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Louis Riel, Martyr du Nord-Ouest: Sa vie, son procès, sa mort

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Montréal, 13 novembre 1885.


A SIR JOHN A. MACDONALD,


K. G. C., OTTAWA


Dans les circonstances, l'exécution de Louis Riel serait un acte de
cruauté dont nous repoussons la responsabilité.


J. C. COURSOL, Député de Montréal-Est.

ALPHONSE DESJARDINS, Député d'Hochelaga.

D. GIROUARD, Député de Jacques-Cartier.

P. VANASSE, Député de Yamaska.

L. H. MASSUE, Député de Richelieu.

F. DUPONT, Député de Bagot.

A. L. DESAULNIERS, Député de Maskinongé.

J. B. DAOUST, Député des Deux Montagnes.

J. G. B. BERGERON, Député de Beauharnois.

J. W. BAIN, Député de Soulanges.

P. B. BENOIT, Député de Chambly

ED. GUILBAULT, Député de Rouville.

S. LABROSSE, Député de Prescott.

L. L. L. DESAULNIERS, Député de St. Maurice.

F. DUGAS, Député de Montcalm.

MM. Vanasse, Massue et Guilbault n'ont consenti à signer cette dépêche, qu'à la condition de retrancher du texte primitif une phrase dans laquelle Sir John A. Macdonald était prévenu que l'exécution de Riel emporterait de la part des signataires une rupture politique avec le gouvernement.

Même sous cette forme adoucie, M. le colonel Ouimet a produit plus tard une lettre particulière qu'il aurait adressée à Sir John, dans le même sens, mais avec des expressions encore moins comminatoires.

MM. Amyot, Lesage, McMillan, Hurteau, Taschereau, Gaudet, qui n'avaient pas eu le temps de se rendre à cette réunion convoquée à la dernière heure, ont signifié séparément leur protestation à Ottawa, avant le meurtre.

Il est malheureusement indubitable que si l'on s'était remué à temps, si l'on avait fait il y a un mois ce qui a été tenté le vendredi 13, le gouvernement n'aurait pas osé pendre Riel.

Nos députés ont été trompés.

Ils ont un moyen de prouver qu'ils n'ont été que dupes: c'est de remplir leur devoir et de ne pas consentir à être complices.

Leur devoir est tout tracé.

Il consiste à refuser désormais toute espèce de concours au gouvernement de Sir John A. Macdonald et aux trois Canadiens-français, dont la présence dans le cabinet rendu possible l'exécution de Riel.

Si quelqu'un d'entre eux tentait de s'y soustraire, l'opinion saurait à quoi s'en tenir sur son compte, et le lui rappellerait à une échéance prochaine.



CHAPITRE X

AVANT LE GIBET


L'exécution était fixée au 10 novembre. Les ministres s'étaient réunis pour statuer une dernière fois (ils le croyaient du moins) sur le sort de Riel; et ils avaient décidé A L'UNANIMITÉ, que ce qu'ils appellent la loi suivrait son cours.

Cette unanimité, que M. Chapleau a fait connaître plus tard (le vendredi 13), aux députés réunis à Montréal, est un fait aussi grave que douloureux.

Car elle prouve que les trois ministres canadiens-français ne s'étaient pas bornés à la faiblesse de subir la loi du plus fort, et à l'insigne lâcheté de conserver leur place dans un gouvernement que déclarait la guerre à leur nationalité.

Leur rôle n'avait pas été seulement passif. Leur complicité avait été agissante.

A la question de savoir si Louis Riel serait pendu, MM. Langevin, Chapleau et Caron avaient répondu: OUI.

On sait maintenant sous l'influence de quels motifs cette odieuse décision a été prise.

D'une part, Sir John A. Macdonald avait décidé que Riel paierait de sa tête le crime d'avoir révélé au monde les infamies de l'administration du Nord-Ouest, et il mettait maintien de cette résolution une obstination sénile.

D'autre part, M. Mackenzie Bowell, l'ex-grand maître des orangistes, était revenu, il y a environ un mois, d'un voyage auprès de ses constituants. D'après des informations de source sûre, il aurait été très sérieusement effrayé de leur disposition d'esprit; et à son retour, il aurait dit à Sir John A. Macdonald qu'il fallait à tout prix satisfaire les orangistes ou renoncer à leurs concours.

On peut considérer les renseignements de M. Mackenzie Bowell, comme ayant eu un considérable et pernicieuse influence sur l'issue fatale du drame de Regina.

Mais il ne suffisait pas de faire mourir un prisonnier désarmé et sans défense; il fallait s'occuper de prévenir dans le Canada français et notamment à Montréal les effets de la fureur populaire.

Que le gouvernement ne dise pas qu'il ignorait les véritables sentiments de la population canadienne. Il se trompait, sans doute, sur la possibilité de remonter le courant; mais il était informé d'une façon si exacte de l'existence de ce courant, qu'il avait pris des mesures pour détourner l'attention et pour diriger d'un autre côté la colère du peuple.

Dans la persuasion que l'exécution de Riel aurait lieu le 10 novembre, on avait résolu d'éviter qu'il y eut, le 10 novembre, une émeute à Montréal contre le gouvernement; et comme mesure de précaution, on n'avait rien trouvé de mieux que d'occuper le peuple, en soudoyant pour le 6 ou le 7 du même mois, une autre émeute, contre M. Beaugrand, maire de Montréal, et ennemi, connu du gouvernement.

Nous n'avons pas à rappeler ici, dans quelles circonstances, un mandat d'arrestation avait été dirigé contre l'ouvrier Gagnon, pour avoir tiré sur la police chargée d'exécuter dans son domicile une mesure d'isolement, prescrite par le bureau de santé. M. Beaugrand, redoutant, non sans raison, un nouveau conflit entre Gagnon et la police, et voulant prévenir autant que possible toute cause d'émotion ou de trouble dans la rue, n'avait pas hésité à se rendre lui-même, avec douze agents, dans ce lieu infesté par la picote, pour assurer l'exécution pacifique du mandat judiciaire.

Cet acte qui, dans tous les cas, révélait au moins, dans le maire de Montréal, un homme assez courageux, pour payer de sa personne et pour s'exposer à la fois à des coups de fusil, à l'épidémie et au mécontentement des adversaires du règlement sanitaire, avait été diversement apprécié. Il avait même été fortement blâmé par une partie de la population ouvrière canadienne-française, très-hostile à la vaccination et à l'isolement.

Toutefois, le mécontentement de la première heure commençait déjà à s'apaiser, lorsque les hommes qui avaient résolu de sacrifier Riel aux orangistes, résolurent d'exploiter le terrible fléau que pèse sur la cité de Montréal, en soulevant les passions de la foule contre le maire et contre le bureau de santé et en poussant ouvertement à la révolte contre l'application des règlements sanitaires.

Le jour de l'ouverture de cette campagne, (jeudi 6 novembre), coïncidait avec l'arrivée à Montréal d'un employé du gouvernement à Ottawa, qui passait à tort ou à raison pour collaborer aux frais du gouvernement à la Minerve et pour apporter à la Minerve et auMonde les instructions des ministres.

C'est alors que parurent dans la Minerve et dans le Monde des articles actuellement déférés à la justice, dont la violence dépasse l'imagination et dans lesquels l'incitation à la guerre civile est patente. En même temps, un placard plus incendiaire, s'il est possible, sortait de l'imprimerie du Monde, et était distribué dans la classe ouvrière à un nombre incalculable d'exemplaires.

On ne peut prévoir quelle eut été, sur une population inflammable, la conséquence de cet appel aux passions si, à l'exception du Monde et de la Minerve, tous les journaux conservateurs aussi bien que libéraux, tous les corps publics et tous les bons citoyens ne s'étaient mis résolument en travers d'un mouvement aussi dangereux pour la paix publique que pour le succès de la lutte contre l'épidémie.

Mais les meurtriers de Riel ne se souciaient ni de la paix publique, ni de l'épidémie qui décime Montréal. Ils voulaient étouffer le bruit de l'exécution de Riel sous un autre bruit, couper en deux la population canadienne-française de Montréal; et à la veille d'un deuil national, ils ne reculaient devant aucune infamie, pour essayer de ruiner auprès du peuple l'influence d'un maire libéral.

L'exécution de Riel n'eut pas lieu le 10 novembre.

A la dernière heure, on apprit qu'un nouveau sursis de six jours était accordé au condamné.

Faut il dire accordé, quand en face de la résolution implacablement prise, ce sursis n'était qu'une souffrance de plus, un raffinement de cruauté, une agonie d'une semaine?

On affirme que le gouvernement ne s'était pas souvenu à temps, pour faire parvenir un exprès à Regina, de la disposition de la loi, selon laquelle nulle exécution capitale ne peut avoir lieu dans le Nord-Ouest, sans que le shérif air reçu à cet effet un warrant signé du gouverneur-général en conseil.

C'est pour permettre aux ministres de réparer ce vice de procédure, que le sursis aurait été prononcé.

Le condamné pouvait-il être exécuté, à la suite de cette erreur et de ce dernier sursis qui équivalait, en fait, à un rétablissement de la peine de la torture?

Lorsqu'on apprit que telle était en effet l'intention des ministres, un long cri d'horreur s'éleva, même dans la population anglaise, contre ce nouvel acte d'inhumanité sans précédent chez les peuples civilisés.

Il y a quatre ans, un Irlandais reconnu coupable de meurtre avait été condamné à mort. Une délégation de ses compatriotes vint trouver Sir John A. Macdonald pour solliciter sa grâce.

Elle offrait d'apporter la preuve que le condamné était atteint non-seulement de folie individuelle, mais de folie héréditaire, que son père avait été atteint au même âge que lui et était mort mou, que son aïeule avait été victime de cette terrible maladie et que par conséquent le condamné n'était pas responsable de ses actes.

Sir John A. Macdonald n'ayant pas cru pouvoir se rendre aux arguments que les Irlandais faisaient valoir auprès de lui pour obtenir la grâce de leur compatriote, ceux-ci lui demandèrent au moins d'accorder un sursis de quelques jours, en se faisant forts de compléter leur preuve dans l'intervalle.

Mais Sir John A. Macdonald répondit--cette fois avec raison--que n'étant pas sûr d'accorder la grâce, il ne pouvait pas accorder de sursis, parce que ce serait trop cruel, et que, si le condamné était exécuté plus tard, son exécution deviendrait un véritable meurtre.

Que penser alors, de la froide cruauté, avec laquelle on imposait à Riel un dernier sursis de six jours,--non pas même pour délivrer de son sort, mais pour réparer un vice de procédure?

Ce sursis était le quatrième.

Richardson avait fixé, une première fois, l'exécution au 18 septembre, sachant très bien que ce délai serait insuffisant pour l'appel.

Un second sursis, qui ne pouvait pas laisser au conseil privé le temps de se réunir, avait été accordé jusqu'au 16 octobre.

Un troisième sursis avait ajourné l'exécution au 10 novembre.

Le meurtre était maintenant reporté au 16, par suite d'un oubli de la loi...!

Mais à côté de Riel, il y avait deux femmes.

C'est sur elles que s'est manifestée la férocité de cette succession de sursis, qui leur ont fait subir plusieurs mort.

La mère de Louis Riel, une noble femme, la veuve du patriote de 1847, est devenue folle.

Mme Louis Riel était enceinte.

Quelle situation, et que de poignantes douleurs!

Elle est accouchée, il y a quelques jours d'un enfant qui n'a vécu que deux ou trois heures!

Pauvre petit! Déjà il avait trop souffert avant de naître. Les douleurs de sa mère avaient tari en lui les sources de la vie.

Qui donc est responsable de la mort de cet orphelin, qui n'aura pas même connu le sourire de sa mère, et dont les caresses n'auront pas pu soulager les larmes de cette veuve infortunée?

Ah! Il est commode, quand on siège à Ottawa, dans un ministère auquel on se cramponne par la fourberie et la trahison, de se dire que, pour rester quelques semaines encore au pouvoir, on peut bien consentir à ce que Sir John A. Macdonald se passe le plaisir de voir se balancer la tête d'un ennemi au bot d'un gibet!

--Qu'est-ce que cela, la vie d'un homme, a dit la Minerve? Qu'est-ce que cela, quand le meurtre de cet homme est l'enjeu d'une partie électorale, dont on a longuement calculé le point fort et le point faible, et quand on se croit assuré de l'impunité?

Oui! mais cet homme n'était pas seul!

Il avait une femme dont la vie est empoisonnée; une mère dont le cerveau n'a pas résisté à la douleur!

Il avait des enfants en bas âge, que ce meurtre a rendus orphelins!

Il attendait un dernier né qui n'a pas pu survivre aux tortures de sa mère!

L'enfant est mort! L'aïeule est devenue folle! La tête du père s'est balancée au gibet!

Les bourreaux ont été plus durs et plus cruels que la loi du Nord-Ouest elle même!

Pourtant, avant de céder au sentiment de réprobation indignée qui n'allait pas tarder à s'emparer de tous les coeurs, le peuple canadien était destiné, lui aussi, à subir une épreuve préparatoire.

Le jeudi 12 novembre,--alors que le public n'était pas encore fixé sur le sort de Riel,--on apprit avec stupeur, qu'un banquet organisé avant le sursis et destiné, dans l'intention des organisateurs, à tomber le lendemain même de la mort de Riel, avait eu lieu le mercredi 22, à Winnipeg en présence de deux ministres. L'un d'eux, un Canadien-français, Sir A. P. Caron, ministre de la milice, avait trinqué avec des orangistes à la mort de Riel! L'autre, M. White, avait voué Riel à l'indignation publique!

Nous empruntons à un journal anglais, le Montreal Herald l'expression éloquente de l'indicible dégoût provoqué dans toutes les classes de la population, sans distinction de partis ni de races, par cette hideuse bombance:

Un prisonnier politique sous le coup d'une sentence de mort est dans la prison de Regina. L'exécution a été retardée temporairement. Un banquet est organisé à Winnipeg. Les partisans du gouvernement, mécontents du sursis qu'il a accordé de son chef, déclarent que pour cette raison, ils n'assisteront pas au banquet. Un journal ministériel de Winnipeg, pour assurer le succès du banquet de leurs partisans et ramener les récalcitrants, publie le lendemain un article double-interligné annonçant que les deux ministres, MM. White et Caron, seront présents pour annoncer que la sentence de mort prononcée contre le prisonnier politique sera certainement exécutée. Les partisans satisfaits de cette déclaration accoururent en foule au banquet qui, au lieu d'être un fiasco, eut un immense succès. Les ministres s'y rendirent et exécutèrent l'étrange corvée qui leur était imposée par le zèle des partisans. Sir Adolphe Caron, ministre de la milice annonça qu'il n'avait aucune sympathie pour les traîtres et que la justice suivrait son cours. M. Thomas White voua Riel à l'exécration publique. On nous assure que ces expressions furent reçues avec de bruyantes manifestations de joie. Qui pourrait en douter? En égard à ces déclarations, le banquet eut un grand succès. Le comité, au lieu d'être en déficit, n'a eu aucune difficulté à amarrer les deux bouts.

Voilà un emploi nouveau pour les membres du cabinet, et les instincts chevaleresque de notre âge et de notre race sont illustrés d'une manière aussi nouvelle que bizarre; les affaires d'état les plus solennelles peuvent être traitées de la même manière qu'un caucus de faubourg; et c'est au milieu de l'excitation tumultueuse des bouteilles de champagne que le gouvernement de notre pays rend des arrêts redoutables de vie et de mort. Cela peut être considéré par des partisans comme étant l'idéal de l'homme d'état, mais nous croyons que des gens sérieux et sages qui le considèrent ainsi, seront rares et bien espacés, et que la grande majorité des Canadiens qui parleront de la moralité de ce spectacle exprimeront l'espoir, pour l'honneur de notre civilisation tant vantée, qu'il ne se renouvellera plus.

En somme, le prisonnier de Regina avec ses membres enchaînés, son intelligence égarée, sa vie ne tenant qu'à un fil, est, selon nous, plus digne de respect et de sympathie que cette exhibition de partisans féroces de Winnipeg, que cette indigne prostitution des fonctions ministérielles. L'idée d'exploiter la sauvagerie des partisans pour forcer la main au gouvernement et assurer les dépenses d'un dîner, quand l'homme contre lequel ce mouvement est dirigé doit souffrir l'équivalant de l'agonie même, démontre une dépravation diabolique tellement inouïe qu'on ne saurait trouver aucun précédent dans un pays civilisé.

Il y avait longtemps que Sir A. P. Caron avait renié sa race et la langue de ses ancêtres. On ne prévoyait pas qu'il pousserait l'ignominie jusqu'à s'en vanter dans un banquet de cannibales. Mais cela même, en portant le dégoût à son comble, ne surprit pas autrement ceux qui le connaissaient. On ne savait pas ce qu'il pouvait faire, mais on le savait bon à tout faire pour un hochet ou des faveurs.



CHAPITRE XI

GLORIA VICTIS


Encore quelques heures et le soleil va se lever sur le jour fatal où tout va être consommé.

Louis Riel, le héros, le martyr de la nation métisse, va contempler pour la dernière fois la lumière du jour, rendre son âme au Créateur et livrer son corps au bourreau qui le guette depuis de longs mois.

Le messager qui apportait l'ordre du gouverneur-général pour l'exécution est arrivé à huit heures du soir.

Cette fois, tout est bien fini.

Riel a reçu la nouvelle, à neuf heures du soir, dans sa cellule.

Cette nouvelle lui a été donnée par le shérif Chapleau. La scène a été émouvante et héroïque.

La cellule du fameux chef est immédiatement adjacente à la salle des gardes qui font la patrouille pendant la nuit. Cinquante gardes occupent cette salle.

A la porte de fer qui ferme la cellule, on voyait une sentinelle armée montant la garde; et à l'extérieur de l'édifice un cordon de soldats sous les armes, faisant la ronde autour du bâtiment.

La porte s'ouvrit à l'arrivée du shérif Chapleau et du commandant de la police à cheval.

Riel qui, jusque là, avait conversé avec le médecin du poste, se leva et souhaita la bienvenue au shérif, d'une façon tout-à-fait cordiale et avec aisance.

Les inflexions de sa voix n'indiquaient aucun signe d'excitation; son premier bonjour fut: «Eh bien, comme cela, vous venez avec la grande nouvelle! J'en suis bien aise.»

Le shérif répondit que le mandat de mise à mort était arrivé.

Riel, continuant sur le même ton dit: «Je suis heureux d'apprendre qu'enfin je vais être débarrassé de mes souffrances.»

Il prit ensuite la parole en français et remercia affectueusement le shérif pour ses bienveillantes attentions.

Il reprit la parole en anglais: «Je désire, dit-il, que mon corps soit remis à mes amis, pour être enterré à St. Boniface, dans le cimetière français, vis-à-vis Winnipeg.»

Le shérif lui demanda alors s'il avait quelque désir à transmettre, touchant la disposition de ses biens, meubles et effets.

«Mon cher, répondit-il, je n'ai pour tout bien que ceci (et il toucha sa poitrine dans la région du coeur); et ceci je l'ai donné à mon pays, il y a quinze ans; et c'est tout ce qui me reste maintenant.»

On le questionna ensuite sur l'état de sa conscience. Il répondit: «Il y a longtemps que j'ai fait ma paix avec mon Dieu; je suis aussi bien préparé maintenant que je puis l'être en aucun temps. Vous trouverez que j'avais une mission à remplir. Je vous prie de remercier mes amis de la province de Québec de tout ce qu'ils ont fait pour moi.»

A une autre question qui lui fut faite, il répliqua:

«Je suis content de quitter ce monde. On me permettra de dire quelques mots sur l'échafaud?» ajouta-t-il sur un ton interrogatif.

Lorsqu'on lui dit qu'on le lui permettrait, il dit en souriant: «Vous supposez que je pourrais parler trop longtemps et que cela me fatiguera? Oh! non, je ne me trouverai pas faible, je sentirai, lorsque le moment viendra, que j'aurai des ailes qui m'enlèveront là-haut.»

Recommençant alors à parler français, sur un ton persuasif et d'une douceur inimitable, pour lequel il est célèbre, comme le savent tous ceux qui l'ont connu intimement, il parla de nouveau de l'affectueux souvenir qu'il gardera pour ceux qui ont épousé sa cause. Il termina en disant au shérif Chapleau, en lui tendant la main, en signe d'adieu, «Adieu, mon ami.» Son oeil était clair et serein, et son assurance absolue était telle qu'elle faisait naître l'admiration même dans les coeurs les plus endurcis.

Le Père André, son directeur spirituel, est ensuite arrivé, et on l'a laissé seul avec lui pour vaquer à ses devoirs religieux et ensuite entendre la messe.

Après s'être confessé, Riel a rédigé et confié au Père André, pour être portée à sa vieille mère, la lettre suivante:

MA CHÈRE MÈRE,

J'ai reçu votre lettre de bénédiction et hier (dimanche) j'ai demandé au Père André de la placer sur l'autel pendant la célébration de la messe, pour que son ombre se répandit sur moi. Je lui ai demandé après de m'imposer ses mains sur la tête pour que je puisse la recevoir efficacement, attendu que je ne pouvais me rendre à l'église; et il a ainsi répandu sur moi les grâces de la messe, avec l'abondance de ses bienfaits spirituels et temporels.

A ma femme, mes enfants, mes frères, ma belle-soeur et autres parents qui me sont tous chers, dites pour moi adieu.

Chère mère, c'est le voeu de votre fils aîné que vos prières pour moi montent jusqu'au trône de Jésus-Christ, à Marie, à Joseph, mon bon protecteur, et que la miséricorde et l'abondance des consolation de Dieu répandent sur vous, sur ma femme, mes enfants et autres parents, de génération en génération, la plénitude des bénédictions spirituelles pour celles que vous avez répandues sur moi; qu'elles se répandent sur Vous surtout qui avez été une si bonne mère. Puissent votre foi, votre espérance, votre charité et votre bon exemple être comme un arbre chargé de fruits abondants pour le présent et pour l'avenir. Puisse Dieu, quand sonnera votre heure dernière, être tellement satisfait de votre piété qu'il fasse rapporter votre esprit de la terre, sur les ailes des anges.

Il est maintenant deux heures du matin, en ce jours le dernier que je dois passer sur cette terre, et le Père André n'a dit de me tenir prêt pour le grand évènement. Je l'ai écouté et je suis disposé à tout faire suivant ses avis et ses recommandations.

Dieu me tient dans sa main pour me garder dans la paix et la douceur, comme l'huile tenue dans un vase et qu'on ne peut troubler. Je fais ce que je peux pour me tenir prêt; je reste même calme, conformément aux pieuses exhortations du vénérable archevêque Bourget. Hier et aujourd'hui j'ai prié Dieu de vous rassurer et de vous dispenser toute sorte de consolations, afin que votre coeur ne soit pas troublé par la peine et l'anxiété. Je suis brave; je embrasse en toute affection.

Je vous embrasse en fils respectueux de son devoir, toi, ma chère femme, comme un époux chrétien, conformément à l'esprit conjugal des unions chrétiennes. J'embrasse tes enfants dans la grandeur de la miséricorde divine. Vous tous, frères et belles-soeurs, parents et amis, je vous embrasse avec toute la cordialité dont mon coeur est capable.

Chère mère, je suis votre fils affectionné, obéissant et soumis.

LOUIS-DAVID RIEL.

A 5 heures du matin, le P. André célébra la messe, et à 7 heures, il administra les derniers sacrements à Riel.

Riel pria dans sa cellule jusqu'au moment où le député shérif Gibson vint l'avertir que le moment fatal était arrivé.

Riel reçut l'ordre de marcher à la mort avec le même calme qu'il avait montré la veille.

Son visage ne montrait aucune altération et avait conservé ses couleurs ordinaires; et il était pleinement en possession de toute son énergie, répondant d'une voix claire et ferme aux paroles de l'officiant.

Supporté par les deux prêtres, Riel marcha d'un pas ferme de sa cellule, qui est la première du corridor, à travers le corps de garde, à l'escalier qu'il gravit sans un signe de faiblesse. Le capitaine Fraser gardait l'échafaud avec vingt hommes de la police à cheval.

Riel n'avait pas de chapeau. Il portait un habit court et noir, une chemise en laine, un collet, des pantalons bruns et des mocassins, seule partie de ses vêtements que rappelât la vie indienne et l'existence libre de la prairie.

A 8 heures un quart le bourreau, un masque sur la figure, s'avança la corde sur le bras et commença à garrotter Riel. Celui-ci continua à prier, étendant les bras et regardant au ciel jusqu'à ce que les bras fussent liés. Précédé de Gibson et escorté des prêtres, Riel monta sans aide et d'un pas ferme les six degrés qui conduisaient à l'échafaud, en disant: «Je me confie à Dieu.»

En poussant cette exclamation, un sourire passa sur ses lèvres.

Le condamné se plaça sur la trappe, la figure tournée vers le nord. Les Pères André et McWilliams continuèrent à prier et Riel dit en anglais: «Je demande pardon à tous les hommes et je pardonne à tous mes ennemis.»

Le député shérif lui demanda s'il avait quelque chose à dire. Il se tourna vers son confesseur, le Père André, et lui demanda: «Est-ce que je vais dire quelques mots?» «Non, répondit brièvement le prêtre, faites votre dernier sacrifice, et vous serez récompensé.» Riel se tourna et dit: «Je n'ai rien de plus à dire.»

Le bourreau ajusta le noeud, mais Riel ne parut pas même y faire attention.

Alors, le bourreau se mit à son poste; le bonnet blanc fut enfoncé sur la tête de Riel; les deux prêtres, tenant des cierges en main, continuaient de prier pour le mourant, pendant qu'on entendait ce dernier prier en même temps. A l'expiration des deux minutes qui lui furent données pour prier, au moment où il répondait: «Ne nous induisez pas en tentation», le bourreau fit partir la trappe et Riel tomba. Il ne remua pas pendant quelques secondes, puis un mouvement convulsif se fit sentir et deux minutes après, il n'existait plus.

Il était mort en brave et en chrétien.



CHAPITRE XII

AU PEUPLE CANADIEN-FRANÇAIS

ULTIMA VERBA


L'heure n'est pas encore venue de retracer l'histoire des journées qui ont suivi la mort du martyr canadien.

Cette histoire se continue.

Elle ne sera achevée que le lendemain de la vengeance.

Que dirions-nous d'ailleurs, que tout le monde ne sût?...

L'effarement de tout un peuple, en apprenant que l'échafaud politique se dressait à Regina!

La stupeur, la consternation, l'anxiété, un reste d'espérance survivant jusqu'au dernier moment au fond des coeurs!

Puis le deuil de la nation!

Il n'y eut pas un mot d'ordre, pas une réunion, pas une intrigue.

Ce fut une explosion spontanée de douleur et de colère.

D'un bout à l'autre du Canada-français,--avant que personne eut seulement songé à se concerter,--le télégramme qui apporta la fatale nouvelle fut reçu de la même manière. Chose merveilleuse! On vit tous les coeurs vibrer à l'unisson!

Tout le monde sentit que la race canadienne-française avait reçu une blessure et une insulte!

Toutes les maisons se couvrirent d'insignes de deuil.

Tous les partis abdiquèrent et se confondirent dans la douleur commune.

Il n'y eut plus ni bleus ni rouges.

Il n'y eut plus que des patriotes, prêts à s'unir, pour demander compte du crime commis et pour défendre la patrie menacée.

Mais ce qui est remarquable encore: ce qui est de nature à inspirer une légitime confiance dans les destinées à venir du Canada-français, tout le monde comprit à la fois qu'il ne s'agissait pas de se livrer à de vaines démonstrations, et qu'un grand devoir s'imposait.

Il n'y eut qu'un seul cri qui sortit de toutes les poitrines:

FAIRE JUSTICE DES ENNEMIS ET DES TRAITRES!

Hélas! oui! Faire justice des ennemis et des traîtres!

Car nous n'avons pas seulement été frappés, nous avons été trahis!

Et deux responsabilités distinctes se dégagent.

Celle d'une politique qui, sans que nous y prissions garde, poursuivait, perfidement et dans l'ombre, notre anéantissement national.

Celle des ministres canadiens-français qui se sont faits les complices de cette politique, et qui nous ont livrés à l'ennemi.

Le premier des coupables, l'ennemi, c'est SIR JOHN A. MACDONALD.

SIR JOHN A. MACDONALD, premier ministre, responsable de la politique du gouvernement.

SIR JOHN A. MACDONALD, orangiste, franc-maçon, adversaire implacable de notre race, destructeur sournois et tenace de l'autonomie de notre province.

SIR JOHN A. MACDONALD, ministre de l'intérieur, responsable des crimes du Nord-Ouest et des dénis de justice qui ont amené l'insurrection.

SIR JOHN A. MACDONALD, bourreau de Riel, ayant froidement méthodiquement, lentement conçu et perpétré le meurtre, suborné les juges, capté dans le conseil le vote de ses collègues canadiens-français, rêvé de transformer le gibet de Riel en un honteux moyen de réclame électorale.

SIR JOHN A. MACDONALD, dont la carrière néfaste, après avoir commencé aux lueurs sinistres de l'incendie du palais du Parlement, aura misérablement fini sous le sentiment d'horreur provoqué par le gibet de Riel!

Mais, Sir John A. Macdonald et ses collègues orangistes ne sont pas seuls responsables du crime commis.

Il y a, à côté de la leur, une responsabilité plus douloureuse pour nous, plus inouïe, que ne saurait être couverte même par une ombre d'excuse, et que les patriotes n'ont pas hésité à envisager avec la claire notion du devoir à remplir.

Cette responsabilité est celle des trois traîtres qui siègent dans le cabinet fédéral, et auxquels il eut suffi de déposer leurs démissions sur la table du conseil, pour dissoudre le gouvernement et rendre impossible l'exécution de Riel.

Sir HECTOR LANGEVIN,

L'Hon. J. A. CHAPLEAU, et

Sir A. P. CARON, ce renégat couvert d'un tel excès d'opprobre, que depuis les scènes de cannibalisme dont Winnipeg a été souillé, les gens que se respectent hésitent même à prononcer son nom.

A cette responsabilité s'ajoute celle des journaux, leurs organes; des journaux complices de l'orangisme, qui ont consenti à servir d'instrument entre les mains des ministres; à colporter les mensonges par lesquels on nous a trompés, à préparer par d'odieuses manoeuvres le crime qu'on voulait commettre; des journaux dont la trahison a été double;--car en même temps qu'ils nous ont trompé avec préméditation sur les intentions des ministres, ils ont trompé sciemment les ministres sur l'état de l'opinion publique dans notre province.

Pour complaire à leurs maîtres, ils leur ont caché la vérité qui eût peut-être été mal reçue, mais qui leur eût donné à réfléchir et qui eût sans doute arrêté leurs mains, au moment de donner la signature fatale.

Pour se donner de l'importance, pour céder à la gloutonnerie du servilisme qui les caractérise, ils se sont portés forts auprès de leurs maîtres, qu'après le meurtre comme avant, ils seraient de taille à continuer à tromper le peuple et à assurer l'impunité à la trahison. [3] Et ils ont contribué par là à inspirer aux ministres canadiens-français une confiance, sans laquelle leur intérêt eut peut-être fait à la dernière heure ce que leur conscience et leurs remords n'avaient pas suffi à leur dicter.

[Note 3: Le 13 octobre, M. VANASSE, M. P., directeur du Monde, a déclaré dans une assemblée publique, à St. François du Lac, que si Riel était pendu, il n'en continuerait pas moins à supporter le ministère. Depuis lors, M. Vanasse paraît avoir changé d'avis.]

Il ne servirait à rien de le dissimuler:

C'est plus qu'une politique qui succombe, avec les hommes qui en étaient les représentants et qui en portent la tache au front.

C'est tout un système que s'effondre.

C'est une phase de notre histoire qui vient de prendre fin au pied du gibet d'un de nos frères.

Assez de mensonges!

Assez d'exposés fallacieux!

Assez de comptes fantastiques!

Assez de partis pris de se tromper soi-même et de tromper les autres!

Assez de la politique de clinquant, d'apparence, de décor de théâtre, de fausse union dont tous les profits nous échappent et au nom de laquelle on nous impose des sacrifices sans réciprocité!

Que n'a-t-on pas tenté, hélas! avec succès, pour nous endormir avec des paroles mielleuses, pour nous tromper avec des compliments et des phrases toutes faites, pendant qu'on travaillait à nous égorger.

Nous a-t-on assez répété que nous étions les piliers de la Confédération; que l'Angleterre voyait en nous les soutiens les plus éprouvés du loyalisme; et que l'indépendance de la race française dans le Nouveau-Monde était désormais un fait acquis; et que nous pouvions voguer en pleine confiance et toutes voiles vers l'avenir, à l'ombre du régime qui garantissait notre langue, nos institutions et nos lois?

Dans quelle sécurité nous dormions, lorsque le meurtre du 16 novembre nous a enfin réveillés.

Eh bien, examinons les choses froidement et faisons le bilan de nos pertes, comme il convient à des hommes résolus à voir le péril tel qu'il est, à l'aborder de front et à en triompher.

Avant la politique de Sir John A. Macdonald, et la Confédération que est son oeuvre, nous étions théoriquement avec Ontario sur un pied d'égalité absolue.

En fait, notre discipline politique nous avait fait les maîtres; et nos voix déterminaient la balance du pouvoir, en faveur du parti que nous soutenions, quel qu'il fût.

Aujourd'hui, nous sommes en minorité: et la seule excuse que nos ministres aient encore trouvée à leur trahison est que nous devons céder devant le nombre, et que, l'eussent-ils voulu, ils eussent été impuissants à empêcher le meurtre de Riel.

Vaine excuse! Menteuse défaite! Nous n'en sommes pas encore là, et nos ministres nous abaissent pour tenter de se disculper; mais le seul fait qu'un tel argument ait pu être produit, indique le chemin parcouru et témoigne que ce mensonge ne tarderait point, si nous n'y mettions le holà, à devenir une vérité.

Avant la politique de Sir John A. Macdonald, il était admis en principe que le ministère se composait de deux factions égales. Nous avions souvent le premier ministre. La retraite des nôtres entraînait la dissolution du cabinet. En fait, leur volonté prévalait le plus souvent.

Aujourd'hui, nous comptons à Ottawa trois ministres sur treize; et c'est leur opinion, sur leur propre importance, que s'ils s'étaient retirés à l'occasion de l'exécution de Riel, on aurait tranquillement passé outre, sans même faire attention à eux.

Avant la politique de Sir John A. Macdonald, nous avions conquis dans le parlement uni, l'usage de la langue française malgré la loi.

Aujourd'hui, la langue française est devenue légale. Mais il n'y a pas à Ottawa un ministre canadien-français, qui osât parler autrement qu'en anglais, dans une discussion du Parlement.

Avant la politique de Sir John A. Macdonald, le ministère Lafontaine-Baldwin faisait voter des indemnités aux victimes de 1837.

Aujourd'hui, les journaux ministériels insultent les patriotes et le ministère fait pendre Riel.

Avant la politique de Sir John A. Macdonald, le Nord-Ouest était français.

Aujourd'hui, tout notre or, qui eut pu être consacré à coloniser la province de Québec, a passé dans le Nord-Ouest, dont on a fait à nos frais une terre anglaise, d'où l'on expulse les Métis en confisquant leurs terres et où l'on pend Riel aux acclamations des spéculateurs, des jobbers et des fanatiques de Winnipeg.

Pendant ce temps-là qu'ont fait nos ministres?

Ont-ils combattu pour nous?

A défaut de combattre, nous ont-ils révélé leur impuissance et le péril?

Non! Ils ont gardé leurs places!

L'an dernier, à pareille époque, on publiait à Québec, un gros volume en tête duquel se trouvait une gravure avec cette inscription:

SIR HECTOR LANGEVIN chef du parti conservateur dans le Bas-Canada.

Qu'a fait Sir Hector Langevin?

Il a été pour Sir John A. Macdonald un employé laborieux; mais jamais il n'a rien dirigé, ailleurs, que sur les gravures, grassement rétribuées de ses flatteurs.

Dans ce bureaucrate, devenu chef d'un parti et transformé par les circonstances, en représentant d'un peuple, il n'y a jamais eu l'étoffe d'un homme d'État ni le coeur d'un patriote.

Tout entier aux inspirations d'une nature étriquée, bouffie de vanité, et prompte à satisfaire cette vanité avec l'apparence du premier rang dans les emplois du second, Sir Hector Langevin n'a peut-être pas compris une seule minute la grandeur du rôle que lui assignait, dans le gouvernement fédéral, sa situation de leader du parti canadien-français et d'alter ego de Sir John A. Macdonald.

Ce successeur de Cartier n'avait pas hérité une goutte de son sang fier et généreux, un atome de son instinct de commandement et de la haute idée que se faisait Cartier de la responsabilité et des devoirs d'un chef de parti. On peut mesurer aujourd'hui, à la lueur sinistre des événements, ce que l'influence canadienne-française a perdu, par sa faute depuis qu'il est au pouvoir.

Il fallait une grande catastrophe pour nous faire ouvrir les yeux et pour nous sauver.

Mais la semence des martyrs est féconde.

L'échafaud de Riel ne marque pas seulement la fin d'une époque néfaste.

Il marque l'aurore d'un ère de réparation, dans laquelle, chassant les traîtres qui nous ont vendu et renonçant aux funestes divisions qui ont failli nous perdre, avec l'aide de Dieu, nous soutiendrons ensemble le bon combat pour la Patrie.

Si, comme notre religion nous en donne la divine assurance, du haut de leur demeure céleste les âmes des morts s'intéressent encore aux épreuves de ceux qui vivent sur la terre, l'âme de notre frère métis tressaillera de contentement en sachant que le sacrifice de sa vie n'a pas été perdu, et qu'une fois de plus la mort des martyrs aura servi au triomphe final de la justice et à la ruine des persécuteurs.



TESTAMENT DE RIEL

PRISON DE REGINA.


Testament de Louis David Riel.

Je fais mon testament, conformément au conseil qui m'a été donné par le R. P. Alexis André, mon charitable confesseur et très dévoué directeur de conscience.

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je déclare que ceci est mon testament, que j'ai écrit librement dans la pleine possession de mes facultés mentales.

Les hommes ayant fixé le 10 novembre prochain, comme la date de ma mort, et comme il est possible que la sentence soit exécutée, je déclare d'avance que ma soumission aux ordres de la Providence est sincère, que ma volonté s'est rangée avec une entière liberté d'action, sous l'influence de la grâce divine de Notre Seigneur Jésus-Christ, du côté de l'Église catholique, apostolique et romaine. C'est en Elle que je suis né et par Elle aussi que j'ai été régénéré.

J'ai rétracté ce que j'ai dit et professé de contraire à sa doctrine et je le rétracte encore. Je demande pardon du scandale que j'ai causé. Je ne veux pas qu'il y ait de différence entre moi et les prêtres de Jésus-Christ, gros comme une tête d'épingle. Si je dois mourir le 10 de ce mois, c'est-à-dire, dans quatre jours, je veux faire tout en mon pouvoir, avec le secours de mon divin Sauveur, pour mourir en harmonie parfaite avec mon Créateur, mon Rédempteur et mon Sanctificateur en même temps qu'avec la sainte Église catholique. Si Dieu veut bien m'accorder le bienfait inestimable de la vie, je veux de mon côté monter sur l'échafaud et me résigner à la Providence en me tenant dégagé comme je le suis aujourd'hui, de toutes les choses terrestres; car je comprends que le plus sûr moyen de bien faire est de mettre ses desseins en pratique d'une manière entièrement désintéressée, sans passion, sans excitation, sous le regard de Dieu, en aimant son prochain, ses amis et ennemis comme soi-même, pour l'amour de Dieu.

Je remercie ma bonne et tendre mère pour m'avoir aimé d'un amour si chrétien. Je lui demande pardon pour toutes les fautes dont je me suis rendu coupable contre son amour, le respect et l'obéissance que je lui dois. Je lui demande aussi pardon pour les fautes que j'ai commises contre mes devoirs envers mon bien aimé et regretté père et envers sa mémoire vénérable.

Je remercie mes frères et soeurs pour le grand amour et la grande bonté qu'ils ont eus pour moi. Je leur demande aussi pardon pour mes fautes de toutes sortes et pour toutes les erreurs dont j'ai pu me rendre coupable à leurs yeux.

Je remercie mes parents et ceux de ma femme pour l'affection et la bienveillance qu'ils m'ont toujours montrées--en particulier mon affectionné et bien aimé beau-père; ma belle-mère, mes beaux frères et belles-soeurs. A eux aussi je demande pardon pour tout ce qui, dans ma conduite, n'a pas été bien ou aurait été mal.

Je donne une franche et amicale poignée de main à mes amis de tout âge et de tout rang, de toute classe et de toute condition. Je les remercie pour les services qu'ils m'ont rendus. Ma reconnaissance, je la témoigne particulièrement à ceux de mes amis, tant de ce côté-ci de la frontière que de l'autre côté, qui ont daigné s'occuper de mes affaires en public, aux Oblats de Marie Immaculée, à la Société St. Sulpice et aux Soeurs grises pour tous les bienfaits que j'ai reçus d'eux depuis mon enfance. Je leur offre mes remerciements.

J'ai des bienfaiteurs de l'autre côté de la frontière, des amis dont la bonté pour moi a été au-delà de toute mesure. Je leur demande d'accepter mes remerciements, d'excuser charitablement mes défauts. Si ma conduite a pu, en quelque façon offenser, quelqu'un soit dans les grandes choses ou dans les petites, je leur demande de me pardonner en tenant compte des excuses qui peuvent être en ma faveur: et quant à la somme de mes véritables fautes mei culpabilitates, j'espère qu'ils auront la bonté de me les pardonner devant Dieu et devant les hommes.

Je pardonne de tout mon coeur, de tout mon esprit, de toutes mes forces et de toute mon âme à ceux qui m'ont causé du chagrin, qui m'ont fait de la peine, qui m'ont causé du dommage, qui m'ont persécuté, qui sans raison m'ont fait la guerre pendant 15 ans, qui m'ont fait un semblant de procès, qui m'ont condamné à mort, et s'ils désirent réellement me vouer à la mort je leur pardonne entièrement, comme je demande à Dieu de me pardonner entièrement toutes mes fautes au nom de Jésus-Christ.

Je remercie ma femme pour sa bonté et sa charité à mon égard, pour la part qu'elle a prise si patiemment dans mes pénibles travaux et mes difficiles entreprises. Je la prie de me pardonner la peine que je lui ai causée volontairement. Je lui recommande d'avoir soin de ses petits enfants, de les élever d'une manière chrétienne, avec une attention particulière pour tout ce qui a rapport aux bonnes pensées, aux bons discours, aux bonnes actions et aux bonnes compagnies.

C'est mon désir que mes enfants soient élevés avec grand soin en tout ce qui touche à l'obéissance à l'Église, leurs maîtres et leurs supérieurs. Je leur recommande de montrer le plus grand respect, la plus grande soumission et la plus complète affection envers leur bonne mère. Je ne laisse à mes enfants ni or ni argent, mais je supplie Dieu, dans son infinie miséricorde de remplir mon esprit et mon coeur de la vraie bénédiction d'un père que je désire leur donner: Jean, mon fils, Angélique, ma fille, je vous bénis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, pour que vous vous appliquiez à connaître la volonté de Dieu et soyiez fidèles à l'accomplir en toute piété et sincérité; pour que vous pratiquiez la vertu fermement et simplement, sans parade ni ostentation, pour que vous fassiez le plus de bien possible sans manquer aux autres dans la limite d'une juste obéissance au clergé constitué, prêtres et évêques, surtout à votre évêque et à votre confesseur. Je vous bénis, pour que votre mort soit douce, édifiante, bonne et sainte aux yeux de l'Église et Jésus-Christ Notre Seigneur.--Amen

Je vous bénis, enfin, pour que vous cherchiez et trouviez le royaume de Dieu et pour que vous puissiez de plus reposer en Jésus, Marie, et Joseph. Priez pour moi.

Je laisse mon testament au Rév. Père Alexis André mon confesseur. Je prie mes amis de partout de tenir le nom du Père André côte à côte avec le mien! Je l'aime le Père André.

LOUIS DAVID RIEL,

fils de Louis Riel et de Julie de La Gimodière.



Lettre de Riel à M. F. X. Lemieux


PRISON DE REGINA, 3 NOVEMBRE 1885



Monsieur François Xavier Lemieux,

Bien cher ami et dévoué défenseur,

En recevant votre lettre, je prends du papier pour vous répondre. Je vous remercie de toutes vos démarches, de tout ce que vous avez fait pour moi. Je remercie mes amis autant que je peux. Que Dieu leur rende à tous, à vous, à chacun de mes bons avocats, à votre famille, à chacun de vos petits enfants, le centuple de l'intérêt que vous me portez tous ensemble. Surtout, que dans l'autre monde votre récompense soit belle.

J'ai reçu de tristes nouvelles de ma famille. Le 21, ma chère femme a mis au jour un enfant qui n'a vécu que deux ou trois heures. Elle-même a été en danger, paraît-il, pendant quelques jours. Mais hier j'ai reçu une lettre du 28, même date que la vôtre. Et l'on m'apprend qu'elle est mieux; que mes chers petits enfants sont gais et joyeux. Ce qui me reconsole de la mort de mon tout petit (que je n'ai pu embrasser) c'est qu'il a eu le temps d'être ondoyé.

Cher monsieur et ami, les appels ne m'ont jamais inspiré grande confiance, parce qu'il eut fallu à l'Angleterre renverser tout son système d'administration de la justice, dans le Manitoba et surtout dans le Nord-Ouest. Entendre l'appel, c'eût été condamner ce qu'Ottawa a fait depuis quinze ans et condamner les approbations que l'Angleterre lui a données, en tout, dans le système judiciaire de ce territoire.

Le bon Père André vient me voir, assidûment. Hier, il est venu me dire la messe, j'ai eu le bonheur de communier. La communion me soutient.

Vous avez la bonté de dire que je rive mon nom éternellement à l'histoire. C'est bon, pourvu que ma gloire soit édifiante.

Ce à quoi je travaille surtout, c'est à poser les principes de l'équité dans le gouvernement de mon pays natal et, par la grâce du bon Dieu, à river mon âme éternellement au Sacré Coeur de Jésus; en autant qu'un pauvre coeur comme le mien peut être assez intimement lié au Saint Coeur du Sauveur pour dire qu'il lui est rivé.

Vous paraissez étonné de ce que je suis calme. Vous devriez bien être étonné plutôt de ce que je ne le suis pas plus. Car l'Archevêque Bourget de son vivant m'a dit: Tenez-vous prêt à tout événement en vous conservant dans un calme inaltérable, je vous bénis. Et le saint évêque a prié pour moi. Or, j'ai confiance que ses prières en ma faveur ont été exaucées, et que je suis à l'ombre de sa bénédiction.

Ce matin, de bonne heure, l'un des plus beaux anges de Dieu m'a apparu, et m'a dit: «Votre mort est reprise. Il y a dix avocats...» Et en entendant ces paroles j'ai éprouvé une grande consolation. Cet ange est un des anges gardiens de la droiture parmi les hommes. La merci le porte sur ses ailes. C'est un des messagers de la clémence de Dieu la plus grande. Et j'ai vu que l'ange était carrément en faveur de ma cause. Je pense qu'il m'a été envoyé à cause des efforts que je fais pour ne pas me distraire de ce qui me paraît juste. Vous autres qui voyez tout ce qui se passe, tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, vous pourrez voir aujourd'hui, 4 novembre, s'il arrive quelqu'événement propre à justifier ces paroles: «Votre mort est reprise. Il y a dix avocats...»

Cher monsieur et ami, la Providence toute bonne m'a mis en rapport avec vous. Vous m'avez tendu la main, monsieur Fitzpatrick et vous dans le temps de besoin pressant. Soyez-en bénis. Il ne vous a guère été possible de plaider ma cause devant la cour de Regina.

Mais votre dévouement a fait des efforts et des luttes que la main de Dieu a déjà mis dans la balance des bonnes oeuvres. Celui qui ne laisse pas perdre les verres d'eau ne laissera pas perdre tant de générosité. Que votre dame reçoive mes humbles respects et mes remerciements pour les prières qui s'élèvent du coeur de ses petits enfants, en ma faveur. Car si vos petits enfants prient pour moi, il ne m'est pas permis de douter que j'en sois pour beaucoup redevable à madame Lemieux.

Mes compliments, mes remerciements au docteur Fiset; j'aurais aimé savoir s'il a reçu la pièce de poésie que je lui ai envoyée au commencement du mois d'août.

Quoiqu'il arrive, j'espère que vous ne vous laisserez pas ennuyer par les reproches malveillants. Les échecs ne m'étonnent pas. C'est contre les échecs que je travaille depuis quinze ans. C'est malgré les échecs que je suis resté fidèle à nos amis. Et moi qui prie Dieu de bénir mes ennemis, comment voulez vous que je ne vous tienne pas dans l'étage le plus élevé de mon estime.

Tout à vous,

LOUIS «DAVID» RIEL.



LETTRE DU R. P. ANDRÉ, O. M. I.


S'il est quelqu'un qui puisse parler en connaissance de cause du drame de Regina c'est bien le R. P. André, le confesseur et l'ami intime de Louis Riel, celui qui, pendant les cinq mois sa captivité du chef métis, ne l'a pas abandonné un seul instant, et l'a accompagné jusqu'à la dernière minute après l'avoir préparé à la mort.

Quatre jours après l'exécution, le lendemain des tristes funérailles de Riel, encore sous l'impression à la fois lugubre et exaltante du drame qui venait de se dénouer sur l'échafaud, le P. André a écrit une longue lettre à son ami M. F. X. Lemieux pour lui raconter les derniers moments de son infortuné client.

C'est une véritable page d'histoire, dictée par un coeur d'apôtre, écrite sous l'inspiration des plus sublimes sentiments qui puissent animer un chrétien. Riel, aux yeux du P. André, n'est plus le patriote qui a défendu jusqu'au bout et qui va payer de son sang la tardive justice qu'un gouvernement tyrannique se résout enfin de rendre à sa race: en face de la mort, les intérêts terrestres s'effacent, et le zélé missionnaire n'a plus devant lui que le martyr chrétien qui, soutenu par une force surhumaine, ayant demandé à grand cris au ciel de lui pardonner ses offenses, pardonne ensuite lui-même à ses pires ennemis, à ses bourreaux, et marche à la mort du pas allègre des martyrs des premiers siècles, un crucifix à la main, une prière et un sourire aux lèvres.

Cette fin sublime, dont le récit qu'en fait le missionnaire fera verser bien des larmes, console le P. André. Admirons la force d'âme, le dévouement trop souvent incompris de ces religieux que, comme le Père André, ont quitté leurs pays pour aller au loin évangéliser de pauvres sauvages; pour eux, les peines de toutes sortes, physiques ou morales, sont des faveurs qu'ils recherchent. Ce sont des héros sous leur humble soutane, que ces hommes prédestinés, dont le dévouement sait toujours s'inspirer aux sources les plus sublimes.

Le P. André a plus que tout autre homme connu ce qu'était Louis Riel, et le témoignage qu'il en rend relève, au-dessus de tout ce qu'on a pu en dire jusqu'ici, la noble figure du patriote métis dans l'estime de tous les chrétiens.

Mais laissons la parole au dévoué missionnaire. Voici en quels termes le confesseur s'adresse à l'avocat de Riel:


Regina, le 20 novembre 1885.



MONSIEUR ET CHER AMI,

Au moment de quitter Regina, je veux être fidèle au désir formellement exprimé par le défunt Louis David Riel, de vous adresser quelques mots.

La nuit qui a précédé sa mort, me trouvant seul avec lui dans sa cellule, m'a recommandé de vous écrire en son nom pour vous remercier, vous et M. Fitzpatrick, ainsi que M. Greenshields, des efforts nobles et généreux que vous avez faits pour le défendre et le soustraire à la potence. Dans ce témoignage, il comprend tous les coeurs généreux tant français qu'irlandais, qui se sont intéressés à son malheureux sort. Durant cette nuit si remarquable et dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire, il a prié avec une ferveur extraordinaire pour vous, cher monsieur, conjurant le Seigneur de vous bénir à jamais ainsi que votre épouse et vos chers petits enfants, en reconnaissance de tout ce que vous aviez fait pour lui. Il a été extrêmement touché en apprenant de ma bouche toute les démarches que vous faisiez pour le sauver de la corde; il a surtout été fort ému quand je l'ai informé que M. Fitzpatrick, à peine débarqué de son voyage en Angleterre, s'était rendu en toute hâte à Ottawa pour tenter un dernier effort en sa faveur. Mais rien au monde ne pouvait le sauver. La détermination de le détruire était un parti pris chez sir John Macdonald depuis longtemps, et les ministres Canadiens-français, nos défenseurs naturels, cédaient avec empressement à la volonté despotique de leur maître! Tous ces souvenirs étaient vivement présents à l'esprit du pauvre Riel, la veille de sa mort, et son coeur, malgré les angoisses qui devaient le remplir, était plein de reconnaissance pour tous ceux qui lui avaient témoigné de la sympathie dans ses malheurs.

«Père André, me disait-il en me pressant dans ses bras, soyez l'interprète de mes sentiments d'affection et reconnaissance pour le peuple de la province de Québec, pour mes amis si nombreux aux États-Unis, pour les Irlandais du Canada, et assurez-les que Riel en mourant a eu un souvenir pour eux tous, et je leur fais une dernière requête, c'est de ne pas m'oublier dans leurs prières.»

Mon cher Lemieux, notre pauvre ami Riel est mort en brave, en saint. Jamais mort ne m'a plus consolé et édifié que cette mort! Je remercie le Seigneur de m'avoir rendu témoin de toute la vie que Riel a mené en prison. Il passait tout son temps à prier et à se préparer au passage terrible de cette vie à l'éternité, et Dieu lui a accordé de faire une mort héroïque. Il a, si je puis me permettre cette expression, ennobli et comme sanctifié l'échafaud; le supplice auquel il a été condamné, loin d'être une ignominie pour lui, est devenu par suite des circonstances qui l'ont accompagné, une véritable apothéose de Riel. Le gouvernement ne pouvait mieux faire pour rendre immortel le nom de Riel et se couvrir d'infamie aux yeux de l'histoire, qu'en faisant exécuter la sentence comme il l'a fait.

Sir John, dans sa politique du Nord-Ouest, a toujours eu le rare mérite de faire tout le contraire de tout ce que lui demandaient les vrais amis du pays, et dans cette circonstance, où de toute parts on lui a dit que Riel mort serait cent fois plus dangereux que vivant, il a suivi son ancien principe d'avoir pour politique son caprice et sa volonté arbitraire.

Riel est mort, mais son nom vivra dans le Nord-Ouest quand le nom de Sir John, son implacable ennemi, sera depuis longtemps oublié, malgré toutes les affirmations au contraire de ses adulateurs intéressés.

Le Leader de Regina, que n'aimait guère Riel, a été obligé de rendre hommage à cette grande et magnifique mort. Vous en recevrez un numéro qui vous initiera à toutes les circonstances qui ont marqué cette mémorable mort.

Toute la nuit qui a précédé sa mort, Riel n'a pas manifesté le moindre symptôme de frayeur. Il a prié une grande partie de la nuit, et cela avec une ferveur, une beauté d'expression et une contenance qui le transfiguraient et donnaient à sa physionomie une expression de beauté céleste.

Mon cher ami, je ne puis vous dire les tristes impressions que j'ai éprouvées en tenant compagnie à ce prisonnier pour lequel j'avais le respect et la vénération qu'on a pour un saint. Voilà vingt-cinq ans que j'exerce le saint ministère et je puis vous assurer que jamais mort ne m'a tant édifié et consolé à la fois. Toute la nuit, il n'a pas eu une seule parole de plainte contre sa sentence de mort, ni contre ses persécuteurs: il était gai, joyeux en voyant sa captivité près de se terminer. Il me disait souvent:

«Je ne puis vous dire combien je me sens heureux de mourir; mon coeur surabonde de joie,» et il riait de bon coeur, il m'embrassait avec effusion, me remerciait chaleureusement d'être resté jusqu'au bout avec lui. Comme je lui manifestais ma crainte de voir une crise survenir quand viendrait le moment suprême, il me disait avec force: «Ne craignez pas, je ne ferai pas honte à mes amis et je ne réjouirai pas mes ennemis ni les ennemis de la religion en mourant en lâche. Voilà quinze ans qu'ils me poursuivent de leur haine et jamais encore ils ne m'ont fait fléchir; aujourd'hui moins encore, quand ils me conduisent à l'échafaud, et je leur suis infiniment reconnaissant de me délivrer de cette dure captivité qui pèse sur moi. J'aime assurément mes parents, ma femme, mes enfants, mon pays et mes compatriotes; la perspective d'être libre et de vivre avec eux aurait fait battre mon coeur de joie. Mais la pensée de passer ma vie dans un asile d'aliénés ou dans un pénitencier, mêlé à toute l'écume de la société, obligé de subir tous les affronts, me remplit d'horreur. Je remercie Dieu de m'avoir épargné cette épreuve et j'accepte la mort avec joie et reconnaissance. Un nouveau sursis, dans les dispositions d'esprit dans lesquelles je suis, m'affligerait grandement.»

Il s'écriait comme dominé par une sorte d'enthousiasme religieux: «L'oetatus sum in his quae dicta sunt mihi: in domum Domini ibimus.»

«Soyez tranquille, Père André, je mourrai joyeux et courageux. Avec la grâce de Dieu, je marcherai bravement à la mort.»

Le croiriez-vous, monsieur Lemieux? Quoique sous le poids de tant d'émotions qui se pressaient dans mon coeur, et placé dans une situation de nature à m'exciter beaucoup, je puis vous affirmer que je passai une nuit saintement heureuse, et les heures s'écoulèrent rapidement pour moi. Riel fut occupé soit à prier et à écrire à ses parents et à ses amis, soit à converser avec moi sur des sujets purement spirituels. Dans le cours de la conversation, il me chargeait de différents messages. Il avait la même courtoisie et douceur à l'égard des gardes, se prêtait volontiers à écrire des paroles de souvenir à ceux qui lui en demandaient. C'est singulier et extraordinaire comme il avait acquis l'estime et le respect de tous ceux que venaient en contact avec lui. Il avait quelque chose qui imposait le respect, et quoique poli, jamais il n'était familier avec personne. Les hommes de police, les dames du Fort et quelques officiers sympathisaient profondément avec Riel dans ses malheurs, et sa mort a créé partout une sensation douloureuse.

A cinq heures, je dis la messe pour lui et il y communia pour la dernière fois avec une piété angélique. Après six heures, il demanda la permission d'aller se laver et se préparer, regrettant qu'il n'eût pas reçu plus tôt la notice afin de préparer ses effets et afin, dit-il, d'aller à la mort le corps et l'âme purifiés, comme marque de respect pour la majesté du Dieu qu'il allait rencontrer. Il aurait désiré être bien habillé, tant il avait cette vertu de propreté et d'ordre si fortement imprimée dans son coeur. Malgré la pauvreté de son accoutrement, il alla à la mort son habillement bien épousseté, ses cheveux bien peignés: tout en lui respirait la propreté qui était le symbole de la pureté de son âme.

A huit heures et quart, quand l'assistant du shérif apparut à la porte de sa cellule, n'osant annoncer l'ordre fatal dont il était le messager, Riel devinant combien il en coûtait à M. Gibson de rompre le silence pour lui annoncer la terrible nouvelle, s'adressant à lui, dit tranquillement et sans aucune émotion: «Mr Gibson, you want me? I am ready.»

Il partit sur ces mots, traversa le Guard room, marchant d'un pas ferme et il monta le long escalier dont vous devez vous rappeler, lequel se voyait en entrant dans le Guard room. Je craignais cette ascension, mais il monta sans montrer ni faiblesse ni hésitation. Il me laissa loin derrière lui, quand tout à coup, s'apercevant qu'il n'était pas suivi par son père spirituel, il m'attendit au milieu de la grande chambre qui conduit à l'échafaud. Quand je l'eus rejoint, nous continuâmes notre marche funèbre en récitant des prières jusqu'à ce que nous eussions atteint la place fixée pour l'exécution. Là, en face de l'échafaud, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes assez longtemps. Riel était le seul qui conservait son sang-froid et sa présence d'esprit.

Il se leva et alla se placer bravement sur l'échafaud, et, avant d'être lancé dans l'éternité, il m'appela une dernière fois auprès de lui, m'embrassa, me recommanda de ne pas oublier M. et Mme Forget pour leurs bontés à son égard puis je m'éloignai de lui, et ayant tourné le dos à l'échafaud, il me cria: «Courage, bon courage, mon père!» Et recommandant son âme à Dieu, invoquant le Sacré-Coeur de Jésus, de Marie et de Joseph, son invocation favorite, la trappe s'ouvrit sous ses pieds et il disparut.

Sa mort fut presque instantanée, douce et paisible; ses traits restèrent calmes et sa figure n'éprouva aucune contorsion.

Jamais je n'ai vu de contenance plus radieuse que celle qu'il avait pendant qu'il priait au moment de marcher à l'échafaud. La beauté de son âme se reflétait sur son visage et un rayon de la lumière divine semblait déjà illuminer sa figure. Ses yeux avaient un éclat extraordinaire et paraissaient déjà se perdre dans la contemplation des grandeurs divines. Jamais, je vous le répète, l'échafaud n'avait offert un spectacle si sublime et si magnifique: les spectateurs étaient attendris et frappés du grand spectacle qu'ils avaient sous les yeux; jamais cérémonie religieuse n'avait ému et touché les coeurs comme la vue de Riel allant à la mort. Le shérif, son assistant, le bourreau même, pleuraient d'attendrissement.

Je suis revenu de cette pendaison consolé et encouragé par une pareille mort et en remerciant Dieu de m'en avoir rendu témoin. Tout le monde était sous l'empire d'une pareille impression.

Riel voulait parler et prouver qu'il était prophète et remplir sa mission jusqu'au bout. Ce fut un grand sacrifice pour lui de garder le silence à ma demande. Vous avez, en effet, lui ai-je dit, une mission à remplir, c'est de démontrer au monde comment un catholique animé par la foi et soutenu par la grâce sait mourir: cette mission, il l'a admirablement remplie, car il est mort comme le disait le Leader: «as a man and a christian.»

Il m'a fallu soutenir une lutte pour avoir son corps: le shérif Chapleau m'a noblement soutenu et je dois dire que M. Chapleau a rempli ses tristes fonctions avec une charité et un tact qui lui ont attiré la reconnaissance de Riel. Il a montré qu'il était un homme de coeur et d'esprit, et c'est un témoignage que je me plais à lui rendre.

Le corps ne m'a été rendu qu'à minuit le mercredi au soir, le troisième jour après la mort de Riel. Il m'a été impossible, malgré le vif désir exprimé par lui, de transporter son corps à St. Boniface. C'est toute une histoire que celle des difficultés que l'on m'a suscitées pour donner la sépulture ecclésiastique à ce pauvre Riel. Le corps ayant été transporté chez moi, nous avons ouvert le cercueil pour constater, comme le bruit en avait couru, si on avait commis d'indignes outrages sur le corps du défunt. Le shérif Chapleau, M. Davin, réacteur du Leader, MM. Forget, Bourget, Bonneau, et d'autres citoyens se trouvaient présents lorsque le cercueil a été ouvert. Nous fumes heureux de constater que le corps était intact et qu'il avait été religieusement respecté. Mais nous fumes tous frappés d'admiration quand le corps fut exposé devant nous, de voir cette figure si calme et sur laquelle semblait courir un ineffable sourire, comme pour marquer la paix dans laquelle son âme l'avait laissé en partant pour un monde meilleur. Dans la matinée, un grand nombre de personnes, hommes et femmes, vinrent visiter le corps et sortirent avec la même impression.

C'est un saint que ce pauvre Riel. Il suffit de le regarder pour être convaincu de ce fait.

Je ne puis vous faire comprendre tout ce que nous ressentîmes en contemplant ce corps qui ne suscitait aucune de ces idées d'horreur et de répulsion que fait d'ordinaire éprouver un cadavre, surtout le cadavre d'un pendu. Les enfants eux-mêmes s'approchaient de lui sans peur et sans répugnance.

Hier, à 9 h. et demie, nous avons eu le service des funérailles. Plusieurs notables de la ville sont venus y assister. Le shérif Chapleau et tous nos Canadiens de l'endroit s'y trouvaient. Cependant, il m'est pénible de le constater, mais la chose nous a tous frappés et affligé: M. le juge Bouleau a refusé de venir au service. C'est le seul dont le coeur ne se soit pas laissé attendrir par la mort et une mort telle que celle de Riel, qui sur l'échafaud à attendri même son bourreau.

Mon cher monsieur Lemieux, je sais que ces détails vous seront précieux, et pour moi c'est une consolation de m'entretenir de mon cher et infortuné Riel. Vous aviez droit, par le dévouement que vous lui avez montré, de connaître tout ce qui concerne les derniers moments de ce client qui vous était cher à tant de titres.

En vous priant de présenter mes affectueux souvenirs à MM. Fitzpatrick et Greenshields et de saluer votre femme et vos enfants,

Je suis,

Votre dévoué ami,

A. André O. M. I.

P. S.--La Minerve et le Nouvelliste pourront de nouveau attaquer l'authenticité de cette lettre; mais vraiment, ils sont simples, ces gens qui mettent en doute l'existence d'une lettre qui a fait le tour de la presse sans aucune protestation de ma part.

Encore une fois, je vous salue affectueusement. Je me rends à Saint Boniface avant de retourner dans ma maison. Je vais voir la famille du pauvre Riel.



LES MÉTIS


Le dernier témoignage de Louis Riel en faveur de son peuple.

Une dépêche de Regina, il y a quelques jours, annonçait que parmi les papiers laissés par Louis Riel au soins de son confesseur, le Père André, il y en avait un d'une importance majeure--un papier traitant du soulèvement Métis au Nord-Ouest. Le STAR de suite fit pour l'obtenir des démarches qui eurent un plein succès.


Jésus! sauvez-nous! Marie! intercédez pour nous! Saint Joseph! priez pour nous!

LES MÉTIS DU NORD-OUEST.

Les Métis ont pour ancêtres paternels, les anciens employés des compagnies de la Baie d'Hudson et du Nord-Ouest; et pour ancêtres maternels des femmes sauvages appartenant aux diverses tribus.

Le mot français, Métis, est dérivé du participe latin Mixtus, qui signifie Mêlé: il rend bien l'idée dont il est chargé.

Toute appropriée que l'expression anglaise correspondante, Half-breed, fût à la première génération du mélange des sangs, européen et le sang sauvage son mêlés à tous les degrés, elle n'est plus assez générale.

Le mot français, Métis exprime l'idée de ce mélange d'une manière aussi satisfaisante que possible; et devient par là-même un nom convenable de race.

Une petite observation, en passant et sans faire de peine à personne.

Des gens très polis, très gentils d'ailleurs, viennent dire parfois à un Métis: «Vous n'avez pas l'air métis du tout. Vous n'avez pas beaucoup de sang sauvage assurément. Quand même, vous passeriez partout pour un blanc pur.»

Le Métis, à moitié déconcerté par le ton de ces assertions, voudrait bien revendiquer son origine tant d'un bord que de l'autre. La crainte de troubler ou de dissiper tout-à-fait la douceur des persuasions de ses interlocuteurs le retient. Pendant qu'il hésite à choisir entre les différentes réponses qui se présentent à son esprit, des paroles comme celles-ci achèvent d'emporter son silence d'assaut. «Ah! bah! Vous n'avez presque pas de sang sauvage. Vous n'en avez pas pour la peine.» Voici comment les Métis pensent là-dessus en eux-mêmes. «C'est vrai que notre origine sauvage est humble, mais il est juste que nous honorions nos mères aussi bien que nos pères. Pourquoi nous occuperions-nous à quel degré de mélange nous possédons le sang européen et le sang indien? Pour peu que nous ayons de l'un ou de l'autre, la reconnaissance et l'amour filial ne nous font-ils pas une loi de dire: Nous sommes Métis.»

LE PAYS DES MÉTIS

Pour avoir une idée assez juste de la condition ou se trouvaient les Métis au commencement de l'année 1885, dans le Nord-Ouest, et en particulier dans la Saskatchewan, il faut un peu savoir comment ils étaient situés avant la Confédération.

C'étaient des gens qui avaient à eux en propre le Territoire de Nord-Ouest. Le sang indien de leurs veines établissait le droit ou le titre qu'ils avaient à la terre. Ils avaient la propriété du sol conjointement avec les sauvages.

Mais à elle seule la valeur foncière de leur pays représentait une grosse somme.

Parlons seulement des terres que le Nord-Ouest comprend dans les limites qui lui sont actuellement assignées, sous ce nom, en dehors du Manitoba et du Keewatin: nous avons un territoire d'environ 1,195,720,000 acres, en étendue. En divisant ce nombre par le chiffre de la population métisse et indienne, et en les supposant aussi nombreuse l'une que l'autre, chacune d'elles se trouvait à partager le Nord-Ouest en deux moitiés égales, l'hypothèse que nous faisons toute proche de la réalité, donnant aux Métis aussi bien qu'aux sauvages une part d'à peu près 597,860,000 acres.

Pour faire une estimation quelconque des terres sauvages du Nord-Ouest avant la Confédération, disons à la première idée venant, que ces terres valaient à l'Indien quinze cents l'acre. En prenant cette modeste

ÉVALUATION POUR POINT DE DÉPART

les Sauvages du Nord-Ouest, avec leur sol de 597,860,000 acres de superficie, possédaient un bien-fonds valant comme $89,679,000.00.

Mais il y a ici même une considération à intercaler dans ces aperçus; les Métis, sans avoir le don d'utiliser la terre, d'après les développements et les ressources d'une civilisation avancée, la bâtissaient cependant, la labouraient, la clôturaient et l'employaient à beaucoup plus grand avantage que ne faisaient les indiens; à ce point qu'elle valait dans le moins deux fois plus à eux qu'aux Sauvages, c'est-à-dire que pendant que l'Indien pouvait raisonnablement demander 15 cent pour son acre, le Métis était en droit d'en exiger 30 pour le sien.

La moitié métisse du Nord-Ouest, 597,860,000 acres, équivalait donc à un capital d'à peu près $178,358,000.00.

Voilà de combien les Métis étaient riches en valeur foncière de leur pays avant la Confédération.

La Puissance ne dira pas que j'exagère. Elle ne peut pas prétexter non plus que mon calcul est abstrait, ni que mes avancés manquent d'appui. Car les Métis avec les Sauvages jouissaient alors du Nord-Ouest, comme la Confédération en jouit, à présent qu'elle nous l'a dérobé.

Nous n'empruntions pas d'argent sur notre Territoire. Mais nous pouvions le faire. En attendant, nous vivions à même notre immense pays, dont la richesse en pelleteries était, on peut dire inépuisable, où la chasse de toutes sortes abondait; où les rivières étaient une source de bien-être par la quantité du poisson dont les eaux étaient remplies; où les fruits sauvages même contribuaient à la nourriture et à l'entretien des enfants du sol.

Et de quel prix n'était pas pour nos bestiaux et pour nos chevaux l'herbe luxuriante dans ces plaines du Manitoba et dans ces prairies de la zone fertile du Nord-Ouest, si renommées?

Que dirai-je du fameux commerce des robes? Le bison couvrait littéralement les plaines du Nord-Ouest. Cette seule ressource était incalculable.

De plus, les Métis cultivaient la terre pour en avoir ce qui leur était nécessaire. Leurs jardins et leurs récoltes étaient quelque chose d'enviable.

L'énumération des biens que ma plume effleure en ce moment, n'est pas imaginaire, comme certaines gens pourraient le croire; mais elle est basé sur des faits et des réalités que la plus grande partie de la population métisse actuelle et que des milliers d'émigrés peuvent certifier, puisque je parle d'un d'un état de choses qui existait il y a quinze ans et qui dura même plusieurs années en deçà. Qui est-ce qui refusera donc d'admettre qu'en jouissant de leur part du Nord-Ouest, ils en jouissaient avant la Confédération, les Métis vivaient aussi richement que si leurs terres évaluées, comme je fais plus haut, à 179,358,000.00 leur eussent donné tous les ans un revenu, serait-ce trop de dire de trois par cent et de compter ainsi en leur faveur la somme totale en intérêt d'environ $5,381,740.00. Je m'adresse aux hommes d'affaires, aux capitalistes; qu'il leur plaise de répondre pour moi à tous ces journaux bêtes et ignorants ou malhonnêtes de l'Ontario qui n'écrivent depuis quinze ans sur mes oeuvres et sur mes actes que pour calomnier, induire en erreur et que pour divaguer. C'est vrai que le Nord-Ouest était fermé comme en clef par la compagnie de la Baie d'Hudson et par l'Angleterre qui y soutenait cette compagnie; les marchés manquaient; les produits n'avaient pas d'écoulement; à cause de cela, il était presqu'inutile de se livrer exclusivement ou tout de bon à la culture. La compagnie de la Baie d'Hudson, en sa qualité de société commerciale, revêtue de l'autorité gouvernementale, était à même toutes les richesses du Nord-Ouest. Elle les absorbait sans cesse en privant continuellement le pays des améliorations publiques et des progrès que tant de biens les mettaient en lieu d'attendre de ses administrateurs. Sous le joug des Aventuriers de la Baie d'Hudson, il était impossible aux Métis de prendre leur essor comme population, mais leur patrie était d'une opulence naturelle telle qu'il était malaisé même à la compagnie, toute sordide qu'elle fût de les appauvrir individuellement. L'eau haute à la Rivière Rouge, les sauterelles et la picote dans tout le Nord-Ouest éprouvèrent à plusieurs reprises les Métis. Mais ces années de peine et de contre-temps faisaient exceptions. Les heureux changements que le mouvement populaire de '49 avait effectués dans le trafic, par l'abolition pratique du monopole prétendu légal de la compagnie; et la liberté que tout chacun avait de commercer depuis cette époque, augmentaient de jour en jour ces chances de bien-être.

Lorsque la Puissance arriva au Nord-Ouest en 1870 elle y trouva donc une population qui, laissée à elle-même, eut été à l'aise non seulement pour le moment, mais même pour bien des années. Elle y trouva les Métis qui, par le fait même d'être chez eux et d'avoir leur pays à eux, avaient comme tout autre peuple, leur avenir.

AVANT LA CONFÉDÉRATION

Les Métis, par leur supériorité sur les tribus indiennes, les dominaient mais sans abus de force. Quelquefois, à la chasse, les Indiens déclaraient la guerre aux Métis, ou leur volaient des chevaux. Satisfaction était demandée en cas de refus, la nation métisse entrait en guerre avec les malveillants. Mais il est à remarquer qu'elle ne fit jamais de luttes agressives. Les combats étaient ceux de la défense ou de la protection du droit. En retour, Dieu aidant, elle est toujours demeurée victorieuse des Tribus qui l'attaquaient. Comme peuple primitif, simple, de bonne foi, placé par la Providence dans une heureuse abondance de biens, et d'ailleurs sans beaucoup d'ambition, les Métis n'avaient presque pas besoin de gouvernement. Cependant, quand ils allaient à la chasse au bison, il se faisait naturellement, au milieu d'eux, une pression d'intérêts. Et tant pour maintenir l'ordre dans leurs rangs que pour se tenir en garde contre les vols de chevaux et contre des attaques d'ennemis, ils s'organisaient et se composaient un camp. Un chef était choisi; douze conseillers étaient élus, avec un crieur public et des guides. Les soldats se groupaient par dizaine. Tout chasseur était soldat. Chaque dizaine se choisissait un capitaine. Quand arrivait le moment de l'organisation militaire proprement dite, le chef en donnait avis: le premier soldat venu commençait par désigner celui qu'il voulait avoir pour son capitaine. Neuf de ceux qui approuvaient ce choix le suivaient. Ainsi le capitaine de chaque dizaine se trouvait-il placé à la tête de soldats d'autant mieux décidés à le suivre partout que sa charge au-dessus d'eux était un effet de leur confiance en lui et de leur choix unanime.

La chasse au bison se faisait à cheval. C'était beau de voir des centaines de coursiers se cabrer, hennir, danser, piocher le sol de leurs pieds ambitieux; demander la bride du désir, de leurs regards, à grands coups de tête, et faisant toutes sortes de gestes; et ces

CAVALIERS DE PREMIER ORDRE

assis avec assurance comme dans des chaises, sur leurs petites selles de cuir mou, ou milieu des fleurs en rasade dont elles étaient garnies; ayant aux poignets les poignées de leurs fouets à plusieurs branches, le fusil d'une main, les rênes de l'autre, retenant la fouge de leurs chevaux, les ménageant jusqu'à ce qu'ils fussent rendus à portée du buffle.

Les capitaines présidaient à la course; et veillaient à ce que personne ne se lançât avant le mot d'ordre du capitaine en charge. Le mot donné, la cavalcade bondissait. Un tourbillon de poussière obéissant au commandement partait avec elle. Le buffle, en dévorant la prairie, prenait l'épouvante, pour être bientôt rejoint par les coursiers alertes. Les cavaliers entraient pêle-mêle dans la bande de boeufs sauvages; choisissaient à qui mieux mieux les animaux les plus gros; chacun tirait, tous tiraient; en tâchant de ne pas se frapper les uns les autres, en prenant garde aux hommes et aux chevaux.

J'ai vu ces courses. J'y ai pris part. Elles sont terribles. L'adresse des chasseurs, leur extrême attention, et surtout la Providence pouvaient seule prévenir les malheurs au risque desquels ces courses avaient lieu.

De loin, c'était le grand spectacle d'une fusillade dans un nuage.

Le conseil des chasseurs faisait des règlements. On les appelait les lois de la Prairie. Le conseil était un gouvernement provisoire. C'était aussi un tribunal qui prenait connaissance des infractions aux règlements, et de tous les différends qu'avaient à lui présenter les personnes du camp.

Les capitaines avec leurs soldats exécutaient les ordres et les jugements du conseil.

Dans les affaires ordinaires, le conseil agissait d'après son autorité telle qu'elle lui avait été confiée; mais en matière d'importance plus grande, il recourait au public, et ne basait ses décisions que sur une majorité de tous les chasseurs.

C'était l'état d'un peuple neuf, mais civilisé, et jouissant d'un gouvernement à lui, fondé sur les vraies notions de la liberté publique et sur celles de l'équité. Ce gouvernement provisoire, d'un rouage simple, qui ne se formait que pour

L'INTÉRÊT GÉNÉRAL,

ne supportait pas d'émoluments, s'organisait partout où s'agglomérait une caravane assez considérable, et cessait d'exister avec elle; s'organisait pareillement dans tout établissement métis où une assez grande diversité d'intérêts tendait à engendrer des difficultés, où il y avait des dangers à conjurer, des hostilités à repousser. Les établissements métis étaient les jalons de la civilisation future. Et leurs places sont si bien choisies, qu'elles deviennent partout des centres sur lesquels l'émigration s'appuie, pour coloniser et s'étendre dans toutes les directions.

Les lois de la Prairie suivaient les Métis comme les règlements des mines suivent les mineurs dans leurs exploitations.

La Compagnie de la Baie d'Hudson était environnée du gouvernement des Métis dans toute la zone fertile. Elle n'en prenait pas ombrage. Au contraire, ses traiteurs et ses chasseurs, dans les camps, dans les hivernements, dans les établissements métis faisaient la chasse, la traite, commerçaient sous l'autorité du Conseil de la Praire et sous la protection des lois métisses. Et c'était pour elle un rempart à l'abri duquel elle était bien aise de se tenir, car il n'y a pas encore bien longtemps les indiens étaient barbares autrement que la Puissance ne les a trouvés; ils étaient nombreux, en lutte les uns avec les autres. Les partis de guerre se croisaient dans toutes les directions. Les Cris, les Pieds-Noirs, les Sioux du Minnesota, du Dakota, du Montana se disputaient le plumet avec de la bravoure. Ce qui les rendit alors inopinément plus à craindre peut-être qu'avant, c'est que par leurs rapports avec les blancs et toutes sortes de gens livrés aux aventures, ils se trouvèrent, voilà une trentaine d'années, mieux armés qu'ils ne l'avaient été jusque-là.

Il eut été impossible à la compagnie de se maintenir, sans avoir à faire des dépenses continuelles, nécessaires à l'entretien d'une force armée considérable.

Les Métis sont les hommes qui domptèrent ces nations sauvages par leurs armes, et qui, ensuite, les adoucirent, par les bonnes relations qu'ils entretenaient avec elles à la faveur de la paix. Ce sont eux qui mirent au prix de leur sang, la tranquillité dans le Nord-Ouest.

L'ENTRÉE DE LA PUISSANCE

Quand la Puissance se présenta à nos portes, elle nous trouva donc dans le calme. Elle trouva dans le Nord-Ouest non seulement le peuple Métis en bonne condition de vivre sans elle, comme je l'ai montré dans le cours de cet article, mais le peuple Métis avec un gouvernement à lui, libre, en paix, et fonctionnant, faisant à son compte, l'oeuvre de la civilisation que la compagnie et l'Angleterre n'eussent pas pu faire sans des milliers d'hommes de troupes! un gouvernement de constitution définie, et dont la juridiction était d'autant plus légitime et à respecter qu'elle s'exerçait sur un sol qui lui appartenait.

Qu'a fait la Puissance? Elle a mis la main sur le pays des Métis comme sur le sien. De ce seul coup, elle a donné preuve que son plan est de les frustrer de leur avenir. Elle a mis en jeu même leur condition présente. Car non seulement elle a fait partir le sol de dessous leurs pieds, mais elle leur en ôte l'usufruit. Ainsi privé de son point d'appui dans le monde, au début de son existence, l'élément métis est dans une position bien plus triste que la classe même indigente parmi les émigrants. Tout pauvres que bien des émigrants puissent être, par le fait même qu'ils ont été élevés au sein d'une civilisation mûrie, ils arrivent au Nord-Ouest avec une dote morale précieuse en habitudes d'économie, avec une dote morale d'arts et d'aptitudes excellente. Ils sont riches en moyens de gagner leur vie. Une société prospère par la jouissance de plus ou moins complète de son Territoire en a fait des hommes industrieux.

Mais les Métis, au début de leur carrière, comme ils le sont aujourd'hui, n'ont pas encore fait ces progrès. Et leur ôter leur pays, c'est démoraliser les forces de leur caractère; en les réduisant à lutter péniblement pour chaque bouchée de nourriture, c'est leur ôter le moyen de faire ces progrès. Qu'on y fasse attention. Et l'on reconnaîtra que chaque nation, chaque tribu à l'état de vie même le plus primitif a des biens que son pays lui fournit en abondance, sans qu'elle ait beaucoup à travailler pour les convertir en articles de subsistance.

Dieu qui est leur Père, les dote ainsi, d'abord parce qu'il est bon, et puis parce qu'il veut que la reconnaissance de tous les hommes s'élève à Lui. Enfin il entre dans ces desseins de charité que

CHAQUE PEUPLE SOIT A L'AISE

dès son enfance, et qu'il ait de quoi bénir le nom de Dieu, tant pour les faveurs qu'il reçoit de Lui, à son berceau, que pour les richesses et l'opulence dont ses travaux et ses entreprises sont couronnés aux autres époques de sa vie.

Je le demande à tous ceux que les notions de la vérité et de la simple justice éclairent. Est-ce que l'honnêteté permet à un peuple plus grand de ravir à un peuple plus petit sa patrie? L'humanité répond que non. La conscience humaine déclare qu'un tel acte est criminel, et que ses conséquences funestes sont nombreuses et malaisées à mesurer. C'est un mal qui porte avec lui le meurtre. La patrie est la plus importante de toutes les choses de la terre, et de plus, elle est sainte par les ancêtre qui la transmettent. L'enlever au peuple qu'elle a produit est aussi abominable que d'arracher une mère à ses petits enfants dans le temps qu'il ont toujours besoin de ses services. Mais la patrie s'appelle la patrie surtout parce qu'elle est le don de Dieu, notre père; héritage sans prix, je dois dire plutôt, héritage divin! Le peuple qui prend injustement à un autre peuple sa patrie, commet le sacrilège le plus grand, parce que tous les autres sacrilèges ne me semblent que des parties de celui-là.

Eh bien! le gouvernement d'Ottawa est coupable de tout cela vis-à-vis des Métis.

Encore si en leur pillant leur patrimoine, il eut eu assez de conscience pour leur remettre au moins un simulacre d'intérêt, d'année en année.

Il a bien eu la précaution de traiter avec les Sauvages; il a bien reconnu tous leurs petit camps, avec leurs chefs. C'est vrai que la Puissance a calomnié le «Gros-Ours» et sa tribu à la face de toute la civilisation, parce que le Gros-Ours et ses Cris, sans être assez éclairés pour demander la valeur complète de leurs terres, avaient néanmoins assez de bon sens et de connaissance des choses pour ne pas vouloir les céder à moins d'une compensation moyennement utile.

C'est vrai qu'en reconnaissant les autres Indiens plus timides, et moins clairvoyants que le «Gros-Ours», la Puissance avait eu la finesse de ne leur reconnaître le droit ni d'estimer leurs terres, ni d'en faire le prix. C'est vrai que ces

TRANSACTIONS AVEC DES ÊTRES HUMAINS IGNORANTS

revêtues du nom respectable de traités, n'étaient que des escamotages du bien d'autrui. C'est vrai qu'au lieu de faire mourir les Indiens en aussi grand nombre qu'elle aurait voulu, par le jeûne absolu, elle avait établi au milieu d'eux des espèces d'agences apparemment chargées de les faire disparaître plus lentement par le lard rouillé, pourri, le bacon immangeable par la maigreur, et par la dispensation tant large que possible de tous les maux vénériens, en plongeant les femmes et les filles indiennes, autour de ses forts, dans une démoralisation impossible à décrire. Tout cela, c'est vrai. Mais toujours est-il que la Puissance avait reconnu les Indiens d'une manière quelconque; elle avait laissé aux chefs presque leurs positions, une sorte de paix et jusqu'à un certain point la considération de leurs tribus.

Aux Métis, rien! en 1872, durant les traités indiens au lac Qu'appelle, les Métis rappelèrent au lieutenant-gouverneur de la Puissance leur droits; ils représentèrent que leurs droits dans le Nord-Ouest n'étaient pas inférieurs à ceux des Sauvages; et qu'ils ne pouvaient pas laisser aller leur pays aussi. L'autre répondit que la Puissance traiterait avec les Métis quand elle aurait fini de traiter avec les Indiens. Avoir réglé avec les Métis, alors, la Puissance savait ce qu'elle avait à leur payer. Et les Sauvages en auraient peut-être demandé plus qu'elle ne voulait donner. Tandis qu'en traitant avec les Indiens les premiers, elle pouvait les aveugler à son goût et profiter de leur ignorance, et pendant tout ce temps-là, elle espérait que l'émigration deviendrait assez nombreuse, prendrait le dessus, et qu'alors elle pourrait dire: «Tenez, voilà tout. Je ne vous dois plus rien.»

Dans cette même année de 1872, la Puissance mit à part, pour les Métis du Manitoba le septième des terres qui leur avaient été octroyées. Et elle leur en fit une certaine distribution, en disant à ceux du Nord-Ouest: «Attendez, vous en aurez autant.» Cinq années passèrent à patienter.

En 1877, les pétitions métisses du Territoire commencèrent à frapper à la porte des bureaux d'Ottawa. Dans l'automne de 1878,

CES PÉTITIONS SE GÉNÉRALISENT.

Le Lac Qu'Appelle, la Talle-de-harts-rouges, la Montagne-des-bois, la Montagne Cyprès, Edmonton, Victoria, Battleford, le Lac-Labiche, les Établissements du St. Laurent, Prince-Albert, demandèrent justice. Respectueuses pourtant étaient leurs réclamations, mais elles furent traitées avec mépris. On ne daignait même pas répondre. Respectables pourtant étaient-elles, ces réclamations d'un peuple chez lui, demandant humblement son propre bien aux intrus qui l'en avaient dépouillé. La voix vénérable de l'évêque de St. Albert vibrait à l'unisson avec celle de ses chers diocésains. Que d'instances Monseigneur Grandin n'a-t-il pas faites auprès du ministre Fédéral, depuis sept ans surtout? Que de lettres remplies de douceur et de force ne sont-elles pas parties de son évêché contristé, et n'ont-elles pas sollicité le Gouvernement d'agir équitablement vis-à-vis les Métis? La situation devenait de jour en jour si déplorable, que tout le clergé fut contraint de mêler ses représentations pressantes à celles du peuple. Le Grand Vicaire du Diocèse de St. Albert, le Révérend Père Leduc, alla même en délégation porter les plaintes et les pétitions à la Capitale. Le Supérieur des Oblats de la Saskatchewan, le Révérend Père André, se rendit plusieurs fois auprès du gouverneur de Battleford et fit connaître au prétendu maître du Nord-Ouest ce que la population métisse disait et voulait partout autour d'eux, jusque dans les forts de la Puissance; qu'il lui fallait une compensation suffisante pour ses terres. Les représentations du Révérend Père ne furent pas écoutées. Pas de réponse. Pas de satisfaction.

Prince Albert, établissement métis bien avant que la Confédération se formât, éleva la voix. M. James Isbester et d'autres métis que, les premiers, avaient ouvert cette place, rédigèrent et firent rédiger pétitions sur pétitions et les expédièrent à Ottawa. On n'en accusa même même pas réception. Sur la

BRANCHE SUD DE LA SASKATCHEWAN

s'étaient fixés des Métis canadiens-français. Leur colonie datait de 1868. Elle s'était fondée nombreuse d'environ deux cents famille. Dans cette colonie existait le gouvernement métis, dont la Confédération ne pouvait devenir dépositaire que par le consentement des gens. Parce que ce consentement n'a été ni demandé ni donné, le conseil des Métis de la Saskatchewan et leurs lois de la prairie ont continué d'être le vrai gouvernement et les vraies lois de cette contrée, et le sont encore virtuellement aujourd'hui. A leur tête était un homme dévoué, toujours prêt à rendre service, hospitalier, affable, un caractère loyal et franc qu'il faisait avoir pour ami; un chasseur renommé dans tout le Nord-Ouest, un voyageur capable; mais aussi un guerrier terrible à rencontrer, noble à émouvoir. Les Pieds-Noirs l'ont connu intrépide et vaillant. Les Cris l'ont respecté dans la guerre et aimé dans la paix. Sa réputation est assise depuis longtemps au milieu des tribus qui sont aux pieds des Montagnes de Roche, dans les Prairies, sur les bords de la Rivière Rouge, au-delà des lignes, depuis les sources de la Rivière au Lait jusqu'en bas et le long du Missouri, un des hommes les plus chevaleresques du Nouveau-Monde, Monsieur Gabriel Dumont, mon parent.

Dans le temps où les Indiens étaient à craindre, les Métis de la Branche-Sud s'étaient bâti proche à proche, sur des lots beaucoup plus longs que larges. Ils demandèrent au gouvernement d'Ottawa d'arpenter ces lots tels quels. Ces arpentages ne leur furent pas accordés.

Les Métis avaient des places à foin. La Puissance les en dépouilla.

Ils avaient des communes et des endroits de pacage pour leurs chevaux et pour leurs bestiaux. Elle leur ôta.

Ils avaient des terres à bois. La Puissance s'en empara. Ils ne pouvaient plus avoir le bois qui leur était nécessaire, sans payer une taxe spéciale, sans acheter un permis.

Les terres qu'ils avaient en leur possession, et qui leur appartenaient une fois par le titre indien; deux fois pour les avoir défendues au prix de leur sang; trois fois pour les avoir bâties, cultivées, clôturées, travaillées et habitées, leur étaient laissées comme préemption, moyennant deux piastre l'acre.

LA SECONDE VENUE DE RIEL

La Puissance arriva à ne plus garder aucune modération. Elle vendit à une société de colonisation une paroisse métisse toute ronde, le prêtre était là. Elle vendit la paroisse de Saint-Louis de Langevin avec la terre de l'église, sur laquelle était une chapelle en voie de construction; elle vendit la terre de l'école et les propriétés de trente-cinq familles. Est-il étonnant que les Métis se soient soulevés? Quelles gens, à leur place, n'en auraient pas fait autant. La patience humaine a des limites, et lorsqu'un despotisme est sans bornes, il faut bien chercher à cogner sur les doigts de la main qui l'exerce.

Au reste, Ottawa avait prévu les effets inévitables de sa tyrannie. Et pour tenir le peuple comme dans un étau, il avait préalablement passé une loi par laquelle il était défendu aux êtres humains, dans le Nord-Ouest, de se trouver en assemblée de plus de deux personnes, au sujet des affaires concernant les agents et les Indiens, une loi faite aux ambiguïtés, dont la ponctuation même était fine et malicieuse; une loi capable de prendre autant d'interprétation que la couleur des tourtes peut prendre de nuances. Cette loi surtout dirigé contre les Métis venait en force le 1er de janvier 1885. Ne sachant plus que faire, ils m'envoyèrent chercher.

J'ai traversé les lignes, sans armes et sans munitions, emmenant avec moi ma femme et mes enfants. Je ne pensais pas à la guerre. Je venais faire des pétitions.

Le gouvernement d'Ottawa avait fait avec moi en 1870, un traité dont il n'avait pas encore observé une seule clause, à mon égard. Je venais pétitionner pour mes gens et pour moi, demander au gouvernement de la Puissance ce qui nous appartenait, dans l'espérance d'obtenir au moins quelque chose, si nous ne pouvions pas obtenir satisfaction complète.

On dit que les cent ou cent cinquante familles métisses venues du Manitoba, et établies sur la Branche-du-Sud, avaient en leurs droits à la Rivière Rouge; que par conséquent, il ne leur revenait plus rien; et que ça été mal de leur part de se mêler au mouvement de leurs frères de la Saskatchewan.

Je réponds à cela qu'il est

TOUJOURS PERMIS D'AIDER AUX OPPRIMÉS,

surtout lorsque les opprimés sont des parents, des amis, des gens de la même consanguinité. Il est juste de prêter main forte à un hôte recevant, bon. Et comme les Métis de la Saskatchewan étaient foulés aux pieds par un usurpateur effronté, ça été une bonne action de la part de ceux qui étaient venus se joindre à leur colonie hospitalière, d'embrasser leur cause et de la soutenir, comme ils l'ont fait, nonobstant les peines auxquelles ils se sont exposés.

Mais la Puissance avait mal rempli ses obligations de traité avec les Métis du Manitoba. Un de leurs griefs contre elle était qu'après avoir fait des arrangements avec moi, comme leur homme en tête, la Puissance m'avait expulsé du Parlement plusieurs fois, m'avait banni, et avait par envie et par haine persisté à refuser de reconnaître le choix constitutionnel que le peuple métis faisait de moi, comme son premier représentant.

Le gouvernement d'Ottawa était convenu de ne pas s'installer au Nord-Ouest sans la proclamation d'une amnistie impériale pour y faire disparaître les troubles qu'il avait lui-même suscités. Cette amnistie, il était à même de l'avoir. Il n'avait qu'à la demander. Il s'était engagé formellement à se la procurer. Mais il s'installa au Nord-Ouest au mépris de cet engagement.

CONCLUSION

Lorsque la Puissance inaugura la constitution de la province du Manitoba, au lieu de laisser le champ libre à tout le monde, et surtout à ceux avec qui elle avait traité, elle émana des warrant d'arrestation contre eux, elle les calomnia, maltraita le peuple auquel elle avait juré la paix, et persécuta les chefs. Il faut qu'elle ait porté loin sa mauvaise foi, puisque le gouverner Archibald, son lieutenant, dégoûté lui-même d'une telle politique, se moqua amèrement de la Puissance en lui disant: «Vous donnez des institutions représentatives, des hastings au peuple. Et vous commettez l'inconséquence d'élever, à côté, des échafauds pour les chefs. Vous semez des chardons, vous ne pouvez pas vous attendre à récolter des figues. Vous ne cueillerez jamais de raisins sur les épines de votre conduite.» Et il s'en alla chez lui dans la Nouvelle-Écosse. Indépendance aussi honorable que rare à trouver!

Les Métis du Manitoba n'ont jamais eu de satisfaction. La Puissance ne les protégeait pas, ne leur donnait pas de justice. Elle les opprimait, et leur ayant rendu leur pays, pour ainsi dire inhabitable, elle leur distribua des terres, traînant les patentes en longueur, non seulement pour contraindre les gens à vendre leur biens-fonds à moitié prix, à quart de prix, mais même pour les réduire à l'extrémité de tout abandonner.

Dira-t-on, par exemple, que

MONSIEUR MAXIME LÉPINE

n'avait pas le droit de se mêler au mouvement de la Saskatchewan, lui qui avait vu le gouvernement d'Ottawa fouler aux pieds le traité de 1870; en dépit de ce traité, condamner à mort son frère Ambroise Didyme Lépine? Dira-t-on qu'il n'avait pas droit de prêter secours aux Métis du Nord-Ouest, lui qui avait vu la Puissance se moquer du Manitoba et l'offenser, en privant pour toujours de ses droits politiques, un des principaux hommes le même Ambroise Didyme Lépine; et n'ayant pas eu assez de force politique pour le punir par l'échafaud d'avoir défendu son pays, essayer du moins à se venger en lui ôtant la liberté de voter et de recevoir des votes? Et cela, au sortir d'une entente en apparence amicale, en profanation de la confiance d'un peuple.

Monsieur Maxime Lépine est au pénitencier pour sept ans. Est-ce un criminel? Non, c'est un honnête citoyen. Est-ce un rebelle? Non, c'est un homme ami de l'ordre social, un défenseur du droit naturel et du droit positif aussi. C'est un des hommes courageux dont la Saskatchewan et tout le Nord-Ouest honoreront.

MONSIEUR MOISE OUELLETTE

était au Manitoba, il y a quinze ans. Mais il a bien fallu que les années suivantes il le laissât. Le système de gouverne vicieux en vogue dans cette province a comme entrepris de déraciner toutes les familles métisses qui y sont établies et de les en chasser autant que possible.

Comment la Puissance a-t-elle traité monsieur Ouellette au regard des stipulations de 1870. Eh bien! Elle lui a disputé le scrip d'un de ses enfants défunts.

Monsieur Moïse Ouellette avait chez lui ses vieux parents, tous deux d'un âge très avancé. Leurs scrips avaient été volés au bureau des terres à Winnipeg. Il y avait des années qu'il demandait ces scrips. Chaque fois on lui répondait qu'ils avaient été volée. Certes, il voyait bien que ces scrips avaient été volés. Mais cela ne le satisfaisait pas.

Dira-t-on que cet homme n'avait pas le droit de prendre part à l'agitation constitutionnelle dans la Saskatchewan, où il était venu en quelque sorte se réfugier? Monsieur Moïse Ouellette est un de ceux qui sont venus me chercher dans le Montana. Et lorsque le gouvernement d'Ottawa voulut répondre aux pétitions par des arrestations à force armée, monsieur Ouellette fit comme les autres: il se mit en défense. Son père, un vieillard bon et craignant Dieu, a donné sa vie pour la bonne cause, sur le champ d'honneur à l'âge de quatre-vingts et quelques années. Honneur à une telle vieillesse! Quant au fils, il est au pénitencier.

La paroisse de

SAINT-LOUIS DE LANGEVIN,

que la puissance avait vendue avec le monde comme on vend une terre avec le bétail, n'aura jamais dans l'avenir un plus grand droit de prendre les armes que cette fois-là. Deux de ses braves gens, Isidore Boyer et Swan, ont versé leur sang pour défendre tout ce que le foyer domestique a de sacré, elle a eu trois de condamnés au cachot de sept ou huit de dispersés et d'expatriés.

Voilà comment la Puissance civilise le Nord-Ouest depuis quinze ans.

En résumé de deux mots, sa conduite gouvernementale est opposée autant que possible, au droit des gens. C'est une force en guerre ouverte avec l'inviolabilité des traités, comme les arrangements qu'elle a faits avec les Métis en 1870, semblent avoir été conclus seulement dans le but de capter leur bonne foi, d'entrer ainsi paisiblement dans leur pays; alors pour lui demander la bourse ou la vie.

De plus, lorsque l'Angleterre demanda, en 1870 à faire passer ses troupes et celles de la Puissance sur le sol américain, au canal Sainte-Marie, pour les envoyer au Nord-Ouest, le gouvernement des États-Unis, s'inquiétant noblement du but de cette expédition, ne leur permit pas de passer sur le territoire de la république avant que le Ministre Anglais eut répondu de ce que ces troupes allaient faire. La réponse officielle fût que c'était une expédition de paix et de civilisation. Mais les années et les faits ont prouvé, continuellement, depuis ce temps-là, que l'Angleterre a présenté dans cette circonstance, un mensonge au gouvernement du peuple américain, qu'elle a demandé aux États-Unis une faveur, sous de faux prétextes, et qu'après l'avoir obtenu, elle et la Confédération en abusent tous les jours, en s'efforçant de tromper sans cesse la vigilance du gouvernement de Washington, et en gouvernant le Nord-Ouest et les Métis d'une manière despotique, toute contraire aux principes et aux aspirations des États-Unis d'Amérique.




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