Littérature et Philosophie mêlées
DU GÉNIE
Toute passion est éloquente; tout homme persuadé persuade; pour arracher des pleurs, il faut pleurer; l'enthousiasme est contagieux, a-t-on dit.
Prenez une femme et arrachez-lui son enfant; rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous pourrez dire: A la mort, et allons dîner. Écoutez la mère; d'où vient qu'elle a trouvé des cris, des pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence vous est tombée des mains? On a parlé comme d'une chose étonnante de l'éloquence de Cicéron et de la clémence de César; si Cicéron eût été le père de Ligarius, qu'en eût-on dit? Il n'y avait rien là que de simple.
Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, que tous les hommes entendent, et qui a été donné à tous les hommes, c'est celui des grandes passions comme des grands événements, sunt lacrymae rerum; il est des moments où toutes les âmes se comprennent, où Israël se lève tout entier comme un seul homme.
Qu'est-ce que l'éloquence? dit Démosthène. L'action, l'action, et puis encore l'action.—Mais, en morale comme en physique, pour imprimer du mouvement, il faut en posséder soi-même. Comment se communique-t-il? Ceci vient de plus haut; qu'il vous suffise que les choses se passent ainsi. Voulez-vous émouvoir, soyez ému; pleurez, vous tirerez des pleurs; c'est un cercle où tout vous ramène et d'où vous ne pouvez sortir. Je vous le demande, à quoi nous eût servi le don de nous communiquer nos idées si, comme à Cassandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire croire? Quel fut le plus beau moment de l'orateur romain? Celui où les tribuns du peuple lui interdisaient la parole.—Romains, s'écria-t-il, je jure que j'ai sauvé la république! Et tout le peuple se leva, criant: Nous jurons qu'il a dit la vérité.
Et tout ce que nous venons de dire de l'éloquence, nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne sont que la même langue différemment parlée. Et en effet, qu'est-ce que nos idées? Des sensations, et des sensations comparées. Qu'est-ce que les arts, sinon les diverses manières d'exprimer nos idées?
Rousseau, s'examinant soi-même et se confrontant avec ce modèle idéal que tous les hommes portent gravé dans leur conscience, traça un plan d'éducation par lequel il garantissait son élève de tous ses vices, mais en même temps de toutes ses vertus. Le grand homme ne s'aperçut pas qu'en donnant à son Émile ce qui lui manquait, il lui ôtait ce qu'il possédait lui-même. Cet homme élevé au milieu du rire et de la joie serait comme un athlète élevé loin des combats. Pour être un Hercule, il faut avoir étouffé les serpents dès le berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions, mais est-ce donc vivre que d'avoir évité la vie? Qu'est-ce qu'exister? dit Locke. C'est sentir. Les grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, beaucoup vécu; et souvent, en quelques années, on a vécu bien des vies. Qu'on ne s'y trompe pas, les hauts sapins ne croissent que dans la région des orages. Athènes, ville de tumulte, eut mille grands hommes; Sparte, ville de l'ordre, n'en eut qu'un, Lycurgue; et Lycurgue était né avant ses lois.
Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes apparaître au milieu des grandes fermentations populaires; Homère, au milieu des siècles héroïques de la Grèce; Virgile, sous le triumvirat; Ossian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux; Dante, l'Arioste, le Tasse, au milieu des convulsions renaissantes de l'Italie; Corneille et Racine, au siècle de la Fronde; et enfin Milton, entonnant la première révolte au pied de l'échafaud sanglant de White-Hall.
Et si nous examinons quel fut en particulier le destin de ces grands hommes, nous les voyons tous tourmentés par une vie agitée et misérable. Camoëns fend les mers son poëme à la main; d'Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans les forêts du Mexique. Ceux-là que les souffrances du corps ne distraient pas des souffrances de l'âme traînent une vie orageuse, dévorés par une irritabilité de caractère qui les rend à charge à eux-mêmes et à ceux qui les entourent. Heureux ceux qui ne meurent pas avant le temps, consumés par l'activité de leur propre génie, comme Pascal; de douleur, comme Molière et Racine; ou vaincus par les terreurs de leur propre imagination, comme ce Tasse infortuné!
Admettant donc ce principe reconnu de toute l'antiquité, que les grandes passions font les grands hommes, nous reconnaîtrons en même temps que, de même qu'il y a des passions plus ou moins fortes, de même il existe divers degrés de génie.
Et, examinant maintenant quelles sont les choses les plus capables d'exciter la violence de nos passions, c'est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux-mêmes que des volontés plus ou moins prononcées, jusqu'à cette volonté ferme et constante par laquelle on désire une chose toute sa vie, tout ou rien, comme César, levier terrible par lequel l'homme se brise lui-même, nous tomberons d'accord que, s'il existe une chose capable d'exciter une volonté pareille dans une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit ce qu'il y a de plus grand parmi les hommes.
Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, considérons s'il est une chose à laquelle cette dénomination sublime ait été justement attribuée par le consentement unanime de tous les temps et de tous les peuples.
Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de paroles à cette vérité ravissante devant laquelle toute la philosophie antique et le grand Platon lui-même avaient reculé. Que le génie, c'est la vertu!
Poëtes, ayez toujours l'austérité d'un but moral devant les yeux. N'oubliez jamais que par hasard des enfants peuvent vous lire. Ayez pitié des têtes blondes.
On doit encore plus de respect à la jeunesse qu'à la vieillesse.
L'homme de génie ne doit reculer devant aucune difficulté; il fallait de petites armes aux hommes ordinaires; aux grands athlètes, il leur fallait les cestes d'Hercule.
PLAN DE TRAGÉDIE FAIT AU COLLÈGE
Deux des successeurs d'Alexandre, Cassandre et Alexandre, fils de Polyperchon, se disputent l'empire de la Grèce. Le premier est retranché dans la citadelle d'Athènes, le second campe sous les murailles. Athènes, entre ces deux puissants ennemis, menacée à tout moment de sa ruine, est encore tourmentée par des dissensions intérieures. Le peuple penche pour le parti d'Alexandre, qui promet de rétablir le gouvernement populaire; le sénat tient pour Cassandre, qui a rétabli le gouvernement aristocratique. De là la haine violente du peuple contre Phocion, chef du sénat, et le plus grand ennemi des caprices de la multitude. Phocion, dans cette crise, où il s'agit de lui autant que de l'état, insensible à tout autre intérêt qu'à celui de ses concitoyens, ne songe qu'au salut de la république; il y travaille avec toute l'imprudence d'une belle âme. Les moyens qu'il emploie pour sauver la patrie sont ceux qu'on emploie pour le perdre lui-même. Il parvient à déterminer les deux chefs rivaux à s'éloigner de l'Attique et à respecter Athènes; et dans le même moment il est accusé de trahison, traduit devant le peuple, et condamné. Voilà, en peu de mots, toute l'action de la tragédie; elle est simple, et peut être noble pourtant. C'est le tableau des agitations populaires et de la vertu malheureuse, c'est-à-dire le plus grand exemple qu'on puisse mettre sous les yeux des hommes, et le spectacle digne des dieux.
D'un côté, la haine du peuple, les ennemis de Phocion, sa vertu imprudente, qui leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre et son armée; de l'autre, les troupes de Cassandre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité du sénat, enfin l'ascendant éternel de la vertu, qui fait triompher Phocion toutes les fois qu'il se trouve en présence de la multitude. Ainsi la balance théâtrale est établie; l'action se déroule par une suite de révolutions inattendues; les moyens d'attaque et de résistance ont entre eux des proportions qui rendent l'anxiété possible.
Ainsi, lorsqu'au troisième acte Phocion n'a pas craint de se rendre au camp d'Alexandre, son ennemi, et qu'il l'a déterminé à accepter une entrevue avec Cassandre, il semble que cette démarche courageuse va désarmer l'ingratitude du peuple et fermer la bouche à ses accusateurs. Mais Phocion s'est exposé à la mort sans mandat; il a méprisé, pour sauver le peuple, un décret populaire qui le destituait de sa charge, décret que le sénat n'avait pas sanctionné. Ainsi, lorsque le spectateur croit que l'action marche vers un heureux dénoûment, il se trouve que le péril est au comble. Le peuple, en pleine révolte, assiège la demeure de Phocion. Il ne se présente aucun moyen de salut. Le sénat est sans force, et Cassandre est trop éloigné. Il n'y a plus qu'à mourir. On propose à Phocion d'armer ses esclaves et de vendre chèrement sa vie. Mais le grand homme refuse. Le peuple se précipite sur la scène en criant:—La mort! la mort! Phocion n'en est point ému. Les orateurs agitent la multitude par leurs cris. Phocion la harangue; mais, voyant que le tumulte redouble et qu'il ne peut parvenir à la ramener à des sentiments humains, il monte sur son tribunal, et à ce mouvement la révolution théâtrale est opérée. Ce n'est plus le vieillard disputant sa vie contre une populace effrénée, c'est un juge suprême qui foudroie des révoltés. Les assassins tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, profondément ému de l'ingratitude de ses concitoyens, ne leur demande pas vengeance, il ne leur demande pas même la vie, il ne leur demande que de le laisser vivre encore un jour pour les sauver. Ainsi la face de la scène est changée; le peuple est apaisé; les deux rois vont se rendre dans la ville pour conclure une trêve; il semble que Phocion n'ait plus rien à craindre. Tout à coup Agnonide se lève et conseille de se saisir des deux rois et de mettre ainsi fin aux malheurs de la Grèce. A cette proposition perfide, dont il ne développe que trop bien les avantages, l'incertitude renaît; on sent tout de suite quel effet la réponse de Phocion va produire sur un peuple chez qui Aristide n'osa pas une seconde fois préférer le juste à l'utile. Phocion voit le piège, et il n'en est point étonné. Il fait ce qu'Aristide n'aurait point osé faire, il reste du parti de la chose juste contre la chose utile. L'entrevue des deux rois est rompue, et Phocion est cité devant l'assemblée du peuple comme coupable d'avoir laissé échapper l'occasion de sauver la république.
Ici l'action se presse. Phocion est sur le point d'être traîné devant cette assemblée, composée d'un ramassis d'esclaves et d'étrangers ameutés par ses ennemis, lorsqu'on apprend que Cassandre descend de l'Acropolis et marche à son secours. Le vieillard, quoique l'on viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas être sauvé malgré les lois. Il marche lui-même au-devant de ses libérateurs et les force à rentrer dans la citadelle; il revient ensuite se présenter devant le peuple. Il est au moment d'être absous, lorsque tout à coup l'armée d'Alexandre paraît sous les remparts. Le peuple se révolte, l'autorité du sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il prend la coupe et boit gravement le poison.
Cette tragédie pourrait être belle; cependant elle n'obtiendrait qu'un succès d'estime. Cela tient à ce qu'elle serait froide; au théâtre un conte d'amour vaut mieux que toute l'histoire.
Campistron a déjà mis le sujet de Phocion sur la scène. Sa pièce, comme toutes celles qu'il a faites, est assez bien conçue et n'est pas mal conduite. Il y a quelque invention dans les caractères, mais il n'a point su les soutenir. C'est ce qui arrive souvent aux gens qui, comme lui, n'ont ni vu ni observé, et qui s'imaginent qu'on fait de l'amour avec des exclamations, et de la vertu avec des maximes.
Ainsi, dans une scène, d'ailleurs assez bien écrite, si l'on admet que le style des tragédies de Voltaire est un bon style, entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir dit en vrai capitan:
Un homme tel que moi, loin de s'humilier,
Conte ce qu'il a fait pour se justifier.
Ose toi-même ici rappeler mon histoire.
Elle ne t'offrira que des jours pleins de gloire;
Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux…
se reprend tout à coup, et il ajoute avec une emphase de modestie aussi ridicule que sa jactance:
Mais que dis-je? où m'emporte un mouvement honteux?
Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie?
D'en retracer le cours quand Athènes l'oublie?
J'en rougis; je suis prêt à me désavouer.
Prononce; j'aime mieux mourir que me louer.
Et plus loin, Campistron, ne sachant comment faire revenir Phocion mourant sur la scène, s'avise de lui faire demander une entrevue au tyran. Le tyran, très surpris, accorde par pur motif de curiosité; mais, comme ce ne serait pas le compte de l'auteur de mettre en tête-à-tête deux personnages qui n'ont réellement rien à se dire, au moment d'entretenir Phocion, on vient chercher le tyran pour une révolte. Celui-ci, comme de raison, oublie de donner contre-ordre pour l'entrevue. Phocion arrive, et, ne trouvant pas le tyran, il cherche dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter la scène, et il n'en trouve pas de meilleure, sinon que c'est qu'il lui fait peur, et il ajoute, avec une bonhomie tout à fait comique:
Sans armes et mourant je le force à me craindre.
Que le sort d'un tyran, justes dieux! est à plaindre!
Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se promène durant tout le cinquième acte au milieu de la sédition, se rencontre avec sa fille Chrysis, et il s'occupe, en bon père, à lui chercher un mari. Le passage est réellement curieux. Savez-vous sur qui son choix s'arrête? Sur le fils du tyran. Il semble, comme dit le proverbe, qu'il n'y a qu'à se baisser et en prendre.
Et voulant, en mourant, vous choisir un époux,
Je ne trouve que lui qui soit digne de vous.
La réponse de la fille est peut-être encore plus singulière:
Qu'entends-je! ô ciel! seigneur, m'en croyez-vous capable?
Je ne vous cèle point qu'il me paraît aimable.
C'est cette même Chrysis qui, voyant mourir son père et son amant, trop bien élevée pour les suivre, s'écrie avec une naïveté si touchante:
O fortune contraire,
J'ose, après de tels coups, défier ta colère!
Elle s'en va, et la toile tombe. En pareil cas Corneille est sublime, il fait dire à Eurydice:
Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.
En 1793, la France faisait front à l'Europe, la Vendée tenait tête à la France. La France était plus grande que l'Europe, la Vendée était plus grande que la France.
Décembre 1820. Le tout jeune homme qui s'éveille de nos jours aux idées politiques est dans une perplexité étrange. En général, nos pères sont bonapartistes, nos mères sont royalistes.
Nos pères ne voient dans Napoléon que l'homme qui leur donnait des épaulettes; nos mères ne voient dans Buonaparte que l'homme qui leur prenait leurs fils.
Pour nos pères, la révolution, c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le génie d'une assemblée; l'empire, c'est la plus grande chose qu'ait pu faire le génie d'un homme. Pour nos mères, la révolution, c'est une guillotine; l'empire, c'est un sabre.
Nous autres enfants nés sous le consulat, nous avons tous grandi sur les genoux de nos mères, nos pères étant au camp; et, bien souvent privées, par la fantaisie conquérante d'un homme, de leurs maris, de leurs frères, elles ont fixé sur nous, frais écoliers de huit ou dix ans, leurs doux yeux maternels remplis de larmes, en songeant que nous aurions dix-huit ans en 1820, et qu'en 1825 nous serions colonels ou morts.
L'acclamation qui a salué Louis XVIII en 1814, ç'a été un cri de joie des mères.
En général, il est peu d'adolescents de notre génération qui n'aient sucé avec le lait de leurs mères la haine des deux époques violentes qui ont précédé la restauration. Le croquemitaine des enfants de 1802, c'était Robespierre; le croquemitaine des enfants de 1815, c'était Buonaparte.
Dernièrement, je venais de soutenir ardemment, en présence de mon père, mes opinions vendéennes. Mon père m'a écouté parler en silence, puis il s'est tourné vers le général L——, qui était là, et il lui a dit: Laissons faire le temps. L'enfant est de l'opinion de sa mère, l'homme sera de l'opinion de son père.
Cette prédiction m'a laissé tout pensif.
Quoi qu'il arrive, et en admettant même jusqu'à un certain point que l'expérience puisse modifier l'impression que nous fait le premier aspect des choses à notre entrée dans la vie, l'honnête homme est sûr de ne point errer en soumettant toutes ces modifications à la sévère critique de sa conscience. Une bonne conscience qui veille dans un esprit le sauve de toutes les mauvaises directions où l'honnêteté peut se perdre. Au moyen âge, on croyait que tout liquide où un saphir avait séjourné était un préservatif contre la peste, le charbon et la lèpre et toutes ses espèces, dit Jean-Baptiste de Rocoles.
Ce saphir, c'est la conscience.
JOURNAL DES IDÉES ET DES OPINIONS D'UN RÉVOLUTIONNAIRE DE 1830
AOUT
Après juillet 1830, il nous faut la chose république et le mot monarchie.
A ne considérer les choses que sous le point de vue de l'expédient politique, la révolution de juillet nous a fait passer brusquement du constitutionalisme au républicanisme. La machine anglaise est désormais hors de service en France; les whigs siégeraient à l'extrême droite de notre Chambre. L'opposition a changé de terrain comme le reste. Avant le 30 juillet elle était en Angleterre, aujourd'hui elle est en Amérique.
Les sociétés ne sont bien gouvernées en fait et en droit que lorsque ces deux forces, l'intelligence et le pouvoir, se superposent. Si l'intelligence n'éclaire encore qu'une tête au sommet du corps social, que cette tête règne; les théocraties ont leur logique et leur beauté. Dès que plusieurs ont la lumière, que plusieurs gouvernent; les aristocraties sont alors légitimes. Mais lorsqu'enfin l'ombre a disparu de partout, quand toutes les têtes sont dans la lumière, que tous régissent tout. Le peuple est mûr à la république; qu'il ait la république.
Tout ce que nous voyons maintenant, c'est une aurore. Rien n'y manque, pas même le coq.
La fatalité, que les anciens disaient aveugle, y voit clair et raisonne. Les événements se suivent, s'enchaînent et se déduisent dans l'histoire avec une logique qui effraye. En se plaçant un peu à distance, on peut saisir toutes leurs démonstrations dans leurs rigoureuses et colossales proportions, et la raison humaine brise sa courte mesure devant ces grands syllogismes du destin.
Il ne peut y avoir rien que de factice, d'artificiel et de plâtré dans un ordre de choses où les inégalités sociales contrarient les inégalités naturelles.
L'équilibre parfait de la société résulte de la superposition immédiate de ces deux inégalités.
Les rois ont le jour, les peuples ont le lendemain.
Donneurs de places! preneurs de places! demandeurs de places! gardeurs de places!—C'est pitié de voir tous ces gens qui mettent une cocarde tricolore à leur marmite.
Il y a, dit Hippocrate, l'inconnu, le mystérieux, le divin des maladies. Quid divinum. Ce qu'il dit des maladies, on peut le dire des révolutions.
La dernière raison des rois, le boulet. La dernière raison des peuples, le pavé.
Je ne suis pas de vos gens coiffés du bonnet rouge et entêtés de la guillotine.
Pour beaucoup de raisonneurs à froid qui font après coup la théorie de la Terreur, 93 a été une amputation brutale, mais nécessaire. Robespierre est un Dupuytren politique. Ce que nous appelons la guillotine n'est qu'un bistouri.
C'est possible. Mais il faut désormais que les maux de la société soient traités non par le bistouri, mais par la lente et graduelle purification du sang, par la résorption prudente des humeurs extravasées, par la saine alimentation, par l'exercice des forces et des facultés, par le bon régime. Ne nous adressons plus au chirurgien, mais au médecin.
Beaucoup de bonnes choses sont ébranlées et toutes tremblantes encore de la brusque secousse qui vient d'avoir lieu. Les hommes d'art en particulier sont fort stupéfaits et courent dans toutes les directions après leurs idées éparpillées. Qu'ils se rassurent. Ce tremblement de terre passé, j'ai la ferme conviction que nous retrouverons notre édifice de poésie debout et plus solide de toutes les secousses auxquelles il aura résisté. C'est aussi une question de liberté que la nôtre, c'est aussi une révolution. Elle marchera intacte à côté de sa soeur la politique. Les révolutions, comme les loups, ne se mangent pas.
SEPTEMBRE
Notre maladie depuis six semaines, c'est le ministère et la majorité de la Chambre qui nous l'ont faite; c'est une révolution rentrée.
On a tort de croire que l'équilibre européen ne sera pas dérangé par notre révolution. Il le sera. Ce qui nous rend forts, c'est que nous pouvons lâcher son peuple sur tout roi qui nous lâchera son armée. Une révolution combattra pour nous partout où nous le voudrons.
L'Angleterre seule est redoutable pour mille raisons.
Le ministère anglais nous fait bonne mine parce que nous avons inspiré au peuple anglais un enthousiasme qui pousse le gouvernement. Cependant Wellington sait par où nous prendre; il nous entamera, l'heure venue, par Alger ou par la Belgique. Or nous devions chercher à nous lier de plus en plus étroitement avec la population anglaise, pour tenir en respect son ministère; et, pour cela, envoyer en Angleterre un ambassadeur populaire, Benjamin Constant, par exemple, dont on eût dételé la voiture de Douvres à Londres avec douze cent mille anglais en cortège. De cette façon, notre ambassadeur eût été le premier personnage d'Angleterre, et qu'on juge le beau contrecoup qu'eût produit à Londres, à Manchester, à Birmingham, une déclaration de guerre à la France! Planter l'idée française dans le sol anglais, c'eût été grand et politique.
L'union de la France et de l'Angleterre peut produire des résultats immenses pour l'avenir de l'humanité.
La France et l'Angleterre sont les deux pieds de la civilisation.
Chose étrange que la figure des gens qui passent dans les rues le lendemain d'une révolution! A tout moment vous êtes coudoyé par le vice et l'impopularité en personne avec cocarde tricolore. Beaucoup s'imaginent que la cocarde couvre le front.
Nous assistons en ce moment à une averse de places qui a des effets singuliers. Cela débarbouille les uns. Cela crotte les autres.
On est tout stupéfait des existences qui surgissent toutes faites dans la nuit qui suit une révolution. Il y a du champignon dans l'homme politique. Hasard et intrigue. Coterie et loterie.
Charles X croit que la révolution qui l'a renversé est une conspiration creusée, minée, chauffée de longue main. Erreur! c'est tout simplement une ruade du peuple.
Mon ancienne conviction royaliste-catholique de 1820 s'est écroulée pièce à pièce depuis dix ans devant l'âge et l'expérience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n'est qu'une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n'y viens plus prier.
L'ordre sous la tyrannie, c'est, dit Alfieri quelque part, une vie sans âme.
L'idée de Dieu et l'idée du roi sont deux et doivent être deux. La monarchie à la Louis XIV les confond au détriment de l'ordre temporel, au détriment de l'ordre spirituel. Il résulte de ce monarchisme une sorte de mysticisme politique, de fétichisme royaliste, je ne sais quelle religion de la personne du roi, du corps du roi, qui a un palais pour temple et des gentilshommes de la chambre pour prêtres, avec l'étiquette pour décalogue. De là toutes ces fictions qu'on appelle droit divin, légitimité, grâce de Dieu, et qui sont tout au rebours du véritable droit divin, qui est la justice, de la véritable légitimité, qui est l'intelligence, de la véritable grâce de Dieu, qui est la raison. Cette religion des courtisans n'aboutit à autre chose qu'à substituer la chemise d'un homme à la bannière de l'église.
Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un club, par exemple, effraye, et c'est tout simple; c'est un mot que la masse traduit par un chiffre, 93. Et, pour les basses classes, 93, c'est la disette; pour les classes moyennes, c'est le maximum; pour les hautes classes, c'est la guillotine.
Mais nous sommes en 1830.
La république, comme l'entendent certaines gens, c'est la guerre de ceux qui n'ont ni un sou, ni une idée, ni une vertu, contre quiconque a l'une de ces trois choses.
La république, selon moi, la république, qui n'est pas encore mûre, mais qui aura l'Europe dans un siècle, c'est la société souveraine de la société; se protégeant, garde nationale; se jugeant, jury; s'administrant, commune; se gouvernant, collège électoral.
Les quatre membres de la monarchie, l'armée, la magistrature, l'administration, la pairie, ne sont pour cette république que quatre excroissances gênantes qui s'atrophient et meurent bientôt.
—Ma vie a été pleine d'épines.
—Est-ce pour cela que votre conscience est si déchirée?
Il y a toujours deux choses dans une charte, la solution d'un peuple et d'un siècle, et une feuille de papier. Tout le secret, pour bien gouverner le progrès politique d'une nation, consiste à savoir distinguer ce qui est la solution sociale de ce qui est la feuille de papier. Tous les principes que les révolutions antécédentes ont dégagés forment le fonds, l'essence même de la charte; respectez-les. Ainsi, liberté de culte, liberté de pensée, liberté de presse, liberté d'association, liberté de commerce, liberté d'industrie, liberté de chaire, de tribune, de théâtre, de tréteau, égalité devant la loi, libre accessibilité de toutes les capacités à tous les emplois, toutes choses sacrées et qui font choir, comme la torpille, les rois qui osent y toucher. Mais de la feuille de papier, de la forme, de la rédaction, de la lettre, des questions d'âge, de cens, d'éligibilité, d'hérédité, d'inamovibilité, de pénalité, inquiétez-vous-en peu et réformez à mesure que le temps et la société marchent. La lettre ne doit jamais se pétrifier quand les choses sont progressives. Si la lettre résiste, il faut la briser.
Il faut quelquefois violer les chartes pour leur faire des enfants.
En matière de pouvoir, toutes les fois que le fait n'a pas besoin d'être violent pour être, le fait est droit.
Une guerre générale éclatera quelque jour en Europe, la guerre des royaumes contre les patries.
M. de Talleyrand a dit à Louis-Philippe, avec un gracieux sourire, en lui prêtant serment:—Hé! hé! sire, c'est le treizième.
M. de Talleyrand disait il y a un an, à une époque où l'on parlait beaucoup trilogie en littérature:—Je veux avoir fait aussi, moi, ma trilogie; j'ai fait Napoléon, j'ai fait la maison de Bourbon, je finirai par la maison d'Orléans.
Pourvu que la pièce que M. de Talleyrand nous joue n'ait en effet que trois actes!
Les révolutions sont de magnifiques improvisatrices. Un peu échevelées quelquefois.
Effrayante charrue que celle des révolutions! ce sont des têtes humaines qui roulent au tranchant du soc des deux côtés du sillon.
Ne détruisez pas notre architecture gothique. Grâce pour les vitraux tricolores!
Napoléon disait: Je ne veux pas du coq, le renard le mange. Et il prit l'aigle. La France a repris le coq. Or, voici tous les renards qui reviennent dans l'ombre à la file, se cachant l'un derrière l'autre; P—— derrière T——, V—— derrière M——. Eia! vigila, Galle!
Il y a des gens qui se croient bien avancés et qui ne sont encore qu'en 1688. Il y a pourtant longtemps déjà que nous avons dépassé 1789.
La nouvelle génération a fait la révolution de 1830, l'ancienne prétend la féconder. Folie, impuissance! Une révolution de vingt-cinq ans, un parlement de soixante, que peut-il résulter de l'accouplement?
Vieillard, ne vous barricadez pas ainsi dans la législature; ouvrez la porte bien plutôt, et laissez passer la jeunesse. Songez qu'en lui fermant la Chambre, vous la laissez sur la place publique.
Vous avez une belle tribune en marbre, avec des bas-reliefs de M. Lemot, et vous n'en voulez que pour vous; c'est fort bien. Un beau matin, la génération nouvelle renversera un tonneau sur le cul, et cette tribune-là sera en contact immédiat avec le pavé qui a écrasé une monarchie de huit siècles. Songez-y.
Remarquez d'ailleurs que, tout vénérables que vous êtes par votre âge, ce que vous faites depuis août 1830 n'est que précipitation, étourderie et imprudence. Des jeunes gens n'auraient peut-être pas fait la part au feu si large. Il y avait dans la monarchie de la branche aînée beaucoup de choses utiles que vous vous êtes trop hâtés de brûler et qui auraient pu servir, ne fût-ce que comme fascines, pour combler le fossé profond qui nous sépare de l'avenir. Nous autres, jeunes ilotes politiques, nous vous avons blâmés plus d'une fois, dans l'ombre oisive où vous nous laissez, de tout démolir trop vite et sans discernement, nous qui rêvons pourtant une reconstruction générale et complète. Mais pour la démolition comme pour la reconstruction, il fallait une longue et patiente attention, beaucoup de temps, et le respect de tous les intérêts qui s'abritent et poussent si souvent de jeunes et vertes branches sous les vieux édifices sociaux. Au jour de l'écroulement, il faut faire aux intérêts un toit provisoire.
Chose étrange! vous avez la vieillesse, et vous n'avez pas la maturité.
Voici des paroles de Mirabeau qu'il est l'heure de méditer:
«Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l'Orénoque pour former une société. Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour notre époque. Nous avons un gouvernement préexistant, un roi préexistant, des préjugés préexistants; il faut, autant qu'il est possible, assortir toutes ces choses à la révolution et sauver la soudaineté du passage.»
Dans la constitution actuelle de l'Europe, chaque état a son esclave, chaque royaume traîne son boulet. La Turquie a la Grèce, la Russie a la Pologne, la Suède a la Norvège, la Prusse a le grand-duché de Posen, l'Autriche a la Lombardie, la Sardaigne a le Piémont, l'Angleterre a l'Irlande, la France a la Corse, la Hollande a la Belgique. Ainsi, à côté de chaque peuple maître, un peuple esclave; à côté de chaque nation dans l'état naturel, une nation hors de l'état naturel. Edifice mal bâti; moitié marbre, moitié plâtras.
OCTOBRE
L'esprit de Dieu, comme le soleil, donne toujours à la fois toute sa lumière. L'esprit de l'homme ressemble à cette pâle lune, qui a ses phases, ses absences et ses retours, sa lucidité et ses taches, sa plénitude et sa disparition, qui emprunte toute sa lumière des rayons du soleil, et qui pourtant ose les intercepter quelquefois.
Avec beaucoup d'idées, beaucoup de vues, beaucoup de probité, les saint-simoniens se trompent. On ne fonde pas une religion avec la seule morale. Il faut le dogme, il faut le culte. Pour asseoir le culte et le dogme, il faut les mystères. Pour faire croire aux mystères, il faut des miracles.—Faites donc des miracles.—Soyez prophètes, soyez dieux d'abord, si vous pouvez, et puis après prêtres, si vous voulez.
L'église affirme, la raison nie. Entre le oui du prêtre et le non de l'homme, il n'y a plus que Dieu qui puisse placer son mot.
Tout ce qui se fait maintenant dans l'ordre politique n'est qu'un pont de bateaux. Cela sert à passer d'une rive à l'autre. Mais cela n'a pas de racines dans le fleuve d'idées qui coule dessous et qui a emporté dernièrement le vieux pont de pierre des Bourbons.
Les têtes comme celle de Napoléon sont le point d'intersection de toutes les facultés humaines. Il faut bien des siècles pour reproduire le même accident.
Avant une république, ayons, s'il se peut, une chose publique.
J'admire encore La Rochejaquelein, Lescure, Cathelineau, Charette même; je ne les aime plus. J'admire toujours Mirabeau et Napoléon; je ne les hais plus.
Le sentiment de respect que m'inspire la Vendée n'est plus chez moi qu'une affaire d'imagination et de vertu. Je ne suis plus vendéen de coeur, mais d'âme seulement.
Copie textuelle d'une lettre anonyme adressée ces jours-ci à M. Dupin.
«Monsieur le sauveur, vous vous f… sur le pied de vexer les mendiants! Pas tant de bagou, ou tu sauteras le pas! J'en ai tordu de plus malins que toi! A revoir, porte-toi bien, en attendant que je te tue.»
Mauvais éloge d'un homme que de dire: son opinion politique n'a pas varié depuis quarante ans. C'est dire que pour lui il n'y a eu ni expérience de chaque jour, ni réflexion, ni repli de la pensée sur les faits. C'est louer une eau d'être stagnante, un arbre d'être mort; c'est préférer l'huître à l'aigle. Tout est variable au contraire dans l'opinion; rien n'est absolu dans les choses politiques, excepté la moralité intérieure de ces choses. Or cette moralité est affaire de conscience et non d'opinion. L'opinion d'un homme peut donc changer honorablement, pourvu que sa conscience ne change pas. Progressif ou rétrograde, le mouvement est essentiellement vital, humain, social.
Ce qui est honteux, c'est de changer d'opinion pour son intérêt, et que ce soit un écu ou un galon qui vous fasse brusquement passer du blanc au tricolore, et vice versa.
Nos chambres décrépites procréent à cette heure une infinité de petites lois culs-de-jatte, qui, à peine nées, branlent la tête comme de vieilles femmes et n'ont plus de dents pour mordre les abus.
L'égalité devant la loi, c'est l'égalité devant Dieu traduite en langue politique. Toute charte doit être une version de l'évangile.
Les whigs? dit O'Connell, des tories sans places.
Toute doctrine sociale qui cherche à détruire la famille est mauvaise, et, qui plus est, inapplicable. Sauf à se recomposer plus tard, la société est soluble, la famille non. C'est qu'il n'entre dans la composition de la famille que des lois naturelles; la société, elle, est soluble par tout l'alliage de lois factices, artificielles, transitoires, expédientes, contingentes, accidentelles, qui se mêle à sa constitution. Il peut souvent être utile, être nécessaire, être bon de dissoudre une société quand elle est mauvaise, ou trop vieille, ou mal venue. Il n'est jamais utile, ni nécessaire, ni bon, de mettre en poussière la famille. Quand vous décomposez une société, ce que vous trouvez pour dernier résidu, ce n'est pas l'individu, c'est la famille. La famille est le cristal de la société.
NOVEMBRE
Il y a de grandes choses qui ne sont pas l'oeuvre d'un homme, mais d'un peuple. Les pyramides d'Égypte sont anonymes; les journées de juillet aussi.
Au printemps, il y aura une fonte de russes.
TRÈS BONNE LOI ÉLECTORALE
(Quand le peuple saura lire.)
ARTICLE Ier.—Tout français est électeur.
ARTICLE II.—Tout français est éligible.
DÉCEMBRE
9 décembre 1830.—Benjamin Constant, qui est mort hier, était un de ces hommes rares qui fourbissent, polissent et aiguisent les idées générales de leur temps, ces armes des peuples qui brisent toutes celles des armées. Il n'y a que les révolutions qui puissent jeter de ces hommes-là dans la société. Pour faire la pierre ponce, il faut le volcan.
On vient d'annoncer dans la même journée la mort de Goethe, la mort de
Benjamin Constant, la mort de Pie VIII[1]. Trois papes de morts.
[1: Cette triple nouvelle circula en effet dans Paris le même jour. Elle ne se réalisa pour Goethe que quinze mois plus tard.
NAPOLÉON.
Voyez-vous cette étoile?
CAULAINCOURT
Non.
NAPOLÉON.
Eh bien, moi, je la vois.
Si le clergé n'y prend garde et ne change de vie, on ne croira bientôt plus en France à d'autre trinité qu'à celle du drapeau tricolore.
Citadelle inexpugnable que la France aujourd'hui! Pour remparts, au midi, les Pyrénées; au levant, les Alpes; au nord, la Belgique avec sa haie de forteresses; au couchant, l'Océan pour fossé. En deçà des Pyrénées, en deçà des Alpes, en deçà du Rhin et des forteresses belges, trois peuples en révolution, Espagne, Italie, Belgique, nous montent la garde; en deçà de la mer, la république américaine. Et, dans cette France imprenable, pour garnison, trois millions de bayonnettes; pour veiller aux créneaux des Alpes, des Pyrénées et de la Belgique, quatre cent mille soldats; pour défendre le terrain, un garde national par pied carré. Enfin, nous tenons le bout de mèche de toutes les révolutions dont l'Europe est minée. Nous n'avons qu'à dire: Feu!
J'ai assisté à une séance du procès des ministres, à l'avant-dernière, à la plus lugubre, à celle où l'on entendait le mieux rugir le peuple dehors. J'écrirai cette journée-là.
Une pensée m'occupait pendant la séance, c'est que le pouvoir occulte qui a poussé Charles X à sa ruine, le mauvais génie de la restauration, ce gouvernement qui traitait la France en accusée, en criminelle, et lui faisait sans relâche son procès, avait fini, tant il y a une raison intérieure dans les choses, par ne plus pouvoir avoir pour ministres que des procureurs généraux.
Et en effet, quels étaient les trois hommes assis près de M. de Polignac comme ses agents les plus immédiats? M. de Peyronnet, procureur général; M. de Chantelauze, procureur général; M. de Guernon-Ranville, procureur général. Qu'est-ce que M. Mangin, qui eût probablement figuré à côté d'eux, si la révolution de juillet avait pu se saisir de lui? Un procureur général. Plus de ministre de l'intérieur, plus de ministre de l'instruction publique, plus de préfet de police; des procureurs généraux partout. La France n'était plus ni administrée, ni gouvernée au conseil du roi, mais accusée, mais jugée, mais condamnée.
Ce qui est dans les choses sort toujours au dehors par quelque côté.
La licence se crève ses cent yeux avec ses cent bras.
Quelques rochers n'arrêtent pas un fleuve; à travers les résistances humaines, les événements s'écoulent sans se détourner.
Chacun se dépopularise à son tour. Le peuple finira peut-être par se dépopulariser.
Il y a des hommes malheureux; Christophe Colomb ne peut attacher son nom à sa découverte; Guillotin ne peut détacher le sien de son invention.
Le mouvement se propage du centre à la circonférence; le travail se fait en dessous; mais il se fait. Les pères ont vu la révolution de France, les fils verront la révolution d'Europe.
Les droits politiques, les fonctions de juré, d'électeur et de garde national, entrent évidemment dans la constitution normale de tout membre de la cité. Tout homme du peuple est, à priori, homme de la cité.
Cependant les droits politiques doivent, évidemment aussi, sommeiller dans l'individu jusqu'à ce que l'individu sache clairement ce que c'est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce qu'on en fait. Pour exercer il faut comprendre. En bonne logique, l'intelligence de la chose doit toujours précéder l'action sur la chose.
Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point, éclairer le peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c'est un devoir sacré pour les gouvernants de se hâter de répandre la lumière dans ces masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête presse l'émancipation de son pupille. Multipliez donc les chemins qui mènent à l'intelligence, à la science, à l'aptitude. La Chambre, j'ai presque dit le trône, doit être le dernier échelon d'une échelle dont le premier échelon est une école.
Et puis, instruire le peuple, c'est l'améliorer; éclairer le peuple, c'est le moraliser; lettrer le peuple, c'est le civiliser. Toute brutalité se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes. Humaniores litterae. Il faut faire faire au peuple ses humanités.
Ne demandez pas de droits pour le peuple, tant que le peuple demandera des têtes.
JANVIER
La chose la plus remarquable de ce mois-ci, c'est cet échantillon de style de tribune. La phrase a été textuellement prononcée à la Chambre des députés par un des principaux orateurs:
«… C'est proscrire les véritables bases du lien social.»
FÉVRIER
Le roi Ferdinand de Naples, père de celui qui vient de mourir, disait qu'il ne fallait que trois F. pour gouverner un peuple: Festa, Força, Farina.
On veut démolir Saint-Germain l'Auxerrois pour un alignement de place ou de rue; quelque jour on détruira Notre-Dame pour agrandir le parvis; quelque jour on rasera Paris pour agrandir la plaine des Sablons.
Alignement, nivellement, grands mots, grands principes, pour lesquels on démolit tous les édifices, au propre et au figuré, ceux de l'ordre intellectuel comme ceux de l'ordre matériel, dans la société comme dans la cité.
Il faut des monuments aux cités de l'homme; autrement où serait la différence entre la ville et la fourmilière?
MARS
Il y avait quelque chose de plus beau que la brochure de M. de C——; c'était son silence. Il a eu tort de le rompre. Les Achilles dans leur tente sont plus formidables que sur le champ de bataille.
13 mars.—Combinaison Casimir Périer. Un homme qui engourdira la plaie, mais ne la fermera pas; un palliatif, non la guérison; un ministère au laudanum.
«Quelle administration! quelle époque! où il faut tout craindre et tout braver; où le tumulte renaît du tumulte; où l'on produit une émeute par les moyens qu'on prend pour la prévenir; où il faut sans cesse de la mesure, et où la mesure paraît équivoque, timide, pusillanime; où il faut déployer beaucoup de force, et où la force paraît tyrannie; où l'on est assiégé de mille conseils, et où il faut prendre conseil de soi-même; où l'on est obligé de redouter jusqu'à des citoyens dont les intentions sont pures, mais que la défiance, l'inquiétude, l'exagération, rendent presque aussi redoutables que des conspirateurs; où l'on est réduit même, dans des occasions difficiles, à céder par sagesse, à conduire le désordre pour le retenir, à se charger d'un emploi glorieux, il est vrai, mais environné d'alarmes cruelles; où il faut encore, au milieu de si grandes difficultés, déployer un front serein, être toujours calme, mettre de l'ordre jusque dans les plus petits objets, n'offenser personne, guérir toutes les jalousies, servir sans cesse, et chercher à plaire comme si l'on ne servait point!»
Voilà, certes, des paroles qui caractérisent admirablement le moment présent, et qui se superposent étroitement dans leurs moindres détails aux moindres détails de notre situation politique. Elles ont quarante ans de date. Elles ont été prononcées par Mirabeau, le 19 octobre 1789. Ainsi les révolutions ont de certaines phases qui reviennent invariablement. La révolution de 1789 en était alors où en est la révolution de 1830 aujourd'hui, à la période des insurrections.
Une révolution, quand elle passe de l'état de théorie à l'état d'action, débouche d'ordinaire par l'émeute. L'émeute est la première des diverses formes violentes qu'il est dans la loi d'une révolution de prendre. L'émeute, c'est l'engorgement des intérêts nouveaux, des idées nouvelles, des besoins nouveaux, à toutes les portes trop étroites du vieil édifice politique. Tous veulent entrer à la fois dans toutes les jouissances sociales. Aussi est-il rare qu'une révolution ne commence pas par enfoncer les portes. Il est de l'essence de l'émeute révolutionnaire, qu'il ne faut pas confondre avec les autres sortes d'émeute, d'avoir presque toujours tort dans la forme et raison dans le fond.
DERNIERS FEUILLETS SANS DATE
Une ancienne prophétie de Mahomet dit qu'un soleil se lèvera au couchant. Est-ce de Napoléon qu'il voulait parler?
Vous voyez ces deux hommes, Robespierre et Mirabeau. L'un est de plomb, l'autre est de fer. La fournaise de la révolution fera fondre l'un, qui s'y dissoudra; l'autre y rougira, y flamboiera, y deviendra éclatant et superbe.
Il fallait être géant comme Annibal, comme Charlemagne, comme
Napoléon, pour enjamber les Alpes.
Les révolutions sont commencées par des hommes que font les circonstances, et terminées par des hommes qui font les événements.
Sous la monarchie, une lettre de cachet prenait la liberté d'un individu, et la mettait dans la Bastille.
Toute la liberté individuelle de France était venue ainsi s'accumuler goutte à goutte, homme à homme, dans la Bastille, depuis plusieurs siècles. Aussi, la Bastille brisée, la liberté s'est répandue à flots par la France et par l'Europe.
Un classique jacobin: un bonnet rouge sur une perruque.
Plusieurs ont créé des mots dans la langue; Vaugelas a fait pudeur;
Corneille, invaincu; Richelieu, généralissime.
La civilisation est toute-puissante. Tantôt elle s'accommode d'un désert de sable, comme, sous Rome, de l'Afrique; tantôt d'une région de neiges, comme actuellement de la Russie.
L'empereur disait: officiers français et soldats russes.
Gloire, ambition, armées, flottes, trônes, couronnes; polichinelles des grands enfants.
Le boucher Legendre assommait Lanjuinais de coups de poing à la tribune de la Convention:—Fais donc d'abord décréter que je suis un boeuf!—dit Lanjuinais.
La France est toujours à la mode en Europe.
L'Ecriture conte qu'il y a eu un roi qui fut pendant sept ans bête fauve dans les bois, puis reprit sa forme humaine. Il arrive parfois que c'est le tour du peuple. Il fait aussi ses sept années de bête féroce, puis redevient homme. Ces métamorphoses s'appellent révolutions.
Le peuple, comme le roi, y gagne la sagesse.
TOAST:
A l'abolition de la loi salique!
Que désormais la France soit régie par une reine, et que cette reine s'appelle la loi.
Singulier parallélisme des destinées de Rome! après un sénat qui faisait des dieux, un conclave qui fait des saints.
Qu'est-ce que c'est donc que cette sagesse humaine qui ressemble si fort à la folie quand on la voit d'un peu haut?
Les empires ont leurs crises comme les montagnes ont leur hiver. Une parole dite trop haut y produit une avalanche.
En 1797, on disait: la coterie de Bonaparte; en 1807: l'empire de
Napoléon.
Les grands hommes sont les coefficients de leur siècle.
Richelieu s'appelait le marquis du Chillou; Mirabeau, Riquetti;
Napoléon, Buonaparte.
Décret publié à Pékin, dans la Gazette de la Chine, vers la fin d'août 1830:
«L'académie astronomique a rendu compte que, dans la nuit du 15e jour de la 7e lune (20 août), deux étoiles ont été observées, et des vapeurs blanches sont tombées près du signe du zodiaque Tsyvéitchoun. Elles se sont fait voir à l'heure où la garde de nuit est relevée pour la quatrième fois (à près de minuit) et annoncent des troubles dans l'ouest.»
Napoléon disait: Avec Anvers, je tiens un pistolet chargé sur le coeur de l'Angleterre.
Dieu nous garde de ces réformateurs qui lisent les lois de Minos, parce qu'ils ont une constitution à faire pour mardi!
Le cocher qui conduisait Bonaparte le soir du 3 nivôse s'appelait
César.
L'Espagne a eu, l'Angleterre a la plus grande marine de la terre.
Le midi de l'Amérique parle espagnol, le nord parle anglais.
L'incendie de Moscou, aurore boréale allumée par Napoléon.
NOBLESSE. PEUPLE.
Le comte de Mirabeau. Franklin.
Napoléon Buonaparte, gentilhomme corse. Washington.
Le marquis Simon de Bolivar. Sieyès.
Le marquis de La Fayette. Bentham.
Lord Byron. Schiller.
M. de Goethe. Canaris.
Sir Walter Scott. Danton.
Le comte Henri de Saint-Simon. Talma.
Le vicomte de Chateaubriand. Cuvier.
Madame de Staël.
Le comte de Maistre.
F. de Lamennais.
O'Connell, gentilhomme irlandais.
Mina, hidalgo catalan.
Benjamin de Constant.
La Rochejaquelein.
Riego.
Luther disait: Je bouleverse le monde en buvant mon pot de bière. Cromwell disait: J'ai le roi dans mon sac et le parlement dans ma poche. Napoléon disait: Lavons notre linge sale en famille.
Avis aux faiseurs de tragédies qui ne comprennent pas les grandes choses sans les grands mots.
Echecs d'hommes secondaires, éclipses de lune.
«Il avait (Louis XIV) beaucoup d'esprit naturel, mais il était très ignorant; il en avait honte. Aussi était-on obligé de tourner les savants en ridicule.»
(Mémoires de la Princesse palatine.)
Genève; une république et un océan en petit.
Je reviens d'Angleterre, écrivait, il y a vingt ans, Henri de Saint-Simon, et je n'y ai trouvé sur le chantier aucune idée capitale neuve.
Il en est d'un grand homme comme du soleil. Il n'est jamais plus beau pour nous qu'au moment où nous le voyons près de la terre, à son lever, à son coucher.
Parmi les colosses de l'histoire, Cromwell, demi-fanatique et demi-politique, marque la transition de Mahomet à Napoléon.
Les gaulois brûlèrent Lutèce devant César (vid. Comm). Deux mille ans après les russes brûlent Moscou devant Napoléon.
Il ne faut pas voir toutes les choses de la vie à travers le prisme de la poésie. Il ressemble à ces verres ingénieux qui grandissent les objets. Ils vous montrent dans toute leur lumière et dans toute leur majesté les sphères du ciel; rabaissez-les sur la terre, et vous ne verrez plus que des formes gigantesques, à la vérité, mais pâles, vagues et confuses.
Napoléon exprimé en blason, c'est une couronne gigantale surmontée d'une couronne royale.
Une révolution est la larve d'une civilisation.
La providence est ménagère de ses grands hommes. Elle ne les prodigue pas; elle ne les gaspille pas. Elle les émet et les retire au bon moment, et ne leur donne jamais à gouverner que des événements de leur taille. Quand elle a quelque mauvaise besogne à faire, elle la fait faire par de mauvaises mains; elle ne remue le sang et la boue qu'avec de vils outils. Ainsi Mirabeau s'en va avant la Terreur; Napoléon ne vient qu'après. Entre les deux géants, la fourmilière des hommes petits et méchants, la guillotine, les massacres, les noyades, 93. Et à 93 Robespierre suffit; il est assez bon pour cela.
J'ai entendu des hommes éminents du siècle, en politique, en littérature, en science, se plaindre de l'envie, des haines, des calomnies, etc. Ils avaient tort. C'est la loi, c'est la gloire. Les hautes renommées subissent ces épreuves. La haine les poursuit partout. Rien ne lui est sacré. Le théâtre lui livrait plus à nu Shakespeare et Molière; la prison ne lui dérobait pas Christophe Colomb; le cloître n'en préservait pas saint Bernard; le trône n'en sauvait pas Napoléon. Il n'y a pour le génie qu'un lieu sur la terre qui jouisse du droit d'asile, c'est le tombeau.
1823-1824
SUR VOLTAIRE
Décembre 1823.
François-Marie Arouet, si célèbre sous le nom de Voltaire, naquit à Chatenay le 20 février 1694, d'une famille de magistrature. Il fut élevé au collège des jésuites, où l'un de ses régents, le père Lejay, lui prédit, à ce qu'on assure, qu'il serait en France le coryphée du déisme.
A peine sorti du collège, Arouet, dont le talent s'éveillait avec toute la force et toute la naïveté de la jeunesse, trouva d'un côté, dans son père, un inflexible contempteur, et, de l'autre, dans son parrain, l'abbé de Châteauneuf, un pervertisseur complaisant. Le père condamnait toute étude littéraire sans savoir pourquoi, et par conséquent avec une obstination insurmontable. Le parrain, qui encourageait au contraire les essais d'Arouet, aimait beaucoup les vers, surtout ceux que rehaussait une certaine saveur de licence ou d'impiété. L'un voulait emprisonner le poëte dans une étude de procureur; l'autre égarait le jeune homme dans tous les salons. M. Arouet interdisait toute lecture à son fils; Ninon de Lenclos léguait une bibliothèque à l'élève de son ami Châteauneuf. Ainsi, le génie de Voltaire subit dès sa naissance le malheur de deux actions contraires et également funestes; l'une qui tendait à étouffer violemment ce feu sacré qu'on ne peut éteindre; l'autre qui l'alimentait inconsidérément, aux dépens de tout ce qu'il y a de noble et de respectable dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social. Ce sont peut-être ces deux impulsions opposées, imprimées à la fois au premier essor de cette imagination puissante, qui en ont vicié pour jamais la direction. Du moins peut-on leur attribuer les premiers écarts du talent de Voltaire, tourmenté ainsi tout ensemble du frein et de l'éperon.
Aussi, dès le commencement de sa carrière, lui attribua-t-on d'assez méchants vers fort impertinents qui le firent mettre à la Bastille, punition rigoureuse pour de mauvaises rimes. C'est durant ce loisir forcé que Voltaire, âgé de vingt-deux ans, ébaucha son poëme blafard de la Ligue, depuis la Henriade, et termina son remarquable drame d'Oedipe. Après quelques mois de Bastille, il fut à la fois délivré et pensionné par le régent d'Orléans, qu'il remercia de vouloir bien se charger de son entretien, en le priant de ne plus se charger de son logement.
Oedipe fut joué avec succès en 1718. Lamotte, l'oracle de cette époque, daigna consacrer ce triomphe par quelques paroles sacramentelles, et la renommée de Voltaire commença. Aujourd'hui Lamotte n'est peut-être immortel que pour avoir été nommé dans les écrits de Voltaire.
La tragédie d'Artémire succéda à Oedipe. Elle tomba. Voltaire fit un voyage à Bruxelles pour y voir J.-B. Rousseau, qu'on a si singulièrement appelé grand. Les deux poëtes s'estimaient avant de se connaître, ils se séparèrent ennemis. On a dit qu'ils étaient réciproquement envieux l'un de l'autre. Ce ne serait pas un signe de supériorité.
Artémire, refaite et rejouée en 1724 sous le nom de Marianne, eut beaucoup de succès sans être meilleure. Vers la même époque parut la Ligue ou la Henriade, et la France n'eut pas un poëme épique. Voltaire substitua dans son poëme Mornay à Sully, parce qu'il avait à se plaindre du descendant de ce grand ministre. Cette vengeance peu philosophique est cependant excusable, parce que Voltaire, insulté lâchement devant l'hôtel de Sully par je ne sais quel chevalier de Rohan, et abandonné par l'autorité judiciaire, ne put en exercer d'autre.
Justement indigné du silence des lois envers son méprisable agresseur, Voltaire, déjà célèbre, se retira en Angleterre, où il étudia des sophistes. Cependant tous ses loisirs n'y furent pas perdus; il fit deux nouvelles tragédies, Brutus et César, dont Corneille eût avoué plusieurs scènes.
Revenu en France, il donna successivement Éryphile, qui tomba, et Zaïre, chef-d'oeuvre conçu et terminé en dix-huit jours, auquel il ne manque que la couleur du lieu et une certaine sévérité de style. Zaïre eut un succès prodigieux et mérité. La tragédie d'Adélaïde Du Guesclin (depuis le Duc de Foix) succéda à Zaïre et fut loin d'obtenir le même succès. Quelques publications moins importantes, le Temple du goût, les Lettres sur les anglais, etc., tourmentèrent pendant quelques années la vie de Voltaire.
Cependant son nom remplissait déjà l'Europe. Retiré à Cirey, chez la marquise du Châtelet, femme qui fut, suivant l'expression même de Voltaire, propre à toutes les sciences, excepté à celle de la vie, il desséchait sa belle imagination dans l'algèbre et la géométrie, écrivait Alzire, Mahomet, l'Histoire spirituelle de Charles XII, amassait les matériaux du Siècle de Louis XIV, préparait l'Essai sur les moeurs des nations, et envoyait des madrigaux à Frédéric, prince héréditaire de Prusse. Mérope, également composée à Cirey, mit le sceau à la réputation dramatique de Voltaire. Il crut pouvoir alors se présenter pour remplacer le cardinal de Fleury à l'académie française. Il ne fut pas admis. Il n'avait encore que du génie. Quelque temps après, cependant, il se mit à flatter madame de Pompadour; il le fit avec une si opiniâtre complaisance, qu'il obtint tout à la fois le fauteuil académique, la charge de gentilhomme de la chambre et la place d'historiographe de France. Cette faveur dura peu. Voltaire se retira tour à tour à Lunéville, chez le bon Stanislas, roi de Pologne et duc de Lorraine; à Sceaux, chez madame du Maine, où il fit Sémiramis, Oreste et Rome sauvée, et à Berlin, chez Frédéric, devenu roi de Prusse. Il passa plusieurs années dans cette dernière retraite avec le titre de chambellan, la croix du Mérite de Prusse et une pension. Il était admis aux soupers royaux avec Maupertuis, d'Argens, et Lamettrie, athée du roi, de ce roi qui, comme le dit Voltaire même, vivait sans cour, sans conseil et sans culte. Ce n'était point l'amitié sublime d'Aristote et d'Alexandre, de Térence et de Scipion. Quelques années de frottement suffirent pour user ce qu'avaient de commun l'âme du despote philosophe et l'âme du sophiste poëte. Voltaire voulut s'enfuir de Berlin. Frédéric le chassa.
Renvoyé de Prusse, repoussé de France, Voltaire passa deux ans en Allemagne, où il publia ses Annales de l'Empire, rédigées par complaisance pour la duchesse de Saxe-Gotha; puis il vint se fixer aux portes de Genève avec Mme Denis, sa nièce.
L'Orphelin de la Chine, tragédie où brille encore presque tout son talent, fut le premier fruit de sa retraite, où il eût vécu en paix, si d'avides libraires n'eussent publié son odieuse Pucelle. C'est encore à cette époque et dans ses diverses résidences des Délices, de Tournay et de Ferney, qu'il fit le poëme sur le Tremblement de terre de Lisbonne, la tragédie de Tancrède, quelques contes et différents opuscules. C'est alors qu'il défendit, avec une générosité mêlée de trop d'ostentation, Calas, Sirven, La Barre, Montbailli, Lally, déplorables victimes des méprises judiciaires. C'est alors qu'il se brouilla avec Jean-Jacques, se lia avec Catherine de Russie, pour laquelle il écrivit l'histoire de son aïeul Pierre 1er, et se réconcilia avec Frédéric. C'est encore du même temps que date sa coopération à l'Encyclopédie, ouvrage où des hommes qui avaient voulu prouver leur force ne prouvèrent que leur faiblesse, monument monstrueux dont le Moniteur de notre révolution est l'effroyable pendant.
Accablé d'années, Voltaire voulut revoir Paris. Il revint dans cette Babylone qui sympathisait avec son génie. Salué d'acclamations universelles, le malheureux vieillard put voir, avant de mourir, combien son oeuvre était avancée. Il put jouir ou s'épouvanter de sa gloire. Il ne lui restait plus assez de puissance vitale pour soutenir les émotions de ce voyage, et Paris le vit expirer le 30 mai 1778. Les esprits forts prétendirent qu'il avait emporté l'incrédulité au tombeau. Nous ne le poursuivrons pas jusque-là.
Nous avons raconté la vie privée de Voltaire; nous allons essayer de peindre son existence publique et littéraire.
Nommer Voltaire, c'est caractériser tout le dix-huitième siècle; c'est fixer d'un seul trait la double physionomie historique et littéraire de cette époque, qui ne fut, quoi qu'on en dise, qu'une époque de transition, pour la société comme pour la poésie. Le dix-huitième siècle paraîtra toujours dans l'histoire comme étouffé entre le siècle qui le précède et le siècle qui le suit. Voltaire en est le personnage principal et en quelque sorte typique, et, quelque prodigieux que fût cet homme, ses proportions semblent bien mesquines entre la grande image de Louis XIV et la gigantesque figure de Napoléon.
Il y a deux êtres dans Voltaire. Sa vie eut deux influences. Ses écrits eurent deux résultats. C'est sur cette double action, dont l'une domina les lettres, dont l'autre se manifesta dans les événements, que nous allons jeter un coup d'oeil. Nous étudierons séparément chacun de ces deux règnes du génie de Voltaire. Il ne faut pas oublier toutefois que leur double puissance fut intimement coordonnée, et que les effets de cette puissance, plutôt mêlés que liés, ont toujours eu quelque chose de simultané et de commun. Si, dans cette note, nous en divisons l'examen, c'est uniquement parce qu'il serait au-dessus de nos forces d'embrasser d'un seul regard cet ensemble insaisissable; imitant en cela l'artifice de ces artistes orientaux qui, dans l'impuissance de peindre une figure de face, parviennent cependant à la représenter entièrement, en enfermant les deux profils dans un même cadre.
En littérature, Voltaire a laissé un de ces monuments dont l'aspect étonne plutôt par son étendue qu'il n'impose par sa grandeur. L'édifice qu'il a construit n'a rien d'auguste. Ce n'est point le palais des rois, ce n'est point l'hospice du pauvre. C'est un bazar élégant et vaste, irrégulier et commode; étalant dans la boue d'innombrables richesses; donnant à tous les intérêts, à toutes les vanités, à toutes les passions, ce qui leur convient; éblouissant et fétide; offrant des prostitutions pour des voluptés; peuplé de vagabonds, de marchands et d'oisifs, peu fréquenté du prêtre et de l'indigent. Là, d'éclatantes galeries inondées incessamment d'une foule émerveillée; là, des antres secrets où nul ne se vante d'avoir pénétré. Vous trouverez sous ces arcades somptueuses mille chefs-d'oeuvre de goût et d'art, tout reluisants d'or et de diamants; mais n'y cherchez pas la statue de bronze aux formes antiques et sévères. Vous y trouverez des parures pour vos salons et pour vos boudoirs; n'y cherchez pas les ornements qui conviennent au sanctuaire. Et malheur au faible qui n'a qu'une âme pour fortune et qui l'expose aux séductions de ce magnifique repaire; temple monstrueux où il y a des témoignages pour tout ce qui n'est pas la vérité, un culte pour tout ce qui n'est pas Dieu!
Certes, si nous voulons bien parler d'un monument de ce genre avec admiration, on n'exigera pas que nous en parlions avec respect.
Nous plaindrions une cité où la foule serait au bazar et la solitude à l'église; nous plaindrions une littérature qui déserterait le sentier de Corneille et de Bossuet pour courir sur la trace de Voltaire.
Loin de nous toutefois la pensée de nier le génie de cet homme extraordinaire. C'est parce que, dans notre conviction, ce génie était peut-être un des plus beaux qui aient jamais été donnés à aucun écrivain, que nous en déplorons plus amèrement le frivole et funeste emploi. Nous regrettons, pour lui comme pour les lettres, qu'il ait tourné contre le ciel cette puissance intellectuelle qu'il avait reçue du ciel. Nous gémissons sur ce beau génie qui n'a point compris sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profané la chasteté de la muse et la sainteté de la patrie, sur ce transfuge qui ne s'est pas souvenu que le trépied du poëte a sa place près de l'autel. Et (ce qui est d'une profonde et inévitable vérité) sa faute même renfermait son châtiment. Sa gloire est beaucoup moins grande qu'elle ne devait l'être, parce qu'il a tenté toutes les gloires, même celle d'Érostrate. Il a défriché tous les champs, on ne peut dire qu'il en ait cultivé un seul. Et, parce qu'il eut la coupable ambition d'y semer également les germes nourriciers et les germes vénéneux, ce sont, pour sa honte éternelle, les poisons qui ont le plus fructifié. La Henriade, comme composition littéraire, est encore bien inférieure à la Pucelle (ce qui ne signifie certes pas que ce coupable ouvrage soit supérieur, même dans son genre honteux). Ses satires, empreintes parfois d'un stigmate infernal, sont fort au-dessus de ses comédies, plus innocentes. On préfère ses poésies légères, où son cynisme éclate souvent à nu, à ses poésies lyriques, dans lesquelles on trouve parfois des vers religieux et graves[1]. Ses contes, enfin, si désolants d'incrédulité et de scepticisme, valent mieux que ses histoires, où le même défaut se fait un peu moins sentir, mais où l'absence perpétuelle de dignité est en contradiction avec le genre même de ces ouvrages. Quant à ses tragédies, où il se montre réellement grand poëte, où il trouve souvent le trait du caractère, le mot du coeur, on ne peut disconvenir, malgré tant d'admirables scènes, qu'il ne soit encore resté assez loin de Racine, et surtout du vieux Corneille. Et ici notre opinion est d'autant moins suspecte, qu'un examen approfondi de l'oeuvre dramatique de Voltaire nous a convaincu de sa haute supériorité au théâtre. Nous ne doutons pas que si Voltaire, au lieu de disperser les forces colossales de sa pensée sur vingt points différents, les eût toutes réunies vers un même but, la tragédie, il n'eût surpassé Racine et peut-être égalé Corneille. Mais il dépensa le génie en esprit. Aussi fut-il prodigieusement spirituel. Aussi le sceau du génie est-il plutôt empreint sur le vaste ensemble de ses ouvrages que sur chacun d'eux en particulier. Sans cesse préoccupé de son siècle, il négligeait trop la postérité, cette image austère qui doit dominer toutes les méditations du poëte. Luttant de caprice et de frivolité avec ses frivoles et capricieux contemporains, il voulait leur plaire et se moquer d'eux. Sa muse, qui eût été si belle de sa beauté, emprunta souvent ses prestiges aux enluminures du fard et aux grimaces de la coquetterie, et l'on est perpétuellement tenté de lui adresser ce conseil d'amant jaloux:
Épargne-toi ce soin;
L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin.
Voltaire paraissait ignorer qu'il y a beaucoup de grâce dans la force, et que ce qu'il y a de plus sublime dans les oeuvres de l'esprit humain est peut-être aussi ce qu'il y a de plus naïf. Car l'imagination sait révéler sa céleste origine sans recourir à des artifices étrangers. Elle n'a qu'à marcher pour se montrer déesse. Et vera incessu patuit dea.
S'il était possible de résumer l'idée multiple que présente l'existence littéraire de Voltaire, nous ne pourrions que la classer parmi ces prodiges que les latins appelaient monstra. Voltaire, en effet, est un phénomène peut-être unique, qui ne pouvait naître qu'en France et au dix-huitième siècle. Il y a cette différence entre sa littérature et celle du grand siècle, que Corneille, Molière et Pascal appartiennent davantage à la société, Voltaire à la civilisation. On sent, en le lisant, qu'il est l'écrivain d'un âge énervé et affadi. Il a de l'agrément et point de grâce, du prestige et point de charme, de l'éclat et point de majesté. Il sait flatter et ne sait point consoler. Il fascine et ne persuade pas. Excepté dans la tragédie, qui lui est propre, son talent manque de tendresse et de franchise. On sent que tout cela est le résultat d'une organisation, et non l'effet d'une inspiration; et, quand un médecin athée vient vous dire que tout Voltaire était dans ses tendons et dans ses nerfs, vous frémissez qu'il n'ait raison. Au reste, comme un autre ambitieux plus moderne, qui rêvait la suprématie politique, c'est en vain que Voltaire a essayé la suprématie littéraire. La monarchie absolue ne convient pas à l'homme. Si Voltaire eût compris la véritable grandeur, il eût placé sa gloire dans l'unité plutôt que dans l'universalité. La force ne se révèle point par un déplacement perpétuel, par des métamorphoses indéfinies, mais bien par une majestueuse immobilité. La force, ce n'est pas Protée, c'est Jupiter.
Ici commence la seconde partie de notre tâche; elle sera plus courte, parce que, grâce à la révolution française, les résultats politiques de la philosophie de Voltaire sont malheureusement d'une effrayante notoriété. Il serait cependant souverainement injuste de n'attribuer qu'aux écrits du «patriarche de Ferney» cette fatale révolution. Il faut y voir avant tout l'effet d'une décomposition sociale depuis longtemps commencée. Voltaire et l'époque où il vécut doivent s'accuser et s'excuser réciproquement. Trop fort pour obéir à son siècle, Voltaire était aussi trop faible pour le dominer. De cette égalité d'influence résultait entre son siècle et lui une perpétuelle réaction, un échange mutuel d'impiétés et de folies, un continuel flux et reflux de nouveautés qui entraînait toujours dans ses oscillations quelque vieux pilier de l'édifice social. Qu'on se représente la face politique du dix-huitième siècle, les scandales de la Régence, les turpitudes de Louis XV; la violence dans le ministère, la violence dans les parlements, la force nulle part; la corruption morale descendant par degrés de la tête au coeur, des grands au peuple; les prélats de cour, les abbés de toilette; l'antique monarchie, l'antique société chancelant sur leur base commune, et ne résistant plus aux attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom de Bourbon[2]; qu'on se figure Voltaire jeté sur cette société en dissolution comme un serpent dans un marais, et l'on ne s'étonnera plus de voir l'action contagieuse de sa pensée hâter la fin de cet ordre politique que Montaigne et Rabelais avaient inutilement attaqué dans sa jeunesse et dans sa vigueur. Ce n'est pas lui qui rendit la maladie mortelle, mais c'est lui qui en développa le germe, c'est lui qui en exaspéra les accès. Il fallait tout le venin de Voltaire pour mettre cette fange en ébullition; aussi doit-on imputer à cet infortuné une grande partie des choses monstrueuses de la révolution. Quant à cette révolution en elle-même, elle dut être inouïe. La providence voulut la placer entre le plus redoutable des sophistes et le plus formidable des despotes. A son aurore, Voltaire apparaît dans une saturnale funèbre[3]; à son déclin, Buonaparte se lève dans un massacre[4].
[1: M. le comte de Maistre, dans son sévère et remarquable portrait de Voltaire, observe qu'il est nul dans l'ode, et attribue avec raison cette nullité au défaut d'enthousiasme. Voltaire, en effet, qui ne se livrait à la poésie lyrique qu'avec antipathie, et seulement pour justifier sa prétention à l'universalité, Voltaire était étranger à toute profonde exaltation; il ne connaissait d'émotion véritable que celle de la colère, et encore cette colère n'allait-elle pas jusqu'à l'indignation, jusqu'à cette indignation qui fait poëte, comme dit Juvénal, facit indignatio versum.
[2: Il faut que la démoralisation universelle ait jeté de bienprofondes racines, pour que le ciel ait vainement envoyé, vers la fin de ce siècle, Louis XVI, ce vénérable martyr, qui éleva sa vertu jusqu'à la sainteté.
[3: Translation des restes de Voltaire au Panthéon.
[4: Mitraillade de Saint-Roch.
SUR WALTER SCOTT
A PROPOS DE QUENTIN DURWARD
Juin 1823.
Certes, il y a quelque chose de bizarre et de merveilleux dans le talent de cet homme, qui dispose de son lecteur comme le vent dispose d'une feuille; qui le promène à son gré dans tous les lieux et dans tous les temps; lui dévoile, en se jouant, le plus secret repli du coeur, comme le plus mystérieux phénomène de la nature, comme la page la plus obscure de l'histoire; dont l'imagination domine et caresse toutes les imaginations, revêt avec la même étonnante vérité le haillon du mendiant et la robe du roi, prend toutes les allures, adopte tous les vêtements, parle tous les langages; laisse à la physionomie des siècles ce que la sagesse de Dieu a mis d'immuable et d'éternel dans leurs traits, et ce que les folies des hommes y ont jeté de variable et de passager; ne force pas, ainsi que certains romanciers ignorants, les personnages des jours passés à s'enluminer de notre fard, à se frotter de notre vernis; mais contraint, par son pouvoir magique, les lecteurs contemporains à reprendre, du moins pour quelques heures, l'esprit, aujourd'hui si dédaigné, des vieux temps, comme un sage et adroit conseiller qui invite des fils ingrats à revenir chez leur père. L'habile magicien veut cependant avant tout être exact. Il ne refuse à sa plume aucune vérité, pas même celle qui naît de la peinture de l'erreur, cette fille des hommes qu'on pourrait croire immortelle si son humeur capricieuse et changeante ne rassurait sur son éternité. Peu d'historiens sont aussi fidèles que ce romancier. On sent qu'il a voulu que ses portraits fussent des tableaux, et ses tableaux des portraits. Il nous peint nos devanciers avec leurs passions, leurs vices et leurs crimes, mais de sorte que l'instabilité des superstitions et l'impiété du fanatisme n'en fassent que mieux ressortir la pérennité de la religion et la sainteté des croyances. Nous aimons d'ailleurs à retrouver nos ancêtres avec leurs préjugés, souvent si nobles et si salutaires, comme avec leurs beaux panaches et leurs bonnes cuirasses.
Walter Scott a su puiser aux sources de la nature et de la vérité un genre inconnu, qui est nouveau parce qu'il se fait aussi ancien qu'il le veut. Walter Scott allie à la minutieuse exactitude des chroniques la majestueuse grandeur de l'histoire et l'intérêt pressant du roman; génie puissant et curieux qui devine le passé; pinceau vrai qui trace un portrait fidèle d'après une ombre confuse, et nous force à reconnaître même ce que nous n'avons pas vu; esprit flexible et solide qui s'empreint du cachet particulier de chaque siècle et de chaque pays, comme une cire molle, et conserve cette empreinte pour la postérité comme un bronze indélébile.
Peu d'écrivains ont aussi bien rempli que Walter Scott les devoirs du romancier relativement à son art et à son siècle; car ce serait une erreur presque coupable dans l'homme de lettres que de se croire au-dessus de l'intérêt général et des besoins nationaux, d'exempter son esprit de toute action sur les contemporains, et d'isoler sa vie égoïste de la grande vie du corps social. Et qui donc se dévouera, si ce n'est le poëte? Quelle voix s'élèvera dans l'orage, si ce n'est celle de la lyre qui peut le calmer? Et qui bravera les haines de l'anarchie et les dédains du despotisme, sinon celui auquel la sagesse antique attribuait le pouvoir de réconcilier les peuples et les rois, et auquel la sagesse moderne a donné celui de les diviser?
Ce n'est donc point à de doucereuses galanteries, à de mesquines intrigues, à de sales aventures, que Walter Scott voue son talent. Averti par l'instinct de sa gloire, il a senti qu'il fallait quelque chose de plus à une génération qui vient d'écrire de son sang et de ses larmes la page la plus extraordinaire de toutes les histoires humaines. Les temps qui ont immédiatement précédé et immédiatement suivi notre convulsive révolution étaient de ces époques d'affaissement que le fiévreux éprouve avant et après ses accès. Alors les livres les plus platement atroces, les plus stupidement impies, les plus monstrueusement obscènes, étaient avidement dévorés par une société malade; dont les goûts dépravés et les facultés engourdies eussent rejeté tout aliment savoureux ou salutaire. C'est ce qui explique ces triomphes scandaleux, décernés alors par les plébéiens des salons et les patriciens des échoppes à des écrivains ineptes ou graveleux, que nous dédaignerons de nommer, lesquels en sont réduits aujourd'hui à mendier l'applaudissement des laquais et le rire des prostituées. Maintenant la popularité n'est plus distribuée par la populace, elle vient de la seule source qui puisse lui imprimer un caractère d'immortalité ainsi que d'universalité, du suffrage de ce petit nombre d'esprits délicats, d'âmes exaltées et de têtes sérieuses qui représentent moralement les peuples civilisés. C'est celle-là que Scott a obtenue en empruntant aux annales des nations des compositions faites pour toutes les nations, en puisant dans les fastes des siècles des livres écrits pour tous les siècles. Nul romancier n'a caché plus d'enseignement sous plus de charme, plus de vérité sous la fiction. Il y a une alliance visible entre la forme qui lui est propre et toutes les formes littéraires du passé et de l'avenir, et l'on pourrait considérer les romans épiques de Scott comme une transition de la littérature actuelle aux romans grandioses, aux grandes épopées en vers ou en prose que notre ère poétique nous promet et nous donnera.
Quelle doit être l'intention du romancier? C'est d'exprimer dans une fable intéressante une vérité utile. Et, une fois cette idée fondamentale choisie, cette action explicative inventée, l'auteur ne doit-il pas chercher, pour la développer, un mode d'exécution qui rende son roman semblable à la vie, l'imitation pareille au modèle? Et la vie n'est-elle pas un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n'expire que hors de la création? Faudra-t-il donc se borner à composer, comme certains peintres flamands, des tableaux entièrement ténébreux, ou, comme les chinois, des tableaux tout lumineux, quand la nature montre partout la lutte de l'ombre et de la lumière? Or les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopté généralement deux méthodes de composition contraires; toutes deux vicieuses, précisément parce qu'elles sont contraires. Les uns donnaient à leur ouvrage la forme d'une narration divisée arbitrairement en chapitres, sans qu'on devinât trop pourquoi, ou même uniquement pour délasser l'esprit du lecteur, comme l'avoue assez naïvement le titre de descanso (repos), placé par un vieil auteur espagnol en tête de ses chapitres[1]. Les autres déroulaient leur fable dans une série de lettres qu'on supposait écrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration, les personnages disparaissent, l'auteur seul se montre toujours; dans les lettres, l'auteur s'éclipse pour ne laisser jamais voir que ses personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue naturel, à l'action véritable; il faut qu'il leur substitue un certain mouvement monotone de style, qui est comme un moule où les événements les plus divers prennent la même forme, et sous lequel les créations les plus élevées, les inventions les plus profondes, s'effacent, de même que les aspérités d'un champ s'aplanissent sous le rouleau. Dans le roman par lettres, la même monotonie provient d'une autre cause. Chaque personnage arrive à son tour avec son épître, à la manière de ces acteurs forains qui, ne pouvant paraître que l'un après l'autre, et n'ayant pas la permission de parler sur leurs tréteaux, se présentent successivement, portant au-dessus de leur tête un grand écriteau sur lequel le public lit leur rôle. On peut encore comparer le roman par lettres à ces laborieuses conversations de sourds-muets qui s'écrivent réciproquement ce qu'ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d'avoir sans cesse la plume à la main et l'écritoire en poche. Or, je le demande, que devient l'à-propos d'un tendre reproche qu'il faut porter à la poste? Et l'explosion fougueuse des passions n'est-elle pas un peu gênée entre le préambule obligé et la formule polie qui sont l'avant-garde et l'arrière-garde de toute lettre écrite par un homme bien né? Croit-on que le cortège des compliments, le bagage des civilités, accélèrent la progression de l'intérêt et pressent la marche de l'action? Ne doit-on pas enfin supposer quelque vice radical et insurmontable dans un genre de composition qui a pu refroidir parfois l'éloquence même de Rousseau?
Supposons donc qu'au roman narratif, où il semble qu'on ait songé à tout, excepté à l'intérêt, en adoptant l'absurde usage de faire précéder chaque chapitre d'un sommaire, souvent très détaillé, qui est comme le récit du récit; supposons qu'au roman épistolaire, dont la forme même interdit toute véhémence et toute rapidité, un esprit créateur substitue le roman dramatique, dans lequel l'action imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événements réels de la vie; qui ne connaisse d'autre division que celle des différentes scènes à développer; qui enfin soit un long drame, où les descriptions suppléeraient aux décorations et aux costumes, où les personnages pourraient se peindre par eux-mêmes, et représenter, par leurs chocs divers et multipliés, toutes les formes de l'idée unique de l'ouvrage. Vous trouverez, dans ce genre nouveau, les avantages réunis des deux genres anciens, sans leurs inconvénients. Ayant à votre disposition les ressorts pittoresques, et en quelque façon magiques, du drame, vous pourrez laisser derrière la scène ces mille détails oiseux et transitoires que le simple narrateur, obligé de suivre ses acteurs pas à pas comme des enfants aux lisières, doit exposer longuement s'il veut être clair; et vous pourrez profiter de ces traits profonds et soudains, plus féconds en méditations que des pages entières que fait jaillir le mouvement d'une scène, mais qu'exclut la rapidité d'un récit.
Après le roman pittoresque, mais prosaïque, de Walter Scott, il restera un autre roman à créer, plus beau et plus complet encore selon nous. C'est le roman à la fois drame et épopée, pittoresque mais poétique, réel mais idéal, vrai mais grand, qui enchâssera Walter Scott dans Homère.
Comme tout créateur, Walter Scott a été assailli jusqu'à présent par d'inextinguibles critiques. Il faut que celui qui défriche un marais se résigne à entendre les grenouilles coasser autour de lui.
Quant à nous, nous remplissons un devoir de conscience en plaçant Walter Scott très haut parmi les romanciers, et en particulier Quentin Durward très haut parmi les romans. Quentin Durward est un beau livre. Il est difficile de voir un roman mieux tissu, et des effets moraux mieux attachés aux effets dramatiques.
L'auteur a voulu montrer, ce nous semble, combien la loyauté, même dans un être obscur, jeune et pauvre, arrive plus sûrement à son but que la perfidie, fût-elle aidée de toutes les ressources du pouvoir, de la richesse et de l'expérience. Il a chargé du premier de ces rôles son écossais Quentin Durward, orphelin jeté au milieu des écueils les plus multipliés, des pièges les mieux préparés, sans autre boussole qu'un amour presque insensé; mais c'est souvent quand il ressemble à une folie que l'amour est une vertu. Le second est confié à Louis XI, roi plus adroit que le plus adroit courtisan, vieux renard armé des ongles du lion, puissant et fin, servi dans l'ombre comme au jour, incessamment couvert de ses gardes comme d'un bouclier, et accompagné de ses bourreaux comme d'une épée. Ces deux personnages si différents réagissent l'un sur l'autre de manière à exprimer l'idée fondamentale avec une vérité singulièrement frappante. C'est en obéissant fidèlement au roi que le loyal Quentin sert, sans le savoir, ses propres intérêts, tandis que les projets de Louis XI, dont Quentin devait être à la fois l'instrument et la victime, tournent en même temps à la confusion du rusé vieillard et à l'avantage du simple jeune homme.
Un examen superficiel pourrait faire croire d'abord que l'intention première du poëte est dans le contraste historique, peint avec tant de talent, du roi de France Louis de Valois et du duc de Bourgogne Charles le Téméraire. Ce bel épisode est peut-être en effet un défaut dans la composition de l'ouvrage, en ce qu'il rivalise d'intérêt avec le sujet lui-même; mais cette faute, si elle existe, n'ôte rien à ce que présente d'imposant et de comique tout ensemble cette opposition de deux princes, dont l'un, despote souple et ambitieux, méprise l'autre, tyran dur et belliqueux, qui le dédaignerait s'il l'osait. Tous deux se haïssent; mais Louis brave la haine de Charles parce qu'elle est rude et sauvage, Charles craint la haine de Louis parce qu'elle est caressante. Le duc de Bourgogne, au milieu de son camp et de ses états, s'inquiète près du roi de France sans défense, comme le limier dans le voisinage du chat. La cruauté du duc naît de ses passions, celle du roi de son caractère. Le bourguignon est loyal parce qu'il est violent; il n'a jamais songé à cacher ses mauvaises actions; il n'a point de remords, car il a oublié ses crimes comme ses colères. Louis est superstitieux, peut-être parce qu'il est hypocrite; la religion ne suffit pas à celui que sa conscience tourmente et qui ne veut pas se repentir; mais il a beau croire à d'impuissantes expiations, la mémoire du mal qu'il a fait vit sans cesse en lui près de la pensée du mal qu'il va faire, parce qu'on se rappelle toujours ce qu'on a médité longtemps et qu'il faut bien que le crime, lorsqu'il a été un désir et une espérance, devienne aussi un souvenir. Les deux princes sont dévots; mais Charles jure par son épée avant de jurer par Dieu, tandis que Louis tâche de gagner les saints par des dons d'argent ou des charges de cour, mêle de la diplomatie à sa prière et intrigue même avec le ciel. En cas de guerre, Louis en examine encore le danger, que Charles se repose déjà de la victoire. La politique du Téméraire est toute dans son bras, mais l'oeil du roi atteint plus loin que le bras du duc. Enfin Walter Scott prouve, en mettant en jeu les deux rivaux, combien la prudence est plus forte que l'audace, et combien celui qui paraît ne rien craindre a peur de celui qui semble tout redouter.
Avec quel art l'illustre écrivain nous peint le roi de France se présentant, par un raffinement de fourberie, chez son beau cousin de Bourgogne, et lui demandant l'hospitalité au moment où l'orgueilleux vassal va lui apporter la guerre! Et quoi de plus dramatique que la nouvelle d'une révolte fomentée dans les états du duc par les agents du roi, tombant comme la foudre entre les deux princes à l'instant où la même table les réunit! Ainsi la fraude est déjouée par la fraude, et c'est le prudent Louis qui s'est lui-même livré sans défense à la vengeance d'un ennemi justement irrité. L'histoire dit bien quelque chose de tout cela; mais ici j'aime mieux croire au roman qu'à l'histoire, parce que je préfère la vérité morale à la vérité historique. Une scène plus remarquable encore peut-être, c'est celle où les deux princes, que les conseils les plus sages n'ont encore pu rapprocher, se réconcilient par un acte de cruauté que l'un imagine et que l'autre exécute. Pour la première fois ils rient ensemble de cordialité et de plaisir; et ce rire, excité par un supplice, efface pour un moment leur discorde. Cette idée terrible fait frissonner d'admiration.
Nous avons entendu critiquer, comme hideuse et révoltante, la peinture de l'orgie. C'est, à notre avis, un des plus beaux chapitres de ce livre. Walter Scott, ayant entrepris de peindre ce fameux brigand surnommé le Sanglier des Ardennes, aurait manqué son tableau s'il n'eût excité l'horreur. Il faut toujours entrer franchement dans une donnée dramatique, et chercher en tout le fond des choses. L'émotion et l'intérêt ne se trouvent que là. Il n'appartient qu'aux esprits timides de capituler avec une conception forte et de reculer dans la voie qu'ils se sont tracée.
Nous justifierons, d'après le même principe, deux autres passages qui ne nous paraissent pas moins dignes de méditation et de louange. Le premier est l'exécution de ce Hayraddin, personnage singulier dont l'auteur aurait peut-être pu tirer encore plus de parti. Le second est le chapitre où le roi Louis XI, arrêté par ordre du duc de Bourgogne, fait préparer dans sa prison, par Tristan l'Hermite, le châtiment de l'astrologue qui l'a trompé. C'est une idée étrangement belle que de nous faire voir ce roi cruel, trouvant encore dans son cachot assez d'espace pour sa vengeance, réclamant des bourreaux pour derniers serviteurs, et éprouvant ce qui lui reste d'autorité par l'ordre d'un supplice.
Nous pourrions multiplier ces observations et tâcher de faire voir en quoi le nouveau drame de sir Walter Scott nous semble défectueux, particulièrement dans le dénoûment; mais le romancier aurait sans doute pour se justifier des raisons beaucoup meilleures que nous n'en aurions pour l'attaquer, et ce n'est point contre un si formidable champion que nous essayerions avec avantage nos faibles armes. Nous nous bornerons à lui faire observer que le mot placé par lui dans la bouche du fou du duc de Bourgogne sur l'arrivée du roi Louis XI à Péronne appartient au fou de François 1er, qui le prononça lors du passage de Charles-Quint en France, en 1535. L'immortalité de ce pauvre Triboulet ne tient qu'à ce mot, il faut le lui laisser. Nous croyons également que l'expédient ingénieux qu'emploie l'astrologue Galeotti pour échapper à Louis XI avait déjà été imaginé quelque mille ans auparavant par un philosophe que voulait mettre à mort Denis de Syracuse. Nous n'attachons pas à ces remarques plus d'importance qu'elles n'en méritent; un romancier n'est pas un chroniqueur. Nous sommes étonné seulement que le roi adresse la parole, dans le conseil de Bourgogne, à des chevaliers du saint-esprit, cet ordre n'ayant été fondé qu'un siècle plus tard par Henri III. Nous croyons même que l'ordre de Saint-Michel, dont le noble auteur décore son brave lord Crawford, ne fut institué par Louis XI qu'après sa captivité. Que sir Walter Scott nous permette ces petites chicanes chronologiques. En remportant un léger triomphe de pédant sur un aussi illustre antiquaire, nous ne pouvons nous défendre de cette innocente joie qui transportait son Quentin Durward lorsqu'il eut désarçonné le duc d'Orléans et tenu tête à Dunois, et nous serions tenté de lui demander pardon de notre victoire, comme Charles-Quint au pape: Sanctissime pater, indulge victori.
[1: Marcos Obregon de la Ronda.
SUR L'ABBÉ DE LAMENNAIS
A PROPOS DE
L'ESSAI SUR L'INDIFFÉRENCE EN MATIÈRE DE RELIGION
Juillet 1823.
Serait-il vrai qu'il existe dans la destinée des nations un moment où les mouvements du corps social semblent ne plus être que les dernières convulsions d'un mourant? Serait-il vrai qu'on puisse voir la lumière disparaître peu à peu de l'intelligence des peuples, ainsi qu'on voit s'effacer graduellement dans le ciel le crépuscule du soir? Alors, disent des voix prophétiques, le bien et le mal, la vie et la mort, l'être et le néant, sont en présence; et les hommes errent de l'un à l'autre, comme s'ils avaient à choisir. L'action de la société n'est plus une action, c'est un tressaillement faible et violent à la fois, comme une secousse de l'agonie. Les développements de l'esprit humain s'arrêtent, ses révolutions commencent. Le fleuve ne féconde plus, il engloutit; le flambeau n'éclaire plus, il consume. La pensée, la volonté, la liberté, ces facultés divines, concédées par la toute-puissance divine à l'association humaine, font place à l'orgueil, à la révolte, à l'instinct individuel. A la prévoyance sociale succède cette profonde cécité animale à laquelle il n'a pas été donné de distinguer les approches de la mort. Bientôt, en effet, la rébellion des membres amène le déchirement du corps, que suivra la dissolution du cadavre. La lutte des intérêts passagers remplace l'accord des croyances éternelles. Quelque chose de la brute s'éveille dans l'homme, et fraternise avec son âme dégradée; il abdique le ciel et végète au-dessous de sa destinée. Alors deux camps se tracent dans la nation. La société n'est plus qu'une mêlée opiniâtre dans une nuit profonde, où ne brille d'autre lumière que l'éclair des glaives qui se heurtent et l'étincelle des armures qui se brisent. Le soleil se lèverait en vain sur ces malheureux pour leur faire reconnaître qu'ils sont frères; acharnés à leur oeuvre sanglante, ils ne verraient pas. La poussière de leur combat les aveugle.
Alors, pour emprunter l'expression solennelle de Bossuet, un peuple cesse d'être un peuple. Les événements qui se précipitent avec une rapidité toujours croissante s'imprègnent de plus en plus d'un sombre caractère de providence et de fatalité, et le petit nombre d'hommes simples, restés fidèles aux prédictions antiques, regardent avec terreur si des signes ne se manifestent pas dans les cieux.
Espérons que nos vieilles monarchies n'en sont point encore là. On conserve quelque espoir de guérison tant que le malade ne repousse pas le médecin, et l'enthousiasme avide qu'éveillent les premiers chants de poésie religieuse que ce siècle a entendus prouve qu'il y a encore une âme dans la société.
C'est à fortifier ce souffle divin, à ranimer cette flamme céleste, que tendent aujourd'hui tous les esprits vraiment supérieurs. Chacun apporte son étincelle au foyer commun, et, grâce à leur généreuse activité, l'édifice social peut se reconstruire rapidement, comme ces magiques palais des contes arabes, qu'une légion de génies achevait dans une nuit. Aussi trouvons-nous des méditations dans nos écrivains, et des inspirations dans nos poëtes. Il s'élève de toutes parts une génération sérieuse et douce, pleine de souvenirs et d'espérances. Elle redemande son avenir aux prétendus philosophes du dernier siècle, qui voudraient lui faire recommencer leur passé. Elle est pure, et par conséquent indulgente, même pour ces vieux et effrontés coupables qui osent réclamer son admiration; mais son pardon pour les criminels n'exclut pas son horreur pour les crimes. Elle ne veut pas baser son existence sur des abîmes, sur l'athéisme et sur l'anarchie; elle répudie l'héritage de mort dont la révolution la poursuit; elle revient à la religion, parce que la jeunesse ne renonce pas volontiers à la vie; c'est pourquoi elle exige du poëte plus que les générations antiques n'en ont reçu. Il ne donnait au peuple que des lois, elle lui demande des croyances.
Un des écrivains qui ont le plus puissamment contribué à éveiller parmi nous cette soif d'émotions religieuses, un de ceux qui savent le mieux l'étancher, c'est sans contredit M. l'abbé F. de Lamennais. Parvenu, dès ses premiers pas, au sommet de l'illustration littéraire, ce prêtre vénérable semble n'avoir rencontré la gloire humaine qu'en passant. Il va plus loin. L'époque de l'apparition de l'Essai sur l'indifférence sera une des dates de ce siècle. Il faut qu'il y ait un mystère bien étrange dans ce livre que nul ne peut lire sans espérance ou sans terreur, comme s'il cachait quelque haute révélation de notre destinée. Tour à tour majestueux et passionné, simple et magnifique, grave et véhément, profond et sublime, l'écrivain s'adresse au coeur par toutes les tendresses, à l'esprit par tous les artifices, à l'âme par tous les enthousiasmes. Il éclaire comme Pascal, il brûle comme Rousseau, il foudroie comme Bossuet. Sa pensée laisse toujours dans les esprits trace de son passage; elle abat tous ceux qu'elle ne relève pas. Il faut qu'elle console, à moins qu'elle ne désespère. Elle flétrit tout ce qui ne peut fructifier. Il n'y a point d'opinion mixte sur un pareil ouvrage; on l'attaque comme un ennemi ou on le défend comme un sauveur. Chose frappante! ce livre était un besoin de notre époque, et la mode s'est mêlée de son succès! C'est la première fois sans doute que la mode aura été du parti de l'éternité. Tout en dévorant cet écrit, on a adressé à l'auteur une foule de reproches que chacun en particulier aurait dû adresser à sa conscience. Tous ces vices qu'il voulait bannir du coeur humain ont crié comme les vendeurs chassés du temple. On a craint que l'âme ne restât vide lorsqu'il en aurait expulsé les passions. Nous avons entendu dire que ce livre austère attristait la vie, que ce prêtre morose arrachait les fleurs du sentier de l'homme. D'accord; mais les fleurs qu'il arrache sont celles qui cachaient l'abîme.
Cet ouvrage a encore produit un autre phénomène, bien remarquable de nos jours; c'est la discussion publique d'une question de théologie. Et ce qu'il y a de singulier, et ce qu'on doit attribuer à l'intérêt extraordinaire excité par l'Essai, la frivolité des gens du monde et la préoccupation des hommes d'état ont disparu un instant devant un débat scolastique et religieux. On a cru voir un moment la Sorbonne renaître entre les deux Chambres.
M. de Lamennais, aidé dans sa force par la force d'en haut, a accoutumé ses lecteurs à le voir porter, sans perdre haleine, d'un bout à l'autre de son immense composition, le fardeau d'une idée fondamentale, vaste et unique. Partout se révèle en lui la possession d'une grande pensée. Il la développe dans toutes ses parties, l'illumine dans tous ses détails, l'explique dans tous ses mystères, la critique dans tous ses résultats. Il remonte à toutes les causes comme il redescend à toutes les conséquences.
Un des bienfaits de ces sortes d'ouvrages, c'est qu'ils dégoûtent profondément de tout ce qu'ont écrit de dérisoire et d'ironique les chefs de la secte incrédule. Quand une fois on est monté si haut, on ne peut plus redescendre aussi bas. Dès qu'on a respiré l'air et vu la lumière, on ne saurait rentrer dans ces ténèbres et dans ce vide. On est saisi d'une inexprimable compassion en voyant des hommes épuiser leur souffle d'un jour à forger ou à éteindre Dieu. On est tenté de croire que l'athée est un être à part, organisé à sa façon, et qu'il a raison de réclamer sa place parmi les bêtes; car on ne conçoit rien à la révolte de l'intelligence contre l'intelligence. Et puis, n'est-ce pas une étrange société que celle de ces individus ayant chacun un créateur de leur création, une foi selon leur opinion, disposant de l'éternité pendant que le temps les emporte, et cherchant à réaliser cette multiplex religio, mot monstrueux trouvé par un païen? On dirait le chaos à la poursuite du néant. Tandis que l'âme du chrétien, pareille à la flamme tourmentée en vain par les caprices de l'air, se relève incessamment vers le ciel, l'esprit de ces infidèles est comme le nuage qui change de forme et de route selon le vent qui le pousse. Et l'on rit de les voir juger les choses éternelles du haut de la philosophie humaine, ainsi que des malheureux qui graviraient péniblement au sommet d'une montagne pour mieux examiner les étoiles.
Ceux qui apportent aux nations enivrées par tant de poisons la véritable nourriture de vie et d'intelligence, doivent se confier en la sainteté de leur entreprise. Tôt ou tard, les peuples désabusés se pressent autour d'eux, et leur disent comme Jean à Jésus: Ad quem ibimus? verba vitae aeternae habes. «A qui irons-nous? vous avez les paroles de la vie éternelle.»
SUR LORD BYRON
A PROPOS DE SA MORT
Nous sommes en juin 1824. Lord Byron vient de mourir.
On nous demande notre pensée sur lord Byron, et sur lord Byron mort. Qu'importe notre pensée? à quoi bon l'écrire, à moins qu'on ne suppose qu'il est impossible à qui que ce soit de ne pas dire quelques paroles dignes d'être recueillies en présence d'un aussi grand poëte et d'un aussi grand événement? A en croire les ingénieuses fables de l'orient, une larme devient perle en tombant dans la mer.
Dans l'existence particulière que nous a faite le goût des lettres, dans la région paisible où nous a placé l'amour de l'indépendance et de la poésie, la mort de Byron a dû nous frapper, en quelque sorte, comme une calamité domestique. Elle a été pour nous un de ces malheurs qui touchent de près. L'homme qui a dévoué ses jours au culte des lettres sent le cercle de sa vie physique se resserrer autour de lui, en même temps que la sphère de son existence intellectuelle s'agrandit. Un petit nombre d'êtres chers occupent les tendresses de son coeur, tandis que tous les poëtes morts et contemporains, étrangers et compatriotes, s'emparent des affections de son âme. La nature lui avait donné une famille, la poésie lui en crée une seconde. Ses sympathies, que si peu d'êtres éveillent auprès de lui, s'en vont chercher, à travers le tourbillon des relations sociales, au delà des temps, au delà des espaces, quelques hommes qu'il comprend et dont il se sent digne d'être compris. Tandis que, dans la rotation monotone des habitudes et des affaires, la foule des indifférents le froisse et le heurte sans émouvoir son attention, il s'établit, entre lui et ces hommes épars que son penchant a choisis, d'intimes rapports et des communications, pour ainsi dire, électriques. Une douce communauté de pensées l'attache, comme un lien invisible et indissoluble, à ces êtres d'élite, isolés dans leur monde ainsi qu'il l'est dans le sien; de sorte que, lorsque par hasard il vient à rencontrer l'un d'entre eux, un regard leur suffit pour se révéler l'un à l'autre; une parole, pour pénétrer mutuellement le fond de leurs âmes et en reconnaître l'équilibre; et, au bout de quelques instants, ces deux étrangers sont ensemble comme deux frères nourris du même lait, comme deux amis éprouvés par la même infortune.
Qu'il nous soit permis de le dire, et, s'il le faut, de nous en glorifier, une sympathie du genre de celle que nous venons d'expliquer nous entraînait vers Byron. Ce n'était pas certainement l'attrait que le génie inspire au génie; c'était du moins un sentiment sincère d'admiration, d'enthousiasme et de reconnaissance; car on doit de la reconnaissance aux hommes dont les oeuvres et les actions font battre noblement le coeur. Quand on nous a annoncé la mort de ce poëte, il nous a semblé qu'on nous enlevait une part de notre avenir. Nous n'avons renoncé qu'avec amertume à jamais nouer avec Byron une de ces poétiques amitiés qu'il nous est si doux et si glorieux d'entretenir avec la plupart des principaux esprits de notre époque, et nous lui avons adressé ce beau vers dont un poëte de son école saluait l'ombre généreuse d'André Chénier:
Adieu donc, jeune ami que je n'ai pas connu.
Puisque nous venons de laisser échapper un mot sur l'école particulière de lord Byron, il ne sera peut-être pas hors de propos d'examiner ici quelle place elle occupe dans l'ensemble de la littérature actuelle, que l'on attaque comme si elle pouvait être vaincue, que l'on calomnie comme si elle pouvait être condamnée. Des esprits faux, habiles à déplacer toutes les questions, cherchent à accréditer parmi nous une erreur bien singulière. Ils ont imaginé que la société présente était exprimée en France par deux littératures absolument opposées, c'est-à-dire que le même arbre portait naturellement à la fois deux fruits d'espèces contraires, que la même cause produisait simultanément deux effets incompatibles. Mais ces ennemis des innovations ne se sont pas même aperçus qu'ils créaient là une logique toute nouvelle. Ils continuent chaque jour de traiter la littérature qu'ils nomment classique comme si elle vivait encore, et celle qu'ils appellent romantique comme si elle allait périr. Ces doctes rhéteurs, qui vont proposant sans cesse de changer ce qui existe contre ce qui a existé, nous rappellent involontairement le Roland fou de l'Arioste qui prie gravement un passant d'accepter une jument morte en échange d'un cheval vivant. Roland, il est vrai, convient que sa jument est morte, tout en ajoutant que c'est là son seul défaut. Mais les Rolands du prétendu genre classique ne sont pas encore à cette hauteur, en fait de jugement ou de bonne foi. Il faut donc leur arracher ce qu'ils ne veulent pas accorder, et leur déclarer qu'il n'existe aujourd'hui qu'une littérature comme il n'existe qu'une société; que les littératures antérieures, tout en laissant des monuments immortels, ont dû disparaître et ont disparu avec les générations dont elles ont exprimé les habitudes sociales et les émotions politiques. Le génie de notre époque peut être aussi beau que celui des époques les plus illustres, il ne peut être le même; et il ne dépend pas plus des écrivains contemporains de ressusciter une littérature[1] passée, qu'il ne dépend du jardinier de faire reverdir les feuilles de l'automne sur les rameaux du printemps.
Qu'on ne s'y trompe pas, c'est en vain surtout qu'un petit nombre de petits esprits essayent de ramener les idées générales vers le désolant système littéraire du dernier siècle. Ce terrain, naturellement aride, est depuis longtemps desséché. D'ailleurs on ne recommence pas les madrigaux de Dorat après les guillotines de Robespierre, et ce n'est pas au siècle de Bonaparte qu'on peut continuer Voltaire. La littérature réelle de notre âge, celle dont les auteurs sont proscrits à la façon d'Aristide; celle qui, répudiée par toutes les plumes, est adoptée par toutes les lyres; celle qui, malgré une persécution vaste et calculée, voit tous les talents éclore dans sa sphère orageuse, comme ces fleurs qui ne croissent qu'en des lieux battus des vents; celle enfin qui, réprouvée par ceux qui décident sans méditer, est défendue par ceux qui pensent avec leur âme, jugent avec leur esprit et sentent avec leur coeur; cette littérature n'a point l'allure molle et effrontée de la muse qui chanta le cardinal Dubois, flatta la Pompadour et outragea notre Jeanne d'Arc. Elle n'interroge ni le creuset de l'athée ni le scalpel du matérialiste. Elle n'emprunte pas au sceptique cette balance de plomb dont l'intérêt seul rompt l'équilibre. Elle n'enfante pas dans les orgies des chants pour les massacres. Elle ne connaît ni l'adulation ni l'injure. Elle ne prête point de séductions au mensonge. Elle n'enlève point leur charme aux illusions. Étrangère à tout ce qui n'est pas son but véritable, elle puise la poésie aux sources de la vérité. Son imagination se féconde par la croyance. Elle suit les progrès du temps, mais d'un pas grave et mesuré. Son caractère est sérieux, sa voix est mélodieuse et sonore. Elle est, en un mot, ce que doit être la commune pensée d'une grande nation après de grandes calamités, triste, fière et religieuse. Quand il le faut, elle n'hésite pas à se mêler aux discordes publiques pour les juger ou pour les apaiser. Car nous ne sommes plus au temps des chansons bucoliques, et ce n'est pas la muse du dix-neuvième siècle qui peut dire:
Non me agitant populi fasces, aut purpura regum.
Cette littérature cependant, comme toutes les choses de l'humanité, présente, dans son unité même, son côté sombre et son côté consolant. Deux écoles se sont formées dans son sein, qui représentent la double situation où nos malheurs politiques ont respectivement laissé les esprits, la résignation et le désespoir. Toutes deux reconnaissent ce qu'une philosophie moqueuse avait nié, l'éternité de Dieu, l'âme immortelle, les vérités primordiales et les vérités révélées; mais celle-ci pour adorer, celle-là pour maudire. L'une voit tout du haut du ciel, l'autre du fond de l'enfer. La première place au berceau de l'homme un ange qu'il retrouve encore assis au chevet de son lit de mort; l'autre environne ses pas de démons, de fantômes et d'apparitions sinistres. La première lui dit de se confier, parce qu'il n'est jamais seul; la seconde l'effraye en l'isolant sans cesse. Toutes deux possèdent également l'art d'esquisser des scènes gracieuses et de crayonner des figures terribles; mais la première, attentive à ne jamais briser le coeur, donne encore aux plus sombres tableaux je ne sais quel reflet divin; la seconde, toujours soigneuse d'attrister, répand sur les images les plus riantes comme une lueur infernale. L'une, enfin, ressemble à Emmanuel, doux et fort, parcourant son royaume sur un char de foudre et de lumière; l'autre est ce superbe Satan[2] qui entraîna tant d'étoiles dans sa chute lorsqu'il fut précipité du ciel. Ces deux écoles jumelles, fondées sur la même base, et nées, pour ainsi dire, au même berceau, nous paraissent spécialement représentées dans la littérature européenne par deux illustres génies, Chateaubriand et Byron.
Au sortir de nos prodigieuses révolutions, deux ordres politiques luttaient sur le même sol. Une vieille société achevait de s'écrouler; une société nouvelle commençait à s'élever. Ici des ruines, là des ébauches. Lord Byron, dans ses lamentations funèbres, a exprimé les dernières convulsions de la société expirante. M. de Chateaubriand, avec ses inspirations sublimes, a satisfait aux premiers besoins de la société ranimée. La voix de l'un est comme l'adieu du cygne à l'heure de la mort; la voix de l'autre est pareille au chant du phénix renaissant de sa cendre.
Par la tristesse de son génie, par l'orgueil de son caractère, par les tempêtes de sa vie, lord Byron est le type du genre de poésie dont il a été le poëte. Tous ses ouvrages sont profondément marqués du sceau de son individualité. C'est toujours une figure sombre et hautaine que le lecteur voit passer dans chaque poëme comme à travers un crêpe de deuil. Sujet quelquefois, comme tous les penseurs profonds, au vague et à l'obscurité, il a des paroles qui sondent toute une âme, des soupirs qui racontent toute une existence. Il semble que son coeur s'entr'ouvre à chaque pensée qui en jaillit comme un volcan qui vomit des éclairs. Les douleurs, les joies, les passions n'ont point pour lui de mystères, et s'il ne fait voir les objets réels qu'à travers un voile, il montre à nu les régions idéales. On peut lui reprocher de négliger absolument l'ordonnance de ses poëmes; défaut grave, car un poëme qui manque d'ordonnance est un édifice sans charpente ou un tableau sans perspective. Il pousse également trop loin le lyrique dédain des transitions; et l'on désirerait parfois que ce peintre si fidèle des émotions intérieures jetât sur les descriptions physiques des clartés moins fantastiques et des teintes moins vaporeuses. Son génie ressemble trop souvent à un promeneur sans but qui rêve en marchant, et qui, absorbé dans une intuition profonde, ne rapporte qu'une image confuse des lieux qu'il a parcourus. Quoi qu'il en soit, même dans ses moins belles oeuvres, cette capricieuse imagination s'élève à des hauteurs où l'on ne parvient pas sans des ailes. L'aigle a beau fixer ses yeux sur la terre, il n'en conserve pas moins le regard sublime dont la portée s'étend jusqu'au soleil[3]. On a prétendu que l'auteur de Don Juan appartenait, par un côté de son esprit, à l'école de l'auteur de Candide. Erreur! il y a une différence profonde entre le rire de Byron et le rire de Voltaire. Voltaire n'avait pas souffert.
Ce serait ici le moment de dire quelque chose de la vie si tourmentée du noble poëte; mais, dans l'incertitude où nous sommes sur les causes réelles des malheurs domestiques qui avaient aigri son caractère, nous aimons mieux nous taire, de peur que notre plume ne s'égare malgré nous. Ne connaissant lord Byron que d'après ses poëmes, il nous est doux de lui supposer une vie selon son âme et son génie. Comme tous les hommes supérieurs, il a certainement été en proie à la calomnie. Nous n'attribuons qu'à elle les bruits injurieux qui ont si longtemps accompagné l'illustre nom du poëte. D'ailleurs celle que ses torts ont offensée les a sans doute oubliés la première en présence de sa mort. Nous espérons qu'elle lui a pardonné; car nous sommes de ceux qui ne pensent pas que la haine et la vengeance aient quelque chose à graver sur la pierre d'un tombeau.
Et nous, pardonnons-lui de même ses fautes, ses erreurs, et jusqu'aux ouvrages où il a paru descendre de la double hauteur de son caractère et de son talent; pardonnons-lui, il est mort si noblement! il est si bien tombé! Il semblait là comme un belliqueux représentant de la muse moderne dans la patrie des muses antiques. Généreux auxiliaire de la gloire, de la religion et de la liberté, il avait apporté son épée et sa lyre aux descendants des premiers guerriers et des premiers poëtes; et déjà le poids de ses lauriers faisait pencher la balance en faveur des malheureux hellènes. Nous lui devons, nous particulièrement, une reconnaissance profonde. Il a prouvé à l'Europe que les poëtes de l'école nouvelle, quoiqu'ils n'adorent plus les dieux de la Grèce païenne, admirent toujours ses héros; et que, s'ils ont déserté l'Olympe, du moins ils n'ont jamais dit adieu aux Thermopyles.
La mort de Byron a été accueillie dans tout le continent par les signes d'une douleur universelle. Le canon des grecs a longtemps salué ses restes, et un deuil national a consacré la perte de cet étranger parmi les calamités publiques. Les portes orgueilleuses de Westminster se sont ouvertes comme d'elles-mêmes, afin que la tombe du poëte vînt honorer le sépulcre des rois. Le dirons-nous? Au milieu de ces glorieuses marques de l'affliction générale, nous avons cherché quel témoignage solennel d'enthousiasme Paris, cette capitale de l'Europe, rendait à l'ombre héroïque de Byron, et nous avons vu une marotte qui insultait sa lyre et des tréteaux qui outrageaient son cercueil[4]!
[1: Il ne faut pas perdre de vue, en lisant ceci, que par les mots littérature d'un siècle, on doit entendre non-seulement l'ensemble des ouvrages produits durant ce siècle, mais encore l'ordre général d'idées et de sentiments qui—le plus souvent à l'insu des auteurs mêmes—a présidé à leur composition.
[2: Ce n'est ici qu'un simple rapport qui ne saurait justifier le titre d'école satanique sous lequel un homme de talent a désigné l'école de lord Byron.
[3: Dans un moment où l'Europe entière rend un éclatant hommage au génie de lord Byron, avoué grand homme depuis qu'il est mort, le lecteur sera curieux de relire ici quelques phrases de l'article remarquable dont la Revue d'Édimbourg, journal accrédité, salua l'illustre poëte à son début. C'est d'ailleurs sur ce ton que certains journaux nous entretiennent chaque matin ou chaque soir des premiers talents de notre époque.
«La poésie de notre jeune lord est de cette classe que ni les dieux ni les hommes ne tolèrent. Ses inspirations sont si plates qu'on pourrait les comparer à une eau stagnante. Comme pour s'excuser, le noble auteur ne cesse de rappeler qu'il est mineur… Peut-être veut-il nous dire: «Voyez comme un mineur écrit.» Mais hélas! nous nous rappelons tous la poésie de Cowley à dix ans, et celle de Pope à douze. Loin d'apprendre avec surprise que de mauvais vers ont été écrits par un écolier au sortir du collège, nous croyons la chose très commune, et, sur dix écoliers, neuf peuvent en faire autant et mieux que lord Byron.
«Dans le fait, cette seule considération (celle du rang de l'auteur) nous fait donner une place à lord Byron dans notre journal, outre notre désir de lui conseiller d'abandonner la poésie pour mieux employer ses talents.
«Dans cette intention, nous lui dirons que la rime et le nombre des pieds, quand ce nombre serait toujours régulier, ne constituent pas toute la poésie, nous voudrions lui persuader qu'un peu d'esprit et d'imagination sont indispensables, et que pour être lu un poëme a besoin aujourd'hui de quelque pensée ou nouvelle ou exprimée de façon à paraître telle.
«Lord Byron devrait aussi prendre garde de tenter ce que de grands poëtes ont tenté avant lui; car les comparaisons ne sont nullement agréables, comme il a pu l'apprendre de son maître d'écriture.
«Quant à ses imitations de la poésie ossianique, nous nous y connaissons si peu que nous risquerions de critiquer du Macpherson tout pur en voulant exprimer notre opinion sur les rapsodies de ce nouvel imitateur… Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'elles ressemblent à du Macpherson, et nous sommes sûr qu'elles sont tout aussi stupides et ennuyeuses que celles de notre compatriote.
«Une grande partie du volume est consacrée à immortaliser les occupations de l'auteur pendant son éducation. Nous sommes fâché de donner une mauvaise idée de la psalmodie du collége par la citation de ces stances attiques: (Suit la citation)…
«Mais quelque jugement qu'on puisse prononcer sur les poésies du noble mineur, il nous semble que nous devons les prendre comme nous les trouvons et nous en contenter; car ce sont les dernières que nous recevrons de lui… Qu'il réussisse ou non, il est très peu probable qu'il condescende de nouveau à devenir auteur. Prenons donc ce qui nous est offert et soyons reconnaissants. De quel droit ferions-nous les délicats, pauvres diables que nous sommes! C'est trop d'honneur pour nous de tant recevoir d'un homme du rang de ce lord. Soyons reconnaissants, nous le répétons, et ajoutons avec le bon Sancho: Que Dieu bénisse celui qui nous donne! ne regardons pas le cheval à la bouche quand il ne coûte rien.»
Lord Byron daigna se venger de ce misérable fatras de lieux communs, thème perpétuel que la médiocrité envieuse reproduit sans cesse contre le génie. Les auteurs de la Revue d'Édimbourg furent contraints de reconnaître son talent sous les coups de son fouet satirique. L'exemple paraît bon à suivre, nous avouerons cependant que nous eussions mieux aimé voir lord Byron garder à leur égard le silence du mépris. Si ce n'eût été le conseil de son intérêt, c'eût été du moins celui de sa dignité.
[4: Quelques jours après la nouvelle de la mort de lord Byron, on représentait encore à je ne sais quel théâtre du boulevard je ne sais quelle facétie de mauvais ton et de mauvais goût, où ce noble poëte est personnellement mis en scène sous le nom ridicule de lord Trois-Étoiles.
IDÉES AU HASARD
Juillet 1824.
I
Il faut bien que toutes les oreilles possibles s'habituent à l'entendre dire et redire, une révolution est faite dans les arts. Elle a commencé par la poésie, elle s'est continuée dans la musique; la voilà qui renouvelle la peinture; et avant peu elle ressuscitera infailliblement la sculpture et l'architecture, depuis longtemps mortes comme meurent toujours les arts, en pleine académie. Au reste, cette révolution n'est qu'un retour universel à la nature et à la vérité. C'est l'extirpation du faux goût qui, depuis près de trois siècles, substituant sans cesse les conventions de l'école à toutes les réalités, a vicié tant de beaux génies. La génération nouvelle a décidément jeté là le haillon classique, la guenille philosophique, l'oripeau mythologique. Elle a revêtu la robe virile, et s'est débarrassée des préjugés, tout en étudiant les traditions.
Il est risible d'entendre disserter, sur un changement invinciblement amené par le cours des événements, cette tourbe innombrable d'esprits faux, de petits docteurs, de grands pédants, de lourds railleurs, de jugeurs à verbe haut, de critiques superficiels, également propres à raisonner sur tout parce qu'ils ignorent tout au même degré; d'artistes médiocres, qui ne connaissent le talent que par l'envie dont il les tourmente et l'impuissance dont il les accable. Ces bonnes gens s'imaginent qu'à force de cris, de colère et d'anathèmes, ils parviendront à détruire ou à modifier selon leur fantaisie un ordre d'idées qui résulte nécessairement d'un ordre de choses. Ils ne comprennent pas que, de même qu'un orage change l'état de l'atmosphère, une révolution change l'état de la société. On les voit s'évertuant en efforts inutiles pour corriger la littérature et les arts nés de cette révolution. Je serais curieux de savoir comment ils s'y prendraient pour repeindre l'arc-en-ciel.
En attendant qu'ils aient résolu ce problème, l'arc-en-ciel brillera, et ce siècle sera ce qu'il est dans sa destinée d'être.
Que la nouvelle génération laisse donc des critiques accrédités ou non affirmer, avec une grotesque assurance, que l'art est chez nous en pleine décadence. Il faut se souvenir que l'académie a condamné le Cid; que MM. Morellet et Hoffman ont donné des férules à l'auteur du Génie du christianisme; que la Revue d'Édimbourg a renvoyé lord Byron à l'école; il faut laisser la médiocrité peser de toutes ses petites forces sur le talent naissant. Elle ne l'étouffera pas. Et, à tout prendre, est-ce donc un spectacle moins amusant qu'un autre, que de voir un homme de génie foudroyé par un professeur de gazette ou d'athénée? C'est l'aigle dans les serres du moineau franc.
II
L'expression de l'amour, dans les poëtes de l'école antique (à quelque nation et à quelque époque qu'ils appartiennent), manque en général de chasteté et de pudeur. Cette observation, peu importante au premier aspect, se rattache cependant aux plus hautes considérations. Si nous voulions l'examiner sérieusement, nous trouverions au fond de cette question toutes les sociétés païennes et tous les cultes idolâtriques. L'absence de chasteté dans l'amour est peut-être le signe caractéristique des civilisations et des littératures que n'a point purifiées le christianisme. Sans parler de ces poésies monstrueuses par lesquelles Anacréon, Horace, Virgile même ont immortalisé d'infâmes débauches et de honteuses habitudes, les chants amoureux des poëtes païens anciens et modernes, de Catulle, de Tibulle, de Bertin, de Bernis, de Parny, ne nous offrent rien de cette délicatesse, de cette modestie, de cette retenue sans lesquelles l'amour n'est plus qu'un instinct animal et qu'un appétit charnel. Il est vrai que l'amour chez ces poëtes est aussi raffiné qu'il est grossier. Il est difficile d'exprimer plus ingénieusement ce que sentent les brutes; et c'est sans doute pour qu'il y ait une différence entre leurs amours et ceux des animaux que ces galants diseurs font des élégies. Ils en sont même venus à convertir en science ce qu'il y a de plus naturel au monde; et l'art d'aimer a été enseigné par Ovide aux païens du siècle d'Auguste, par Gentil Bernard aux païens du siècle de Voltaire.
Avec quelque attention, on reconnaît qu'il existe une différence entre les premiers et les derniers artistes en amour. A une nuance près, leur vermillon est le même. Tous chantent la volupté matérielle. Mais les poëtes païens, grecs et romains, semblent le plus souvent des maîtres qui commandent à des esclaves, tandis que les poëtes païens français sont toujours des esclaves implorant leurs maîtresses. Et le secret des deux civilisations différentes est tout entier là-dedans. Les sociétés polies, mais idolâtres, de Rome et d'Athènes ignoraient la céleste dignité de la femme, révélée plus tard aux hommes par le Dieu qui voulut naître d'une fille d'Ève. Aussi l'amour, chez ces peuples, ne s'adressant qu'aux esclaves et aux courtisanes, avait-il quelque chose d'impérieux et de méprisant. Tout, dans la civilisation chrétienne, tend au contraire à l'ennoblissement du sexe faible et beau; et l'évangile paraît avoir rendu leur rang aux femmes, afin qu'elles conduisissent les hommes au plus haut degré possible de perfectionnement social. Ce sont elles qui ont créé la chevalerie; et cette institution merveilleuse, en disparaissant des monarchies modernes, y a laissé l'honneur comme une âme; l'honneur, cet instinct de nature, qui est aussi une superstition de société; cette seule puissance dont un français, supporte patiemment la tyrannie; ce sentiment mystérieux inconnu aux anciens justes, qui est tout à la fois plus et moins que la vertu. A l'heure qu'il est, remarquons bien ceci, l'honneur est ignoré des peuples à qui l'évangile n'a pas encore été révélé, ou chez lesquels l'influence morale des femmes est nulle. Dans notre civilisation, si les lois donnent la première place à l'homme, l'honneur donne le premier rang à la femme. Tout l'équilibre des sociétés chrétiennes est là.
III
Je ne sais par quelle bizarre manie on prétend aujourd'hui refuser au génie le droit d'admirer hautement le génie; on insulte à l'enthousiasme que le chant du poëte inspire à un poëte; et l'on veut que ceux qui ont du talent ne soient jugés que par ceux qui n'en ont pas. On dirait que, depuis le siècle dernier, nous ne sommes plus accoutumés qu'aux jalousies littéraires. Notre âge envieux se raille de cette fraternité poétique, si douce et si noble entre rivaux. Il a oublié l'exemple de ces antiques amitiés qui se resserraient dans la gloire; et il accueillerait d'un rire dédaigneux l'allocution touchante qu'Horace adressait au vaisseau de Virgile.
IV
La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels, la méditation et l'inspiration. La méditation est une faculté; l'inspiration est un don. Tous les hommes, jusqu'à un certain degré, peuvent méditer; bien peu sont inspirés. Spiritus flat ubi vult. Dans la méditation, l'esprit agit; dans l'inspiration, il obéit; parce que la première est en l'homme, tandis que la seconde vient de plus haut. Celui qui nous donne cette force est plus fort que nous. Ces deux opérations de la pensée se lient intimement dans l'âme du poëte. Le poëte appelle l'inspiration par la méditation, comme les prophètes s'élevaient à l'extase par la prière. Pour que la muse se révèle à lui, il faut qu'il ait en quelque sorte dépouillé toute son existence matérielle dans le calme, dans le silence et dans le recueillement. Il faut qu'il se soit isolé de la vie extérieure, pour jouir avec plénitude de cette vie intérieure qui développe en lui comme un être nouveau; et ce n'est que lorsque le monde physique a tout à fait disparu de ses yeux, que le monde idéal peut lui être manifesté. Il semble que l'exaltation poétique ait quelque chose de trop sublime pour la nature commune de l'homme. L'enfantement du génie ne saurait s'accomplir, si l'âme ne s'est d'abord purifiée de toutes ces préoccupations vulgaires que l'on traîne après soi dans la vie; car la pensée ne peut prendre des ailes avant d'avoir déposé son fardeau. Voilà sans doute pourquoi l'inspiration ne vient que précédée de la méditation. Chez les juifs, ce peuple dont l'histoire est si féconde en symboles mystérieux, quand le prêtre avait édifié l'autel, il y allumait le feu terrestre, et c'est alors seulement que le rayon divin y descendait du ciel.
Si l'on s'accoutumait à considérer les compositions littéraires sous ce point de vue, la critique prendrait probablement une direction nouvelle; car il est certain que le véritable poëte, s'il est maître du choix de ses méditations, ne l'est nullement de la nature de ses inspirations. Son génie, qu'il a reçu et qu'il n'a point acquis, le domine le plus souvent; et il serait singulier et peut-être vrai de dire que l'on est parfois étranger comme homme à ce que l'on a écrit comme poëte. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier aperçu. C'est pourtant une question, de savoir jusqu'à quel point le chant appartient à la voix, et la poésie au poëte.
Heureux celui qui sent dans sa pensée cette double puissance de méditation et d'inspiration, qui est le génie! Quel que soit son siècle, quel que soit son pays, fût-il né au sein des calamités domestiques, fût-il jeté dans un temps de révolutions, ou, ce qui est plus déplorable encore, dans une époque d'indifférence, qu'il se confie à l'avenir; car si le présent appartient aux autres hommes, l'avenir est à lui. Il est du nombre de ces êtres choisis qui doivent venir à un jour marqué. Tôt ou tard ce jour arrive, et c'est alors que, nourri de pensées et abreuvé d'inspirations, il peut se montrer hardiment à la foule, en répétant le cri sublime du poëte:
Voici mon orient; peuples, levez les yeux!
V
Si jamais composition littéraire a profondément porté l'empreinte ineffaçable de la méditation et de l'inspiration, c'est le Paradis perdu. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de l'homme; une leçon terrible donnée en vers sublimes; une des plus hautes vérités de la religion et de la philosophie, développée dans une des plus belles fictions de la poésie; l'échelle entière de la création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le plus bas; une action qui commence par Jésus et se termine par Satan; Ève entraînée par la curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'à la perdition; la première femme en contact avec le premier démon; voilà ce que présente l'oeuvre de Milton; drame simple et immense, dont tous les ressorts sont des sentiments; tableau magique qui fait graduellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les nuances de ténèbres; poëme singulier, qui charme et qui effraye!
VI
Quand les défauts d'une tragédie ont cela de particulier qu'il faut, pour en être choqué, avoir lu l'histoire et connaître les règles, le grand nombre des spectateurs s'en aperçoit peu, parce qu'il ne sait que sentir. Aussi le grand nombre juge-t-il toujours bien. Et en effet, pourquoi trouver si mauvais qu'un auteur tragique viole quelquefois l'histoire? Si cette licence n'est pas poussée trop loin, que m'importe la vérité historique, pourvu que la vérité morale soit observée! Voulez-vous donc que l'on dise de l'histoire ce qu'on a dit de la Poétique d'Aristote: elle fait faire de bien mauvaises tragédies? Soyez peintre fidèle de la nature et des caractères, et non copiste servile de l'histoire. Sur la scène, j'aime mieux l'homme vrai que le fait vrai.
VII
Quand on suit attentivement et siècle par siècle, dans les fastes de la France, l'histoire des arts, si étroitement liée à l'histoire politique des peuples, on est frappé, en arrivant jusqu'à notre temps, d'un phénomène singulier. Après avoir retrouvé sur les vitraux des merveilleuses cathédrales du moyen âge comme un reflet de cette belle époque de la grande féodalité, des croisades, de la chevalerie, époque qui n'a laissé ni dans la mémoire des hommes, ni sur la face de la terre, aucun vestige qui n'ait quelque chose de monumental, on passe au règne de François 1er, si étourdiment appelé ère de la renaissance des arts. On voit distinctement le fil qui lie ce siècle ingénieux au moyen âge. Ce sont déjà, moins leur pureté et leur originalité propres, les formes grecques; mais c'est toujours l'imagination gothique. La poésie, naïve encore dans Marot, a pourtant cessé d'être populaire pour devenir mythologique. On sent qu'on vient de changer de route. Déjà les études classiques ont gâté le goût national. Sous Louis XIII, la dégénération est sensible; on subit les conséquences du mauvais système où les arts se sont engagés. On n'a plus de Jean Goujon, plus de Jean Cousin, plus de Germain Pilon; et les types vicieux, que leur génie corrigeait par tant de grâce et d'élégance, redeviennent lourds et bâtards entre les mains de leurs copistes. A cette décadence se mêle je ne sais quel faux goût florentin, naturalisé en France par les Médicis. Tout se relève sous le sceptre éclatant de Louis XIV, mais rien ne se redresse. Au contraire, le principe de l'imitation des anciens devient loi pour les arts, et les arts restent froids, parce qu'ils restent faux. Quoique imposant, il faut le dire, le génie de ce siècle illustre est incomplet. Sa richesse n'est que de la pompe, sa grandeur n'est que de la majesté.
Enfin, sous Louis XV, tous les germes ont porté leurs fruits. Les arts selon Aristote tombent de décrépitude avec la monarchie selon Richelieu. Cette noblesse factice que leur imprimait Louis XIV meurt avec lui. L'esprit philosophique achève de mûrir l'oeuvre classique; et, dans ce siècle de turpitudes, les arts ne sont qu'une turpitude de plus. Architecture, sculpture, peinture, poésie, musique, tout, à bien peu d'exceptions près, montre les mêmes difformités. Voltaire amuse une courtisane régnante des tortures d'une vierge martyre. Les vers de Dorat naissent pour les bergères de Boucher. Siècle ignoble quand il n'est pas ridicule, ridicule quand il n'est pas hideux; et qui, commençant au cabaret pour finir à la guillotine, couronnant ses fêtes par des massacres et ses danses par la carmagnole, ne mérite place qu'entre le chaos et le néant.
Le siècle de Louis XIV ressemble à une cérémonie de cour réglée par l'étiquette; le siècle de Louis XV est une orgie de taverne, où la démence s'accouple au vice. Cependant, quelque différentes qu'elles paraissent au premier abord, une cohésion intime existe entre ces deux époques. D'une solennité d'apparat ôtez l'étiquette, il vous restera une cohue; du règne de Louis XIV ôtez la dignité, vous aurez le règne de Louis XV.
Heureusement, et c'est là que nous voulions en venir, le même lien est loin d'enchaîner le dix-neuvième siècle au dix-huitième. Chose étrange! quand on compare notre époque si austère, si contemplative, et déjà si féconde en événements prodigieux, aux trois siècles qui l'ont précédée, et surtout à son devancier immédiat, on a d'abord peine à comprendre comment il se fait qu'elle vienne à leur suite; et son histoire, après la leur, a l'air d'un livre dépareillé. On serait tenté de croire que Dieu s'est trompé de siècle dans sa distribution alternative des temps. De notre siècle à l'autre, on ne peut découvrir la transition. C'est qu'en effet il n'en existe pas. Entre Frédéric et Bonaparte, Voltaire et Byron, Vanloo et Géricault, Boucher et Charlet, il y a un abîme, la révolution.
1827
FRAGMENT D'HISTOIRE
Ce ne serait pas, à notre avis, un tableau sans grandeur et sans nouveauté que celui où l'on essayerait de dérouler sous nos yeux l'histoire entière de la civilisation. On pourrait la montrer se propageant par degrés de siècle en siècle sur le globe, et envahissant tour à tour toutes les parties du monde. On la verrait poindre en Asie, dans cette Inde centrale et mystérieuse où la tradition des peuples a placé le paradis terrestre. Comme le jour, la civilisation a son aurore en orient. Peu à peu elle s'éveille et s'étend dans son vieux berceau asiatique. D'un bras, elle dépose dans un coin du monde la Chine, avec les hiéroglyphes, l'artillerie et l'imprimerie, comme une première ébauche de ses oeuvres futures, comme un immuable échantillon de ce qu'elle fera un jour. De l'autre, elle jette à l'occident ces grands empires d'Assyrie, de Perse, de Chaldée, ces villes prodigieuses, Babylone, Suse, Persépolis, métropoles de la terre, qui n'a pas même gardé leur trace. Alors, tandis que tout le reste du globe est submergé sous de profondes ténèbres, resplendit dans tout son éclat cette haute civilisation théocratique de l'orient, dont on entrevoit à peine, à travers tant de siècles, quelques rayons éblouissants, quelques gigantesques vestiges, et qui nous paraît fabuleuse, tant elle est lointaine, vague et confuse! Cependant la civilisation marche et se développe toujours. L'intérieur des terres ne lui suffit plus, elle colonise le bord des mers. Aux populations de laboureurs et de bergers succèdent des races de pêcheurs et de commerçants. De là, les phéniciens, les phrygiens, Sidon, Troie, Sarepta, et Tyr, qui bat les mers, comme dit l'Écriture, avec les ailes de mille vaisseaux. Enfin, prête à déborder l'Asie, elle fonde sur la limite de l'Afrique cette énigmatique Égypte, ce peuple de prêtres et de marchands, de laboureurs et de matelots, qui est en quelque sorte la transition de la civilisation asiatique à la civilisation africaine, des empires théocratiques aux républiques commerçantes, de Babylone à Carthage.
Sur l'Égypte, en effet, s'appuient les trois civilisations successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe. L'Égypte est la clef de voûte de l'ancien continent.
Ici la civilisation se bifurque, pour ainsi parler. Elle prend deux routes, l'une au nord, l'autre au couchant; et, tandis que l'Égypte crée la Grèce en Europe, Sidon apporte Carthage en Afrique. Alors la scène change. L'Asie s'éteint. C'est le tour de l'Afrique. Les carthaginois complètent l'oeuvre des phéniciens, leurs pères. Pendant que derrière eux s'élèvent, comme les arcs-boutants de leur empire, ces royaumes de Nubie, d'Abyssinie, de Nigritie, d'Éthiopie, de Numidie; pendant que se peuple et se féconde cette terre de feu qui doit porter les Juba et les Jugurtha, Carthage s'empare des mers et court les aventures. Elle débarque en Sicile, en Corse, en Sardaigne. Puis la Méditerranée ne lui suffit plus. Ses innombrables vaisseaux franchissent les colonnes d'Hercule, où plus tard la timide navigation des grecs et des romains croira voir les bornes du monde. Bientôt les colonies carthaginoises, risquées sur l'océan, dépassent la péninsule hispanique. Elles montent hardiment vers le nord, et, tout en côtoyant la rive occidentale de l'Europe, apportent le dialecte phénicien, d'abord en Biscaye, où on le retrouve colorant de mots étranges l'ancienne langue ibérique, puis en Irlande, au pays de Galles, en Armorique, où il subsiste encore aujourd'hui, mêlé au celte primitif. Elles enseignent à ces sauvages peuplades quelque chose de leurs arts, de leur commerce, de leur religion; le culte monstrueux du Saturne carthaginois, qui devient le Teutatès celte; les sacrifices humains; et jusqu'au mode de ces sacrifices, les victimes brûlées vives dans des cages d'osier à forme humaine. Ainsi Carthage donne aux celtes ce qu'elle a de la théocratie asiatique, dénaturé par sa féroce civilisation. Les druides sont des mages; seulement ils ont passé par l'Afrique. Tout, chez ces peuples, se ressent de leur contact avec l'orient. Leurs monuments bruts prennent quelque chose d'égyptien. De grossiers hiéroglyphes, les caractères runiques, commencent à en marquer la face, que jusque-là le fer n'avait pas touchée; et il n'est pas prouvé que ce ne soit point la puissante navigation carthaginoise qui ait déposé sur la grève armoricaine cet autre hiéroglyphe monumental, Karnac, livre colossal et éternel dont les siècles ont perdu le sens et dont chaque lettre est un obélisque de granit. Comme Thèbes, la Bretagne a son palais de Karnac.
L'audace punique ne s'est peut-être pas arrêtée là. Qui sait jusqu'où est allée Carthage? N'est-il pas étrange qu'après tant de siècles on ait retrouvé vivant en Amérique le culte du soleil, le Bélus assyrien, le Mithra persan? N'est-il pas étonnant qu'on y ait retrouvé des vestales (les filles du soleil), débris du sacerdoce asiatique et africain, emprunté aussi par Rome à Carthage? N'est-il pas merveilleux enfin que ces ruines du Pérou et du Mexique, magnifiques témoins d'une ancienne civilisation éteinte, ressemblent si fort par leur caractère et par leurs ornements aux monuments syriaques; par leur forme et par leurs hiéroglyphes, à l'architecture égyptienne?…
Quoi qu'il en soit, le colosse carthaginois, maître des mers, héritier de la civilisation d'Asie, d'un bras s'appuyant sur l'Egypte, de l'autre environnant déjà l'Europe, est un moment le centre des nations, le pivot du globe. L'Afrique domine le monde.
Cependant la civilisation a déposé son germe en Grèce[1]. Il y a pris racine, il s'y est développé, et du premier jet a produit un peuple capable de le défendre contre les irruptions de l'Asie, contre les revendications hautaines de cette vieille mère des nations. Mais, si ce peuple a su défendre le feu sacré, il ne saurait le propager. Manquant de métropole et d'unité, divisée en petites républiques qui luttent entre elles, et dans l'intérieur desquelles se heurtent déjà toutes les formes de gouvernement, démocratie, oligarchie, aristocratie, royauté, ici énervée par des arts précoces, là nouée par des lois étroites, la société grecque a plus de beauté que de puissance, plus d'élégance que de grandeur, et la civilisation s'y raffine avant de se fortifier. Aussi Rome se hâte-t-elle d'arracher à la Grèce le flambeau de l'Europe, elle le secoue du haut du Capitole et lui fait jeter des rayons inattendus. Rome, pareille à l'aigle, son redoutable symbole, étend largement ses ailes, déploie puissamment ses serres, saisit la foudre et s'envole. Carthage est le soleil du monde, c'est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maîtresse des océans, maîtresse des royaumes, maîtresse des nations. C'est une ville magnifique, pleine de splendeur et d'opulence, toute rayonnante des arts étranges de l'orient. C'est une société complète, finie, achevée, à laquelle rien ne manque du travail du temps et des hommes. Enfin, la métropole d'Afrique est à l'apogée de sa civilisation, elle ne peut plus monter, et chaque progrès désormais sera un déclin. Rome au contraire n'a rien. Elle a bien pris déjà tout ce qui était à sa portée; mais elle a pris pour prendre plutôt que pour s'enrichir. Elle est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et sa fortune à faire. Tout devant elle, rien derrière.
Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un se repose dans sa splendeur, l'autre grandit dans l'ombre. Mais peu à peu l'air et la place leur manquent à tous deux pour se développer. Rome commence à gêner Carthage. Il y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises sur les deux rives opposées de la Méditerranée, les deux cités se regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les séparer. L'Europe et l'Afrique pèsent l'une sur l'autre. Comme deux nuages surchargés d'électricité, elles se côtoient de trop près. Elles vont se mêler dans la foudre.
Ici est la péripétie de ce grand drame. Quels acteurs sont en présence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de laboureurs et de soldats; deux peuples, l'un régnant par l'or, l'autre par le fer; deux républiques, l'une théocratique, l'autre aristocratique; Rome et Carthage; Rome avec son armée, Carthage avec sa flotte; Carthage vieille, riche, rusée, Rome jeune, pauvre et forte; le passé et l'avenir; l'esprit de découverte et l'esprit de conquête; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre et de l'ambition; l'orient et le midi d'une part, l'occident et le nord de l'autre; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la civilisation d'Europe.
Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est également formidable. Rome, déjà à l'étroit dans ce qu'elle connaît du monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui tient en laisse l'Espagne, l'Armorique et cette Bretagne que les romains croyaient au fond de l'univers, Carthage a déjà jeté son ancre d'abordage sur l'Europe.
La bataille éclate. Rome copie grossièrement la marine de sa rivale. La guerre s'allume d'abord dans la Péninsule et dans les îles. Rome heurte Carthage dans cette Sicile où déjà la Grèce a rencontré l'Égypte, dans cette Espagne où plus tard lutteront encore l'Europe et l'Afrique, l'orient et l'occident, le midi et le septentrion.
Peu à peu le combat s'engage, le monde prend feu. Les colosses s'attaquent corps à corps, ils se prennent, se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se repoussent. Carthage franchit les Alpes, Rome passe les mers. Les deux peuples, personnifiés en deux hommes, Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en finir. C'est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle pousse un cri d'angoisse: Annibal ad portas! Mais elle se relève, épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage, et l'efface du monde.
C'est là le plus grand spectacle qui soit dans l'histoire. Ce n'est pas seulement un trône qui tombe, une ville qui s'écroule, un peuple qui meurt. C'est une chose qu'on n'a vue qu'une fois, c'est un astre qui s'éteint; c'est tout un monde qui s'en va; c'est une société qui en étouffe une autre.
Elle l'étouffé sans pitié. Il faut qu'il ne reste rien de Carthage. Les siècles futurs, ne sauront d'elle que ce qu'il plaira à son implacable rivale. Ils ne distingueront qu'à travers d'épaisses ténèbres cette capitale de l'Afrique, sa civilisation barbare, son gouvernement difforme, sa religion sanglante, son peuple, ses arts, ses monuments gigantesques, ses flottes qui vomissaient le feu grégeois, et cet autre univers connu de ses pilotes, et que l'antiquité romaine nommera dédaigneusement le monde perdu.
Rien n'en restera. Seulement, longtemps après encore, Rome, haletant et comme essoufflée de sa victoire, se recueillera en elle-même, et dira dans une sorte de rêverie profonde: Africa portentosa!
Prenons haleine avec elle; voilà le grand oeuvre accompli. La querelle des deux moitiés de la terre, la voilà décidée. Cette réaction de l'occident sur l'orient, déjà la Grèce l'avait tentée deux fois. Argos avait démoli Troie. Alexandre avait été frapper l'Inde à travers la Perse. Mais les rois grecs n'avaient détruit qu'une ville, qu'un empire. Mais l'aventurier macédonien n'avait fait qu'une trouée dans la vieille Asie, qui s'était promptement refermée sur lui. Pour jouer le rôle de l'Europe dans ce drame immense, pour tuer la civilisation orientale, il fallait plus qu'Achille, il fallait plus qu'Alexandre; il fallait Rome.
Les esprits qui aiment à sonder les abîmes ne peuvent s'empêcher de se demander ici ce qui serait advenu du genre humain, si Carthage eût triomphé dans cette lutte. Le théâtre de vingt siècles eût été déplacé. Les marchands eussent régné, et non les soldats. L'Europe eût été laissée aux brouillards et aux forêts. Il se serait établi sur la terre quelque chose d'inconnu.
Il n'en pouvait être ainsi. Les sables et le désert réclamaient l'Afrique; il fallait qu'elle cédât la scène à l'Europe.
A dater de la chute de Carthage, en effet, la civilisation européenne prévaut. Rome prend un accroissement prodigieux; elle se développe tant, qu'elle commence à se diviser. Conquérante de l'univers connu, quand elle ne peut plus faire la guerre étrangère, elle fait la guerre civile. Comme un vieux chêne, elle s'élargit, mais elle se creuse.
Cependant la civilisation se fixe sur elle. Elle en a été la racine, elle en devient la tige, elle en devient la tête. En vain les Césars, dans la folie de leur pouvoir, veulent casser la ville éternelle et reporter la métropole du monde à l'orient. Ce sont eux qui s'en vont; la civilisation ne les suit pas, et ils s'en vont à la barbarie. Byzance deviendra Stamboul. Rome restera Rome.
Le Vatican remplace le Capitole; voilà tout. Tout s'est écroulé de vétusté autour d'elle; la cité sainte se renouvelle. Elle régnait par la force, la voici qui règne par la croyance, plus forte que la force. Pierre hérite de César. Rome n'agit plus, elle parle; et sa parole est un tonnerre. Ses foudres désormais frappent les âmes. A l'esprit de conquête succède l'esprit de prosélytisme. Foyer du globe, elle a des échos dans toutes les nations; et ce qu'un homme, du haut du balcon papal, dit à la ville sacrée, est dit aussi pour l'univers. Urbi et orbi.
Ainsi une théocratie fait l'Europe, comme une théocratie a fait l'Afrique, comme une théocratie a fait l'Asie. Tout se résume en trois cités, Babylone, Carthage, Rome. Un docteur dans sa chaire préside les rois sur leurs trônes. Chef-lieu du christianisme, Rome est le chef-lieu nécessaire de la société. Comme une mère vigilante, elle garde la grande famille européenne, et la sauve deux fois des irruptions du nord, des invasions du midi. Ses murs font rebrousser Attila et les vandales. C'est elle qui forge le martel dont Charles pulvérise Abdérame et les arabes.
On dirait même que Rome chrétienne a hérité de la haine de Rome païenne pour l'orient. Quand elle voit l'Europe assez forte pour combattre, elle lui prêche les croisades, guerre éclatante et singulière, guerre de chevalerie et de religion, pour laquelle la théocratie arme la féodalité.
Voilà deux mille ans que les choses vont ainsi. Voilà vingt siècles que domine la civilisation européenne, la troisième grande civilisation qui ait ombragé la terre.
Peut-être touchons-nous à sa fin. Notre édifice est bien vieux. Il se lézarde de toutes parts. Rome n'en est plus le centre. Chaque peuple tire de son côté. Plus d'unité, ni religieuse ni politique. L'opinion a remplacé la foi. Le dogme n'a plus la discipline des consciences. La révolution française a consommé l'oeuvre de la réforme; elle a décapité le catholicisme comme la monarchie; elle a ôté la vie à Rome. Napoléon, en rudoyant la papauté, l'a achevée; il a ôté son prestige au fantôme. Que fera l'avenir de cette société européenne, qui perd de plus en plus, chaque jour, sa forme papale et monarchique? Le moment ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se remettre en route et continuer son majestueux voyage autour du monde? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique? N'a-t-elle pas inventé des moyens de franchir l'Océan plus vite qu'elle ne traversait autrefois la Méditerranée? D'ailleurs, lui reste-t-il beaucoup à faire en Europe? Est-il si hasardé de supposer qu'usée et dénaturée dans l'ancien continent, elle aille chercher une terre neuve et vierge pour se rajeunir et la féconder? Et pour cette terre nouvelle, ne tient-elle pas tout prêt un principe nouveau; nouveau, quoiqu'il jaillisse aussi, lui, de cet évangile qui a deux mille ans, si toutefois l'évangile a un âge? Nous voulons parler ici du principe d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que jusqu'ici l'on en a fait les plus larges applications. Là, l'échelle d'essai est immense. Là, les nouveautés sont à l'aise. Rien ne les gêne. Elles ne trébuchent point à chaque pas contre des tronçons de vieilles institutions en ruines. Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière nouvelle, qui, loin de dessécher les anciens continents, leur redonnera peut-être chaleur, vie et jeunesse. Les quatre mondes deviendront frères dans un perpétuel embrassement. Aux trois théocraties successives d'Asie, d'Afrique et d'Europe succédera la famille universelle. Le principe d'autorité fera place au principe de liberté, qui, pour être plus humain, n'est pas moins divin.
Nous ne savons, mais, si cela doit être, si l'Amérique doit offrir le quatrième acte de ce drame des siècles, il sera certainement bien remarquable qu'à la même époque où naissait l'homme qui devait, préparant l'anarchie politique par l'anarchie religieuse, introduire le germe de mort dans la vieille société royale et pontificale d'Europe, un autre homme ait découvert une nouvelle terre, futur asile de la civilisation fugitive; qu'en un mot, Christophe Colomb ait trouvé un monde au moment où Luther en allait détruire un autre.
Aliquis providet.
[1: Ceci n'est qu'un premier chapitre. L'auteur n'a pu y indiquer et y classer que les faits les plus généraux et les plus sommaires. Il n'a point négligé pour cela d'autres faits, qui, pour être du second ordre, n'en ont pas moins une haute valeur. On verra dans la suite du livre dont ceci est un fragment, si jamais il termine ce livre, comment il les coordonne et les rattache à l'idée principale. Les preuves arriveront aussi. Il y a bien des cavités à fouiller dans l'histoire, bien des fonds perdus dans cette mer, là même où elle a été le plus explorée, le plus sondée. Et par exemple, la grande civilisation dominante d'Europe, celle qui d'abord apparaît aux yeux, la civilisation grecque et romaine, n'est qu'un grand palimpseste, sous lequel, la première couche enlevée, on retrouve les pélages, les étrusques, les ibères et les celtes. Rien que cela ferait un livre.
1830
SUR M. DOVALLE
Il y a du talent dans les poésies de M. Dovalle; et pourtant sans preneurs, sans coterie, sans appui extérieur, ce recueil, on peut le prédire, aura tout de suite le succès qu'il mérite. C'est que M. Dovalle n'a besoin maintenant de qui que ce soit pour réussir. En littérature, le plus sûr moyen d'avoir raison, c'est d'être mort.
Et puis, ce manuscrit du poëte tué à vingt ans réveille de si douloureux souvenirs! Tant d'émotions se soulèvent en foule sous chacune de ces pages inachevées! On est saisi d'une si profonde pitié au milieu de ces odes, de ces ballades orphelines, de ces chansons toutes saignantes encore! Quelle critique faire après une si poignante lecture? Comment raisonner ce qu'on a senti? Quelle tâche impossible pour nous autres surtout, critiques peu déterminés, simples hommes d'art et de poésie! Aussi, après avoir lu ce manuscrit, n'est-ce pas de l'opinion, mais de l'impression qui m'en reste que je parlerais volontiers.
Et d'abord, ce qui frappe en commençant cette lecture, ce qui frappe en la terminant, c'est que tout dans ce livre d'un poëte si fatalement prédestiné, tout est grâce, tendresse, fraîcheur, douceur harmonieuse, suave et molle rêverie. Et, en y réfléchissant, la chose semble plus singulière encore. Un grand mouvement, un vaste progrès, avec lequel sympathisait complètement M. Dovalle, s'accomplit dans l'art. Ce mouvement, nous l'avons déjà dit bien des fois, n'est qu'une conséquence naturelle, qu'un corollaire immédiat de notre grand mouvement social de 1789. C'est le principe de liberté qui, après s'être établi dans l'état et y avoir changé la face de toute chose, poursuit sa marche, passe du monde matériel au monde intellectuel, et vient renouveler l'art comme il a renouvelé la société. Cette régénération, comme l'autre, est générale, universelle, irrésistible. Elle s'adresse à tout, recrée tout, réédifie tout, refait à la fois l'ensemble et le détail, rayonne en tous sens et chemine en toutes voies. Or (pour n'envisager ici que cette particularité), par cela même qu'elle est complète, la révolution de l'art a ses cauchemars, comme la révolution politique a eu ses échafauds. Cela est fatal. Il faut les uns après les madrigaux de Dorat, comme il fallait les autres après les petits soupers de Louis XV. Les esprits, affadis par la comédie en paniers et l'élégie en pleureuses, avaient besoin de secousses, et de secousses fortes. Cette soif d'émotions violentes, de beaux et sombres génies sont venus de nos jours la satisfaire. Et il ne faut pas leur en vouloir d'avoir jeté dans vos âmes tant de sinistres imaginations, tant de rêves horribles, tant de visions sanglantes. Qu'y pouvaient-ils faire? Ces hommes, qui paraissent si fantasques et si désordonnés, ont obéi à une loi de leur nature et de leur siècle. Leur littérature, si capricieuse qu'elle semble et qu'elle soit, n'est pas un des résultats les moins nécessaires du principe de liberté qui désormais gouverne et régit tout d'en haut, même le génie. C'est de la fantaisie, soit; mais il y a une logique dans cette fantaisie.
Et puis, le grand malheur après tout! Bonnes gens, soyons tranquilles. Pour avoir vu 93, ne nous effrayons pas tant de la terreur en fait de révolutions littéraires. En conscience, tout satanique qu'est le premier, et tout frénétique qu'est le second, Byron et Mathurin me font moins peur que Marat et Robespierre.
Si sérieux que l'on soit, il est difficile de ne pas sourire quelquefois en répondant aux objections que l'ancien régime littéraire emprunte à l'ancien régime politique pour combattre toutes les tentatives de la liberté dans l'art. Certes, après les catastrophes qui, depuis quarante ans, ont ensanglanté la société et décimé la famille, après une puissante révolution qui a fait des places de Grève dans toutes nos villes et des champs de bataille dans toute l'Europe, ce qu'il y a de triste, d'amer, de sanglant dans les esprits, et par conséquent dans la poésie, n'a besoin ni d'être expliqué ni d'être justifié. Sans doute la contemplation des quarante dernières années de notre histoire, la liberté d'un grand peuple qui éclôt géante et écrase une Bastille à son premier pas, la marche de cette haute république qui va les pieds dans le sang et la tête dans la gloire, sans doute ce spectacle, quand la raison nous montre qu'après tout et enfin c'est un progrès et un bien, ne doit pas inspirer moins de joie que de tristesse; mais, s'il nous réjouit par notre côté divin, il nous déchire par notre côté humain, et notre joie même y est triste; de là, pour longtemps, de sombres visions dans les imaginations et un deuil profond mêlé de fierté et d'orgueil dans la poésie.
Heureux pour lui-même le poëte qui, né avec le goût des choses fraîches et douces, aura su isoler son âme de toutes ces impressions douloureuses; et, dans cette atmosphère flamboyante et sombre qui rougit l'horizon longtemps encore après une révolution, aura conservé rayonnant et pur son petit monde de fleurs, de rosée et de soleil!
M. Dovalle a eu ce bonheur, d'autant plus remarquable, d'autant plus étrange chez lui, qui devait finir d'une telle fin et interrompre sitôt sa chanson à peine commencée! Il semblerait d'abord qu'à défaut de douloureux souvenirs, on rencontrera dans son livre quelque pressentiment vague et sinistre. Non, rien de sombre, rien d'amer, rien de fatal. Bien au contraire, une poésie toute jeune, enfantine parfois; tantôt les désirs de Chérubin, tantôt une sorte de nonchalance créole; un vers à gracieuse allure, trop peu métrique, trop peu rhythmique, il est vrai, mais toujours plein d'une harmonie plutôt naturelle que musicale; la joie, la volupté, l'amour; la femme surtout, la femme divinisée, la femme faite muse; et puis partout des fleurs, des fêtes, le printemps, le matin, la jeunesse; voilà ce qu'on trouve dans ce portefeuille d'élégies déchiré par une balle de pistolet.
Ou, si quelquefois cette douce muse se voile de mélancolie, c'est, comme dans le Premier chagrin, un accent confus, indistinct, presque inarticulé, à peine un soupir dans les feuilles de l'arbre, à peine une ride à la face transparente du lac, à peine une blanche nuée dans le ciel bleu. Si même, comme dans la touchante personnification du Sylphe, l'idée de la mort se présente au poëte, elle est si charmante encore et si suave, si loin de ce que sera la réalité, que les larmes en viennent aux yeux.
Oh! respectez mes jeux et ma faiblesse,
Vous qui savez le secret de mon coeur!
Oh! laissez-moi pour unique richesse
De l'eau dans une fleur;
L'air frais du soir; au bois une humble couche,
Un arbre vert pour me garder du jour…
Le sylphe après ne voudra qu'une bouche
Pour y mourir d'amour.
Certes, cela ne ressemble guère à un pressentiment. Il me semble que cette grâce, cette harmonie, cette joie qui s'épanouit à tous les vers de M. Dovalle, donnent à cette lecture un charme et un intérêt singuliers. André Chénier, qui est mort bien jeune également et qui pourtant avait dix ans de plus que M. Dovalle, André Chénier a laissé aussi un livre de douces et folles élégies, comme il dit lui-même, où se rencontrent bien çà et là quelques ïambes ardents, fruit de ses trente ans, et tout rouges des réverbérations de la lave révolutionnaire; mais dans lequel dominent, ainsi que dans le livre charmant de M. Dovalle, la grâce, l'amour, la volupté. Aussi quiconque lira le recueil de M. Dovalle sera-t-il longtemps poursuivi par la jeune et pâle figure de ce poëte, souriant comme André Chénier, et sanglant comme lui.
Et puis cette réflexion me vient en terminant: dans ce moment de mêlée et de tourmente littéraire, qui faut-il plaindre, ceux qui meurent ou ceux qui combattent? Sans doute, c'est triste de voir un poëte de vingt ans qui s'en va, une lyre qui se brise, un avenir qui s'évanouit; mais n'est-ce pas quelque chose aussi que le repos? N'est-il pas permis à ceux autour desquels s'amassent incessamment calomnies, injures, haines, jalousies, sourdes menées, basses trahisons; hommes loyaux auxquels on fait une guerre déloyale; hommes dévoués qui ne voudraient enfin que doter le pays d'une liberté de plus, celle de l'art, celle de l'intelligence; hommes laborieux qui poursuivent paisiblement leur oeuvre de conscience, en proie, d'un côté, à de viles machinations de censure et de police, en butte, de l'autre, trop souvent, à l'ingratitude des esprits mêmes pour lesquels ils travaillent; ne leur est-il pas permis de retourner quelquefois la tête avec envie vers ceux qui sont tombés derrière eux et qui dorment dans le tombeau? Invideo, disait Luther dans le cimetière de Worms, invideo, quia quiescunt.
Qu'importe toutefois! Jeunes gens, ayons bon courage; si rude qu'on nous veuille faire le présent, l'avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand; et bientôt, car l'oeuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d'aujourd'hui; puis avec la jeunesse, et à sa tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle et prévaudra. Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles et tout ce qu'on fait contre elles les sert également. Or, après tant de grandes choses que nos pères ont faites et que nous avons vues, nous voilà sortis de la vieille forme sociale, comment ne sortirions-nous pas de la vieille forme poétique? A peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à sa monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre, et personnelle, et nationale, cette France actuelle, cette France du dix-neuvième siècle, à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance.
1825-1832
GUERRE AUX DÉMOLISSEURS!
1825
Si les choses vont encore quelque temps de ce train, il ne restera bientôt plus à la France d'autre monument national que celui des Voyages pittoresques et romantiques, où rivalisent de grâce, d'imagination et de poésie le crayon de Taylor et la plume de Ch. Nodier, dont il nous est bien permis de prononcer le nom avec admiration, quoiqu'il ait quelquefois prononcé le nôtre avec amitié.
Le moment est venu où il n'est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. Il faut qu'un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l'ancienne. Tous les genres de profanation, de dégradation et de ruine menacent à la fois le peu qui nous reste de ces admirables monuments du moyen âge, où s'est imprimée la vieille gloire nationale, auxquels s'attachent à la fois la mémoire des rois et la tradition du peuple. Tandis que l'on construit à grands frais je ne sais quels édifices bâtards, qui, avec la ridicule prétention d'être grecs ou romains en France, ne sont ni romains ni grecs, d'autres édifices admirables et originaux tombent sans qu'on daigne s'en informer, et leur seul tort cependant, c'est d'être français par leur origine, par leur histoire et par leur but. A Blois, le château des états sert de caserne, et la belle tour octogone de Catherine de Médicis croule ensevelie sous les charpentes d'un quartier de cavalerie. A Orléans, le dernier vestige des murs défendus par Jeanne vient de disparaître. A Paris, nous savons ce qu'on a fait des vieilles tours de Vincennes, qui faisaient une si magnifique compagnie au donjon. L'abbaye de Sorbonne, si élégante et si ornée, tombe en ce moment sous le marteau. La belle église romane de Saint-Germain des Prés, d'où Henri IV avait observé Paris, avait trois flèches, les seules de ce genre qui embellissent la silhouette de la capitale. Deux de ces aiguilles menaçaient ruine. Il fallait les étayer ou les abattre; on a trouvé plus court de les abattre. Puis, afin de raccorder, autant que possible, ce vénérable monument avec le mauvais portique dans le style de Louis XIII qui en masque le portail, les restaurateurs ont remplacé quelques-unes des anciennes chapelles par de petites bonbonnières à chapiteaux corinthiens dans le goût de celle de Saint-Sulpice; et on a badigeonné le reste en beau jaune serin. La cathédrale gothique d'Autun a subi le même outrage. Lorsque nous passions à Lyon, en août 1825, il y a deux mois, on faisait également disparaître sous une couche de détrempe rose la belle couleur que les siècles avaient donnée à la cathédrale du primat des Gaules. Nous avons vu démolir encore, près de Lyon, le château renommé de l'Arbresle. Je me trompe, le propriétaire a conservé une des tours, il la loue à la commune, elle sert de prison. Une petite ville historique dans le Forez, Crozet, tombe en ruines, avec le manoir des d'Aillecourt, la maison seigneuriale où naquit Tourville, et des monuments qui embelliraient Nuremberg. A Nevers, deux églises du onzième siècle servent d'écurie. Il y en avait une troisième du même temps, nous ne l'avons pas vue; à notre passage, elle était effacée du sol. Seulement nous en avons admiré à la porte d'une chaumière, où ils étaient jetés, deux chapiteaux romans qui attestaient par leur beauté celle de l'édifice dont ils étaient les seuls vestiges. On a détruit l'antique église de Mauriac. A Soissons, on laisse crouler le riche cloître de Saint-Jean et ses deux flèches si légères et si hardies. C'est dans ces magnifiques ruines que le tailleur de pierres choisit des matériaux. Même indifférence pour la charmante église de Braisne, dont la voûte démantelée laisse arriver la pluie sur les dix tombes royales qu'elle renferme.
A la Charité-sur-Loire, près Bourges, il y a une église romane qui, par l'immensité de son enceinte et la richesse de son architecture, rivaliserait avec les plus célèbres cathédrales de l'Europe; mais elle est à demi ruinée. Elle tombe pierre à pierre, aussi inconnue que les pagodes orientales dans leurs déserts de sable. Il passe là six diligences par jour. Nous avons visité Chambord, cet Alhambra de la France. Il chancelle déjà, miné par les eaux du ciel, qui ont filtré à travers la pierre tendre de ses toits dégarnis de plomb. Nous le déclarons avec douleur, si l'on n'y songe promptement, avant peu d'années, la souscription, souscription qui, certes, méritait d'être nationale, qui a rendu le chef-d'oeuvre du Primatice au pays aura été inutile; et bien peu de chose restera debout de cet édifice, beau comme un palais de fées, grand comme un palais de rois.
Nous écrivons ceci à la hâte, sans préparation et en choisissant au hasard quelques-uns des souvenirs qui nous sont restés d'une excursion rapide dans une petite portion de la France. Qu'on y réfléchisse, nous n'avons dévoilé qu'un bord de la plaie. Nous n'avons cité que des faits, et des faits que nous avions vérifiés. Que se passe-t-il ailleurs?
On nous a dit que des anglais avaient acheté trois cents francs le droit d'emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de l'admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne vendaient que les monuments grecs; nous faisons mieux, nous vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu'une carrière de pierres. Proh pudor! au moment où nous traçons ces lignes, à Paris, au lieu même dit École des beaux-arts, un escalier de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième siècle, sert d'échelle à des maçons; d'admirables menuiseries de la renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat qui a ouvré le château d'Anet, se rencontrent là, brisées, disloquées, gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et jusque dans l'antichambre du cabinet d'un individu qui s'est installé là, et qui s'intitule architecte de l'École des beaux-arts, et qui marche tous les jours stupidement là-dessus. Et nous allons chercher bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées!
Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur lesquels nous appelons l'attention du pays. Quoique appauvrie par les dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles, et surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur; misérables hommes, et si imbéciles, qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares! Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde; c'est donc dépasser son droit que le détruire.
Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments. Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui, indépendamment du reste, représentent des capitaux énormes. La seule église de Brou, bâtie vers la fin du quinzième siècle, a coûté vingt-quatre millions, à une époque où la journée d'un ouvrier se payait deux sous. Aujourd'hui ce serait plus de cent cinquante millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs pour la jeter bas.
Et puis, un louable regret s'emparerait de nous, nous voudrions reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne le pourrions. Nous n'avons plus le génie de ces siècles. L'industrie a remplacé l'art.
Terminons ici cette note; aussi bien c'est encore là un sujet qui exigerait un livre. Celui qui écrit ces lignes y reviendra souvent, à propos et hors de propos; et, comme ce vieux romain qui disait toujours: Hoc censeo, et delendam esse Carthaginem, l'auteur de cette note répétera sans cesse: Je pense cela, et qu'il ne faut pas démolir la France.
1832.
Il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la restauration, se continue avec plus d'acharnement et de barbarie que jamais. Depuis la révolution de juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d'endroits, le pouvoir local, l'influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d'un cran. En attendant que ces braves gens sachent épeler, ils gouvernent. La bévue administrative, produit naturel et normal de cette machine de Marly qu'on appelle la centralisation, la bévue administrative s'engendre toujours, comme par le passé, du maire au sous-préfet, du sous-préfet au préfet, du préfet au ministre. Seulement elle est plus grosse.
Notre intention est de n'envisager ici qu'une seule des innombrables formes sous lesquelles elle se produit aux yeux du pays émerveillé. Nous ne voulons traiter de la bévue administrative qu'en matière de monuments, et encore ne ferons-nous qu'effleurer cet immense sujet, que vingt-cinq volumes in-folio n'épuiseraient pas.
Nous posons donc en fait qu'il n'y a peut-être pas en France, à l'heure qu'il est, une seule ville, pas un seul chef-lieu d'arrondissement, pas un seul chef-lieu de canton, où il ne se médite, où il ne se commence, où il ne s'achève la destruction de quelque monument historique national, soit par le fait de l'autorité centrale, soit par le fait de l'autorité locale de l'aveu de l'autorité centrale, soit par le fait des particuliers sous les yeux et avec la tolérance de l'autorité locale.
Nous avançons ceci avec la profonde conviction de ne pas nous tromper, et nous en appelons à la conscience de quiconque a fait, sur un point quelconque de la France, la moindre excursion d'artiste et d'antiquaire. Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s'en va avec la pierre sur laquelle il était écrit. Chaque jour nous brisons quelque lettre du vénérable livre de la tradition. Et bientôt, quand la ruine de toutes ces ruines sera achevée, il ne nous restera plus qu'à nous écrier avec ce troyen, qui du moins emportait ses dieux:
…Fuit Ilium et ingens
Gloria!
Et à l'appui de ce que nous venons de dire, qu'on permette à celui qui écrit ces lignes de citer, entre une foule de documents qu'il pourrait produire, l'extrait d'une lettre à lui envoyée. Il n'en connaît pas personnellement le signataire, qui est, comme sa lettre l'annonce, homme de goût et de coeur; mais il le remercie de s'être adressé à lui. Il ne fera jamais faute à quiconque lui signalera une injustice ou une absurdité nuisible à dénoncer. Il regrette seulement que sa voix n'ait pas plus d'autorité et de retentissement. Qu'on lise donc cette lettre, et qu'on songe, en la lisant, que le fait qu'elle atteste n'est pas un fait isolé, mais un des mille épisodes du grand fait général, la démolition successive et incessante de tous les monuments de l'ancienne France.
Charleville, 14 février 1832.
«Monsieur,
Au mois de septembre dernier, je fis un voyage à Laon (Aisne), mon pays natal. Je l'avais quitté depuis plusieurs années; aussi, à peine arrivé, mon premier soin fut de parcourir la ville… Arrivé sur la place du Bourg, au moment où mes yeux se levaient sur la vieille tour de Louis d'Outremer, quelle fut ma surprise de la voir de toutes parts bardée d'échelles, de leviers et de tous les instruments possibles de destruction! Je l'avouerai, cette vue me fit mal. Je cherchais à deviner pourquoi ces échelles et ces pioches, quand vint à passer M. Th——, homme simple et instruit, plein de goût pour les lettres et fort ami de tout ce qui touche à la science et aux arts. Je lui fis part à l'instant de l'impression douloureuse que me causait la destruction de ce vieux monument. M. Th——, qui la partageait, m'apprit que, resté seul des membres de l'ancien conseil municipal, il avait été seul pour combattre l'acte dont nous étions en ce moment témoins; que ses efforts n'avaient rien pu. Raisonnements, paroles, tout avait échoué. Les nouveaux conseillers, réunis en majorité contre lui, l'avaient emporté. Pour avoir pris un peu chaudement le parti de cette tour innocente, M. Th—— avait été même accusé de carlisme. Ces messieurs s'étaient écriés que cette tour ne rappelait que les souvenirs des temps féodaux, et la destruction avait été votée par acclamation. Bien plus, la ville a offert au soumissionnaire qui se charge de l'exécution une somme de plusieurs mille francs, les matériaux en sus. Voilà le prix du meurtre, car c'est un véritable meurtre! M. Th—— me fit remarquer sur le mur voisin l'affiche d'adjudication, en papier jaune. En tête était écrit en énormes caractères: DESTRUCTION DE LA TOUR DITE DE LOUIS D'OUTREMER. Le public est prévenu, etc.
«Cette tour occupait un espace de quelques toises. Pour agrandir le marché qui l'avoisine, si c'est là le but qu'on a cherché, on pouvait sacrifier une maison particulière, dont le prix n'eût peut-être pas dépassé la somme offerte au soumissionnaire. Ils ont préféré anéantir la tour. Je suis affligé de le dire à la honte des Laonnois, leur ville possédait un monument rare, un monument des rois de la seconde race; il n'y en existe plus aujourd'hui un seul. Celui de Louis IV était le dernier. Après un pareil acte de vandalisme, on apprendra quelque jour sans surprise qu'ils démolissent leur belle cathédrale du onzième siècle, pour faire une halle aux grains[1].»
Les réflexions abondent et se pressent devant de tels faits.
Et d'abord, ne voilà-t-il pas une excellente comédie? Vous représentez-vous ces dix ou douze conseillers municipaux mettant en délibération la grande destruction de la tour dite de Louis d'Outremer? Les voilà tous, rangés en cercle, et sans doute assis sur la table, jambes croisées et babouches aux pieds, à la façon des turcs. Écoutez-les. Il s'agit d'agrandir le carré aux choux et de faire disparaître un monument féodal. Les voilà qui mettent en commun tout ce qu'ils savent de grands mots, depuis quinze ans qu'ils se font anucher le Constitutionnel par le magister de leur village. Ils se cotisent. Les bonnes raisons pleuvent. L'un argue de la féodalité, et s'y tient; l'autre allègue la dîme; l'autre, la corvée; l'autre, les serfs qui battaient l'eau des fossés pour faire taire les grenouilles; un cinquième, le droit de jambage et de cuissage; un sixième, les éternels prêtres et les éternels nobles; un autre, les horreurs de la Saint-Barthélemy; un autre, qui est probablement avocat, les jésuites; puis ceci, puis cela, puis encore cela et ceci; et tout est dit, la tour de Louis d'Outremer est condamnée.
Vous figurez-vous bien, au milieu du grotesque sanhédrin, la situation de ce pauvre homme, représentant unique de la science, de l'art, du goût, de l'histoire? Remarquez-vous l'attitude humble et opprimée de ce paria? L'écoutez-vous hasarder quelques mots timides en faveur du vénérable monument? Et voyez-vous l'orage éclater contre lui? Le voilà qui ploie sous les invectives. Voilà qu'on l'appelle de toutes parts carliste, et probablement carlisse. Que répondre à cela? C'est fini. La chose est faite. La démolition du «monument des âges de barbarie» est définitivement votée avec enthousiasme, et vous entendez le hourra des braves conseillers municipaux de Laon, qui ont pris d'assaut la tour de Louis d'Outremer.
Croyez-vous que jamais Rabelais, que jamais Hogarth, auraient pu trouver quelque part faces plus drôlatiques, profils plus bouffons, silhouettes plus réjouissantes à charbonner sur les murs d'un cabaret ou sur les pages d'une batrachomyomachie?
Oui, riez.—Mais, pendant que les prud'hommes jargonnaient, croassaient et délibéraient, la vieille tour, si longtemps inébranlable, se sentait trembler dans ses fondements. Voilà tout à coup que, par les fenêtres, par les portes, par les barbacanes, par les meurtrières, par les lucarnes, par les gouttières, de partout, les démolisseurs lui sortent comme les vers d'un cadavre. Elle sue des maçons. Ces pucerons la piquent. Cette vermine la dévore. La pauvre tour commence à tomber pierre à pierre; ses sculptures se brisent sur le pavé; elle éclabousse les maisons de ses débris; son flanc s'éventre; son profil s'ébrèche, et le bourgeois inutile, qui passe à côté sans trop savoir ce qu'on lui fait, s'étonne de la voir chargée de cordes, de poulies et d'échelles plus qu'elle ne le fut jamais par un assaut d'anglais ou de bourguignons.
Ainsi, pour jeter bas cette tour de Louis d'Outremer, presque contemporaine des tours romaines de l'ancienne Bibrax, pour faire ce que n'avaient fait ni béliers, ni balistes, ni scorpions, ni catapultes, ni haches, ni dolabres, ni engins, ni bombardes, ni serpentines, ni fauconneaux, ni couleuvrines, ni les boulets de fer des forges de Creil, ni les pierres à bombarde des carrières de Péronne, ni le canon, ni le tonnerre, ni la tempête, ni la bataille, ni le feu des hommes, ni le feu du ciel, il a suffi au dix-neuvième siècle, merveilleux progrès! d'une plume d'oie, promenée à peu près au hasard sur une feuille de papier par quelques infiniment petits! méchante plume d'un conseil municipal du vingtième ordre! plume qui formule boiteusement les fetfas imbéciles d'un divan de paysans! plume imperceptible du sénat de Lilliput! plume qui fait des fautes de français! plume qui ne sait pas l'orthographe! plume qui, à coup sûr, a tracé plus de croix que de signatures au bas de l'inepte arrêté!
Et la tour a été démolie! et cela s'est fait! et la ville a payé pour cela! On lui a volé sa couronne, et elle a payé le voleur!
Quel nom donner à toutes ces choses?
Et, nous le répétons pour qu'on y songe bien, le fait de Laon n'est pas un fait isolé. A l'heure où nous écrivons, il n'est pas un point en France où il ne se passe quelque chose d'analogue. C'est plus ou c'est moins, c'est peu ou c'est beaucoup, c'est petit ou c'est grand, mais c'est toujours et partout du vandalisme. La liste des démolitions est inépuisable. Elle a été commencée par nous et par d'autres écrivains qui ont plus d'importance que nous. Il serait facile de la grossir, il serait impossible de la clore.
On vient de voir une prouesse de conseil municipal. Ailleurs, c'est un maire qui déplace un peulven pour marquer la limite du champ communal; c'est un évêque qui ratisse et badigeonne sa cathédrale; c'est un préfet qui jette bas une abbaye du quatorzième siècle pour démasquer les fenêtres de son salon; c'est un artilleur qui rase un cloître de 1460 pour rallonger un polygone; c'est un adjoint qui fait du sarcophage de Théodeberthe une auge aux pourceaux.
Nous pourrions citer les noms. Nous en avons pitié. Nous les taisons.
Cependant il ne mérite pas d'être épargné, ce curé de Fécamp qui a fait démolir le jubé de son église, donnant pour raison que ce massif incommode, ciselé et fouillé par les mains miraculeuses du quinzième siècle, privait ses paroissiens du bonheur de le contempler, lui curé, dans sa splendeur à l'autel. Le maçon qui a exécuté l'ordre du béat s'est fait des débris du jubé une admirable maisonnette qu'on peut voir à Fécamp. Quelle honte! Qu'est devenu le temps où le prêtre était le suprême architecte? Maintenant le maçon enseigne le prêtre!
N'y a-t-il pas aussi un dragon ou un housard qui veut faire de l'église de Brou, de cette merveille, son grenier à foin, et qui en demande ingénument la permission au ministre? N'était-on pas en train de gratter du haut en bas la belle cathédrale d'Angers quand le tonnerre est tombé sur la flèche, noire et intacte encore, et l'a brûlée, comme si le tonnerre avait eu, lui, de l'intelligence et avait mieux aimé abolir le vieux clocher que de le laisser égratigner par des conseillers municipaux! Un ministre de la restauration n'a-t-il pas rogné à Vincennes ses admirables tours et à Toulouse ses beaux remparts? N'y a-t-il pas eu, à Saint-Omer, un préfet qui a détruit aux trois quarts les magnifiques ruines de Saint-Bertin, sous prétexte de donner du travail aux ouvriers? Dérision! si vous êtes des administrateurs tellement médiocres, des cerveaux tellement stériles, qu'en présence des routes à ferrer, des canaux à creuser, des rues à macadamiser, des ports à curer, des landes à défricher, des écoles à bâtir, vous ne sachiez que faire de vos ouvriers, du moins ne leur livrez pas comme une proie nos édifices nationaux à démolir, ne leur dites pas de se faire du pain avec ces pierres. Partagez-les plutôt, ces ouvriers, en deux bandes; que toutes deux creusent un grand trou, et que chacune ensuite comble le sien avec la terre de l'autre. Et puis payez-leur ce travail. Voilà une idée. J'aime mieux l'inutile que le nuisible.
A Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux. Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se prélasse. Le vandalisme est fêté, applaudi, encouragé, admiré, caressé, protégé, consulté, subventionné, défrayé, naturalisé. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. Il s'est installé sournoisement dans le budget, et il le grignote à petit bruit, comme le rat son fromage. Et, certes, il gagne bien son argent. Tous les jours il démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris. Que sais-je? le vandalisme a badigeonné Notre-Dame, le vandalisme a retouché les tours du Palais de Justice, le vandalisme a rasé Saint-Magloire, le vandalisme a détruit le cloître des Jacobins, le vandalisme a amputé deux flèches sur trois à Saint-Germain-des-Prés. Nous parlerons peut-être dans quelques instants des édifices qu'il bâtit. Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses écoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien renté, bouffi d'orgueil, presque savant, très classique, bon logicien, fort théoricien, joyeux, puissant, affable au besoin, beau parleur, et content de lui. Il tranche du Mécène. Il protège les jeunes talents. Il est professeur. Il donne de grands prix d'architecture. Il envoie des élèves à Rome. Il porte habit brodé, épée au côté et culotte française. Il est de l'institut. Il va à la cour. Il donne le bras au roi, et flâne avec lui dans les rues, lui soufflant ses plans à l'oreille. Vous avez dû le rencontrer.
Quelquefois il se fait propriétaire, et il change la tour magnifique de Saint-Jacques de la Boucherie en fabrique de plomb de chasse, impitoyablement fermée à l'antiquaire fureteur; et il fait de la nef de Saint-Pierre-aux-Boeufs un magasin de futailles vides, de l'hôtel de Sens une écurie à rouliers, de la maison de la Couronne d'or une draperie, de la chapelle de Cluny une imprimerie. Quelquefois il se fait peintre en bâtiments, et il démolit Saint-Landry pour construire sur l'emplacement de cette simple et belle église une grande laide maison qui ne se loue pas. Quelquefois il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte-Chapelle, cette église qui sera la plus admirable parure de Paris, quand il aura détruit Notre-Dame. Quelquefois il se fait spéculateur, et dans la nef déshonorée de Saint-Benoît il emboîte violemment un théâtre, et quel théâtre! Opprobre! le cloître saint, docte et grave des bénédictins, métamorphosé en je ne sais quel mauvais lieu littéraire.
Sous la restauration, il prenait ses aises et s'ébattait d'une manière tout aussi charmante, nous en convenons. Chacun se rappelle comment le vandalisme, qui alors aussi était architecte du roi, a traité la cathédrale de Reims. Un homme d'honneur, de science et de talent, M. Vitet, a déjà signalé le fait. Cette cathédrale est, comme on sait, chargée du haut en bas de sculptures excellentes qui débordent de toutes parts son profil. A l'époque du sacre de Charles X, le vandalisme, qui est bon courtisan, eut peur qu'une pierre ne se détachât par aventure de toutes ces sculptures en surplomb, et ne vînt tomber incongrûment sur le roi, au moment où sa majesté passerait; et sans pitié, et à grands coups de maillet, et trois grands mois durant, il ébarba la vieille église! Celui qui écrit ceci a chez lui une belle tête de Christ, débris curieux de cette exécution.
Depuis juillet, il en a fait une autre qui peut servir de pendant à celle-là, c'est l'exécution du jardin des Tuileries. Nous reparlerons quelque jour et longuement de ce bouleversement barbare. Nous ne le citons ici que pour mémoire. Mais qui n'a haussé les épaules en passant devant ces deux petits enclos usurpés sur une promenade publique? On a fait mordre au roi le jardin des Tuileries, et voilà les deux bouchées qu'il se réserve. Toute l'harmonie d'une oeuvre royale et tranquille est troublée, la symétrie des parterres est éborgnée, les bassins entaillent la terrasse; c'est égal, on a ses deux jardinets. Que dirait-on d'un fabricant de vaudevilles qui se taillerait un couplet ou deux dans les choeurs d'Athalie! Les Tuileries, c'était l'Athalie de Le Nôtre.
On dit que le vandalisme a déjà condamné notre vieille et irréparable église de Saint-Germain-l'Auxerrois. Le vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers Paris une grande, grande, grande rue. Une rue d'une lieue! Que de magnifiques dévastations chemin faisant! Saint-Germain-l'Auxerrois y passera, l'admirable tour de Saint-Jacques de la Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu'importe! une rue d'une lieue! comprenez-vous comme cela sera beau! une ligne droite tirée du Louvre à la barrière du Trône; d'un bout de la rue, de la barrière, on contemplera la façade du Louvre. Il est vrai que tout le mérite de la colonnade de Perrault, si mérite il y a, est dans ses proportions, et que ce mérite s'évanouira dans la distance; mais qu'est-ce que cela fait? on aura une rue d'une lieue! de l'autre bout, du Louvre, on verra la barrière du Trône, les deux colonnes proverbiales que vous savez, maigres, fluettes et risibles comme les jambes de Potier. O merveilleuse perspective!
Espérons que ce burlesque projet ne s'accomplira pas. Si l'on essayait de le réaliser, espérons qu'il y aura une émeute d'artistes. Nous y pousserons de notre mieux.
Les dévastateurs ne manquent jamais de prétextes. Sous la restauration, on gâtait, on mutilait, on défigurait, on profanait les édifices catholiques du moyen âge, le plus dévotement du monde. La congrégation avait développé sur les églises la même excroissance que sur la religion. Le sacré-coeur s'était fait marbre, bronze, badigeonnage et bois doré. Il se produisait le plus souvent dans les églises sous la forme d'une petite chapelle peinte, dorée, mystérieuse, élégiaque, pleine d'anges bouffis, coquette, galante, ronde et à faux jour, comme celle de Saint-Sulpice. Pas de cathédrale, pas de paroisse en France à laquelle il ne poussât, soit au front, soit au côté, une chapelle de ce genre. Cette chapelle constituait pour les églises une véritable maladie. C'était la verrue de Saint-Acheul.
Depuis la révolution de juillet, les profanations continuent, plus funestes et plus mortelles encore, et avec d'autres semblants. Au prétexte dévot a succédé le prétexte national, libéral, patriote, philosophe, voltairien. On ne restaure plus, on ne gâte plus, on n'enlaidit plus un moment, on le jette bas. Et l'on a de bonnes raisons pour cela. Une église, c'est le fanatisme; un donjon, c'est la féodalité. On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres, on septembrise des ruines. A peine si nos pauvres églises parviennent à se sauver en prenant cocarde. Pas une Notre-Dame en France, si colossale, si vénérable, si magnifique, si impartiale, si historique, si calme et si majestueuse qu'elle soit, qui n'ait son petit drapeau tricolore sur l'oreille. Quelquefois on sauve une admirable église en écrivant dessus: Mairie. Rien de moins populaire parmi nous que ces édifices faits par le peuple et pour le peuple. Nous leur en voulons de tous ces crimes des temps passés dont ils ont été les témoins. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire. Nous dévastons, nous pulvérisons, nous détruisons, nous démolissons par esprit national. A force d'être bons français, nous devenons d'excellents welches.
Dans le nombre, on rencontre certaines gens auxquels répugne ce qu'il y a d'un peu banal dans le magnifique pathos de juillet, et qui applaudissent aux démolisseurs par d'autres raisons, des raisons doctes et importantes, des raisons d'économiste et de banquier.
—A quoi servent ces monuments? disent-ils. Cela coûte des frais d'entretien, et voilà tout. Jetez-les à terre et vendez les matériaux. C'est toujours cela de gagné.—Sous le pur rapport économique, le raisonnement est mauvais. Nous l'avons déjà établi plus haut, ces monuments sont des capitaux. Beaucoup d'entre eux, dont la renommée attire les étrangers riches en France, rapportent au pays bien au delà de l'intérêt de l'argent qu'ils ont coûté. Les détruire, c'est priver le pays d'un revenu.
Mais quittons ce point de vue aride, et raisonnons de plus haut. Depuis quand ose-t-on, en pleine civilisation, questionner l'art sur son utilité? Malheur à vous si vous ne savez pas à quoi l'art sert! On n'a rien de plus à vous dire. Allez! démolissez! utilisez! Faites des moellons avec Notre-Dame de Paris. Faites des gros sous avec la Colonne.
D'autres acceptent et veulent l'art; mais, à les entendre, les monuments du moyen âge sont des constructions de mauvais goût, des oeuvres barbares, des monstres en architecture, qu'on ne saurait trop vite et trop soigneusement abolir. A ceux-là non plus il n'y a rien à répondre. C'en est fini d'eux. La terre a tourné, le monde a marché depuis eux; ils ont les préjugés d'un autre siècle; ils ne sont plus de la génération qui voit le soleil. Car, il faut bien, nous le répétons, que les oreilles de toute grandeur s'habituent à l'entendre dire et redire, en même temps qu'une glorieuse révolution politique s'est accomplie dans la société, une glorieuse révolution intellectuelle s'est accomplie dans l'art. Voilà vingt-cinq ans que Charles Nodier et Mme de Staël l'ont annoncée en France; et, s'il était permis de citer un nom obscur après ces noms célèbres, nous ajouterions que voilà quatorze ans que nous luttons pour elle. Maintenant elle est faite. Le ridicule duel des classiques et des romantiques s'est arrangé de lui-même, tout le monde étant à la fin du même avis. Il n'y a plus de question. Tout ce qui a de l'avenir est pour l'avenir. A peine y a-t-il encore, dans l'arrière-parloir des collèges, dans la pénombre des académies, quelques bons vieux enfants qui font joujou dans leur coin avec les poétiques et les méthodes d'un autre âge; qui poëtes, qui architectes; celui-ci s'ébattant avec les trois unités, celui-là avec les cinq ordres; les uns gâchant du plâtre selon Vignole, les autres gâchant des vers selon Boileau.
Cela est respectable. N'en parlons plus.
Or, dans ce renouvellement complet de l'art et de la critique, la cause de l'architecture du moyen âge, plaidée sérieusement pour la première fois depuis trois siècles, a été gagnée en même temps que la bonne cause générale; gagnée par toutes les raisons de la science, gagnée par toutes les raisons de l'histoire, gagnée par toutes les raisons de l'art, gagnée par l'intelligence, par l'imagination et par le coeur. Ne revenons donc pas sur la chose jugée et bien jugée; et disons de haut au gouvernement, aux communes, aux particuliers, qu'ils sont responsables de tous les monuments nationaux que le hasard met dans leurs mains. Nous devons compte du passé à l'avenir. Posteri, posteri, vestra res agitur.
Quant aux édifices qu'on nous bâtit pour ceux qu'on nous détruit, nous ne prenons pas le change, nous n'en voulons pas. Ils sont mauvais. L'auteur de ces lignes maintient tout ce qu'il a dit ailleurs[2] sur les monuments modernes du Paris actuel. Il n'a rien de plus doux à dire des monuments en construction. Que nous importe les trois ou quatre petites églises cubiques que vous bâtissez piteusement çà et là! Laissez donc crouler votre ruine du quai d'Orsay avec ses lourds cintres et ses vilaines colonnes engagées! Laissez crouler votre palais de la chambre des députés, qui ne demandait pas mieux! N'est-ce pas une insulte, au lieu dit École des beaux-arts, que cette construction hybride et fastidieuse dont l'épure a si longtemps sali le pignon de la maison voisine, étalant effrontément sa nudité et sa laideur à côté de l'admirable façade du château de Gaillon? Sommes-nous tombés à ce point de misère qu'il nous faille absolument admirer les barrières de Paris? Y a-t-il rien au monde de plus bossu et de plus rachitique que votre monument expiatoire (ah çà! décidément, qu'est-ce qu'il expie?) de la rue de Richelieu? N'est-ce pas une belle chose, en vérité, que votre Madeleine, ce tome deux de la Bourse, avec son lourd tympan qui écrase sa maigre colonnade? Oh! qui me délivrera des colonnades?
De grâce, employez mieux nos millions.
Ne les employez même pas à parfaire le Louvre. Vous voudriez achever d'enclore ce que vous appelez le parallélogramme du Louvre. Mais nous vous prévenons que ce parallélogramme est un trapèze; et, pour un trapèze, c'est trop d'argent. D'ailleurs, le Louvre, hors ce qui est de la renaissance, le Louvre, voyez-vous, n'est pas beau. Il ne faut pas admirer et continuer, comme si c'était de droit divin, tous les monuments du dix-septième siècle, quoiqu'ils vaillent mieux que ceux du dix-huitième, et surtout que ceux du dix-neuvième. Quel que soit leur bon air, quelle que soit leur grande mine, il en est des monuments de Louis XIV comme de ses enfants. Il y en a beaucoup de bâtards.
Le Louvre, dont les fenêtres entaillent l'architrave, le Louvre est de ceux-là.
S'il est vrai, comme nous le croyons, que l'architecture, seule entre tous les arts, n'ait plus d'avenir, employez vos millions à conserver, à entretenir, à éterniser les monuments nationaux et historiques qui appartiennent à l'état, et à racheter ceux qui sont aux particuliers. La rançon sera modique. Vous les aurez à bon marché. Tel propriétaire ignorant vendra le Parthénon pour le prix de la pierre.
Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. Vous avez autour de vous des hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail. Surtout que l'architecte restaurateur soit frugal de ses propres imaginations; qu'il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu'il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu'on lui met entre les mains, et qu'il sache habilement souder son génie au génie de l'architecte ancien.
Vous tenez les communes en tutelle, défendez-leur de démolir.
Quant aux particuliers, quant aux propriétaires qui voudraient s'entêter à démolir, que la loi le leur défende; que leur propriété soit estimée, payée et adjugée à l'état. Qu'on nous permette de transcrire ici ce que nous disions à ce sujet en 1825: «Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait; qu'on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d'un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur; misérables hommes, et si imbéciles, qu'ils ne comprennent même pas qu'ils sont des barbares! Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire, c'est dépasser son droit.»
Ceci est une question d'intérêt général, d'intérêt national. Tous les jours, quand l'intérêt général élève la voix, la loi fait taire les glapissements de l'intérêt privé. La propriété particulière a été souvent et est encore à tous moments modifiée dans le sens de la communauté sociale. On vous achète de force votre champ pour en faire une place, votre maison pour en faire un hospice. On vous achètera votre monument.
S'il faut une loi, répétons-le, qu'on la fasse. Ici, nous entendons les objections s'élever de toutes parts:
—Est-ce que les chambres ont le temps?—Une loi pour si peu de chose!
Pour si peu de chose!
Comment! nous avons quarante-quatre mille lois dont nous ne savons que faire, quarante-quatre mille lois sur lesquelles il y en a à peine dix de bonnes. Tous les ans, quand les chambres sont en chaleur, elles en pondent par centaines, et, dans la couvée, il y en a tout au plus deux ou trois qui naissent viables. On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, à propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministère d'un côté de la rue de Grenelle à l'autre, on fait une loi. Et une loi pour les monuments, une loi pour l'art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l'intelligence humaine, une loi pour l'oeuvre collective de nos pères, une loi pour l'histoire, une loi pour l'irréparable qu'on détruit, une loi pour ce qu'une nation a de plus sacré après l'avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, nécessaire, indispensable, urgente, on n'a pas le temps, on ne la fera pas!
Risible! risible! risible!
[1: Nous ne publions pas le nom du signataire de la lettre, n'y étant point formellement autorisé par lui; mais nous le tenons en réserve pour notre garantie. Nous avons cru devoir aussi retrancher les passages qui n'étaient que l'expression trop bienveillante de la sympathie de notre correspondant pour nous personnellement.
[2: Notre-Dame de Paris.
1833
YMBERT GALLOIX
Ymbert Galloix était un pauvre jeune homme de Genève, fils ou petit-fils, si notre mémoire est bonne, d'un vieux maître d'écriture du pays; un pauvre genevois, disons-nous, bien élevé et bien lettré d'ailleurs, qui vint à Paris, il y a six ans, n'ayant pas devant lui de quoi vivre plus d'un mois, mais avec cette pensée, qui en a leurré tant d'autres, que Paris est une ville de chance et de loterie, où quiconque joue bien le jeu de sa destinée finit par gagner; une métropole bénie où il y a des avenirs tout faits et à choisir, que chacun peut ajuster à son existence; une terre de promission qui ouvre des horizons magnifiques à toutes les intelligences dans toutes les directions; un vaste atelier de civilisation où toute capacité trouve du travail et fait fortune; un océan où se fait chaque jour la pêche miraculeuse; une cité prodigieuse, en un mot, une cité de prompt succès et d'activité excellente, d'où en moins d'un an l'homme de talent qui y est entré sans souliers ressort en carrosse.
Il y est arrivé au mois d'octobre 1827, il y est mort de misère au mois d'octobre 1828.
Il n'y a en ceci aucune hyperbole, ce jeune homme est mort de misère à Paris. Ce n'est pas que quelques hommes de ces classes intelligentes et humaines qu'on est convenu de désigner sous le nom vague d'artistes, ce n'est pas que quelques jeunes gens de la bonne jeunesse qui pense et qui étudie, au milieu desquels il tomba à son arrivée à Paris, inconnu de tous, ne lui aient serré la main, ne lui aient donné conseil et secours, ne lui aient, dans l'occasion, ouvert leur bourse quand il avait faim et leur coeur quand il pleurait. Il va sans dire que plusieurs d'entre eux se sont tout naturellement cotisés pour payer son dernier loyer et son dernier médecin, et que ce n'est pas au charpentier qu'il doit sa bière. Mais qu'est-ce que tout cela, si ce n'est mourir de misère?
A son arrivée à Paris, il se présenta de lui-même, avec quelque assurance, dans trois ou quatre maisons. Voici à ce sujet ce que nous disait encore, il y a peu de jours, un de ceux qui l'ont accueilli dans ses premières illusions et assisté dans ses dernières angoisses.
—C'était en octobre 1827, un matin qu'il faisait déjà froid, je déjeunais; la porte s'ouvre, un jeune homme entre. Un grand jeune homme un peu courbé, l'oeil brillant, des cheveux noirs, les pommettes rouges, une redingote blanche assez neuve, un vieux chapeau. Je me lève et je le fais asseoir. Il balbutie une phrase embarrassée d'où je ne vis saillir distinctement que trois mots: Ymbert Galloix, Genève, Paris. Je compris que c'était son nom, le lieu où il avait été enfant, et le lieu où il voulait être homme. Il me parla poésie. Il avait un rouleau de papiers sous le bras. Je l'accueillis bien; je remarquai seulement qu'il cachait ses pieds sous sa chaise avec un air gauche et presque honteux. Il toussait un peu. Le lendemain, il pleuvait à verse, le jeune homme revint. Il resta trois heures. Il était d'une belle humeur et tout rayonnant. Il me parla des poëtes anglais, sur lesquels je suis peu lettré, Shakespeare et Byron exceptés. Il toussait beaucoup. Il cachait toujours ses pieds sous sa chaise. Au bout de trois heures, je m'aperçus qu'il avait des souliers percés et qui prenaient l'eau. Je n'osai lui en rien dire. Il s'en alla sans m'avoir parlé d'autre chose que des poëtes anglais…
Il se présenta à peu près de cette façon partout où il alla, c'est-à-dire chez trois ou quatre hommes spécialement voués aux études d'art et de poésie. Il fut bien reçu partout, toujours encouragé, souvent aidé. Cela ne l'a pas empêché de mourir de misère, à la lettre, comme il a été dit plus haut.
Ce qui le caractérisait dans les premiers mois de son séjour à Paris, c'était une ardente et fiévreuse curiosité. Il voulait voir Paris, entendre Paris, respirer Paris, toucher Paris. Non le Paris qui parle politique et lit le Constitutionnel et monte la garde à la mairie; non le Paris que viennent admirer les provinciaux désoeuvrés, le Paris-monument, le Paris-Saint-Sulpice, le Paris-Panthéon, pas même le Paris des bibliothèques et des musées. Non, ce qui l'occupait avant tout, ce qui éveillait sans relâche sa curiosité, ce qu'il examinait, ce qu'il questionnait sans cesse, c'est la pensée de Paris, c'est la mission littéraire de Paris, c'est la mission civilisatrice de Paris, c'est le progrès que contient Paris. C'est surtout sous le point de vue des développements nouveaux de l'art que ce jeune homme étudiait Paris. Partout où il entendait résonner une enclume littéraire, il arrivait. Il y mettait ses idées, il les laissait marteler à plaisir par la discussion, et souvent, à force de les reforger ainsi sans cesse, il les déformait. Ymbert Galloix est un des plus frappants exemples du péril de la controverse pour les esprits de second ordre. Quand il est mort, il n'avait plus une seule idée droite dans le cerveau.
Ce qui le caractérisa dans les derniers mois de son séjour, qui furent les derniers mois de sa vie, c'est un profond découragement. Il ne voulait plus rien voir, plus rien entendre, plus rien dire. En quelques mois, par une transition dont nous laissons le lecteur rêver les nuances, le pauvre jeune homme était arrivé de la curiosité au dégoût. Ici il se présente plusieurs questions, que nous posons sans les résoudre. De quel côté ses illusions étaient-elles ruinées? Était-ce à l'intérieur ou à l'extérieur? Avait-il cessé de croire en lui ou au monde? Paris, après examen, lui avait-il semblé chose trop grande ou chose trop petite? S'était-il jugé trop faible ou trop fort pour prendre joyeusement de l'ouvrage dans cet immense atelier de civilisation? La mesure idéale de lui-même qu'il portait en lui s'était-elle trouvée trop courte ou trop haute quand il l'avait superposée aux réalités d'une existence à faire et d'une carrière à parcourir? En un mot, la cause de l'inaction volontaire qui hâta sa mort, était-ce effroi ou dédain? Nous ne savons. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'après avoir bien regardé Paris, il croisa tristement les bras et refusa de rien faire. Était-ce paresse? était-ce fatigue? était-ce stupeur? Selon nous, c'était les trois choses à la fois. Il n'avait trouvé ni dans Paris ni en lui-même ce qu'il cherchait. La ville qu'il avait cru voir dans Paris n'existait pas. L'homme qu'il avait cru voir en lui ne se réalisait pas. Son double rêve évanoui, il se laissa mourir.
Nous disons qu'il se laissa mourir. C'est qu'en effet, au physique comme au moral, sa mort fut une espèce de suicide. On nous permettra de ne pas éclairer davantage un des côtés de notre pensée. Le fait est qu'il refusa de travailler. On lui avait trouvé des besognes à faire (misérables besognes, il est vrai, où s'usent tant de jeunes gens capables peut-être de grandes choses), des dictionnaires, des compilations, des biographies de contemporains à vingt francs la colonne. Il s'essaya pendant un temps d'écrire quelques lignes pour ces divers labeurs. Puis le coeur lui manqua; il refusa tout. Il fut invinciblement pris d'oisiveté comme un voyageur est pris de sommeil dans la neige. Une maladie lente qu'il avait depuis l'enfance s'aggrava. La fièvre survint. Il traîna deux ou trois mois, et mourut. Il avait vingt-deux ans.
A proprement parler, le pays de son choix, ce n'était pas la France, c'était l'Angleterre. Son rêve, ce n'était pas Paris, c'était Londres. On le va voir dans les lignes qu'il a laissées. Vers les derniers temps de sa vie, quand la souffrance commençait à déranger sa raison, quand ses idées à demi éteintes ne jetaient plus que quelques lueurs dans son cerveau épuisé, il disait, bizarre chimère, que la principale condition pour être heureux, c'était d'être né anglais. Il voulait aller en Angleterre pour y devenir lord, grand poëte, et y faire fortune. Il apprenait l'anglais ardemment. C'était le seul travail auquel il fût resté fidèle. Le jour de sa mort, sachant qu'il allait mourir, il avait une grammaire sur son lit et il étudiait l'anglais. Qu'en voulait-il faire?
Ymbert Galloix est mort triste, anéanti, désespéré, sans une seule vision de gloire à son chevet. Il avait enfoui quelques colonnes de prose fort vulgaire, disait-il, dans le recoin le plus obscur d'une de ces tours de Babel littéraires que la librairie appelle dictionnaires biographiques. Il espérait bien que personne ne viendrait jamais déterrer cette prose de là. Quant aux rares essais de poésie qu'il avait tentés, sur les derniers temps, découragé comme il l'était, il en parlait d'un ton morose et fort sévèrement. Sa poésie, en effet, ne se produisait jamais guère qu'à l'état d'ébauche. Dans l'ode, son vers était trop haletant et avait trop courte haleine pour courir fermement jusqu'au bout de la strophe. Sa pensée, toujours déchirée par de laborieux enfantements, n'emplissait qu'à grand peine les sinuosités du rhythme et y laissait souvent des lacunes partout. Il avait des curiosités de rime et de forme qui peuvent être, dans des talents complets, une qualité de plus, précieuse sans doute, mais secondaire après tout, et qui ne supplée à aucune qualité essentielle. Qu'un vers ait une bonne forme, cela n'est pas tout; il faut absolument, pour qu'il y ait parfum, couleur et saveur, qu'il contienne une idée, une image ou un sentiment. L'abeille construit artistement les six pans de son alvéole de cire, et puis elle l'emplit de miel. L'alvéole, c'est le vers; le miel, c'est la poésie.