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Littérature Française (Première Année) : $b Moyen-Âge, Renaissance, Dix-Septième Siècle

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J'appelle chat un chat, et Rolet un fripon.

...Le seul art en vogue est l'art de bien voler.
(Sat. I.)

Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.

Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire.
(Sat. II.)

Aimez-vous la muscade? On en a mis partout.
(Sat. III.)

En ce monde il n'est point de parfaite sagesse.
Tous les hommes sont fous; et malgré tous les soins
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.

Chacun veut en sagesse ériger sa folie.

Le plus sage est celui qui ne pense point l'être.

Souvent de tous nos maux la raison est le pire.
(Sat. IV.)

Paris est pour le riche un pays de Cocagne.[54]
(Sat. VI.)

Le mal qu'on dit d'autrui ne produit que du mal.
(Sat. VII.)

L'or même à la laideur donne un teint de beauté,
Mais tout devient affreux avec la pauvreté.
(Sat. VIII.)

Ceux qui sont morts sont morts.
(Sat. IX.)

L'honneur est comme une île escarpée et sans bords;
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.
(Sat. X.)

Jamais, quoi qu'il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu'il n'est pas.

...Jamais on n'est grand qu'autant que l'on est juste.
(Sat. XI.)

...Quelques vains lauriers que promette la guerre
On peut être héros sans ravager la terre.

Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.
(Ép. I.)

Qui vit content de rien possède toute chose.

Hâtons-nous: le temps fuit, et nous traîne avec soi
Le moment où je parle est déjà loin de moi.
(Ép. III.)

Un fou, rempli d'erreurs que le trouble accompagne,
Est malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui;
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.

L'argent, l'argent, dit-on, sans lui tout est stérile.
La vertu sans l'argent est un meuble inutile.

La vertu se contente, et vit à peu de frais.
(Ép. V.)

Le mérite en repos s'endort dans la paresse.
(Ép. VI.)

Tout éloge imposteur blesse une âme sincère.
(Ép. IX.)

Rien n'est beau que le vrai; le vrai seul est aimable.

La simplicité plaît sans étude et sans art.

L'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté.

L'esprit lasse aisément si le cœur n'est sincère.
(Ép. IX.)

...Le travail aux hommes nécessaire
Fait leur félicité plutôt que leur misère.

Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime.

Aimez donc la raison: que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit quand l'oreille est blessée.

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Sans la langue ... l'auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse et le repolissez,
Ajoutez quelquefois et souvent effacez.

L'ignorance toujours est prête à s'admirer.

Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous loue.

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
(Art Poétique, Ch. I.)

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.

La montagne en travail enfante une souris.

Le temps qui change tout change aussi nos humeurs.
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.

Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter;
Jamais de la nature il ne faut s'écarter.
(Ch. III.)

Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent.

...Dans l'art dangereux de rimer et d'écrire
Il n'est point de degrés du médiocre au pire.

Que votre âme et vos mœurs, peintes dans vos ouvrages,
N'offrent jamais de vous que de nobles images.

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.
(Ch. IV.)

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?

...Souvenez-vous bien
Qu'un dîner réchauffé, ne valut jamais rien.
(Le Lutrin, Ch. I.)

Racine.
Né à la Ferté-Milon en 1639; mort en 1699.

Jean Racine naquit l'année même que Corneille faisait paraître Horace et Cinna.

Orphelin de père et de mère dès l'âge de trois ans, il passa sous la tutelle de son aïeul paternel, et à sa mort sous celle de sa veuve. Il commença ses études au collège de Beauvais et les termina à Port Royal des Champs. Ce fut là, dans le commerce des hommes pieux et savants, qu'on appelait les solitaires de Port Royal, Lemaître, Sacy, Lancelot Nicole, qu'il puisa le goût des bonnes lettres et les principes religieux qui ne l'abandonnèrent jamais.

Il lui arriva, dans le cours de ses études, un incident qui prouve son ardeur au travail et sa probité d'écolier. Il lisait le roman grec de Théagène et Chariclée. Lancelot, son professeur, n'approuvant pas ce genre de lecture, lui prit le livre et le jeta au feu. Un second exemplaire eut bientôt le même sort. Il s'en procure un troisième, l'apprend par cœur, et le portant ensuite à son maître lui dit: Vous pouvez encore brûler celui-ci.

Racine débuta, en poésie, par deux odes, la Nymphe de la Seine et la Renommée aux Muses. La première sur le mariage du roi lui valut une belle gratification de Colbert, l'autre fut l'occasion de sa liaison avec Boileau, qui devint dès lors son censeur et son meilleur ami.

Un peu avant cette époque il connut Molière qui lui donna le plan de la tragédie des Frères ennemis, et, quoique pauvre lui-même, une somme de cent louis pour l'aider à travailler librement. Cette tragédie et celle d'Alexandre qu'il produisit ensuite font pressentir un grand talent, mais c'est dans Andromaque que Racine se révéla complètement en 1667.

Le succès immense de cette pièce démentit Corneille, qui avait dit que Racine avait du talent pour la poésie, mais pas pour la tragédie.

Il avait non seulement du talent pour la tragédie, il en avait, et du meilleur, pour la comédie, comme le prouve sa comédie des Plaideurs, où il se montre digne émule de Molière par la plaisanterie et la verve comique.

En dix années il donna successivement les Plaideurs, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie et Phèdre. Ce sont des œuvres admirables, dans lesquelles se manifestent à la fois la fécondité et la perfectibilité de son génie, mais elles ne reçurent pas toujours l'accueil qu'elles méritaient. Ses ennemis s'acharnèrent à monter le public contre lui, et Phèdre, qui est une des plus puissantes créations du poëte, échoua contre leur jalousie et leurs cabales.

Racine en eut tant de chagrin qu'il renonça au théâtre à l'âge de trente-huit ans, c'est-à-dire dans la plénitude de ses forces et de son talent. Ce n'est qu'au bout de douze ans que, sur la demande de Mme. de Maintenon, il composa Esther et Athalie. Cette dernière pièce, qui est son chef-d'œuvre, et celui de la scène française, ne fut malheureusement pas comprise. Cela le découragea ou le dégoûta complètement, et il ne donna plus rien au théâtre les dix dernières années de sa vie.

Racine se distingue de son illustre contemporain Corneille par la conception des caractères, par les moyens dramatiques et par le style.

Corneille avait subordonné l'action à un but d'influence morale; sa grande âme conçoit et enfante des héros. Il fait plus beau et plus grand que nature. Racine reste dans les limites de la vie ordinaire. À l'homme tel qu'il pourrait être, il substitue l'homme tel qu'il est réellement. Il est moins sublime, mais plus touchant et plus vrai.

En étudiant le monde il vit plus de victimes de la passion que de vainqueurs. Il accepta ce fait, et donna à son théâtre un but moins noble peut-être que celui de peindre le triomphe de la vertu, mais tout aussi utile et plus émouvant, la peinture de la passion.

Il a surtout réussi à la faire voir dans les caractères de femmes. Il n'y en a pas de plus beaux au théâtre que les siens. Les passions qu'il a peintes sont celles qui sont les plus habituelles au sexe, l'amour, la tendresse maternelle, l'ambition. L'amour passionnée éclate dans Hermione, Roxane, Phèdre; l'amour innocent dans Iphigénie, Junie, Bérénice, Monime; l'amour maternel dans Andromaque, Clytemnestre; l'ambition dans Agrippine, Athalie.

Les pièces où l'on trouve ces types de femmes se succédèrent en marquant un progrès continu. Leur auteur eut une bonne fortune rare dans l'histoire des lettres, celle de n'avoir pas de déclin. Andromaque, Britannicus, Mithridate, Iphigénie, Phèdre sont des étapes régulières d'un génie qui tend à l'excellence, et qui y atteint dans Athalie.

Mais c'est surtout par le style que Racine est admirable. Boileau se vantait de lui avoir enseigné à faire difficilement des vers faciles, et Voltaire disait qu'au bas de chaque page on peut mettre beau, admirable, sublime.

Il est certain qu'on pourrait le placer au bas d'un plus grand nombre de pages de Racine que d'aucun autre poëte.

On a blâmé Racine d'avoir peint sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV; c'est là justement son mérite. Tout théâtre représente les mœurs contemporaines. Les héros mythologiques d'Euripide sont avocats et philosophes comme les jeunes Athéniens de son temps. Quand Shakespeare a voulu peindre César, Brutus, Ajax et Thersite, il en a fait des hommes du XVIe siècle. Tous les jeunes gens de Victor Hugo sont des plébéiens révoltés et sombres, fils de René et de Childe Harold. Au fond un artiste ne copie que ce qu'il voit, et ne peut copier autre chose; le lointain et la perspective historique ne lui servent que pour ajouter la poésie à la vérité.

H. Taine.

Quand vous voudrez bien comprendre Racine, ouvrez tout simplement les yeux, et, sans y chercher d'autre mystère, promenez autour de vous vos regards. Bérénice habite la mansarde, hier encore joyeuse, aujourd'hui désolée, d'où Titus est parti, muni de son diplôme, pour aller faire un beau mariage; Hermione est là, derrière cette porte, sur le même palier que vous, méditant comment elle rompra l'union de Pyrrhus avec Andromaque; et quant à Roxane, ce rassemblement, ce tumulte, ces clameurs sous vos fenêtres, c'est elle que l'on arrête pour avoir, au tournant de la rue, frappé le Bajazet qui la trompait avec l'Athalide d'en face. Partout du sang et partout des larmes, puisque la tragédie en demande; la terreur et la pitié, puisque c'est la règle et la condition du genre; mais partout aussi la vie, l'humanité, la réalité....

C'est de la tragédie de Racine que date l'apparition de l'amour dans la littérature moderne, ou, plus exactement encore, dans cette même littérature, c'est de la tragédie de Racine que date l'empire de la femme. Cherchez longtemps et cherchez bien, vous ne trouverez pas un seul poëte avant lui, qui n'ait étrangement subordonné dans son œuvre le rôle social de la femme.... Même dans Shakspere l'individualité de la femme ne commence à poindre qu'autant que les circonstances l'ont obligée, comme Goneril ou comme lady Macbeth, à revêtir un caractère et jouer un rôle d'homme.... C'est dans l'œuvre de Racine que la femme,—Andromaque, Hermione, Agrippine, Bérénice, Roxane, Monime, Phèdre,—apparaît pour la première fois comme une personne maîtresse d'elle-même, dans la pleine indépendance de ses sentiments, et responsable de ses actes.... Toute une large part de notre poésie moderne, presque tout le théâtre, enfin tout le roman procèdent de Racine. C'est un initiateur, un inventeur, et un initiateur dont l'influence n'a pas été contenue dans les bornes de sa propre patrie, mais s'est véritablement exercée sur la littérature moderne tout entière.... Les critiques qui ont fait à Racine l'honneur de s'occuper de lui n'ont point compris ce qu'il y a de puissance et de force tragiques dans la façon dont il a conçu et représenté les passions de l'amour.... Le XVIIIe siècle ne l'a pas soupçonné.... même de nos jours les esprits les plus libres, les plus indépendants, les plus hardis ne l'ont pas vu.... Bien loin d'avoir été le peintre des mœurs de cour et cet imitateur des convenances mondaines qu'on prétend, Racine a enfoncé si avant dans la peinture de ce que les passions de l'amour ont de plus tragique et de plus sanglant qu'il en a non seulement effarouché, mais littéralement révolté la délicatesse aristocratique de son siècle.... Ce siècle poli ne pardonna pas à Racine la vérité, la franchise, l'audace de ses peintures.... Shakespare, dans un autre siècle, dans d'autres conditions, a pu faire autrement, et faisant autrement atteindre à d'autres effets; mais, dans quelqu'une que ce soit de ses tragédies romaines, Coriolan ou Jules César, il n'a fait plus vrai que Britannicus, ni dans son Othello plus naturel que Bajazet.... Racine a merveilleusement connu les exigences propres de l'art dramatique, et ce ne sont pas Andromaque ou Phèdre qui sont, comme on l'a dit, des tragédies de cabinet, mais, au contraire, les objections que l'on fait valoir contre elles, qui sont, si je puis dire, des objections de cabinet.

F. Brunetière.

Des situations communes pour point de départ, d'autres situations et des dénouements prévus, amenés par le développement naturel des passions et des caractères, sans aucune intrusion du hasard, voilà tout le théâtre de Racine. Cela semble peu, mais ce peu, je me demande s'il s'est rencontré une autre fois. Joignez le style si exact, si souple, si hardi, si élégant, si lié, avec je ne sais quelle grâce incommunicable.... On peut se lasser de tout, même du pittoresque, qui change avec le temps, mais le fond du théâtre de Racine est éternel....

J. Lemaître.

Esther.

Tragédie tirée de l'Écriture Sainte (1669).

Personnages.

  • Assuérus, roi de Perse.
  • Esther, reine de Perse.
  • Mardochée, oncle d' Esther.
  • Aman, favori d'Assuérus.
  • Zarès, femme d'Aman.
  • Hydaspe, officier du palais intérieur d'Assuérus.
  • Asaph, autre officier d'Assuérus.
  • Élise, confidente d'Esther.
  • Thamar, Israélite de la suite d'Esther.
  • Gardes du roi Assuérus.
  • Chœur de jeunes filles israélites.
  • La scène est à Suse, dans le palais d'Assuérus.

ACTE PREMIER.

(Le théâtre représente l'appartement d'Esther.)

Scène I.

[Esther raconte à son amie Élise comment elle est devenue reine de Perse.

Après que le roi Assuérus eut répudié l'altière Vasthi, on chercha, dans ses nombreux États, une femme qui la remplaçât; le sceptre devait être le prix de la beauté.]

On m'élevait alors, solitaire et cachée,
Sous les yeux vigilants du sage Mardochée:
Tu sais combien je dois à ses heureux secours.
La mort m'avait ravi les auteurs de mes jours,
Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère.
Du triste état des Juifs jour et nuit agité,
Il me tira du sein de mon obscurité;
Et, sur mes faibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d'un empire accepter l'espérance.
À ses desseins secrets, tremblante, j'obéis:
Je vins; mais je cachai ma race et mon pays.
Qui pourrait cependant t'exprimer les cabales
Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,
Qui toutes, disputant un si grand intérêt,
Des yeux d'Assuérus attendaient leur arrêt?
Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages:
L'une d'un sang fameux vantait les avantages;
L'autre, pour se parer de superbes atours,
Des plus adroites mains empruntait le secours;
Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,
De mes larmes au ciel j'offrais le sacrifice.
Enfin, on m'annonça l'ordre d'Assuérus.
Devant ce fier monarque, Élise, je parus.
Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes;
Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,
Tandis qu'en ses projets l'orgueilleux est trompé.
De mes faibles attraits le roi parut frappé:
Il m'observa longtemps dans un sombre silence;
Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,
Dans ce temps-là, sans doute agissait sur son cœur.
Enfin, avec des yeux où régnait la douceur:
Soyez reine, dit-il; et, dès ce moment même,
De sa main sur mon front posa son diadème.
Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,
Il combla de présents tous les grands de sa cour;
Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,
Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.
Hélas! durant ces jours de joie et de festins,
Quelle était en secret ma honte et mes chagrins!
Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise,
La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
Et de Jérusalem l'herbe cache les murs!
Sion, repaire affreux de reptiles impurs,
Voit de son temple saint les pierres dispersées,
Et du Dieu d'Israël les fêtes sont cessées!

[Le roi ne sait pas encore qu'elle est fille d'Israël, Mardochée]

Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.'

 

Son amitié pour moi le rend ingénieux,
Absent je le consulte, et ses réponses sages
Pour venir jusqu'à moi trouvent mille passages:
Un père a moins de soin du salut de son fils.
Déjà même, déjà, par ses secrets avis,
J'ai découvert au roi les sanglantes pratiques
Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.
Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Je mets à les former mon étude et mes soins;
Et c'est là que, fuyant l'orgueil du diadème,
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,
Aux pieds de l'Éternel je viens m'humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.
Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,
Compagnes autrefois de ma captivité,
De l'antique Jacob jeune postérité.

Scène II.

Une Israélite, chantant derrière le théâtre. Ma sœur, quelle voix nous appelle?

Une autre. J'en reconnais les agréables sons:
C'est la reine.

Toutes deux. Courons, mes sœurs, obéissons.
La reine nous appelle:
Allons, rangeons nous auprès d'elle.

 

Esther. Mes filles, chantez-nous quelqu'un de ces cantiques,
Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs
De la triste Sion célèbrent les malheurs.

Une Israélite chante seule. Déplorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire?
Tout l'univers admirait ta splendeur:
Tu n'es plus que poussière; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire.
Sion, jusques au ciel élevée autrefois,
Jusqu'aux enfers maintenant abaissée,
Puissé-je demeurer sans voix,
Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu'au dernier soupir n'occupe ma pensée!

Tout le chœur. Ô rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux!
Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?

Une Israélite seule. Quand verrai-je, ô Sion, relever tes remparts,
Et de tes tours les magnifiques faîtes?
Quand verrai-je de toutes parts
Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes?

Tout le chœur. Ô rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux!
Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?

Scène III.

Esther. Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers nous?
Que vois-je? Mardochée! Ô mon père, est-ce vous?
Un ange du Seigneur, sous son aile sacrée,
A donc conduit vos pas, et caché votre entrée?
Mais d'où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,
Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux?
Que nous annoncez-vous?

Mardochée.Ô reine infortunée!
Ô d'un peuple innocent barbare destinée!
Lisez, lisez l'arrêt détestable, cruel...
Nous sommes tous perdus! et c'est fait d'Israël!

Esther. Juste ciel! tout mon sang dans mes veines se glace.

Mardochée. On doit de tous les Juifs exterminer la race.
Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés;
Les glaives, les couteaux sont déjà préparés;
Toute la nation à la fois est proscrite.
Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite,
A, pour ce coup funeste, armé tout son crédit;
Et le roi, trop crédule, a signé cet édit.
Prévenu contre nous par cette bouche impure,
Il nous croit en horreur à toute la nature.
Ses ordres sont donnés; et, dans tous ses États,
Le jour fatal est pris pour tant d'assassinats.
Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage?
Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l'âge;
Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours,
Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.

Esther. Ô Dieu, qui vois former des desseins si funestes,
As-tu donc de Jacob abandonné les restes?

Une des plus jeunes Israélites. Ciel, qui nous défendra, si tu ne nous défends?

Mardochée. Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.
En vous est tout l'espoir de vos malheureux frères;
Il faut les secourir; mais les heures sont chères.
Le temps vole, et bientôt amènera le jour
Où le nom des Hébreux doit périr sans retour.
Toute pleine du feu de tant de saints prophètes,
Allez, osez au roi déclarer qui vous êtes.

Esther. Hélas! ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois?
Au fond de leur palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible;
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui, sans être appelé, se présente à leurs yeux,
Si le roi, dans l'instant, pour sauver le coupable,
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien ne met à l'abri de cet ordre fatal,
Ni le rang, ni le sexe, et le crime est égal.
Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,
Je suis à cette loi, comme une autre, soumise:
Et, sans le prévenir, il faut, pour lui parler,
Qu'il me cherche, ou du moins qu'il me fasse appeler.

Mardochée. Quoi! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie!
Dieu parle, et d'un mortel vous craignez le courroux!
Que dis-je? Votre vie, Esther, est-elle à vous?
N'est-elle pas au sang dont vous êtes issue?
N'est-elle pas à Dieu dont vous l'avez reçue?
Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas?
Songez-y bien: ce dieu ne vous a pas choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l'Asie,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains:
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S'immoler pour son nom et pour son héritage,
D'un enfant d'Israël voilà le vrai partage:
Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours!
Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours?
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre?
En vain ils s'uniraient pour lui faire la guerre:
Pour dissiper leur ligue il n'a qu'à se montrer:
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble;
Il voit comme un néant tout l'univers ensemble;
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas.
S'il a permis d'Aman l'audace criminelle,
Sans doute qu'il voulait éprouver votre zèle.
C'est lui qui, m'excitant à vous oser chercher,
Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher;
Et s'il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles,
Nous n'en verrons pas moins éclater ses merveilles.
Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers
Par la plus faible main qui soit dans l'univers;
Et vous, qui n'aurez point accepté cette grâce,
Vous périrez peut-être et toute votre race.

Esther. Allez: que tous les Juifs dans Suse répandus,
À prier avec vous jour et nuit assidus,
Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire,
Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère.
Déjà la sombre nuit a commencé son tour:
Demain quand le soleil rallumera le jour,
Contente de périr, s'il faut que je périsse,
J'irai pour mon pays m'offrir en sacrifice.
Qu'on s'éloigne un moment.

(Le chœur se retire vers le fond du théâtre.)

[Dans la quatrième scène Esther adresse à Dieu une belle prière. Elle implore sa miséricorde et sa protection, et lui demande d'accompagner ses pas devant le roi dont elle va affronter la présence:]

... accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas;
Commande en me voyant que son courroux s'apaise,
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise:
Les orages, les vents, les cieux te sont soumis:
Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis.

[La cinquième et dernière scène est remplie par le chœur qui chante ses plaintes et sa confiance en Dieu.]

Une Israélite seule. Pleurons et gémissons, mes fidèles compagnes;
À nos sanglots donnons un libre cours;
Levons les yeux vers les saintes montagnes
D'où l'innocence attend tout son secours.
Ô mortelles alarmes!
Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux:
Il ne fut jamais sous les cieux
Un si juste sujet de larmes.

 

Quel carnage de toutes parts!
On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
Et la sœur et le frère,
Et la fille et la mère,
Le fils dans les bras de son père!
Que de corps entassés! Que de membres épars,
Privés de sépulture!
Grand Dieu! tes saints sont la pâture
Des tigres et des léopards.

Une des plus jeunes Israélites. Hélas! si jeune encore,
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?
Ma vie à peine a commencé d'éclore:
Je tomberai comme une fleur
Qui n'a vu qu'une aurore.
Hélas! si jeune encore,
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?

Une autre. Des offenses d'autrui malheureuses victimes,
Que nous servent, hélas! ces regrets superflus?
Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus,
Et nous portons la peine de leurs crimes.

Tout le chœur. Le dieu que nous servons est le dieu des combats:
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.

Une Israélite, seule. Hé quoi! dirait l'impiété,
Où donc est-il ce dieu si redouté
Dont Israël nous vantait la puissance?

Une autre. Ce dieu jaloux, ce dieu victorieux,
Frémissez, peuples de la terre,
Ce dieu jaloux, ce dieu victorieux
Est le seul qui commande aux cieux:
Ni les éclairs ni le tonnerre
N'obéissent point à vos dieux.

Une autre. Il renverse l'audacieux.

Une autre. Il prend l'humble sous sa défense.

Tout le chœur. Le dieu que nous servons est le dieu des combats:
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.

Deux Israélites. Ô Dieu, que la gloire couronne,
Dieu, que la lumière environne,
Qui voles sur l'aile des vents,
Et dont le trône est porté par les anges!

Deux autres des plus jeunes. Dieu qui veux bien que de simples enfants
Avec eux chantent tes louanges!

Tout le chœur. Tu vois nos pressants dangers:
Donne à ton nom la victoire;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.

Une Israélite, seule. Arme-toi, viens nous défendre.
Descends tel qu'autrefois la mer te vit descendre;
Que les méchants apprennent aujourd'hui
A craindre ta colère:
Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère
Que le vent chasse devant lui.

Tout le chœur. Tu vois nos pressants dangers:
Donne à ton nom la victoire;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.

ACTE DEUXIÈME.

(Le théâtre représente la chambre où est le trône d'Assuérus.)

[Hydaspe, officier du palais d'Assuérus, informe Aman que le roi a été réveillé la nuit passée par quelque songe effrayant, et, ne pouvant plus se rendormir, s'est fait apporter et lire]

Ces annales célèbres
Où les faits de son règne, avec soin amassés,
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés;
On y conserve écrits le service et l'offense,
Monuments éternels d'amour et de vengeance.

[Mais Hydaspe s'aperçoit qu'Aman aussi est agité, troublé. Pourquoi?]

L'heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis?

Aman. Peux-tu le demander dans la place où je suis?
Haï, craint, envié, souvent plus misérable
Que tous les malheureux que mon pouvoir accable!

Hydaspe. Hé! qui jamais du ciel eut des regards plus doux?
Vous voyez l'univers prosterné devant vous.

Aman. L'univers! Tous les jours un homme ... un vil esclave
D'un front audacieux me dédaigne et me brave.

Hydaspe. Quel est cet ennemi de l'État et du roi?

Aman. Le nom de Mardochée, est-il connu de toi?

Hydaspe. Qui? ce chef d'une race abominable, impie?

Aman. Oui, lui-même.

Hydaspe.Hé, seigneur! d'une si belle vie,
Un si faible ennemi peut-il troubler la paix?

Aman. L'insolent devant moi ne se courba jamais.
En vain de la faveur du plus grand des monarques
Tout révère à genoux les glorieuses marques;
Lorsque d'un saint respect tous les Persans touchés
N'osent lever leurs fronts à la terre attachés,
Lui, fièrement assis, et la tête immobile,
Traite tous ces honneurs d'impiété servile,
Présente à mes regards un front séditieux,
Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux!
Du palais cependant il assiège la porte:
À quelque heure que j'entre, Hydaspe, ou que je sorte,
Son visage odieux m'afflige et me poursuit;
Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.
Ce matin j'ai voulu devancer la lumière:
Je l'ai trouvé couvert d'une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle; mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
D'où lui vient, cher ami, cette impudente audace?
Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,
Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui?
Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui?

Hydaspe. Seigneur, vous le savez, son avis salutaire
Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.
Le roi promit alors de le récompenser.
Le roi, depuis ce temps, paraît n'y plus penser.

[La vue de ce Juif insolent, dit Aman, lui gâte tout son bonheur: il voudrait ne plus le voir.]

Hydaspe. Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours:
La nation entière est promise aux vautours.

Aman. Ah! que ce temps est long à mon impatience!
C'est lui, je te veux bien confier ma vengeance,
C'est lui qui, devant moi refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui les va foudroyer.
C'était trop peu pour moi d'une telle victime:
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu'Aman, lorsqu'on l'ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.
Il faut des châtiments dont l'univers frémisse;
Qu'on tremble en comparant l'offense et le supplice;
Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.
Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés:
"Il fut des Juifs, il fut une insolente race;
Répandus sur la terre, ils en couvraient la face;
Un seul osa d'Aman attirer le courroux,
Aussitôt de la terre ils disparurent tous."

Hydaspe. Ce n'est donc pas, seigneur, le sang amalécite
Dont la voix à les perdre en secret vous excite?

Aman. Je sais que, descendu de ce sang malheureux,
Une éternelle haine a dû m'armer contre eux;
Qu'ils firent d'Amalec un indigne carnage;
Que, jusqu'aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage;
Qu'un déplorable reste à peine fut sauvé;
Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,
Mon âme à ma grandeur tout entière attachée,
Des intérêts du sang est faiblement touchée.
Mardochée est coupable; et que faut-il de plus?
Je prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus,
J'inventai des couleurs, j'armai la calomnie,
J'intéressai sa gloire: il trembla pour sa vie.
Je les peignis puissants, riches, séditieux;
Leur Dieu même ennemi de tous les autres dieux.

[Enfin la race est condamnée à périr dans dix jours; le trépas différé de ce traître fait souffrir son cœur:]

"Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.
Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie?"

[Le roi venant Aman se retire. Assuérus reste seul avec Asaph, un de ses officiers de service. On vient de lui lire l'histoire d'un complot tramé contre sa vie et déjoué par la vigilance d'un sujet zélé. Ce sauveur,]

"Par qui la Perse avec moi fut sauvée,
Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu?"

Asaph. On lui promit beaucoup: c'est tout ce que j'ai su.

[Le roi est confondu, indigné d'un pareil oubli: il veut le réparer.]

"Ah! que plutôt l'injure échappe à ma vengeance,
Qu'un si rare bienfait à ma reconnaissance!
Et qui voudrait jamais s'exposer pour son roi?
Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi
Vit-il encore?"

[Il vit, dit Asaph.]

Assuérus. Quel pays reculé le cache à mes bienfaits?

Asaph. Assis le plus souvent aux portes du palais,
Sans se plaindre de vous ni de sa destinée,
Il y traîne, seigneur, sa vie infortunée.

Assuérus. Et je dois d'autant moins oublier la vertu,
Qu'elle-même s'oublie. Il se nomme, dis-tu?

Asaph. Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

Assuérus. Et son pays?

Asaph.Seigneur, puisqu'il faut vous le dire,
C'est un de ces captifs à périr destinés,
Des rives du Jourdain sur l'Euphrate amenés.

Assuérus. Il est donc Juif? Ô ciel, sur le point que la vie
Par mes propres sujets m'allait être ravie,
Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants!
Un Juif m'a préservé du glaive des Persans!
Mais, puisqu'il m'a sauvé, quel qu'il soit, il n'importe.

[Il demande qu'on fasse venir un grand de sa cour. Aman arrive.]

Scène V.

Assuérus. Approche, heureux appui du trône de ton maître,
Âme de mes conseils, et qui seul tant de fois
Du sceptre dans ma main as soulagé le poids,
Un reproche secret embarrasse mon âme.
Je sais combien est pur le zèle qui t'enflamme:
Le mensonge jamais n'entra dans tes discours,
Et mon intérêt seul est le but où tu cours.
Dis-moi donc: que doit faire un prince magnanime
Qui veut combler d'honneurs un sujet qu'il estime?
Par quel gage éclatant, et digne d'un grand roi,
Puis-je récompenser le mérite et la foi?
Ne donne point de borne à ma reconnaissance:
Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

Aman (tout bas.) C'est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer;
Et quel autre que toi peut-on récompenser?

Assuérus. Que penses-tu?

Aman.Seigneur, je cherche, j'envisage
Des monarques persans la conduite et l'usage:
Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous;
Pour vous régler sur eux, que sont-ils près de vous?
Votre règne aux neveux doit servir de modèle.
Vous voulez d'un sujet reconnaître le zèle;
L'honneur seul peut flatter un esprit généreux:
Je voudrais donc, seigneur, que ce mortel heureux
De la pourpre aujourd'hui paré comme vous-même,
Et portant sur le front le sacré diadème,
Sur un de vos coursiers pompeusement orné,
Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené;
Que, pour comble de gloire et de magnificence,
Un seigneur éminent en richesse, en puissance,
Enfin de votre empire après vous le premier,
Par la bride guidât son superbe coursier;
Et lui-même marchant en habits magnifiques
Criât à haute voix dans les places publiques:
"Mortels, prosternez-vous: c'est ainsi que le roi
Honore le mérite, et couronne la foi."

Assuérus. Je vois que la sagesse elle-même t'inspire.
Avec mes volontés ton sentiment conspire.
Va, ne perds point de temps: ce que tu m'as dicté,
Je veux de point en point qu'il soit exécuté.
La vertu dans l'oubli ne sera plus cachée.
Aux portes du palais prends le Juif Mardochée;
C'est lui que je prétends honorer aujourd'hui.
Ordonne son triomphe, et marche devant lui;
Que Suse par ta voix de son nom retentisse,
Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.
Sortez tous.

Aman. Dieux!

[Quand Assuérus est seul, Esther entre, s'appuyant sur Élise.]

Assuérus. Sans mon ordre on porte ici ses pas!
Quel mortel insolent vient chercher le trépas?
Gardes.... C'est vous, Esther? Quoi! sans être attendue?

Esther. Mes filles, soutenez votre reine éperdue:
Je me meurs,
(Elle tombe évanouie.)

Assuérus. Dieux puissants! quelle étrange pâleur
De son teint tout-à-coup efface la couleur!
Esther, que craignez-vous? Suis-je pas votre frère?
Est-ce pour vous qu'est fait un ordre si sévère?
Vivez: le sceptre d'or, que vous tend cette main,
Pour vous de ma clémence est un gage certain.

[Esther revenant à elle, le roi la calme et la rassure. Il lui demande ensuite ce qu'il peut faire pour elle.]

Osez donc me répondre, et ne me cachez pas
Quel sujet important conduit ici vos pas.
Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent?
Je vois qu'en m'écoutant vos yeux au ciel s'adressent.
Parlez: de vos désirs le succès est certain,
Si ce succès dépend d'une mortelle main.

Esther. Ô bonté qui m'assure autant qu'elle m'honore!
Un intérêt pressant veut que je vous implore:
J'attends ou mon malheur ou ma félicité,
Et tout dépend, seigneur, de votre volonté.
Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,
Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.

Assuérus. Ah! que vous enflammez mon désir curieux!

Esther. Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux,
Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable,
Permettez, avant tout, qu'Esther puisse à sa table
Recevoir aujourd'hui son souverain seigneur,
Et qu'Aman soit admis à cet excès d'honneur.
J'oserai devant lui rompre ce grand silence,
Et j'ai pour m'expliquer besoin de sa présence.

Assuérus. Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez!
Toutefois qu'il soit fait comme vous souhaitez.
(À ceux de sa suite.)

Vous, que l'on cherche Aman; et qu'on lui fasse entendre
Qu'invité chez la reine il ait soin de s'y rendre.

[Assuérus alors invite Esther à venir entendre les sages de la Chaldée lui expliquer un songe qui le préoccupe et auquel elle n'est pas étrangère. Le chœur, seul en scène, exhale ses craintes et ses espérances.]

Élise. Que vous semble, mes sœurs, de l'état où nous sommes?
D'Esther, d'Aman, qui le doit emporter?
Est-ce Dieu, sont-ce les hommes,
Dont les œuvres vont éclater?
Vous avez vu quelle ardente colère
Allumait de ce roi le visage sévère.

[Mais ce courroux s'est évanoui.]

Une des Israélites chante. Un moment a changé ce courage inflexible:
Le lion rugissant est un agneau paisible.
Dieu, notre Dieu, sans doute a versé dans son cœur
Cet esprit de douceur.

Le chœur chante. Dieu, notre Dieu, sans doute a versé dans son cœur
Cet esprit de douceur.

La même Israélite chante. Tel qu'un ruisseau docile
Obéit à la main qui détourne son cours,
Et, laissant de ses eaux partager le secours,
Va rendre tout un champ fertile,
Dieu, de nos volontés arbitre souverain,
Le cœur des rois est ainsi dans ta main.

Élise. Ah! que je crains, mes sœurs, les funestes nuages
Qui de ce prince obscurcissent les yeux!
Comme il est aveuglé du culte de ses dieux!

 

Une Israélite chante. Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre:
Des larmes de tes saints quand seras-tu touché?
Quand sera le voile arraché
Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre?
Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre:
Jusqu'à quand seras-tu caché?

 

Une Israélite. Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
Dans les craintes, dans les ennuis,
En ses bontés mon âme se confie.
Veut-il par mon trépas que je le glorifie?
Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.

Élise. Je n'admirai jamais la gloire de l'impie.

Une autre Israélite. Au bonheur du méchant qu'une autre porte envie.

Élise. Tous ses jours paraissent charmants;
L'or éclate en ses vêtements;
Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse;
Jamais l'air n'est troublé de ses gémissements;
Il s'endort, il s'éveille au son des instruments;
Son cœur nage dans la mollesse.

 

Le chœur. Heureux, dit-on, le peuple florissant
Sur qui ces biens coulent en abondance!
Plus heureux le peuple innocent
Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance!

Une Israélite, seule. Pour contenter ses frivoles désirs
L'homme insensé vainement se consume:
Il trouve l'amertume
Au milieu des plaisirs.

Une autre, seule. Le bonheur de l'impie est toujours agité;
Il erre à la merci de sa propre inconstance.
Ne cherchons la félicité
Que dans la paix de l'innocence.

La même, avec une autre. Ô douce paix!
Ô lumière éternelle!
Beauté toujours nouvelle!
Heureux le cœur épris de tes attraits!
Ô douce paix!
Ô lumière éternelle!
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!

 

Nulle paix pour l'impie: il la cherche, elle fuit;
Et le calme en son cœur ne trouve point de place:
Le glaive au dehors le poursuit;
Le remords au dedans le glace.

Une autre. La gloire des méchants en un moment s'éteint;
L'affreux tombeau pour jamais les dévore.
Il n'en est pas ainsi de celui qui te craint;
Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l'aurore.

Le chœur. Ô douce paix!
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!

ACTE TROISIÈME.

(Le théâtre représente les jardins d'Esther, et un des côtes du salon où se fait le festin.)

[Aman vient, accompagné de son épouse Zarès. La tristesse et la colère sont peintes sur son front. Zarès lui conseille de l'éclaircir et de penser à l'honneur que lui fait la reine. Il l'a cent fois dit lui-même:]

Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
Ni de fausses couleurs se déguiser le front,
Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie;
Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie.
Souvent avec prudence un outrage enduré
Aux bonheurs les plus hauts a servi de degré.

Aman. Ô douleur! ô supplice affreux à la pensée!
Ô honte qui jamais ne peut être effacée!
Un exécrable Juif, l'opprobre des humains,
S'est donc vu de la pourpre habillé par mes mains!
C'est peu qu'il ait sur moi remporté la victoire;
Malheureux, j'ai servi de héraut à sa gloire.
Le traître! il insultait à ma confusion;
Et tout le peuple même, avec dérision
Observant la rougeur qui couvrait mon visage,
De ma chute certaine en tirait le présage.

 

[Il se plaint amèrement de l'ingratitude du roi auquel il a tout sacrifié, pour lequel il brave la haine et la malédiction des peuples. À cela sa femme lui répond:]

Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter?
Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,
Ce soin d'immoler tout à son pouvoir suprême,
Entre nous, avaient ils d'autre objet que vous-même?
Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés,
N'est-ce pas à vous seul que vous les immolez?
Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste....
Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.
Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,
Ce Juif, comblé d'honneurs, me cause quelque effroi.
Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre,
Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.
De ce léger affront songez à profiter.
Peut-être la fortune est prête à vous quitter.

[Et elle lui conseille de fuir, de regagner le pays où ses aïeux furent jetés jadis par les Juifs victorieux, et de se mettre en sûreté avec sa famille.]

"La mer la plus terrible et la plus orageuse
Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse."

[Cependant le festin est prêt. Hydaspe vient chercher Aman pour l'y conduire.]

"Et Mardochée est-il aussi de ce festin?"

[demande Aman. Hydaspe lui dit d'oublier son chagrin, d'autant plus que la revanche ne se fera sans doute pas attendre:]

J'ai des savants devins entendu la réponse:
Ils disent que la main d'un perfide étranger
Dans le sang de la reine est prête à se plonger,
Et le roi, qui ne sait où trouver le coupable,
N'impute qu'aux seuls Juifs ce projet détestable.

 

[Le chœur seul en scène donne cours aux sentiments qu'a éveillés la vue de l'ennemi des Juifs, de l'oppresseur d'Israël. Puis il célèbre les vertus d'un roi puissant et sage, protecteur de l'innocence et ennemi du mensonge.]

 

Une Israélite. Que le peuple est heureux,
Lorsqu'un roi généreux,
Craint dans tout l'univers, veut encore qu'on l'aime!
Heureux le peuple! heureux le roi lui-même!

Tout le chœur. Ô repos! ô tranquillité!
Ô d'un parfait bonheur assurance éternelle,
Quand la suprême autorité
Dans ses conseils a toujours auprès d'elle
La justice et la vérité!

 

Une autre. J'admire un roi victorieux,
Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux;
Mais un roi sage et qui hait l'injustice,
Qui sous la loi d'un riche impérieux
Ne souffre point que le pauvre gémisse,
Est le plus beau présent des cieux.

Une autre. La veuve en sa défense espère.

Une autre. De l'orphelin il est le père.

Toutes ensemble. Et les larmes du juste implorant son appui
Sont précieuses devant lui.

Scène IV.

[Assuérus subjugué par les grâces d'Esther, lui parle du ton le plus affectueux. Il brûle de lui donner une marque de sa faveur:]

... Dites promptement ce que vous demandez,
Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés;
Dussiez-vous, je l'ai dit, et veux bien le redire,
Demander la moitié de ce puissant empire.

Esther. Je ne m'égare point dans ces vastes désirs.
Mais puisqu'il faut enfin expliquer mes soupirs,
Puisque mon roi lui-même à parler me convie,
(Elle se jette aux pieds du roi.)
J'ose vous implorer, et pour ma propre vie
Et pour les tristes jours d'un peuple infortuné,
Qu'à périr avec moi vous avez condamné.

Assuérus (la relevant). À périr! Vous! Quel peuple? Et quel est ce mystère?

Aman (tout bas). Je tremble.

Esther. Esther, seigneur, eut un Juif pour son père.

[Le roi ne s'attendait pas à cela. Il en témoigne un étonnement déconcerté, mais Esther continue:]

Vous pourrez rejeter ma prière:
Mais je demande au moins que, pour grâce dernière,
Jusqu'à la fin, seigneur, vous m'entendiez parler
Et que surtout Aman n'ose point me troubler.

Assuérus. Parlez.

Esther. Ô Dieu, confonds l'audace et l'imposture!
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,
Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains,
D'une riche contrée autrefois souverains,
Pendant qu'ils n'adoraient que le Dieu de leurs pères,
Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,
N'est point tel que l'erreur le figure à vos yeux.
L'Éternel est son nom, le monde est son ouvrage;
Il entend le soupir de l'humble qu'on outrage,
Juge tous les mortels avec d'égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.
Des plus fermes États la chute épouvantable,
Quand il veut, n'est qu'un jeu de sa main redoutable.
Les Juifs à d'autres dieux osèrent s'adresser:
Roi, peuples, en un jour tout se vit disperser:
Sous les Assyriens leur triste servitude
Devint le juste prix de leur ingratitude.
Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour,
Dieu fit choix de Cyrus avant qu'il vît le jour,
L'appela par son nom, le promit à la terre,
Le fit naître, et soudain l'arma de son tonnerre,
Brisa les fiers remparts et les portes d'airain,
Mit des superbes rois la dépouille en sa main,
De son temple détruit vengea sur eux l'injure:
Babylone paya nos pleurs avec usure.
Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits,
Regarda notre peuple avec des yeux de paix,
Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines
Et le temple sortait déjà de ses ruines.
Mais, de ce roi si sage héritier insensé,
Son fils interrompit l'ouvrage commencé,
Fut sourd à nos douleurs: Dieu rejeta sa race,
Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.
Que n'espérions-nous point d'un roi si généreux!
Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,
Disions-nous: un roi règne, ami de l'innocence.
Partout du nouveau prince on vantait la clémence
Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.
Ciel! verra-t-on toujours par de cruels esprits
Des princes les plus doux l'oreille environnée,
Et du bonheur public la source empoisonnée?
Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté
Est venu dans ces lieux souffler la cruauté;
Un ministre ennemi de votre propre gloire....

Aman. De votre gloire! Moi? Ciel! Le pourriez-vous croire?
Moi, qui n'ai d'autre objet ni d'autre dieu....

Assuérus.Tais-toi!
Oses-tu donc parler sans l'ordre de ton roi?

Esther. Notre ennemi cruel devant vous se déclare.
C'est lui, c'est ce ministre infidèle et barbare
Qui, d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu,
Contre notre innocence arma votre vertu.
Et quel autre, grand Dieu! qu'un Scythe impitoyable
Aurait de tant d'horreurs dicté l'ordre effroyable!
Partout l'affreux signal en même temps donné
De meurtres remplira l'univers étonné:
On verra, sous le nom du plus juste des princes,
Un perfide étranger désoler vos provinces,
Et dans ce palais même, en proie à son courroux,
Le sang de vos sujets regorger jusqu'à vous.
Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée?
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis?
Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Pendant que votre main, sur eux appesantie,
À leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes.
N'en doutez point, seigneur, il fut votre soutien:
Lui seul mît à vos pieds le Parthe et l'Indien,
Dissipa devant vous les innombrables Scythes,
Et renferma la mer dans vos vastes limites;
Lui seul aux yeux d'un Juif découvrit le dessein
De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.
Hélas! ce Juif jadis m'adopta pour sa fille.

Assuérus. Mardochée?

Esther.Il restait seul de notre famille,
Mon père était son frère. Il descend comme moi
Du sang infortuné de notre premier roi.
Plein d'une juste horreur pour un Amalécite,
Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,
Il n'a devant Aman pu fléchir les genoux,
Ni lui rendre un honneur qu'il ne croit dû qu'à vous.
De là contre les Juifs et contre Mardochée
Cette haine, seigneur, sous d'autres noms cachée.
En vain de vos bienfaits Mardochée est paré:
À la porte d'Aman est déjà préparé
D'un infâme trépas l'instrument exécrable;
Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,
Couvert de votre pourpre, y doit être attaché.

Assuérus. Quel jour mêlé d'horreur vient effrayer mon âme!
J'étais donc le jouet.... Ciel, daigne m'éclairer!
Un moment sans témoins cherchons à respirer.
Appelez Mardochée: il faut aussi l'entendre.
(Le roi s'éloigne.)

Une Israélite. Vérité que j'implore, achève de descendre!

[Aman interdit, consterné, n'a plus d'espérance qu'en Esther: il se jette à ses pieds et la supplie de le sauver. Le roi revenant, transporté de colère, ordonne qu'on l'emmène,]

Qu'à ce monstre à l'instant l'âme soit arrachée;
Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,
Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,
De mes peuples vengés il repaisse les yeux.
(Aman est emmené par les gardes.)

Scène VII.

[Assuérus continue en s'adressant à Mardochée,]

Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie,
Aux conseils des méchants ton roi n'est plus en proie;
Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu:
Viens briller près de moi dans le rang qui t'est dû.
Je te donne d'Aman les biens et la puissance:
Possède justement son injuste opulence.
Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis;
Je leur livre le sang de tous leurs ennemis;
À l'égal des Persans je veux qu'on les honore,
Et que tout tremble au nom du Dieu qu'Esther adore.
Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités;
Que vos heureux enfants dans leurs solennités
Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire,
Et qu'à jamais mon nom vive dans leur mémoire.

[Les ordres sanguinaires contre les Juifs sont révoqués, et la pièce se termine par les actions de grâces du chœur.]

Scène IX.

Tout le chœur. Dieu fait triompher l'innocence:
Chantons, célébrons sa puissance.

Une Israélite. Il a vu contre nous les méchants s'assembler,
Et notre sang prêt à couler.
Comme l'eau sur la terre ils allaient le répandre.
Du haut du ciel sa voix s'est fait entendre;
L'homme superbe est renversé,
Ses propres flèches l'ont percé.

Une autre. J'ai vu l'impie adoré sur la terre;
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
Son front audacieux,
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus:
Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus.

 

Tout le chœur. L'aimable Esther a fait ce grand ouvrage.

Une Israélite seule. De l'amour de son Dieu son cœur s'est embrasé;
Au péril d'une mort funeste
Son zèle ardent s'est exposé:
Elle a parlé; le ciel a fait le reste.

Deux Israélites. Esther a triomphé des filles des Persans.
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.

L'une des deux. Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.
Jamais tant de beauté fut-elle couronnée!

L'autre. Les charmes de son cœur sont encor plus puissants.
Jamais tant de vertu fut-elle couronnée?

Toutes deux. Esther a triomphé des filles des Persans:
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.

Une seule. Ton Dieu n'est plus irrité:
Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière,
Quitte les vêtements de ta captivité,
Et reprends ta splendeur première.
Les chemins de Sion à la fin sont ouverts:
Rompez vos fers,
Tribus captives;
Troupes fugitives
Repassez les monts et les mers;
Rassemblez-vous des bouts de l'univers.

 

Une autre. Que le Seigneur est bon; que son joug est aimable!
Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur!
Jeune peuple, courez à ce maître adorable:
Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable
Aux torrents de plaisirs qu'il répand dans un cœur.
Que le Seigneur est bon; que son joug est aimable!
Heureux qui dès l'enfance en connaît la douceur!

Une autre. Il s'apaise, il pardonne;
Du cœur ingrat qui l'abandonne
Il attend le retour;
Il excuse notre faiblesse;
À nous chercher même il s'empresse.
Pour l'enfant qu'elle a mis au jour
Une mère a moins de tendresse.
Ah! qui peut avec lui partager notre amour?

Trois Israélites. Il nous fait remporter une illustre victoire.

L'une des trois. Il nous a révélé sa gloire.

Toutes trois. Ah! qui peut avec lui partager notre amour?

Tout le chœur. Que son nom soit béni; que son nom soit chanté;
Que l'on célèbre ses ouvrages
Au delà des temps et des âges,
Au delà de l'éternité!

Vers Sentencieux et populaires de Racine.

L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux.

Au travers des périls un grand cœur se fait jour.

La douleur qui se tait n'en est que plus funeste.

L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie.
(Andromaque.)

Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices.

Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.

... Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
(Britannicus.)

Tandis que vous vivrez le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
(Iphigénie.)

Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre?

La mort aux malheureux ne cause point d'effroi.

Le crime d'une mère est un pesant fardeau.

Ainsi que la vertu le crime a ses degrés.

Toujours les scélérats ont recours au parjure.

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste.
(Phèdre.)

La vengeance trop faible attire un second crime.

L'honneur seul peut flatter un esprit généreux.

Il est des contre-temps qu'il faut qu'un sage essuie.

Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre.

On peut des plus grands rois surprendre la justice.

Un noble cœur ne peut soupçonner en autrui
La bassesse et la malice
Qu'il ne sent point en lui.
(Esther.)

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?

Souvent d'un grand dessein un mot nous fait juger.

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.

Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.

Sur l'avenir insensé qui se fie!
De nos ans passagers le nombre est incertain.
Hâtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie:
Qui sait si nous serons demain?
(Athalie.)

Bossuet.
Né à Dijon en 1627; mort en 1794.

Le XVIIe siècle marque l'apogée de l'autorité royale. Louis XIV la concentra dans sa personne. Il en fit le principe du gouvernement et n'entendait pas qu'on la discutât. La liberté de la parole n'existait pas en matière politique. Elle resta exclusivement le privilège de la chaire. Là le roi lui laissa pleine carrière. Les orateurs, que leur ministère y appelait, purent l'exercer sans contrainte, et nul n'y apporta plus de génie et d'éloquence que Jacques Bénigne Bossuet.

Il débuta de très-bonne heure étonnant ceux qui l'écoutèrent. Les beaux-esprits de l'hôtel de Rambouillet[55] ayant voulu l'entendre, il y prêcha un soir un sermon qui fit dire à l'un d'eux (Voiture) "qu'il n'avait jamais entendu prêcher ni si tôt ni si tard." Il faisait allusion au jeune âge de l'orateur et à l'heure avancée de la soirée.

Quand le roi l'eut entendu il écrivit à son père pour le féliciter d'avoir un tel fils. Il ne tarda pas à lui donner un témoignage plus substantiel de sa faveur en le désignant pour l'évêché de Condom, et pour les fonctions de précepteur du Dauphin.

Quoique l'élève royal fît peu d'honneur au maître, Bossuet déploya dans ces fonctions autant d'enthousiasme que de génie. Elles lui fournirent l'occasion de composer quelques uns de ses principaux ouvrages; le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, la Politique tirée de l'Écriture Sainte, et le Discours sur l'Histoire Universelle.

Ces livres placent leur auteur au rang des grands penseurs, des grands philosophes, des grands historiens du monde; mais la partie la plus populaire de sa gloire est celle d'orateur, et il la doit surtout à ses Oraisons Funèbres.

Il s'était exercé dans ce genre dès les premières années de son séjour à Paris. Le panégyrique du père Bourgoing, général de l'Oratoire[56] et celui de Nicolas Cornet, grand-maître du collège de Navarre, contiennent déjà de grandes beautés; mais ce fut à l'occasion de la mort de Henriette d'Angleterre qu'il déploya toutes les ressources d'un génie inimitable: c'était le triomphe de l'éloquence chrétienne. Il le renouvela plusieurs fois. De 1669 à 1687 il prononça six oraisons funèbres: celle de Henriette Marie de France, reine d'Angleterre; celle de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans; celle de Marie Thérèse d'Autriche, reine de France et de Navarre; celle d'Anne de Gonzague, Princesse Palatine; celle de Michel Le Tellier, chancelier de France, et celle de Louis de Bourbon, prince de Condé. Les plus admirées sont la première, la deuxième et la sixième.

Lorsque l'éducation du Dauphin fut terminée, Louis XIV le nomma évêque de Meaux. À partir de cette époque il ne s'occupa plus que de ses devoirs d'évêque, de l'administration de son diocèse, de l'enseignement des enfants et des intérêts de l'église.

Les principaux ouvrages qu'il composa alors sont les Élévations sur les mystères, les Méditations sur l'Évangile, un traité sur la Comédie, les Avertissements aux Protestants, et l'histoire des variations du Protestantisme.

La sublimité de ses pensées, la pénétration de son esprit et la vigueur de son style justifient le surnom d'aigle de Meaux qu'on lui donna.

Bossuet est des écrivains du XVIIe siècle celui dont l'influence a été la plus vaste et la plus salutaire. Les intérêts de l'église, les intérêts de l'état, et ceux de l'esprit humain passèrent devant lui comme devant leur avocat ou leur juge. Il n'y en avait pas de si petits qu'il n'estimât dignes de son attention; il n'y en avait pas de si grands auxquels n'atteignît l'élan de son intelligence, et cela naturellement, sans effort et sans ambition vaine. Dans ses travaux multiples il cherchait avant tout la gloire de Dieu et le bien du prochain.

La nature lui avait donné ce qu'il faut pour être orateur sacré, "noble tête, beau port, front haut et plein, bouche singulièrement agréable en effet, fine, parlante même lorsqu'elle est au repos, voix sonore, regards pleins de feu;" il compléta l'œuvre de la nature par l'éducation la mieux appropriée à son caractère. Peu d'hommes ont été en même temps aussi riches et aussi sobres; nul n'a su réunir à un plus haut degré l'esprit d'obéissance et l'indépendance d'esprit. S'il mit parfois dans l'accomplissement de ses devoirs un peu de hauteur et d'âpreté, c'est quand il croyait la saine doctrine et la paix de l'église menacées, comme dans sa controverse avec Fénelon sur le quiétisme.[57]

Quoique le plus grand prosateur du XVIIe siècle, Bossuet n'est guère homme de lettres dans le sens ordinaire du mot. Ce n'est pas un auteur, mais un évêque et un docteur. Il n'écrit pas pour écrire; il n'écrit que poussé par quelque motif d'utilité, par devoir, pour un grand dessein, et à ses yeux il n'y avait rien de si grand que la défense de l'église et de la religion.

L'éloquence des sermons de Bossuet coule des sources mêmes de l'Évangile, et dans son courant elle reflète les images les plus variées du monde qui passe et du monde qui demeure. La nature humaine y est peinte sans flatterie et sans dédain. Bossuet est surtout vrai. L'observation, l'expérience et le confessionnal lui ont fait connaître l'homme. Il le juge sans illusion et sans amertume. En exposant ses faiblesses il tient compte de ce qu'il y a en lui de bon et d'excellent. Sa sévérité est tempérée de tendresse....

Une peinture trop sombre de la destinée humaine attriste. Bossuet édifie et encourage. Le soleil des vivants n'est pas celui de l'éternité, car il se couche, mais enfin c'est un soleil, et il ne manque ni de lumière ni de douceur....

Cet homme qu'on a quelquefois représenté comme entier, dur et absolu était au fond tendre et pliant. Il avait bien des égards au monde. Il était un peu faible devant les puissances, et il ne l'ignorait pas. Un jour en quittant la supérieure d'une communauté de Meaux il lui disait l'adieu d'usage: Priez Dieu pour moi. Comme la supérieure lui répondit: Que lui demanderai-je? il répliqua: Que je n'aie pas de complaisance pour le monde. Pour ce qu'on appelle "ses flatteries de courtisan," elles ne constituent pas un délit bien grave. Bossuet partageait les sentiments de toute son époque sur l'autorité royale et sur le prestige de Louis en particulier. On ne jugeait pas alors un roi avec notre esprit niveleur et nos principes démocratiques, et quand Bossuet adressait au souverain des éloges peu goûtés aujourd'hui, celui-ci n'avait pas encore commis les fautes qu'on put lui reprocher plus tard. Ces éloges semblaient justes, de bon aloi et nullement déplacés, même dans la chaire.... Il n'est pas le flatteur de Louis XIV quoiqu'il l'admire, ni le muet spectateur de ses désordres quoiqu'il le vénère. "Au milieu de l'appareil des cours il osa en mainte occasion plaider la cause des pauvres et le précepte de l'exemple en présence d'un monarque ivre de jeunesse et bouillant d'orgueil."...

Les ouvrages littéraires proprement dits appartiennent à cette période de la vie de Bossuet pendant laquelle il fut instituteur du Dauphin. Le plus célèbre est le discours sur l'histoire universelle.... Composé à une époque où la critique, l'ethnographie, la linguistique et d'autres sciences n'existaient pas, et avec une certaine roideur d'esprit théologique, il est le plus beau monument d'histoire au point de vue religieux. Le style en est admirable, fort et concis, plein de mouvement, de gravité, de clarté et de chaleur. On n'y rencontre non plus les tours de force et les utopies dont des historiens plus récents se sont servis pour accréditer certaines opinions.

Le goût de la réalité, l'absence de toute chimère est l'heureux caractère de tous les écrits de Bossuet. Ce sera l'éternel honneur de ce grand esprit de s'être placé à égale distance du lieu commun et de la rêverie. La foi est pour lui la chose principale, mais aucun libre penseur n'a plus respecté les droits de la raison. Sa philosophie et sa dévotion s'inspirent d'elle. Qu'il parle de Dieu ou de l'homme, il est raisonnable.... Dans ses ouvrages de spiritualité et d'édification il fait toujours preuve de tact, d'esprit pratique, de sagesse. Il s'occupe de ce qui est accessible et sensible. Les choses transcendantes, les questions de pure curiosité ne le détournent pas de son chemin. Il les côtoie ou les indique, sans y perdre son temps et sa peine. L'âme humaine n'en a que faire. Il lui faut de la morale, des encouragements, des consolations, de l'instruction. Bossuet les lui donne. Son enseignement élève, fortifie, éclaire. Il n'a pour objet que ce qu'il importe de savoir, ou ce qu'il nous est donné de comprendre.

La perfection qu'il rêve pour l'homme est celle de l'évangile. Rien au delà. Il ne subtilise pas. Le raffinement en religion lui est odieux. Il lui semble contraire à la vérité, et son amour de la vérité est tel qu'il y sacrifiait même ses affections. Cela explique sa vivacité contre Fénelon dans la question de l'Amour divin.... Le style de Bossuet est magistral. Chaque jour on met en question l'excellence de quelque écrivain; le temps ne fait que confirmer celle de l'Aigle de Meaux. Précis, nerveux et sobre comme Pascal, il a plus de mouvement, de couleur et de sympathie; aussi clair, aussi naturel et vif que Voltaire, il a quelque chose de plus profond, de plus distingué et de plus noble....

Le duc de Saint-Simon rend dans ses mémoires au caractère et au génie de Bossuet l'hommage suivant: "C'était un homme dont les vertus, la droiture et l'honneur étaient aussi inséparables que la science et la vaste érudition. La place de précepteur de Monseigneur le Dauphin l'avait familiarisé avec le roi, qui s'était plus d'une fois adressé à lui dans les scrupules de sa vie. Bossuet lui avait souvent parlé là-dessus avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Église."...

On peut lui appliquer ces belles paroles de son oraison funèbre pour Nicolas Cornet: "Ses conseils étaient droits, ses sentiments purs, ses réflexions efficaces, sa fermeté invincible. C'était un docteur de l'ancienne marque, de l'ancienne simplicité, de l'ancienne probité; également élevé au-dessus de la flatterie et de la crainte, incapable de céder aux vaines excuses des pécheurs, d'être surpris des détours des intérêts humains, de se prêter aux inventions de la chair et du sang."

......

Oraison Funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans.

Prononcée à Saint Denis le 21 jour d'août, 1670.

Vanitas vanitatam, dixit Ecclesiastes: Vanitas vanitatum, et omnia vanitas. Vanité des vanités, a dit l'Ecclésiaste: Vanité des vanités, et tout est vanité (Eccles. i, 2).

Monseigneur: J'étais donc encore destiné à rendre ce devoir funèbre à très-haute et très-puissante princesse Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Elle, que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le sujet d'un discours semblable; et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère! Ô vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leurs destinées! L'eût-elle cru il y a dix mois? Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu'elle versait tant de larmes en ce lieu, qu'elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même? Princesse, le digne objet de l'admiration de deux grands royaumes, n'était-ce pas assez que l'Angleterre pleurât votre absence, sans être encore réduite à pleurer votre mort? et la France qui vous revit avec tant de joie, environnée d'un nouvel éclat, n'avait-elle plus d'autres pompes et d'autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux, d'où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances? Vanité des vanités, et tout est vanité. C'est la seule parole qui me reste; c'est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n'ai-je point parcouru les livres sacrés, pour y trouver quelque texte que je pusse appliquer à cette princesse. J'ai pris, sans étude et sans choix, les premières paroles que me présente l'Ecclésiaste, où, quoique la vanité ait été si souvent nommée, elle ne l'est pas encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n'ont été si clairement découvertes, ni si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n'est qu'un nom, la vie n'est qu'un songe, la gloire n'est qu'une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu'un dangereux amusement: tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. Mais dis-je la vérité? L'homme, que Dieu fait à son image, n'est-il qu'une ombre? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu'il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n'est-ce qu'un rien? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait; et l'espérance publique, frustrée tout-à-coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant, avec les impies, que notre vie n'est qu'un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite, au gré de ses aveugles désirs. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, après avoir commencé son divin ouvrage par les paroles que j'ai récitées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris des choses humaines, veut enfin montrer à l'homme quelque chose de plus solide, et conclut tout son discours en lui disant: "Crains Dieu, et garde ses commandements; car c'est là tout l'homme; et sache que le Seigneur examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien et de mal." Ainsi tout est vain en l'homme, si nous regardons ce qu'il donne au monde; mais, au contraire, tout est important, si nous considérons ce qu'il doit à Dieu. Encore une fois, tout est vain en l'homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit, et le compte qu'il en faut rendre. Méditons donc, aujourd'hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la première et la dernière parole de l'Ecclésiaste; l'une qui montre le néant de l'homme, l'autre qui établit sa grandeur. Que ce tombeau nous convainque de notre néant, pourvu que cet autel, où l'on offre tous les jours pour nous une victime d'un si grand prix, nous apprenne en même temps notre dignité.

La princesse que nous pleurons sera un témoin fidèle de l'un et de l'autre. Voyons ce qu'une sainte mort lui a donné. Ainsi nous apprendrons à mépriser ce qu'elle a quitté sans peine, afin d'attacher toute notre estime à ce qu'elle a embrassé avec tant d'ardeur, lorsque son âme, épurée de tous les sentiments de la terre, et pleine du ciel où elle touchait, a vu la lumière toute manifeste. Voilà les vérités que j'ai à traiter, et que j'ai crues dignes d'être proposées à un si grand prince, et à la plus illustre assemblée de l'univers.

"Nous mourons tous, disait cette femme dont l'Écriture a loué la prudence au second livre des Rois; et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour." En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine, et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots; ils ne cessent de s'écouler; tant qu'enfin, après avoir fait un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l'on ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes, de même que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l'océan avec les rivières les plus inconnues.

(Si quelque chose pouvait sauver les hommes des rigueurs d'une triste destinée, la princesse aurait dû y échapper, car elle avait tout ce qui élève les hommes au dessus des autres, naissance, rang, qualités de l'esprit, qualités du cœur; elle avait la beauté et la jeunesse, la grandeur et la gloire.)

La grandeur et la gloire! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort? Non, Messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l'arrogance humaine tâche de s'étourdir elle-même, pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu'on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond incapable d'élévation.

Écoutez à ce propos le profond raisonnement, non d'un philosophe qui dispute dans une école, ou d'un religieux qui médite dans un cloître: je veux confondre le monde par ceux qui le connaissent le mieux, et ne lui veux donner, pour le convaincre, que des docteurs assis sur le trône. "Ô Dieu, dit le roi prophète, vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n'est rien devant vous." Il est ainsi, chrétiens; tout ce qui se mesure finit, et tout ce qui est né pour finir n'est pas tout-à-fait sorti du néant où il est sitôt replongé. Si notre être, si notre substance n'est rien, tout ce que nous bâtissons dessus, que peut-il être? Ni l'édifice n'est plus solide que le fondement, ni l'accident attaché à l'être plus réel que l'être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que peut faire la fortune pour nous élever? Cherchez, imaginez parmi les hommes les différences les plus remarquables, vous n'en trouvez point de mieux marquée, ni qui vous paraisse plus effective que celle qui relève le victorieux au dessus des vaincus qu'il voit étendus à ses pieds. Cependant ce vainqueur, enflé de ses titres, tombera lui-même à son tour entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur compagnie leur superbe triomphateur; et du creux de leurs tombeaux sortira cette voix, qui foudroie toutes les grandeurs: "Vous voilà blessé comme nous, vous êtes devenu semblable à nous." Que la fortune ne tente donc pas de nous tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre nature.

Mais peut-être, au défaut de la fortune, les qualités de l'esprit, les grands desseins, les vastes pensées pourront nous distinguer du reste des hommes. Gardez-vous bien de le croire, parce que toutes nos pensées, qui n'ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de la mort. "Ils mourront, dit le roi prophète, et en ce jour périront toutes leurs pensées." C'est-à-dire les pensées des conquérants, les pensées des politiques, qui auront imaginé dans leurs cabinets des desseins où le monde entier sera compris. Ils se seront munis de tous côtés par des précautions infinies; enfin ils auront tout prévu excepté leur mort, qui emportera en un moment toutes leurs pensées. C'est pour cela que l'Ecclésiaste, le roi Salomon, fils du roi David (car je suis bien aise de vous faire voir la succession de la même doctrine dans un même trône), c'est, dis-je, pour cela que l'Ecclésiaste, faisant le dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y comprend la sagesse même. "Je me suis, dit-il, appliqué à la sagesse, et j'ai vu que c'était encore une vanité"—parce qu'il y a une fausse sagesse qui, se renfermant, dans l'enceinte des choses mortelles, s'ensevelit avec elles dans le néant. Ainsi je n'ai rien fait pour Madame, quand je vous ai représenté tant de belles qualités qui la rendaient admirable au monde, et capable des plus hauts desseins où une princesse puisse s'élever. Jusqu'à ce que je commence à vous raconter ce qui l'unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra dans ce discours que comme un exemple le plus grand qu'on se puisse proposer et le plus capable de persuader aux ambitieux qu'ils n'ont aucun moyen de se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur esprit, puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d'empire, et que, d'une main si prompte et si souveraine, elle renverse les têtes les plus respectées.

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant, mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable où retentit tout-à-coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est morte!... Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame, cependant, a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelle grâce vous le savez; le soir nous la vîmes séchée; et ces fortes expressions, par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse et si précises et si littérales.

Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux. Le passé et le présent nous garantissaient de l'avenir, et on pouvait tout attendre de tant d'excellentes qualités. Elle allait s'acquérir deux puissants royaumes par des moyens agréables: toujours douce, toujours paisible autant que généreuse et bienfaisante, son crédit n'y aurait jamais été odieux; on ne l'eût point vue s'attirer la gloire avec une ardeur inquiète et précipitée; elle l'eût attendue sans impatience, comme sûre de la posséder.

Cet attachement qu'elle a montré si fidèle pour le roi jusques à la mort lui en donnait les moyens. Et certes c'est le bonheur de nos jours, que l'estime se puisse joindre avec le devoir, et qu'on puisse autant s'attacher au mérite et à la personne du prince, qu'on en révère la puissance et la majesté. Les inclinations de Madame ne l'attachaient pas moins fortement à tous ses autres devoirs. La passion qu'elle ressentait pour la gloire de Monsieur n'avait point de borne.

Pendant que ce grand prince, marchant sur les pas de son invincible frère, secondait avec tant de valeur et de succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la joie de cette princesse était incroyable. C'est aussi que ses généreuses inclinations la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve les plus belles; et, si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite. Telle était l'agréable histoire que nous faisions pour Madame; et, pour achever ces nobles projets, il n'y avait que la durée de sa vie dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive? Toutefois c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une admirable, mais triste mort. À la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'élever, s'est trouvé, par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde. Son grand cœur ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brave non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion, et de la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque, malgré ce grand courage, nous l'avons perdue. C'est la grande vanité des choses humaines. Après que, par le dernier effort de notre courage, nous avons pour ainsi dire surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu'à ce courage par lequel nous semblions la défier. La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie! La voilà telle que la mort nous l'a faite! Encore ce reste tel quel va-t-il disparaître, cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places. Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature; notre corps prend un autre nom, même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient un je ne sais quoi, qui n'a plus de nom dans aucune langue; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ces malheureux restes.

 

[À ce degré d'abaissement, d'anéantissement, il semble qu'il ne reste plus rien à espérer, que tout soit fini. Non pas. L'orateur découvre ici un nouvel ordre de choses.]

"Les ombres de la mort se dissipent, et les voies sont ouvertes à la véritable vie."

[Si l'homme n'est rien par rapport au monde, il est quelque chose par rapport à Dieu. Il y a en lui quelque chose de grand et de solide.]

Le sage nous l'a montré dans les dernières paroles de l'Ecclésiaste, et bientôt Madame nous le fera paraître dans les dernières actions de sa vie. "Crains Dieu, et observe ses commandements, car c'est là tout l'homme." Comme s'il disait: Ce n'est pas l'homme que j'ai méprisé, ne le croyez pas; ce sont les opinions, ce sont les erreurs par lesquelles l'homme abusé se déshonore lui-même. Voulez-vous savoir en un mot ce que c'est que l'homme?

Tout son devoir, tout son objet, toute sa nature, c'est de craindre Dieu; tout le reste est vain, je le déclare; mais tout le reste n'est pas l'homme. Voici ce qui est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever, car, ajoute l'Ecclésiaste, "Dieu examinera, dans son jugement, tout ce que nous aurons fait de bien et de mal." Il est donc maintenant aisé de concilier toutes choses. Le Psalmiste dit, "qu'à la mort périront toutes nos pensées." Oui, celles que nous aurons laissé emporter au monde dont la figure passe et s'évanouit. Car, encore que notre esprit soit de nature à vivre toujours, il abandonne à la mort tout ce qu'il consacre aux choses mortelles; de sorte que nos pensées, qui devaient être incorruptibles du côté de leur principe, deviennent périssables du coté de leur objet. Voulez-vous sauver quelque chose de ce débris si universel, si inévitable? Donnez à Dieu vos affections; nulle force ne vous ravira ce que vous aurez déposé en ses mains divines. Vous pourrez hardiment mépriser la mort....

La mort change de nature pour les chrétiens, puisqu'au lieu qu'elle semblait être faite pour nous dépouiller de tout, elle commence, comme dit l'apôtre, à nous revêtir, et nous assure éternellement la possession des biens véritables. Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous permettez de parler ainsi, c'est la loi du pays que nous habitons, et nous ne possédons aucun bien, même dans l'ordre de la grâce, que nous ne puissions perdre un moment après par la mutabilité naturelle de nos désirs. Mais aujourd'hui qu'on cesse pour nous de compter les heures, et de mesurer notre vie par les jours et par les années; sortis des figures qui passent et des ombres qui disparaissent nous arrivons au règne de la vérité, où nous sommes affranchis de la loi des changements. Ainsi notre âme n'est plus en péril; nos résolutions ne vacillent plus; la mort, ou plutôt la grâce de la persévérance finale, a la force de les fixer; et de même que le testament de Jésus-Christ par lequel il se donne à nous est confirmé à jamais, suivant le droit des testaments et la doctrine de l'apôtre par la mort de ce divin testateur, ainsi la mort du fidèle fait que ce bienheureux testament, par lequel, de notre côté, nous nous donnons au Sauveur, devient irrévocable. Donc, Messieurs, si je vous fais voir encore une fois Madame aux prises avec la mort, n'appréhendez rien pour elle; quelque cruelle que la mort vous paraisse, elle ne doit servir à cette fois que pour accomplir l'œuvre de la grâce, et sceller en cette princesse le conseil de son éternelle prédestination. Voyons donc ce dernier combat; mais, encore un coup, affermissons-nous, ne mêlons point de faiblesse à une si forte action, et ne déshonorons point par nos larmes une si belle victoire. Voulez-vous voir combien la grâce qui a fait triompher Madame a été puissante? voyez combien la mort a été terrible: Premièrement, elle a plus de prise sur une princesse qui a tant à perdre. Que d'années elle va ravir à cette jeunesse, que de joie elle enlève à cette fortune! que de gloire elle ôte à ce mérite! D'ailleurs peut-elle venir ou plus prompte ou plus cruelle? C'est ramasser toutes ses forces, c'est unir tout ce qu'elle a de plus redoutable, que de joindre, comme elle fait, aux plus vives douleurs l'attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active encore, l'a déjà mise en défense.... Comme Dieu ne voulait plus exposer aux illusions du monde les sentiments d'une piété si sincère, il a fait ce que dit le sage, "il s'est hâté." En effet, quelle diligence! en neuf heures l'ouvrage est accompli, "Il s'est hâté de la tirer du milieu des iniquités." Voilà, dit le grand Saint Ambroise, la merveille de la mort dans les chrétiens, elle ne finit pas leur vie; elle ne finit que leurs péchés, et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, les a ravagés dans la fleur; qu'elle a effacé, pour ainsi dire sous le pinceau même, un tableau qui s'avançait à la perfection avec une incroyable diligence, dont les premiers traits, dont le seul dessin montrait déjà tant de grandeur. Changeons maintenant de langage; ne disons plus que la mort a tout d'un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde et de l'histoire, qui se commençait le plus noblement; disons qu'elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne puisse être assaillie.... [Elle est morte jeune, mais c'est un bonheur quand on meurt dans le Seigneur comme elle.]

Elle a aimé, en mourant, le sauveur Jésus; les bras lui ont manqué plutôt que l'ardeur d'embrasser la croix: j'ai vu sa main défaillante chercher encore, en tombant, de nouvelles forces pour appliquer sur ses lèvres ce bienheureux signe de notre rédemption; n'est-ce-pas mourir entre les bras et dans le baiser du Seigneur? Ah! nous pouvons achever ce saint sacrifice, pour le repos de Madame, avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée, par la participation à ses sacrements, et par la communion avec ses souffrances.

Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu'attendons-nous pour nous convertir? Et quelle dureté est semblable à la nôtre si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu'au fond de l'âme, ne fait que nous étourdir pour quelques moments? Attendons-nous que Dieu ressuscite des morts pour nous instruire? Il n'est point nécessaire que les morts reviennent, ni que quelqu'un sorte du tombeau; ce qui entre aujourd'hui dans le tombeau doit suffire pour nous convertir. Car, si nous savons nous connaître, nous confesserons, chrétiens, que les vérités de l'éternité sont assez bien établies; nous n'avons rien que de faible à leur opposer; c'est par passion, et non par raison que nous osons les combattre. Si quelque chose les empêche de régner sur nous, ces saintes et salutaires vérités, c'est que le monde nous occupe, c'est que les sens nous enchantent, c'est que le présent nous entraîne. Faut-il un autre spectacle pour nous détromper et des sens, et du présent, et du monde? La Providence divine pouvait-elle nous mettre en vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses humaines? et si nos cœurs s'endurcissent après un avertissement si sensible, que lui reste-t-il autre chose, que de nous frapper nous-mêmes sans miséricorde? Prévenons un coup si funeste, et n'attendons pas toujours des miracles de la grâce. Il n'est rien de plus odieux à la souveraine puissance que de la vouloir forcer par des exemples et de lui faire une loi de ses grâces et de ses faveurs. Qu'y a-t-il donc, chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir, sans différer, ses inspirations? Quoi! le charme de sentir est-il si fort que nous ne puissions rien prévoir? Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à leurs envieux? Que si nous sommes assurés qu'il viendra un dernier jour où la mort nous forcera de confesser toutes nos erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce qu'il faudra un jour mépriser par force? Et quel est notre aveuglement, si, toujours avançant vers notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie? Commencez aujourd'hui à mépriser les faveurs du monde; et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore; toutes les fois que, regardant cette grande place qu'elle remplissait si bien, vous sentirez qu'elle y manque, songez que cette gloire que vous admiriez faisait son péril en cette vie, et que dans l'autre elle est devenue le sujet d'un examen rigoureux, où rien n'a été capable de la rassurer que cette sincère résignation qu'elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.

Fénelon.
Né au château de Fénelon, dans le Périgord, en 1651; mort en 1715.

Fénelon, comme Bossuet, est une des gloires de l'église en France. C'est aussi, parmi le groupe des grands écrivains du XVIIe siècle, celui dont le caractère a été l'occasion des commentaires les plus divers.

Les critiques du XVIIIe siècle l'ont loué sans réserve. Ils ont exprimé la plus grande admiration pour son caractère et pour ses idées. Des critiques plus récents ne partagent point cette admiration. Ils prétendent que, sous les dehors de la modestie et de la douceur, il cachait un grand esprit de domination, une ambition démesurée. La vérité est sans doute entre ces deux appréciations contraires.

La vocation de Fénelon pour l'église se décida de bonne heure. Il y entra avec un enthousiasme poétique, après de bonnes études bien faites. Il eût voulu être missionnaire au loin. Il le fut en France parmi les Huguenots, avec grand succès. Il avait le don naturel de gagner les cœurs, le talent qu'il faut pour convaincre les esprits. À quelque place qu'il eût été appelé, il l'aurait remplie avec distinction, en gentilhomme modèle. Il l'était de naissance aussi bien que d'éducation.

Son nom, ses travaux et son mérite le désignèrent au duc de Beauvilliers[58] comme précepteur du dauphin, petit-fils de Louis XIV. Il fit son éducation comme Bossuet avait fait celle du fils même de Louis XIV, mais avec plus de succès. Il avait éminemment les qualités d'un maître.

Le roi, qui l'aimait peu, mais qui appréciait ses services et son mérite, le récompensa en l'élevant à la dignité d'archevêque de Cambrai.

Fénelon était naturellement porté à une dévotion vive et spirituelle. Il se laissa gagner aux opinions d'une dame pieuse et exaltée, Mme. Guyon. Celle-ci, écrivant et dogmatisant sur la grâce et le pur amour, réussit à se faire arrêter, interroger et condamner. Bossuet demanda que l'archevêque de Cambrai condamnât lui-même les erreurs d'une femme dont il était l'ami. Fénelon s'y refusa; ses sentiments et son amour-propre furent piqués, et il publia le livre des Maximes des Saints. Ce livre contenait des principes de mysticisme que Bossuet trouvait dangereux. Il les dénonça d'abord à Louis XIV, ensuite au pape, et, à force d'insistance, finit par en obtenir la censure, à laquelle Fénelon se soumit d'aussi bonne grâce que possible.

Peu de temps après un autre incident eut lieu, qui provoqua d'une manière plus grave le mécontentement du roi.

Le livre le plus connu de Fénelon, le Télémaque, espèce d'épopée en prose, destinée à enseigner sous une forme attrayante la science du gouvernement à son royal élève, existait en manuscrit. Fénelon n'avait pas jugé opportun de le faire imprimer, lorsque tout-à-coup, par l'infidélité d'un copiste, ce livre parut. On voulut y voir des allusions injurieuses au règne de Louis XIV, qui s'en fâcha, et interdit à l'auteur de reparaître à la cour.

Le coup fut pénible. Fénelon alla se fixer dans son diocèse, et se donna tout entier aux devoirs de son ministère. L'affection dont il devint l'objet le consola de sa disgrâce. La renommée s'en répandit au loin, et tel en était le prestige qu'à l'époque de l'invasion de la Flandre les généraux ennemis ne ravagèrent pas le diocèse de Cambrai par respect pour l'illustre prélat.

La douleur qui dut le plus éprouver sa grande âme, ce fut de voir mourir, à la fleur de l'âge, le prince qu'il avait préparé avec tant de soin à honorer le trône de St. Louis.

Ses principaux ouvrages, outre ceux qui ont déjà été cités sont le Traité sur l'éducation des filles, les Dialogues des morts, les Dialogues sur l'éloquence, les Directions pour la conscience d'un roi, le Traité sur l'existence de Dieu, la Lettre sur les occupations de l'Académie française.

Voici le portrait de Fénelon par un de ses contemporains:

"Doué d'une assez haute taille, il était bien fait, maigre et pâle; il avait le nez grand et bien tiré. Le feu et l'esprit sortaient de ses yeux comme un torrent. Sa physionomie était telle qu'on n'en voyait point qui lui ressemblât. Aussi ne pouvait-on l'oublier dès qu'une fois on l'avait vue.... Ses manières répondaient à sa physionomie. C'était une aisance qui en donnait aux autres, un air de bon goût dont il était redevable à l'usage du grand monde et de la meilleure compagnie, et qui se répandait comme de soi-même dans toutes ses conversations, et cela avec une éloquence naturelle, douce, fleurie, une politesse insinuante, mais noble et proportionnée; une élocution facile, nette, agréable; un ton de clarté et de précision pour se faire entendre même en traitant les matières les plus abstraites et les plus embarrassées. Avec cela il ne voulait jamais avoir plus d'esprit que ceux à qui il parlait; il se mettait à portée de chacun sans le faire sentir; il mettait à l'aise, et semblait enchanter de façon qu'on ne pouvait ni le quitter ni s'en défendre, ni ne pas soupirer après le moment de le retrouver."


...Le désir d'obliger était, chez Fénelon, égal à son don de plaire, et il obligeait sans distinction de rang ou de fortune. Un homme pour lui était un homme.

Étant archevêque de Cambrai et en tournée dans son diocèse, il entra une fois dans une chaumière, et trouva la famille affligée par la perte d'une vache unique. Il donna les consolations qu'il put. S'étant remis en route, il trouva sur la lisière d'un bois la bête perdue et la ramena lui-même, malgré la nuit, aux paysans transportés de joie....

Au moment, où s'engagea le débat théologique entre lui et Bossuet, son palais de Cambrai, sa bibliothèque, ses papiers furent brûlés. "Il vaut mieux, dit il, que le feu ait pris à ma maison qu'à la chaumière d'un pauvre laboureur."

Un mot pareil atteste dans le cœur d'où il sort une grande puissance de sacrifice et une noblesse de sentiments qu'il est bien difficile d'acquérir.

"J'aime mieux, disait-il aussi, ma famille que moi-même; j'aime mieux ma patrie que ma famille, mais j'aime mieux l'humanité que ma patrie."

 

Sa lettre sur les occupations de l'Académie, et quelques autres productions de ce genre, le placent au premier rang des critiques. Les bonnes observations, les jugements fins y abondent, ainsi que les traces d'une érudition aussi intelligente que variée. Rarement il se trompe en matière de goût....

Son Traité sur l'éducation des filles contient dans un petit nombre de pages une quantité de choses précieuses, observations, vérités et conseils. Les droits et les devoirs de l'enfant, de la jeune fille et de la femme y sont exposés avec autant de chaleur de sentiment que de pénétration d'esprit.... À la maison comme au corps il faut une âme, et l'âme de la maison c'est la femme. C'est d'elle plus encore que de l'homme que dépendent les joies domestiques et les mœurs de la société. Sa bonne éducation est donc de la plus haute importance.... Fénelon a rendu aux mères l'inestimable service de leur présenter dans un exposé simple et clair les obligations et les difficultés de leur tâche.... Quoique par rapport au droit des femmes il se soit accompli des évolutions que Fénelon n'avait pas prévues, et qu'il n'approuverait peut-être pas, quoique dans certaines parties son livre soit suranné, il n'en reste pas moins un des meilleurs qui ait été écrit sur ce sujet, et au fond il n'a rien perdu de sa valeur, de sa vérité et de son utilité....

Le plus populaire des livres de Fénelon est Télémaque. Il le composa pour enseigner d'une manière agréable au duc de Bourgogne quels sont les devoirs des rois, quelles fautes sont les plus fatales, quelles vertus les plus nécessaires dans le gouvernement des hommes. Il prit pour héros un jeune prince d'un caractère assez semblable à celui du duc de Bourgogne, le plaça sous la garde du sage Mentor, qui n'est qu'un prête-nom pour Fénelon lui-même, et, mêlant délicieusement l'histoire et la fiction, le fit passer à travers une série d'aventures intéressantes, de rencontres avec toute espèce d'hommes, racontées dans une langue élégante et imagée, et destinées à éclairer son esprit et à perfectionner son caractère. C'est un véritable cours de morale politique en action....

En théologie Fénelon se laissait facilement aller à des sentiments exagérés, à des raisonnements subtils, à la poursuite d'une perfection chimérique. Il y avait en lui quelque chose de téméraire, de spéculatif et de décevant. Louis XIV en jugeait ainsi. Un jour qu'il avait eu une conversation avec lui: "Je viens d'entretenir, dit-il, le plus bel esprit et le plus chimérique de mon royaume."

Pourtant, comme directeur spirituel, il ne manque pas plus de bon sens que de piété. Ses conseils sont en général excellents, ses préceptes bons à mettre en pratique.

À un ami il écrit: "Soyons simples, humbles et sincèrement détachés avec les hommes; soyons recueillis, calmes et point raisonneurs avec Dieu."—"Soyez sociable, faites honneur à la vertu dans le monde."—"On a besoin d'être sans cesse la faucille en main pour retrancher le superflu des paroles et des occupations." Au duc de Bourgogne: "Pour votre piété si vous voulez lui faire honneur, vous ne sauriez être trop attentif à la rendre douce, simple, commode, sociable." Ailleurs il lui recommande "de chercher au dehors le bien public autant qu'il le pourra, et de retrancher les scrupules sur des choses qui paraissent des minuties."

À tous ces titres à l'estime des honnêtes gens Fénelon en ajoute un antre, celui d'avoir été en politique l'avocat de la justice et d'une sage liberté. Cet homme, qui honora l'église par ses vertus et le pays par ses œuvres, a été celui qui a solennellement protesté contre le fameux "l'État, c'est moi" de Louis XIV, par ces paroles adressées au petit-fils du fier monarque: "Les rois sont faits pour les sujets, et non les sujets pour les rois."

De l'Importance de l'Éducation des Filles.

Une femme judicieuse, appliquée, et pleine de religion, est l'âme de toute une grande maison; elle y met l'ordre pour les biens temporels et pour le salut. Les hommes mêmes, qui ont toute l'autorité en public, ne peuvent par leurs délibérations établir aucun bien effectif, si les femmes ne leur aident à l'exécuter.

Le monde n'est point un fantôme; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes, qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières années?

 

Enfin, il faut considérer, outre le bien que font les femmes quand elles sont bien élevées, le mal qu'elles causent dans le monde quand elles manquent d'une éducation qui leur inspire la vertu. Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères, et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.

Remarques sur plusieurs Défauts des Filles.

Il faut aussi réprimer en elles les amitiés trop tendres, les petites jalousies, les compliments excessifs, les flatteries, les empressements: tout cela les gâte, et les accoutume à trouver que tout ce qui est grave et sérieux est trop sec et trop austère. Il faut même tâcher de faire de sorte qu'elles s'étudient à parler d'une manière courte et précise. Le bon esprit consiste à retrancher tout discours inutile, et à dire beaucoup en peu de mots, au lieu que la plupart des femmes disent peu en beaucoup de paroles. Elles prennent la facilité de parler et la vivacité d'imagination pour l'esprit; elles ne choisissent point entre leurs pensées; elles n'y mettent aucun ordre par rapport aux choses qu'elles ont à expliquer; elles sont passionnées sur presque tout ce qu'elles disent, et la passion fait parler beaucoup: cependant on ne peut espérer rien de fort bon d'une femme, si on ne la réduit à réfléchir de suite, à examiner ses pensées, à les expliquer d'une manière courte, et à savoir ensuite se taire.

Quand elles ont été assez malheureuses pour prendre l'habitude de déguiser leurs sentiments, le moyen de les désabuser est de les instruire solidement des maximes de la vraie prudence; comme on voit que le moyen de les dégoûter des fictions frivoles des romans est de leur donner le goût des histoires utiles et agréables. Si vous ne leur donnez une curiosité raisonnable, elles en auront une déréglée; et tout de même, si vous ne formez leur esprit à la vraie prudence, elles s'attacheront à la fausse, qui est la finesse.

Montrez-leur, par des exemples, comment on peut sans tromperie être discret, précautionné, appliqué aux moyens légitimes de réussir. Dites-leur: La principale prudence consiste à parler peu, à se défier bien plus de soi que des autres, mais point à faire des discours faux et des personnages brouillons. La droiture de conduite et la réputation de probité attirent plus de confiance et d'estime, et par conséquent à la longue plus d'avantages, même temporels, que les voies détournées. Combien cette probité judicieuse distingue-t-elle une personne, ne la rend-elle pas propre aux grandes choses!...

Quand on ne veut que ce qu'on doit vouloir, on le désire ouvertement, et on le cherche par des voies droites avec modération. Qu'y a-t-il de plus doux et de plus commode que d'être sincère, toujours tranquille, d'accord avec soi-même, n'ayant rien à craindre ni à inventer? au lieu qu'une personne dissimulée est toujours dans l'agitation, dans les remords, dans le danger, dans la déplorable nécessité de couvrir une finesse par cent autres.

La Vanité de la Beauté et des Ajustements.

Mais ne craignez rien tant que la vanité dans les filles. Elles naissent avec un désir violent de plaire: les chemins qui conduisent les hommes à l'autorité et à la gloire leur étant fermés, elles tâchent de se dédommager par les agréments de l'esprit et du corps; de là vient leur conversation douce et insinuante; de là vient qu'elles aspirent tant à la beauté et à toutes les grâces extérieures, et qu'elles sont si passionnées pour les ajustements: une coiffe, un bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut ou plus bas, le choix d'une couleur, ce sont pour elles autant d'affaires importantes.

Appliquez-vous donc à faire entendre aux filles combien l'honneur qui vient d'une bonne conduite et d'une vraie capacité est plus estimable que celui qu'on tire de ses cheveux ou de ses habits. La beauté, direz-vous, trompe encore plus la personne qui la possède que ceux qui en sont éblouis; elle trouble, elle enivre l'âme; on est plus sottement idolâtre de soi-même que les amants les plus passionnés ne le sont de la personne qu'ils aiment. Il n'y a qu'un fort petit nombre d'années de différence entre une belle femme et une autre qui ne l'est pas. La beauté ne peut être que nuisible, à moins qu'elle ne serve à faire marier avantageusement une fille: mais comment y servira-t-elle, si elle n'est soutenue par le mérite et par la vertu? Elle ne peut espérer d'épouser qu'un jeune fou, avec qui elle sera malheureuse, à moins que sa sagesse et sa modestie ne la fassent rechercher par des hommes d'un esprit réglé, et sensibles aux qualités solides. Les personnes qui tirent toute leur gloire de leur beauté deviennent bientôt ridicules: elles arrivent, sans s'en apercevoir, à un certain âge où leur beauté se flétrit, et elles sont encore charmées d'elles-mêmes, quoique le monde, bien loin de l'être, en soit dégoûté.

Instructions des Femmes sur leurs Devoirs.

La science des femmes, comme celle des hommes, doit se borner à s'instruire par rapport à leurs fonctions; la différence de leurs emplois doit faire celle de leurs études....

Quel discernement lui faut-il pour connaître le naturel et le génie de chacun de ses enfants, pour trouver la manière de se conduire avec eux la plus propre à découvrir leur humeur, leur pente, leur talent; à prévenir les passions naissantes, à leur persuader les bonnes maximes, et à guérir leurs erreurs! Mais n'a-t-elle pas besoin d'observer et de connaître à fond les gens qu'elle met auprès d'eux? Sans doute. Une mère de famille doit donc être pleinement instruite de la religion, et avoir un esprit mûr, ferme, appliqué, et expérimenté pour le gouvernement....

Accoutumez les filles à ne souffrir rien de sale ni de dérangé; qu'elles remarquent le moindre désordre dans une maison. Faites-leur même observer que rien ne contribue plus à l'économie et à la propreté que de tenir toujours chaque chose en sa place. Cette règle ne paraît presque rien; cependant elle irait loin, si elle était exactement gardée. Avez-vous besoin d'une chose? vous ne perdez jamais un moment à la chercher; il n'y a ni trouble, ni dispute, ni embarras, quand on en a besoin; vous mettez d'abord la main dessus, et, quand vous vous en êtes servi, vous la remettez sur-le-champ dans la place où vous l'avez prise. Ce bel ordre fait une des plus grandes parties de la propreté; c'est ce qui frappe le plus les yeux, que de voir cet arrangement si exact. D'ailleurs, la place qu'on donne à chaque chose étant celle qui lui convient davantage, non-seulement pour la bonne grâce et le plaisir des yeux, mais encore pour sa conservation, elle s'y use moins qu'ailleurs; elle ne s'y gâte d'ordinaire par aucun accident; elle y est même entretenue proprement: car, par exemple, un vase ne sera ni poudreux, ni en danger de se briser, lorsqu'on le mettra dans sa place immédiatement après s'en être servi. L'esprit d'exactitude, qui fait ranger, fait aussi nettoyer. Joignez à ces avantages celui d'ôter, par cette habitude, aux domestiques l'esprit de paresse et de confusion. De plus, c'est beaucoup que de leur rendre le service prompt et facile, et de s'ôter à soi-même la tentation de s'impatienter souvent par les retardements qui viennent des choses dérangées qu'on a peine à trouver. Mais en même temps évitez l'excès de la politesse et de la propreté. La propreté, quand elle est modérée, est une vertu; mais, quand on y suit trop son goût, on la tourne en petitesse d'esprit. Le bon goût rejette la délicatesse excessive; il traite les petites choses de petites, et n'en est point blessé. Moquez-vous donc, devant les enfants, des colifichets dont certaines femmes sont si passionnées, et qui leur font faire insensiblement des dépenses si indiscrètes. Accoutumez-les à une propreté simple et facile à pratiquer: montrez-leur la meilleure manière de faire les choses; mais montrez-leur encore davantage à s'en passer. Dites-leur combien il y a de petitesse d'esprit et de bassesse à gronder pour un rideau mal plissé, pour une chaise trop haute ou trop basse.

Lettre sur les Occupations de l'Académie Française.

Il ne faut pas faire à l'éloquence le tort de penser qu'elle n'est qu'un art frivole, dont un déclamateur se sert pour imposer à la faible imagination de la multitude, et pour trafiquer de la parole. C'est un art très-sérieux, qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux. Plus un déclamateur ferait d'efforts pour m'éblouir par les prestiges de son discours, plus je me révolterais contre sa vanité; son empressement pour faire admirer son esprit me paraîtrait le rendre indigne de toute admiration. Je cherche un homme sérieux, qui me parle pour moi, et non pour lui, qui veuille mon salut et non sa vaine gloire. L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. Rien n'est plus méprisable qu'un parleur de métier, qui fait de ses paroles ce qu'un charlatan fait de ses remèdes.

Je prends pour juges de cette question les païens mêmes. Platon ne permet, dans sa république, aucune musique avec les tons efféminés des Lydiens; les Lacédémoniens excluaient de la leur tous les instruments trop composés qui pouvaient amollir les cœurs. L'harmonie qui ne va qu'à flatter l'oreille n'est qu'un amusement de gens faibles et oisifs, elle est indigne d'une république bien policée; elle n'est bonne qu'autant que les sons y conviennent au sens des paroles, et que les paroles y inspirent des sentiments vertueux. La peinture, la sculpture et les autres beaux arts doivent avoir le même but. L'éloquence doit, sans doute, entrer dans le même dessein; le plaisir n'y doit être mêlé que pour faire le contre-poids des mauvaises passions, et pour rendre la vertu aimable.

Je voudrais qu'un orateur se préparât longtemps en général pour acquérir un fonds de connaissances, et pour se rendre capable de faire de bons ouvrages. Je voudrais que cette préparation générale le mît en état de se préparer moins pour chaque discours particulier. Je voudrais qu'il fût naturellement très-sensé, et qu'il ramenât tout au bon sens, qu'il fît de solides études; qu'il s'exerçât à raisonner avec justice et exactitude, se défiant de toute subtilité. Je voudrais qu'il se défiât de son imagination, pour ne se laisser jamais dominer par elle, et qu'il fondât chaque discours sur un principe indubitable, dont il tirerait les conséquences naturelles.

D'ordinaire, un déclamateur fleuri ne connaît point les principes d'une saine philosophie, ni ceux de la doctrine évangélique, pour perfectionner les mœurs.

Il ne veut que des phrases brillantes et que des tours ingénieux. Ce qui lui manque le plus est le fond des choses: il sait parler avec grâce, sans savoir ce qu'il faut dire; il énerve les plus grandes vérités par un tour vain et trop orné.

Au contraire, le véritable orateur n'orne son discours que de vérités lumineuses, que de sentiments nobles, que d'expressions fortes et proportionnées à ce qu'il tâche d'inspirer: il pense, il sent, et la parole suit. "Il ne dépend point des paroles, dit Saint Augustin; mais les paroles dépendent de lui." Un homme qui a l'âme forte et grande, avec quelque facilité naturelle de parler et un grand exercice, ne doit jamais craindre que les termes lui manquent; ses moindres discours auront des traits originaux, que les déclamateurs fleuris ne pourront jamais imiter. Il n'est point esclave des mots, il va droit à la vérité; il sait que la passion est comme l'âme de la parole. Il remonte d'abord au premier principe sur la matière qu'il veut débrouiller; il met ce principe dans son premier point de vue; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses auditeurs les moins pénétrants; il descend jusqu'aux dernières conséquences par un enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout: elle prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité qui a besoin de son secours. Cet arrangement sert à éviter les répétitions qu'on peut épargner au lecteur; mais il ne retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent l'auditoire au point qui décide lui seul de tout.

Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumière sur toutes les parties de cet ouvrage, de même qu'un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d'un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière. Tout le discours est un: il se réduit à une seule proposition, mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu'on voit, d'un seul coup d'œil, l'ouvrage entier, comme on voit de la place publique d'une ville toutes les rues et toutes les portes, quand les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée: la proposition est le discours abrégé....

Un ouvrage n'a une véritable unité que quand on ne peut rien en ôter sans couper dans le vif.

Il n'a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout.

Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière; il n'a qu'un goût imparfait et qu'un demi-génie. L'ordre est ce qu'il y a de plus rare dans les opérations de l'esprit. Quand l'ordre, la justice, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré et tout embrassé pour savoir la place précise de chaque mot: c'est ce qu'un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.

La Bruyère.
Né vers 1640; mort en 1696.

Ce qui constitue un trait de famille entre les grands écrivains du XVIIe siècle, c'est, sous les formes les plus variées, les tendances de leur esprit et l'identité du sujet qu'ils traitent. Ces tendances sont spiritualistes, et ce sujet est l'homme. Philosophes, poëtes, orateurs, historiens, tous ont le même but, la connaissance de l'homme, la vérité par rapport à sa nature, par rapport à son développement moral. Tous l'observent, l'étudient avec plus ou moins de puissance et de pénétration, de sagacité et de finesse.

Un des écrivains les plus remarquables par ces dernières qualités, et un des derniers venus, est Jean de la Bruyère.

On connaît peu de chose de sa vie. Il naquit à Dourdan, en Normandie, et était trésorier à Caen, quand Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire au duc Louis de Bourbon, petit-fils du prince de Condé. Il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché à ce prince en qualité d'homme de lettres. La position était modeste, mais bonne pour un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres. Il en profita pour observer les hommes, et donna le fruit de ses méditations dans son livre des Caractères.

Quand il l'eut composé il montra le manuscrit à M. de Malézieux, qui lui dit: "Voilà de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis." Il les eut en effet, parce que le livre était excellent, et que les esprits malicieux se faisaient un plaisir de mettre des noms au bas de ses caractères et de ses portraits.

Ce livre atteste une grande connaissance de la nature humaine et du monde artificiel où elle s'agite. Il atteste surtout un art consommé d'écrivain. C'est un des plus agréables qu'on puisse lire, un livre plein de joyaux d'expression et de trésors d'expérience.

La Bruyère aurait pu en faire beaucoup d'argent. Il n'en retira que l'honneur et une occasion de faire un acte qui montre combien il était bon et désintéressé. Il venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés et s'amusait avec une enfant fort gentille, fille du libraire, qu'il avait prise en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche et dit à Michallet: "Voulez-vous imprimer ceci? Je ne sais si vous y trouverez votre compte; mais en cas de succès le produit sera pour ma petite amie." Le libraire entreprit l'édition. À peine l'eut-il mise en vente qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui valut à sa fille deux ou trois cent mille francs de dot et, dans la suite, le mariage le plus avantageux.

La Bruyère était un homme d'infiniment d'esprit. Il n'avait pas ce qu'on appelle ordinairement du génie. Il voyait juste, mais il ne voyait que par pièces. Son coup d'œil n'embrassait pas un ensemble vivant dans l'ordre intellectuel, comme l'homme vit dans l'ordre naturel. Son livre porte le titre de Caractères. À vrai dire il n'y a que des traits et des portraits. L'auteur n'avait ni le don d'invention, ni la faculté de généraliser qu'il faut pour créer des caractères. Il n'est pas de l'école d'où sont sortis les grands chefs-d'œuvre de la littérature française. Il ne fait que du raccourci, mais il le fait en maître, avec éclat et vérité, et d'une manière frappante pour tout le monde.

Son art ne consiste pas dans la grandeur des conceptions, dans l'éloquence des passions, dans l'originalité des idées ou la puissance des sentiments, il est tout dans les détails, dans les mots. Sa morale, en menus morceaux et d'un tour pittoresque est à la portée des intelligences communes, tandis que la perfection de son style satisfait les juges difficiles. Aussi est-il le plus populaire de nos moralistes.

À l'époque où parut le livre des Caractères deux livres de ce genre comptaient de nombreux lecteurs et admirateurs, les Pensées de Pascal et les Maximes de La Rochefoucauld.

La nature humaine qui a fourni la matière de ces deux livres y est traitée à des points de vue et avec des intentions dissemblables. Éloquent et triste, Pascal l'envisage de haut, en philosophe religieux et solitaire; amer et brillant, La Rochefoucauld la contemple de travers, en homme du monde railleur et blasé. Moins sublime que l'un, plus généreux que l'autre, La Bruyère regarde les choses d'un œil calme, et ne cherche pas à pénétrer les plis où la vue des autres ne peut le suivre.

Qui prend La Bruyère pour compagnon dans les explorations du moi n'en revient pas découragé ni dégoûté. La Bruyère n'a pas les ressentiments de La Rochefoucauld ni la mélancolie de Pascal. Il ne cherche pas uniquement le mauvais côté des choses, et, tout en montrant le revers de la médaille, il n'en montre pas seulement le revers. On retrouve dans l'homme, qu'il examine et décompose, l'image de Dieu et l'espérance du mieux. Rien d'excessif chez lui ni du côté du bien ni du côté du mal. Appliqué à constater de quel côté la nature et l'éducation font pencher la balance, il le fait avec une sincérité qui n'a rien de morose ni de sarcastique. Il n'aime pas les hommes, mais il ne les méprise pas non plus; il les supporte et voudrait les rendre meilleurs.

Sa morale, a dit M. Nisard, blâme, elle ne flétrit pas; elle conseille, elle ne prêche point. On n'est pas mécontent des autres jusqu'à prendre le rôle de Timon, ni de soi-même jusqu'à entrer dans un couvent.... La Bruyère est surtout un artiste de style. Il sait ce que vaut un mot bien placé, un tour heureux, une inversion ou une antithèse opportune; il sait qu'auprès de la plupart des hommes les pensées se recommandent moins par elles-mêmes que par la manière dont elles sont dites. Aussi est-il passé maître dans l'art de bien dire, de mettre en relief. Mais l'art suprême, qui consiste à cacher l'art, il ne le possède pas. On sent le travail, on sent l'effort d'avoir de l'esprit. Il n'a pas la simplicité et l'aisance des grands écrivains de son siècle, il n'a pas le don d'invention ni l'instinct du grand et du vrai qui les caractérise. Il a cherché la vérité pour plaire plutôt que pour elle-même, pour bien la vêtir que pour la faire connaître. Malgré cela le livre de La Bruyère est "un des plus substantiels que l'on ait, un livre qu'on peut toujours relire, sans jamais l'épuiser. Il y a du profit pour chacun de l'avoir soir et matin sur sa table de nuit. Peu à la fois et souvent; suivez la prescription, et vous vous en trouverez bien pour le régime de l'esprit."

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M. Taine termine ainsi un charmant article sur La Bruyère:

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