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Littérature Française (Première Année) : $b Moyen-Âge, Renaissance, Dix-Septième Siècle

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On a appelé Pascal un génie effrayant. Il l'est en effet par la précocité et la grandeur de ses travaux.... Son esprit chercha de bonne heure la raison de tout. Il dut être embarrassé par bien des problèmes difficiles à résoudre.

Il expliqua ce qui était susceptible d'explication; l'inexplicable l'arrêta sans le faire reculer. Il hésita un moment, le doute entra dans son âme et la déchira. Il s'en guérit par une croyance résolument et volontairement acceptée. Les subtilités et l'esprit l'assaillirent quelquefois, mais ne la lui ôtèrent plus. Le mystère lui semblait un abîme préférable à celui de la négation: il s'y plongea, sûr d'y trouver Dieu, et en sortit, éclatant de foi et de lumière. L'amour de la religion fut le dernier, le suprême amour de sa vie. Il y concentra toutes les forces de son intelligence, toute l'activité de son cœur. Il entrevoyait ce que serait l'humanité sans elle, et nul homme n'a parlé avec plus de vérité de sons caractère, avec plus de science de ses mystères, avec plus d'éloquence de sa sainteté que lui.

Son esprit, qui recula les limites de la science, vit aussi plus loin que nul autre dans le cœur de l'homme. Les études qu'il fit ajoutèrent de nouvelles vérités à notre connaissance de nous-mêmes. Sa puissante imagination mit admirablement en relief tout un côté de la nature humaine, et le livre, dans lequel on a réuni ses pensées sur ce sujet, abonde en observations admirables de clarté, de justesse et de force.

Doué d'une exquise sensibilité, il n'apporta pas dans la philosophie la froideur d'un esprit systématique. Le raisonnement n'y étouffa jamais l'émotion. Il reste homme même sous la cuirasse du stoïcisme, même sous la haire du pénitent. Il ne jugea pas seulement les passions, il les éprouva, ... L'amour du vrai dévorait Pascal: l'ardeur du bien le brûlait. Ce feu intérieur consuma son corps. Il l'attisa sans chercher à le modérer, à le régler. Ce fut une erreur, et une erreur dont la gravité a été fatale puisqu'elle abrégea ses jours.

Pascal qui possédait tout, vivacité et profondeur d'esprit, exquise sensibilité, réflexion et spontanéité, raisonnement et observation, aptitude à saisir l'idée en métaphysicien et l'image en artiste, n'avait pas ce sage tempérament qui maintient l'équilibre en soi, ce sentiment de sollicitude prudemment égoïste qui eût rendu sa vie moins douloureuse, plus longue, et par conséquent plus utile.

***

PENSÉES.

De l'Art de Persuader.

Quoi que ce soit qu'on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l'esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime, et ensuite remarquer dans la chose dont il s'agit quel rapport elle a avec les principes avoués ou avec les objets censés délicieux par les charmes qu'on leur attribue, de sorte que l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison!

Rien n'est plus commun que les bonnes choses; il n'est question que de les discerner, et il est bien certain qu'elles sont toutes naturelles et à notre portée et même connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. On s'élève pour y arriver, et on s'en éloigne. Il faut le plus souvent s'abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que chaque lecteur croit qu'il aurait pu faire; la nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune.

Connaissance Générale de l'Homme.

La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, c'est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître de justes bornes. Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent, qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-même qu'un point très-délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là que l'imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue des espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même, son juste prix. Qu'est-ce que l'homme dans l'infini? Qui peut le comprendre? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces et ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau.

Je veux lui peindre, non seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature dans l'enceinte de cet atome imperceptible.

Qu'il y voie une infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos....

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré que de l'infini où il est englouti.

II.

L'homme est si grand que sa grandeur paraît même en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable; mais aussi c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ces misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé.

III.

L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser; voilà le principe de la morale.

IV.

Je blâme également et ceux qui prennent le parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de le divertir, et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

Les Stoïques disent: Rentrez au dedans de vous-mêmes; c'est là où vous trouverez votre repos: et cela n'est pas vrai. Les autres disent: Sortez dehors, et cherchez le bonheur en vous divertissant: et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent; le bonheur n'est ni dans nous, ni hors de nous: il est en Dieu et en nous.

Vanité de l'Homme.

La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs, et les philosophes même en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu: et moi qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie; et peut-être ceux qui le liront l'auront aussi.

Faiblesse de l'Homme—Incertitude de ses Connaissances.

On ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent, le droit a ses époques. Plaisante justice, qu'une rivière ou une montagne borne. Vérité en deça des Pyrénées, erreur au delà.

II.

Les sciences ont deux extrémités qui se touchent: la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d'où ils sont partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent, pour l'ordinaire, le train du monde; les autres le méprisent, et en sont méprisés.

Misère de l'Homme.

Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés pour se rendre heureux de ne point y penser: c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement.

Ainsi par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison; et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux; et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur, puisque l'homme ne s'ennuie de tout et ne cherche cette multitude d'occupations, que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans pouvoir jamais se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.

Pensées Diverses.

I.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

II.

D'où vient qu'un boîteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boîteux nous irrite? C'est à cause qu'un boîteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boîteux dit que c'est nous qui boîtons: sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère.

III.

Pourquoi me tuez-vouz? Eh quoi, ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste.

IV.

Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée, tel qu'était Épaminondas qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l'entre deux....

V.

La vertu d'un homme ne doit pas se mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordinaire.

VI.

Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries, et mêmes passions, mais les uns sont au haut de la roue, et les autres près du centre, et ainsi moins agités par les mêmes mouvements.

VII.

Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil; voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.

VIII.

Voulez-vous qu'on dise du bien de vous? N'en dites point.

IX.

L'homme n'est ni ange, ni bête; et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.

X.

Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher.

XI.

Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller.

XII.

Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l'esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu'à l'esprit, et nuirait à la volonté. S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sentirait pas sa corruption; s'il n'y avait pas de lumière, l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie, puisqu'il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

XIII.

Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger.

XIV.

L'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son mérite. Tout son devoir est de penser comme il faut, et l'ordre de la pensée est de commencer par soi, par son auteur et sa fin.

Cependant à quoi pense-t-on dans le monde? Jamais à cela, mais à se divertir, à devenir riche, à acquérir de la réputation, à se faire roi, sans penser à ce que c'est que d'être roi et d'être homme.

XV.

Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

Molière.
Né à Paris en 1622, mort en 1673.

Corneille avait renouvelé la scène tragique. La scène comique, à laquelle il avait donné le Menteur, attendait le génie qui continuât et accomplît les réformes indiquées. Ce génie se rencontra dans un homme à jamais célèbre sous le nom de Molière. Molière n'était pas son vrai nom. Il le prit quand il se fit acteur, cette profession dans les préjugés de l'époque n'étant pas considérée comme honorable. Son nom de famille était Jean Baptiste Poquelin. Son père était valet de chambre tapissier du roi. Il aurait bien voulu que son fils lui succédât dans cette charge. Mais celui-ci avait une autre vocation. Son goût et son talent l'appelaient au théâtre. Il y alla, et conquit la première place parmi les auteurs comiques du monde.

La première comédie qui l'éleva incontestablement au dessus de tous ses émules est la comédie des Précieuses Ridicules. Elle fut suivie de toute une série de chefs-d'œuvre en prose et en vers. Les plus remarquables en prose sont: l'Avare, le Bourgeois Gentilhomme, le Malade Imaginaire; en vers, le Misanthrope, Tartufe et les Femmes Savantes.

En passant en revue les mœurs, les modes, les goûts et les travers de son siècle, Molière dut nécessairement blesser beaucoup de vanités. Il eut des ennemis et des envieux, et peut-être eût-il succombé à leurs intrigues sans la protection de Louis XIV. Ce roi fut pour lui un bienfaiteur et un ami. L'estime du public aussi le consola, ainsi que l'amitié des La Fontaine et des Boileau. On voudrait pouvoir y ajouter le bonheur domestique. Mais il ne le connut pas. Il avait épousé une jeune comédienne dont les grâces le séduisirent et qui le rendit parfaitement malheureux.

Quoique bien moins admirable comme acteur que comme auteur, il jouait ordinairement quelque rôle important de ses pièces. Le soir de la quatrième représentation du Malade imaginaire il joua quoique gravement indisposé. Les médecins lui avaient prescrit le repos: il avait craint de priver quelques pauvres pères de famille de leur salaire en ne jouant pas. L'effort qu'il fit lui coûta la vie. Dans la cérémonie de la réception, au dernier acte, il fut pris d'une convulsion, et, transporté chez lui, il mourut le soir même entre les bras de deux sœurs de charité.

La sépulture ecclésiastique lui fut refusée, attendu qu'excommunié en sa qualité de comédien il n'avait pas reçu les sacrements avant sa mort.

L'Académie aussi avait partagé un sot préjugé, et lui avait fermé ses portes. Elle voulut, un siècle après, réparer ce tort et rendre hommage à sa mémoire. Son buste fut placé dans la salle des séances avec cette inscription:

"Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre."

Les œuvres qu'il laissa à la France sont au nombre des monuments les plus beaux de l'esprit et de l'art français. On y trouve, réunis d'une manière extraordinaire, l'observation philosophique, la connaissance du cœur humain, la verve comique et l'art d'écrire.

Personne ne possède plus de bon sens, plus de vérité, plus de gaieté que lui. Il est permis de préférer tel autre des illustres écrivains, ses contemporains, mais beaucoup de juges sont de l'avis de Boileau, à qui Louis XIV demandait un jour quel était le plus bel esprit de son siècle, et qui répondit, "Sire, c'est Molière."

Mademoiselle Poisson, femme du comédien de ce nom, a donné de Molière le portrait suivant:

"Molière n'était ni trop gras, ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble; il marchait gravement, avait l'air sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. À l'égard de son caractère il était doux, complaisant, généreux; il aimait fort à haranguer, et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu'ils y amenassent leurs enfants pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels."

Dans cette famille d'esprits qui compte, en divers temps et à divers rangs, Cervantes, Rabelais, Le Sage, Fielding, Beaumarchais, et Walter Scott, Molière est, avec Shakespeare, l'exemple le plus complet de la faculté dramatique, et, à proprement parler, créatrice... Shakespeare a de plus que Molière les touches pathétiques et les éclats du terrible, Macbeth, le roi Lear, Ophélie! Mais Molière rachète à certains égards cette perte par le nombre, la perfection, la contexture profonde et continue de ses principaux caractères.... Molière et Shakespeare sont de la race primitive, deux frères, avec cette différence, je me le figure, que dans la vie commune Shakespeare, le poëte des pleurs et de l'effroi, développait volontiers une nature plus riante et plus heureuse, et que Molière, le comique réjouissant, se laissait aller à plus de mélancolie et de silence.

Saint-Beuve.

Boileau l'a caractérisé par un mot profond; il l'appelait "le Contemplateur." Quand Molière composait ses pièces, le contemplateur observait et contenait l'homme....

Aucun poëte, dans notre pays, n'a eu plus d'imagination, de sensibilité et de raison, ni dans une proportion plus parfaite. Chez les autres l'une ou l'autre de ces facultés a dominé, et tel s'est attiré des critiques pour s'être laissé trop aller à la tendresse, tel autre parce que la raison y paraît trop en forme, ou parce que l'imagination n'y est pas assez réglée. Molière met tous les goûts d'accord. Ni ceux qui se plaisent à la tendresse ne trouvent qu'il en a manqué où il en fallait, ni ceux auxquels il faut beaucoup de matière pour contenter leur imagination ne le trouvent timide ou stérile dans ses plans; ni ceux qui veulent de la raison partout, même en amour, ne le surprennent un moment hors du naturel et du vrai....

Les changements que la langue a reçus ou subis dans les ouvrages d'esprit ont profité à Molière. On fait des vocabulaires de sa langue; on institue des prix pour le meilleur éloge de son style. Ce qui en a vieilli revient à la mode; ce qui en est parfait n'a pas cessé de le paraître. Les novateurs le vantent pour son archaïsme et pour la rudesse naïve de quelques tours. Les gens de goût y reconnaissent l'expression la plus parfaite de l'esprit de société dans notre pays. C'est dans cette langue que s'exprime tout homme ému par quelque intérêt sérieux; c'est ainsi que la parlent, au moment où ils ne sont que des hommes, les écrivains même qui la violent dans leurs livres.

Nisard.

Les Femmes Savantes.

Comédie en cinq Actes. (1672.)

Personnages.

  • Chrysale, bon bourgeois.
  • Philaminte, femme de Chrysale.
  • Armande,}leurs filles.
  • Henriette,}
  • Ariste, frère de Chrysale.
  • Bélise, sœur de Chrysale.
  • Clitandre, amant d'Henriette.
  • Trissotin, bel esprit.
  • Vadius, savant.
  • Martine, servante de cuisine.
  • Lépine, laquais.
  • Julien, valet de Vadius.
  • Un notaire.

La scène est à Paris, dans la maison de Chrysale.

ACTE PREMIER.

[Armande fait l'étonnée et la dégoûtée de ce que sa sœur Henriette songe à se marier. Elle élève ses désirs plus haut que les vulgaires soins du ménage, et engage sa sœur à prendre aussi le goût des plus nobles plaisirs de l'esprit.]

Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie,
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie.

[Ce qui surprend Armande plus que tout, c'est qu'Henriette songe à Clitandre pour mari, Clitandre, qui a hautement soupiré pour elle et qui est sa conquête.

Pendant que l'entretien continue à son sujet Clitandre arrive, et Henriette le prie d'expliquer son cœur et de dire à qui il l'a voué. Clitandre répond qu'il avait d'abord été séduit par les attraits d'Armande, mais que, n'ayant trouvé chez elle rien de ce qu'il cherchait, il avait reporté ses vœux sur Henriette, qui a bien voulu ne pas les dédaigner; il ne reste plus qu'à obtenir le consentement des parents. C'est là une chose à laquelle il va travailler, sans retard, de tous ses soins.

Restée seule avec Clitandre, Henriette lui donne quelques avis sur les démarches à faire.]

... Le plus sûr est de gagner ma mère,
Mon père est d'une humeur à consentir à tout;
Mais il met peu de poids aux choses qu'il résout.
Il a reçu du ciel certaine bonté d'âme
Qui le soumet d'abord à ce que veut sa femme;
C'est elle qui gouverne, et d'un ton absolu
Elle dicte pour loi ce qu'elle a résolu.

[Clitandre ne peut pas facilement déguiser ses sentiments. Les femmes docteurs, comme la mère et la tante d'Henriette, ne sont point de son goût.]

Je consens qu'une femme ait des clartés sur tout;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d'être savante;
Et j'aime que souvent, aux questions qu'on fait,
Elle sache ignorer les choses qu'elle sait:
De son étude enfin je veux qu'elle se cache,
Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.

[Il respecte la mère d'Henriette, mais il ne peut approuver ses travers d'esprit; il ne peut surtout pas supporter ce Monsieur Trissotin, un benêt, un pédant qu'elle admire, estime et met au rang des grands et beaux esprits. Il comprend cependant que, dans la maison où s'attache son cœur, il importe qu'il gagne la faveur de tout le monde, et—]

Pour n'avoir personne à sa flamme contraire
Jusqu'au chien du logis qu'il s'efforce de plaire.

[Comme Bélise, la tante d'Henriette arrive, il se propose de lui déclarer le mystère de son cœur et de gagner sa faveur.

Cette vieille folle, aussi coquette que ridicule, l'interrompt comme si c'était à elle que s'adresse l'amour de Clitandre; en vain il lui jure que c'est pour Henriette qu'il brûle, elle prétend devoir entendre autre chose sous ce nom, et le laisse pestant contre les visions de la folle vieille fille.]

ACTE SECOND.

[Ariste quittant Clitandre lui promet d'appuyer sa demande et de lui porter la réponse au plus tôt.

Son frère Chrysale arrivant, il commence à lui parler de Clitandre que Chrysale tient pour homme d'honneur. Il connut d'ailleurs son père, fort bon gentilhomme, en compagnie de qui il eut mainte aventure galante à Rome, alors qu'ils n'avaient que vingt-huit ans.]

Ariste. Clitandre vous demande Henriette pour femme.

[Chrysale y consent de bon cœur. Ariste pense qu'ils devraient aller parler à la femme de son frère pour la rendre favorable à ce projet. Chrysale se fait fort d'obtenir son consentement.

Cependant Martine, la cuisinière, vient annoncer à Chrysale qu'on lui donne son congé! Comme il est content d'elle, il lui dit de demeurer; mais sa femme Philaminte apercevant Martine,]

Quoi! je vous vois, maraude;
Vite sortez, friponne, allons, quittez ces lieux,
Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

[Et quoi qu'il veuille, quoi qu'il fasse, Chrysale est obligé de dire: Ainsi soit-il! Mais au moins veut-il savoir quel crime impardonnable elle a commis pour quoi on la chasse.

A-t-elle été négligente, infidèle, voleuse?

Ah, c'est bien pis que tout cela; elle a manqué de parler Vaugelas.

Le péché semble petit à Chrysale, mais n'importe; il faut que Martine se retire. Quand elle est partie, Chrysale prétend ne pas voir ce qu'il y a de commun entre Vaugelas et la cuisine.]

Je vis de bonne soupe et non de beau langage,
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.

[Ce langage blesse les oreilles de sa femme et de sa sœur. Chrysale s'échauffe, et, n'osant s'attaquer directement à la première, il donne de la manière suivante cours à sa colère:]

C'est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite;
Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville,
M'ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l'aspect importune,
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien.
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d'à présent sont bien loin de ces mœurs.
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n'est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde;
Les secrets les plus hauts s'y laissent concevoir,
Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir;
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire,
Et dans ce vain savoir qu'on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j'ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire;
Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.
Raisonner est l'emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.
L'un me brûle mon rôt, en lisant quelque histoire;
L'autre rêve à des vers quand je demande à boire;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j'ai des serviteurs et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m'était restée,
Qui de ce mauvais air n'était pas infectée,
Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,
À cause qu'elle manque à parler Vaugelas![21]
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse.

 

[Celle-ci s'en va après lui avoir fait honte de pareils sentiments et d'un tel langage.

Seul avec sa femme, il aborde la question du mariage. Mais, avant qu'il ait eu le temps de nommer le prétendant qu'il s'est chargé de faire agréer, Philaminte lui dit qu'elle a déjà fait choix du futur mari de Henriette.]

La contestation est ici superflue,
Et de tout point chez moi l'affaire est résolue.

[Devant cette attitude déterminée de sa femme il n'ose pas insister, et quand Ariste, impatient, vient demander le résultat de l'entretien il n'a pas grand'chose à dire. Ariste se moque de lui, lui reproche sa faiblesse, l'exhorte à être homme une fois et à ne pas laisser immoler sa fille aux folles visions qui tiennent sa famille.

Chrysale le lui promet: il montrera enfin un cœur plus fort, il parlera et sera le maître.]

C'est souffrir trop longtemps,
Et je m'en vais être homme à la barbe des gens.

ACTE TROISIÈME.

[Philaminte, Armande et Bélise, docte comité, sont réunies pour entendre M. Trissotin lire des vers de sa composition.

Elles préludent à la lecture par le plus joli galimatias de fades compliments qui se puisse imaginer.

Henriette voudrait se retirer. Elle (Henriette)]

Sait peu les beautés de tout ce qu'on écrit,
Et ce n'est pas son fait que les choses d'esprit.

[La mère insiste pour qu'elle reste.]

Philaminte. Aussi bien ai-je à vous dire ensuite
Un secret dont il faut que vous soyez instruite.

Trissotin. Les sciences n'ont rien qui vous puisse enflammer,
Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.

Henriette. Aussi peu l'un que l'autre, et je n'ai nulle envie.....

Bélise. Ah! songeons à l'enfant nouveau-né je vous prie.

 

Philaminte. Servez-nous promptement votre aimable repas.

Trissotin. Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose;
Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal
De joindre à l'épigramme, ou bien au madrigal,
Le ragoût d'un sonnet qui, chez une princesse,
A passé pour avoir quelque délicatesse;
Il est de sel attique assaisonné partout,
Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.

Armande. Ah! je n'en doute point.

Philaminte. Donnons vite audience:

Bélise (interrompant Trissotin chaque fois qu'il se dispose à lire).
Je sens d'aise mon cœur tressaillir par avance.
J'aime la poésie avec entêtement,
Et surtout quand les vers sont tournés galamment.

Philaminte. Si nous parlons toujours il ne pourra rien dire.

Trissotin. Soit ...

Bélise à Henriette. Silence, ma nièce.

Armande. Ah! laissez le donc lire.

Trissotin. Sonnet à la princesse Uranie sur la fièvre.
Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Bélise. Ah! le joli début.

Armande. Qu'il a le tour galant!

Philaminte. Lui seul des vers aisés possède le talent.

Armande. À prudence endormie il faut rendre les armes.

Bélise. Loger son ennemie est pour moi plein de charmes.

Philaminte. J'aime superbement et magnifiquement!
Ces deux adverbes joints font admirablement.

Bélise. Prêtons l'oreille au reste.

Trissotin. Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Armande. Prudence endormie!

Bélise. Loger son ennemie!

Philaminte. Superbement et magnifiquement!

Trissotin. Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De votre riche appartement,
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie.

Bélise. Ah! tout doux! laissez-moi de grâce respirer.

Armande. Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer.

Philaminte. On se sent, à ces vers, jusques au fond de l'âme
Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme.

Armande. Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De votre riche appartement.
Que riche appartement est là joliment dit!
Et que la métaphore est mise avec esprit!

Philaminte. Faites-la sortir quoi qu'on die.
Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable.
C'est, à mon sentiment, un endroit impayable.

Armande. De quoi qu'on die aussi mon cœur est amoureux.

Bélise. Je suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux.

Armande. Je voudrais l'avoir fait.

Bélise.Il vaut toute une pièce!

Philaminte. Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse?

Armande et Bélise. Oh! oh!

Philaminte. Faites-la sortir quoi qu'on die.
Que de la fièvre on prenne ici les intérêts,
N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets,
Faites-la sortir quoi qu'on die,
Quoi qu'on die, quoi qu'on die.
Ce quoi qu'on die en dit beaucoup plus qu'il ne semble.
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
Mais j'entends là-dessous un million de mots.

Bélise. Il est vrai qu'il dit plus de choses qu'il n'est gros.

Philaminte à Trissotin. Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die,
Avez-vous compris, vous, toute son énergie?
Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu'il nous dit?
Et pensiez-vous alors y mettre tant d'esprit?

Trissotin. Hai! hai!

Armande. J'ai fort aussi l'ingrate dans la tête,
Cette ingrate de fièvre injuste, malhonnête,
Qui traite mal les gens qui la logent chez eux.

Philaminte. Enfin les quatrains sont admirables tous deux,
Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.

Armande. Ah! s'il vous plaît, encore une fois quoi qu'on die.

Trissotin. Faites-la sortir quoi qu'on die.

Philaminte, Armande, et Bélise. Quoi qu'on die!

Trissotin. De votre riche appartement.

Philaminte, Armande, et Bélise. Riche appartement!

Trissotin. Où cette ingrate insolemment.

Philaminte, Armande, et Bélise. Cette ingrate de fièvre!

Trissotin. Attaque votre belle vie.

Philaminte, Armande et Bélise. Votre belle vie. Ah!

Trissotin. Quoi, sans respecter votre rang,
Elle se prend à votre sang.

Philaminte, Armande, et Bélise. Ah!

Trissotin. Et nuit et jour vous fait outrage!
Si vous la conduisez aux bains,
Sans la marchander davantage
Noyez-la de vos propres mains.

Philaminte. On n'en peut plus.

Bélise.On pâme.

Armande.On se meurt de plaisir.

Philaminte. De mille doux frissons vous vous sentez saisir.

Armande. Si vous la conduisez aux bains.

Bélise. Sans la marchander davantage.

Philaminte. Noyez-la de vos propres mains.
De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.

Armande. Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant.

Bélise. Partout on s'y promène avec ravissement.

Philaminte. On n'y saurait marcher que sur de belles choses.

Armande. Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.

Trissotin. Le sonnet donc vous semble ...

Philaminte. Admirable, nouveau,
Et personne jamais n'a rien fait de si beau.

Bélise à Henriette. Quoi! sans émotion pendant cette lecture!

Henriette. Chaqu'un fait ici-bas la figure qu'il peut,
Ma tante; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut.

Trissotin. Peut-être que mes vers importunent madame.

Henriette. Point. Je n'écoute pas.

Philaminte. Ah! voyons l'épigramme.

Trissotin. Sur un carrosse de couleur amarante donné à une dame de ses amies.

Philaminte. Ses titres ont toujours quelque chose de rare.

Armande. À cent beaux traits d'esprit leur nouveauté prépare.

Trissotin. L'amour si chèrement m'a vendu son lien.

Philaminte, Armande, et Bélise. Ah!

Trissotin. Qu'il m'en coûte déjà la moitié de mon bien,
Et quand tu vois ce beau carrosse
Où tant d'or se relève en bosse
Qu'il étonne tout le pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
Ne dis plus qu'il est amarante,
Dis plutôt qu'il est de ma rente.

Armande. Oh! oh! oh! celui-là ne s'attend point du tout.

Philaminte. On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût.

Bélise. Ne dis plus qu'il est amarante,
Dis plutôt qu'il est de ma rente.
Voilà qui se décline, ma rente, de ma rente, à ma rente.

Philaminte. Je ne sais, du moment que je vous ai connu,
Si, sur votre sujet, j'eus l'esprit prévenu;
Mais j'admire partout vos vers et votre prose.

Trissotin à Philaminte. Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,
À notre tour aussi nous pourrions admirer.

[Elle n'a rien fait en vers, dit-elle, mais elle travaille à un plan d'académie féminine dont elle pourra bientôt lui montrer une partie. Puis la conversation continue sur le mérite des femmes, sur le tort qu'on leur fait du côté de l'intelligence, sur leur droit et leurs aptitudes aux hautes sciences, sur les remuements à faire dans la langue, etc., le tout assaisonné de traits charmants et de bonne plaisanterie. Lépine vient annoncer qu'un homme est là, qui désire parler à M. Trissotin. Il est vêtu de noir, et parle d'un ton doux.]

Trissotin. C'est cet ami savant qui m'a fait tant d'instance
De lui donner l'honneur de votre connaissance.

[Sur le consentement de Philaminte il est introduit.]

Scène V.

Trissotin (présentant Vadius). Voici l'homme qui meurt du désir de vous voir.
En vous le produisant je ne crains point le blâme
D'avoir admis chez vous un profane, madame.
Il peut tenir son coin parmi les beaux esprits.

Philaminte. La main qui le présente en dit assez le prix.

Trissotin. Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, madame, autant qu'homme de France.

Philaminte à Bélise. Du grec! ô ciel! du grec! Il sait du grec, ma sœur.

Bélise à Armande. Ah! ma nièce, du grec!

Armande. Du grec! quelle douceur!

Philaminte. Quoi! monsieur sait du grec? Ah! permettez, de grâce,
Que, pour l'amour du grec, monsieur, on vous embrasse.

(Vadius embrasse aussi Bélise et Armande.)

Henriette (à Vadius, qui veut aussi l'embrasser)
Excusez-moi, monsieur, je n'entends pas le grec.

(Ils s'asseyent.)

Philaminte. J'ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

Vadius. Je crains d'être fâcheux par l'ardeur qui m'engage
À vous rendre aujourd'hui, madame, mon hommage,
Et j'aurai pu troubler quelque docte entretien.

Philaminte. Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

Trissotin. Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu'en prose,
Et pourrait, s'il voulait, vous montrer quelque chose.

Vadius. Le défaut des auteurs, dans leurs productions,
C'est d'en tyranniser les conversations,
D'être au Palais, au cours, aux ruelles, aux tables,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens,
Qu'un auteur qui partout va gueuser des encens,
Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,
En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles.
On ne m'a jamais vu ce fol entêtement,
Et d'un Grec là-dessus je suis le sentiment
Qui, par un dogme exprès, défend à tous les sages
L'indigne empressement de lire leurs ouvrages.
Voici de petits vers pour de jeunes amants
Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments.

Trissotin. Vos vers ont des beautés que n'ont point tous les autres.

Vadius. Les Grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

Trissotin. Vous avez le tour libre et le beau choix des mots.

Vadius. On voit partout chez vous l'ithos et le pathos.

Trissotin. Nous avons vu de vous des églogues d'un style
Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

Vadius. Vos odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

Trissotin. Est-il rien d'amoureux comme vos chansonnettes?

Vadius. Peut-on rien voir d'égal aux sonnets que vous faites?

Trissotin. Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux?

Vadius. Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux?

Trissotin. Aux ballades surtout vous êtes admirable.

Vadius. Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

Trissotin. Si la France pouvait connaître votre prix.

Vadius. Si le siècle rendait justice aux beaux esprits.

Trissotin. En carrosse doré vous iriez par les rues.

Vadius. On verrait le public vous dresser des statues.

(À Trissotin.) Hom! C'est une ballade, et je veux que tout net
Vous m'en ...

Trissotin à Vadius. Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie?

Vadius. Oui; hier il me fut lu dans une compagnie.

Trissotin. Vous en savez l'auteur?

Vadius. Non, mais je sais fort bien
Qu'à ne le point flatter son sonnet ne vaut rien.

Trissotin. Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

Vadius. Cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable,
Et, si vous l'avez vu, vous serez de mon goût.

Trissotin. Je sais que là-dessus je n'en suis pas du tout,
Et que d'un tel sonnet peu de gens sont capables.

Vadius. Me préserve le ciel d'en faire de semblables!

Trissotin. Je soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur,
Et ma grande raison c'est que j'en suis l'auteur.

Vadius. Vous?

Trissotin. Moi.

Vadius. Je ne sais donc comment se fit l'affaire.

Trissotin. C'est qu'on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.

Vadius. Il faut qu'en écoutant j'aie eu l'esprit distrait,
Ou bien que le lecteur m'ait gâté le sonnet.
Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.

Trissotin. La ballade, à mon goût, est une chose fade.
Ce n'en est plus la mode, elle sent son vieux temps.

Vadius. La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

Trissotin. Cela n'empêche pas qu'elle ne me déplaise.

Vadius. Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise.

Trissotin. Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

Vadius. Cependant nous voyons qu'elle ne vous plaît pas.

Trissotin. Vous donnez sottement vos qualités aux autres.

(Ils se lèvent tous.)

Vadius. Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

Trissotin. Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.

Vadius. Allez, rimeur de balle,[22] opprobre du métier.

Trissotin. Allez, fripier d'écrits, impudent plagiaire.

Vadius. Allez, cuistre ...

[Vadius sorti, Trissotin s'excuse. Ce n'est point par amour-propre qu'il s'est emporté, c'est le jugement de ces dames qu'il défend dans le sonnet que Vadius a l'audace d'attaquer.

Philaminte propose de parler d'une autre affaire. Henriette va entendre quelque chose qui l'intéresse au plus haut point. Il ne s'agit de rien moins que d'un mari, et ce mari en qui Philaminte a mis son espoir pour donner à sa fille de l'esprit, le désir des sciences, ce mari que son choix lui destine, c'est M. Trissotin. Henriette se récrie, et prie M. Trissotin de rengaîner son ravissement. Un mariage proposé n'est pas un mariage fait.

Quand les deux sœurs sont seules, Armande, raillant, félicite sa sœur qui l'engage de prendre cet illustre époux, puisqu'elle trouve le choix si beau. Ce n'est pas à sa mère seule qu'elle doit obéissance, mais aussi à son père qui vient dans ce moment même lui présenter Clitandre comme époux.]

ACTE QUATRIÈME.

[Armande fait à sa mère son rapport sur la conduite de sa sœur. Philaminte se promet de la ramener à la raison et de frustrer l'amour de Clitandre dont les procédés ne lui ont jamais plu.]

Il sait que, Dieu merci, je me mêle d'écrire,
Et jamais il ne m'a prié de lui rien lire.

[Clitandre entrant doucement, sans être vu, entend Armande dire toute espèce de méchancetés, alors s'adressant à elle,]

Hé! doucement de grâce, un peu de charité,
Madame, ou tout au moins un peu d'honnêteté.
Quel mal vous ai-je fait?

[Elle prétend qu'il a été perfide, infidèle, qu'après lui avoir offert son cœur il est allé le donner à une autre. Elle lui reproche sa conduite comme un crime; mais comme elle y a donné lieu par des procédés incompris, elle est prête à faire amende honorable et à consentir à ce qu'il attend d'elle.

Il n'est plus temps. Henriette a reçu sa foi et il espère que Philaminte reviendra de ses préventions à son égard et de son engouement pour Trissotin.

Trissotin arrive en ce moment, et il s'engage entre les deux rivaux une conversation parsemée de traits piquants à l'adresse des pédants et des faux savants, tels que]

Je hais seulement
La science et l'esprit qui gâtent les personnes.
Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes;
Mais j'aimerais mieux être au rang des ignorants,
Que de me voir savant comme certaines gens.

 

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

[L'entretien est interrompu par l'arrivée du valet de Vadius, qui remet à Philaminte un billet de la part de son maître. Celui-ci, pour se venger de Trissotin, cherche à faire manquer son mariage par certaines insinuations. Mais Philaminte, de plus en plus obstinée, répond en désignant Trissotin:]

Dès ce soir à monsieur je marierai ma fille.

[Et elle invite Clitandre à assister à la signature du contrat.

Clitandre fait part à Chrysale de la détermination de sa femme; mais Chrysale, toujours fort quand sa femme n'y est pas, lui jure qu'il n'en sera rien, qu'Henriette aura le mari que lui, maître dans sa maison, lui donnera, et Henriette promet bien de tout faire pour assurer le succès de leur amour, d'entrer dans un couvent plutôt que d'épouser Trissotin.]

ACTE CINQUIÈME.

[Henriette demande à Trissotin de renoncer à un mariage auquel son cœur s'oppose. Elle sait combien M. Trissotin a de talent et de mérite, mais ce n'est pas toujours cela qui décide de la conquête d'un cœur.]

Cette amoureuse ardeur qui dans les cœurs s'excite
N'est point, comme l'on sait, un effet du mérite;
Le caprice y prend part, et, quand quelqu'un nous plaît,
Souvent nous avons peine à dire pourquoi c'est.
Si l'on aimait, monsieur, par choix et par sagesse,
Vous auriez tout mon cœur et toute ma tendresse,
Mais on voit que l'amour se gouverne autrement.

[Elle aime Clitandre, et quand une femme aime,]

 

... On risque un peu plus qu'on ne pense,
À vouloir sur son cœur user de violence.

[Le téméraire pourrait avoir à s'en repentir. Trissotin est sans appréhension là-dessus; il trouvera peut-être l'art de se faire aimer. D'ailleurs quels que soient les accidents]

À tous événements le sage est préparé.

[Au moment où il sort Chrysale entre, bien décidé, dit-il à Henriette, à ne pas céder à sa femme].

Et pour la mieux braver voilà, malgré ses dents,
Martine que j'amène et rétablis céans.

[Henriette l'encourage dans ses résolutions et le supplie de ne pas en changer, d'être ferme. Philaminte arrive avec le notaire. Elle est peu agréablement surprise de revoir Martine. Sur la demande de Chrysale on procède au contrat. Mais il y a tout de suite complication, qui empêche de passer outre. Deux époux sont présents, Trissotin et Clitandre, l'un du choix de Philaminte, l'autre de celui de Chrysale. Martine, dont la langue n'est pas rouillée, vient au secours de son maître. Malgré cela la victoire allait rester à Philaminte, Chrysale allait céder, quand arrive Ariste avec deux fâcheuses nouvelles pour Chrysale et Philaminte, perte d'un grand procès, et perte de leurs fonds placés entre les mains de deux individus qui viennent de faire banqueroute.

Philaminte supporte le coup en philosophe.]

Il n'est pour le vrai sage aucun revers funeste,
Et perdant toute chose à soi même il se reste.

[Mais ce coup ébranle fort les velléités matrimoniales de Trissotin. Il demande qu'on ne presse pas cette affaire, et, réflexion faite, il renonce à un cœur qui ne veut pas de lui.

Ce langage ouvre les yeux de Philaminte, qui ne s'oppose plus au mariage d'Henriette avec Clitandre. Mais celle-ci a des scrupules de délicatesse; ses parents viennent de perdre toute leur fortune, sa position n'est plus la même vis-à-vis de Clitandre, et elle aime mieux renoncer à lui que de le mettre de compte à demi dans leurs adversités.]

Si ce n'est que cela, dit Ariste,
Laissez vous donc lier par des chaînes si belles.
Je ne vous ai porté que de fausses nouvelles,
Et c'est un stratagème, un surprenant secours
Que j'ai voulu tenter pour servir vos amours,
Pour détromper ma sœur, et lui faire connaître
Ce que son philosophe à l'essai pouvait être.

[Après cela il ne reste plus qu'à faire le contrat de mariage. Chrysale, pour le coup pouvant parler en maître, en donne l'ordre au notaire que Philaminte avait amené à l'intention de Trissotin.]

Vers Sentencieux et populaires de Molière.

À force de sagesse on peut être blâmable.

La parfaite raison fuit toute extrémité.

La raison n'est pas ce qui règle l'amour.

Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte.

... Un amant, dont l'ardeur est extrême,
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.

... On peut, je crois, louer et blâmer tout,
Et chacun a raison suivant l'âge ou le goût.

Jamais par la force on n'entra dans un cœur.

La solitude effraie une âme de vingt ans.
(Le Misanthrope.)

Contre la médisance il n'est point de rempart.

Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire.

Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez!

En attrapant du temps à tout on remédie.

On n'exécute pas tout ce qu'on se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.

L'amour-propre engage à se tromper soi-même.

La vertu dans le monde est toujours poursuivie.
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.
(Tartufe.)

Il est riche en vertus, cela vaut des trésors.

Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage.

Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.

Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis.

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
Les femmes savantes.

Les bêtes ne sont pas si bêtes que l'on pense.
(Amphitryon—Prologue.)

La Fontaine.
Né à Château-Thierry en 1621, mort en 1695.

Des grands écrivains du XVIIe siècle il n'en est point de plus populaire que La Fontaine. Ses Fables se trouvent en plus de mains qu'aucun autre livre. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges, et toutes les conditions. Dans la jeunesse on les apprend comme exercices de mémoire, on les lit comme modèles de style; dans un âge plus avancé on les relit avec un esprit capable d'en mieux saisir le sens et goûter les beautés; dans la vieillesse on y revient chercher, sinon des conseils tardifs, du moins le plaisir d'une triste revue ou d'une confirmation délicieuse des diverses expériences de la vie.

L'auteur y déploie un des talents les plus souples, les plus variés, les plus riches qu'il y ait. Ce talent ne s'affirma qu'assez tard. Il avait plus de quarante ans. Il s'était déjà exercé dans différents genres de poésie. Son Élégie aux nymphes de Vaux est un chef-d'œuvre de sentiment et de style. Il la composa à l'occasion de la chute du surintendant Fouquet,[23] son protecteur et ami. Il s'était aussi déjà fait connaître par des contes à la façon de Boccace et de l'Arioste. Mais ni ses petits poëmes ni ses contes n'auraient immortalisé son nom. La lecture d'Ésope et de Phèdre le mit en humeur de composer des fables. Ce fut une révélation. Il avait rencontré sa vraie veine, et celle-ci se trouva être d'une richesse telle qu'il éclipsa du même coup ses devanciers et ses futurs imitateurs.

D'un caractère insouciant et léger, il ne prit jamais au sérieux certains devoirs de la vie. L'esprit d'ordre, le bon sens pratique, qui règle la dépense et les relations de famille et de société, lui manquait tout-à-fait. Il était comme un grand enfant, qui avait besoin de quelqu'un qui veillât sur lui. Pour son bonheur deux femmes remplirent cette bonne œuvre, Madame de la Sablière, et après elle, Mme. d'Hervart.

L'influence de la première et une maladie grave qu'il fit tournèrent à la fin ses idées vers la religion. Il mourut chrétiennement. Son esprit n'avait pas perdu ses agréments, comme le prouvent les fables qu'il composa pour le jeune duc de Bourgogne, dont Fénelon faisait l'éducation et dont La Fontaine éprouva, à ses derniers moments, les généreuses attentions. Il laissa, à côté de beaucoup de faiblesses, le souvenir de tant de bonté et de qualités aimables, qu'on ne peut s'empêcher de penser avec sa garde-malade que Dieu n'aura pas eu le courage d'être bien sévère avec le "bonhomme."

La Fontaine fit de ses fables de petits poëmes dramatiques auxquels la mise en scène, les caractères et les situations ne manquent pas plus que la morale. Il les appelle lui-même:

Une ample comédie à cent actes divers.

Et tel est en effet leur caractère. Tout ce qui rend la scène charmante s'y trouve en raccourci, acteurs, dialogues, passions, péripéties: il y a de plus le récit, la description, la réflexion personnelle et le sentiment de la nature. Ce dernier trait est caractéristique. Les autres grands poëtes de l'époque sont les peintres de l'homme, de la société. La Fontaine seul a compris et aimé en artiste la campagne, les champs, les bois et leurs habitants. L'art chez lui ne fait point tort au naturel. Il réunit de la façon la plus heureuse l'exactitude, l'imagination et la raison.

Son plus grand charme est dans le style. À vrai dire c'est moins un style qu'une mosaïque de styles, où toutes les nuances se trouvent, depuis le familier jusqu'au sublime.

Cela frappait déjà ses contemporains. Mme. de Sévigné le faisait remarquer à ses amis—"Lisez les fables de La Fontaine, disait-elle, c'est un livre unique." D'après un critique distingué il n'y a de plus populaire que le livre de la religion. Celui qui n'a que deux ouvrages dans sa maison a les Fables de la Fontaine.

C'est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l'on compare ses façons aux mœurs régulières, réfléchies et sérieuses des gens d'alors. Ce naturel est gaulois.... c'est-à-dire, médiocrement digne, exempt de grandes passions, et enclin au plaisir.... Il était poëte. Je crois que, de tous les Français, c'est lui qui le plus véritablement l'a été. Plus que personne il en a les deux grands traits, la faculté d'oublier le monde réel, et celui de vivre dans le monde idéal; le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes.... Il a l'air d'un enfant distrait, qui se heurte aux hommes. On l'appelle "le bon homme." En conversation il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, "rêve à tout autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve."... Sa sincérité est naïve.... Il est crédule jusqu'au bout, et de son propre aveu toujours le même "enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours." Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller; c'est la pure nature.

Mme. de La Sablière disait "qu'il ne mentait jamais en prose." Ajoutez qu'en vers, non plus, il ne ment jamais. Il avoue ingénument ses fautes, son désordre.... Il pense tout haut, il vit à cœur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l'éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé....

La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, "toujours divers, toujours nouveau," long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes de rimes redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson.... Diversité c'est sa devise. Il s'est comparé lui-même "à l'abeille, au papillon," qui va de fleur en fleur et ne se pose qu'un instant au bord des roses poétiques.... Il n'écrit pas au hasard, avec les inégalités de la verve. Il revient sur ses premiers pas, et se corrige patiemment. On a retrouvé un de ses premiers jets (Le Renard, les Mouches et le Hérisson), et l'on a vu que la fable achevée n'a gardé que deux vers de la fable ébauchée. Il avouait lui-même qu'il "fabriquait ses vers à force de temps." Il n'atteignait l'air naturel que par le travail assidu.... Il a l'air distrait, et voit tout, peint tout, jusqu'aux sentiments les plus secrets et les plus particuliers. Rois et nobles, courtisans et bourgeois, il y a dans ses fables une galerie de portraits qui, comme ceux de Saint-Simon, et mieux que ceux de La Bruyère, montrent en abrégé tout le siècle.... Il a tiré de ce siècle toutes les idées qu'il en pouvait prendre, et il y a tout feuilleté, les livres et les hommes. Il y a pris quelque chose de plus précieux, le ton, c'est-à-dire l'élégance et la politesse.... Même en ses polissonneries il se préservait de tout mot grossier, il gardait le style de la bonne compagnie. Il avait le goût, la correction, la grâce.... On dit qu'il était gauche quand il parlait avec la bouche; à tout le moins, quand il parle avec sa plume, il est le plus aimable des hommes du monde et le plus fin des courtisans.

Taine.

FABLES DE LA FONTAINE.

LA MORT ET LE BÛCHERON.

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix d'un fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos;
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée[24]
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
C'est, dit-il, afin de m'aider
À recharger ce bois; tu ne tarderas guère.

Le trépas vient tout guérir,
Mais ne bougeons d'où nous sommes;
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.

(Livre I, Fable 16. Édition Charpentier.)

LE CHÊNE ET LE ROSEAU.

Le chêne un jour dit au roseau:
Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor, si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir;
Je vous défendrais de l'orage:
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci:
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici,
Contre leurs coups épouvantables,
Résisté sans courber le dos;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants,
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon, le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

(Livre I, Fable 22.)

LE LION ET LE RAT.

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde;
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d'un lion
Un rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un aurait-il jamais cru
Qu'un lion d'un rat eût affaire?
Cependant il avint qu'au sortir des forêts,
Ce lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

(Livre II, Fable 11.)

LE RENARD ET LE BOUC.

Capitaine renard allait de compagnie
Avec son ami bouc des plus haut encornés;
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
Le soif les obligea de descendre en un puits;
Là chacun d'eux se désaltère,
Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le renard dit au bouc: Que ferons-nous, compère?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi;
Mets-les contre le mur; le long de ton échine
Je grimperai premièrement;
Puis, sur tes cornes m'élevant,
À l'aide de cette machine
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t'en tirerai,
Par ma barbe, dit l'autre, il est bon, et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue.
Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorter à patience.
Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas à la légère
Descendu dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors,
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts;
Car pour moi j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.

(Livre III, Fable 5.)

LE CHAMEAU ET LES BÂTONS FLOTTANTS.

Le premier qui vit un chameau
S'enfuit à cet objet nouveau;
Le second s'approcha; le troisième osa faire
Un licou pour le dromadaire.

L'accoutumance ainsi nous rend tout familier.
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue,
Quand ce vient à la continue.

Et puisque nous voici tombés sur ce sujet,
On avait mis des gens au guet
Qui, voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne purent s'empêcher de dire
Que c'était un puissant navire.
Quelques moments après l'objet devint brûlot,
Et puis nacelle, et puis ballot,
Enfin bâtons flottants sur l'onde.

J'en sais beaucoup, de par le monde,
À qui ceci conviendrait bien;
De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.

(Livre IV, Fable 9.)

LE RENARD ET LE BUSTE.

Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre.
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L'âne n'en sait juger que parce qu'il en voit;
Le renard, au contraire, à fond les examine,
Les tourne de tout sens; et, quand il s'aperçoit
Que leur fait n'est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu'un buste de héros
Lui fit dire fort à propos.
C'était un buste creux et plus grand que nature.
Le renard, en louant l'effort de la sculpture,
"Belle tête," dit-il, "mais de cervelle point."
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point?

(Livre IV, Fable 14.)

PAROLE DE SOCRATE.

Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage:
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage.
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui! l'on y tournait à peine.
"Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est," dit-il, "elle pût être pleine!"
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami, mais fou qui s'y repose;
Rien n'est plus commun que ce nom,
Rien n'est plus rare que la chose.

(Livre IV, Fable 17.)

L'ALOUETTE ET SES PETITS AVEC LE MAÎTRE D'UN CHAMP.
Ne t'attends qu'à toi seul; c'est un commun proverbe.

Voici comme Ésope le mit
En crédit:
Les alouettes font leur nid
Dans les blés quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
À toute force enfin elle se résolut
D'imiter la nature, et d'être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore
À la hâte: le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l'essor,
De mille soins divers l'alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
Si le possesseur de ces champs
Vient avecque son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien; selon ce qu'il dira,
Chacun de nous décampera.
Sitôt que l'alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces blés sont mûrs, dit-il, allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L'un commence: Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fit venir demain ses amis pour l'aider.
S'il n'a dit que cela, repartit l'alouette,
Rien ne nous presse encor de changer de retraite;
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter;
Cependant soyez gais, voilà de quoi manger.
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube du jour arrive, et d'amis point du tout.
L'alouette à l'essor, le maître s'en vient faire
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir aussi lents.
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose.
L'épouvante est au nid plus forte que jamais.
—Il a dit ses parents, mère! c'est à cette heure....
—Non, mes enfants, dormez en paix;
Ne bougeons de notre demeure.
L'alouette eut raison, car personne ne vint.
Pour la troisième fois le maître se souvint
De visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous.
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu'il faut faire? Il faut qu'avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille;
C'est là notre plus court; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.
Dès lors que ce dessein fut su de l'alouette,
C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants.
Et les petits en même temps
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.

(Livre IV, Fable 22.)

LE LABOUREUR ET SES ENFANTS.

Travaillez, prenez de la peine;
C'est le fonds qui manque le moins.

Un riche laboureur sentant sa fin prochaine
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents;
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver; vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût[25]
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.
D'argent point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

(Livre V, Fable 9.)

LA POULE AUX ŒUFS D'OR.

L'avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un œuf d'or.
Il crut que dans son corps elle avait un trésor;
Il la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable
À celles dont les œufs ne lui rapportaient rien,
S'étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches.
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour vouloir trop tôt être riches!

(Livre V, Fable 13.)

LE SERPENT ET LA LIME.

On conte qu'un serpent voisin d'un horloger
(C'était pour l'horloger un mauvais voisinage)
Entra dans sa boutique, et, cherchant à manger,
N'y rencontra pour tout potage
Qu'une lime d'acier, qu'il se mit à ronger.
Cette lime lui dit sans se mettre en colère:
Pauvre ignorant! eh, que prétends-tu faire?
Tu te prends à plus dur que toi,
Petit serpent à tête folle;
Plutôt que d'emporter de moi
Seulement le quart d'une obole,
Tu te romprais toutes les dents.
Je ne crains que celles du temps.

Ceci s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui, n'étant bons à rien, cherchez surtout à mordre;
Vous vous tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages?
Ils sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.

(Livre V, Fable 16.)

L'ÂNE VÊTU DE LA PEAU DU LION.

De la peau du lion l'âne s'étant vêtu,
Était craint partout à la ronde;
Et, bien qu'animal sans vertu,
Il faisait trembler tout le monde.
Un petit bout d'oreille, échappé par malheur,
Découvrit la fourbe et l'erreur;
Martin fit alors son office.
Ceux qui ne savaient pas la ruse et la malice
S'étonnaient de voir que Martin[26]
Chassât les lions au moulin.

Force gens font du bruit en France
Par qui cet apologue est rendu familier.
Un équipage cavalier
Fait les trois quarts de leur vaillance.

(Livre V, Fable 21.)

LE MULET SE VANTANT DE SA GÉNÉALOGIE.

Le mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa mère la jument,
Dont il contait mainte prouesse.
Elle avait fait ceci, puis avait été là:
Son fils prétendait pour cela,
Qu'on le dût mettre dans l'histoire.
Il eût cru s'abaisser servant un médecin.
Étant devenu vieux, on le mit au moulin;
Son père l'âne alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.

(Livre VI, Fable 7.)

LE LIÈVRE ET LA TORTUE.

Rien ne sert de courir: il faut partir à point.
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.
Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but.—Sitôt! êtes-vous sage?
Repartit l'animal léger:
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore.[27]
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait, et de tous deux
On mit près du but les enjeux.
Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni de quel juge l'on convint.
Notre lièvre n'avait que quatre pas à faire;
J'entends de ceux qu'il fait lorsque, près d'être atteint,
Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes[28]
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour dormir et pour écouter
D'où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s'évertue,
Elle se hâte avec lenteur.
Lui cependant méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire,
Croit qu'il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose:
Il s'amuse à toute autre chose
Qu'à la gageure[29]. À la fin, quand il vit
Que l'autre touchait presque au bout de la carrière
Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit
Furent vains; la tortue arriva la première.
Et bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison?
De quoi vous sert votre vitesse?
Moi l'emporter! et que serait-ce
Si vous portiez une maison!

(Livre VI, Fable 10.)

LE CHEVAL ET L'ÂNE.

En ce monde il se faut l'un l'autre secourir.
Si ton voisin vient à mourir,
C'est sur toi que le fardeau tombe.

Un âne accompagnait un cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre baudet si chargé qu'il succombe.
Il pria le cheval de l'aider quelque peu;
Autrement il mourrait devant qu'être à la ville.
La prière, dit-il, n'en est pas incivile;
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le cheval refusa, fit une pétarade,
Tant qu'il vit sous le faix mourir son camarade
Et reconnut qu'il avait tort;
Du baudet en cette aventure
On lui fit porter la voiture,
Et la peau par-dessus encor.

(Livre VI, Fable 16.)

LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
On n'en voyait point d'occupés
À chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie;
Ni loup ni renard n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient;
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil et dit: Mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se Sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait! Nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour et dit: J'ai souvenance
Qu'en un pré de moine passant
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
À ces mots on cria haro[30] sur le baudet.
Un loup quelque peu clerc[31] prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal,
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

(Livre VII, Fable 1.)

LE CHAT, LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN.

Du palais d'un jeune lapin
Dame belette, un beau matin,
S'empara; c'est une rusée.
Le maître était absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour
Qu'il était allé faire à l'aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre.
Ô dieux hospitaliers! que vois-je ici paraître?
Dit l'animal chassé du paternel logis.
Holà! madame la belette,
Que l'on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C'était un beau sujet de guerre,
Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant!
Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur; et qui, de père en fils,
L'ont, de Pierre à Simon, puis à moi Jean transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage?
Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C'était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean lapin pour juge l'agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminand leur dit: Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd; les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,
Grippeminand, le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.

(Livre VII, Fable 16.)

L'AVANTAGE DE LA SCIENCE.

Entre deux bourgeois d'une ville
S'émut jadis un différend:
L'un était pauvre, mais habile;
L'autre riche, mais ignorant.
Celui-ci sur son concurrent
Voulait emporter l'avantage;
Prétendait que tout homme sage
Était tenu de l'honorer.
C'était tout homme sot: car pourquoi révérer
Des biens dépourvus de mérite?
La raison m'en semble petite.
Mon ami, disait-il souvent
Au savant,
Vous vous croyez considérable;
Mais, dites-moi, tenez-vous table?
Que sert à vos pareils de lire incessamment?
Ils sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre
Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.
La république a bien affaire
De gens qui ne dépensent rien.
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait! notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et celle qui la porte, et vous qui dédiez
À messieurs les gens de finance
De méchants livres bien payés.
Ces mots remplis d'impertinence
Eurent le sort qu'ils méritaient:
L'homme lettré se tut; il avait trop à dire.
La guerre le vengea bien mieux qu'une satire
Mars détruisit le lieu que nos gens habitaient;
L'un et l'autre quitta[32] la ville.
L'ignorant resta sans asile:
Il reçut partout des mépris;
L'autre reçut partout quelque faveur nouvelle.
Ceci décida leur querelle.
Laissez dire les sots; le savoir a son prix.

(Livre VIII, Fable 19.)

LES DEUX PIGEONS.

Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre:
L'un deux, s'ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit: Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?
L'absence est le plus grand des maux;
Non pas pour vous, cruel! Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s'avançait davantage!
Attendez les zéphyrs; qui vous presse? Un corbeau
Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut;
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon souper, bon gîte et le reste?
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur;
Mais le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin. Il dit: Ne pleurez point;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai: J'étais là; telle chose m'avint;
Vous y croirez être vous-même.
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne: et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès; cela lui donne envie.
Il y vole, il est pris; ce blé couvrait d'un las
Les menteurs et traîtres appâts.
Le lacs était usé, si bien que de son aile,
De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin;
Quelque plume y périt, et le pis du destin
Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une masure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiraient par cette aventure;
Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et d'un coup tua plus d'à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l'aile et tirant le pied,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s'en retourna;
Que bien, que mal elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.

(Livre IX, Fable 2.)

LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES.

Un octogénaire plantait.
Passe encore de bâtir; mais planter à cet âge!
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage;
Assurément il radotait.
Car, au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir?
Autant qu'un patriarche il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous?
Ne songez désormais qu'à vos erreurs passées;
Quittez le long espoir et les vastes pensées;
Tout cela ne convient qu'à nous.
Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le vieillard. Tout établissement
Vient tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.

Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d'un second seulement?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage;
Eh bien, défendez vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d'autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui;
J'en puis jouir demain et quelques jours encore;
Je puis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.
Le vieillard eut raison: l'un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l'Amérique[33];
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés;
Le troisième tomba d'un arbre
Que lui-même il voulut enter;
Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

(Livre XI, Fable 8.)

Vers Détachés, Sentencieux et populaires de La Fontaine.

Mauvaise graine est tôt venue.
(L'Hirondelle et les petits Oiseaux.)

La louange chatouille et gagne les esprits.
(Simonide préservé par les Dieux.)

Ce qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.
(La Lice et sa compagne.)

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
(Le Lion et le Rat.)

Où la guêpe a passé le moucheron demeure.
(Le Corbeau voulant imiter l'Aigle.)

Le vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli.
(La chatte métamorphosée en femme.)

En toute chose il faut considérer la fin.
(Le Renard et le Bouc.)

Amour, amour! quand tu nous tiens
On peut bien dire: Adieu prudence!
(Le Lion Amoureux.)

Un sou quand il est assuré
Vaut mieux que cinq en espérance.
(Le Berger et la Mer.)

Hélas! que sert la bonne chère
Quand on n'a pas la liberté.
(Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf.)

Deux sûretés valent mieux qu'une,
Et le trop en cela ne fut jamais perdu.
(Le Loup, la Chèvre, et le Chevreau.)

Chacun se dit ami, mais fou qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que le nom,
Rien n'est plus rare que la chose.
(Parole de Socrate.)

Toute puissance est faible à moins que d'être unie.
(Le Vieillard et ses Enfants.)

Un auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.
(Le Bûcheron et Mercure.)

L'avarice perd tout en voulant tout gagner.
(La Poule aux Œufs d'or.)

Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens.
(Le Lion s'en allant en Guerre.)

Il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre.
(L'Ours et les deux Compagnons.)

Plus fait douceur que violence.
(Phébus et Borée.)

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
(Le Lièvre et la Tortue.)

Aide toi, le ciel t'aidera.
(Le Chartier embourbé.)

On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
(Le Héron.)

Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
(Les deux Coqs.)

La mort ne surprend point le sage;
Il est toujours prêt à partir.
(La Mort et le Mourant.)

Il est bon de parler, et meilleur de se taire.
(L'Ours et l'Amateur des Jardins.)

Le sage est ménager du temps et des paroles.
(Démocrite et les Abdéritains.)

Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu'on n'observe point
(Rien de trop.)

La dispute est d'un grand secours,
Sans elle on dormirait toujours.
(Le Chat et le Renard.)

S'il fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
À qui pourrait-on pardonner?
(L'Homme et la Couleuvre.)

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
(Les deux Aventuriers et le Talisman.)

Il faut laisser
Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser.
(Les Sapins.)

Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
(Le Paysan du Danube.)

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
(Philémon et Baucis.)

Boileau.
Né à Paris en 1636, mort en 1711.

Le XVIIe siècle est éminemment un siècle d'ordre, d'autorité et de discipline. Comme Louis XIV représente ces principes en politique, Boileau en est le représentant dans la littérature. Il y a eu des écrivains plus grands que lui, il n'y en a pas eu de plus utile. Les guerres du XVIe siècle n'avaient pas été favorables au bon ton et au bon goût; l'Italie et l'Espagne avaient tour à tour exercé une influence fâcheuse. Si quelques génies, Descartes, Pascal, Molière, avaient échappé à cette influence et étaient restés sains et vrais en dépit de la mode, la France était loin d'être guérie des mauvais effets des traditions étrangères. Il fallait une réaction délibérée. Il fallait arborer l'étendard du génie national, proclamer les principes de l'art français, et établir pour sa sauve-garde les règles de la raison et du bon goût.

C'est ce que fit Nicolas Boileau, surnommé Despréaux.[34]

Il a la gloire d'avoir plus que personne travaillé à l'éducation de l'esprit en France, d'avoir éclairé le public, de l'avoir aidé à goûter les vrais chefs-d'œuvre, à les apprécier et à en profiter.

Il composa d'abord des Satires, dans lesquelles il fit une guerre implacable aux mauvais écrivains; il écrivit ensuite des Épîtres, pleines d'esprit, de belles pensées et de beaux vers, et l'Art poétique, qui lui fit donner le surnom de législateur du Parnasse français. Si l'on y ajoute le poëme héroï-comique du Lutrin,[35] on a fait l'énumération à peu près complète de ses ouvrages.

Le roi, qui avait beaucoup de goût pour lui, le nomma son historiographe, et lui accorda une pension de deux mille livres. Grâce à cette libéralité, il s'acheta une petite maison à Auteuil.

Une fois installé là, il ne sortit plus guère de sa retraite, et n'y recevait que des amis.

Quand Racine, à qui il avait été lié de l'affection la plus tendre fut mort, il ne remit plus les pieds à Versailles. Sa tristesse augmenta; la société lui paraissait en décadence, la France menacée de ruine, et il vit sans regret venir la mort qui l'enleva à l'âge de soixante-quinze ans.

L'effet de ses œuvres fut immense; il se fait encore sentir aujourd'hui. Ce qui les caractérise, c'est le culte de la raison et l'amour du vrai. On pourrait leur donner pour épigraphe ces deux vers de son Art poétique:

Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.

S'il n'a guère le don d'invention et l'imagination, il ne lui manque aucune des autres qualités qui font l'écrivain et le critique distingué.

Il avait le sentiment de ce qui est contraire au génie national, et il l'exprima avec une force qui entraîne la conviction. Il s'est appelé lui-même un "critique achevé," mais il n'a été ni renfrogné ni difficile à vivre. Son caractère était aussi élevé que son talent. Il était naturellement bon, et aimait à faire le bien.

L'avocat Patru[36] est réduit par les circonstances à vendre sa bibliothèque. Boileau l'achète, et sous le prétexte de manquer de place chez lui, il prie délicatement le propriétaire de la garder jusqu'à ce qu'il puisse lui-même la loger, ce qui voulait dire de la garder indéfiniment.

Quand à la suite d'une cabale de cour Corneille est privé de sa pension, Boileau court chez le roi et lui dit:

"Sire, je viens résigner la pension que votre majesté a bien voulu me faire; il m'est impossible de la toucher tant qu'un aussi grand homme que M. Corneille restera privé de la sienne."

Aussi ce poète, homme de bien, qui n'avait d'ennemis que parmi les mauvais écrivains, reçut-il jusqu'à la fin les témoignages de l'estime universelle. Une foule nombreuse accompagna son cortège funèbre. Une pauvre femme le voyant dit: "Il a bien des amis pour un homme qui a dit du mal de tout le monde." Quelle justification et quel éloge pour un poète satirique!

L'art d'écrire était pour Boileau le premier des arts. Il prêche le respect de la pensée. Ce respect impose le choix de l'expression. Aussi prenait-il grande peine de toujours chercher la meilleure; mais il n'est pas regratteur de mots, enfileur de rimes sonores. Non, il écrit dans un but d'utilité; il est sincère, substantiel, et son vers "bien ou mal dit toujours quelque chose."

Dès l'âge de quinze ans un sot livre lui inspirait de la haine. L'esprit d'affectation lui était encore plus odieux que la sottise. Il était ennemi de tout ce qui n'était pas dans le vrai. Le vrai était sa passion, son culte.

"Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable."

Le vrai en littérature est ce qui est conforme à la raison, au bon sens, à certaines conditions de lieu, de temps et de genre, sans lesquelles il n'y a pas d'œuvre d'art. Ceux qui y manquent sont les objets de sa critique impitoyable, de sa fine raillerie. Il se moque d'eux, il se moque "des riens galants, du grand fin, du fin des choses" après lequel couraient les poëtes.

Libre et franc, il donne à chaque chose son nom. Il appelle "chat un chat, et Rolet[37] un fripon;" mais sa liberté est celle d'un honnête homme. Il est scrupuleux observateur des convenances. Les convenances sont une partie du vrai. Le licencieux est à la fois faux et de mauvais goût, deux raisons pour le condamner et le bannir.

S'il a été sévère pour les autres, il l'est tout d'abord pour lui-même. La vanité ne l'aveugle pas. Il se connaissait bien, et estimait que la connaissance de soi est la condition de toute sagesse et de tout succès.

Dans la dixième épître il a tracé de lui le portrait suivant:

"Ce censeur qu'on a peint si noir et si terrible
Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,
Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,
Fit, sans être malin, ses plus grandes malices,
... enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.
... Harcelé par les plus vils rimeurs,
Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs mœurs,
Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,
Assez faible de corps, assez doux de visage,
Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,
Ami de la vertu plutôt que vertueux."

Ce portrait recommande l'original à l'estime de tous les honnêtes gens.

Sa position à la cour lui imposait quelquefois le langage d'un courtisan, mais ordinairement son franc parler ne s'arrêtait pas devant la crainte de déplaire. Il savait très bien dire la vérité aux gens les moins habitués à l'entendre, comme le jour où Louis XIV voulut avoir son avis sur quelques vers qu'il avait eu la fantaisie de faire: "Sire, votre majesté a voulu faire de méchants vers, répondit Boileau, et elle y a parfaitement réussi."

On lui a reproché de n'avoir eu ni faculté d'invention, ni imagination, ni sensibilité.

En effet il n'a point composé de poëme qui le place parmi les grands génies créateurs; il ne produit pas les effets éblouissants d'une riche fantaisie; il ne touche guère. Pourtant à ceux qui lui contestent le don d'invention et l'imagination on peut dire: Lisez les quatre premiers chants du Lutrin, lisez tant de beaux vers où les tours les plus heureux et les plus charmantes images embellissent des sujets qui ne paraissent nullement susceptibles d'être embellis. À ceux qui doutent de son cœur on peut dire: S'il n'a pas eu le pouvoir de produire de fortes émotions, prenez-vous en aux genres qu'il a cultivés, et accordez du moins qu'à défaut de cette sensibilité qui se communique avec puissance, il avait celle qui s'attendrit et s'exalte en présence de ce qui est touchant et digne d'admiration.

Non, il n'a pas manqué de cœur, le poëte qui a dit:

"Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez."

et encore:

"Que votre âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages,
N'offrent jamais de vous que de nobles images."

et encore:

"Le vers se sent toujours des bassesses du cœur."

.....

Épître V.

À Monsieur Guilleragues, Secrétaire du Cabinet.

la connaissance de soi-même.

Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire,
Guilleragues, qui sais et parler et te taire,
Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler.
Faut-il dans la satire encor me signaler,
Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices,
Faire encore aux auteurs redouter mes caprices?
Jadis, non sans tumulte on m'y vit éclater,
Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s'irriter,
Aspirait moins au nom de discret et de sage,
Que mes cheveux plus noirs ombrageaient mon visage.
Maintenant, que le temps a mûri mes désirs,
Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,
Bientôt s'en va frapper à son neuvième lustre,[38]
J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre.
Que d'une égale ardeur mille auteurs animés
Aiguisent contre moi leurs traits envenimés;
Que tout, jusqu'à Pinchêne,[39] et m'insulte et m'accable:
Aujourd'hui, vieux lion, je suis doux et traitable;
Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés.
Ainsi que mes beaux jours, mes chagrins sont passés.
Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.
Ainsi donc, philosophe à la raison soumis,
Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis;
C'est l'erreur que je fuis; c'est la vertu que j'aime.
Je songe à me connaître, et me cherche en moi-même.

 

... sur cette mer qu'ici-bas nous courons
Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons,
À régler mes désirs, à prévenir l'orage,
Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage,
C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous;
Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne,
Est malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui;
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.

 

L'argent, l'argent, dit-on, sans lui tout est stérile:
La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile;
L'argent en honnête homme érige un scélérat;
L'argent seul au palais peut faire un magistrat.
Qu'importé qu'en tous lieux on me traite d'infâme?
Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans âme;
Dans mon coffre tout plein de rares qualités
J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.[40]
Est-il quelque talent que l'argent ne me donne?
C'est ainsi qu'en son cœur ce financier raisonne.
Mais pour moi, que l'éclat ne saurait décevoir,
Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir,
J'estime autant Patru, même dans l'indigence,
Qu'un commis engraissé des malheurs de la France.
Non que je sois du goût de ce sage insensé[41]
Qui, d'un argent commode esclave embarrassé,
Jeta tout dans la mer pour crier: Je suis libre!
De la droite raison je sens mieux l'équilibre;
Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts,
La vertu se contente et vit à peu de frais.

Épître VI.

À Monsieur de Lamoignon, Avocat Général.

les plaisirs des champs.

Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau?
C'est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine au pied des monts, que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s'élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D'une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village au-dessus forme un amphithéâtre.
Ô fortuné séjour! ô champs aimés des cieux!
Que pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et, connu de vous seuls, oublier tout le monde!

 

Cependant tout décroît; et moi-même, à qui l'âge
D'aucune ride encor n'a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
J'ai besoin du silence et de l'ombre des bois.

 

C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
Met à profit les jours que la Parque me file.
Ici, dans un vallon bornant tous mes désirs,
J'achète à peu de frais de solides plaisirs;
Tantôt un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries;
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui.
Quelquefois aux appas[42] d'un hameçon perfide
J'amorce en badinant le poisson, trop avide;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table, au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique;
Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain,[43]
Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain:
La maison le fournit, la fermière l'ordonne,
Et mieux que Bergerat[44] l'appétit l'assaisonne.
Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
Tout l'été, loin de toi, demeurant au village,
J'y passe obstinément les ardeurs du Lion,[45]
Et montre pour Paris si peu de passion.
C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
Le mérite éclatant et la haute éloquence
Appellent dans Paris aux sublimes emplois,
Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des lois.
Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie;
Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie;
Que l'oppresseur ne montre un front audacieux,
Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.
Mais pour moi, de Paris citoyen inhabile,
Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile,
Il me faut du repos, des prés et des forêts.
Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
Attendre que septembre ait ramené l'automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.[46]
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T'ira joindre à Paris pour s'enfuir à Bâville.[47]
Là dans le seul loisir, que Thémis t'a laissé,
Tu me verras souvent, à te suivre empressé,
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
Tantôt sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux
Où Polycrène[48] épand ses libérales eaux,
Lamoignon, nous irons, libres d'inquiétude,
Discourir des vertus dont tu fais ton étude;
Chercher quels sont les biens véritables ou faux;
Si l'honnête homme en soi doit souffrir des défauts;
Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,
Ou la vaste science ou la vertu solide.
C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher.
Heureux si les fâcheux prompts à nous y chercher
N'y viennent point semer l'ennuyeuse tristesse!
Car, dans ce grand concours d'hommes de toute espèce,
Au lieu de quatre amis qu'on attendait le soir,
Quelquefois de fâcheux[49] arrivent trois volées[50]
Qui du parc à l'instant assiègent les allées.
Alors, sauve qui peut; et quatre fois heureux
Qui sait pour s'échapper quelque antre ignoré d'eux!

Art Poétique.

Chant Premier.

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant ou sublime,
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime!
L'un l'autre vainement ils semblent se haïr,
La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.
Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
L'esprit à la trouver aisément s'habitue;
Au joug de la raison sans peine elle fléchit,
Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit;
Mais lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle,
Et pour la rattraper le sens court après elle.
Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée;
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès; laissons à l'Italie
De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
Tout doit tendre au bon sens; mais pour y parvenir
Le chemin est glissant et pénible à tenir;
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.

 

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire:
Un vers était trop faible, et vous le rendez dur;
J'évite d'être long, et je deviens obscur;
L'un n'est point trop fardé, mais sa muse est trop nue;
L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.
Voulez-vous du public mériter les amours?
Sans cesse en écrivant variez vos discours.
Un style trop égal, et toujours uniforme,
En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.
Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère!
Son livre, aimé du ciel et chéri des lecteurs,
Est souvent chez Barbin[51] entouré d'acheteurs.
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse:
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

 

Soyez simple avec art,
Sublime sans orgueil, agréable sans fard.
N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère:
Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu'une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux;
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées:
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure
L'expression la suit, ou moins nette ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d'un son mélodieux
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux.
Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,[52]
Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme,[53]
Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse;
Un style si rapide et qui court en rimant
Marque moins trop d'esprit que peu de jugement.
J'aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse et le repolissez;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Vers Sentencieux et populaires de Boileau.

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