie si basse, qu'il ne fait guères honneur aux gens de qualité; et d'ailleurs je ne lui trouve point d'éducation. Je suis étranger; mais il me semble qu'il y a en général une certaine politesse commune à toutes les nations; je ne lui trouve point de celle-là: est-ce que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres? Cet homme, me répondit-il en riant, est un fermier: il est autant au-dessus des autres par ses richesses qu'il est au-dessous de tout le monde par sa naissance; il auroit la meilleure table de Paris, s'il pouvoit se résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est bien impertinent, comme vous le voyez, mais il excelle par son cuisinier: aussi n'en est-il pas ingrat: car vous avez entendu qu'il l'a loué tout aujourd'hui.
Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait placer auprès d'elle, comment a-t-il un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri? Il sourit gracieusement dès qu'on lui parle; sa parure est plus modeste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. C'est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris; il connoît le foible des femmes: elles savent aussi qu'il a le sien. Comment? dis-je, il parle toujours de quelque chose qu'il appelle la grâce? Non pas toujours, me répondit-il: à l'oreille d'une jolie femme, il parle encore plus volontiers de sa chute: il foudroie en public, mais il est doux comme un agneau en particulier. Il me semble, dis-je pour lors, qu'on le distingue beaucoup, et qu'on a de grands égards pour lui. Comment! si on le distingue! C'est un homme nécessaire; il fait la douceur de la vie retirée: petits conseils, soins officieux, visites marquées; il dissipe un mal de tête mieux qu'homme du monde; c'est un homme excellent.
Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé; qui fait quelquefois des grimaces, et a un langage différent des autres; qui n'a pas d'esprit pour parler, mais qui parle pour avoir de l'esprit? C'est, me répondit-il, un poëte, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là disent qu'ils sont nés ce qu'ils sont; cela est vrai, et aussi ce qu'ils seront toute leur vie, c'est-à-dire presque toujours les plus ridicules de tous les hommes: aussi ne les épargne-t-on point; on verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer celui-ci dans cette maison; et il y est bien reçu du maître et de la maîtresse, dont la bonté et la politesse ne se démentent à l'égard de personne; il fit leur épithalame lorsqu'ils se marièrent: c'est ce qu'il a fait de mieux en sa vie; car il s'est trouvé que le mariage a été aussi heureux qu'il l'a prédit.
Vous ne le croiriez pas peut-être, ajouta-t-il, entêté comme vous êtes des préjugés de l'Orient: il y a parmi nous des mariages heureux, et des femmes dont la vertu est un gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent entre eux une paix qui ne peut être troublée; ils sont aimés et estimés de tout le monde: il n'y a qu'une chose; c'est que leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de monde; ce qui fait qu'il y a quelquefois mauvaise compagnie. Ce n'est pas que je les désapprouve; il faut vivre avec les gens tels qu'ils sont: les gens qu'on dit être de bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont le vice est plus raffiné; et peut-être qu'il en est comme des poisons, dont les plus subtils sont aussi les plus dangereux.
Et ce vieux homme, lui dis-je tout bas, qui a l'air si chagrin? je l'ai pris d'abord pour un étranger; car outre qu'il est habillé autrement que les autres, il censure tout ce qui se fait en France, et n'approuve pas votre gouvernement. C'est un vieux guerrier, me dit-il, qui se rend mémorable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits. Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles où il ne se soit pas trouvé, ou qu'on vante un siége où il n'ait pas monté à la tranchée: il se croit si nécessaire à notre histoire, qu'il s'imagine qu'elle finit où il a fini; il regarde quelques blessures qu'il a reçues, comme la dissolution de la monarchie; et, à la différence de ces philosophes qui disent qu'on ne jouit que du présent, et que le passé n'est rien, il ne jouit, au contraire, que du passé, et n'existe que dans les campagnes qu'il a faites: il respire dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans ceux qui passeront après eux. Mais pourquoi, dis-je, a-t-il quitté le service? Il ne l'a point quitté, me répondit-il; mais le service l'a quitté; on l'a employé dans une petite place où il racontera le reste de ses jours; mais il n'ira jamais plus loin: le chemin des honneurs lui est fermé. Et pourquoi cela? lui dis-je. Nous avons une maxime en France, me répondit-il: c'est de n'élever jamais les officiers dont la patience a langui dans les emplois subalternes; nous les regardons comme des gens dont l'esprit s'est comme rétréci dans les détails, et qui, par une habitude de petites choses, sont devenus incapables des plus grandes. Nous croyons qu'un homme qui n'a pas les qualités d'un général à trente ans ne les aura jamais; que celui qui n'a pas ce coup d'œil qui montre tout d'un coup un terrain de plusieurs lieues dans toutes ses situations différentes, cette présence d'esprit qui fait que dans une victoire on se sert de tous ses avantages, et dans un échec de toutes ses ressources, n'acquerra jamais ces talents: c'est pour cela que nous avons des emplois brillants pour ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non-seulement d'un cœur, mais aussi d'un génie héroïque; et des emplois subalternes pour ceux dont les talents le sont aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli dans une guerre obscure; ils ne réussissent tout au plus qu'à faire ce qu'ils ont fait toute leur vie; et il ne faut point commencer à les charger dans le temps qu'ils s'affoiblissent.
Un moment après, la curiosité me reprit, et je lui dis: Je m'engage à ne vous plus faire de questions, si vous voulez encore souffrir celle-ci. Qui est ce grand jeune homme qui a des cheveux, peu d'esprit et tant d'impertinence? D'où vient qu'il parle plus haut que les autres, et se sait si bon gré d'être au monde? C'est un homme à bonnes fortunes, me répondit-il. A ces mots, des gens entrèrent, d'autres sortirent, on se leva, quelqu'un vint parler à mon gentilhomme, et je restai aussi peu instruit qu'auparavant. Mais un moment après, je ne sais par quel hasard ce jeune homme se trouva auprès de moi, et, m'adressant la parole: Il fait beau; voudriez-vous, monsieur, faire un tour de parterre? Je lui répondis le plus civilement qu'il me fut possible, et nous sortîmes ensemble. Je suis venu à la campagne, me dit-il, pour faire plaisir à la maîtresse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal: il y a bien certaine femme dans le monde qui pestera un peu, mais qu'y faire? Je vois les plus jolies femmes de Paris; mais je ne me fixe pas à une, et je leur en donne bien à garder: car, entre vous et moi, je ne vaux pas grand chose. Apparemment, monsieur, lui dis-je, que vous avez quelque charge ou quelque emploi, qui vous empêche d'être plus assidu auprès d'elles. Non, monsieur, je n'ai d'autre emploi que de faire enrager un mari, ou désespérer un père; j'aime à alarmer une femme qui croit me tenir, et la mettre à deux doigts de ma perte. Nous sommes quelques jeunes gens qui partageons ainsi tout Paris, et l'intéressons à nos moindres démarches. A ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de bruit que le guerrier le plus valeureux, et vous êtes plus considéré qu'un grave magistrat. Si vous étiez en Perse, vous ne jouiriez pas de tous ces avantages; vous deviendriez plus propre à garder nos dames qu'à leur plaire. Le feu me monta au visage; et je crois que, pour peu que j'eusse parlé, je n'aurois pu m'empêcher de le brusquer.
Que dis-tu d'un pays où l'on tolère de pareilles gens, et où l'on laisse vivre un homme qui fait un tel métier? où l'infidélité, la trahison, le rapt, la perfidie et l'injustice conduisent à la considération? où l'on estime un homme parce qu'il ôte une fille à son père, une femme à son mari, et trouble les sociétés les plus douces et les plus saintes? Heureux les enfants d'Ali, qui défendent leurs familles de l'opprobre et de la séduction! La lumière du jour n'est pas plus pure que le feu qui brûle dans le cœur de nos femmes: nos filles ne pensent qu'en tremblant au jour qui doit les priver de cette vertu, qui les rend semblables aux anges et aux puissances incorporelles. Terre natale et chérie, sur qui le soleil jette ses premiers regards, tu n'es point souillée par les crimes horribles qui obligent cet astre à se cacher dès qu'il paroît dans le noir Occident.
LETTRE XLIX.
RICA A USBEK.
A ***.
Étant l'autre jour dans ma chambre, je vis entrer un dervis extraordinairement habillé: sa barbe descendoit jusqu'à sa ceinture de corde; il avoit les pieds nus; son habit étoit gris, grossier, et en quelques endroits pointu. Le tout me parut si bizarre, que ma première idée fut d'envoyer chercher un peintre pour en faire une fantaisie.
Il me fit d'abord un grand compliment, dans lequel il m'apprit qu'il étoit homme de mérite, et de plus capucin. On m'a dit, ajouta-t-il, monsieur, que vous retournez bientôt à la cour de Perse, où vous tenez un rang distingué: je viens vous demander protection, et vous prier de nous obtenir du roi une petite habitation, auprès de Casbin, pour deux ou trois religieux. Mon père, lui dis-je, vous voulez donc aller en Perse? Moi, monsieur! me dit-il; je m'en donnerai bien de garde. Je suis ici provincial, et je ne troquerois pas ma condition contre celle de tous les capucins du monde. Et que diable me demandez-vous donc? C'est, me répondit-il, que si nous avions cet hospice, nos pères d'Italie y enverroient deux ou trois de leurs religieux. Vous les connoissez apparemment, lui dis-je, ces religieux? Non, monsieur, je ne les connois pas. Eh morbleu! que vous importe donc qu'ils aillent en Perse? C'est un beau projet de faire respirer l'air de Casbin à deux capucins: cela sera très-utile et à l'Europe et à l'Asie; il est fort nécessaire d'intéresser là-dedans des monarques: voilà ce qui s'appelle de belles colonies! Allez, vous et vos semblables n'êtes point faits pour être transplantés, et vous ferez bien de continuer à ramper dans les endroits où vous vous êtes engendrés.
LETTRE L.
RICA A ***.
J'ai vu des gens chez qui la vertu étoit si naturelle, qu'elle ne se faisoit pas même sentir: ils s'attachoient à leur devoir sans s'y plier, et s'y portoient comme par instinct; bien loin de relever par leurs discours leurs rares qualités, il sembloit qu'elles n'avoient pas percé jusqu'à eux. Voilà les gens que j'aime; non pas ces gens vertueux qui semblent être étonnés de l'être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre.
Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paroître un orgueil qui déshonoreroit les plus grands hommes?
Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-mêmes: leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l'intérêt qu'ils y prennent les grossisse à vos yeux; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé: ils sont un modèle universel, un sujet de comparaison inépuisable, une source d'exemples qui ne tarit jamais. Oh! que la louange est fade lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part!
Il y a quelques jours qu'un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents; mais, comme il n'y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler; la conversation nous revint donc, et nous la prîmes.
Un homme qui paraissoit assez chagrin commença par se plaindre de l'ennui répandu dans les conversations. Quoi! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux? Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur: il n'y a qu'à faire comme moi; je ne me loue jamais; j'ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense, mes amis disent que j'ai quelque esprit; mais je ne parle jamais de tout cela: si j'ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c'est ma modestie.
J'admirois cet impertinent; et pendant qu'il parloit tout haut, je disois tout bas: Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui; qui craint ceux qui l'écoutent; et ne compromet point son mérite avec l'orgueil des autres!
LETTRE LI.
NARGUM, ENVOYÉ DE PERSE EN MOSCOVIE, A USBEK.
A Paris.
On m'a écrit d'Ispahan que tu avois quitté la Perse, et que tu étois actuellement à Paris. Pourquoi faut-il que j'apprenne de tes nouvelles par d'autres que par toi?
Les ordres du roi des rois me retiennent depuis cinq ans dans ce pays-ci, où j'ai terminé plusieurs négociations importantes.
Tu sais que le czar est le seul des princes chrétiens dont les intérêts soient mêlés avec ceux de la Perse, parce qu'il est ennemi des Turcs comme nous.
Son empire est plus grand que le nôtre: car on compte deux mille lieues depuis Moscou jusqu'à la dernière place de ses États du côté de la Chine.
Il est le maître absolu de la vie et des biens de ses sujets, qui sont tous esclaves, à la réserve de quatre familles. Le lieutenant des prophètes, le roi des rois, qui a le ciel pour marchepied, ne fait pas un exercice plus redoutable de sa puissance.
A voir le climat affreux de la Moscovie, on ne croiroit jamais que ce fût une peine d'en être exilé: cependant, dès qu'un grand est disgracié, on le relègue en Sibérie.
Comme la loi de notre prophète nous défend de boire du vin, celle du prince le défend aux Moscovites.
Ils ont une manière de recevoir leurs hôtes, qui n'est point du tout persane. Dès qu'un étranger entre dans une maison, le mari lui présente sa femme; l'étranger la baise; et cela passe pour une politesse faite au mari.
Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles, stipulent ordinairement que le mari ne les fouettera pas, cependant on ne sauroit croire combien les femmes moscovites aiment à être battues: elles ne peuvent comprendre qu'elles possèdent le cœur de leur mari, s'il ne les bat comme il faut; une conduite opposée, de sa part, est une marque d'indifférence impardonnable. Voici une lettre qu'une d'elles écrivit dernièrement à sa mère:
«Je suis la plus malheureuse femme du monde; il n'y a rien que je n'aie fait pour me faire aimer de mon mari, et je n'ai jamais pu y réussir. Hier, j'avois mille affaires dans la maison; je sortis, et je demeurai tout le jour dehors: je crus, à mon retour, qu'il me battroit bien fort; mais il ne me dit pas un seul mot. Ma sœur est bien autrement traitée: son mari la roue de coups tous les jours; elle ne peut pas regarder un homme, qu'il ne l'assomme soudain: ils s'aiment beaucoup aussi, et ils vivent de la meilleure intelligence du monde.
«C'est ce qui la rend si fière; mais je ne lui donnerai pas longtemps sujet de me mépriser. J'ai résolu de me faire aimer de mon mari, à quelque prix que ce soit: je le ferai si bien enrager, qu'il faudra bien qu'il me donne des marques d'amitié. Il ne sera pas dit que je ne serai pas battue, et que je vivrai dans la maison sans que l'on pense à moi. La moindre chiquenaude qu'il me donnera, je crierai de toute ma force, afin qu'on s'imagine qu'il y va tout de bon; et je crois que, si quelque voisin venoit au secours, je l'étranglerois. Je vous supplie, ma chère mère, de vouloir bien représenter à mon mari qu'il me traite d'une manière indigne. Mon père, qui est un si honnête homme, n'agissoit pas de même; et il me souvient, lorsque j'étois petite fille, qu'il me sembloit quelquefois qu'il vous aimoit trop. Je vous embrasse, ma chère mère.»
Les Moscovites ne peuvent point sortir de l'empire, quand ce seroit pour voyager. Ainsi, séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont conservé leurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyoient pas qu'il fût possible qu'on en pût avoir d'autres.
Mais le prince qui règne à présent a voulu tout changer: il a eu de grands démêlés avec eux au sujet de leur barbe: le clergé et les moines n'ont pas moins combattu en faveur de leur ignorance.
Il s'attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter dans l'Europe et l'Asie la gloire de sa nation, oubliée jusqu'ici, et presque uniquement connue d'elle-même.
Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes États, laissant partout des marques de sa sévérité naturelle.
Il les quitte, comme s'ils ne pouvoient le contenir, et va chercher dans l'Europe d'autres provinces et de nouveaux royaumes.
Je t'embrasse, mon cher Usbek: donne-moi de tes nouvelles, je te conjure.
LETTRE LII.
RICA A USBEK.
A ***.
J'étois l'autre jour dans une société où je me divertis assez bien. Il y avoit là des femmes de tous les âges: une de quatre-vingts ans, une de soixante, une de quarante, laquelle avoit une nièce qui pouvoit en avoir vingt ou vingt-deux. Un certain instinct me fit approcher de cette dernière, et elle me dit à l'oreille: Que dites-vous de ma tante, qui à son âge veut avoir des amants, et fait la jolie? Elle a tort, lui dis-je: c'est un dessein qui ne convient qu'à vous. Un moment après, je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit: Que dites-vous de cette femme qui a pour le moins soixante ans, qui a passé aujourd'hui plus d'une heure à sa toilette? C'est du temps perdu, lui dis-je; et il faut avoir vos charmes pour devoir y songer. J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans, et la plaignois dans mon âme, lorsqu'elle me dit à l'oreille: Y a-t-il rien de si ridicule? voyez-vous cette femme qui a quatre-vingts ans, et qui met des rubans couleur de feu; elle veut faire la jeune, et elle y réussit: car cela approche de l'enfance. Ah! bon Dieu, dis-je en moi-même, ne sentirons-nous jamais que le ridicule des autres? C'est peut-être un bonheur, disois-je ensuite, que nous trouvions de la consolation dans les faiblesses d'autrui. Cependant j'étois en train de me divertir, et je dis: Nous avons assez monté; descendons à présent, et commençons par la vieille qui est au sommet. Madame, vous vous ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous, qu'il semble que vous soyez deux sœurs; et je ne crois pas que vous soyez plus âgée l'une que l'autre. Eh! vraiment, monsieur, me dit-elle, lorsque l'une mourra, l'autre devra avoir grand'peur: je ne crois pas qu'il y ait d'elle à moi deux jours de différence. Quand je tins cette femme décrépite, j'allai à celle de soixante ans: Il faut, madame, que vous décidiez un pari que j'ai fait; j'ai gagé que cette dame et vous (lui montrant la femme de quarante ans) étiez de même âge. Ma foi, dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. Bon, m'y voilà; continuons. Je descendis encore, et j'allai à la femme de quarante ans. Madame, faites-moi la grâce de me dire si c'est pour rire que vous appelez cette demoiselle, qui est à l'autre table, votre nièce? Vous êtes aussi jeune qu'elle; elle a même quelque chose dans le visage de passé, que vous n'avez certainement pas; et ces couleurs vives qui paroissent sur votre teint... Attendez, me dit-elle: je suis sa tante, mais sa mère avoit pour le moins vingt-cinq ans plus que moi: nous n'étions pas de même lit; j'ai ouï dire à feu ma sœur que sa fille et moi naquîmes la même année. Je le disois bien, madame, et je n'avois pas tort d'être étonné.
Mon cher Usbek, les femmes qui se sentent finir d'avance par la perte de leurs agréments voudroient reculer vers la jeunesse. Eh! comment ne chercheroient-elles pas à tromper les autres? elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mêmes, et pour se dérober à la plus affligeante de toutes les idées.
LETTRE LIII.
ZÉLIS A USBEK.
A Paris.
Jamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave Zélide; il la demande en mariage avec tant de fureur, que je ne puis la lui refuser. Et pourquoi ferois-je de la résistance, lorsque sa mère n'en fait pas, et que Zélide elle-même paroît satisfaite de l'idée de ce mariage imposteur, et de l'ombre vaine qu'on lui présente?
Que veut-elle faire de cet infortuné, qui n'aura d'un mari que la jalousie; qui ne sortira de sa froideur que pour entrer dans un désespoir inutile; qui se rappellera toujours la mémoire de ce qu'il a été, pour la faire souvenir de ce qu'il n'est plus; qui, toujours prêt à se donner, et ne se donnant jamais, se trompera, la trompera sans cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous les malheurs de sa condition?
Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fantômes? ne vivre que pour imaginer? se trouver toujours auprès des plaisirs et jamais dans les plaisirs? languissante dans les bras d'un malheureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne répondre qu'à ses regrets?
Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait uniquement pour garder, et jamais pour posséder? Je cherche l'amour, et je ne le vois pas.
Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu préfères mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs à la pudeur feinte de mes compagnes.
Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue; que la nature se dédommage de ses pertes; qu'elle a des ressources qui réparent le désavantage de leur condition; qu'on peut bien cesser d'être homme, mais non pas d'être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l'on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs.
Si cela étoit, je trouverois Zélide moins à plaindre; c'est quelque chose de vivre avec des gens moins malheureux.
Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le mariage s'accomplisse dans le sérail. Adieu.
LETTRE LIV.
RICA A USBEK.
A ***.
J'étois ce matin dans ma chambre, laquelle, comme tu sais, n'est séparée des autres que par une cloison fort mince, et percée en plusieurs endroits; de manière qu'on entend tout ce qui se dit dans la chambre voisine. Un homme, qui se promenoit à grand pas, disoit à un autre: Je ne sais ce que c'est, mais tout se tourne contre moi; il y a plus de trois jours que je n'ai rien dit qui m'ait fait honneur; et je me suis trouvé confondu pêle-mêle dans toutes les conversations, sans qu'on ait fait la moindre attention à moi, et qu'on m'ait deux fois adressé la parole. J'avois préparé quelques saillies pour relever mon discours; jamais on n'a voulu souffrir que je les fisse venir: j'avois un conte fort joli à faire; mais à mesure que j'ai voulu l'approcher, on l'a esquivé comme si on l'avoit fait exprès: j'ai quelques bons mots, qui depuis quatre jours vieillissent dans ma tête, sans que j'en aie pu faire le moindre usage. Si cela continue, je crois qu'à la fin je serai un sot: il semble que ce soit mon étoile, et que je ne puisse m'en dispenser. Hier, j'avois espéré de briller avec trois ou quatre vieilles femmes qui certainement ne m'imposent point, et je devois dire les plus jolies choses du monde: je fus plus d'un quart d'heure à diriger ma conversation; mais elles ne tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise? la réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me vient dans l'idée une chose, reprit l'autre: travaillons de concert à nous donner de l'esprit; associons-nous pour cela. Nous nous dirons chacun tous les jours de quoi nous devons parler; et nous nous secourrons si bien que, si quelqu'un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l'attirerons nous-mêmes; et s'il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout à fait, et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes les conversations, et qu'on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd'hui, demain tu seras mon second. J'entrerai avec toi dans une maison, et je m'écrierai en te montrant: Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante que monsieur vient de faire à un homme que nous avons trouvé dans la rue; et je me tournerai vers toi; il ne s'y attendoit pas; il a été bien étonné. Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras: J'y étois quand il les fit; c'étoit dans un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous nous raillerons toi et moi; et l'on dira: Voyez comme ils s'attaquent, comme ils se défendent; ils ne s'épargnent pas; voyons comme il sortira de là; à merveille! quelle présence d'esprit! voilà une véritable bataille. Mais on ne dira pas que nous nous étions escarmouchés dès la veille. Il faudra acheter de certains livres qui sont des recueils de bons mots composés à l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit et qui en veulent contrefaire: tout dépend d'avoir des modèles. Je veux qu'avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation d'une heure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir une attention; c'est de soutenir leur fortune: ce n'est pas tout que de dire un bon mot, il faut le répandre et le semer partout; sans cela, autant de perdu; et je t'avoue qu'il n'y a rien de si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite mourir dans l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que souvent il y a une compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent incognito; et c'est la seule chose qui peut nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu'il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à l'Académie: c'est pour te dire que le travail ne sera pas long, car pour lors tu pourras renoncer à ton art; tu seras homme d'esprit, malgré que tu en aies. On remarque en France que, dès qu'un homme entre dans une compagnie, il prend d'abord ce qu'on appelle l'esprit du corps: tu en seras de même; et je ne crains pour toi que l'embarras des applaudissements.
LETTRE LV.
RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Chez les peuples d'Europe, le premier quart d'heure du mariage aplanit toutes les difficultés; les dernières faveurs sont toujours de même date que la bénédiction nuptiale: les femmes n'y font point comme nos Persanes, qui disputent le terrain quelquefois des mois entiers; il n'y a rien de si plénier: si elles ne perdent rien, c'est qu'elles n'ont rien à perdre; mais on sait toujours, chose honteuse! le moment de leur défaite; et, sans consulter les astres, on peut prédire au juste l'heure de la naissance de leurs enfants.
Les François ne parlent presque jamais de leurs femmes: c'est qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les connoissent mieux qu'eux.
Il y a parmi eux des hommes très-malheureux que personne ne console: ce sont les maris jaloux; il y en a que tout le monde hait: ce sont les maris jaloux; il y en a que tous les hommes méprisent: ce sont encore les maris jaloux.
Aussi n'y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nombre que chez les François. Leur tranquillité n'est pas fondée sur la confiance qu'ils ont en leurs femmes; c'est au contraire sur la mauvaise opinion qu'ils en ont: toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paroissent des moyens plus propres à exercer l'industrie du sexe qu'à la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce, et regardent les infidélités comme des coups d'une étoile inévitable. Un mari qui voudroit seul posséder sa femme seroit regardé comme perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudroit jouir de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.
Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n'a pas assez de mérite pour se faire aimer d'une autre; qui abuse de la nécessité de la loi, pour suppléer aux agréments qui lui manquent; qui se sert de tous ses avantages au préjudice d'une société entière; qui s'approprie ce qui ne lui avoit été donné qu'en engagement, et qui agit autant qu'il est en lui pour renverser une convention tacite qui fait le bonheur de l'un et de l'autre sexe. Ce titre de mari d'une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, se porte ici sans inquiétude: on se sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la perte d'une place par la prise d'une autre: dans le temps que le Turc nous prenoit Bagdad, n'enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de Candahar?
Un homme qui, en général, souffre les infidélités de sa femme n'est point désapprouvé; au contraire, on le loue de sa prudence: il n'y a que les cas particuliers qui déshonorent.
Ce n'est pas qu'il n'y ait des dames vertueuses, et on peut dire qu'elles sont distinguées; mon conducteur me les faisoit toujours remarquer: mais elles étoient toutes si laides, qu'il faut être un saint pour ne pas haïr la vertu.
Après ce que je t'ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t'imagines facilement que les François ne s'y piquent guère de constance: ils croient qu'il est aussi ridicule de jurer à une femme qu'on l'aimera toujours, que de soutenir qu'on se portera toujours bien, ou qu'on sera toujours heureux. Quand ils promettent à une femme qu'ils l'aimeront toujours, ils supposent qu'elle, de son côté, leur promet d'être toujours aimable; et si elle manque à sa parole, ils ne se croient plus engagés à la leur.
LETTRE LVI.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Le jeu est très en usage en Europe: c'est un état que d'être joueur; ce seul titre tient lieu de naissance, de bien, de probité: il met tout homme qui le porte au rang des honnêtes gens, sans examen; quoiqu'il n'y ait personne qui ne sache qu'en jugeant ainsi il s'est trompé très-souvent: mais on est convenu d'être incorrigible.
Les femmes y sont surtout très-adonnées; il est vrai qu'elles ne s'y livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion plus chère; mais, à mesure qu'elles vieillissent, leur passion pour le jeu semble rajeunir, et cette passion remplit tout le vide des autres.
Elles veulent ruiner leurs maris; et pour y parvenir, elles ont des moyens pour tous les âges, depuis la plus tendre jeunesse jusqu'à la vieillesse la plus décrépite: les habits et les équipages commencent le dérangement, la coquetterie l'augmente, le jeu l'achève.
J'ai vu souvent neuf ou dix femmes, ou plutôt neuf ou dix siècles, rangées autour d'une table; je les ai vues dans leurs espérances, dans leurs craintes, dans leurs joies, surtout dans leurs fureurs: tu aurois dit qu'elles n'auroient jamais le temps de s'apaiser, et que la vie alloit les quitter avant leur désespoir; tu aurois été en doute si ceux qu'elles payoient étoient leurs créanciers, ou leurs légataires.
Il semble que notre saint prophète ait eu principalement en vue de nous priver de tout ce qui peut troubler notre raison: il nous a interdit l'usage du vin, qui la tient ensevelie; il nous a, par un précepte exprès, défendu les jeux de hasard; et quand il lui a été impossible d'ôter la cause des passions, il les a amorties. L'amour parmi nous ne porte ni trouble ni fureur: c'est une passion languissante qui laisse notre âme dans le calme; la pluralité des femmes nous sauve de leur empire; elle tempère la violence de nos désirs.
LETTRE LVII.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Les libertins entretiennent ici un nombre infini de filles de joie; et les dévots un nombre innombrable de dervis. Ces dervis font trois vœux, d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. On dit que le premier est le mieux observé de tous; quant au second, je te réponds qu'il ne l'est point: je te laisse à juger du troisième.
Mais, quelque riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la qualité de pauvres; notre glorieux sultan renonceroit plutôt à ses magnifiques et sublimes titres: ils ont raison; car ce titre de pauvres les empêche de l'être.
Les médecins, et quelques-uns de ces dervis, qu'on appelle confesseurs, sont toujours ici ou trop estimés ou trop méprisés; cependant on dit que les héritiers s'accommodent mieux des médecins que des confesseurs.
Je fus l'autre jour dans un couvent de ces dervis; un d'entre eux, vénérable par ses cheveux blancs, m'accueillit fort honnêtement; et, après m'avoir fait voir toute la maison, il me mena dans le jardin, où nous nous mîmes à discourir. Mon père, lui dis-je, quel emploi avez-vous dans la communauté? Monsieur, me répondit-il avec un air très-content de ma question, je suis casuiste. Casuiste? repris-je: depuis que je suis en France, je n'ai pas ouï parler de cette charge. Quoi! vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste? Eh bien! écoutez, je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien à désirer. Il y a deux sortes de péchés: de mortels, qui excluent absolument du paradis; de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne l'irritent pas au point de nous priver de la béatitude. Or tout notre art consiste à bien distinguer ces deux sortes de péchés: car, à la réserve de quelques libertins, tous les chrétiens veulent gagner le paradis; mais il n'y a guères personne qui ne le veuille gagner à meilleur marché qu'il est possible. Quand on connoît bien les péchés mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là, et l'on fait son affaire. Il y a des hommes qui n'aspirent pas à une si grande perfection; et comme ils n'ont point d'ambition, ils ne se soucient pas des premières places: aussi ils entrent en paradis le plus juste qu'ils peuvent; pourvu qu'ils y soient, cela leur suffit: leur but est de n'en faire ni plus ni moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel plutôt qu'ils ne l'obtiennent, et qui disent à Dieu: Seigneur, j'ai accompli les conditions à la rigueur; vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses: comme je n'en ai pas fait plus que vous n'en avez demandé, je vous dispense de m'en accorder plus que vous n'en avez promis.
Nous sommes donc des gens nécessaires, monsieur. Ce n'est pas tout pourtant; vous allez bien voir autre chose. L'action ne fait pas le crime, c'est la connoissance de celui qui la commet: celui qui fait un mal, tandis qu'il peut croire que ce n'en est pas un, est en sûreté de conscience; et comme il y a un nombre infini d'actions équivoques, un casuiste peut leur donner un degré de bonté qu'elles n'ont point, en les qualifiant telles; et pourvu qu'il puisse persuader qu'elles n'ont pas de venin, il le leur ôte tout entier.
Je vous dis ici le secret d'un métier où j'ai vieilli; je vous en fais voir les raffinements: il y a un tour à donner à tout, même aux choses qui en paroissent les moins susceptibles. Mon père, lui dis-je, cela est fort bon; mais comment vous accommodez-vous avec le ciel? Si le grand sophi avoit à sa cour un homme qui fît à son égard ce que vous faites contre votre Dieu, qui mît de la différence entre ses ordres, et qui apprît à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et dans quel autre ils peuvent les violer, il le feroit empaler sur l'heure. Là-dessus, je saluai mon dervis, et le quittai sans attendre sa réponse.
LETTRE LVIII.
RICA A RHÉDI.
A Venise.
A Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là un homme obligeant vient, pour un peu d'argent, vous offrir le secret de faire de l'or.
Un autre vous promet de vous faire coucher avec les esprits aériens, pourvu que vous soyez seulement trente ans sans voir de femmes.
Vous trouverez ensuite des devins si habiles, qu'ils vous diront toute votre vie, pourvu qu'ils aient seulement eu un quart d'heure de conversation avec vos domestiques.
Des femmes adroites font de la virginité une fleur qui périt et renaît tous les jours, et se cueille la centième fois plus douloureusement que la première.
Il y en a d'autres qui, réparant par la force de leur art toutes les injures du temps, savent rétablir sur un visage une beauté qui chancelle, et même rappeler une femme du sommet de la vieillesse pour la faire redescendre jusqu'à la jeunesse la plus tendre.
Tous ces gens-là vivent ou cherchent à vivre dans une ville qui est la mère de l'invention.
Les revenus des citoyens ne s'y afferment point: ils ne consistent qu'en esprit et en industrie; chacun a la sienne, qu'il fait valoir de son mieux.
Qui voudroit nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de quelque mosquée, auroit aussitôt compté les sables de la mer, et les esclaves de notre monarque.
Un nombre infini de maîtres de langues, d'arts et de sciences, enseignent ce qu'ils ne savent pas; et ce talent est bien considérable: car il ne faut pas beaucoup d'esprit pour montrer ce qu'on sait; mais il en faut infiniment pour enseigner ce qu'on ignore.
On ne peut mourir ici que subitement; la mort ne sauroit autrement exercer son empire: car il y a dans tous les coins des gens qui ont des remèdes infaillibles contre toutes les maladies imaginables.
Toutes les boutiques sont tendues de filets invisibles où se vont prendre tous les acheteurs. L'on en sort pourtant quelquefois à bon marché: une jeune marchande cajole un homme une heure entière, pour lui faire acheter un paquet de cure-dents.
Il n'y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné qu'il n'y est entré: à force de faire part de son bien aux autres, on apprend à le conserver; seul avantage des étrangers dans cette ville enchanteresse.
LETTRE LIX.
RICA A USBEK.
A ***.
J'étois l'autre jour dans une maison où il y avoit un cercle de gens de toute espèce: je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes, qui avoient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. Il faut avouer, disoit une d'entre elles, que les hommes d'aujourd'hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse: ils étoient polis, gracieux, complaisants; mais à présent je les trouve d'une brutalité insupportable. Tout est changé, dit pour lors un homme qui paroissoit accablé de goutte, le temps n'est plus comme il étoit: il y a quarante ans, tout le monde se portoit bien, on marchoit, on étoit gai, on ne demandoit qu'à rire et à danser; à présent tout le monde est d'une tristesse insupportable. Un moment après, la conversation tourna du côté de la politique. Morbleu! dit un vieux seigneur, l'État n'est plus gouverné, trouvez-moi à présent un ministre comme Monsieur Colbert. Je le connoissois beaucoup, ce Monsieur Colbert; il étoit de mes amis, il me faisoit toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût: le bel ordre qu'il y avoit dans les finances! tout le monde étoit à son aise; mais aujourd'hui je suis ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps le plus miraculeux de notre invincible monarque; y a-t-il rien de si grand que ce qu'il faisoit alors pour détruire l'hérésie? Et comptez-vous pour rien l'abolition des duels? dit d'un air content un autre homme qui n'avoit point encore parlé. La remarque est judicieuse, me dit quelqu'un à l'oreille: cet homme est charmé de l'édit, et il l'observe si bien, qu'il y a six mois il reçut cent coups de bâton pour ne le pas violer.
Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les Nègres peignent le diable d'une blancheur éblouissante, et leurs dieux noirs comme du charbon; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui lui pendent jusqu'aux cuisses; et qu'enfin tous les idolâtres aient représenté leurs dieux avec une figure humaine, et leur aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien que si les triangles faisoient un dieu, ils lui donneroient trois côtés.
Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de l'univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec tant de petitesse.
LETTRE LX.
USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Tu me demandes s'il y a des Juifs en France? Sache que, partout où il y a de l'argent, il y a des Juifs. Tu me demandes ce qu'ils y font? précisément ce qu'ils font en Perse: rien ne ressemble plus à un Juif d'Asie qu'un Juif européen.
Ils font paroître chez les chrétiens, comme parmi nous, une obstination invincible pour leur religion, qui va jusqu'à la folie.
La religion juive est un vieux tronc qui a produit deux branches qui ont couvert toute la terre, je veux dire le mahométisme et le christianisme; ou plutôt c'est une mère qui a engendré deux filles qui l'ont accablée de mille plaies: car, en fait de religion, les plus proches sont les plus grandes ennemies. Mais, quelques mauvais traitements qu'elle en ait reçus, elle ne laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde; elle se sert de l'une et de l'autre pour embrasser le monde entier, tandis que d'un autre côté sa vieillesse vénérable embrasse tous les temps.
Les Juifs se regardent donc comme la source de toute sainteté et l'origine de toute religion; ils nous regardent au contraire comme des hérétiques qui ont changé la loi, ou plutôt comme des Juifs rebelles.
Si le changement s'étoit fait insensiblement, ils croient qu'ils auroient été facilement séduits: mais comme il s'est fait tout à coup et d'une manière violente, comme ils peuvent marquer le jour et l'heure de l'une et de l'autre naissance, ils se scandalisent de trouver en nous des âges, et se tiennent fermes à une religion que le monde même n'a pas précédée.
Ils n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à celui dont ils jouissent. On commence à se défaire parmi les chrétiens de cet esprit d'intolérance qui les animoit: on s'est mal trouvé en Espagne de les avoir chassés, et en France d'avoir fatigué des chrétiens dont la croyance différoit un peu de celle du prince. On s'est aperçu que le zèle pour les progrès de la religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour elle; et que, pour l'aimer et l'observer, il n'est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l'observent pas.
Il seroit à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi sensément sur cet article que les chrétiens; que l'on pût une bonne fois faire la paix entre Ali et Abubeker, et laisser à Dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes: je voudrois qu'on les honorât par des actes de vénération et de respect, et non pas par de vaines préférences; et qu'on cherchât à mériter leur faveur, quelque place que Dieu leur ait marquée, soit à sa droite, ou bien sous le marchepied de son trône.
LETTRE LXI.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
J'entrai l'autre jour dans une église fameuse qu'on appelle Notre-Dame: pendant que j'admirois ce superbe édifice, j'eus occasion de m'entretenir avec un ecclésiastique que la curiosité y avoit attiré comme moi. La conversation tomba sur la tranquillité de sa profession. La plupart des gens, me dit-il, envient le bonheur de notre état, et ils ont raison: cependant il a ses désagréments; nous ne sommes point si séparés du monde, que nous n'y soyons appelés en mille occasions: là, nous avons un rôle très-difficile à soutenir.
Les gens du monde sont étonnants; ils ne peuvent souffrir notre approbation, ni nos censures; si nous les voulons corriger, ils nous trouvent ridicules; si nous les approuvons, ils nous regardent comme des gens au-dessous de notre caractère. Il n'y a rien de si humiliant de penser qu'on a scandalisé les impies mêmes: nous sommes donc obligés de tenir une conduite équivoque, et d'imposer aux libertins, non pas par un caractère décidé, mais par l'incertitude où nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs discours. Il faut avoir beaucoup d'esprit pour cela; cet état de neutralité est difficile: les gens du monde, qui hasardent tout, qui se livrent à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandonnent, réussissent bien mieux.
Ce n'est pas tout: cet état si heureux et si tranquille, que l'on vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paroissons, on nous fait disputer; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l'utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un autre qui a nié toute sa vie l'immortalité de l'âme: l'entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus: une certaine envie d'attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse, et est pour ainsi dire attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyoit les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains. Nous troublons l'État, nous nous tourmentons nous-mêmes, pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux; et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine, qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.
Le zèle même que nous avons pour faire remplir à ceux dont nous sommes chargés les devoirs de notre sainte religion est souvent dangereux, et il ne sauroit être accompagné de trop de prudence. Un empereur nommé Théodose fit passer au fil de l'épée tous les habitants d'une ville, même les femmes et les petits enfants: s'étant ensuite présenté pour entrer dans une église, un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les portes, comme à un meurtrier et un sacrilége; et en cela il fit une action héroïque. Cet empereur ayant ensuite fait la pénitence qu'un tel crime exigeoit, ayant été admis dans l'église, s'alla placer parmi les prêtres; le même évêque l'en fit sortir; et en cela il commit l'action d'un fanatique et d'un fou: tant il est vrai que l'on doit se défier de son zèle. Qu'importoit à la religion ou à l'État que ce prince eût, ou n'eût pas, une place parmi les prêtres?
LETTRE LXII.
ZÉLIS A USBEK.
A Paris.
Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il étoit temps de la faire passer dans les appartements intérieurs du sérail, et de ne point attendre qu'elle ait dix ans pour la confier aux eunuques noirs. On ne sauroit de trop bonne heure priver une jeune personne des libertés de l'enfance, et lui donner une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite.
Car je ne puis être de l'avis de ces mères qui ne renferment leurs filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner un époux; qui, les condamnant au sérail plutôt qu'elles ne les y consacrent, leur font embrasser violemment une manière de vie qu'elles auroient dû leur inspirer. Faut-il tout attendre de la force de la raison, et rien de la douceur de l'habitude?
C'est en vain que l'on nous parle de la subordination où la nature nous a mises: ce n'est pas assez de nous la faire sentir; il faut nous la faire pratiquer, afin qu'elle nous soutienne dans ce temps critique où les passions commencent à naître, et à nous encourager à l'indépendance.
Si nous n'étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelquefois l'oublier; si nous n'y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourroit l'affoiblir. Mais quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres, et nous mettent aussi loin d'eux que si nous en étions à cent mille lieues.
La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est pas bornée à leur donner des désirs; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité: elle nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre tranquilles; s'ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.
Cependant, Usbek, ne t'imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne: j'ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connois pas: mon imagination a travaillé sans cesse à m'en faire connoître le prix: j'ai vécu, et tu n'as fait que languir.
Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi: tu ne saurois redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes; et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.
Continue, cher Usbek: fais veiller sur moi nuit et jour; ne te fie pas même aux précautions ordinaires; augmente mon bonheur en assurant le tien; et sache que je ne redoute rien, que ton indifférence.
LETTRE LXIII.
RICA A USBEK.
A ***.
Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne. Je ne te perdois au commencement que pour deux ou trois jours; et en voilà quinze que je ne t'ai vu: il est vrai que tu es dans une maison charmante, que tu y trouves une société qui te convient, que tu y raisonnes tout à ton aise: il n'en faut pas davantage pour te faire oublier tout l'univers.
Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m'as vu mener; je me répands dans le monde, et je cherche à le connoître: mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui reste d'asiatique, et se plie sans effort aux mœurs européennes. Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six femmes avec cinq ou six hommes; et je trouve que cela n'est pas mal imaginé.
Je le puis dire, je ne connois les femmes que depuis que je suis ici; j'en ai plus appris dans un mois que je n'aurois fait en trente ans dans un sérail.
Chez nous les caractères sont tous uniformes, parce qu'ils sont forcés: on ne voit pas les gens tels qu'ils sont, mais tels qu'on les oblige d'être; dans cette servitude du cœur et de l'esprit on n'entend parler que la crainte, qui n'a qu'un langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment, et qui paroît sous tant de formes.
La dissimulation, cet art parmi nous si pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue: tout parle, tout se voit, tout s'entend; le cœur se montre comme le visage; dans les mœurs, dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit toujours quelque chose de naïf.
Il faut, pour plaire aux femmes, un certain talent différent de celui qui leur plaît encore davantage: il consiste dans une espèce de badinage dans l'esprit, qui les amuse en ce qu'il semble leur promettre à chaque instant ce qu'on ne peut tenir que dans de trop longs intervalles.
Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes, semble être venu à former le caractère général de la nation: on badine au conseil, on badine à la tête d'une armée, on badine avec un ambassadeur; les professions ne paroissent ridicules qu'à proportion du sérieux qu'on y met: un médecin ne le seroit plus, si ses habits étoient moins lugubres, et s'il tuoit ses malades en badinant.
LETTRE LXIV.
LE CHEF DES EUNUQUES NOIRS A USBEK.
A Paris.
Je suis dans un embarras que je ne saurois t'exprimer, magnifique seigneur: le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantables; la guerre règne entre tes femmes; tes eunuques sont partagés; on n'entend que plaintes, que murmures, que reproches; mes remontrances sont méprisées; tout semble permis dans ce temps de licence, et je n'ai plus qu'un vain titre dans le sérail.
Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton amour; et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres-là pour avoir toutes les préférences: je perds à chaque instant cette longue patience, avec laquelle néanmoins j'ai eu le malheur de les mécontenter toutes; ma prudence, ma complaisance même, vertu si rare et si étrangère dans le poste que j'occupe, ont été inutiles.
Veux-tu que je te découvre, magnifique seigneur, la cause de tous ces désordres? Elle est toute dans ton cœur, et dans les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenois par la main; si, au lieu de la voie des remontrances, tu me laissois celle des châtiments; si, sans te laisser attendrir à leurs plaintes et à leurs larmes, tu les envoyois pleurer devant moi, qui ne m'attendris jamais, je les façonnerois bientôt au joug qu'elles doivent porter, et je lasserois leur humeur impérieuse et indépendante.
Enlevé dès l'âge de quinze ans du fond de l'Afrique, ma patrie, je fus d'abord vendu à un maître qui avoit plus de vingt femmes, ou concubines. Ayant jugé à mon air grave et taciturne que j'étois propre au sérail, il ordonna qu'on achevât de me rendre tel; et me fit faire une opération pénible dans les commencements, mais qui me fut heureuse dans la suite, parce qu'elle m'approcha de l'oreille et de la confiance de mes maîtres. J'entrai dans ce sérail, qui fut pour moi un nouveau monde. Le premier eunuque, l'homme le plus sévère que j'aie vu de ma vie, y gouvernoit avec un empire absolu. On n'y entendoit parler ni de divisions, ni de querelles: un silence profond régnoit partout; toutes ces femmes étoient couchées à la même heure d'un bout de l'année à l'autre, et levées à la même heure; elles entroient dans le bain tour à tour, elles en sortoient au moindre signe que nous leur en faisions; le reste du temps, elles étoient presque toujours enfermées dans leurs chambres. Il avoit une règle, qui étoit de les faire tenir dans une grande propreté, et il avoit pour cela des attentions inexprimables: le moindre refus d'obéir étoit puni sans miséricorde. Je suis, disoit-il, esclave; mais je le suis d'un homme qui est votre maître, et le mien; et j'use du pouvoir qu'il m'a donné sur vous: c'est lui qui vous châtie, et non pas moi, qui ne fais que prêter ma main. Ces femmes n'entroient jamais dans la chambre de mon maître qu'elles n'y fussent appelées; elles recevoient cette grâce avec joie, et s'en voyoient privées sans se plaindre. Enfin moi, qui étois le dernier des noirs dans ce sérail tranquille, j'étois mille fois plus respecté que je ne le suis dans le tien, où je les commande tous.
Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de mon côté; il parla de moi à mon maître, comme d'un homme capable de travailler selon ses vues, et de lui succéder dans le poste qu'il remplissoit; il ne fut point étonné de ma grande jeunesse, il crut que mon attention me tiendroit lieu d'expérience. Que te dirai-je? je fis tant de progrès dans sa confiance, qu'il ne faisoit plus difficulté de me confier les clefs des lieux terribles qu'il gardoit depuis si longtemps. C'est sous ce grand maître que j'appris l'art difficile de commander, et que je me formai aux maximes d'un gouvernement inflexible: j'étudiai sous lui le cœur des femmes; il m'apprit à profiter de leurs foiblesses et à ne point m'étonner de leurs hauteurs. Souvent il se plaisoit de me les faire exercer même, et de les conduire jusqu'au dernier retranchement de l'obéissance; il les faisoit ensuite revenir insensiblement, et vouloit que je parusse pour quelque temps plier moi-même. Mais il falloit le voir dans ces moments, où il les trouvoit tout près du désespoir, entre les prières et les reproches: il soutenoit leurs larmes sans s'émouvoir. Voilà, disoit-il d'un air content, comment il faut gouverner les femmes: leur nombre ne m'embarrasse pas; je conduirois de même toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme peut-il espérer de captiver leur cœur, si ses fidèles eunuques n'ont commencé par soumettre leur esprit?
Il avoit non-seulement de la fermeté, mais aussi de la pénétration: il lisoit leurs pensées et leurs dissimulations; leurs gestes étudiés, leur visage feint ne lui déroboient rien; il savoit toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes; il se servoit des unes pour connoître les autres, et il se plaisoit à récompenser la moindre confidence. Comme elles n'abordoient leur mari que lorsqu'elles étoient averties, l'eunuque y appeloit qui il vouloit, et tournoit les yeux de son maître sur celles qu'il avoit en vue; et cette distinction étoit la récompense de quelque secret révélé: il avoit persuadé à son maître qu'il étoit du bon ordre qu'il lui laissât ce choix, afin de lui donner une autorité plus grande. Voilà comme on gouvernoit, magnifique seigneur, dans un sérail qui étoit, je crois, le mieux réglé qu'il y eût en Perse.
Laisse-moi les mains libres: permets que je me fasse obéir; huit jours remettront l'ordre dans le sein de la confusion; c'est ce que ta gloire demande, et que ta sûreté exige.
LETTRE LXV.
USBEK A SES FEMMES.
Au sérail d'Ispahan.
J'apprends que le sérail est dans le désordre, et qu'il est rempli de querelles et de divisions intestines. Que vous recommandai-je en partant, que la paix et la bonne intelligence? Vous me le promîtes; étoit-ce pour me tromper?
C'est vous qui seriez trompées, si je voulois suivre les conseils que me donne le grand eunuque, si je voulois employer mon autorité pour vous faire vivre comme mes exhortations le demandoient de vous.
Je ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque j'ai tenté tous les autres: faites donc en votre considération ce que vous n'avez pas voulu faire à la mienne.
Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre: il dit que vous n'avez aucun égard pour lui. Comment pouvez-vous accorder cette conduite avec la modestie de votre état? N'est-ce pas à lui que, pendant mon absence, votre vertu est confiée? C'est un trésor sacré, dont il est le dépositaire. Mais ces mépris que vous lui témoignez sont une marque que ceux qui sont chargés de vous faire vivre dans les lois de l'honneur vous sont à charge.
Changez donc de conduite, je vous prie; et faites en sorte que je puisse une autre fois rejeter les propositions que l'on me fait contre votre liberté et votre repos.
Car je voudrois vous faire oublier que je suis votre maître, pour me souvenir seulement que je suis votre époux.
LETTRE LXVI.
RICA A ***.
On s'attache ici beaucoup aux sciences, mais je ne sais si on est fort savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n'ose rien nier comme théologien; cet homme contradictoire est toujours content de lui, pourvu qu'on convienne des qualités.
La fureur de la plupart des François, c'est d'avoir de l'esprit; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit, c'est de faire des livres.
Cependant il n'y a rien de si mal imaginé: la nature sembloit avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères, et les livres les immortalisent. Un sot devroit être content d'avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu avec lui: il veut encore tourmenter les races futures; il veut que sa sottise triomphe de l'oubli dont il auroit pu jouir comme du tombeau; il veut que la postérité soit informée qu'il a vécu, et qu'elle sache à jamais qu'il a été un sot.
De tous les auteurs, il n'y en a point que je méprise plus que les compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu'ils plaquent dans les leurs, comme des pièces de gazon dans un parterre: ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d'imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre où ils n'ont fourni que la main. Je voudrois qu'on respectât les livres originaux; et il me semble que c'est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont, pour les exposer à un mépris qu'elles ne méritent point.
Quand un homme n'a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il? Qu'a-t-on affaire de ces doubles emplois? Mais je veux donner un nouvel ordre. Vous êtes un habile homme: c'est-à-dire que vous venez dans ma bibliothèque et vous mettez en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas: vous avez fait un chef-d'œuvre.
Je t'écris sur ce sujet, ***, parce que je suis outré d'un livre que je viens de quitter, qui est si gros qu'il sembloit contenir la science universelle; mais il m'a rompu la tête sans m'avoir rien appris. Adieu.
LETTRE LXVII.
IBBEN A USBEK.
A Paris.
Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m'avoir apporté aucune de tes nouvelles. Es-tu malade? ou te plais-tu à m'inquiéter?
Si tu ne m'aimes pas dans un pays où tu n'es lié à rien, que sera-ce au milieu de la Perse, et dans le sein de ta famille? Mais peut-être que je me trompe: tu es assez aimable pour trouver partout des amis; le cœur est citoyen de tous les pays: comment une âme bien faite peut-elle s'empêcher de former des engagements? Je te l'avoue, je respecte les anciennes amitiés; mais je ne suis pas fâché d'en faire partout de nouvelles.
En quelque pays que j'aie été, j'y ai vécu comme si j'avois dû y passer ma vie: j'ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la même compassion ou plutôt la même tendresse pour les malheureux, la même estime pour ceux que la prospérité n'a point aveuglés. C'est mon caractère, Usbek; partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des amis.
Il y a ici un Guèbre qui, après toi, a, je crois, la première place dans mon cœur: c'est l'âme de la probité même. Des raisons particulières l'ont obligé de se retirer dans cette ville, où il vit tranquille du produit d'un trafic honnête avec une femme qu'il aime. Sa vie est toute marquée d'actions généreuses; et, quoiqu'il cherche la vie obscure, il y a plus d'héroïsme dans son cœur que dans celui des plus grands monarques.
Je lui ai parlé mille fois de toi, je lui montre toutes tes lettres; je remarque que cela lui fait plaisir, et je vois déjà que tu as un ami qui t'est inconnu.
Tu trouveras ici ses principales aventures: quelque répugnance qu'il eût à les écrire, il n'a pu les refuser à mon amitié, et je les confie à la tienne.
HISTOIRE
D'APHÉRIDON ET D'ASTARTÉ.
Je suis né parmi les Guèbres, d'une religion qui est peut-être la plus ancienne qui soit au monde. Je fus si malheureux que l'amour me vint avant la raison. J'avois à peine six ans, que je ne pouvois vivre qu'avec ma sœur; mes yeux s'attachoient toujours sur elle; et lorsqu'elle me quittoit un moment, elle les retrouvoit baignés de larmes: chaque jour n'augmentoit pas plus mon âge que mon amour. Mon père, étonné d'une si forte sympathie, auroit bien souhaité de nous marier ensemble, selon l'ancien usage des Guèbres introduit par Cambyse; mais la crainte des mahométans, sous le joug desquels nous vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces alliances saintes, que notre religion ordonne plutôt qu'elle ne permet, et qui sont des images si naïves de l'union déjà formée par la nature.
Mon père, voyant donc qu'il auroit été dangereux de suivre mon inclination et la sienne, résolut d'éteindre une flamme qu'il croyoit naissante, mais qui étoit déjà à son dernier période; il prétexta un voyage, et m'emmena avec lui, laissant ma sœur entre les mains d'une de ses parentes; car ma mère étoit morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le désespoir de cette séparation: j'embrassai ma sœur toute baignée de larmes; mais je n'en versai point, car la douleur m'avoit rendu comme insensible. Nous arrivâmes à Tefflis; et mon père, ayant confié mon éducation à un de nos parents, m'y laissa et s'en retourna chez lui.
Quelque temps après, j'appris qu'il avoit, par le crédit d'un de ses amis, fait entrer ma sœur dans le beiram du roi, où elle étoit au service d'une sultane. Si l'on m'avoit appris sa mort, je n'en aurois pas été plus frappé: car, outre que je n'espérois plus de la revoir, son entrée dans le beiram l'avoit rendue mahométane; et elle ne pouvoit plus, suivant le préjugé de cette religion, me regarder qu'avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Tefflis, las de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à mon père; je lui reprochai d'avoir mis sa fille en un lieu où l'on ne peut entrer qu'en changeant de religion. Vous avez attiré sur votre famille, lui dis-je, la colère de Dieu et du Soleil qui vous éclaire; vous avez plus fait que si vous aviez souillé les Éléments, puisque vous avez souillé l'âme de votre fille, qui n'est pas moins pure: j'en mourrai de douleur et d'amour; mais puisse ma mort être la seule peine que Dieu vous fasse sentir! A ces mots, je sortis; et pendant deux ans je passai ma vie à aller regarder les murailles du beiram, et considérer le lieu où ma sœur pouvoit être, m'exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui font la ronde autour de ces redoutables lieux.
Enfin mon père mourut; et la sultane que ma sœur servoit, la voyant tous les jours croître en beauté, en devint jalouse, et la maria avec un eunuque qui la souhaitoit avec passion. Par ce moyen, ma sœur sortit du sérail, et prit avec son eunuque une maison à Ispahan.
Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler; l'eunuque, le plus jaloux de tous les hommes, me remettant toujours, sous divers prétextes. Enfin j'entrai dans son beiram, et il me lui fit parler au travers d'une jalousie: des yeux de lynx ne l'auroient pas pu découvrir, tant elle étoit enveloppée d'habits et de voiles; et je ne la pus reconnoître qu'au son de sa voix. Quelle fut mon émotion quand je me vis si près et si éloigné d'elle! Je me contraignis, car j'étois examiné. Quant à elle, il me parut qu'elle versa quelques larmes. Son mari voulut me faire quelques mauvaises excuses; mais je le traitai comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé quand il vit que je parlois à ma sœur une langue qui lui étoit inconnue: c'étoit l'ancien persan, qui est notre langue sacrée. Quoi! ma sœur, lui dis-je, est-il vrai que vous avez quitté la religion de vos pères? Je sais qu'en entrant au beiram vous avez dû faire profession du mahométisme; mais, dites-moi, votre cœur a-t-il pu consentir, comme votre bouche, à quitter une religion qui me permet de vous aimer? Et pour qui la quittez-vous, cette religion, qui nous doit être si chère? pour un misérable encore flétri des fers qu'il a portés; qui, s'il étoit homme, seroit le dernier de tous! Mon frère, dit-elle, cet homme dont vous parlez est mon mari; il faut que je l'honore, tout indigne qu'il vous paroît; et je serois aussi la dernière des femmes si... Ah! ma sœur, lui dis-je, vous êtes guèbre; il n'est ni votre époux, ni ne peut l'être: si vous êtes fidèle comme vos pères, vous ne devez le regarder que comme un monstre. Hélas! dit-elle, que cette religion se montre à moi de loin! à peine en savois-je les préceptes, qu'il les fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je vous parle ne m'est plus familière, et que j'ai toutes les peines du monde à m'exprimer: mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme toujours; que, depuis ce temps-là, je n'ai eu que de fausses joies; qu'il ne s'est pas passé de jour que je n'aie pensé à vous; que vous avez eu plus de part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n'y ai été déterminée que par l'espérance de vous revoir. Mais que ce jour qui m'a tant coûté va me coûter encore. Je vous vois tout hors de vous-même: mon mari frémit de rage et de jalousie: je ne vous verrai plus; je vous parle sans doute pour la dernière fois de ma vie: si cela étoit, mon frère, elle ne seroit pas longue. A ces mots elle s'attendrit; et, se voyant hors d'état de tenir la conversation, elle me quitta le plus désolé de tous les hommes.
Trois ou quatre jours après je demandai à voir ma sœur: le barbare eunuque auroit bien voulu m'en empêcher; mais, outre que ces sortes de maris n'ont pas sur leurs femmes la même autorité que les autres, il aimoit si éperdument ma sœur, qu'il ne savoit rien lui refuser. Je la vis encore dans le même lieu et dans le même équipage, accompagnée de deux esclaves; ce qui me fit avoir recours à notre langue particulière. Ma sœur, lui dis-je, d'où vient que je ne puis vous voir sans me trouver dans une situation affreuse? Les murailles qui vous tiennent enfermée, ces verrous et ces grilles, ces misérables gardiens qui vous observent, me mettent en fureur. Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissoient vos ancêtres? Votre mère, qui étoit si chaste, ne donnoit à son mari, pour garant de sa vertu, que sa vertu même: ils vivoient heureux l'un et l'autre dans une confiance mutuelle; et la simplicité de leurs mœurs étoit pour eux une richesse plus précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez jouir dans cette maison somptueuse. En perdant votre religion, vous avez perdu votre liberté, votre bonheur, et cette précieuse égalité qui fait l'honneur de votre sexe. Mais ce qu'il y a de pis encore, c'est que vous êtes, non pas la femme, car vous ne pouvez pas l'être; mais l'esclave d'un esclave, qui a été dégradé de l'humanité. Ah! mon frère, dit-elle, respectez mon époux, respectez la religion que j'ai embrassée: selon cette religion, je n'ai pu vous entendre ni vous parler sans crime. Quoi! ma sœur, lui dis-je tout transporté, vous la croyez donc véritable, cette religion? Ah! dit-elle, qu'il me seroit avantageux qu'elle ne le fût pas! Je fais pour elle un trop grand sacrifice, pour que je puisse ne la pas croire; et si mes doutes... A ces mots elle se tut. Oui, vos doutes, ma sœur, sont bien fondés, quels qu'ils soient. Qu'attendez-vous d'une religion qui vous rend malheureuse dans ce monde-ci, et ne vous laisse point d'espérance pour l'autre? Songez que la nôtre est la plus ancienne qui soit au monde; qu'elle a toujours fleuri dans la Perse; et n'a pas d'autre origine que cet empire, dont les commencements ne sont point connus; que ce n'est que le hasard qui y a introduit le mahométisme; que cette secte y a été établie, non par la voie de la persuasion, mais de la conquête. Si nos princes naturels n'avoient pas été foibles, vous verriez régner encore le culte de ces anciens mages. Transportez-vous dans ces siècles reculés: tout vous parlera du magisme, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers d'années après, n'étoit pas même dans son enfance. Mais, dit-elle, quand ma religion seroit plus moderne que la vôtre, elle est au moins plus pure, puisqu'elle n'adore que Dieu; au lieu que vous adorez encore le Soleil, les Étoiles, le Feu, et même les Éléments. Je vois, ma sœur, que vous avez appris parmi les musulmans à calomnier notre sainte religion. Nous n'adorons ni les Astres ni les Éléments, et nos pères ne les ont jamais adorés: jamais ils ne leur ont élevé des temples, jamais ils ne leur ont offert des sacrifices; ils leur ont seulement rendu un culte religieux, mais inférieur, comme à des ouvrages et des manifestations de la Divinité. Mais, ma sœur, au nom de Dieu qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte; c'est le livre de notre législateur Zoroastre; lisez-le sans prévention: recevez dans votre cœur les rayons de lumière qui vous éclaireront en le lisant; souvenez-vous de vos pères, qui ont si longtemps honoré le Soleil dans la ville sainte de Balk; et enfin souvenez-vous de moi, qui n'espère de repos, de fortune, de vie, que de votre changement. Je la quittai tout transporté, et la laissai seule décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.
J'y retournai deux jours après; je ne lui parlai point: j'attendis dans le silence l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous êtes aimé, mon frère, me dit-elle, et par une Guèbre. J'ai longtemps combattu: mais dieux! que l'amour lève de difficultés! que je suis soulagée! Je ne crains plus de vous trop aimer, je puis ne mettre point de bornes à mon amour; l'excès même en est légitime. Ah! que ceci convient bien à l'état de mon cœur! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que mon esprit s'était forgées, quand romprez-vous celles qui me lient les mains? Dès ce moment je me donne à vous: faites voir, par la promptitude avec laquelle vous m'accepterez, combien ce présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. Je n'exprimerois jamais bien la joie que je sentis à ces douces paroles, je me crus et je me vis en effet, en un instant, le plus heureux de tous les hommes; je vis presque accomplir tous les désirs que j'avois formés en vingt-cinq ans de vie, et évanouir tous les chagrins qui me l'avoient rendue si laborieuse. Mais, quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je n'étois pas si près de mon bonheur que je m'étois figuré tout à coup, quoique j'eusse surmonté le plus grand de tous les obstacles. Il falloit surprendre la vigilance de ses gardiens; je n'osois confier à personne le secret de ma vie: il falloit que nous fissions tout, elle et moi: si je manquois mon coup, je courois risque d'être empalé; mais je ne voyois pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes qu'elle m'enverroit demander une horloge, que son père lui avoit laissée, et que j'y mettrois dedans une lime, pour scier les jalousies de sa fenêtre qui donnoient dans la rue, et une corde nouée pour descendre; que je ne la verrois plus dorénavant, mais que j'irois toutes les nuits sous cette fenêtre attendre qu'elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze nuits entières sans voir personne, parce qu'elle n'avoit pas trouvé le temps favorable. Enfin, la seizième, j'entendis une scie qui travailloit; de temps en temps l'ouvrage étoit interrompu, et dans ces intervalles ma frayeur étoit inexprimable. Enfin, après une heure de travail, je la vis qui attachoit la corde; elle se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là; je la conduisis hors de la ville, où j'avois un cheval tout prêt; je la mis en croupe derrière moi, et m'éloignai, avec toute la promptitude imaginable, d'un lieu qui pouvoit nous être si funeste. Nous arrivâmes avant le jour chez un Guèbre, dans un lieu désert où il étoit retiré, vivant frugalement du travail de ses mains; nous ne jugeâmes pas à propos de rester chez lui; et, par son conseil, nous entrâmes dans une épaisse forêt, et nous nous mîmes dans le creux d'un vieux chêne, jusqu'à ce que le bruit de notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous deux dans ce séjour écarté, sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions toujours, attendant l'occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du mariage prescrite par nos livres sacrés. Ma sœur, lui dis-je, que cette union est sainte! la nature nous avoit unis, notre sainte loi va nous unir encore. Enfin un prêtre vint calmer notre impatience amoureuse. Il fit dans la maison du paysan toutes les cérémonies du mariage; il nous bénit, et nous souhaita mille fois toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté de l'Hohoraspe. Bientôt après nous quittâmes la Perse, où nous n'étions pas en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Nous y vécûmes un an, tous les jours plus charmés l'un de l'autre: mais comme mon argent alloit finir, et que je craignois la misère pour ma sœur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon voyage me fut non-seulement inutile, mais funeste: car, ayant trouvé d'un côté tous nos biens confisqués, de l'autre mes parents presque dans l'impuissance de me secourir, je ne rapportai d'argent précisément que ce qu'il falloit pour mon retour. Mais quel fut mon désespoir! je ne trouvai plus ma sœur. Quelques jours avant mon arrivée, des Tartares avoient fait une excursion dans la ville où elle étoit; et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent, et la vendirent à des Juifs qui alloient en Turquie, et ne laissèrent qu'une petite fille dont elle étoit accouchée quelques mois auparavant. Je suivis ces Juifs, et je les joignis à trois lieues de là: mes prières, mes larmes furent vaines; ils me demandèrent toujours trente tomans, et ne se relâchèrent jamais d'un seul. Après m'être adressé à tout le monde, avoir imploré la protection des prêtres turcs et chrétiens, je m'adressai à un marchand arménien; je lui vendis ma fille, et me vendis aussi pour trente-cinq tomans; j'allai aux Juifs, je leur donnai trente tomans, et portai les cinq autres à ma sœur, que je n'avois pas encore vue. Vous êtes libre, lui dis-je, ma sœur, et je puis vous embrasser: voilà cinq tomans que je vous porte; j'ai du regret qu'on ne m'ait pas acheté davantage. Quoi! dit-elle, vous vous êtes vendu? Oui, lui dis-je. Ah! malheureux, qu'avez-vous fait? n'étois-je pas assez infortunée, sans que vous travaillassiez à me la rendre davantage? Votre liberté me consoloit, et votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah! mon frère, que votre amour est cruel! Et ma fille? je ne la vois point. Je l'ai vendue aussi, lui dis-je. Nous fondîmes tous deux en larmes, et n'eûmes pas la force de nous rien dire. Enfin j'allai trouver mon maître, et ma sœur y arriva presque aussitôt que moi; elle se jeta à ses genoux. Je vous demande, dit-elle, la servitude comme les autres vous demandent la liberté: prenez-moi, vous me vendrez plus cher que mon mari. Ce fut alors qu'il se fit un combat qui arracha les larmes des yeux de mon maître. Malheureux! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter ma liberté aux dépens de la tienne? Seigneur, vous voyez deux infortunés qui mourront si vous nous séparez: je me donne à vous, payez-moi; peut-être que cet argent et mes services pourront quelque jour obtenir de vous ce que je n'ose vous demander: il est de votre intérêt de ne nous point séparer; comptez que je dispose de sa vie. L'Arménien était un homme doux, qui fut touché de nos malheurs. Servez-moi l'un et l'autre avec fidélité et avec zèle, et je vous promets que dans un an je vous donnerai votre liberté: je vois que vous ne méritez, ni l'un ni l'autre, les malheurs de votre condition; si, lorsque vous serez libres, vous êtes aussi heureux que vous le méritez, si la fortune vous rit, je suis certain que vous me satisferez de la perte que je souffrirai. Nous embrassâmes tous deux ses genoux, et le suivîmes dans son voyage. Nous nous soulagions l'un et l'autre dans les travaux de la servitude, et j'étois charmé lorsque j'avois pu faire l'ouvrage qui étoit tombé à ma sœur.
La fin de l'année arriva: notre maître tint sa parole, et nous délivra. Nous retournâmes à Tefflis: là je trouvai un ancien ami de mon père, qui exerçoit avec succès la médecine dans cette ville; il me prêta quelque argent avec lequel je fis quelque négoce. Quelques affaires m'appelèrent ensuite à Smyrne, où je m'établis. J'y vis depuis six ans, et j'y jouis de la plus aimable et de la plus douce société du monde: l'union règne dans ma famille, et je ne changerois pas ma condition pour celle de tous les rois du monde. J'ai été assez heureux pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout, et lui ai rendu des services signalés.