Littérature et Philosophie mêlées
The Project Gutenberg eBook of Littérature et Philosophie mêlées
Title: Littérature et Philosophie mêlées
Author: Victor Hugo
Release date: January 1, 2006 [eBook #9644]
Most recently updated: January 2, 2021
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze and PG Distributed
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OEUVRES COMPLÈTES
DE
VICTOR HUGO
PHILOSOPHIE
I
1819-1834
LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE
MÊLÉES
BUT DE CETTE PUBLICATION
Mars 1834.
Il y a dans la vie de tout écrivain consciencieux un moment où il sent le besoin de compter avec le passé, de classer en ordre et de dater les diverses empreintes qu'il a prises de la forme de son esprit à différentes époques, de coordonner, tout en les mettant franchement en lumière, les contradictions plutôt superficielles que radicales de sa vie, et de montrer, s'il y a lieu, par quels rapports mystérieux et intimes les idées divergentes en apparence de sa première jeunesse se rattachent à la pensée unique et centrale qui s'est peu à peu dégagée du milieu d'elles et qui a fini par les résorber toutes.
D'ordinaire, ces sortes d'examens de conscience, quand ils sont faits avec bonne foi et candeur, produisent des livres du genre de celui-ci.
Ces deux volumes, en effet, ne sont autre chose que la collection de toutes les notes que l'auteur, dans la route littéraire et politique qu'il a déjà parcourue, a écrites çà et là, chemin faisant, depuis quinze ans qu'il marche. Ce livre, qui ne peut offrir d'ailleurs quelque intérêt qu'aux personnes qui aimeraient à voir de quelle façon et à quel point un esprit loyal peut se transformer par la critique de lui-même, dans nos temps de révolution sociale et intellectuelle, ce livre est le complément nécessaire et naturel de la série des oeuvres de l'auteur. Chacune des sections qu'il renferme correspond à l'un des termes de cette série; chacun de ces morceaux a été écrit en même temps que quelqu'un des ouvrages qui la composent, et représente, pour qui sait bien voir, le même groupe d'idées. Ainsi le Journal d'un jacobite de 1819 est du temps de Han d'Islande, le Journal d'un révolutionnaire de 1830 est du temps de Notre-Dame de Paris. En consultant les dates qu'on a eu soin de placer en tête de tous ces fragments, ceux des lecteurs qui se plaisent à ces sortes de comparaisons, même lorsqu'il s'agit d'ouvrages aussi peu importants que celui-ci, pourront voir aisément à quelle oeuvre de l'auteur, à quel moment de sa manière, à quelle phase de sa pensée sur la société et sur l'art se rattache chacune des divisions de ce livre. Ces deux volumes côtoient tous les autres en les reflétant. On y retrouve, de 1819 à 1834, sur une échelle plus rapide, mais qui n'a pas moins d'échelons, tous les changements successifs de style et de pensée, toutes les modifications d'opinion et de forme, tous les élargissements d'horizon politique et littéraire que les personnes qui veulent bien suivre le développement de son esprit ont pu remarquer en gravissant la série totale de ses oeuvres.
Ces changements, ces modifications, ces élargissements, est-ce décadence, comme on l'a dit? est-ce progrès, comme il le croit? il pose la question; le lecteur la décidera.
Ce qui n'est une question pour personne, il l'espère du moins, c'est le complet désintéressement qui a présidé aux diverses modifications de ses opinions. Les guèbres ne s'agenouillaient que devant le soleil; lui, il ne s'agenouille que devant la vérité.
Il livre ce recueil au public en toute franchise et en toute confiance. Dans des temps comme les nôtres, où les événements font si rapidement changer d'aspect aux doctrines et aux hommes, il a pensé que ce ne serait peut-être pas un spectacle sans enseignement que le développement d'un esprit sérieux et droit qui n'a encore été directement mêlé à aucune chose politique et qui a silencieusement accompli toutes ses révolutions sur lui-même, sans autre but que la satisfaction de sa conscience. Ceci est donc avant tout une oeuvre de probité. Le premier de ces deux volumes ne contient que deux divisions; l'une a pour titre: Journal des idées, des opinions et des lectures d'un jeune jacobite de 1819; l'autre: Journal des idées et des opinions d'un révolutionnaire de 1830. Comment et par quelle série d'expériences successives le jacobite de 1819 est-il devenu le révolutionnaire de 1830, c'est ce que l'auteur écrira peut-être un jour; et cette toute modeste Histoire des révolutions intérieures d'une opinion politique honnête ne sera peut-être pas un appendice inutile à la grande histoire des révolutions générales de notre temps. Pourquoi, en effet, ne pas confronter plus souvent qu'on ne le fait les révolutions de l'individu avec les révolutions de la société? Qui sait? la petite chose éclaire quelquefois la grande. En attendant qu'il essaye ce travail tout à la fois psychologique et historique, individuel et universel, il croit devoir publier comme document, et absolument tels qu'ils ont été écrits chacun dans leur temps, ces deux journaux d'idées, l'un de 1819, l'autre de 1830, faits tous deux par le même homme, et si différents.
Ce ne sont pas des faits qu'il faut chercher dans ces journaux. Il n'y en a pas. Nous le répétons, ce sont des idées. Des idées à l'état de germe dans le premier, à l'état d'épanouissement dans le second.
Le plus ancien de ces deux journaux surtout, celui qui occupe les deux cents premières pages de ce volume, a besoin d'être lu avec une extrême indulgence et sans que le lecteur en perde un seul instant la date de vue, 1819. L'auteur l'offre ici, non comme oeuvre littéraire, mais comme sujet d'étude et d'observation pour les esprits attentifs et bienveillants qui ne dédaignent pas de chercher dans ce qu'un enfant balbutie les rudiments de la pensée d'un homme. Aussi, pour que cette partie du livre ait du moins le mérite de présenter une base sincère aux études de ce genre, a-t-on eu soin de l'imprimer, sans y rien changer, absolument telle qu'on l'a recueillie, soit dans des publications du temps aujourd'hui oubliées, soit dans des dossiers de notes restées manuscrites. Ce recueil représente durant deux années, de l'âge de seize ans à l'âge de dix-huit ans, l'état de l'esprit de l'auteur, et, par assimilation, autant qu'un échantillon aussi incomplet peut permettre d'en juger, l'état de l'esprit d'une fraction assez notable de la génération d'alors. Ce n'est même que parce qu'en le généralisant ainsi, il peut offrir, jusqu'à un certain point, cette sorte d'intérêt, qu'on a cru qu'il n'était peut-être pas tout a fait inutile de le présenter au public. En se plaçant à ce point de vue, tout ce que renferme ce Journal des idées d'un royaliste adolescent d'il y a quinze ans, acquiert, à défaut de la valeur biographique qu'un nom plus considérable en tête de ce livre pourrait seul lui donner, cette sorte de valeur historique qui s'attache à tous les documents honnêtes où se retrouve la physionomie d'une époque, de quelque part qu'ils viennent. Il y a de tout dans ce journal. C'est le profil à demi effacé de tout ce que nous nous figurions en 1819. C'est, comme dans nos cerveaux alors, le dialogue de tous les contraires. Il y a des recherches historiques et des rêveries, des élégies et des feuilletons, de la critique et de la poésie; pauvre critique! pauvre poésie surtout! Il a de petits vers badins et de grands vers pleureurs; d'honorables et furieuses déclamations contre les tueurs de rois; des épîtres où les hommes de 1793 sont égratignés avec des épigrammes de 1754, espèces de petites satires sans poésie qui caractérisent assez bien le royalisme voltairien de 1818, nuance perdue aujourd'hui. Il y a des rêves de réforme pour le théâtre et des voeux d'immobilité pour l'état; tous les styles qui s'essayent à la fois, depuis le sarcasme du pamphlet jusqu'à l'ampoule oratoire; toutes sortes d'instincts classiques mis au service d'une pensée d'innovation littéraire; des plans de tragédies faits au collège; des plans de gouvernement faits à l'école. Tout cela va, vient, avance, recule, se mêle, se coudoie, se heurte, se contredit, se querelle, croit, doute, tâtonne, nie, affirme, sans but visible, sans ordre extérieur, sans loi apparente; et cependant, au fond de toutes ces choses, nous le croyons du moins, il y a une loi, un ordre, un but. Au fond, comme à la surface, il y a ce qui fera peut-être pardonner à l'auteur l'insuffisance du talent et la faillibilité de l'esprit, droiture, honneur, conviction, désintéressement; et au milieu de toutes les idées contradictoires qui bruissent à la fois dans ce chaos d'illusions généreuses et de préjugés loyaux, sous le flot le plus obscur, sous l'entassement le plus désordonné, on sent poindre et se mouvoir un élément qui s'assimilera un jour tous les autres, l'esprit de liberté, que les instincts de l'auteur appliqueront d'abord à l'art, puis, par un irrésistible entraînement de logique, à la société; de façon que chez lui, dans un temps donné, aidées, il est vrai, par l'expérience et la récolte de faits de chaque jour, les idées littéraires corrigeront les idées politiques.
Tel qu'il est donc, ce Journal d'un jeune jacobite de 1819 ne nous paraît pas complètement dépourvu de signification, ne fût-ce qu'à cause de l'espèce de jour douteux qui flotte sur toutes ces idées ébauchées, sorte de lumière indécise faite de deux rayons opposés qui viennent l'un du couchant, l'autre de l'orient, crépuscule du monarchisme politique qui finit, aube de la révolution littéraire qui commence.
Immédiatement après ce Journal des idées d'un royaliste de 1819, l'auteur a cru devoir placer ce qu'il a intitulé: Journal des idées d'un révolutionnaire de 1830. A onze ans d'intervalle, voilà le même esprit, transformé. L'auteur pense que tous ceux de nos contemporains qui feront, de bonne foi le même repli sur eux-mêmes, ne trouveront pas des modifications moins profondes dans leur pensée, s'ils ont eu la sagesse et le désintéressement de lui laisser son libre développement en présence des faits et des résultats.
Quant à ce dernier résultat en lui-même, voici de quelle manière il s'est formé. Après la révolution de juillet, pendant les derniers mois de 1830 et les premiers mois de 1831, l'auteur reçut de l'ébranlement que les événements donnaient alors à toute chose des impressions telles, qu'il lui fut impossible de ne pas en laisser trace quelque part. Il voulut constater, en s'en rendant compte sur-le-champ, de quelle façon et jusqu'à quelle profondeur chacun des faits plus ou moins inattendus qui se succédaient troublait la masse d'idées politiques qu'il avait amassée goutte à goutte depuis dix ans. A mesure qu'un fait nouveau dégageait en lui une idée nouvelle, il enregistrait, non le fait, mais l'idée. De là ce journal.
On a cru devoir donner ce titre, journal, aux deux divisions qui composent le premier volume de ce livre, parce qu'il a semblé que, de tous les titres possibles, c'était encore celui qui convenait le mieux. Cependant, afin qu'on ne cherche pas dans ce livre autre chose que ce qu'il renferme, et qu'on ne s'attende pas à trouver dans ces deux journaux une peinture historique, ou biographique, ou anecdotique, avec curiosités, particularités et noms propres, de l'année 1819 et de l'année 1830, nous insistons sur ce point, que ces deux journaux contiennent, non les faits, mais seulement le retentissement des faits.
La formation de la seconde partie de cette collection n'a besoin que de quelques mots pour s'expliquer d'elle-même.
C'est une série de fragments écrits à diverses époques, et publiés pour la plupart dans les recueils du temps où ils ont été écrits. Ces fragments sont disposés par ordre chronologique; et ceux des lecteurs qui, en lisant chaque morceau, voudront ne point oublier la date qu'il porte, pourront remarquer de quelle façon l'idée de l'auteur mûrit d'année en année et dans la forme et dans le fond, depuis l'étude sur Voltaire, qui est de 1823, jusqu'à l'étude sur Mirabeau, qui est de 1834. C'est d'ailleurs peut-être la seule chose frappante de ce volume, à la composition duquel n'a été mêlé aucun arrangement artificiel, qu'il commence par le nom de Voltaire et finisse par le nom de Mirabeau. Cela montrerait, s'il n'en existait pas d'ailleurs beaucoup d'autres exemples à côté desquels celui-ci ne vaut pas la peine d'être compté, à quel point le dix-huitième siècle préoccupe le dix-neuvième. Voltaire, en effet, c'est le dix-huitième siècle système; Mirabeau, c'est le dix-huitième siècle action.
Le premier de ces deux volumes enserre onze années de la vie intellectuelle de l'auteur, de 1819 à 1830. Le deuxième contient également onze années, de 1823 à 1834. Mais comme une partie de ce deuxième volume rentre dans l'intervalle de 1819 à 1830, les deux volumes réunis n'offrent le mouvement en bien ou en mal de la pensée de celui qui les a écrits que sur une échelle de quinze années, de 1819 à 1834.
Nous ne ferons aucune observation sur les dépouillements de style et de manière que la critique y pourra noter de saison en saison. L'esprit de tout écrivain progressif doit être comme le platane, dont l'écorce se renouvelle à mesure que le tronc grossit.
Pour finir ce que nous avons à dire de ce livre, si l'on nous demandait de le caractériser d'un mot, nous dirions que ce n'est autre chose qu'une sorte d'herbier où la pensée de l'auteur a déposé, sous étiquette, un échantillon tel quel de ses diverses floraisons successives.
Que le lecteur de bonne foi compare, et juge si la loi selon laquelle s'est développée cette pensée est bonne ou mauvaise.
Maintenant il se rencontrera peut-être des esprits bienveillants et sérieux qui demanderont à l'auteur quelle est la formule actuelle de ses opinions sur la société et sur l'art.
L'espace lui manque ici pour répondre à la première de ces deux questions. Ce serait un livre tout entier à faire; il le fera quelque jour. Des matières si graves veulent être traitées à fond et ne sauraient être utilement abordées dans un avant-propos. Le peu de pages qui nous reste morcellerait la pensée de l'auteur sans profit, car il serait impossible de détacher, pour des proportions si exiguës, rien de fini, d'organisé et de complet d'un bloc d'idées où tout se tient et fait ensemble. De quelque façon que nous nous y prissions, il y aurait toujours des afférences latérales sur lesquelles il faudrait s'expliquer, des choses purement affirmées faute de marge pour les démontrer, des préliminaires supposés admis, des conséquences tronquées, d'autres qui se ramifieraient trop à l'étroit; en un mot, des tangentes et des sécantes dont les extrémités dépasseraient les limites de cette préface.
En attendant qu'il puisse se dérouler complètement et à l'aise dans un écrit spécial, l'auteur croit pouvoir dire dès à présent que, quoique le Journal d'un révolutionnaire de 1830 renferme beaucoup de choses radicalement vraies selon lui, sa pensée politique actuelle est cependant plutôt représentée par les dernières pages du second de ces deux volumes que par les dernières pages du premier. Si jamais, dans ce grand concile des intelligences où se débattent de la presse à la tribune tous les intérêts généraux de la civilisation du dix-neuvième siècle, il avait la parole, lui si petit en présence de choses si grandes, il la prendrait sur l'ordre du jour seulement, et il ne demanderait qu'une chose pour commencer: la substitution des questions sociales aux questions politiques.
Une fois son intention politique ainsi esquissée, il croit pouvoir répondre avec plus de détail aux personnes qui le questionneraient sur son intention littéraire. Ici il peut être plus aisément et plus vite compris; tout ce qu'il a écrit jusqu'à ce jour sert de commentaire à ses paroles. Qu'on lui permette donc quelques développements sur un sujet plus important qu'on ne le pense communément. Quand on creuse l'art, au premier coup de pioche on entame les questions littéraires, au second, les questions sociales.
L'art est aujourd'hui à un bon point. Les querelles de mots ont fait place à l'examen des choses. Les noms de guerre, les sobriquets de parti n'ont plus de signification pour personne. Ces appellations de classiques et de romantiques, que celui qui écrit ces lignes s'est toujours refusé à prononcer sérieusement, ont disparu de toute conversation sensée aussi complètement que les ubiquitaires et les antipaedobaptistes. Or c'est déjà un grand progrès dans une discussion quand les mots de parti sont hors de combat. Tant qu'on en est à la bataille des mots, il n'y a pas moyen de s'entendre; c'est une mêlée furieuse, acharnée et aveugle. Cette bataille, qui a si longtemps assourdi notre littérature dans les dernières années de la restauration, est finie aujourd'hui. Le public commence à distinguer nettement le contour des questions réelles trop longtemps cachées aux yeux par la poussière que la polémique faisait autour d'elles. Le pugilat des théories a cessé. Le terrain de l'art maintenant n'est plus une arène, c'est un champ. On ne se bat plus, on laboure.
A notre avis, la victoire est aux générations nouvelles. Elles ont pris grandement position dans tous les arts. Nous essayerons peut-être un jour de caractériser le point précis où elles en sont sous les diverses formes, poésie, peinture, sculpture, musique et architecture, et nous tâcherons d'indiquer par quels progrès et selon quelle loi il nous semble que doit s'opérer la fusion entre les nuances différentes des jeunes écoles, soit qu'elles cherchent plus spécialement le caractère, comme les gothiques, ou le style, comme les grecs.
En attendant, l'impulsion est donnée, la marée monte. Les doctrines de la liberté littéraire ont ensemencé l'art tout entier. L'avenir moissonnera.
Ce n'est pas que nous, plus que d'autres, nous croyions l'art perfectible. Nous savons qu'on ne dépassera ni Phidias, ni Raphaël. Mais nous ne déclarons pas, en secouant tristement la tête, qu'il est à jamais impossible de les égaler. Nous ne sommes pas ainsi, dans les secrets de Dieu. Celui qui a créé ceux-là ne peut-il pas en créer d'autres? Pourquoi vouloir arrêter l'esprit humain? Toutes les époques lui conviennent, tous les climats lui sont bons. L'antiquité a Homère, mais le moyen âge a Dante, Shakespeare et les cathédrales au nord; la bible et les pyramides à l'orient.
Et quelle époque que celle-ci! Nous l'avons déjà dit ailleurs et plus d'une fois, le corollaire rigoureux d'une révolution politique, c'est une révolution littéraire. Que voulez-vous que nous y fassions? Il y a quelque chose de fatal dans ce perpétuel parallélisme de la littérature et de la société. L'esprit humain ne marche pas d'un seul pied. Les moeurs et les lois s'ébranlent d'abord; l'art suit. Pourquoi lui clore l'avenir? Les magnifiques ambitions font faire les grandes choses. Est-ce que le siècle qui a été assez grand pour avoir son Charlemagne serait trop petit pour avoir son Shakespeare?
Nous croyons donc fermement à l'avenir. On voit bien flotter encore çà et là sur la surface de l'art quelques tronçons des vieilles poétiques démâtées, lesquelles faisaient déjà eau de toutes parts il y dix ans. On voit bien aussi quelques obstinés qui se cramponnent à cela. Rari nantes. Nous les plaignons. Mais nous avons les yeux ailleurs. S'il nous était permis, à nous qui sommes bien loin de nous compter parmi les hommes prédestinés qui résoudront ces grandes questions par de grandes oeuvres, s'il nous était permis de hasarder une conjecture sur ce qui doit advenir de l'art, nous dirions qu'à notre avis, d'ici à peu d'années, l'art, sans renoncer à toutes ses autres formes, se résumera plus spécialement sous la forme essentielle et culminante du drame. Nous avons expliqué pourquoi dans la préface d'un livre qui ne vaut pas la peine d'être rappelé ici.
Aussi les quelques mots que nous allons dire du drame s'appliquent dans notre pensée, sauf de légères variantes de rédaction, à la poésie tout entière, et ce qui s'applique à la poésie s'applique à l'art tout entier.
Selon nous donc, le drame de l'avenir, pour réaliser l'idée auguste que nous nous en faisons, pour tenir dignement sa place entre la presse et la tribune, pour jouer comme il convient son rôle dans les choses civilisantes, doit être grand et sévère par la forme, grand et sévère par le fond.
Les questions de forme ont été toutes abordées depuis plusieurs années. La forme importe dans les arts. La forme est chose beaucoup plus absolue qu'on ne pense. C'est une erreur de croire, par exemple, qu'une même pensée peut s'écrire de plusieurs manières, qu'une même idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n'a jamais qu'une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme préférée par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l'homme de génie. Ainsi, chez les grands poëtes, rien de plus inséparable, rien de plus adhèrent, rien de plus consubstantiel que l'idée et l'expression de l'idée. Tuez la forme, presque toujours vous tuez l'idée. Otez sa forme à Homère, vous avez Bitaubé.
Aussi tout art qui veut vivre doit-il commencer par bien se poser à lui-même les questions de forme, de langage et de style.
Sous ce rapport, le progrès est sensible en France depuis dix ans. La langue a subi un remaniement profond.
Et pour que notre pensée soit claire, qu'on nous permette d'indiquer ici en quelques mots les diverses formations de notre langue, qui valent la peine d'être étudiées, à partir du seizième siècle surtout, époque où la langue française a commencé à devenir la langue la plus littéraire de l'Europe.
On peut dire de la langue française au seizième siècle que c'est tout à fait une langue de la renaissance. Au seizième siècle, l'esprit de la renaissance est partout, dans la langue comme dans tous les arts. Le goût romain-byzantin, que le grand événement de 1454 a fait refluer sur l'occident, et qui avait par degrés envahi l'Italie dès la seconde moitié du quinzième siècle, n'arrive guère en France qu'au commencement du seizième; mais à l'instant même il s'empare de tout, il fait irruption partout, il inonde tout. Rien ne résiste au flot. Architecture, poésie, musique, tous les arts, toutes les études, toutes les idées, jusqu'aux ameublements et aux costumes, jusqu'à la législation, jusqu'à la théologie, jusqu'à la médecine, jusqu'au blason, tout suit pêle-mêle et s'en va à vau-l'eau sur le torrent de la renaissance. La langue est une des premières choses atteintes; en un moment, elle se remplit de mots latins et grecs; elle déborde de néologismes; son vieux sol gaulois disparaît presque entièrement sous un chaos sonore de vocables homériques et virgiliens. A cette époque d'enivrement et d'enthousiasme pour l'antiquité lettrée, la langue française parle grec et latin comme l'architecture, avec un désordre, un embarras et un charme infinis; c'est un bégayement classique adorable. Moment curieux! c'est une langue qui n'est pas faite, une langue sur laquelle on voit le mot grec et le mot latin à nu, comme les veines et les nerfs sur l'écorché. Et pourtant, cette langue qui n'est pas faite est une langue souvent bien belle; elle est riche, ornée, amusante, copieuse, inépuisable en formes, haute en couleur; elle est barbare à force d'aimer la Grèce et Rome; elle est pédante et naïve. Observons en passant qu'elle semble parfois chargée, bourbeuse et obscure. Ce n'est pas sans troubler profondément la limpidité de notre vieil idiome gaulois que ces deux langues mortes, la latine et la grecque, y ont si brusquement vidé leurs vocabulaires. Chose remarquable et qui s'explique par tout ce que nous venons dire, pour ceux qui ne comprennent que la langue courante, le français du seizième siècle est moins intelligible que le français du quinzième. Pour cette classe de lecteurs, Brantôme est moins clair que Jean de Troyes.
Au commencement du dix-septième siècle, cette langue trouble et vaseuse subit une première filtration. Opération mystérieuse faite tout à la fois par les années et par les hommes, par la foule et par le lettré, par les événements et par les livres, par les moeurs et par les idées, qui nous donne pour résultat l'admirable langue de P. Mathieu et de Mathurin Régnier, qui sera plus tard celle de Molière et de La Fontaine, et plus tard encore celle de Saint-Simon. Si les langues se fixaient, ce qu'à Dieu ne plaise, la langue française aurait dû en rester là. C'était une belle langue que cette poésie de Régnier, que cette prose de Mathieu! c'était une langue déjà mûre, et cependant toute jeune, une langue qui avait toutes les qualités les plus contraires, selon le besoin du poëte; tantôt ferme, adroite, svelte, vive, serrée, étroitement ajustée sur l'intention de l'écrivain, sobre, austère, précise, elle allait à pied et sans images et droit au but; tantôt majestueuse, lente et tout empanachée de métaphores, elle tournait largement autour de la pensée, comme les carrosses à huit chevaux dans un carrousel. C'était une langue élastique et souple, facile à nouer et à dénouer au gré de toutes les fantaisies de la période, une langue toute moirée de figures et d'accidents pittoresques; une langue neuve, sans aucun mauvais pli, qui prenait merveilleusement la forme de l'idée, et qui, par moments, flottait quelque peu à l'entour, autant qu'il le fallait pour la grâce du style. C'était une langue pleine de fières allures, de propriétés élégantes, de caprices amusants; commode et naturelle à écrire; donnant parfois aux écrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expressions qui faisaient partie de son fonds naturel. C'était une langue forte et savoureuse, tout à la fois claire et colorée, pleine d'esprit, excellente au goût, ayant bien la senteur de ses origines, très française, et pourtant laissant voir distinctement sous chaque mot sa racine hellénique, romaine ou castillane; une langue calme et transparente, au fond de laquelle on distinguait nettement toutes ces magnifiques étymologies grecques, latines ou espagnoles, comme les perles et les coraux sous l'eau d'une mer limpide.
Cependant, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, il s'éleva une mémorable école de lettrés qui soumit à un nouveau débat toutes les questions de poésie et de grammaire dont avait été remplie la première moitié du même siècle, et qui décida, à tort selon nous, pour Malherbe contre Régnier. La langue de Régnier, qui semblait encore très bonne à Molière, parut trop verte et trop peu faite à ces sévères et discrets écrivains. Racine la clarifia une seconde fois. Cette deuxième distillation, beaucoup plus artificielle que la première, beaucoup plus littéraire et beaucoup moins populaire, n'ajouta à la pureté et à la limpidité de l'idiome qu'en le dépouillant de presque toutes ses propriétés savoureuses et colorantes, et en le rendant plus propre désormais à l'abstraction qu'à l'image; mais il est impossible de s'en plaindre quand on songe qu'il en est résulté Britannicus, Esther, et Athalie, oeuvres belles et graves, dont le style sera toujours religieusement admiré de quiconque acceptera avec bonne foi les conditions sous lesquelles il s'est formé.
Toute chose va à sa fin. Le dix-huitième siècle filtra et tamisa la langue une troisième fois. La langue de Rabelais, d'abord épurée par Régnier, puis distillée par Racine, acheva de déposer dans l'alambic de Voltaire les dernières molécules de la vase natale du seizième siècle. De là cette langue du dix-huitième siècle, parfaitement claire, sèche, dure, neutre, incolore et insipide, langue admirablement propre à ce qu'elle avait à faire, langue du raisonnement et non du sentiment, langue incapable de colorer le style, langue encore souvent charmante dans la prose, et en même temps très haïssable dans le vers, langue de philosophes en un mot, et non de poëtes. Car la philosophie du dix-huitième siècle, qui est l'esprit d'analyse arrivé à sa plus complète expression, n'est pas moins hostile à la poésie qu'à la religion, parce que la poésie comme la religion n'est qu'une grande synthèse. Voltaire ne se hérisse pas moins devant Homère que devant Jésus.
Au dix-neuvième siècle, un changement s'est fait dans les idées à la suite du changement qui s'était fait dans les choses. Les esprits ont déserté cet aride sol voltairien, sur lequel le soc de l'art s'ébréchait depuis si longtemps pour de maigres moissons. Au vent philosophique a succédé un souffle religieux, à l'esprit d'analyse l'esprit de synthèse, au démon démolisseur le génie de la reconstruction, comme à la convention avait succédé l'empire, à Robespierre Napoléon. Il est apparu des hommes doués de la faculté de créer, et ayant tous les instincts mystérieux qui tracent son itinéraire au génie. Ces hommes, que nous pouvons d'autant plus louer que nous sommes personnellement bien éloignés de prétendre à l'honneur de figurer parmi eux, ces hommes se sont mis à l'oeuvre. L'art, qui, depuis cent ans, n'était plus en France qu'une littérature, est redevenu une poésie.
Au dix-huitième siècle il avait fallu une langue philosophique, au dix-neuvième il fallait une langue poétique.
C'est en présence de ce besoin que, par instinct et presque à leur insu, les poëtes de nos jours, aidés d'une sorte de sympathie et de concours populaire, ont soumis la langue à cette élaboration radicale qui était si mal comprise il y a quelques années, qui a été prise d'abord pour une levée en masse de tous les solécismes et de tous les barbarismes possibles, et qui a si longtemps fait taxer d'ignorance et d'incorrection tel pauvre jeune écrivain consciencieux, honnête et courageux, philologue comme Dante en même temps que poëte, nourri des meilleures études classiques, lequel avait peut-être passé sa jeunesse à ne remporter dans les collèges que des prix de grammaire.
Les poëtes ont fait ce travail, comme les abeilles leur miel, en songeant à autre chose, sans calcul, sans préméditation, sans système, mais avec la rare et naturelle intelligence des abeilles et des poëtes. Il fallait d'abord colorer la langue, il fallait lui faire reprendre du corps et de la saveur; il a donc été bon de la mélanger selon certaines doses avec la fange féconde des vieux mots du seizième siècle. Les contraires se corrigent souvent l'un par l'autre. Nous ne pensons pas qu'on ait eu tort de faire infuser Ronsard dans cet idiome affadi par Dorat.
L'opération d'ailleurs s'est accomplie, on le voit bien maintenant, selon les lois grammaticales les plus rigoureuses. La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout. Seulement, et encore avec une réserve extrême, on a remis en circulation un certain nombre d'anciens mots nécessaires ou utiles. Nous ne sachons pas qu'on ait fait des mots nouveaux. Or ce sont les mots nouveaux, les mots inventés, les mots faits artificiellement qui détruisent le tissu d'une langue. On s'en est gardé. Quelques mots frustes ont été refrappés au coin de leurs étymologies. D'autres, tombés en banalité, et détournés de leur vraie signification, ont été ramassés sur le pavé et soigneusement replacés dans leur sens propre.
De toute cette élaboration, dont nous n'indiquons ici que quelques détails pris au hasard, et surtout du travail simultané de toutes les idées particulières à ce siècle (car ce sont les idées qui sont les vraies et souveraines faiseuses de langues), il est sorti une langue qui, certes, aura aussi ses grands écrivains, nous n'en doutons pas; une langue forgée pour tous les accidents possibles de la pensée; langue qui, selon le besoin de celui qui s'en sert, a la grâce et la naïveté des allures comme au seizième siècle, la fierté des tournures et la phrase à grands plis comme au dix-septième siècle, le calme, l'équilibre et la clarté comme au dix-huitième; langue propre à ce siècle, qui résume trois formes excellentes de notre idiome sous une forme plus développée et plus complète, et avec laquelle aujourd'hui l'écrivain qui en aurait le génie pourrait sentir comme Rousseau, penser comme Corneille, et peindre comme Mathieu.
Cette langue est aujourd'hui à peu près faite. Comme prose, ceux qui l'étudient dans les notables écrivains qu'elle possède déjà, et que nous pourrions nommer, savent qu'elle a mille lois à elle, mille secrets, mille propriétés, mille ressources nées tant de son fonds personnel que de la mise en commun du fonds des trois langues qui l'ont précédée et qu'elle multiplie les unes par les autres. Elle a aussi sa prosodie particulière et toutes sortes de petites règles intérieures connues seulement de ceux qui pratiquent, et sans lesquelles il n'y a pas plus de prose que de vers. Comme poésie, elle est aussi bien construite pour la rêverie que pour la pensée, pour l'ode que pour le drame. Elle a été remaniée dans le vers par le mètre, dans la strophe par le rhythme. De là, une harmonie toute neuve, plus riche que l'ancienne, plus compliquée, plus profonde, et qui gagne tous les jours de nouvelles octaves.
Telle est, avec tous les développements que nous ne pouvons donner ici à notre pensée, la langue que l'art du dix-neuvième siècle s'est faite, et avec laquelle en particulier il va parler aux masses du haut de la scène. Sans doute la scène, qui a ses lois d'optique et de concentration, modifiera cette langue d'une certaine façon, mais sans y rien altérer d'essentiel. Il faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très fermement sculptée, très nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde bosse; il faudra à la scène un vers où les charnières soient assez multipliées pour qu'on puisse les plier et les superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion. La prose en relief, c'est un besoin du théâtre; le vers brisé, c'est un besoin du drame.
Ceci une fois posé et admis, nous croyons que désormais tous les progrès de forme sérieux qui seront dans le sens grammatical de la langue doivent être étudiés, applaudis et adoptés. Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée, appeler les progrès, ce n'est pas encourager les modes. Les modes dans les arts font autant de mal que les révolutions font de bien. Les modes substituent le chic, le poncif et le procédé d'atelier à l'étude austère de chaque chose et aux originalités individuelles. Les modes mettent à la disposition de tout le monde une manière vernissée et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de surface plus vif et plus amusant à l'oeil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute oeuvre. Gardons-nous des modes dans le style; espérons cette réserve de la sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les générations de leur âge. Il serait fâcheux qu'on en vînt un jour à posséder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en mêlant, selon certaines doses, à n'importe quel vin blanc convenablement édulcoré, de l'acide tartrique et du bicarbonate de soude.
Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s'en grise, mais le connaisseur n'en boit pas.
Nous n'en viendrons pas là. Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps qu'un grand souffle d'enthousiasme dans les nouvelles générations. La langue a été amenée à un point excellent depuis quinze années. Ce qui a été fait par les idées ne sera pas détruit par les fantaisies.
Réformons, ne déformons pas.
Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer combien c'est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur manière d'écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L'avenir, qu'on y pense bien, n'appartient qu'aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l'antiquité, et pour nous renfermer dans nos lettres nationales, essayez d'ôter à la pensée de nos grands écrivains l'expression qui lui est propre; ôtez à Molière son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint; ôtez à La Fontaine la perfection naïve et gauloise du détail; ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux poëte, demi-romain, demi-espagnol, le Michel-Ange de notre tragédie, s'il entrait dans la composition de son génie autant d'imagination que de pensée; ôtez à Racine la ligne qu'il a dans le style comme Raphaël, ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Raphaël, quoique d'un goût inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime; ôtez à Fénelon, l'homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est soeur; ôtez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période; ôtez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le faut; ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a tant de propriété dans le mot, tant de logique dans la métaphore; ôtez à Voltaire cette prose claire, solide, indestructible, cette prose de cristal de Candide et du Dictionnaire philosophique; ôtez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style; et de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine, de Corneille, de La Fontaine, de Molière, de ces maîtres, que vous restera-t-il? Nous l'avons dit plus haut, ce qui reste d'Homère après qu'il a passé par Bitaubé.
C'est le style qui fait la durée de l'oeuvre et l'immortalité du poëte. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve; c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent.
Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas; Lagrange contient Bezout.
Aussi l'étude de la langue est-elle aujourd'hui, autant que jamais, la première condition pour tout artiste qui veut que son oeuvre naisse viable. Cela est admirablement compris maintenant par les nouvelles générations littéraires. Nous voyons avec joie que les jeunes écoles de peinture et de sculpture, si haut placées à cette heure, comprennent de leur côté combien est importante pour elles aussi la science de leur langue, qui est le dessin. Le dessin! le dessin! c'est la loi première de tout art. Et ne croyez pas que cette loi retranche rien à la liberté, à la fantaisie, à la nature. Le dessin n'est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi qu'en disent les exclusifs et les incomplets, le dessin ne fait obstacle ni à Puget, ni à Rubens. Aujourd'hui donc, dans toutes les directions de l'activité intellectuelle, sculpture, peinture ou poésie, que tous ceux qui ne savent pas dessiner, l'apprennent. Le style est la clef de l'avenir. Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succès du moment, l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l'acclamation enivrée des multitudes; vous n'aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier. Comme dit Cicéron, insignia victoriae, non victoriam.
Sévérité donc et grandeur dans la forme; et, pour que l'oeuvre soit complète, grandeur et sévérité dans le fond. Telle est la loi actuelle de l'art; sinon il aura peut-être le présent, mais il n'aura pas l'avenir.
Dans le drame surtout, le fond importe, non moins certes que la forme. Et ici, s'il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous transcririons ce que nous disions il y a un an dans la préface d'une pièce récemment jouée: «L'auteur de ce drame sait combien c'est une grande et sérieuse chose que le théâtre; il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé, qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s'entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poëte, va soulever le moment d'après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d'attente et de curiosité; il sent que si son talent n'est rien, il faut que sa probité soit tout; il s'interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son oeuvre; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d'âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l'avant-scène; mais il lui criera du fond du théâtre: Memento quia pulvis es! Il sait bien que l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit n'exige pas tout cela du poëte; mais il pense qu'au théâtre surtout, il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l'art.»
Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité, le théâtre est devenu pour les multitudes ce qu'était l'église au moyen âge, le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poëte dramatique sera plus qu'une magistrature et presque un sacerdoce. Il pourra faillir comme homme; comme poëte, il devra être pur, digne et sérieux.
Désormais, à notre avis, au point de maturité où cette époque est venue, l'art, quoi qu'il fasse, dans ses fantaisies les plus flottantes et les plus échevelées, dans ses calques les plus sévères de la nature, dans ses créations les plus échafaudées sur des rêves hors du possible et du réel, dans ses plus délicates explorations de la métaphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la passion, de la passion chaude, vivante et irréfléchie; l'art, et en particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression la plus puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir sans cesse présente, comme un témoin austère de ses travaux, la pensée du temps où nous vivons, la responsabilité qu'il encourt, la règle que la foule demande et attend de partout, la pente des idées et des événements sur laquelle notre époque est lancée, la perturbation fatale qu'un pouvoir spirituel mal dirigé pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui élaborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l'ombre, notre civilisation future. L'art d'à présent ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien.
Ce n'est pas d'ailleurs que nous soyons le moins du monde partisan de l'utilité directe de l'art, théorie puérile émise dans ces derniers temps par des sectes philosophiques qui n'avaient pas étudié le fond de la question. Le drame, oeuvre d'avenir et de durée, ne peut que tout perdre à se faire le prédicateur immédiat des trois ou quatre vérités d'occasion que la polémique des partis met à la mode tous les cinq ans. Les partis ont besoin d'enlever une position politique. Ils prennent les deux ou trois idées qui leur sont nécessaires pour cela, et avec ces idées ils creusent le sol nuit et jour autour du pouvoir. C'est un siège en règle. La tranchée, les épaulements, la sape et la mine. Un beau jour les partis donnent l'assaut comme en juillet 1789, ou le pouvoir fait une sortie comme en juillet 1830, et la position est prise. Une fois la forteresse enlevée, les travaux du siége sont abandonnés, bien entendu; rien ne paraît plus inutile, plus déraisonnable et plus absurde que les travaux d'un siége quand la ville est prise; on comble les tranchées, la charrue passe sur les sapes, et les fameuses vérités politiques qui avaient servi à bouleverser toute cette plaine, vieux outils, sont jetées là et oubliées à terre jusqu'à ce qu'un historien chercheur ait la bonté de les ramasser et de les classer dans sa collection des erreurs et des illusions de l'humanité. Si quelque oeuvre d'art a eu le malheur de faire cause commune avec les vérités politiques, et de se mêler à elles dans le combat, tant pis pour l'oeuvre d'art; après la victoire elle sera hors de service, rejetée comme le reste, et ira se rouiller dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et éternelles vérités qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps le fond même des sentiments humains, voilà la matière première de l'art, de l'art immortel et divin; mais il n'y a pas de matériaux pour lui dans ces constructions expédientes que la stratégie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre politique. Les idées utiles ou vraies un jour ou deux, avec lesquelles les partis enlèvent une position, ne constituent pas plus un système coordonné de vérités sociales ou philosophiques, que les zigzags et les parallèles qui ont servi à forcer une citadelle ne sont des rues et des chemins.
Le produit le plus notable de l'art utile, de l'art enrôlé, discipliné et assaillant, de l'art prenant fait et cause dans le détail des querelles politiques, c'est le drame pamphlet du dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poëme bizarre où la tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée; oeuvre de dérision et de colère qui s'évertue étourdiment à battre en brèche une société dont les ruines l'enterreront. Certes, bien de l'esprit, bien du talent, bien du génie a été dépensé dans ces drames faits exprès qui ont démoli la Bastille; mais la postérité ne s'en inquiétera pas. C'est une pauvre besogne à ses yeux que d'avoir mis en tragédies la préface de l'Encyclopédie. La postérité s'occupera moins encore de la tragédie politique de la restauration, qu'a engendrée la tragédie philosophique du dix-huitième siècle, comme la maxime a engendré l'allusion. Tout cela a été fort applaudi de son temps, et est fort oublié du nôtre. Il faut, après tout, que l'art soit son propre but à lui-même, et qu'il enseigne, qu'il moralise, qu'il civilise, et qu'il édifie chemin faisant, mais sans se détourner, et tout en allant devant lui. Plus il sera impartial et calme, plus il dédaignera le passager des questions politiques quotidiennes, plus il s'adaptera grandement à l'homme de tous les temps et de tous les lieux; plus il aura la forme de l'avenir. Ce n'est pas en se passionnant petitement pour ou contre tel pouvoir ou tel parti qui a deux jours à vivre, que le créateur dramatique agira puissamment sur son siècle et sur ses contemporains. C'est par des peintures vraies de la nature éternelle que chacun porte en soi; c'est en nous prenant, vous, moi, nous, eux tous, par nos irrésistibles sentiments de père, de fils, de mère, de frère et de soeur, d'ami et d'ennemi, d'amant et de maîtresse, d'homme et de femme; c'est en mêlant la loi de la providence au jeu de nos passions; c'est en nous montrant d'où viennent le bien et le mal moral, et où ils mènent; c'est en nous faisant rire et pleurer sur des choses qui nous ressemblent, quoique souvent plus grandes, plus choisies et plus idéales que nous; c'est en sondant avec le speculum du génie notre conscience, nos opinions, nos illusions, nos préjugés; c'est en remuant tout ce qui est dans l'ombre au fond de nos entrailles; en un mot, c'est en jetant, tantôt par des rayons, tantôt par des éclairs, de larges jours sur le coeur humain, ce chaos d'où le fiat lux du poëte tire un monde!—C'est ainsi, et pas autrement.—Et, nous le répétons, plus le créateur dramatique sera profond, désintéressé, général et universel dans son oeuvre, mieux il accomplira sa mission et près des contemporains et près de la postérité. Plus le point de vue du poëte ira s'élargissant, plus le poëte sera grand et vraiment utile à l'humanité. Nous comprenons l'enseignement du poëte dramatique plutôt comme Molière que comme Voltaire, plutôt comme Shakespeare que comme Molière. Nous préférons Tartuffe à Mahomet; nous préférons Iago à Tartuffe. A mesure que vous passez d'un de ces trois poëtes à l'autre, voyez comme l'horizon s'agrandit. Voltaire parle à un parti, Molière parle à la société, Shakespeare parle à l'homme.
Poëtes dramatiques, c'est un homme bien convaincu qui vous conseille ici, que ceux d'entre vous qui sentent en eux quelque chose de puissant, de généreux et de fort, se mettent au-dessus des haines de parti, au-dessus même de leurs propres petites haines personnelles, s'ils en ont. Ne soyez ni de l'opposition ni du pouvoir, soyez de la société, comme Molière, et de l'humanité comme Shakespeare. Ne prenez part aux révolutions matérielles que par les révolutions intellectuelles. N'ameutez pas des passions d'un jour autour de votre oeuvre immortelle. Puisez profondément vos tragédies dans l'histoire, dans l'invention, dans le passé, dans le présent, dans votre coeur, dans le coeur des autres, et laissez à de moins dignes le drame de libelle, de personnalité et de scandale, comme vous laissez aux fabricants de littérature le drame de pacotille, le drame-marchandise, le drame prétexte à décorations. Que votre oeuvre soit haute et grande, et vivante, et féconde, et aille toujours au fond des âmes. La belle gloire de courtiser des opinions qui se laissent faire, bien entendu, et qui vous donnent un applaudissement pour une caresse! Inspirez-vous donc plutôt, si vous voulez la vraie renommée et la vraie puissance, des passions purement humaines, qui sont éternelles, que des passions politiques, qui sont passagères. Soyez plus fiers d'un vers proverbe que d'un vers cocarde.
Attirer la foule à un drame comme l'oiseau à un miroir; passionner la multitude autour de la glorieuse fantaisie du poëte, et faire oublier au peuple le gouvernement qu'il a pour l'instant, faire pleurer les femmes sur une femme, les mères sur une mère, les hommes sur un homme; montrer, quand l'occasion s'en présente, le beau moral sous la difformité physique; pénétrer sous toutes les surfaces pour extraire l'essence de tout; donner aux grands le respect des petits et aux petits la mesure des grands; enseigner qu'il y a souvent un peu de mal dans les meilleurs et presque toujours un peu de bien dans les pires, et, par là, inspirer aux mauvais l'espérance et l'indulgence aux bons; tout ramener, dans les événements de la vie possible, à ces grandes lignes providentielles ou fatales entre lesquelles se meut la liberté humaine; profiter de l'attention des masses pour leur enseigner à leur insu, à travers le plaisir que vous leur donnez, les sept ou huit grandes vérités sociales, morales ou philosophiques, sans lesquelles elles n'auraient pas l'intelligence de leur temps; voilà, à notre avis, pour le poëte, la vraie utilité, la vraie influence, la vraie collaboration dans l'oeuvre civilisatrice. C'est par cette voie magnifique et large, et non par la tracasserie politique, qu'un art devient un pouvoir.
Afin d'atteindre à ce but, il importe que le théâtre conserve des proportions grandes et pures. Il ne faut pas que le drame du siècle de Napoléon ait une configuration moins auguste que la tragédie de Louis XIV. Son influence sur les masses d'ailleurs sera toujours en raison directe de sa propre élévation et de sa propre dignité. Plus le drame sera placé haut, plus il sera vu de loin. C'est pourquoi, disons-le ici en passant, il est à souhaiter que les hommes de talent n'oublient pas l'excellence du grandiose et de l'idéal dans tout art qui s'adresse aux masses. Les masses ont l'instinct de l'idéal. Sans doute c'est un des principaux besoins du poëte contemporain de peindre la société contemporaine, et ce besoin a déjà produit de notables ouvrages; mais il faut se garder de faire prévaloir sur le haut drame universel la prosaïque tragédie de boutique et de salon, pédestre, laide, maniérée, épileptique, sentimentale et pleureuse. Le bourgeois n'est pas le populaire. Ne dégringolons pas de Shakespeare à Kotzebue.
L'art est grand. Quel que soit le sujet qu'il traite, qu'il s'adresse au passé ou au contemporain, lors même qu'il mêle le rire et l'ironie au groupe sévère des vices, des vertus, des crimes et des passions, l'art doit être grave, candide, moral et religieux. Au théâtre surtout, il n'y a que deux choses auxquelles l'art puisse dignement aboutir. Dieu et le peuple. Dieu d'où tout vient, le peuple où tout va; Dieu qui est le principe, le peuple qui est la fin. Dieu manifesté au peuple, la providence expliquée à l'homme, voilà le fond un et simple de toute tragédie, depuis Oedipe roi jusqu'à Macbeth. La providence est le centre des drames comme des choses. Dieu est le grand milieu. Deus centrum et locus rerum, dit Filesac.
En se conformant aux diverses lois que nous venons d'énumérer, avec le regret de ne pouvoir, faute de temps, développer davantage nos idées, on comprendra que la mission du théâtre peut être grande dans l'époque où nous vivons. C'est une belle tâche de ramener toute une société des passions artificielles aux passions naturelles. Le drame, tel que nous le concevons, tel que les générations nouvelles nous le donneront, suivra une série de progrès et d'avenir si irrésistible qu'il prendra peu de souci des chutes et des succès, accidents momentanés qui n'importent qu'au bonheur temporel du poëte et qui ne décident jamais le fond des questions. Loin de là, il grandira souvent plus par un revers que par une victoire. Le drame que veut notre temps sera bien placé vis-à-vis du peuple, bien placé vis-à-vis du pouvoir. Il ne se laissera ôter sa liberté ni par la foule que la mode entraîne quelquefois, ni par les gouvernements qu'un égoïsme mesquin conseille trop souvent. Sûr de sa conscience, fort de sa dignité, il saura dans l'occasion dire son fait au pouvoir, si le pouvoir était assez gauche et assez maladroit pour se laisser reprendre en flagrant délit de censure comme cela lui est arrivé il y a dix-huit mois, à l'époque de la chute d'une pièce intitulée le Roi s'amuse.
Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit, grandeur et sévérité dans l'intention, grandeur et sévérité dans l'exécution, voilà les conditions selon lesquelles doit se développer, s'il veut vivre et régner, le drame contemporain. Moral par le fond. Littéraire par la forme. Populaire par la forme et par le fond.
Et puisqu'il résulte de tout ce que nous venons d'écrire que l'art et le théâtre doivent être populaires, qu'on nous permette, pour terminer, d'expliquer en deux mots notre pensée, tout en déclarant que par cette explication nous ne prétendons infirmer ni restreindre rien de ce que nous avons dit plus haut. Sans doute la popularité est le complément magnifique des conditions d'un art bien rempli; mais, en ceci comme en tout, qui n'a que la popularité n'a rien. Et puis, entre popularité et popularité il faut distinguer. Il y a une popularité misérable qui n'est dévolue qu'au banal, au trivial, au commun. Rien de plus populaire en ce sens que la chanson Au clair de la lune et Ah! qu'on est fier d'être français! Cette popularité n'est que de la vulgarité. L'art la dédaigne. L'art ne recherche l'influence populaire sur les contemporains qu'autant qu'il peut l'obtenir en restant dans ses conditions d'art. Et si par hasard cette influence lui est refusée, ce qui est rare en tout temps et en particulier impossible dans le nôtre, il y a pour lui une autre popularité qui se forme du suffrage successif du petit nombre d'hommes d'élite de chaque génération; à force de siècles, cela fait une foule aussi; c'est là, il faut bien le dire, le vrai peuple du génie. En fait de masses, le génie s'adresse encore plus aux siècles qu'aux multitudes, aux agglomérations d'années qu'aux agglomérations d'hommes. Cette lente consécration des temps fait ces grands noms, souvent moqués des contemporains, cela est vrai, mais que la foule, un jour venu, accepte, subit et ne discute plus. Peu d'hommes dans chaque génération lisent avec intelligence Homère, Dante, Shakespeare; tous s'inclinent devant ces colosses. Les grands hommes sont de hautes montagnes dont la cime reste inhabitée, mais domine toujours l'horizon. Villes, collines, plaines, charrues, cabanes, sont au bas. Depuis cinquante ans, douze hommes seulement ont gravi au haut du mont Blanc. Combien peu d'esprits sont montés sur le sommet de Dante et de Shakespeare! Combien peu de regards ont pu contempler l'immense mappemonde qui se découvre de ces hauteurs! Qu'importe! tous les yeux n'en sont pas moins éternellement fixés à ces points culminants du monde intellectuel, montagnes dont la cime est si haute que le dernier rayon des siècles depuis longtemps couchés derrière l'horizon y resplendit encore!
JOURNAL DES IDÉES DES OPINIONS ET DES LECTURES D'UN JEUNE JACOBITE DE 1819
HISTOIRE
Chez les anciens, l'occupation d'écrire l'histoire était le délassement des grands hommes historiques; c'était Xénophon, chef des Dix mille; c'était Tacite, prince du sénat. Chez les modernes, comme les grands hommes historiques ne savaient pas lire, il fallut que l'histoire se laissât écrire par des lettrés et des savants, gens qui n'étaient savants et lettrés que parce qu'ils étaient restés toute leur vie étrangers aux intérêts de ce bas monde, c'est-à-dire à l'histoire.
De là, dans l'histoire, telle que les modernes l'ont écrite, quelque chose de petit et de peu intelligent.
Il est à remarquer que les premiers historiens anciens écrivirent d'après des traditions, et les premiers historiens modernes d'après des chroniques.
Les anciens, écrivant d'après des traditions, suivirent cette grande idée morale qu'il ne suffisait pas qu'un homme eût vécu ou même qu'un siècle eût existé pour qu'il fût de l'histoire, mais qu'il fallait encore qu'il eût légué de grands exemples à la mémoire des hommes. Voilà pourquoi l'histoire ancienne ne languit jamais. Elle est ce qu'elle doit être, le tableau raisonné des grands hommes et des grandes choses, et non pas, comme on l'a voulu faire de notre temps, le registre de vie de quelques hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles.
Les historiens modernes, écrivant d'après des chroniques, ne virent dans les livres que ce qui y était, des faits contradictoires à rétablir et des dates à concilier. Ils écrivirent en savants, s'occupant beaucoup des faits et rarement des conséquences, ne s'étendant pas sur les événements d'après l'intérêt moral qu'ils étaient susceptibles de présenter, mais d'après l'intérêt de curiosité qui leur restait encore, eu égard aux événements de leur siècle. Voilà pourquoi la plupart de nos histoires commencent par des abrégés chronologiques et se terminent par des gazettes.
On a calculé qu'il faudrait huit cents ans à un homme qui lirait quatorze heures par jour pour lire seulement les ouvrages écrits sur l'histoire qui se trouvent à la Bibliothèque royale; et parmi ces ouvrages il faut en compter plus de vingt mille, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, depuis MM. Royou, Fantin-Désodoards et Anquetil, qui ont donné des histoires complètes, jusqu'à ces braves chroniqueurs, Froissard, Comines et Jean de Troyes, par lesquels nous savons que ung tel jour le roi estoit malade, et que ung tel autre jour un homme se noya dans la Seine.
Parmi ces ouvrages, il en est quatre généralement connus sous le nom des quatre grandes histoires de France; celle de Dupleix, qu'on ne lit plus; celle de Mézeray, qu'on lira toujours, non parce qu'il est aussi exact et aussi vrai que Boileau l'a dit pour la rime, mais parce qu'il est original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des lecteurs français; celle du P. Daniel, jésuite, fameux par ses descriptions de batailles, qui a fait en vingt ans une histoire où il n'y a d'autre mérite que l'érudition, et dans laquelle le comte de Boulainvillers ne trouvait guère que dix mille erreurs; et enfin, celle de Vély, continuée par Villaret et par Garnier.
«Il y a des morceaux bien faits dans Vély, dit Voltaire dont les jugements sont précieux; on lui doit des éloges et de la reconnaissance; mais il faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire une bonne histoire de France il ne suffit pas d'avoir du discernement et du goût.»
Villaret, qui avait été comédien, écrit d'un style prétentieux et ampoulé; il fatigue par une affectation continuelle de sensibilité et d'énergie; il est souvent inexact et rarement impartial. Garnier, plus raisonnable, plus instruit, n'est guère meilleur écrivain; sa manière est terne, son style est lâche et prolixe. Il n'y a entre Garnier et Villaret que la différence du médiocre au pire, et si la première condition de vie pour un ouvrage doit être de se faire lire, le travail de ces deux auteurs peut être à juste titre regardé comme non avenu.
Au reste, écrire l'histoire d'une seule nation, c'est oeuvre incomplète, sans tenants et sans aboutissants, et par conséquent manquée et difforme. Il ne peut y avoir de bonnes histoires locales que dans les compartiments bien proportionnés d'une histoire générale. Il n'y a que deux tâches dignes d'un historien dans ce monde, la chronique, le journal, ou l'histoire universelle. Tacite ou Bossuet.
Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France en six lignes: «Dieu n'a créé aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bestes, à qui il n'ait fait quelque chose son contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C'est pourquoi il a fait France et Angleterre voisines.»
La France, l'Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois géants de l'Europe. Depuis nos récentes commotions politiques, ces colosses ont chacun une attitude particulière; l'Angleterre se soutient, la France se relève, la Russie se lève. Ce dernier empire, jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siècle avec une rapidité singulière. Son avenir est d'un poids immense dans nos destinées. Il n'est pas impossible que sa barbarie vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol russe semble tenir en réserve des populations sauvages pour nos régions policées.
Cet avenir de la Russie, si important aujourd'hui pour l'Europe, donne une haute importance à son passé. Pour bien deviner ce que sera ce peuple, on doit étudier soigneusement ce qu'il a été. Mais rien de plus difficile qu'une pareille étude. Il faut marcher comme perdu au milieu d'un chaos de traditions confuses, de récits incomplets, de contes, de contradictions, de chroniques tronquées. Le passé de cette nation est aussi ténébreux que son ciel, et il y a des déserts dans ses annales comme dans son territoire.
Ce n'est donc pas une chose aisée à faire qu'une bonne histoire de Russie. Ce n'est pas une médiocre entreprise que de traverser cette nuit des temps, pour aller, parmi tant de faits et de récits qui se croisent et se heurtent, à la découverte de la vérité. Il faut que l'écrivain saisisse hardiment le fil de ce dédale; qu'il en débrouille les ténèbres; que son érudition laborieuse jette de vives lumières sur toutes les sommités de cette histoire. Sa critique consciencieuse et savante aura soin de rétablir les causes en combinant les résultats. Son style fixera les physionomies, encore indécises, des personnages et des époques. Certes, ce n'est point une tâche facile de remettre à flot et de faire repasser sous nos yeux tous ces événements depuis si longtemps disparus du cours des siècles.
L'historien devra, ce nous semble, pour être complet, donner un peu plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici à l'époque qui précède l'invasion des tartares, et consacrer tout un volume peut-être à l'histoire de ces tribus vagabondes qui reconnaissent la souveraineté de la Russie. Ce travail jetterait sans doute un grand jour sur l'ancienne civilisation qui a probablement existé dans le nord, et l'historien pourrait s'y aider des savantes recherches de M. Klaproth.
Lévesque a déjà raconté, il est vrai, en deux volumes ajoutés à son long ouvrage, l'histoire de ces peuplades tributaires; mais cette matière attend encore un véritable historien. Il faudrait aussi traiter avec plus de développement que Lévesque, et surtout avec plus de sincérité, certaines époques d'un grand intérêt, comme le règne fameux de Catherine. L'historien digne de ce nom flétrirait avec le fer chaud de Tacite et la verge de Juvénal cette courtisane couronnée, à laquelle les altiers sophistes du dernier siècle avaient voué un culte qu'ils refusaient à leur dieu et à leur roi; cette reine régicide, qui avait choisi pour ses tableaux de boudoir un massacre[1] et un incendie[2].
Sans nul doute, une bonne Histoire de Russie éveillerait vivement l'attention. Les destins futurs de la Russie sont aujourd'hui le champ ouvert à toutes les méditations. Ces terres du septentrion ont déjà plusieurs fois jeté le torrent de leurs peuples à travers l'Europe. Les français de ce temps ont vu, entre autres merveilles, paître dans les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume de brouter l'herbe au pied de la grande muraille de la Chine; et des vicissitudes inouïes dans le cours des choses ont réduit de nos jours les nations méridionales à adresser à un autre Alexandre le voeu de Diogène: Retire-toi de notre soleil.
Il y aurait un livre curieux à faire sur la condition des juifs au moyen âge. Ils étaient bien haïs, mais ils étaient bien odieux; ils étaient bien méprisés, mais ils étaient bien vils. Le peuple déicide était aussi un peuple voleur. Malgré les avis du rabbin Beccaï[3], ils ne se faisaient aucun scrupule de piller les nazaréens, ainsi qu'ils nommaient les chrétiens; aussi étaient-ils souvent les victimes de leur propre cupidité. Dans la première expédition de Pierre l'Hermite, des croisés, emportés par le zèle, firent le voeu d'égorger tous les juifs qui se trouveraient sur leur route, et ils le remplirent. Cette exécution était une représaille sanglante des bibliques massacres commis par les juifs. Suarez observe seulement que les hébreux avaient souvent égorgé leurs voisins par une piété bien entendue, et que les croisés massacraient les hébreux par UNE PIÉTÉ MAL ENTENDUE.
Voilà un échantillon de haine; voici un échantillon, de mépris.
En 1262, une mémorable conférence eut lieu devant le roi et la reine d'Aragon, entre le savant rabbin Zéchiel et le frère Paul Ciriaque, dominicain très érudit. Quand le docteur juif eut cité le Toldos Jeschut, le Targum, les archives du Sanhédrin, le Nissachou Vetus, le Talmud, etc., la reine finit la dispute en lui demandant pourquoi les juifs puaient. Il est vrai que cette haine et ce mépris s'affaiblirent avec le temps. En 1687, on imprima les controverses de l'israélite Orobio et de l'arménien Philippe Limborch, dans lesquelles le rabbin présente des objections au très illustre et très savant chrétien, et où le chrétien réfute les assertions du très savant et très illustre juif. On vit dans le même dix-septième siècle le professeur Rittangel, de Koenigsberg, et Antoine, ministre chrétien à Genève, embrasser la loi mosaïque; ce qui prouve que la prévention contre les juifs n'était plus aussi forte à cette époque.
Aujourd'hui, il y a fort peu de juifs qui soient juifs, fort peu de chrétiens qui soient chrétiens. On ne méprise plus, on ne hait plus, parce qu'on ne croit plus. Immense malheur! Jérusalem et Salomon, choses mortes, Rome et Grégoire VII, choses mortes. Il y a Paris et Voltaire.
L'homme masqué, qui se fit si longtemps passer pour dieu dans la province de Khorassan, avait d'abord été greffier de la chancellerie d'Abou Moslem, gouverneur de Khorassan, sous le khalife Almanzor. D'après l'auteur du Lobbtarikh, il se nommait Hakem Ben Haschem. Sous le règne du khalife Mahadi, troisième abasside, vers l'an 160 de l'hégire, il se fit soldat, puis devint capitaine et chef de secte. La cicatrice d'un fer de flèche ayant rendu son visage hideux, il prit un voile et fut surnommé Burcâi, voilé. Ses adorateurs étaient convaincus que ce voile ne servait qu'à leur cacher la splendeur foudroyante de son visage. Khondemir, qui s'accorde avec Ben Schahnah pour le nommer Hakem Ben Atha, lui donne le titre de Mocannâ, masqué, en arabe, et prétend qu'il portait un masque d'or. Observons, en passant, qu'un poëte irlandais contemporain a changé le masque d'or en un voile d'argent. Abou Giafar al Thabari donne un exposé de sa doctrine. Cependant, la rébellion de cet imposteur devenant de plus en plus inquiétante, Mahadi envoya à sa rencontre l'émir Abusâid qui défit le Prophète-Voilé, le chassa de Mérou et le força à se renfermer dans Nekhscheb, où il était né et où il devait mourir. L'imposteur, assiégé, ranima le courage de son armée fanatique par des miracles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir, toutes les nuits, du fond d'un puits, un globe lumineux qui, suivant Khondemir, jetait sa clarté à plusieurs milles à la ronde; ce qui le fit surnommer Sazendèh Mah, le faiseur de lunes. Enfin, réduit au désespoir, il empoisonna le reste de ses séides dans un banquet, et, afin qu'on le crût remonté au ciel, il s'engloutit lui-même dans une cuve remplie de matières corrosives. Ben Schahnah assure que ses cheveux surnagèrent et ne furent pas consumés. Il ajoute qu'une de ses concubines, qui s'était cachée pour se dérober au poison, survécut à cette destruction générale, et ouvrit les portes de Nekhscheb à Abusâid. Le Prophète-Masqué, que d'ignorants chroniqueurs ont confondu avec le Vieux de la Montagne, avait choisi pour ses drapeaux la couleur blanche, en haine des abbassides dont l'étendard était noir. Sa secte subsista longtemps après lui, et, par un capricieux hasard, il y eut parmi les turcomans une distinction de Blancs et de Noirs à la même époque où les Bianchi et les Neri divisaient l'Italie en deux grandes factions.
Voltaire, comme historien, est souvent admirable; il laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque toujours à cette phrase de son Essai sur les moeurs: «Il y eut des choses horribles, il y en eut de ridicules.» En effet, toute l'histoire des hommes tient là. Puis il ajoute: «L'échanson Montecuculli fut écartelé; voilà l'horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le parlement de Paris; voilà le ridicule.» Cependant, s'il eût écrit soixante ans plus tard, ces deux expressions ne lui auraient plus suffi. Lorsqu'il aurait eu dit: «Le roi de France et trois cent mille citoyens furent égorgés, fusillés, noyés… La Convention nationale décréta Pitt et Cobourg ennemis du genre humain.» Quels mots aurait-il mis au-dessous de pareilles choses?
Un spectacle curieux, ce serait celui-ci: Voltaire jugeant Marat, la cause jugeant l'effet.
Il y aurait pourtant quelque injustice à ne trouver dans les annales du monde qu'horreur et rire. Démocrite et Héraclite étaient deux fous, et les deux folies réunies dans le même homme n'en feraient point un sage. Voltaire mérite donc un reproche grave; ce beau génie écrivit l'histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre l'humanité. Peut-être n'eût-il point eu ce tort s'il se fût borné à la France. Le sentiment national eût émoussé la pointe amère de son esprit. Pourquoi ne pas se faire cette illusion? Il est à remarquer que Hume, Tite-Live, et en général les narrateurs nationaux, sont les plus bénins des historiens. Cette bienveillance, quoique parfois mal fondée, attache à la lecture de leurs ouvrages. Pour moi, bien que l'historien cosmopolite soit plus grand et plus à mon gré, je ne hais pas l'historien patriote. Le premier est plus selon l'humanité, le second est plus selon la cité. Le conteur domestique d'une nation me charme souvent, même dans sa partialité étroite, et je trouve quelque chose de fier qui me plaît dans ce mot d'un arabe à Hagyage: Je ne sais que des histoires de mon pays.
Voltaire a toujours l'ironie à sa gauche et sous sa main, comme les marquis de son temps ont toujours l'épée au côté. C'est fin, brillant, luisant, poli, joli, c'est monté en or, c'est garni en diamants, mais cela tue.
Il est des convenances de langage qui ne sont révélées à l'écrivain que par l'esprit de nation. Le mot barbares, qui sied à un romain parlant des gaulois, sonnerait mal dans la bouche d'un français. Un historien étranger ne trouverait jamais certaines expressions qui sentent l'homme du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple avec une bonté paternelle; une inscription chinoise, traduite par les jésuites, parle d'un empereur qui régna avec une bonté maternelle. Nuance toute chinoise et toute charmante.
[1: Le massacre des Polonais dans le faubourg de Praga.
[2: L'incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé. Ces deux peintures étaient les seules qui décorassent le boudoir de Catherine.
[3: Ce sage docteur voulait empêcher les juifs d'être subjugués par les chrétiens. Voici ses paroles, qu'on ne sera peut-être pas fâché de retrouver: «Les sages défendent de prêter de l'argent à un chrétien, de peur que le créancier ne soit corrompu par le débiteur; mais un juif peut emprunter d'un chrétien sans crainte d'être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créancier.» Juif complet, qui met l'expérience de l'usurier au service de la doctrine du rabbin.
A UN HISTORIEN
Vos descriptions de bataille sont bien supérieures aux tableaux poudreux et confus, sans perspective, sans dessin et sans couleur, que nous a laissés Mézeray, et aux interminables bulletins du P. Daniel; toutefois, vous nous permettrez une observation dont nous croyons que vous pourrez profiter dans la suite de votre ouvrage.
Si vous vous êtes rapproché de la manière des anciens, vous ne vous êtes pas encore assez dégagé de la routine des historiens modernes; vous vous arrêtez trop aux détails, et vous ne vous attachez pas assez à peindre les masses. Que nous importe, en effet, que Brissac ait exécuté une charge contre d'Andelot, que Lanoue ait été renversé de cheval, et que Montpensier ait passé le ruisseau? La plupart de ces noms, qui apparaissent là pour la première fois dans le cours de l'ouvrage, jettent de la confusion dans un endroit où l'auteur ne saurait être trop clair, et lorsqu'il devrait entraîner l'esprit par une succession rapide de tableaux. Le lecteur s'arrête à chercher à quel parti tels ou tels noms appartiennent, pour pouvoir suivre le fil de l'action. Ce n'est point ainsi qu'en usait Polybe, et après lui Tacite, les deux premiers peintres de batailles de l'antiquité. Ces grands historiens commencent par nous donner une idée exacte de la position des deux armées par quelque image sensible tirée de l'ordre physique; l'armée était rangée en demi-cercle, elle avait la forme d'un aigle aux ailes étendues; ensuite viennent les détails. Les espagnols formaient la première ligne, les africains la seconde, les numides étaient jetés aux deux ailes, les éléphants marchaient en tête, etc. Mais, nous vous le demandons à vous-même, si nous lisions dans Tacite: «Vibulenus exécute une charge contre Rusticus, Lentulus est renversé de cheval, Civilis passe le ruisseau», il serait très possible que ce petit bulletin eût paru très clair et très intéressant aux contemporains; mais nous doutons fort qu'il eût trouvé le même degré de faveur auprès de la postérité. Et c'est une erreur dans laquelle sont tombés la plupart des historiens modernes; l'habitude de lire les chroniques leur rend familiers les personnages inférieurs de l'histoire, qui ne doivent point y paraître; le désir de tout dire, lorsqu'ils ne devraient dire que ce qui est intéressant, les leur fait employer comme acteurs dans les occasions les plus importantes. De là vient qu'ils nous donnent des descriptions qu'ils comprennent fort bien, eux et les érudits, parce qu'ils connaissent les masques, mais dans lesquelles la plupart des lecteurs, qui ne sont pas obligés d'avoir lu les chroniques pour pouvoir lire l'histoire, ne voient guère autre chose que des noms et de l'ennui. En général, il ne faut dire à la postérité que ce qui peut l'intéresser. Et pour intéresser la postérité, il ne suffit pas d'avoir bien exécuté une charge ou d'avoir été renversé de cheval, il faut avoir combattu de la main et des dents comme Cynégire, être mort comme d'Assas, ou avoir embrassé les piques comme Vinkelried.
EXTRAIT DU COURRIER FRANÇAIS DU JEUDI 14 SEPTEMBHE 1792 (IV DE LA LIBERTÉ).—N° 257.
«La municipalité d'Herespian, département de l'Hérault, a signifié à M. François, son pasteur, qu'elle entendait à l'avenir avoir un curé qui ne fût pas célibataire. Le curé François a répondu d'une manière qui a surpassé les espérances de ses paroissiens. Il entend, lui, avoir cinq enfants; le premier s'appellera J.-J. Rousseau; le second, Mirabeau; le troisième, Pétion; le quatrième, Brissot; le cinquième, Club-des-Jacobins. Le bon curé léguera son patriotisme à ses enfants, et il les remettra aux soins de la patrie qui veille sur tous les citoyens vertueux.»
APRÈS UNE LECTURE DU _MONITEUR
Proëthès et Cyestris, vieux philosophes dont on ne parle plus, que je sache, soutinrent jadis contradictoirement une thèse à peu près oubliée de nos jours. Il s'agissait de savoir s'il était possible à l'homme de rire à gorge déployée et de pleurer à chaudes larmes tout à la fois. Cette querelle resta sans décision, et ne fit que rendre un peu plus irréconciliables les disciples d'Héraclite et les sectateurs de Démocrite. Depuis 1789, la question est résolue affirmativement; je connais un in-folio qui opère ce phénomène, et il est convenable que la solution d'une dispute philosophique se trouve dans un in-folio. Cet in-folio est le Moniteur. Vous qui voulez rire, ouvrez le Moniteur; vous qui voulez pleurer, ouvrez le Moniteur; vous qui voulez rire et pleurer tout ensemble, ouvrez encore le Moniteur.
Quelque bonne volonté que l'on apporte à juger l'époque de notre régénération, on ne peut s'empêcher de trouver singulière la façon dont cet âge de raison préparait notre âge de lumières. Les académies, collèges des lettres, étaient détruites; les universités, séminaires des sciences, étaient dissoutes; les inégalités de génie et de talent étaient punies de mort, comme les inégalités de rang et de fortune. Cependant il se trouvait encore, pour célébrer la ruine des arts, des orateurs éclos dans les tavernes, des poëtes vomis des échoppes. Sur nos théâtres, d'où étaient bannis les chefs-d'oeuvre, on hurlait d'atroces rapsodies de circonstance, ou de dégoûtants éloges des vertus dites civiques. Je viens de tomber, en ouvrant le Moniteur au hasard, sur les spectacles du 4 octobre 1793; cette affiche justifie du reste les réflexions qu'elle m'a suggérées:
«THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE NATIONAL. La première représentation de la Fête civique, comédie en cinq actes.
—THÉÂTRE NATIONAL. La Journée de Marathon; ou le Triomphe de la
Liberté, pièce héroïque en quatre actes.
—THÉÂTRE DU VAUDEVILLE. La Matinée et la Veillée villageoises; le
Divorce; l'Union villageoise.
—THÉÂTRE DU LYCÉE DES ARTS. Le Retour de la flotte nationale.
—THÉÂTRE DE LA RÉPUBLIQUE. Le Divorce tartare, comédie en cinq actes.
—THÉÂTRE FRANÇAIS COMIQUE ET LYRIQUE. Buzot, roi du Calvados.»
En ces dix lignes littéraires, la révolution est caractérisée. Des lois immorales dignement vantées dans d'immorales parades; des opéras-comiques sur les morts. Cependant je n'aurais point dû prostituer le noble nom de poëtes aux auteurs de ces farces lugubres; la guillotine, et non le théâtre, était alors pour les poëtes.
Après l'odieux vient le risible. Tournez la page. Vous êtes à une séance des jacobins. En voici le début: «La section de la Croix-Rouge, craignant que cette dénomination ne perpétue le poison du fanatisme, déclare au conseil qu'elle y substituera celle de la section du Bonnet-Rouge…» Je proteste que la citation est exacte.
Veut-on à la fois de l'atroce et du ridicule? Qu'on lise une lettre du représentant Dumont à la Convention, en date du 1er octobre 1793: «Citoyens collègues, je vous marquais, il y a deux jours, la cruelle situation dans laquelle se trouvaient les sans-culottes de Boulogne, et la criminelle gestion des administrateurs et officiers municipaux. Je vous en dis autant de Montreuil, et j'ai usé en cette dernière ville de mon excellent remède—la guillotine.—Après avoir ainsi agi au gré de tous les patriotes, j'ai eu le doux avantage d'entendre, comme à Montreuil, les cris répétés de vive la Montagne! Quarante-quatre charrettes ont emmené devant moi les personnes…»
Le Moniteur, livre si fécond en méditations, est à peu près le seul avantage que nous ayons retiré de trente ans de malheurs. Notre révolution de boue et de sang a laissé un monument unique et indélébile, un monument d'encre et de papier.
L'hermine de premier président du parlement de Paris fut plus d'une fois ensanglantée par des meurtres populaires ou juridiques; et l'histoire recueillera ce fait singulier, que le premier titulaire de cette charge, Simon de Bucy, pour qui elle fut instituée en 1440, et le dernier qui en fut revêtu, Bochard de Saron, furent tous deux victimes des troubles révolutionnaires. Fatalité digne de méditation!
Tout historien qui se laisse faire par l'histoire, et qui n'en domine pas l'ensemble, est infailliblement submergé sous les détails.
Sindbad le marin, ou je ne sais quel autre personnage des Mille et une Nuits, trouva un jour, au bord d'un torrent, un vieillard exténué qui ne pouvait passer. Sindbad lui prêta le secours de ses épaules, et le bonhomme s'y cramponnant alors avec une vigueur diabolique, devint tout à coup le plus impérieux des maîtres et le plus opiniâtre des écuyers. Voilà, à mon sens, le cas de tout homme aventureux qui s'avise de prendre le temps passé sur son dos pour lui faire traverser le Léthé, c'est-à-dire d'écrire l'histoire. Le quinteux vieillard lui trace, avec une capricieuse minutie, une route tortueuse et difficile; si l'esclave obéit à tous ses écarts, et n'a pas la force de se faire un chemin plus droit et plus court, il le noie malicieusement dans le fleuve.
FRAGMENTS DE CRITIQUE A PROPOS D'UN LIVRE POLITIQUE ÉCRIT PAR UNE FEMME
Décembre 1819.
I
Le Baile Molino demandant un jour au fameux Ahmed pacha pourquoi Mahomet défendait le vin à ses disciples: Pourquoi il nous le défend? s'écria le vainqueur de Candie; c'est pour que nous trouvions plus de plaisir à le boire.» Et en effet, la défense assaisonne. C'est ce qui donne la pointe à la sauce, dit Montaigne; et, depuis Martial, qui chantait à sa maîtresse: Galla, nega, satiatur amor, jusqu'à ce grand Caton, qui regretta sa femme quand elle ne fut plus à lui, il n'est aucun point sur lequel les hommes de tous les temps et de tous les lieux se soient montrés aussi souvent les vrais et dignes enfants de la bonne Ève.
Je ne voudrais donc pas qu'on défendît aux femmes d'écrire; ce serait en effet le vrai moyen de leur faire prendre la plume à toutes. Bien au contraire, je voudrais qu'on le leur ordonnât expressément, comme à ces savants des universités d'Allemagne, qui remplissaient l'Europe de leurs doctes commentaires, et dont on n'entend plus parler depuis qu'il leur est enjoint de faire un livre au moins par an.
Et en effet c'est une chose bien remarquable et bien peu remarquée, que la progression effrayante suivant laquelle l'esprit féminin s'est depuis quelque temps développé. Sous Louis XIV, on avait des amants, et l'on traduisait Homère; sous Louis XV, on n'avait plus que des amis, et l'on commentait Newton; sous Louis XVI, une femme s'est rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge où l'on ne sait encore que faire des robes à une poupée. Je le demande, où en sommes-nous? où allons-nous? que nous annoncent ces prodiges? quelles sont ces nouvelles révolutions qui se préparent?
Il y a une idée qui me tourmente, une idée qui nous a souvent occupés, mes vieux amis et moi; idée si simple, si naturelle, que si une chose m'étonne, c'est qu'on ne s'en soit pas encore avisé, dans un siècle où il semble que l'on s'avise de tout et où les récureurs de peuples en sont aux expédients.
Je songeais, dis-je, en voyant cette émancipation graduelle du sexe féminin, à ce qu'il pourrait arriver s'il prenait tout à coup fantaisie à quelque forte tête de jeter dans la balance politique cette moitié du genre humain, qui jusqu'ici s'est contentée de régner au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes ne peuvent-elles pas se lasser de suivre sans cesse la destinée des hommes? Gouvernons-nous assez bien pour leur ôter l'espérance de gouverner mieux? aiment-elles assez peu la domination pour que nous puissions raisonnablement espérer qu'elles n'en aient jamais l'envie? En vérité, plus je médite et plus je vois que nous sommes sur un abîme. Il est vrai que nous avons pour nous les canons et les bayonnettes, et que les femmes nous semblent sans grands moyens de révolte. Cela vous rassure, et moi, c'est ce qui m'épouvante.
On connaît cette inscription terrible placée par Fonseca sur la route de Torre del Greco: Posteri, posteri, vestra res agitur! Torre del Greco n'est plus; la pierre prophétique est encore debout.
C'est ainsi que je trace ces lignes, dans l'espoir qu'elles seront lues, sinon de mon siècle, du moins de la postérité. Il est bon que, lorsque les malheurs que je prévois seront arrivés, nos neveux sachent du moins que, dans cette Troie nouvelle, il existait une Cassandre, cachée dans un grenier, rue Mézières, n° 10. Et s'il fallait, après tout, que je dusse voir de mes yeux les hommes devenus esclaves et l'univers tombé en quenouille, je pourrai du moins me faire honneur de ma sagacité; et, qui sait? je ne serai peut-être pas le premier honnête homme qui se sera consolé d'un malheur public en songeant qu'il l'avait prédit.
II
La politique, disait Charles XII, c'est mon épée. C'est l'art de tromper, pensait Machiavel. Selon Mme de M——, ce serait le moyen de gouverner les hommes par la prudence et la vertu. La première définition est d'un fou, la seconde d'un méchant, celle de Mme de M—— est la seule qui soit d'un honnête homme. C'est dommage qu'elle soit si vieille et que l'application en ait été si rare.
Après avoir établi cette définition, Mme de M—— expose l'origine des sociétés. Jean-Jacques les fait commencer par un planteur de pieux, et Vitruve par un grand vent, probablement parce que le système de la famille était trop simple. Avec ce bon sens de la femme, supérieur au génie des philosophes, Mme de M—— se contente d'en chercher le principe dans la nature de l'homme, dans ses affections, dans sa faiblesse, dans ses besoins. Tout le passage dénote dans l'auteur beaucoup d'érudition et de sagacité. Il est curieux de voir une femme citer tour à tour Locke et Sénèque, l'Esprit des lois et le Contrat social; mais, ce qui est encore plus remarquable, c'est l'accent de bonne foi et de raison auquel nous n'étions plus accoutumés, et qui contraste si étrangement avec le ton rogue et sauvage qu'ont adopté depuis quelque temps les précepteurs du genre humain.
L'auteur, suivant la marche des idées, s'occupe ensuite des chefs des sociétés. On a beaucoup écrit sur les devoirs des rois, beaucoup plus que sur les devoirs des peuples. Il en a été des portraits d'un bon souverain comme de ces pyramides placées sur le bord des routes du Mexique, où chaque voyageur se faisait un devoir d'apporter sa pierre. Il n'y a si mince grimaud qui n'ait voulu charbonner à son tour le maître des nations. On dirait que les philosophes eux-mêmes se sont étudiés à inventer de nouvelles vertus pour les imposer aux princes, probablement parce que les princes sont exposés à plus de faiblesses que les autres hommes, et comme si leur présenter un modèle inimitable, ce n'était pas par cela seul les dispenser d'y atteindre. Mme de M—— ne donne pas dans ce travers. Elle convient qu'un monarque peut être bon sans posséder pour cela des qualités surhumaines. Elle ne se sert point non plus de l'idéal d'une royauté parfaite pour décrier les royautés vivantes, et ensuite des royautés vivantes pour décrier la royauté en elle-même, grande pétition de principes sur laquelle a roulé toute la philosophie du dix-huitième siècle. L'auteur cite, comme renfermant toutes les obligations d'un souverain, l'instruction que Gustave-Adolphe reçut de son père. L'histoire fait mention de plusieurs instructions pareilles laissées par des rois à leurs successeurs; mais celle-ci a cela de remarquable qu'elle est peut-être la seule à laquelle le successeur se soit conformé. En voici quelques passages:
«Qu'il emploie toutes ses finesses et son industrie à n'être ni trompé ni trompeur.
«Qu'il sache que le sang de l'innocent répandu, et le sang du méchant conservé crient également vengeance.
«Qu'il ne paraisse jamais inquiet ni chagrin, si ce n'est lorsqu'un de ses bons serviteurs sera mort ou tombé dans quelque faute.
«Enfin, qu'en toutes ses actions il se conduise de telle sorte qu'il soit avoué de Dieu.»
Charles IX, dans cette instruction, glisse légèrement sur le danger des flatteurs. Peut-être les rois en sentent-ils moins les inconvénients que leurs sujets. Peut-être aussi serait-ce pour Montesquieu une occasion de glisser sa théorie de climat, espèce de fausse clef qui lui sert à crocheter la serrure de tous les problèmes de l'histoire. C'est en se rapprochant du midi, dirait-il, que les exemples du favoritisme deviennent plus fréquents; sous le ciel énervant de l'Asie et de l'Afrique, les princes règnent rarement par eux-mêmes; au contraire, chez les peuples du nord, le climat est tonique, nous voyons beaucoup plus de tyrans que de favoris. Mais peut-être l'observation tomberait-elle si nous étions mieux instruits dans leur histoire. Nous sommes si disposés à faire science de tout, même de notre ignorance!
Il y a, dans un de nos vieux manuscrits du treizième siècle, attribué à Philippe de Mayzières, un passage qui peut servir de complément à l'instruction du monarque suédois. C'est ainsi que la reine Vérité parle à Charles VI dans le songe du vieil pèlerin s'adressant au blanc faucon, à bec et piés dorés.
«Guarde-toi, beau fils, de ces chevaliers qui ont coutume de bien plumer les rois par leurs soubtiles pratiques, qui s'en vont récitant souvent le proverbe du maréchal Bouciquault, disant: Il n'est peschier que en la mer, et ainsi n'est don que de roi; et te feront vaillant et large comme Alexandre, attrayant de toy tant d'eau à leur moulin qu'il suffiroit à trente-sept moulins qui les deux parts du jour sont oiseulx, etc.»
Je cite ce passage: 1° parce qu'il montre que dans ces temps gothiques on ne parlait pas aux rois avec autant de servilité qu'on voudrait bien nous le faire croire; 2° parce qu'il donne l'origine d'un proverbe, ce qui peut être utile aux antiquaires; 3° parce qu'il peut servir à résoudre une question d'hydraulique en prouvant que les moulins à eau existaient en 1389, ce qui est toujours bon à savoir pour ceux qui ne savent pas que les moulins à eau existent depuis un temps immémorial.
III
Après s'être occupée des sociétés en général, Mme de M—— consacre un chapitre à la guerre, c'est-à-dire au rapport le plus ordinaire des sociétés humaines entre elles.
Ce chapitre devait présenter bien des difficultés à une femme. Mme de M——, comme dans le reste de son ouvrage, y fait preuve de connaissances peu communes; elle établit, avec beaucoup de bonheur, la distinction entre les guerres permises et les guerres injustes; elle range, avec raison, parmi ces dernières, toutes les entreprises de conquête.
«II y a cette différence entre les conquérants et les voleurs de grand chemin, a dit un auteur remarquable que cite Mme de M——, que le conquérant est un voleur illustre, et l'autre un voleur obscur; l'un reçoit des lauriers et de l'encens pour le prix de ses violences, et l'autre la corde.» Il fallait être bien philosophe pour écrire ce passage de la même main qui signa la prise de possession de la Silésie.
Arrivée à ce fameux axiome que «l'argent c'est le nerf de la guerre», axiome que Mme de M—— attribue à Quinte-Curce, mais qu'elle trouvera également dans Végèce, dans Montecuculli, dans Santa-Cruz, et dans tous les auteurs qui ont écrit sur la guerre, Mme de M—— s'arrête. Ce n'est pas l'argent, dit-elle, c'est le fer. D'accord, ce n'est pas avec des écus que l'on se bat, c'est avec des soldats; toute la question se réduit à savoir s'il est plus facile d'avoir des soldats sans argent que d'en avoir avec de l'argent. Le premier moyen sera plus économique. Il ne paraît pas cependant qu'il fût du goût de Sully.
Je lisais dernièrement dans Grotius la définition de la guerre: «La guerre est l'état de ceux qui tâchent de vider leurs différends par la voie de la force.» Il est évident que cette définition est la même que celle du duel.
Mais, a-t-on dit aux duellistes, vous allez à la mort en riant, vous vous battez par partie de plaisir. Il en a été absolument de même de la guerre. Avant la révolution on ne s'égorgeait plus que le chapeau à la main. Le grand Condé fait donner l'assaut à Lérida avec trente-six violons en tête des colonnes; et dans les champs d'Ettingen et de Clostersevern, on vit les jeunes officiers marcher aux batteries comme à un bal, en bas de soie et en perruque poudrée à blanc.
Il prit un jour fantaisie à Rousseau, le don Quichotte du paradoxe, de soutenir une vérité. C'était pour lui chose nouvelle. Il s'y prit comme pour une mauvaise cause, il alla chercher des autorités comme les gens qui ne trouvent pas de bonnes raisons. C'est ainsi qu'à propos du duel il a cité les anciens. Il est probable que Rousseau n'avait pas lu Quinte-Curce. Il y aurait vu qu'il n'y avait guère de festin chez Alexandre où il n'y eût quelques combats singuliers entre les convives. Qu'était-ce d'ailleurs que le combat d'Étéocle et de Polynice? Et, dans l'Iliade, est-il probable que si Minerve n'était pas venue prendre Achille par les oreilles, Agamemnon aurait laissé son épée dans le fourreau?
Mais, ont dit les philosophes, les grecs! Ah! les grecs! Il est bien vrai que les grecs ne se battaient pas comme nos aïeux, avec juges et parrains, ainsi que nous le voyons dans La Colombière; mais voulez-vous savoir ce que faisaient sur ce point ces grecs dont on nous cite si souvent l'exemple? Les grecs faisaient mieux, ils assassinaient. Voyez, par exemple, Plutarque, dans la vie de Cléomène. On tuait son homme en trahison, cela ne tirait point à conséquence. Il lui tendit des embûches, disait tranquillement l'historien, à peu près comme nous dirions aujourd'hui: Il lui avait fait un serment.
De cela que veut-on conclure? Que je plaide pour le duel? Bien au contraire; c'est seulement une des mille et une inconséquences humaines que je m'amuse à relever; occupation philosophique. On s'étonne que nos lois ne défendent pas le duel; ce qui m'étonne, c'est qu'elles ne l'aient pas encore autorisé. Pourquoi, en effet, nos sottises n'obtiendraient-elles pas, comme nos vices, droit de vivre en payant patente, et n'est-ce pas une injustice véritable que d'interdire aux duellistes ce qui est permis à tant d'honnêtes gens, d'échapper au code en se réfugiant dans le budget?
IV
S'il n'y a point de sociétés sans guerre, il est difficile qu'il y ait des guerres sans armées. Ainsi Mme de M—— est pleinement justifiée de se livrer dans le chapitre suivant aux détails d'un camp. Mme de M—— est, je crois, le premier auteur de son sexe qui se soit occupé de cette matière après la chevalière d'Éon; non que je veuille établir la comparaison entre Mme de M—— et l'amazone du siècle dernier; c'est purement un rapprochement bibliographique, et ma remarque subsiste.
Mme de M——, comme tous les auteurs militaires, se montre grand partisan de l'obéissance absolue; c'est une question qui a été souvent agitée par les philosophes, mais qui est tous les jours parfaitement résolue à la plaine de Grenelle.
Il y a sur cette question une opinion de Hobbes que Mme de M—— aurait pu citer, et qui ne laisse pas que d'être assez singulière: «Si notre maître, dit-il, nous ordonne une action coupable, nous devons l'exécuter, à moins que cette action ne puisse être réputée nôtre.» C'est-à-dire que Hobbes, pour règle des actions humaines, n'admettrait plus que l'égoïsme.
Mme de M—— rapporte, d'après Folard, quelques-unes des qualités que doit posséder un vrai capitaine. Quant à moi, je me défie de ces définitions si parfaites par lesquelles il n'y aurait plus que des exceptions dans la nature. C'est une chose épouvantable à voir que la nomenclature des études préparatoires auxquelles doit se livrer un apprenti général; mais combien y a-t-il eu d'excellents généraux qui ne savaient pas lire? Il semblerait que la première condition, la condition sine qua non de tout homme qui se destine à la guerre, serait d'avoir de bons yeux, ou tout au moins d'être robuste et dispos. Eh bien! une foule de grands guerriers ont été borgnes ou boiteux. Philippe était borgne, boiteux, et de plus manchot; Agésilas était boiteux et contrefait; Annibal était borgne; Bajazet et Tamerlan, les deux foudres de guerre de leur temps, étaient l'un borgne et l'autre boiteux; Luxembourg était bossu. Il semble même que la nature, pour dérouter toutes nos idées, ait voulu nous montrer le phénomène d'un général totalement aveugle, guidant une armée, rangeant ses troupes en bataille, et remportant des victoires. Tel fut Ziska, chef des hussites.
V
Historiens! historiens! faiseurs d'emphase! Mes amis, n'y croyez pas.
Le sénat marche au-devant de Varron qui s'est sauvé de la bataille, et le remercie de n'avoir pas désespéré de la république…—Qu'est-ce que cela prouve? Que la faction qui avait fait nommer Varron général, pour ôter le commandement à Fabius, fut encore assez puissante pour empêcher qu'il fût puni. Elle voulait même qu'il fût nommé dictateur, afin que Fabius, le seul homme qui pût sauver la république, ne fût pas appelé à la tête des affaires. Il n'y a malheureusement là rien que de très naturel, s'il n'y a rien d'héroïque. Croit-on, par exemple, qu'après la déroute de Moscou, si Buonaparte l'avait voulu, tout son sénat n'aurait pas marché en corps au-devant de lui?
Le sénat déclare qu'il ne rachètera point les prisonniers. Qu'est-ce que cela prouve? Que le sénat n'avait pas d'argent. Il fit comme tant d'honnêtes gens qui ne sont pas des romains; il fut dur, ne voulant pas paraître pauvre. Pouvait-il en effet accuser de lâcheté des soldats qui s'étaient battus depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit, et qui n'avaient laissé que soixante-dix mille morts sur le champ de bataille? Voilà les faits, et en histoire des faits valent au moins des phrases.—Voyez tout ce passage dans Folard.
On objectera le témoignage de Montesquieu. Montesquieu a fait un fort beau livre sur les causes de la grandeur et de la décadence des romains; mais il en a oublié une, c'est que la cavalerie d'Annibal ait eu les jambes lassées le jour qu'il vint camper à quatre milles de Rome. Il est toujours curieux de voir un français trouver chez les romains des choses dont ni Salluste, ni Cicéron, ni Tacite, ni Tite-Live ne s'étaient jamais doutés; et pourtant les romains étaient un peu comme nous; en fait de louange et de bonne opinion d'eux-mêmes, ils ne laissaient guère à dire aux autres.
Les historiens qui n'écrivent que pour briller veulent voir partout des crimes et du génie; il leur faut des géants, mais leurs géants sont comme les girafes, grands par devant et petits par derrière. En général, c'est une occupation amusante de rechercher les véritables causes des événements; on est tout étonné en voyant la source du fleuve; je me souviens encore de la joie que j'éprouvai, dans mon enfance, en enjambant le Rhône. Il me semble que la providence elle-même se plaise à ce contraste entre les causes et les effets. La peste fut une fois apportée en Italie par une corneille, et c'est en disséquant une souris qu'on découvrit le galvanisme.
Ce qui me dégoûte, disait une femme, c'est que ce que je vois sera un jour de l'histoire. Eh bien! ce qui dégoûtait cette femme est aujourd'hui de l'histoire, et cette histoire-là en vaut bien une autre. Qu'en conclure? Que les objets grandissent dans les imaginations des hommes comme les rochers dans les brouillards, à mesure qu'ils s'éloignent.
Mars 1820[1].
M. le duc de Berry vient d'être assassiné. Il y a six semaines à peine. La pierre de Saint-Denis n'est pas encore recelée, et voici déjà que les oraisons funèbres et les apologies pleuvent sur cette tombe. Le tout tronqué, incorrect, mal pensé, mal écrit; des adulations plates ou sonores; pas de conviction, pas d'accent, pas de vrai regret. Le sujet était beau cependant. Quand donc interdira-t-on les grands sujets aux petits talents? Il y avait dans les temples de l'antiquité certains vases sacrés qui ne pouvaient être portés par des mains profanes.
Et en effet, quoi de plus vaste pour le poëte, et de plus fécond que cette vie pieuse et guerrière, qui embrasse tant de déplorables événements, que cette mort héroïque et chrétienne, qui entraîne tant de fatales conséquences? Un noble triomphe est réservé au grand écrivain qui nous retracera et la trop courte carrière et le caractère chevaleresque de celui qui sera peut-être le dernier descendant de Louis XIV. Ce prince, repoussé dès l'adolescence du sol de la patrie, fit avant l'âge le rude apprentissage du casque et de l'épée. Les premières et longtemps les seules prérogatives qu'il dut à son rang auguste furent l'exil et la proscription. Passant d'un palais dans un camp, tantôt accueilli sous les tentes de l'Autriche, tantôt errant sur les flottes de l'Angleterre, il fut, durant bien des années, avec toute son illustre famille, un éclatant exemple de l'inconstance de la fortune et de l'ingratitude des hommes. Longtemps, mêlé à des chefs étrangers, il eut à combattre des soldats qui étaient nés pour servir sous lui; mais du moins sa constance et sa bravoure ne démentirent jamais le sang et le nom de ses aïeux. Il fut le digne élève de l'héritier des Condé, exilé comme lui, le digne capitaine de la vieille troupe des gentilshommes proscrits avec leurs rois. Dans ces temps de guerres, le pain des soldats valait à ses yeux les festins des princes, et, à défaut de couche royale, il savait conquérir le jour le canon sur lequel il devait reposer la nuit. Revenu enfin parmi les peuples que gouvernaient ses pères, il n'était pas réservé à jouir paisiblement de ce bonheur qu'une auguste union semblait devoir rendre durable pour lui, et éternel pour notre postérité. Hélas! après quatre ans d'une vie simple et bienfaisante, le plus jeune des derniers Bourbons, entouré de l'amour et des espérances de la nation, est tombé sous le poignard d'un français, poignard que n'a pu rencontrer sur son passage, durant les onze années de son ombrageuse tyrannie, un corse gardé par un mameluck!
Ce loyal enfant du Béarnais, destiné sans doute à commander notre brave et fidèle armée, promis peut-être aux héroïques plaines de la Vendée, est mort à la fleur et dans la force de l'âge, sans avoir même eu la consolation d'expirer, comme Épaminondas, étendu sur son bouclier.
Et quand l'historien d'une si noble vie aura rappelé le dernier pardon et les derniers adieux, il sera de son devoir de remonter, ou plutôt de descendre aux causes et aux auteurs de cet abominable forfait. Qu'il écoute alors pour dévoiler des trames ténébreuses, qu'il écoute la France désespérée, elle criera, comme l'impératrice romaine: Je reconnais les coups!
Nous ne nous livrerons pas ici à une discussion qui outrepasserait nos forces; mais nous pensons qu'il est des questions graves et importantes que doit résoudre l'historien du duc de Berry assassiné, au sujet du misérable auteur de cet attentat. Louvel est-il un fanatique? de quelle espèce est son fanatisme? appartient-il à la classe des assassins exaltés et désintéressés comme les Sand, les Ravaillac et les Clément? N'est-il pas plutôt de ces gens à qui l'on paye leur fanatisme, en ajoutant à la récompense convenue des assurances de protection et de salut?… Nous nous arrêtons à ces mots. On n'a plus droit aujourd'hui de s'étonner des choses les plus inouïes. Nous voyons d'exécrables scélérats étaler aux yeux de l'Europe leur impunité, plus monstrueuse peut-être que leurs crimes, et leur audace plus effrayante encore que leur impunité.
Il faudra de plus que, pour remplir entièrement son objet, celui de nos écrivains célèbres qui écrira l'histoire de M. le duc de Berry, se charge d'un autre devoir, humiliant sans doute, mais néanmoins indispensable; je veux dire qu'il aura à défendre l'héroïque mémoire du prince contre les insinuations perfides et les calomnies atroces dont la faction ennemie des trônes légitimes s'efforce déjà de la noircir. En d'autres temps, un pareil soin eût été injurieux pour le royal défunt, dont la bonté, la bravoure et la franchise ne sont comparables qu'aux vertus du grand Henri. Mais aujourd'hui qu'une faction régicide encense les plus abominables idoles, ne sommes-nous pas forcés chaque jour, nous autres, les vrais libéraux et les vrais royalistes, de défendre contre ses impudentes déclamations les plus nobles gloires, les réputations les plus pures, les plus irréprochables renommées? N'avons-nous pas chaque jour à venger de nouvelles insultes les Pichegru ou les Cathelineau, les Moreau ou les La Rochejaquelein? Et, à chaque nouvelle attaque portée à ces hommes illustres, nous recommençons notre pénible plaidoyer, sans même espérer qu'une voix pleine d'une indignation généreuse nous interrompra en criant comme cet homme de l'ancienne Grèce: Qui donc ose outrager Alcide?
[1: Nous avons cru devoir réimprimer textuellement tout ce morceau, enfoui sans signature dans un recueil oublié, d'où rien ne nous forçait à le tirer. Mais il nous a semblé qu'il y avait quelque chose d'instructif, pour les passions politiques d'une époque, dans le spectacle des passions politiques d'une autre époque. Dans le morceau qu'on va lire, la douleur va jusqu'à la rage, l'éloge jusqu'à l'apothéose, l'exagération dans tous les sens jusqu'à la folie. Tel était en 1820 l'état de l'esprit d'un jeune jacobite de dix-sept ans, bien désintéressé, certes, et bien convaincu. Leçon, nous le répétons, pour tous les fanatismes politiques. Il y a encore beaucoup de passages dans ce volume auxquels nous prions le lecteur d'appliquer cette note.
Avril 1820.
Il a paru ces jours-ci un recueil de Lettres de Mme de Graffigny sur Voltaire et sur Ferney. Cet ouvrage tient beaucoup moins que ne promet son titre. Le nom de Voltaire, placé en tête d'un livre quelconque, inspire une curiosité vive et tellement étendue dans ses désirs, qu'il est bien difficile de la satisfaire. Il semble que la vie privée de Voltaire devrait offrir au lecteur une foule de détails pleins d'agrément et d'intérêt, si le caractère de cet écrivain extraordinaire était reproduit par une peinture fidèle avec toute sa mobilité originale et ses brusques inégalités. Il semble encore que le pinceau fin et délicat d'une femme serait plus que tout autre capable de saisir cette foule de nuances variées dont se compose la physionomie morale de l'homme universel, surtout dans sa liaison avec l'impérieuse marquise du Châtelet. Il aurait été piquant et peut-être plus facile à une femme qu'à un homme de débrouiller les causes de cet attachement bizarre, qui rendit un homme de génie esclave d'une femme d'esprit, et résista si longtemps aux tracasseries fatigantes, aux violentes querelles que faisaient naître inopinément et à toute heure l'irascibilité de l'un et l'orgueil de l'autre. Si la collection des lettres de Voltaire à sa respectable Émilie n'avait été détruite, nous pourrions espérer encore d'obtenir le mot de cette énigme; car les lettres de Mme de Graffigny ne nous présentent sous ce rapport aucun aperçu satisfaisant. Il faut le dire et le croire pour son honneur, l'auteur des Lettres péruviennes n'avait sans doute pas écrit ces lettres sur Cirey avec l'idée qu'elles seraient imprimées un jour. On ne doit pas savoir beaucoup de gré à l'éditeur d'avoir extrait ce manuscrit du portefeuille de M. de Boufflers. Mme de Graffigny n'a pas le talent d'observer, et surtout d'observer les grands hommes. Son style, au moins insipide, gâte l'intérêt de son sujet. Mme de Graffigny, arrivée à Cirey en 1738, adresse à son ami M. Devaux, lecteur du roi Stanislas de Pologne, ses réflexions sur les habitants de ce château. M. Devaux, qu'elle appelle dans l'intimité de sa correspondance Pampan et quelquefois Pampichon par un redoublement de tendresse, reçoit ses confidences sur Voltaire et sa marquise, qu'elle désigne par plusieurs sobriquets, tous plus fades les uns que les autres, Atys, ton idole, Dorothée, etc. Elle lui transmet en style niais et précieux un journal détaillé de toutes ses occupations. A-t-elle vu le lever du jour? elle a assisté à la toilette du soleil. Je suis, dit-elle à M. Devaux, bien jolie de t'écrire, etc., etc. On aurait cependant tort de rejeter tout à fait ce livre; parmi beaucoup de redites et de détails pleins de mauvais goût, les Lettres de Mme de Graffigny renferment des faits curieux et ignorés; et les morceaux inédits de Voltaire, qui complètent le volume, suffiraient pour mériter l'attention. Plusieurs de ces cinquante épîtres présentent un haut intérêt; elles sont adressées presque toutes à des personnages éminents du dernier siècle, tels que les duchesses du Maine et d'Aiguillon, les ducs de Richelieu et de Praslin, le chancelier d'Aguesseau, le président Hénault, etc. Les lettres à la duchesse du Maine en particulier forment une correspondance entièrement inédite et vraiment charmante et curieuse. Il y a encore dans cette collection une épître au pape Benoît XIV, écrite en italien, et signé il devotissimo Voltaire. Cela veut dire le très dévot ou le très dévoué, peut-être l'un et l'autre, et à coup sûr ni l'un ni l'autre. Puisque vous voulez des citations, voici un billet assez joli de forme et de tournure, adressé au comte de Choiseul alors ministre. Vous reconnaîtrez dans ce peu de mots la touche de cet homme toujours plein d'idées neuves et piquantes; il était difficile d'échapper d'une manière plus originale aux formules banales et cérémonieuses des recommandations de cour.
«Permettez que je vous informe de ce qui vient de m'arriver avec M. Makartney, gentilhomme anglais très jeune et pourtant très sage; très instruit, mais modeste; fort riche et fort simple; et qui criera bientôt au parlement mieux qu'un autre. Il m'a nié que vous eussiez des bontés pour moi. Je me suis échauffé, je me suis vanté de votre protection; il m'a répondu que si je disais vrai, je prendrais la liberté de vous écrire; j'ai les passions vives. Pardonnez, monseigneur, au zèle, à l'attachement et au profond respect du vieux montagnard.»
Le vieux suisse libre est bon courtisan, comme on voit. Vous retrouverez dans la plupart des autres lettres la gaîté communicative, la vivacité et souvent la témérité de jugement, la flatterie adroite, la raillerie tantôt douce et tantôt mordante, auxquelles on reconnaît la touche inimitable de Voltaire prosateur. Parmi le petit nombre de pièces de vers, mêlées aux morceaux de prose, la suivante, adressée à la fameuse Mlle Raucourt, n'a jamais été imprimée:
Raucourt, tes talents enchanteurs
Chaque jour te font des conquêtes;
Tu fais soupirer tous les coeurs,
Tu fais tourner toutes les têtes.
Tu joins au prestige de l'art
Le charme heureux de la nature,
Et la victoire toujours sûre
Se range sous ton étendard.
Es-tu Didon, es-tu Monime,
Avec toi nous versons des pleurs;
Nous gémissons de tes malheurs
Et du sort cruel qui t'opprime.
L'art d'attendrir et de charmer
A paré ta brillante aurore;
Mais ton coeur est fait pour aimer,
Et ton coeur ne dit rien encore.
Défends ce coeur du vain désir
De richesse et de renommée;
L'amour seul donne le plaisir,
Et le plaisir est d'être aimée.
Déjà l'amour brille en tes yeux,
Il naîtra bientôt dans ton âme;
Bientôt un mortel amoureux
Te fera partager sa flamme.
Heureux! trop heureux cet amant
Pour qui ton coeur deviendra tendre,
Si tu goûtes le sentiment
Comme tu sais si bien le rendre!
De jolis vers sans doute. J'avoue pourtant que j'ai peu de sympathie pour cette espèce de poésie. J'aime mieux Homère.
SUR UN POËTE APPARU EN 1820
Mai 1820.
I
Vous en rirez, gens du monde, vous hausserez les épaules, hommes de lettres, mes contemporains, car, je je vous le dis entre nous, il n'en est peut-être pas un de vous qui comprenne ce que c'est qu'un poëte. Le rencontrera-t-on dans vos palais? Le trouvera-t-on dans vos retraites? Et d'abord, pour ce qui regarde l'âme du poëte, la première condition n'est-elle pas, comme l'a dit une bouche éloquente, de n'avoir jamais calculé le prix d'une bassesse ou le salaire d'un mensonge? Poëtes de mon siècle, cet homme-là se voit-il parmi vous? Est-il dans vos rangs l'homme qui possède l'os magna sonaturum, la bouche capable de dire de grandes choses, le ferrea vox, la voix de fer? l'homme qui ne fléchira pas devant les caprices d'un tyran ou les fureurs d'une faction? N'avez-vous pas été tous, au contraire, semblables aux cordes de la lyre, dont le son varie quand le temps change.
II
Franchement, on trouvera parmi vous des affranchis, prêts à invoquer la licence après avoir déifié le despotisme; des transfuges, prêts à flatter le pouvoir après avoir chanté l'anarchie, et des insensés qui ont baisé hier des fers illégitimes, et, comme le serpent de la fable, veulent aujourd'hui briser leurs dents sur le frein des lois; mais on n'y découvrira pas un poëte. Car, pour ceux qui ne prostituent pas les titres, sans un esprit droit, sans un coeur pur, sans une âme noble et élevée, il n'est point de véritable poëte. Tenez-vous cela pour dit, non pas en mon nom, car je ne suis rien, mais au nom de tous les gens qui raisonnent, et qui pensent—je veux bien ne choisir mon exemple que dans l'antiquité—que ces mots: Dulce et decorum est pro patria mori, sonnent mal dans la bouche d'un fuyard. Je l'avouerai donc, j'ai cherché jusqu'ici autour de moi un poëte, et je n'en ai pas rencontré; de là, il s'est formé dans mon imagination un modèle idéal que je voudrais dépeindre, et, comme Milton aveugle, je suis tenté quelquefois de chanter ce soleil que je ne vois pas.
III
L'autre jour, j'ouvris un livre qui venait de paraître, sans nom d'auteur, avec ce simple titre, Méditations poétiques. C'étaient des vers.
Je trouvai dans ces vers quelque chose d'André de Chénier. Continuant à les feuilleter, j'établis involontairement un parallèle entre l'auteur de ce livre et le malheureux poëte de la Jeune Captive. Dans tous les deux, même originalité, même fraîcheur d'idées, même luxe d'images neuves et vraies; seulement l'un est plus grave et même plus mystique dans ses peintures; l'autre a plus d'enjouement, plus de grâce, avec beaucoup moins de goût et de correction. Tous deux sont inspirés par l'amour. Mais dans Chénier ce sentiment est toujours profane; dans l'auteur que je lui compare, la passion terrestre est presque toujours épurée par l'amour divin. Le premier s'est étudié à donner à sa muse les formes simples et sévères de la muse antique; le second, qui a souvent adopté le style des pères et des prophètes, ne dédaigne pas de suivre quelquefois la muse rêveuse d'Ossian et les déesses fantastiques de Klopstock et de Schiller. Enfin, si je comprends bien des distinctions, du reste assez insignifiantes, le premier est romantique parmi les classiques, le second est classique parmi les romantiques.
IV
Voici donc enfin des poëmes d'un poëte, des poésies qui sont de la poésie!
Je lus en entier ce livre singulier; je le relus encore, et, malgré les négligences, le néologisme, les répétitions et l'obscurité que je pus quelquefois y remarquer, je fus tenté de dire à l'auteur: —Courage, jeune homme! vous êtes de ceux que Platon voulait combler d'honneurs et bannir de sa république. Vous devez vous attendre aussi à vous voir bannir de notre terre d'anarchie et d'ignorance, et il manquera à votre exil le triomphe que Platon accordait du moins au poëte, les palmes, les fanfares et la couronne de fleurs.
THÉATRE
I
On nomme action au théâtre la lutte de deux forces opposées. Plus ces forces se contre-balancent, plus la lutte est incertaine, plus il y a alternative de crainte ou d'espérance, plus il y a d'intérêt. Il ne faut pas confondre cet intérêt qui naît de l'action avec une autre sorte d'intérêt que doit inspirer le héros de toute tragédie, et qui n'est qu'un sentiment de terreur, d'admiration ou de pitié. Ainsi, il se pourrait très bien que le principal personnage d'une pièce excitât de l'intérêt, parce que son caractère est noble et sa situation touchante, et que la pièce manquât d'intérêt, parce qu'il n'y aurait point d'alternative de crainte et d'espérance. Si cela n'était pas, plus une situation terrible serait prolongée, plus elle serait belle, et le sublime de la tragédie serait le comte Ugolin enfermé dans une tour avec ses fils pour y mourir de faim; scène de terreur monotone qui n'a pu réussir, même en Allemagne, pays de penseurs profonds, attentifs et fixes.
II
Dans une oeuvre dramatique, quand l'incertitude des événements ne naît plus que de l'incertitude des caractères, ce n'est plus la tragédie par force, mais la tragédie par faiblesse. C'est, si l'on veut, le spectacle de la vie humaine; les grands effets par les petites causes; ce sont des hommes; mais au théâtre, il faut des anges ou des géants.
III
Il y a des poëtes qui inventent des ressorts dramatiques, et ne savent pas ou ne peuvent pas les faire jouer, semblables à cet artisan grec qui n'eut pas la force de tendre l'arc qu'il avait forgé.
IV
L'amour au théâtre doit toujours marcher en première ligne, au-dessus de toutes les vaines considérations qui modifient d'ordinaire les volontés et les passions des hommes. Il est la plus petite des choses de la terre, s'il n'en est la plus grande. On objectera que, dans cette hypothèse, le Cid ne devrait point se battre avec don Gormas. Eh! point du tout. Le Cid connaît Chimène; il aime mieux encourir sa colère que son mépris, parce que le mépris tue l'amour. L'amour, dans les grandes âmes, c'est une estime céleste.
V
Il est à remarquer que le dénoûment de Mahomet est plus manqué qu'on ne le croit généralement. Il suffit, pour s'en convaincre, de le comparer avec celui de Britannicus. La situation est semblable. Dans les deux tragédies, c'est un tyran qui perd sa maîtresse au moment où il croit s'en être assuré la possession. La pièce de Racine laisse dans l'âme une impression triste, mais qui n'est pas sans quelque consolation, parce que l'on sent que Britannicus est vengé, et que Néron n'est pas moins malheureux que ses victimes. Il semble qu'il devrait en être de même dans Voltaire; cependant le coeur, qui ne se trompe pas, reste abattu; et en effet Mahomet n'est nullement puni. Son amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans son caractère et qu'un moyen dérisoire dans l'action. Lorsque le spectateur voit cet homme songer à sa grandeur au moment où sa maîtresse se poignarde sous ses yeux, il sent bien qu'il ne l'a jamais aimée, et qu'avant deux heures il se sera consolé de sa perte.
Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire. Pour le poëte tragique, il y a une profonde et radicale différence entre l'empereur romain et le chamelier-prophète. Néron peut être amoureux, Mahomet non. Néron, c'est un phallus; Mahomet, c'est un cerveau.
VI
Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur: Bérénice n'a pu faire tomber Racine; Lamotte n'a pu faire tomber Inès.
VII
La différence qui existe entre la tragédie allemande et la tragédie française provient de ce que les auteurs allemands voulurent créer tout d'abord, tandis que les français se contentèrent de corriger les anciens. La plupart de nos chefs-d'oeuvre ne sont parvenus au point où nous les voyons qu'après avoir passé par les mains des premiers hommes de plusieurs siècles. Voilà pourquoi il est si injuste de s'en faire un titre pour écraser les productions originales.
La tragédie allemande n'est autre chose que la tragédie des grecs, avec les modifications qu'a dû y apporter la différence des époques. Les grecs aussi avaient voulu faire concourir le faste de la scène aux jeux du théâtre; de là, ces masques, ces choeurs, ces cothurnes; mais, comme chez eux les arts qui tiennent des sciences étaient dans le premier état d'enfance, ils furent bientôt ramenés à cette simplicité que nous admirons. Voyez dans Servius ce qu'il fallait faire pour changer une décoration sur le théâtre des anciens.
Au contraire, les auteurs allemands, arrivant au milieu de toutes les inventions modernes, se servirent des moyens qui étaient à leur portée pour couvrir les défauts de leurs tragédies. Lorsqu'ils ne pouvaient parler au coeur, ils parlèrent aux yeux. Heureux s'ils avaient su se renfermer dans de justes bornes! Voilà pourquoi la plupart des pièces allemandes ou anglaises qu'on transporte sur notre scène produisent moins d'effet que dans l'original; on leur laisse des défauts qui tiennent aux plans et aux caractères, et on leur ôte cette pompe théâtrale qui en est la compensation.
Mme de Staël attribue encore à une autre raison la prééminence des auteurs français sur les auteurs allemands, et elle a observé juste. Les grands hommes français étaient réunis dans le même foyer de lumières; et les grands hommes allemands étaient disséminés comme dans des patries différentes. Il en est de deux hommes de génie comme des deux fluides sur la batterie; il faut les mettre en contact pour qu'ils vous donnent la foudre.
VIII
On peut observer qu'il y a deux sortes de tragédies; l'une qui est faite avec des sentiments, l'autre qui est faite avec des événements. La première considère les hommes sous le point de vue des rapports établis entre eux par la nature; la seconde, sous le point de vue des rapports établis entre eux par la société. Dans l'une, l'intérêt naît du développement d'une des grandes affections auxquelles l'homme est soumis par cela même qu'il est homme, telles que l'amour, l'amitié, l'amour filial et paternel; dans l'autre, il s'agit toujours d'une volonté politique appliquée à la défense ou au renversement des institutions établies. Dans le premier cas, le personnage est évidemment passif, c'est-à-dire qu'il ne peut se soustraire à l'influence des objets extérieurs; un jaloux ne peut s'empêcher d'être jaloux, un père ne peut s'empêcher de craindre pour son fils; et peu importe comment ces impressions sont amenées, pourvu qu'elles soient intéressantes; le spectateur appartient toujours à ce qu'il craint ou à ce qu'il désire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est essentiellement actif, parce qu'il n'a qu'une volonté immuable, et que la volonté ne peut se manifester que par des actions. On peut comparer ces deux tragédies, l'une à une statue que l'on taille dans le bloc, l'autre à une statue que l'on jette en fonte. Dans le premier cas, le bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d'être soumis à une influence extérieure; dans le second, il faut que le métal ait en lui-même la faculté de parcourir le moule qu'il doit remplir. A mesure que toutes les tragédies se rapprochent plus ou moins de ces deux types, elles participent plus ou moins de l'un ou de l'autre; il faut une forte constitution aux tragédies de tête pour se soutenir; les tragédies de coeur ont à peine besoin de s'astreindre à un plan. Voyez Mahomet et le Cid.
IX
E.—vient d'écrire ceci aujourd'hui 27 avril 1819:
«En général, une chose nous a frappés dans les compositions de cette jeunesse qui se presse maintenant sur nos théâtres: ils en sont encore à se contenter facilement d'eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu'ils devraient consacrer à de courageuses méditations. Ils réussissent, mais leurs rivaux sortent joyeux de leurs triomphes. Veillez! veillez! jeunes gens, recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux prennent leur vol tout d'un trait; les aigles rampent avant de s'élever sur leurs ailes.»
FANTAISIE
Février 1819.
Ce que je veux, c'est ce que tout le monde veut, ce que tout le monde demande, c'est-à-dire du pouvoir pour le roi et des garanties pour le peuple.
Et, en cela, je suis bien différent de certains honnêtes gens de ma connaissance, qui professent hautement la même maxime, et qui, lorsqu'on en vient aux applications, se trouvent n'en vouloir réellement, les uns qu'une moitié, les autres qu'une autre, c'est-à-dire les uns qu'un peu de despotisme, et les autres que beaucoup de licence, à peu près comme feu mon grand-oncle, qui avait sans cesse à la bouche le fameux précepte de l'école de Salerne: manger peu, mais souvent; mais qui n'en admettait que la première partie pour l'usage de la maison.
Février 1819.
L'autre jour je trouvai dans Cicéron ce passage: «Et il faut que l'orateur, en toutes circonstances, sache prouver le pour et le contre. »In omni causa duas contrarias orationes explicari. Eh! dis-je, c'est justement ce qu'il faut dans un siècle où l'on a découvert deux sortes de consciences, celle du coeur et celle de l'estomac.
Voilà pour la conscience de l'orateur selon Cicéron, vir probus dicendi peritus. Pour ce qui est de ses moeurs,—ce que j'en écris ici n'est que pour l'instruction de la jeunesse de nos collèges,—on connaît la simplicité des moeurs antiques. Nous n'avons aucune raison de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. Après qu'Achille et Patrocle ont tant pleuré Briséis, Achille, dit madame Dacier, conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage Phorbas, et Patrocle s'abandonne au doux sommeil entre les bras de la jeune Iphis, amenée captive de Scyros. C'est comme Pétrarque, qui, après avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante-dix ans, en laissant un fils et une fille.
Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils à l'école chez Aspasie, à Athènes, cette ville de la politesse et de l'éloquence:—Qu'as-tu fait des cent écus que t'a valus le soufflet que tu reçus l'autre jour de Midias en plein théâtre? criait Eschine à Démosthène.—Eh quoi! athéniens, vous voulez couronner le front qui s'écorche lui-même à dessein d'intenter des accusations lucratives aux citoyens? En vérité, ce n'est pas une tête que porte cet homme sur ses épaules, c'est une ferme.
Que dirai-je du barreau romain? des honnêtetés que se faisaient mutuellement les Scaurus et les Catulus, en présence de toute la canaille de Rome assemblée? On ne m'écoute pas, je suis Cassandre, criait Sextius. Je ne suis pas assez sur de n'être jamais lu que par des hommes pour rapporter la sanglante réplique de Marc-Antoine. Et au triomphe de César, qui était aussi un orateur: Citoyens, cachez vos femmes! chantaient ses propres soldats. Urbani, claudite uxores, moechum caluum adducimus.
Je saisis cette occasion pour déclarer que je me repens bien sincèrement de n'être pas né dans les siècles antiques; je compte même écrire contre mon siècle un gros livre dont mon libraire vous prie, en passant, monsieur, de vouloir bien lui prendre quelques petites souscriptions.
Et, en effet, ce devait être un bien beau temps que celui où, quand le peuple avait faim, on l'apaisait avec une fable longue, et plate, qui pis est! O tempora! ô mores! vont à leur tour s'écrier nos ministres.
Et où, monsieur, pourvu que l'on ne fût ni borgne, ni bossu, ni boiteux, ni bancal, ni aveugle;
Pourvu, d'ailleurs, que l'on ne fût ni trop faible ni trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop homme de bien;
Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que l'on eût la précaution de ne point bâtir sa maison sur une butte;
Alors, dis-je, en tant que l'on ne fût point emporté par la lèpre ou par la peste, on pouvait raisonnablement espérer de mourir tranquillement dans son lit; ce qui, à la vérité, n'est guère héroïque;
Et où, monsieur, pour peu que l'on se sentit tant soit peu grand homme,—comme vous et moi, monsieur,—c'est-à-dire que l'on eût le noble désir d'être utile à la patrie par quelque action vaillante ou quelque invention merveilleuse,—désir qui, comme on sait, n'engage à rien,—alors, monsieur, il n'y avait rien aussi à quoi un honnête citoyen ne pût raisonnablement prétendre, qui sait? peut-être même à être pendu comme Phocion, ou, comme Duilius, l'accrocheur de vaisseaux, à être conduit par la ville avec une flûte et deux lanternes, à peu près comme de nos jours l'âne savant.
Avril 1819.
Il pourrait, à mon sens, jaillir des réflexions utiles de la comparaison entre les romans de Le Sage et ceux de Walter Scott, tous deux supérieurs dans leur genre. Le Sage, ce me semble, est plus spirituel, Walter Scott est plus original; l'un excelle à raconter les aventures d'un homme, l'autre mêle à l'histoire d'un individu la peinture de tout un peuple, de tout un siècle; le premier se rit de toute vérité de lieux, de moeurs, d'histoire; le second, scrupuleusement fidèle à cette vérité même, lui doit l'éclat magique de ses tableaux. Dans tous les deux, les caractères sont tracés avec art; mais dans Walter Scott ils paraissent mieux soutenus, parce qu'ils sont plus saillants, d'une nature plus fraîche et moins polie. Le Sage sacrifie souvent la conscience de ses héros au comique d'une intrigue; Walter Scott donne à ses héros des âmes plus sévères; leurs principes, leurs préjugés même ont quelque chose de noble en ce qu'ils ne savent point plier devant les événements. On s'étonne, après avoir lu un roman de Le Sage, de la prodigieuse variété du plan; on s'étonne encore plus, en achevant un roman de Scott, de la simplicité du canevas; c'est que le premier met son imagination dans les faits, et le second dans les détails. L'un peint la vie, l'autre peint le coeur. Enfin, la lecture des ouvrages de Le Sage donne, en quelque sorte, l'expérience du sort; la lecture de ceux de Walter Scott donne l'expérience des hommes.
«C'était un homme merveilleux et aussi grotesque qu'il y en ait jamais eu dans le peuple latin. Il mettait ses collections dans ses chaussons, et quand, dans l'ardeur de la dispute, nous lui contestions quelque chose, il appelait son valet:—Hem, hem, hem, Dave, apporte-moi le chausson de la tempérance, le chausson de la justice, ou le chausson de Platon, ou celui d'Aristote,—selon les matières qui étaient mises sur le tapis. Cent choses de cette sorte me faisaient rire de tout mon coeur, et j'en ris encore à présent comme si j'étais à même.» Les savants chaussons de Giraldo Giraldi méritaient, certes, d'être aussi célèbres que la perruque de Kant, laquelle s'est vendue 30,000 florins à la mort du philosophe, et n'a plus été payée que 1,200 écus à la dernière foire de Leipzick; ce qui prouverait, à mon sens, que l'enthousiasme pour Kant et son idéologie diminue en Allemagne. Cette perruque, dans les variations de son prix, pourrait être considérée comme le thermomètre des progrès du système de Kant.
Avril 1820.
L'année littéraire s'annonce médiocrement. Aucun livre important, aucune parole forte; rien qui enseigne, rien qui émeuve. Il serait temps cependant que quelqu'un sortît de la foule, et dît: me voilà! Il serait temps qu'il parût un livre ou une doctrine, un Homère ou un Aristote. Les oisifs pourraient du moins se disputer, cela les dérouillerait.
Mais que faire de la littérature de 1820, encore plus plate que celle de 1810, et plus impardonnable, puisqu'il n'y a plus là de Napoléon pour résorber tous les génies et en faire des généraux? Qui sait? Ney, Murat et Davout auraient peut-être été de grands poëtes. Ils se battaient comme on voudrait écrire.
Pauvre temps que le nôtre! Force vers, point de poésie; force vaudevilles, point de théâtre. Talma, voilà tout.
J'aimerais mieux Molière.
On nous promet le Monastère, nouveau roman de Walter Scott. Tant mieux, qu'il se hâte, car tous nos faiseurs semblent possédés de la rage des mauvais romans. J'en ai là une pile que je n'ouvrirai jamais, car je ne serais pas sûr d'y trouver seulement ce que le chien dont parle Rabelais demandait en rongeant son os: rien qu'ung peu de mouëlle.
L'année littéraire est médiocre, l'année politique est lugubre. M. le duc de Berry poignardé à l'Opéra, des révolutions partout.
M. le duc de Berry, c'est la tragédie. Voici la parodie maintenant.
Une grande querelle politique vient de s'émouvoir, ces jours-ci, à propos de M. Decazes. M. Donnadieu contre M. Decazes. M. d'Argout contre M. Donnadieu. M. Clausel de Coussergues contre M. d'Argout.
M. Decazes s'en mêlera-t-il enfin lui-même? Toutes ces batailles nous rappellent les anciens temps où de preux chevaliers allaient provoquer dans son fort quelque géant félon. Au bruit du cor un nain paraissait.
Nous avons déjà vu plusieurs nains apparaître; nous n'attendons plus que le géant.
Le fait politique de l'année 1820, c'est l'assassinat de M. le duc de Berry; le fait littéraire, c'est je ne sais quel vaudeville. Il y a trop de disproportion. Quand donc ce siècle aura-t-il une littérature au niveau de son mouvement social, des poëtes aussi grands que ses événements?
C'est sans doute par une conviction intime de mon ignorance que je tremble à l'approche d'une tête savante et que je recule à l'aspect d'un livre érudit. Quand le talent de critique se trouva dans mon cerveau, je savais tout juste assez de latin pour entendre ce que signifiait genus irritabile, et j'avais tout juste assez d'esprit et d'expérience pour comprendre que cette qualification s'applique au moins aussi bien aux savants qu'aux poëtes. Me voyant donc forcé d'exercer mon talent de critique sur l'une ou l'autre de ces deux classes constituantes du genus irritabile, je me promis bien de n'établir jamais ma juridiction que sur la dernière, parce qu'elle est réellement la seule qui ne puisse démontrer l'ineptie ou l'ignorance d'un critique. Vous dites à un poëte tout ce qui vous passe par la tête, vous lui dictez des arrêts, vous lui inventez des défauts. S'il se fâche, vous citez Aristote, Quintilien, Longin, Horace, Boileau. S'il n'est pas étourdi de tous ces grands noms, vous invoquez le goût; qu'a-t-il à répondre? Le goût est semblable à ces anciennes divinités païennes qu'on respectait d'autant plus qu'on ne savait où les trouver, ni sous quelle forme les adorer. Il n'en est pas de même avec les savants. Ce sont gens, comme disait Laclos, qui ne se battent qu'à coups de faits; et il est fort désagréable pour un grave journaliste, lequel n'a ordinairement d'un érudit que le pédantisme, de se voir rendre, par quelque savant irrité, les coups de férule qu'il lui avait administrés étourdiment. Joignez à cela qu'il n'y a rien de terrible comme la colère d'un savant attaqué sur son terrain favori. Cette espèce d'hommes-là ne sait dire d'injures que par in-folio; il semble que la langue ne leur fournisse point de termes assez forts pour exprimer leur indignation. Visdelou, cet amant platonique de la Lexicologie, raconte, dans son Supplément à la bibliothèque orientale, que l'impératrice chinoise Uu-Heu commit plusieurs crimes, tels que d'assassiner son mari, son frère, ses fils; mais un surtout qu'il appelle un attentat inouï, c'est d'avoir ordonné, au mépris de toutes les lois de la grammaire, qu'on l'appelât empereur et non impératrice.
Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l'inventeur de la pierre philosophale des sciences, voici quelques détails sur cet homme célèbre pour le peintre qui se proposera de faire son portrait:
«Alary portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe, un chapeau d'une forme haute et carrée qui n'était pas celle du temps, et un long manteau doublé de longue peluche qui lui descendait plus bas que les talons, et qu'il portait même souvent pendant les grandes chaleurs de l'été, ce qui le distinguait des autres hommes, et le faisait connaître du peuple, qui l'appelait hautement le philosophe crotté, de quoi, dit Colletet, sa modestie ne s'offensait jamais.»
Colletet appelait Alary le philosophe crotté, Boileau appelait Colletet le poëte crotté. C'est qu'alors l'esprit et le savoir, ces deux démons si redoutés aujourd'hui, étaient de fort pauvres diables. Aujourd'hui ce qui salit le poëte et le philosophe, ce n'est pas la pauvreté, c'est la vénalité; ce n'est pas la crotte, c'est la boue.
On considère maintenant en France, et avec raison, comme le complètement nécessaire d'une éducation élégante, une certaine facilité à manier ce qu'on est convenu d'appeler le style épistolaire. En effet, le genre auquel on donne ce nom—s'il est vrai que ce soit un genre—est dans la littérature comme ces champs du domaine public que tout le monde est en droit de cultiver. Cela vient de ce que le genre épistolaire tient plus de la nature que de l'art. Les productions de cette sorte sont, en quelque façon, comme les fleurs, qui croissent d'elles-mêmes, tandis que toutes les autres compositions de l'esprit humain ressemblent, pour ainsi dire, à des édifices qui, depuis leurs fondements jusqu'à leur faîte, doivent être laborieusement bâtis d'après des lois générales et des combinaisons particulières. La plupart des auteurs épistolaires ont ignoré qu'ils fussent auteurs; ils ont fait des ouvrages comme ce M. Jourdain, tant de fois cité, faisait de la prose, sans le savoir. Ils n'écrivaient point pour écrire, mais parce qu'ils avaient des parents et des amis, des affaires et des affections. Ils n'étaient nullement préoccupés, dans leurs correspondances, du souci de l'immortalité, mais tout bourgeoisement des soins matériels de la vie. Leur style est simple comme l'intimité, et cette simplicité en fait le charme. C'est parce qu'ils n'ont envoyé leurs lettres qu'à leurs familles qu'elles sont parvenues à la postérité. Nous croyons qu'il est impossible de dire quels sont les éléments du style épistolaire; les autres genres ont des règles, celui-là n'a que des secrets.
SATIRIQUES ET MORALISTES
Celui qui, tourmenté du généreux démon de la satire, prétend dire des vérités dures à son siècle, doit, pour mieux terrasser le vice, attaquer en face l'homme vicieux; pour le flétrir, il doit le nommer; mais il ne peut acquérir ce droit qu'en se nommant lui-même. De cette manière il s'assure en quelque sorte la victoire; car, plus son ennemi est puissant, plus il se montre courageux, lui, et la puissance recule toujours devant le courage. D'ailleurs, la vérité veut être dite à haute voix, et une médisance anonyme est peut-être plus honteuse qu'une calomnie signée. Il n'en est pas de même du moraliste paisible qui ne se mêle dans la société que pour en observer en silence les ridicules et les travers, le tout à l'avantage de l'humanité. S'il examine les individus en particulier, il ne critique que l'espèce en général. L'étude à laquelle il se livre est donc absolument innocente, puisqu'il cherche à guérir tout le monde sans blesser personne. Cependant pour remplir avec fruit son utile fonction, sa première précaution doit être de garder l'incognito. Quelque bonne opinion que nous ayons de nous-mêmes, il y a toujours en nous une certaine conscience qui nous fait considérer comme hostile la démarche de tout homme qui vient scruter notre caractère. Cette conscience est celle de
L'endroit que l'on sent faible et qu'on veut se cacher.
Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui que nous regarderons comme un importun surveillant, nous envelopperons nos actions d'un voile de dissimulation, et il perdra toutes ses peines. Si, au contraire, nous pouvons l'éviter, nous le ferons fuir de tout le monde, en le dénonçant comme un fâcheux. Le philosophe observateur, à la manière des acteurs anciens, ne peut remplir son rôle s'il ne porte un masque. Nous recevrons fort mal le maladroit qui nous dira: Je viens compter vos défauts et étudier vos vices. Il faut, comme dit Horace, qu'il mette du foin à ses cornes, autrement nous crierons tous haro! Et celui qui se charge d'exploiter le domaine du ridicule, toujours si vaste en France, doit se glisser plutôt que se présenter dans la société, remarquer tout sans se faire remarquer lui-même, et ne jamais oublier ce vers de Mahomet:
Mon empire est détruit si l'homme est reconnu.
Il ne faut pas juger Voltaire sur ses comédies, Boileau sur ses odes pindariques, ou Rousseau sur ses allégories marotiques. Le critique ne doit pas s'emparer méchamment des faiblesses que présentent souvent les plus beaux talents, de même que l'histoire ne doit point abuser des petitesses qui se rencontrent dans presque tous les grands caractères. Louis XIV se serait cru déshonoré si son valet de chambre l'eût vu sans perruque; Turenne, seul dans l'obscurité, tremblait comme un enfant; et l'on sait que César avait peur de verser en montant sur son char de triomphe.
En 1676, Corneille, l'homme que les siècles n'oublieront pas, était oublié de ses contemporains, lorsque Louis XIV fit représenter à Versailles plusieurs de ses tragédies. Ce souvenir du roi excita la reconnaissance du grand homme, la veine de Corneille se ranima, et le dernier cri de joie du vieillard fut peut-être un des plus beaux chants du poëte,
Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter
Que tu prennes plaisir à me ressusciter?
Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,
Reviennent à la mode et retrouvent leur place,
Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux
N'ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux?
Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes,
Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines,
Diraient-ils à l'envi, lorsque Oedipe aux abois
De ses juges pour lui gagna toutes les voix.
Je n'irai pas si loin, et, si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner,
Je n'aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre
C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre;
Au moment d'expirer il tâche d'éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir.
Ces vers m'ont toujours profondément ému. Corneille, aigri par l'envie, rebuté par l'indifférence, y laisse entrevoir toute la fière mélancolie de sa grande âme. Il sentait sa force, et il n'en était que plus amer pour lui de se voir méconnu. Ce mâle génie avait reçu à un haut degré de la nature la conscience de lui-même. Qu'on juge cependant à quel point les attaques réitérées de ses Zoïles durent influer sur ses idées pour l'amener à dire avec une sorte de conviction:
Sed neque Godaeis accedat musa tropaeis,
Nec Capellanum fas mihi velle sequi.
De pareils vers, écrits sérieusement par Corneille, sont une bien sanglante épigramme contre son siècle.
SUR ANDRÉ DE CHÉNIER
1819.
Un livre de poésie vient de paraître, et, quoique l'auteur soit mort, les critiques pleuvent. Peu d'ouvrages ont été plus rudement traités par les connaisseurs que ce livre. Il ne s'agit pas cependant de torturer un vivant, de décourager un jeune homme, d'éteindre un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. Non, cette fois, la critique, chose étrange, s'acharne sur un cercueil! Pourquoi? En voici la raison en deux mots: c'est que c'est bien un poëte mort, il est vrai, mais c'est aussi une poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poëte n'obtient pas grâce pour le berceau de sa muse.
Pour nous, nous laisserons à d'autres le triste courage de triompher de ce jeune lion arrêté au milieu de ses forces. Qu'on invective ce style incorrect et parfois barbare, ces idées vagues et incohérentes, cette effervescence d'imagination, rêves tumultueux du talent qui s'éveille; cette manie de mutiler la phrase, et, pour ainsi dire, de la tailler à la grecque; les mots dérivés des langues anciennes employés dans toute l'étendue de leur acception maternelle; des coupes bizarres, etc. Chacun de ces défauts du poëte est peut-être le germe d'un perfectionnement pour la poésie. En tout cas, ces défauts ne sont point dangereux, et il s'agit de rendre justice à un homme qui n'a point joui de sa gloire. Qui osera lui reprocher ses imperfections lorsque la hache révolutionnaire repose encore toute sanglante au milieu de ses travaux inachevés?
Si d'ailleurs l'on vient à considérer quel fut celui dont nous recueillons aujourd'hui l'héritage, nous ne pensons pas que le sourire effleure facilement les lèvres. On verra ce jeune homme, d'un caractère noble et modeste, enclin à toutes les douces affections de l'âme, ami de l'étude, enthousiaste de la nature. En ce même temps, la révolution est imminente, la renaissance des siècles antiques est proclamée, Chénier devait être trompé, il le fut. Jeunes gens, qui de nous n'aurait point voulu l'être? Il suit le fantôme, il se mêle à tout ce peuple qui marche avec une ivresse délirante par le chemin des abîmes. Plus tard on ouvrit les yeux, les hommes égarés tournèrent la tête, il n'était plus temps pour revenir en arrière, il était encore temps pour mourir avec honneur. Plus heureux que son frère, Chénier vint désavouer son siècle sur l'échafaud.
Il s'était présenté pour défendre Louis XVI, et, quand le martyr fut envoyé au ciel, il rédigea cette lettre par laquelle la dernière ressource de l'appel au peuple fut en vain offerte à la conscience des bourreaux.
Cet homme si digne de sympathie n'eut pas le temps de devenir un poëte parfait; mais, en parcourant les fragments qu'il nous a laissés, on rencontre des détails qui font oublier tout ce qui lui manque. Nous allons en signaler quelques-uns. Voyons d'abord le tableau de Thésée tuant un centaure:
Il va fendre sa tête;
Soudain le fils d'Égée, invincible, sanglant,
L'aperçoit, à l'autel prend un chêne brûlant,
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,
S'élance, va saisir sa chevelure horrible,
L'entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort
Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.
Ce morceau présente ce qui constitue l'originalité des poëtes anciens, la trivialité dans la grandeur. D'ailleurs, l'action est vive, toutes les circonstances sont bien saisies et les épithètes sont pittoresques. Que lui manquer-t-il? Une coupe élégante? Nous préférons cependant une pareille «barbarie» à ces vers qui n'ont d'autre mérite qu'une irréprochable médiocrité.
Il y a dans Ovide:
Nec dicere Rhaetus
Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis
Condidit ora viri, perque os in pectore flammas.
C'est ainsi que Chénier imite. En maître. Il avait dit des serviles imitateurs:
La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit.
Voyez encore ces vers de l'apothéose d'Hercule:
Il monte, sous ses pieds
Étend du vieux lion la dépouille héroïque,
Et, l'oeil au ciel, la main sur la massue antique,
Attend sa récompense et l'heure d'être un dieu.
Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu
Brille autour du héros, et la flamme rapide
Porte aux palais divins l'âme du grand Alcide.
Nous préférons cette image à celle d'Ovide, qui peint Hercule étendu sur son bûcher, avec un visage aussi calme que s'il était couché sur le lit des festins. Remarquons seulement que l'image d'Ovide est païenne, celle d'André de Chénier est chrétienne.
Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers où brille le mérite de la difficulté vaincue? tournons la page, car, pour citer, on n'a guère que l'embarras du choix:
Toujours ce souvenir m'attendrit et me touche,
Quand, lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m'asseyant près de lui, sur son coeur,
M'appelait son rival et déjà son vainqueur;
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
A souffler une haleine harmonieuse et pure,
Et ses savantes mains, prenant mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
A fermer tour à tour les trous du buis sonore.
Veut-on des images gracieuses?
J'étais un faible enfant, qu'elle était grande et belle;
Elle me souriait et m'appelait près d'elle;
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein;
Et sa main, quelquefois aimable et caressante,
Feignait de châtier mon enfance imprudente.
C'est devant ses amants, auprès d'elle confus,
Que la fière beauté me caressait le plus.
Que de fois (mais, hélas! que sent-on à cet âge?)
Que de fois ses baisers ont pressé mon visage!
Et les bergers disaient, me voyant triomphant:
Oh! que de biens perdus! O trop heureux enfant!
Les idylles de Chénier sont la partie la moins travaillée de ses ouvrages, et cependant nous connaissons peu de poëmes dans la langue française dont la lecture soit plus attachante; cela tient à cette vérité de détails, à cette abondance d'images qui caractérisent la poésie antique. On a observé que telle églogue de Virgile pourrait fournir des sujets à toute une galerie de tableaux.
Mais c'est surtout dans l'élégie qu'éclate le talent d'André de Chénier. C'est là qu'il est original, c'est là qu'il laisse tous ses rivaux en arrière. Peut-être l'habitude de l'antiquité nous égare, peut-être avons-nous lu avec trop de complaisance les premiers essais d'un poëte malheureux; cependant nous osons croire, et nous ne craignons pas de le dire, que, malgré tous ses défauts, André de Chénier sera regardé parmi nous comme le père et le modèle de la véritable élégie. C'est ici qu'on est saisi d'un profond regret, en voyant combien ce jeune talent marchait déjà de lui-même vers un perfectionnement rapide. En effet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui manquait que la familiarité de sa langue; d'ailleurs, il n'était dépourvu ni de sens ni de lecture, et encore moins de ce goût qui n'est que l'instinct du vrai beau. Aussi voit-on ses défauts faire rapidement place à des beautés hardies, et, s'il se débarrasse encore quelquefois des entraves grammaticales, ce n'est plus guère qu'à la manière de La Fontaine, pour donner à son style plus de mouvement, de grâce et d'énergie. Nous citerons ces vers:
Et c'est Glycère, amis, chez qui la table est prête!
Et la belle Amélie est aussi de la fête!
Et Rose, qui jamais ne lasse les désirs,
Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs!
J'y consens, avec vous je suis prêt à m'y rendre,
Allons! Mais si Camille, ô dieux! vient à l'apprendre!
Quel orage suivra ce banquet tant vanté,
S'il faut qu'à son oreille un mot en soit porté!
Oh! vous ne savez pas jusqu'où va son empire.
Si j'ai loué des yeux, une bouche, un sourire,
Ou si, près d'une belle assis en un repas,
Nos lèvres en riant ont murmuré tout bas,
Elle a tout vu. Bientôt cris, reproches, injure,
Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure.
«Chacun, pour cette belle avait vu mes égards;
«Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards.»
Et puis des pleurs, des pleurs… que Memnon sur sa cendre
A sa mère immortelle en a moins fait répandre!
Que dis-je? sa colère ose en venir aux coups…
Et ceux-ci, où éclatent, à un égal degré, la variété des coupes et la vivacité des tournures:
Une amante moins belle aime mieux, et du moins,
Humble et timide, à plaire elle est pleine de soins;
Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence;
Fidèle, peu d'amants attaquent sa constance;
Et son égale humeur, sa facile gaîté,
L'habitude, à son front tiennent lieu de beauté.
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle,
Celle qu'on ne voit point sans dire: Qu'elle est belle!
Insulte en son triomphe aux soupirs de l'amour.
Souveraine au milieu d'une tremblante cour,
Dans son léger caprice inégale et soudaine,
Tendre et bonne aujourd'hui, demain froide et hautaine,
Si quelqu'un se dérobe à ses enchantements,
Qu'est-ce enfin qu'un de moins dans un peuple d'amants?
On brigue ses regards, elle s'aime et s'admire,
Et ne connaît d'amour que celui qu'elle inspire.
En général, quelle que soit l'inégalité du style de Chénier, il est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre des images pareilles à celle-ci:
Oh! si tu la voyais, cette belle coupable,
Rougir, et s'accuser, et se justifier,
Sans implorer sa grâce et sans s'humilier!
Pourtant, de l'obtenir doucement inquiète,
Et, les cheveux épars, immobile, muette,
Les bras, la gorge nue, en un mol abandon,
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon,
Crois qu'abjurant soudain le reproche farouche,
Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche!
Voici encore un morceau d'un genre différent, aussi énergique que celui-là est gracieux. On croirait lire des vers de quelqu'un de nos vieux poëtes:
Souvent las d'être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l'on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité!
Je souris à la mort volontaire et prochaine.
Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne.
Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main;
Et puis mon coeur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse;
Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits; car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux…
A quelque noir destin qu'elle soit asservie,
D'une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souffert, il souffre, aveugle d'espérance,
Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance,
Et la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous!
Il est hors de doute que si Chénier avait vécu, il se serait placé un jour au rang des premiers poëtes lyriques. Jusque dans ses essais informes on trouve déjà tout le mérite du genre, la verve, l'entraînement, et cette fierté d'idées d'un homme qui pense par lui-même; d'ailleurs, partout la même flexibilité de style; là des images gracieuses, ici des détails rendus avec la plus énergique trivialité. Ses odes à la manière antique, écrites en latin, seraient citées comme des modèles d'élévation et d'énergie; encore, toutes latines qu'elles sont, il n'est point rare d'y trouver des strophes dont aucun poëte français ne désavouerait la teinte ferme et originale.
Vain espoir! inutile soin!
Ramper est des humains l'ambition commune;
C'est leur plaisir, c'est leur besoin.
Voir fatigue leurs yeux, juger les importune.
Ils laissent juger la fortune,
Qui fait juste celui qu'elle fait tout-puissant.
Ce n'est point la vertu, c'est la seule victoire
Qui donne et l'honneur et la gloire.
Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent.
Et plus loin:
C'est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain!
Dit cette cour lâche et hardie.
Ils avaient dit: C'est bien, quand, la lyre à la main,
L'incestueux chanteur, ivre de sang romain,
Applaudissait à l'incendie.
Il n'y aura point d'opinion mixte sur André de Chénier. Il faut jeter le livre ou se résoudre à le relire souvent; ses vers ne veulent pas être jugés, mais sentis. Ils survivront à bien d'autres qui aujourd'hui paraissent meilleurs. Peut-être, comme le disait naïvement La Harpe, peut-être parce qu'ils renferment en effet quelque chose. En général, en lisant Chénier, substituez aux termes qui vous choquent leurs équivalents latins, il sera rare que vous ne rencontriez pas de beaux vers. D'ailleurs, vous trouverez dans Chénier la manière franche et large des anciens; rarement de vaines antithèses, plus souvent des pensées nouvelles, des peintures vivantes, partout l'empreinte de cette sensibilité profonde sans laquelle il n'est point de génie, et qui est peut-être le génie elle-même. Qu'est-ce, en effet, qu'un poëte? Un homme qui sent fortement, exprimant ses sensations dans une langue expressive. La poésie, ce n'est presque que sentiment.
Il y a déjà dans la nouvelle génération née avec ce siècle des commencements de grands poëtes.
Attendez quelques années encore.
Les fils des dents du dragon n'avaient pas besoin d'être entièrement sortis de la terre pour qu'on reconnût en eux des guerriers; et, lorsque vous aviez vu seulement les gantelets d'Érix, vous pouviez juger les forces de l'athlète.
A UN TRADUCTEUR D'HOMÈRE
Les grands poëtes sont comme les grandes montagnes, ils ont beaucoup d'échos. Leurs chants sont répétés dans toutes les langues, parce que leurs noms se trouvent dans toutes les bouches. Homère a dû, plus que tout autre, à son immense renommée le privilège ou le malheur d'une foule d'interprètes. Chez tous les peuples, d'impuissants copistes et d'insipides traducteurs ont défiguré ses poëmes; et depuis Accius Labeo, qui s'écriait:
Crudum manduces Priamum Priamique puellos;
«Mange tout crus Priam et ses enfants»;
jusqu'à ce brave contemporain de Marot qui faisait dire au chantre d'Achille:
Lors, face à face, on vit ces deux grands ducs
Piteusement sur la terre étendus;
depuis le siècle du grammairien Zoïle jusqu'à nos jours, il est impossible de calculer le nombre des pygmées qui ont tour à tour essayé de soulever la massue d'Hercule.
Croyez-moi, ne vous mêlez pas à ces nains. Votre traduction est encore en portefeuille; vous êtes bien heureux d'être à temps pour la brûler.
Une traduction d'Homère en vers français! c'est monstrueux et insoutenable, monsieur. Je vous affirme, en toute conscience, que je suis indigné de votre traduction.
Je ne la lirai certes pas. Je veux en être quitte pour la peur. Je déclare qu'une traduction en vers de n'importe qui, par n'importe qui, me semble chose absurde, impossible et chimérique. Et j'en sais quelque chose, moi, qui ai rimé en français (ce que j'ai caché soigneusement jusqu'à ce jour) quatre ou cinq mille vers d'Horace, de Lucain et de Virgile; moi, qui sais tout ce qui se perd d'un hexamètre qu'on transvase dans un alexandrin.
Mais Homère, monsieur! traduire Homère!
Savez-vous bien que la seule simplicité d'Homère a, de tout temps, été l'écueil des traducteurs? Madame Dacier l'a changée en platitude; Lamotte-Houdard, en sécheresse; Bitaubé, en fadaise. François Porto dit qu'il faudrait être un second Homère pour louer dignement le premier. Qui faudrait-il donc être pour le traduire?
EN VOYANT LES ENFANTS SORTIR DE L'ÉCOLE
Juin 1820.
Je ris quand chaque soir de l'école voisine
Sort et s'échappe en foule une troupe enfantine,
Quand j'entends sur le seuil le sévère mentor
Dont les derniers avis les poursuivent encor:
—Hâtez-vous, il est tard, vos mères vous attendent!
—Inutiles clameurs que les vents seuls entendent!
Il rentre. Alors la bande, avec des gris aigus,
Se sépare, oubliant les ordres de l'argus.
Les uns courent sans peur, pendant qu'il fait un somme,
Simuler des assauts sur le foin du bonhomme;
D'autres jusqu'en leurs nids surprennent les oiseaux
Qui le soir le charmaient, errants sous ses berceaux;
Ou, se glissant sans bruit, vont voir avec mystère
S'ils ont laissé des noix au clos du presbytère.
Sans doute vous blâmez tous ces jeux dont je ris;
Mais Montaigne, en songeant qu'il naquit dans Paris,
Vantait son air impur, la fange de ses rues;
Montaigne aimait Paris jusque dans ses verrues.
J'ai passé par l'enfance, et cet âge chéri
Plaît, même en ses écarts, à mon coeur attendri.
Je ne sais, mais pour moi sa naïve ignorance
Couvre encor ses défauts d'un voile d'innocence.
Le lierre des rochers déguise le contour,
Et tout paraît charmant aux premiers feux du jour.
Age serein où l'âme, étrangère à l'envie,
Se prépare en riant aux douleurs de la vie,
Prend son penchant pour guide, et, simple en ses transports,
Fait le bien sans orgueil et le mal sans remords!
A DES PETITS ENFANTS EN CLASSE
Juin 1820.
Vous qui, les yeux fixés sur un gros caractère,
L'imitez vainement sur l'arène légère,
Et voyez chaque fois, malgré vos soins nouveaux,
Le cylindre fatal effacer vos travaux,
Ce triste passe-temps, mes enfants, c'est la vie.
Un jour, vers le bonheur tournant un oeil d'envie,
Vous ferez comme moi, sur ce modèle heureux,
Bien des projets charmants, bien des plans généreux;
Et puis viendra le sort, dont la main inquiète
Détruira dans un jour votre ébauche imparfaite!
Êtres purs et joyeux, meilleurs que nous ne sommes,
Enfants, pourquoi faut-il que vous deveniez hommes?
Pourquoi faut-il qu'un jour vous soyez comme nous,
Esclaves ou tyrans, enviés ou jaloux?
Il n'y a plus rien d'original aujourd'hui à pécher contre la grammaire; beaucoup d'écrivains nous ont lassés de cette originalité-là. Il faut aussi éviter de tirer parti des petits détails, genre qui montre de la recherche et de l'affectation. Il faut laisser ces puérils moyens d'amuser à ces gens qui mettent des intentions dans une virgule et des réflexions dans un trait suspensif, font de l'esprit sur tout et de l'érudition sur rien, et qui, dernièrement encore, à propos de ces piqueurs qui ont alarmé tout Paris, remirent sur la scène les hommes de tous les siècles et de tous les pays, depuis Caligula, qui piquait les mouches, jusqu'à don Quichotte, qui piquait les moines.
Campistron, comme Lagrange-Chancel, avait montré de bonne heure des dispositions pour la poésie, et cependant ils ne se sont jamais élevés tous les deux au-dessus du médiocre. Il est rare, en effet, que des talents si précoces parviennent jamais à la maturité du génie. C'est une vérité dont nous pouvons tous les jours nous convaincre davantage. Nous voyons des jeunes gens faire à dix-neuf ans ce que Racine n'aurait pas fait à vingt-cinq; mais à vingt-cinq ils sont arrivés à l'apogée de leur talent, et à vingt-huit ans ils ont déjà défait la moitié de leur gloire. On nous objectera que Voltaire aussi avait fait des vers dès son enfance; mais il est à remarquer que, dès quinze ans, Campistron et Lagrange-Chancel étaient connus dans les salons et considérés comme de petits grands hommes; tandis qu'au même âge Voltaire était déjà en fuite de chez son père; et, en général, ce n'est pas dans des cages, fussent-elles dorées, qu'il faut élever les aigles.
Quand un écrivain a pour qualité principale l'originalité, il perd souvent quelque chose à être cité. Ses peintures et ses réflexions, dictées par un esprit organisé d'une façon particulière, veulent être vues à la place où l'auteur les a disposées, précédées de ce qui les amène, suivies de ce qu'elles entraînent. Liées à l'ouvrage, la couleur bien appareillée des parties concourt à l'harmonie de l'ensemble; détachées du tout, cette même couleur devient disparate et forme une dissonance avec tout ce dont on l'entoure. Le style du critique, qui doit être simple et coulant, et qui est maintes fois plat et commun, présente un contraste choquant avec le style large, hardi et souvent brusque de l'auteur original. Une citation de tel grand poëte ou de tel grand écrivain, encadrée dans la prose luisante, récurée et bourgeoise de tel critique, c'est un effet pareil à celui que ferait une figure de Michel-Ange au milieu des casseroles trompe-l'oeil de M. Drolling.
Il est difficile de ne point avoir de prévention contre cette manie, aujourd'hui si commune à nos auteurs, de réunir des imaginations toujours diverses et souvent contraires pour concourir au même ouvrage. Cowley, pressé par le marquis de Twickenham de s'adjoindre dans ses travaux je ne sais quel poëte obscur, répondit à Sa Seigneurie qu'un âne et un cheval traîneraient mal un chariot. Deux auteurs perdent souvent, en le mettant en commun, tout le talent qu'ils pourraient avoir chacun séparément. Il est impossible que deux têtes humaines conçoivent le même sujet absolument de la même manière; et l'absolue unité de la conception est la première qualité d'un ouvrage. Autrement les idées des divers collaborateurs se heurtent sans se lier, et il résulte de l'ensemble une discordance inévitable qui choque sans qu'on s'en rende raison. Les auteurs excellents, anciens et modernes, ont toujours travaillé seuls, et voilà pourquoi ils sont excellents.
UN FEUILLETON
Décembre 1820.
THÉATRE-FRANÇAIS
JEAN DE BOURGOGNE
Tragédie en cinq actes.
C'est un inconvénient des sujets historiques d'embarrasser l'intelligence de notre savant parterre. Il arrive devant la toile sans rien connaître des événements qui vont se passer sous ses yeux, et auxquels ne l'initie qu'assez superficiellement une exposition toujours mal écoutée ou mal entendue. C'est dans le journal du lendemain que les spectateurs iront le plus souvent chercher de quelle race sortait le héros, à quelle famille appartenait l'héroïne, sur quel pays régnait le tyran, désappointés si le critique n'éclaire pas leur ignorance, et ne leur dit pas, comme au valet Hector, de quel pays était le galant homme Sénèque.
Nous nous dispenserons toutefois d'obéir à l'usage, d'abord parce que longtemps avant que nous ne nous mêlassions de régenter les théâtres, les petits précis historiques des feuilletons nous avaient toujours paru fort ennuyeux; ensuite parce que nous ne pouvons décemment nous flatter de réussir mieux au métier d'historien que tant de critiques plus habiles que nous, nos devanciers; et, sur ce, fort de l'avis de Barnes, qu'il suffît, pour gagner une cause, de trouver deux raisons, bonnes ou mauvaises, nous passons à Jean de Bourgogne.
Dès les premières scènes de cette pièce, nous voyons se dessiner trois principaux caractères, ce qui nous donne deux actions distinctes, ou, si l'on veut, deux faits en question différents, savoir: la question entre le dauphin et le duc de Bourgogne, ou la France sera-t-elle sauvée? et la question entre le duc de Bourgogne et Valentine de Milan, ou la mort du duc d'Orléans sera-t-elle vengée? A cette inadvertance de diviser ainsi l'attention du spectateur en présentant deux héros à son affection, l'auteur a joint le tort beaucoup plus grand de ne pas réunir les deux affections qui en résultent en un seul et même intérêt. En effet, s'il nous montre le dauphin prêt à tout sacrifier pour sauver la France, il nous montre en même temps la duchesse prête à tout sacrifier, même la France, pour sauver son mari; il suit de là que le spectateur, qui s'intéresse à l'une des deux actions, ne s'intéresse pas à l'autre, et réciproquement, de telle sorte que la moitié de la pièce est frappée de mort. Cette combinaison est d'autant plus malheureuse, qu'elle ne paraissait nullement nécessaire. Dès que l'auteur voulait commencer sa pièce par rappeler les crimes de Jean de Bourgogne, idée juste et tragique, il n'avait pas besoin de l'intervention personnelle de la duchesse d'Orléans; une lettre eût suffi, et le spectateur se serait trouvé transporté tout de suite au milieu des scènes animées du second acte, seul point véritable de la pièce où commence l'action.
Lorsque nous disons que l'action commence, nous sentons avec peine que nous nous servons d'une expression impropre; c'est paraît devoir commencer que nous devrions dire. En effet, la tragédie nouvelle, estimable sous d'autres rapports, n'est encore, quant au plan, qu'une pièce comme tant d'autres, une tragédie sans action, une sorte de lanterne magique où tous les personnages courent les uns après les autres sans pouvoir jamais s'atteindre.
Ainsi, lorsque le dauphin est à délibérer dans son conseil sur l'accusation portée contre le duc de Bourgogne, tout à coup celui-ci se présente, et, loin de se justifier, déclare la guerre à son souverain. Voilà une situation; mais que produit-elle? Rien. Les deux partis se séparent avec des menaces réciproques. Cependant Tanneguy-Duchâtel est là qui doit assassiner le prince un jour et qui devrait, ce semble, profiter de l'occasion. Et de deux choses l'une: ou le duc de Bourgogne a les moyens de s'emparer de la personne de son maître, et alors pourquoi ne le fait-il pas? ou il n'en a pas le pouvoir, et alors pourquoi vient-il s'exposer, par une bravade inutile, aux suites d'un premier mouvement, incalculables dans tout autre personnage qu'un héros aussi patient que le dauphin?
Et plus loin encore, nous retrouvons la même situation, mais dégagée de tout ce qui peut la rendre décisive. On vient annoncer au dauphin que le duc de Bourgogne est maître de Paris et qu'il marche sur le palais. Voilà le dauphin en péril, comment fera-t-il pour en sortir? Rien de plus simple; il sort par une porte et le duc de Bourgogne entre par l'autre. Mais, dira l'auteur, le dauphin se laisse entraîner. Et voilà justement le malheur, les grands caractères doivent toujours agir par eux-mêmes, autrement était-ce la peine de nous annoncer des géants, si auparavant vous aviez pris soin de leur attacher les jambes?
Cependant le duc de Bourgogne, resté seul, se garde bien de poursuivre le dauphin, ce qui le mettrait dans la nécessité d'être vainqueur ou d'être vaincu. Il s'amuse à composer avec les Armagnacs, à rabattre les prétentions des anglais, et même à offrir des places au chancelier. Puis il part pour Montereau. Tout à coup on apprend qu'il y a accepté une entrevue avec le dauphin et qu'il y a été assassiné. Il est évident que, si le commencement de la pièce nous a fait voir de grands événements ne produisant que de petits résultats, la balance se rétablit bien au dernier acte, et qu'il est difficile de voir un événement plus important produit par une cause plus légère et plus inattendue.
Nous venons d'exposer en peu de mots le plan de Jean de Bourgogne, dégagé de toutes les scènes épisodiques; il nous reste à examiner comment un auteur, qui est loin de manquer de talent, a pu être conduit à travailler sur un canevas aussi imparfait.
Le malheur de l'auteur vient d'avoir confondu les deux espèces de tragédie, la tragédie de sentiments et la tragédie d'événements. Il suffit, pour s'en convaincre, d'établir entre ses deux héros quelques-uns des rapports naturels de frère à frère ou de père à fils; nous allons voir disparaître toutes les difformités de son action. Par exemple, qu'un fils accusé d'un crime déclare la guerre à son père, doit-on être étonné que les deux personnages, eussent-ils la faculté de s'exterminer mutuellement, se séparent avec de simples menaces? Y a-t-il rien de honteux dans la fuite d'un père devant un fils rebelle? Et si ce fils périt assassiné malgré les ordres du père, la situation de celui-ci en sera-t-elle moins noble et moins touchante? Nous venons, sans nous en apercevoir, de retracer l'aventure de David et d'Absalon, l'une des plus tragiques qui soient dans les livres saints.
Dans le cas actuel, dès que l'auteur voulait nous représenter la mort du duc de Bourgogne, il fallait choisir entre les deux hypothèses d'un meurtre fortuit ou d'un assassinat prémédité. La première était impraticable, puisqu'une tragédie doit avoir un commencement, une fin et un milieu. En admettant la seconde, il fallait, dès les premières scènes, poser la question tragique: le duc sera-t-il assassiné, ou ne le sera-t-il pas? et faire naître l'intérêt de la lutte des circonstances qui le détournent de sa perte ou qui l'y entraînent. Mais, dans la tragédie telle qu'elle est faite, le spectateur, conduit d'incidents en incidents vers la catastrophe, sans que rien lie la catastrophe aux incidents, aperçoit à peine çà et là quelques intentions dramatiques, quelques combinaisons théâtrales qui font naufrage au milieu du flux et du reflux des épisodes.
Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediah Cleisbotham. Je ne vois pas pourquoi on l'en blâme.
Si un sot parvient à la célébrité, il ne lâche plus deux pages de son écriture sans les protéger de son nom, espérant que sa réputation fera celle de son livre, tandis que souvent celle de son livre défait la sienne. L'homme de mérite, dès qu'il est arrivé à la gloire, évite quelquefois de décorer de son nom les nouveaux écrits qu'il livre au public. Il a assez d'orgueil pour savoir que son nom influerait sur l'opinion, et assez de modestie pour ne le pas vouloir. Il aime à redevenir ignoré, pour se ménager, en quelque sorte, une nouvelle gloire. Il y a quelque chose du fanfaron dans ces guerriers d'Homère qui préludaient au combat en déclinant leurs noms et leurs généalogies; ce sont des héros plus vrais, ces chevaliers français qui combattaient la visière baissée, et ne découvraient le visage qu'après que le bras avait été reconnu.
LES VOUS ET LES TU
D'APRÈS LA RÉVOLUTION
ARISTIDE A BRUTUS
Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma.
YRIARTE.
Brutus, te souvient-il, dis-moi,
Du temps où, las de ta livrée,
Tu vins en veste déchirée
Te joindre à ce bon peuple-roi
Fier de sa majesté sacrée
Et formé de gueux comme toi?
Dans ce beau temps de république,
Boire et jurer fut ton emploi.
Ton bonnet, ton jargon cynique,
Ton air sombre, inspiraient l'effroi;
Et, plein d'un feu patriotique,
Pour gagner le laurier civique,
Tous nos hameaux t'ont vu, je croi,
Fraterniser à coups de pique
Et piller au nom de la loi.
Las! l'autre jour, monsieur le prince,
Pour vous parler des intérêts
D'un vieil ami de ma province,
J'entrai dans votre beau palais.
D'abord, je fis, de mon air mince,
Rire un régiment de valets;
Puis, relégué dans l'antichambre,
Tout mouillé des pleurs de décembre,
J'attendis, près du feu cloué,
Et, comme un sage du Pirée,
Opposant, de tous bafoué,
Au sot orgueil de la livrée
La fierté du manteau troué.
On m'appelle enfin. Je m'élance,
Et l'huissier de votre grandeur
Me fait traverser en silence
Quatre salons «dont l'élégance
«Égalait seule la splendeur».
Bientôt, monseigneur, plein de joie,
Je vois, sur des carreaux de soie,
Votre altesse en son cabinet,
Portant sur son sein, avec gloire,
Un beau cordon, brillant de moire,
De la couleur de ton bonnet.
Quoi! c'était donc un prince en herbe
Que mon cher Brutus d'autrefois!
On vous admire, je le vois;
Votre savoir passe en proverbe;
Vos festins sont dignes des rois;
Vos cadeaux sont d'un goût superbe;
Homme d'état, votre talent
Éclate en vos moindres saillies,
Et si vous dites des folies,
Vous les dites d'un ton galant.
Quant à moi, je ris en silence;
Car, puisqu'aujourd'hui l'opulence
Donne tout, grâce, esprit, vertus,
Les bons mots de votre excellence
Étaient les jurons de Brutus.
Adieu, monseigneur, sans rancune!
Briguez les sourires des rois
Et les faveurs de la fortune.
Pour moi, je n'en attends aucune.
Ma bourse, vide tous les mois,
Me force à changer de retraites;
Vous, dans un poste hasardeux,
Tâchez de rester où vous êtes,
Et puissions-nous vivre tous deux,
Vous sans remords, et moi sans dettes.
Excusez si, parfois encor,
J'ose rire de la bassesse
De ces courtisans brillants d'or
Dont la foule à grands flots vous presse,
Lorsque, entrant d'un air de noblesse
Dans les salons éblouissants
Du pouvoir et de la richesse,
L'illustre pied de votre altesse
Vient salir ces parquets glissants
Que tu frottais dans ta jeunesse.
Combien de malheureux, qui auraient pu mieux faire, se sont mis en tête d'écrire, parce qu'en fermant un beau livre ils s'étaient dit: J'en pourrais faire autant! Et cette réflexion-là ne prouvait rien, sinon que l'ouvrage était inimitable. En littérature comme en morale, plus une chose est belle, plus elle semble facile. Il y a quelque chose dans le coeur de l'homme qui lui fait prendre quelquefois le désir pour le pouvoir. C'est ainsi qu'il croit aisé de mourir comme d'Assas ou d'écrire comme Voltaire.
Si Walter Scott est écossais, ses romans suffiraient pour nous l'apprendre. Son amour exclusif pour les sujets écossais prouve son amour pour l'Écosse; passionné pour les vieilles coutumes de sa patrie, il se dédommage, en les peignant fidèlement, de ne pouvoir plus les suivre avec religion, et son admiration pieuse pour le caractère national éclate jusque dans sa complaisance à en détailler les défauts. Une irlandaise, lady Morgan, s'est offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle de Walter Scott, en s'obstinant, comme lui, à ne traiter que des sujets nationaux[1], mais il y a dans ses écrits beaucoup plus d'amour pour la célébrité que d'attachement pour son pays, et beaucoup moins d'orgueil national que de vanité personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec plaisir les irlandais; mais il est une irlandaise qu'elle peint surtout et partout avec enthousiasme, et cette irlandaise, c'est elle. Miss O'Hallogan dans O'Donnell, et lady Clancare dans Florence Maccarthy, ne sont autre chose que lady Morgan, flattée par elle-même.
Il faut le dire, auprès des tableaux pleins de vie et de chaleur de Scott, les croquis de lady Morgan ne sont que de pâles et froides esquisses. Les romans historiques de cette dame se laissent lire; les histoires romanesques de l'écossais se font admirer. La raison en est simple; lady Morgan a assez de tact pour observer ce qu'elle voit, assez de mémoire pour retenir ce qu'elle observe, et assez de finesse pour rapporter à propos ce qu'elle a retenu; sa science ne va pas plus loin. Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quelquefois, ne sont pas soutenus; à côté d'un trait dont la vérité vous frappe, parce qu'elle l'a copié sur la nature, vous en trouvez un autre choquant de fausseté, parce qu'elle l'invente. Walter Scott, au contraire, conçoit un caractère, après n'en avoir souvent observé qu'un trait; il le voit dans un mot, et le peint de même. Son excellent jugement fait qu'il ne s'égare point, et ce qu'il crée est presque toujours aussi vrai que ce qu'il observe. Quand le talent est poussé à ce point, il est plus que du talent; aussi peut-on réduire le parallèle en deux mots: lady Morgan est une femme d'esprit; Walter Scott est un homme de génie.
[1: Il faut en excepter toutefois son roman sur la France.
LA SAINT-CHARLES DE 1820
—Je disais l'an passé: Voici le jour de fête,
Charles m'attend; je veux, ceignant de fleurs ma tête,
M'offrir avec ma fille à son premier coup d'oeil;
Quand ce jour reviendra, ramené par l'année,
Si je lui porte un fils, fruit de mon hyménée,
Mon bonheur sera de l'orgueil.
L'année a fui; voici le jour de fête!
Est-ce une fête, hélas! que l'on apprête?
Qu'est devenu ce jour jadis si doux?
De pleurs amers j'ai salué l'aurore;
Pourtant un Charle à mes voeux reste encore,
J'embrasse un fils, mais je n'ai plus d'époux.
Veuve, deux orphelins m'attachent à la terre.
Mon bien-aimé près d'eux ne viendra pas s'asseoir;
Ils ne dormiront pas sous les yeux de leur père,
Et j'irai sur leurs fronts, plaintive et solitaire,
Déposer le baiser du soir.
O vain regret! félicité passée!
Voici le jour où, sur son sein pressée,
A mon époux je redisais ma foi,
Et je gémis sur une urne glacée,
Près de ce coeur qui ne bat plus pour moi!—
Ainsi la veuve désolée,
Digne du martyr au cercueil,
D'un doux souvenir accablée,
Pleurait auprès du mausolée
Son court bonheur et son long deuil.
Nous voyions cependant, échappés aux naufrages,
Briller l'arc du salut au milieu des orages;
Le ciel ne s'armait plus de présages d'effroi;
De l'héroïque mère exauçant l'espérance,
Le Dieu qui fut enfant avait à notre France
Donné l'enfant qui sera roi.
Défiez-vous de ces gens armés d'un lorgnon qui s'en vont partout criant: J'observe mon siècle! Tantôt leurs lunettes grossissent les objets, et alors des chats leur semblent des tigres; tantôt elles les rapetissent, et alors des tigres leur paraissent des chats. Il faut observer avec ses yeux. Le moraliste, en effet, ne doit jamais parler que d'après son expérience immédiate, s'il veut jouir du bonheur ineffable, vanté par Addison, de trouver un jour dans la bibliothèque d'un inconnu son livre relié en maroquin, doré sur tranche, et plié en plusieurs endroits.
Il est encore pour le moraliste une condition dont nous avons déjà parlé ailleurs, celle de rester inconnu des individus qu'il étudie; il faut qu'il entre chez eux, disait encore le même Addison, aussi librement qu'un chien, un chat, ou tout autre animal domestique.
Là-dessus nous pensons comme le Spectateur. L'observateur qui se vante de son rôle ressemble à Argus changé en paon, orgueilleux de ses cent yeux qui ne peuvent plus voir.
Quand une langue a déjà eu, comme la nôtre, plusieurs siècles de littérature, qu'elle a été créée et perfectionnée, maniée et torturée, qu'elle est faite à presque tous les styles, pliée à presque tous les genres, qu'elle a passé non-seulement par toutes les formes matérielles du rhythme, mais encore par je ne sais combien de cerveaux comiques, tragiques et lyriques, il s'échappe, comme une écume, de l'ensemble des ouvrages qui composent sa richesse littéraire, une certaine quantité, ou, pour ainsi dire, une certaine masse flottante de phrases convenues, d'hémistiches plus ou moins insignifiants,
Qui sont à tout le monde et ne sont à personne.
C'est alors que l'homme le moins inventif pourra, avec un peu de mémoire, s'amasser, en puisant dans ce réservoir public, une tragédie, un poëme, une ode, qui seront en vers de douze, ou huit, ou six syllabes, lesquels auront de bonnes rimes et d'excellentes césures, et ne manqueront même pas, si l'on veut, d'une élégance, d'une harmonie, d'une facilité quelconque. Là-dessus notre homme publiera son oeuvre en un bon gros volume vide, et se croira poëte lyrique, épique ou tragique, à la façon de ce fou qui se croyait propriétaire de son hôpital. Cependant l'envie, protectrice de la médiocrité, sourira à son ouvrage; d'altiers critiques, qui voudront faire comme Dieu et créer quelque chose de rien, s'amuseront à lui bâtir une réputation; des connaisseurs, qui ne s'obstineront pas ridiculement à vouloir que des mots expriment des idées, vanteront, d'après le journal du matin, la clarté, la sagesse, le goût du nouveau poëte; les salons, échos des journaux, s'extasieront, et la publication dudit ouvrage n'aura d'autre inconvénient que d'user les bords du chapeau de Piron.
Ceux qui ne savent pas admirer par eux-mêmes se lassent bien vite d'admirer. Il y a au fond de presque tous les hommes je ne sais quel sentiment d'envie qui veille incessamment sur leur coeur pour y comprimer l'expression de la louange méritée, ou y enchaîner l'élan du juste enthousiasme. L'homme le plus vulgaire n'accordera à l'ouvrage le plus supérieur qu'un éloge assez restreint, pour qu'on ne puisse le croire incapable d'en faire autant. Il pensera presque que louer un autre, c'est prescrire son propre droit à la louange, et ne consentira au génie de tel poëte qu'autant qu'il ne paraîtra pas abdiquer le sien; et je parle ici, non de ceux qui écrivent, mais de ceux qui lisent, de ceux qui, la plupart, n'écriront jamais. D'ailleurs, il est de mauvais ton d'applaudir, l'admiration donne à la physionomie une expression ridicule, et un transport d'enthousiasme peut déranger le pli d'une cravate.
Voilà, certes, de hautes raisons pour que des hommes immortels, qui honorent leur siècle parmi les siècles, traînent des vies d'amertume et de dégoût, pour que le génie s'éteigne découragé sur un chef-d'oeuvre, pour qu'un Camoëns mendie, pour qu'un Milton languisse dans la misère, pour que d'autres que nous ignorons, plus infortunés et plus grands peut-être, meurent sans même avoir pu révéler leurs noms et leurs talents, comme ces lampes qui s'allument et s'éteignent dans un tombeau!
Ajoutez à cela que, tandis que les illustrations les plus méritées sont refusées au génie, il voit s'élever sur lui une foule de réputations inexplicables et de renommées usurpées; il voit le petit nombre d'écrivains plus ou moins médiocres qui dirigent pour le moment l'opinion, exalter les médiocrités qu'ils ne craignent pas, en déprimant sa supériorité qu'ils redoutent. Qu'importe toute cette sollicitude du néant pour le néant! On réussira, à la vérité, à user l'âme, à empoisonner l'existence du grand homme; mais le temps et la mort viendront et feront justice. Les réputations dans l'opinion publique sont comme des liquides de différents poids dans un même vase. Qu'on agite le vase, on parviendra aisément à mêler les liqueurs; qu'on le laisse reposer, elles reprendront toutes, lentement et d'elles-mêmes, l'ordre que leurs pesanteurs et la nature leur assignent.
Des réflexions amères viennent à l'esprit quand on songe à l'extinction, aujourd'hui inévitable, de cette illustre race de Condé, qui, sans jamais s'asseoir sur le trône, avait toujours été remarquable entre toutes les races royales de l'Europe, et avait fondé dans la maison de France une sorte de dynastie militaire, accoutumée à régner au milieu des camps et des champs de bataille. Si, dans quelques années, de nouvelles convulsions politiques amenaient (ce qu'à Dieu ne plaise!) de nouvelles guerres civiles, nous tous qui servons aujourd'hui la cause monarchique, nous serions bien alors des exilés, des bannis, des proscrits; mais nous ne serions plus, comme les vainqueurs de Berstheim et de Biberach, des Condéens. Car, du moins, pour ces fidèles guerriers sans foyer et sans asile, le nom de leur chef sexagénaire, ce grand nom de Condé, était devenu comme une patrie.
La peinture des passions, variables comme le coeur humain, est une source inépuisable d'expressions et d'idées neuves; il n'en est pas de même de la volupté. Là, tout est matériel, et, quand vous avez épuisé l'albâtre, la rose et la neige, tout est dit.
Ceux qui observent avec un curieux plaisir les divers changements que le temps et les temps amènent dans l'esprit d'une nation considérée comme grand individu peuvent remarquer en ce moment un singulier phénomène littéraire, né d'un autre phénomène politique, la révolution française. Il y a aujourd'hui en France combat entre une opinion littéraire encore trop puissante et le génie de ce siècle. Cette opinion, aride héritage légué à notre époque par le siècle de Voltaire, ne veut marcher qu'escortée de toutes les gloires du siècle de Louis XIV. C'est elle qui ne voit de poésie que sous la forme étroite du vers; qui, semblable aux juges de Galilée, ne veut pas que la terre tourne et que le talent crée; qui ordonne aux aigles de ne voler qu'avec des ailes de cire; qui mêle, dans son aveugle admiration, à des renommées immortelles, qu'elle eût persécutées si elles avaient paru de nos jours, je ne sais quelles vieilles réputations usurpées que les siècles se passent avec indifférence et dont elle se fait des autorités contre les réputations contemporaines; en un mot, qui poursuivrait du nom de Corneille mort Corneille renaissant.
Cette opinion décourageante et injurieuse condamne toute originalité comme une hérésie. Elle crie que le règne des lettres est passé, que les muses se sont exilées et ne reviendront plus; et chaque jour de jeunes lyres lui donnent d'harmonieux démentis, et la poésie française se renouvelle glorieusement autour de nous. Nous sommes à l'aurore d'une grande ère littéraire, et cette flétrissante opinion voudrait que notre époque, si éclatante de son propre éclat, ne fût que le pâle reflet des deux époques précédentes! La littérature funeste du siècle passé a, pour ainsi parler, exhalé cette opinion antipoétique dans notre siècle comme un miasme chargé de principes de mort, et, pour dire la vérité entière, nous conviendrons qu'elle dirige l'immense majorité des esprits qui composent parmi nous le public littéraire. Les chefs qui l'ont donnée ont disparu; mais elle gouverne toujours la masse, elle surnage encore comme un navire qui a perdu ses mâts. Cependant il s'élève de jeunes têtes, pleines de sève et de vigueur, qui ont médité la Bible, Homère et Dante, qui se sont abreuvées aux sources primitives de l'inspiration, et qui portent en elles la gloire de notre siècle. Ces jeunes hommes seront les chefs d'une école nouvelle et pure, rivale et non ennemie des écoles anciennes, d'une opinion poétique qui sera un jour aussi celle de la masse. En attendant, ils auront bien des combats à livrer, bien des luttes à soutenir; mais ils supporteront avec le courage du génie les adversités de la gloire. La routine reculera bien lentement devant eux, mais il viendra un jour où elle tombera pour leur faire place, comme la scorie desséchée d'une vieille plaie qui se cicatrise.
Tous ces hommes graves qui sont si clairvoyants en grammaire, en versification, en prosodie, et si aveugles en poésie, nous rappellent ces médecins qui connaissent la moindre fibre de la machine humaine, mais qui nient l'âme et ignorent la vertu.