Madame Corentine
The Project Gutenberg eBook of Madame Corentine
Title: Madame Corentine
Author: René Bazin
Illustrator: C. E. Brock
Release date: September 21, 2013 [eBook #43787]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
Madame Corentine
Madame
Corentine
Par
René Bazin
de l'Académie française
| Nelson | Calmann-Lévy |
| Éditeurs | Éditeurs |
| 189, rue Saint-Jacques | 3, rue Auber |
| Paris | Paris |
RENÉ BAZIN
né en 1853
Première édition de «Madame
Corentine»: 1893
MADAME CORENTINE
I
Chaque dimanche, elles prenaient le petit chemin de fer de Saint-Aubin ou celui de Gorey, descendaient à une station au hasard, le long de la mer, et s'enfonçaient dans la fraîche campagne de Jersey. Elles faisaient un peu de toilette ce jour-là, par coquetterie d'abord, et aussi par une sorte d'amour-propre national, pour ne pas être confondues avec ces troupes de jeunes Anglaises, vêtues d'une taille ronde et d'une robe de satinette. On les voyait toujours seules. Elles passaient la journée dehors, doucement, à causer, à se sentir occupées l'une de l'autre. Madame L'Héréec admirait l'éclosion rapide de cette grande Simone, presque une femme, quinze ans bientôt, et dont elle avait toute la tendresse, tous les sourires, toute la grâce naissante. Elle se disait que rien ne lui manquait, puisqu'elle avait cela. Elle croyait se confier, parce qu'elle lui parlait sérieusement, par moments, de choses peu sérieuses. Simone, de son côté, éprouvait la fierté intime des êtres qui sont la joie, et qui la donnent aux autres. Elle se sentait grandir, au ton que sa mère prenait avec elle, à la surveillance plus étroite sous l'apparence de la même liberté; elle devinait quelque chose, pas tout, heureusement, du bien qu'elle faisait à ce cœur blessé. Et quand le soir venait, et qu'elles s'étaient vues ainsi, l'après-midi entière, sans témoins, elle avait conscience que sa mère, lasse et silencieuse, avait l'âme plus calme, plus oublieuse, une sorte d'âme d'enfant comme elle.
Un dimanche de la fin de juillet, elles étaient parties, comme d'habitude, s'étaient arrêtées pour déjeuner dans une auberge de Saint-Aubin, et, tantôt par la falaise, tantôt par la route, sous le soleil chaud, avaient gagné la baie de Sainte-Brelade, la plus merveilleusement faite et lumineuse de Jersey. Depuis plus d'une heure, madame L'Héréec se reposait, assise en haut de la plage, sur la dune couverte d'herbes. Elle portait un deuil élégant. Des fleurs mauves, très fines, formaient bandeau entre les bords de son chapeau de paille et les frisons de ses cheveux blonds. L'enfant d'un voisin lui avait dit: «Oh! madame, on dirait que tes cheveux poussent en fleurs!» Depuis lors, elle mettait plus volontiers ce chapeau-là. En ce moment, elle regardait, immobile, sous l'abri de son ombrelle à long manche, que le soleil éclaboussait de rayons.
Que regardait-elle? Une nature plus artiste que la sienne eût été séduite par le paysage: ces deux falaises, roses de bruyères, enfermant une baie d'un bleu tendre, la plage d'une courbe si aisée, le village, dans un coin, avec son église gothique en granit rouge et ses chênes dont les grandes marées mouillent les branches, et en arrière, dans la verdure des collines, des villas qui s'étagent. Mais elle ne s'intéressait pas longtemps à la beauté d'un site. Dans ce cadre d'une splendeur molle, comme une grève de Sicile embrumée, elle ne voyait qu'un fourreau gris, un col marin, une aile blanche au-dessus: sa fille, très loin d'elle, marchant au bord de la mer et buvant la brise qui venait de l'est. Elle la contemplait, les yeux mi-clos, dans une attitude de bien-être et d'orgueil satisfait, se contentant de penser: «Elle se baisse. Elle se relève. A-t-elle des mouvements jeunes! Est-elle grande, ma fille, ma Simone!» Ce flux de tendresse, régulier et monotone comme celui de la vague, suffisait à l'occuper.
Mais les mères qui sont loin ne voient pas tout ce qui se passe.
Simone, partie du milieu de la plage, avait, en suivant le bord, atteint l'extrémité gauche de la baie, où le sable s'amincit et se perd, près des assises rousses des falaises que la mer ne quitte pas. C'était une belle enfant, en effet, qui deviendrait peut-être une jolie femme: la taille un peu forte, les épaules un peu épaisses, les joues d'un ovale trop plein, encore dans cette période où la poussée de sève et de couleur cache des lignes inconnues. Mais la bouche était large et sérieuse, le nez mince, légèrement courbé, les yeux très francs, très droits, d'un brun qui devenait doré quand elle souriait. A sa robe courte, à la tresse châtain nouée par une agrafe d'écaille, on reconnaissait que sa mère ne tenait pas à la vieillir. L'expression habituellement grave du visage, quelque chose de résolu dans toute sa personne, démentait cette robe courte. Simone allait, grisée d'air salin et de soleil, prise à tout ce qu'elle voyait, la tête levée, ne songeant guère.
A vingt mètres du rocher, elle s'arrêta. Il y avait là, échoué sur le sable, la coque inclinée, un sloop dont la mer commençait à soulever la proue. La jeune fille se pencha, et lut: Edith. Un souvenir classique, implacable, murmura en elle: «au cou de cygne». Et elle trouva tout naturel que le bateau fût peint en blanc, avec un filet d'or, comme un collier.
Au même moment, un marin du bord arrivait du bout de la plage, jeune, le béret sur la tête, le gilet de tricot bleu portant le nom du sloop. En passant près de Simone, qui ne l'entendait pas venir, il salua militairement, et dit, en montrant toutes ses dents:
—Vous embarquez, mademoiselle?
Et il enjamba le bordage.
Simone ne s'effaroucha pas, et demanda:
—Vous êtes du port de Saint-Malo, peut-être?
Le marin, qui dénouait la corde enroulée autour de la voile, s'arrêta un moment:
—Pardon, mademoiselle, nous sommes Lannionnais.
Avec la soudaineté d'impression de son âge, Simone devint sérieuse. Ses yeux s'ouvrirent davantage. Elle enveloppa le bateau, l'homme, le mât, la flamme bleue de là-haut, de ce regard d'attention passionnée que nous donnons indistinctement aux gens et aux choses qui viennent d'un pays lointain et aimé.
—Lannion? dit-elle. Vous y retournez?
—Tout à l'heure, mademoiselle. Ces vents-là, voyez-vous, c'est ce qu'il y a de meilleur pour nous. Quand nous avons doublé la pointe, nous cherchons la Corbière, au plus près, et alors, par grand largue, en cinq heures, cinq heures et demie, nous sommes derrière les Sept-Iles.
—Oh! les Sept-Iles! fit Simone.
Sa voix, qui était son âme de quinze ans parlante, avait pris le ton du rêve. Elle répéta:
—Les Sept-Iles!
—Vous connaissez?
—Oui.
Voyant que cela l'intéressait, le marin continua:
—Alors, vous pouvez calculer vous-même. Le temps d'arriver devant la passe du Guer, avec toutes les pierres qu'il y a par là, il est nuit. Nous avons le jusant contre nous. Faut attendre. Nous ne serons pas à Lannion avant le petit jour. Voilà!
L'homme se remit au travail.
Simone hésitait, toute troublée. Elle se recula, car une petite vague frémissante venait de dépasser la poupe du yacht, tourna la tête pour voir où se trouvait sa mère. Bien qu'elle eût aperçu madame L'Héréec très loin, immobile sur la dune, elle lutta encore, une minute, contre cette idée qui l'envahissait. Puis, presque tout bas, comme si elle avait peur d'être entendue:
—Dites-moi? fit-elle.
L'homme se redressa, et parut à mi-corps au-dessus du trou de l'écoutille où il travaillait.
—Connaissez-vous, à Lannion, M. L'Héréec?
—Parbleu! M. Guillaume, de la rue du Pavé-Neuf?
—Oui.
—Si je le connais! Je le vois, plus de trois fois la semaine, qui rentre de l'usine. Un bon homme, sûr! qui n'a pas eu de chance!
Il avait dit les derniers mots en sourdine, comme une réflexion intime. Simone rougit jusqu'aux frisons de son cou.
—Voulez-vous lui faire une commission? demanda-t-elle.
Sans attendre la réponse, elle tira de sa poche un carnet long d'un doigt, écrivit au crayon: «Simone, 20 juillet 1891», déchira la page, et la tendit pliée vers le bateau.
—Ceci, voulez-vous?
Déjà la marée avait gagné plus d'un mètre. La jeune fille fit un pas en avant, mouilla sa bottine jusqu'à la cheville, pour remettre le billet au marin, puis se rejeta en arrière.
—Merci..., dit-elle. Puisque vous le voyez, vous, je voudrais savoir... A-t-il beaucoup vieilli?
Elle le regardait maintenant avec des yeux pleins de larmes.
Il comprit vaguement, et leva son béret.
—Un peu, mademoiselle, le chagrin, vous savez...
—Tout blanc, peut-être?
—Oh! pas encore! un peu gris, là, aux tempes. Un bien bon homme, M. Guillaume.
—Et sa mère?
—Blanche comme une neige, celle-là.
—A-t-elle encore les deux domestiques?
—Oui, mademoiselle; Gote et Fantic, toujours les mêmes.
—Alors, presque rien n'a changé, là-bas? J'avais peur...
Elle se tut un peu, et ajouta:
—Ma grand'mère n'a pas fait couper les grands lilas, le long de la rue?
L'homme se gratta la tête, tâchant de se souvenir, puis il dit, avec une espèce de joie:
—Non, mademoiselle, non. Je me rappelle maintenant que je suis passé là, en mai. Ils étaient fleuris.
Simone aurait voulu demander autre chose. Les questions se pressaient dans son esprit. Mais tout cela l'avait trop émue. Elle se détourna, et s'éloigna, suffoquée de sanglots, tâchant de se maîtriser, tandis que l'homme la suivait du regard, et remettait son béret en disant:
—Pauvre petit cœur! Ça doit être la fille de M. Guillaume.
Simone marcha doucement, la tête basse, jusqu'à la moitié de la plage. Arrivée là, elle s'était déjà ressaisie. Elle ne pleurait plus. Même, elle éprouvait un contentement et comme un orgueil de ce qu'elle avait fait. Cela dépassait les initiatives ordinaires d'une enfant. Elle le sentait, et, ce qui lui était plus doux encore, c'était de songer à la joie qu'il aurait, lui, son père, en recevant cette ligne écrite par elle, cette ligne qui disait: «Je pense à vous. Je ne vous connais plus guère. Il y a si longtemps que je vous ai quitté! Mais je vous aime. Vous tenez une place très grande dans mes rêves de toute jeune fille. Je voudrais vous revoir. Je voudrais...» Oh! ils en disaient long, les quatre mots au crayon! Et le père comprendrait tout, n'est-ce pas, tout ce qu'elle avait voulu y mettre...
Elle éprouva un peu de gêne pourtant, quand elle vit, sous l'ombrelle à raies noires, sa mère, blonde et fine, qui lui souriait comme d'habitude.
—Eh bien, mignonne?
—Eh bien, maman?
—Plus d'une heure toute seule! A quoi rêvais-tu?
—Vous savez bien que je ne rêve pas.
—Et ce bateau, qu'est-ce que c'est?
—L'Edith. Très joli, n'est-ce pas?
Elle avait rougi en parlant. Madame L'Héréec l'avait remarqué.
—Un anglais? demanda-t-elle.
—Non, maman.
Et, détournée à demi vers la baie, pour avoir plus de courage, décidée, d'ailleurs, à tout dire, Simone reprit, très vite:
—Il va partir. Tenez, vous voyez, là-bas, près de Sainte-Brelade, un canot avec trois hommes, deux rameurs, un qui gouverne. C'est le propriétaire qui rejoint le bord. La brise est bonne, paraît-il. Quand ils auront doublé la pointe, ils iront grand largue aux Sept-Iles.
—Ah!
—C'est le marin qui me l'a dit. Et demain, au petit jour, ils seront à Lannion.
—Lannion?
—Mais oui, maman, Lannion, répondit Simone en se retournant.
La petite madame L'Héréec ne riait plus. Surprise, inquiète, elle cherchait à lire sur le visage de Simone, qui paraissait très calme, et qui la regardait. Elle n'eut pas besoin d'un long interrogatoire.
—Je t'ai vue causer, en effet. Tu connaissais l'homme?
—Non.
—Et il t'a raconté?...
—Rien, dit Simone. C'est moi qui lui demandais de remettre un billet à mon père.
Madame L'Héréec eut un mouvement de recul.
—Un billet à ton père? Mais, c'est une...
Elle n'acheva pas. Son instinct de femme malheureuse l'avertit à temps. Elle savait le danger des violences qui poussent l'enfant vers l'autre époux. Que pourrait-elle dire d'ailleurs? Avait-elle le droit strict d'empêcher Simone d'écrire à son père? Elle se contint. Mais ses mains tremblaient en fermant l'ombrelle. Elle se leva, frappa de petits coups sur les plis de sa robe, pour faire tomber le sable et pour se donner le temps de réfléchir, puis elle dit, avec une résignation affectée, en traçant un cercle, du bout du manche d'ébène, parmi les herbes:
—Je n'aurais pas cru cela de toi, Simone. Tu avais donc quelque chose à lui apprendre?
—Non, maman.
—Alors, qu'as-tu écrit, mon enfant?
—Mon nom.
—Rien que ton nom?
—Avec la date.
Un imperceptible sourire brida les yeux de madame L'Héréec.
—Et tu crois qu'on sera heureux, là-bas?
Elle releva la tête, et s'aperçut qu'elle avait encore dépassé la mesure. Simone s'était détournée. Le regard fixe et dur, les lèvres serrées, elle suivait la manœuvre du sloop qui levait l'ancre. Elle aussi se retenait de parler. Mais elle pensait, dans un frisson de révolte: «Pas heureux! Mon père pourrait ne pas être heureux de savoir que je l'aime? Vous vous trompez! Vous le calomniez! Vous n'avez pas le droit de me dire cela!»
La pauvre enfant comprit peut-être que sa mère regrettait déjà la question. Après un silence, elle dit avec effort, la voix toute mouillée:
—Comme il va vite, n'est-ce pas, ce petit sloop?
—Oui, très vite.
Toutes deux debout, l'une près de l'autre, elles regardèrent un peu de temps l'ouverture lumineuse de la baie, par où glissait la haute fléchure de l'Edith, au-dessus de la coque presque invisible. Puis elles traversèrent la dune, pour rejoindre la route de Saint-Aubin. Elles marchaient côte à côte, mais séparées d'âmes. Chacune devinait de la pensée de l'autre juste ce qu'il en fallait pour se trouver gênée. Elles ne se laissaient pas aller tout bonnement aux premières idées venues, comme d'habitude. Ce qu'elles se disaient était apprêté. La ligne d'écriture se dressait entre elles comme une barrière. Elles essayaient de bonne foi de se retrouver, d'être ordinaires, et n'y réussissaient pas.
La dune franchie, les deux femmes suivirent la route qui monte à droite. Des groupes d'Anglais et d'Anglaises s'échelonnaient sur la pente, les uns échappés des mail-coaches Fauvel ou Royal-Blue, et dépensant en conscience la dernière halte, les autres gagnant à pied la gare de Saint-Aubin ou celle de Don-Bridge. Parmi eux, Simone et sa mère étaient bien d'une espèce à part. Les misses leur jetaient, au passage, des regards d'envie mal déguisée, jalousant en secret ces tailles souples et cette allure élégante, un peu ailée. Madame L'Héréec et sa fille ne s'en émouvaient guère. Il leur arrivait même, dans leurs promenades du dimanche, de ralentir le pas, pour surprendre ce qu'on disait d'elles. On les prenait souvent pour deux sœurs, tant elles avaient la même cadence de marche et le même air de jeunesse. Cela les faisait rire. Aujourd'hui elles se hâtaient. La route leur était indifférente. Elles n'éprouvaient pas même ce besoin de se retourner et de regarder en arrière, comme lorsqu'elles emportaient le regret d'une journée heureuse.
Une fois pourtant, au moment où la baie de Sainte-Brelade allait disparaître, la jeune fille s'arrêta, et chercha, près de la ligne d'horizon, un point blanc, déjà estompé par la brume. Sentant qu'on l'épiait, et qu'une âme inquiète suivait la direction de son regard, elle le ramena vers les villas espacées, au fond de la grève, et dont les façades peintes en gris clair, en bleu, en rose, en jaune pâle, luisaient si doucement parmi les arbres.
—Vous rappelez-vous, dit-elle, que nous avions songé à louer ici, l'an dernier?
Madame L'Héréec laissa tomber la question, et dit:
—Je ne t'ai cependant jamais empêchée d'écrire, Simone?
La jeune fille répondit, de cet air distrait qui ponctue la conversation comme une ligne de points:
—Non, maman.
—Jamais, tu le sais bien. Alors pourquoi, sans me prévenir, tout à coup?
Elles se remirent à marcher, sans plus rien se dire, peinées de ne plus s'entendre, et poussant chacune ses réflexions dans un sens différent, avec la conviction grandissante d'avoir raison.
Aux approches de Saint-Aubin, le premier mouvement des promeneurs débouchant de tous les vallons voisins, la corne d'un mail sonnant sous les branches, je ne sais quoi de frais qui se lève le soir et porte à l'action, ranimèrent la causerie interrompue. Simone redevint gaie, confiante, volontiers rieuse. Madame L'Héréec elle-même semblait avoir oublié l'incident de l'après-midi, et se plaignait seulement d'être lasse.
Quand les deux femmes descendirent du train, à Saint-Hélier, le soleil était déjà couché. Elles tournèrent à gauche, par Conway Street, embrumée, morne, marquée de la désolation des dimanches anglais, s'engagèrent dans King Street, et s'arrêtèrent devant une maison assez jolie, plus blanche que les voisines, ornée de fenêtres géminées. Un magasin, fermé comme les autres, barrait de noir le rez-de-chaussée. Au-dessus, on lisait: «A la Lande fleurie», et, en lettres plus petites, de chaque côté: «Bijoux et émaux, souvenirs et articles de Jersey.» Elles entrèrent. Une servante jersiaise, toute jeune, coiffée d'un bonnet qui faisait pyramide sur sa face rose, vint à leur rencontre, un bougeoir à la main.
—Personne n'est venu me demander, Anie?
—Non, madame. Une lettre seulement, ce matin, après le départ du train.
Madame L'Héréec examina rapidement l'enveloppe, timbrée de Perros-Guirec, reconnut l'écriture, et mit la lettre dans sa poche, avec un mouvement de tête qui signifiait: «Oui, je vois ce que c'est. J'ai le temps de la lire.» Elle monta au premier, suivie de Simone, soupa légèrement de thé et de gâteaux, et s'installa aussitôt dans sa chambre, devant son métier à tapisserie, tandis que la jeune fille s'asseyait en face, et posait un livre sur ses genoux. Leurs places étaient celles de tous les soirs, devant la fenêtre; leurs deux visages, inclinés sous le grand abat-jour crème de la lampe, avaient cette fixité sérieuse que donnent les veillées, quand personne n'est attendu. Madame L'Héréec, ne voulant pas travailler ce soir-là, avait pris une plume, et s'était mise à repasser à l'encre de Chine des parties à demi effacées du dessin, pour occuper l'activité de ses mains adroites et fines.
Elle faisait deux ou trois traits, à petits coups, et se renversait en arrière, pour juger de l'effet. Simone lisait, les paupières baissées, sans hâte, marquant d'un sourire aussitôt effacé des passages qui lui plaisaient.
Pauvre madame Corentine L'Héréec! ceux qui l'avaient vue autrefois l'auraient facilement reconnue. Elle avait à peine vieilli: toujours le même teint de blonde, la même mine chiffonnée, dont l'expression naturelle était le rire, les lèvres minces, mobiles sur de petites dents blanches, le nez court, et ces jolis yeux bleus, peu profonds, mais si vivants! C'étaient les mêmes cheveux ondés, de couleur cendrée, presque trop abondants, qu'elle tordait et attachait très bas sur la nuque. La finesse du cou ne s'en voyait que mieux, un cou d'enfant, d'une pâleur bleuissante par endroits, et qui sortait élégamment de la robe noire échancrée, comme jadis du col blanc de la Perrosienne.
Oui, ceux de Perros-Guirec et de Lannion, les gens de son enfance et de sa première jeunesse l'auraient retrouvée: mais ils auraient perdu sans doute quelques-unes de leurs préventions, en voyant cette chambre de King Street. La propriétaire de la Lande fleurie, arrivée dans l'île avec le mince capital de sa dot restituée, avait su, grâce à une entente parfaite du goût moyen, du caprice banal et limité du touriste, monter une sorte de bazar qui avait réussi, chose étonnante, près du double public anglais et français. On ne venait pas à Jersey, de Southampton ou de Saint-Malo, sans acheter un bijou en granit de l'île ou une canne de chou à la Lande fleurie. Elle passait pour riche. On l'avait connue dépensière. Et cependant, autour d'elle, aucune recherche d'ameublement. Les chaises, l'armoire à glace, la table à ouvrage en tuya qui portait la lampe, étaient celles mêmes qui ornaient sa chambre de jeune fille, et que le notaire avait inventoriées, après la séparation de corps, parmi les «reprises» de la femme. Le tapis qui couvrait la table du milieu, un cachemire démodé, avait fait partie de sa corbeille de noces. Il était là, intact et comme neuf, rappelant une période dont les séparés, d'ordinaire, ne collectionnent pas les reliques. Elle ne l'avait pas remplacé, par économie. Aurait-on cru cela de cette petite évaporée, qui avait fait pousser des cris de paon à toutes les respectables bourgeoises de Lannion? Aucun luxe pour elle-même. La chambre de Simone, qui ouvrait sur celle où veillaient les deux femmes, avait tout pris, parce qu'elle enfermait tout l'amour et toute la joie de la maison. Par l'entre-bâillement de la porte, on apercevait un lit à rideaux de satin bleu, traversés de bandes de guipure, et une glace biseautée où se reflétaient un monde de bibelots, à peine distincts dans la demi-obscurité, mais qu'on devinait jolis et bien rangés.
C'était l'exil, en somme, et presque le désert, cette vie à Saint-Hélier. Il était facile de voir que l'appartement ne recevait pas de visites, qu'il abritait deux existences et non une famille. Quelque chose y manquait: la présence d'un homme, ou du moins ces portraits, ces photographies souvent communes, jaunes, presque ridicules, mais qui disent le passé honorable, et reconstituent l'ensemble providentiel autour de la veuve et des orphelins.
Les deux femmes se taisaient. Dehors il faisait triste. Sur les vitres, car les contrevents n'étaient pas fermés, la brume pesait. Elle glissait, en masses lentes et lourdes, chassées dans le sens de la rue, et les lumières des maisons en face semblaient entourées de ouate. Pas une rumeur ne montait de la ville. Jusque dans la chambre close une sorte d'humidité énervante et malsaine se glissait. Oh! cette brume jersiaise, comme elles étaient lasses de la respirer! Et voilà que, dans l'universelle torpeur du soir, les cloches d'un temple voisin se mirent à carillonner. Elles chantaient bien, alternant ou fondant leurs sons qui s'atténuaient dans l'air humide, et arrivaient comme une musique, comme un de ces appels imprévus de la vie extérieure qui rompent le rêve.
Madame L'Héréec posa un coude sur le bois du métier, et regarda sa fille qui lisait. Ses pensées l'avaient sans doute conduite vers des lointains douloureux de passé ou d'avenir.
—Ma Simone! dit-elle tendrement.
La jeune fille leva les yeux, et sourit. C'était sa réponse accoutumée aux avances maternelles. Elle souriait, et toutes deux reprenaient leur travail, s'étant dit, une fois de plus, qu'elles s'aimaient.
Seulement il y a des jours où cela ne suffit pas.
—Ma Simone, répéta madame L'Héréec, viens m'embrasser, j'en ai besoin, ce soir... là, tout près...
Simone se redressa, d'un mouvement souple, posa le livre sur la table, et vint s'asseoir tout près de madame L'Héréec, sur une chaise basse. Et la mère attira cette belle tête brune, l'enveloppa de ses bras, l'appuya contre sa poitrine que soulevait une émotion longtemps contenue, se pencha toute blonde au-dessus, et la baisa, la caressa, s'interrompant pour dire:
—Dis, ma Simone, tu m'aimes bien?
—Oh! oui, maman!
—Beaucoup?
—Tu ne veux pas me quitter?
—Mais non!
—Répète-le-moi. Dis-moi que tu te trouves bien ici, dans notre maison, avec ta mère.
—Sans doute, maman, je suis très heureuse. D'où vous viennent des idées pareilles?
Elle aurait voulu se dégager, mais sa mère la retenait, s'attendrissant sur elle-même et pleurant de grosses larmes.
—Non, reste! Si tu savais! si tu savais! Ma Simone, tu m'as fait de la peine tantôt... Tu n'aurais pas dû écrire en cachette.
—En cachette! Je vous l'ai dit tout de suite!
—Sans me prévenir, si tu veux... C'est cela qui m'a fait de la peine.
Simone, sentant l'étreinte se relâcher, passa la main sur ses cheveux que les caresses de sa mère avaient mis en désordre, et, redressée, tournée vers madame L'Héréec:
—Voyons, maman, si j'avais demandé la permission d'écrire, surtout d'écrire mon nom, vous me l'auriez donnée? Il est bien naturel que je songe quelquefois à mon père.
—Mais certainement, naturel...
—Alors, je ne comprends pas.
Pouvait-elle comprendre le tourment de jalousie qui agitait le cœur de sa mère? Et la mère pouvait-elle expliquer pourquoi cet acte innocent, en effet, un mot de souvenir adressé au père à demi inconnu, la blessait, elle, et l'inquiétait comme une atteinte portée à ses droits, une menace, un commencement d'abandon? C'était cela justement qui la faisait trembler, à chaque heure, depuis la séparation: la crainte de voir la pensée du mari s'insinuer, grandir dans l'âme de la petite, prévaloir peut-être, et briser pour la dernière fois une existence désespérément liée à la possession de l'enfant. Elle avait peur de ce plaidoyer pour l'absent, tout d'amour et de pitié, qui se bâtit au fond de ces êtres sans soupçon, qui met à profit mille circonstances insaisissables, interprète le silence comme un regret, s'exalte dans la contradiction, et qu'on ne peut pas combattre, parce qu'il faudrait le réfuter. Madame L'Héréec laissa tomber ses mains blanches sur ses genoux, comme découragée.
—Oh! ma Simone! que je suis malheureuse, ce soir!
L'accent de cette voix, pénétrée d'une souffrance vraie, émut tout de suite Simone. Elle tendit ses deux mains vers celles de madame L'Héréec, elle lui répondit d'un de ces regards que les enfants seuls peuvent lever sur une mère ou sur une madone.
—Sais-tu bien, continua madame L'Héréec, que sans toi je n'aurais pas eu le courage de supporter la vie? Tu ne te rappelles pas, toi. Tu étais trop petite. Ç'a été si dur les débuts de notre existence à Jersey! Je pleurais, le soir, quand tu étais endormie. Je pensais que je devais être tout pour toi, que tu me rendrais un jour en tendresse tout ce que je faisais, et cela me redonnait de la force pour supporter les refus, les démarches inutiles, les désillusions, quand je croyais avoir trouvé une idée heureuse et que je la sentais impossible... jusqu'au jour où j'ai eu l'inspiration de monter la maison de la Lande fleurie. Oh! chère! chère! depuis lors, j'ai travaillé comme une ouvrière,—et je n'en suis pas encore déshabituée, tu le sais bien,—pour te faire plus belle, t'acheter de jolies choses, te donner une chambre de jeune fille, te rendre tout ce que tu aurais eu, et plus encore!
Simone souriait. Madame L'Héréec la sentait bien à elle, et cependant, en ce moment même, la tentation lui revint, irrésistible, affolante, de savoir jusqu'à quel point l'enfant était aussi à «l'autre».
—Nous avons eu raison de nous suffire et d'être heureuses l'une par l'autre, dit-elle en touchant le canevas distraitement, du bout de sa plume, oui, nous avons eu raison, car personne ne se souciait plus de nous...
Elle attendit une seconde, et, n'ayant pas de réponse:
—Personne. Nous aurions pu tomber dans la misère, mourir même... qui s'en serait préoccupé?
Elle écouta de nouveau, en tenant sa plume levée. Et Simone répondit:
—Mais, d'abord, maman, mon grand-père Guen.
—Oui, pauvre père, il nous écrit assez régulièrement... Il nous donne des nouvelles de Perros... Je suis persuadée qu'il referait, au besoin, le voyage qu'il a fait une fois pour nous voir, il y a cinq ans... Mais je ne pouvais pas lui demander davantage, surtout de nous prendre à sa charge... Crois-moi, va, on s'est absolument désintéressé de nous. Tout ce qu'on désire, c'est de ne plus entendre parler de moi, ni de toi.
Encore ces attaques, encore cet «on» qui désignait une seule et même personne, et qui revenait sans cesse dans les conversations de madame L'Héréec! Simone le redoutait, ce pronom méchant. Elle souffrait d'être invoquée comme juge, sans cesse, contre son père.
—Comment pouvez-vous supposer cela? dit-elle douloureusement.
—Mais je ne le suppose pas: je l'ai éprouvé. Ce sont des faits. En as-tu de contraires?
Sa voix était devenue provocante, comme elle devait l'être dans les discussions d'autrefois, comme si, derrière Simone, il y avait eu le mari.
—Mon Dieu! maman, dit Simone, vous n'avez eu besoin de personne, grâce à votre activité, grâce à votre adresse. Il n'est pas étonnant que personne ne soit venu à votre aide. Mais des preuves d'intérêt, j'en ai eu.
—Toi? Lesquelles? Je serais curieuse...
—L'accueil que je recevais, quand j'allais passer les vacances à Lannion.
—Et il y a de cela combien d'années?
—Cinq ans, dit plus bas Simone.
—Bientôt six, ma chère. C'est-à-dire que ton père, après avoir usé de son droit au début,—il le faisait sonner assez haut, son droit de t'avoir au mois de septembre!—s'est lassé de toi. Ton dernier séjour à Lannion date de ta neuvième année. Tu as quinze ans. Je ne trouve pas, pour ma part, que l'intérêt soit vif.
—Il y a peut-être des raisons que je ne sais pas.
—Des raisons? Des raisons de ne plus recevoir sa fille? Laisse donc! Ce qu'il y a, c'est, chez toi, un parti pris de tout excuser.
Madame L'Héréec avait tourné la tête en parlant, irritée de cette contradiction très nette sous sa forme respectueuse, et qu'elle rencontrait pour la deuxième fois de la journée. Ses yeux fixèrent ceux de Simone, qui était un peu pâle, mais dont la physionomie ne portait aucune trace d'irrésolution ou d'intimidation, et elle dit, accentuant et séparant les mots:
—De sorte que, Simone, tu serais toute prête à te rendre à Lannion, si on t'invitait?
—Oui.
—Ce serait une joie pour toi? une grande joie?
La pauvre enfant, ne voulant ni mentir, ni blesser, répondit:
—Je le crois, mais si on m'invitait.
—Eh bien! Tu peux attendre l'invitation! répliqua madame L'Héréec avec un rire forcé; elle mettra du temps à venir! Pour le moment, tu feras bien de te mettre au lit. Tu es lasse, et tu déraisonnes...
Simone se leva aussitôt, se pencha au-dessus de sa mère, l'embrassa en appuyant les lèvres, comme pour demander pardon de sa hardiesse.
—Bonsoir, dit-elle. Et vous?
—Oh! moi, je n'ai pas sommeil.
Elle la suivit du regard, qui s'en allait, dans le jour décroissant de la lampe. Une traînée fauve courut jusqu'à la pointe de la tresse brune, quand la jeune fille passa la porte. Madame L'Héréec continua de regarder. Simone invisible était encore présente. Elle fit plusieurs tours dans sa chambre, déplaça deux ou trois objets menus, on ne sait quoi, sur la cheminée, peut-être par plaisir de toucher à des choses taillées et froides. La mère entendit le bruit d'un ruban dénoué, des genoux ployés et touchant le tapis de fourrure, un murmure de prière rapide, et la chute soyeuse des vêtements posés sur une chaise, un à un. Puis elle entrevit une forme de femme, vague et toute mousseuse de dentelles, qui se glissait dans le lit. Un profil de vierge se posa, l'œil clos déjà, sur le nimbe indécis de l'oreiller. Et, dans la pénombre de la chambre, il n'y eut plus qu'un mouvement régulier, qui soulevait le drap et l'abaissait, et une seule lueur, d'or adouci, que faisait le rayon de la lampe sur une torsade de cheveux échappée de la résille de Simone.
Madame L'Héréec la contempla un peu de temps. Elle eut un sourire de fierté. Chez elle, les moindres circonstances avaient un pouvoir incroyable de diversion. Elles ne détruisaient pas, mais elles écartaient pour un temps les préoccupations même les plus vives. Toutes les douleurs, sur cette nature nerveuse et mobile, n'agissaient que par accès. La pensée lui vint, en regardant Simone, de sa propre jeunesse.
«Elle ne me ressemble pas du tout, songea-t-elle. Nos caractères sont si différents! Elle a un air de madone, comme cela, dormant. Moi, je riais toujours.»
Elle se pencha sur le métier, tâchant de reprendre le dessin interrompu. Mais la comparaison de leurs deux jeunesses l'avait emportée au loin, et, à la place des mailles du canevas, elle revoyait la maison de son père le capitaine, une vieille maison en retraite dans un enfoncement du quai de Perros-Guirec. Qu'on était bien là, garanti du vent et de la curiosité des voisins! Et cela n'empêchait pas d'apercevoir la rade entre ses deux rives de collines élargies. On les suivait, les vertes collines, jusqu'à la pointe rocheuse du château, jusqu'à l'île Thomé, ronde comme une tortue et, de l'autre côté, jusqu'à ces longs écueils pâles qui s'émiettent à l'infini dans la mer, et qu'on prendrait, aux beaux jours, pour des monceaux de roses thé flottant là sur l'eau bleue. Tout ce large pays, aux vallées pleines d'arbres et de fermes, aux falaises à moitié couvertes de fougères et rousses de goëmons à leur base, comme si elles portaient une double moisson, les gens du bourg, ceux des roches roses de Ploumanac'h, les jeux auxquels on jouait sur le port, entre deux passées de voitures, les retours du père qui apportait toujours des cadeaux, après chaque voyage, des objets de toilette pour Corentine, des médailles bénites ou des albums pour Marie-Anne, tout revivait, reconnaissable, dans la brume fine des étés bretons. Le rire des petites filles qui se tiennent par le bras et vont en bandes, barrant la jetée, montait encore si clair! Les vieux cherchaient à deviner de quoi riait cette jeunesse. Ils s'épanouissaient un peu, sans comprendre. Hélas! on riait de vivre et de se sentir jolies jusque dans leurs yeux morts. Corentine Guen était plus rieuse que les autres.
Un second regard vers Simone, presque aussitôt détourné, levé dans le vague.
«Blonde, murmura-t-elle, blonde comme on ne l'est guère en Bretagne. Avec cela, j'avais des cheveux ondés qu'on aurait dit frisés au petit fer. Simone est bien, très bien, d'une autre manière, en brun. Et pas coquette! Moi je l'étais. On me disait trop que j'étais jolie... Le père me gâtait. Des soirs, je croyais que les vagues du port chantaient pour moi: «Jolie, la Corentine, jolie, jolie.»
Oui, le père la gâtait. Il était fier de la montrer, car nulle fille de Perros ou de Lannion n'avait la peau si blanche, le cou si fin, les yeux plus malicieux ou plus doux, selon qu'elle le voulait. Elle n'aimait pas les gros travaux, qu'elle laissait à Marie-Anne, la cadette. Elle préférait coudre, repasser, broder, ou s'en aller rendre visite à des amies moins jolies qu'elle. Son sang léger de Lannionnaise la poussait au plaisir. Elle adorait danser. Et quand approchait l'époque des pardons, de celui de la Clarté, ou même de ceux de Pleumeur, de Trébeurden, de Locquivy, elle y songeait des semaines d'avance, et demandait: «Si nous allions?» Et ils allaient, tous deux, elle et le père, lui, serré dans sa veste bleue de marin, qui avait des boutons marqués d'une ancre, et elle, en robe claire, avec son châle long, gris pâle, à frange de soie, sa coiffe de fête qu'elle portait si bien, sa chevelure d'or nattée sous les deux bandeaux de mousseline qui encadrent le visage des Perrosiennes et se redressent en touchant l'épaule, comme un bord de coquille. Ils allaient pour ne rentrer qu'à la nuit, presque les derniers. Le père grondait un peu. Corentine suppliait pour rester. Elle sortait du bal très lasse, enivrée des compliments, des regards, des mouvements de jalousie qu'elle avait provoqués. Elle revenait, dans un abattement délicieux, bercée par le roulis de la voiture, derrière le capitaine qui conduisait le cheval, bien droit au vent de la nuit, comme à la manœuvre. Et à la maison, au premier coup frappé, Marie-Anne, qui n'accompagnait jamais sa sœur aux pardons, accourait en jupon, épeurée, les yeux battants de sommeil. Une bouffée d'air entrait par la porte, et faisait voler les cendres du foyer.
C'était une de ces nuits-là qui avait décidé de sa vie. Corentine Guen ne pouvait manquer aux fêtes de Lannion, qui durent deux jours chaque année, le dernier dimanche d'août et le lendemain. Le dimanche soir surtout, il y a un vrai bal, sous les ormeaux du Guer, avec des bancs en gradins enveloppant une allée, des cordons de lanternes vénitiennes et de verres de couleurs pendus aux arbres, un orchestre, un peuple de curieux autour des palissades qui défendent l'entrée. Le dessous des branches est tout blond de lumière. Les bateaux ont mis leurs pavillons dehors. Tout le pays est là: les châtelaines avec leurs maris, accourus des vieux châteaux perdus dans les blés noirs, les officiers de marine en uniforme, beaucoup de maîtres de la flotte aux manches galonnées, car la maistrance se marie volontiers en Lannion, et les bourgeois et bourgeoises, et les jeunes filles de la ville ou des landes voisines, folles de danse et de toilette, qui viennent chercher un fiancé ou montrer leurs bijoux d'accordailles. C'est là qu'il faut voir, sous la coiffe d'apparat, deux rouleaux de mousseline allongés en cornets, les jolis cous bretons, minces comme des tiges de fleurs, et les grandes boucles d'oreilles d'or, et les tabliers de soie, et cette manière de marcher qu'ont les belles Lannionnaises, en balançant les franges de leurs châles et la tête en arrière.
Corentine Guen se trouvait parmi elles, au premier rang, la plus jolie, la plus regardée de toutes. Elle avait seize ans. Jamais elle ne s'était sentie si heureuse ni si bonne.
Et voilà qu'au moment où plus de cent jeunes hommes vont inviter autant de jeunes femmes et ouvrir le bal, un homme s'était avancé pour l'inviter, non pas quelqu'un de la maistrance, mais un monsieur, grand, jeune, avec toute sa barbe noire en carré et l'air grave. Au premier coup d'œil, elle avait deviné qu'il était venu pour elle, pour elle seule. Il la considérait, en approchant, avec une sorte d'admiration pieuse, comme une petite statuette de sainte. Elle en était troublée avant même qu'il lui parlât.
—Mademoiselle Corentine Guen, je crois?
—Oui, monsieur.
—Je n'ai personne pour me présenter. Mais ma famille connaît la vôtre. Je suis Guillaume L'Héréec, de Tréguier.
Sans rien dire de plus, il avait offert son bras. Elle l'avait pris, sans rien trouver à répondre, intimidée, presque effrayée, sans savoir pourquoi. Il avait bien un peu causé en dansant, mais de choses banales, comme avec les autres. Il prenait un soin extrême de ne pas froisser la robe grise ou la coiffe brodée. Il touchait à peine sa danseuse, comme une chose trop frêle. Mais elle lisait dans son âme, étant comme lui Bretonne et connaissant les songes que font les âmes silencieuses de ce pays-là.
Quand il l'eut reconduite à son banc, elle eût voulu ne plus danser de toute la soirée. Il revint l'inviter encore. Elle ne savait plus rire. La seule phrase hardie qu'il risqua, ce fut: «Je vous ai vue au dernier pardon de Pleumeur, et je n'ai pas osé vous inviter.» Qu'y avait-il là qu'elle n'eût dix fois entendu? Elle se sentait troublée au son de cette parole froide en apparence et au fond passionnée...
Madame L'Héréec se laissait rarement emporter, dans ses souvenirs, au delà de cette période de sa vie. La vanité heureuse et flattée avait fait autrefois sa gaieté exubérante. Sa vanité blessée la protégeait maintenant contre les retours offensifs des années pénibles. Elle s'interdisait d'y penser. Elle aimait mieux ne songer qu'à l'enfance, à la mignonne Corentine, à qui la vie et les passants souriaient dans les rues de Perros et de Lannion. Ce soir, la lassitude avait-elle affaibli sa volonté, ou bien l'occasion de ce retour en arrière avait-elle plus puissamment agi sur cette imagination toujours jeune? Madame L'Héréec abandonna sa pensée au cours qu'elle avait pris. Elle revit cet au delà des fêtes de Lannion, l'amour déclaré de Guillaume L'Héréec, l'opposition immédiate, violente, persévérante de madame Jeanne, la mère de Guillaume, une Bretonne de Tréguier, froide et tenace.
Oh! certes, si le mariage avait eu lieu, c'était bien malgré madame Jeanne. Elle avait lutté jusqu'au bout contre son fils, et dit tout ce qu'on pouvait dire: l'inégalité des fortunes, car les L'Héréec étaient riches et de vieille souche bourgeoise, la coquetterie de la jeune fille, l'humeur légère de toutes ces femmes de Lannion. Elle détestait Lannion d'une haine de clocher, méprisante et aveugle. Tous ses ancêtres étaient nés, s'étaient mariés, avaient dormi leur dernier sommeil à l'ombre de la cathédrale noire de Tréguier. L'honneur de leur vieux nom, leur réputation d'aisance et de probité commerciale avaient grandi lentement, sur ce sol rocheux, le long des rives profondes du Jaudy. Et il allait falloir quitter la patrie familiale, ne plus voir la tour d'Hastings, d'où tombait le soir le couvre-feu sur la ville endormie déjà, se transplanter, à plus de cinquante ans, pour suivre le caprice d'une enfant qui tenait le cœur, le cœur faible de Guillaume.
Ç'avait été la grande faute de Corentine, d'exiger que son mari vînt habiter Lannion. Elle avait déclaré qu'elle mourrait d'ennui dans cette ville sombre de Tréguier, plaisanté les gens de là-bas, leur vie contrainte et morne à son gré. Guillaume avait cédé, malgré tous, parce que les deux yeux bleus de sa fiancée le demandaient. Il avait vendu le moulin à huile, où s'était faite la fortune des aïeux, pour en acheter un autre, plus vieux et moins près de la mer, tout à côté de Lannion. Lui, très soumis à sa mère, Breton songeur et timide, il s'était trouvé intransigeant, presque dur, quand il s'était agi de ce départ qui coûtait tant à madame Jeanne.
Rapidement madame Jeanne avait eu sa revanche. Elle s'était vite révélée dépensière et frivole, la petite Corentine. Jolie comme elle était, pouvait-on lui refuser de la présenter dans le monde breton, qui s'ouvrait volontiers devant le nom des L'Héréec? Les invitations n'avaient pas tardé à venir, ni les succès pour la jeune femme, ni les médisances d'une petite bourgeoisie jalouse et caquetant autour d'elle. Elle avait trop d'esprit, elle riait trop, elle ne savait pas, pauvre fille de seize ans, ce que lui coûteraient son amour du bal et ses dîners chez les bourgeois riches de la contrée, dans les petits manoirs où elle se rendait avec Guillaume, dans le cabriolet remis à neuf du grand-père Jobic.
Pendant leurs absences qui duraient parfois plusieurs jours, madame Jeanne, qui s'était occupée de commerce depuis son enfance, gouvernait l'usine, et prenait, par devoir autant que par besoin de domination, la place de son fils. Dans l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, elle était maîtresse aussi, l'ayant acheté de ses deniers. Guillaume, au retour, la trouvait mécontente. Elle lui montrait que ce train de vie était trop lourd, que ces relations trop hautes absorberaient et au delà les revenus du ménage, que les affaires se ressentaient de la négligence de l'homme. Elle répétait les médisances qu'on racontait, dans le cercle étroit de vieilles gens qu'elle s'était créé; elle se préoccupait, sincèrement, mue par la passion maternelle qui emplissait tout son cœur depuis la mort de M. Jobic, de savoir si les mots risqués, les inconséquences de langage ou de conduite qu'on prêtait à sa bru, pouvaient être démentis. Guillaume, très amoureux, excusait Corentine, assurait qu'on la calomniait, et malgré lui, pourtant, il retenait quelque chose des propos auxquels il ne croyait pas. Il continuait à mener sans goût, pour plaire à Corentine, la même vie que madame Jeanne appelait une vie de dissipation, et qui était simplement coûteuse et vaine: mais sa jalousie soupçonneuse de Breton, lente à éclater, avait reçu l'éveil.
La naissance de l'enfant aurait pu tout changer. Et Guillaume espéra un moment qu'il en serait ainsi. Mais quand sa femme, heureuse d'être mère, voulut prendre dans la maison la place qui lui revenait, elle se heurta à madame Jeanne. Entre elles deux l'opposition des caractères et des éducations était complète. Elles ne s'entendaient sur rien. Les plus petites décisions prises par madame Corentine étaient blâmées par madame Jeanne, ses ordres désavoués, ses désirs prévenus en sens contraire. A propos de ce nom de Simone, inusité au pays breton, à propos du choix d'une nourrice, que l'une voulait Lannionnaise et que l'autre s'entêtait à faire venir de Tréguier, et quand madame Corentine déclara qu'elle tutoierait sa fille, ce qui ne s'était jamais fait dans la famille L'Héréec, où les enfants étaient tenus à distance par le «vous» moins tendre, il y eut des scènes violentes, des reproches, des rappels blessants de l'humble condition des Guen.
Alors la jeune femme, se sentant à l'étroit dans l'hôtel de Lannion, surveillée, blâmée dans les choses les plus innocentes, annihilée par madame Jeanne, n'eut plus de repos que son mari n'eût consenti à reprendre l'existence mondaine de la première année.
Et les germes de désaccord, semés entre les époux, avaient levé et grandi. Prévenu par sa mère contre la Lannionnaise, fatigué de ces luttes dont il n'était guère que le témoin attristé et trop faible, Guillaume avait mieux aperçu les défauts de sa femme, sa vanité d'enfant gâtée, son désir excessif de plaire, le vide de cette petite tête uniquement occupée des regards qui se tournaient vers elle. Il avait souffert de la voir mal jugée par les vieux bourgeois de Lannion. Ses affaires avaient pris une tournure inquiétante. Les dettes affluaient, entamant la fortune des L'Héréec, modeste en somme et considérable seulement pour le petit pays pauvre de là-bas. Et il s'était plaint, à son tour, amèrement, cruellement, comme s'il se repentait d'une patience trop longue, entêté désormais et partial comme sa mère.
Madame Corentine revoyait, dans la chambre silencieuse de King Street, ces scènes d'autrefois, la lente désaffection, les discussions toujours renaissantes, les emportements de son mari, les hontes qu'elle avait reçues, devant les domestiques, devant l'enfant, jusqu'à cette dernière, jusqu'à ce soir où elle avait été injuriée, jetée violemment et à demi renversée sur l'angle d'un meuble, au retour d'un dîner chez les de Couëdan, où elle s'était montrée trop libre, au dire de cet homme de Tréguier, mal marié à une fille de Lannion.
Oh! cette brutalité! la fin de tout, la fuite, le pays à demi soulevé, la retraite chez le père, l'enfant disputée en justice, Perros même devenu inhabitable, le refuge à Jersey pour vivre et pour cacher Simone! Tout ce drame rapide, elle le revécut, et sa figure s'empourpra, et tout son cœur se souleva de colère, et ses petites mains se mirent à trembler sur le bois du métier qu'elle serrait.
Il y avait bien longtemps que madame Corentine ne s'était animée ainsi. Toute l'ancienne colère, comme elle était vive encore! Comme elle se retrouvait! Comme les mots accouraient, véhéments, contre cet homme brutal avec sa femme et faible devant sa mère!
L'excès même de son trouble avertit madame Corentine que cette pente d'esprit était mauvaise. Elle se renversa en arrière, passa les mains sur ses yeux, soupira, et, cherchant à quoi penser pour se tirer de là, se souvint tout à coup de la lettre qu'elle avait reçue en rentrant. Elle prit l'enveloppe froissée, la déchira lentement, voulant faire durer la distraction et s'y complaisant. C'était bien une lettre de son père.
«Perros, le 24 juillet.
«Ma chère fille,
«Tout va bien en Perros. Sauf que la vieille mère Gode Tiec, qui mendiait son pain, n'en a plus besoin parce qu'elle est morte, il n'y a pas eu de malheur. Les terriens sont contents de leur froment, et on dit que les blés noirs sont jolis. Le fait est qu'en passant près du Hédrou, j'ai vu un morceau de lande où il pousse bien des douzaines de galettes pour la saison. Tu sais que ça ne m'intéresse qu'un peu, ces choses-là, et seulement à cause des voisins qui ont du bien au grand air.
«Moi je n'ai pas fait belle pêche, ces jours. Je crois que le bar se fatigue de nos côtes. Il faut aller jusqu'aux îles pour le trouver, et encore! Ça m'oblige à mettre un peu plus de toile sur mon canot, qui est vieux comme moi.
«Je te dirai, ma chère fille, que j'ai chaviré une fois, depuis ton honorée du 30 juin, par le travers de l'île Rougie. Le bateau n'a pas eu de mal, ni ton père non plus. Ceux de Ploumanac'h nous ont relevés tous deux, en moins d'une demi-heure. Ne t'inquiète pas, ça n'est pas encore mon tour, comme tu vois.
«Je te dirai de plus que Marie-Anne va avoir son enfant dans bien peu de jours. Elle ne marche guère. Son mari est en mer, et elle voudrait bien t'avoir pour ce moment-là. Même elle aurait l'idée de te demander d'être marraine. Je sais que cela va te faire réfléchir. Elle n'osait pas t'écrire là-dessus. Moi, je m'en suis chargé, parce que la petite avait de la peine, depuis dix ans qu'elle ne t'a pas vue.
«Embrasse ta demoiselle, qui est ma petite-fille tout de même, et crois-moi ton père dévoué.
«Capitaine Guen.»
Madame Corentine relut la fin de la lettre. «Marraine, dit-elle à demi-voix, marraine!» Elle ne s'attendait pas à cette proposition, qui ajoutait à son trouble. Sous la phrase droite et sèche du vieux Guen, elle devinait l'émotion qu'il avait dû éprouver en écrivant cette lettre, elle entendait la conversation qu'il avait eue avec Marie-Anne, timide, épeurée par l'approche de cette maternité, désireuse d'avoir près d'elle sa sœur, «depuis dix ans qu'elle ne l'a pas vue». Et lui! il ne disait rien de lui, mais son sentiment n'était que trop clair. Pauvre père! lui non plus, depuis dix ans, n'avait pas vu sa fille, sauf une fois, à Jersey, en passant, mais sur la terre de Bretagne, chez lui, non, jamais, jamais elle n'avait voulu retourner...
«Marraine, songea la jeune femme en froissant la lettre dépliée, non, cela ne se peut pas. Remettre le pied à Perros, moi!»
L'intense irritation de tout à l'heure lui remontait par bouffées, et lui faisait dire «non!» Non, elle n'irait pas dans ce pays où elle avait trop souffert, d'où la méchanceté et la basse envie ameutées l'avaient fait partir...
Pourtant, la lettre du père, qu'elle tenait serrée entre ses doigts, lui chantait comme un refrain: «Marie-Anne va avoir son enfant... Son mari est en mer... Elle voudrait...» Et cela s'insinuait, elle le sentait bien, dans son cœur de femme, malgré les révoltes de l'amour-propre et les dénégations des lèvres.
Mauvaise soirée! Elle se leva, pour mettre un terme à ce combat intérieur. Il était l'heure de se coucher. Dans la chambre en face, Simone dormait; elle avait joint les mains qui s'allongeaient droites et blanches vers le mur. En écoutant, car le silence de la nuit s'était fait dans la rue, la mère entendait la respiration égale et pleine de l'enfant. Elle sentit un frisson rapide. Elle eut une sorte de vue claire d'un problème redoutable. Cette jeune fille qui dormait avait eu, l'après-midi, une initiative inquiétante. Elle pensait à son père, peut-être bien plus qu'elle ne l'avouait; elle désirait le revoir. Oui, la trop longue séparation avait dû faire éclore, dans cette âme de vierge, une sorte de père idéal qu'elle adorait en le cachant, comme d'autres le fiancé des premiers rêves. N'était-ce pas effrayant de laisser se développer, dans la contrainte où les sentiments s'exaltent, le souvenir embelli du toit paternel et du père? Ne valait-il pas mieux aller au-devant du danger, accepter bravement l'invitation de Guen?
Que répondrait-elle, madame Corentine, le jour où Simone lui dirait: «Mon devoir est de ne pas l'abandonner, je veux revoir mon père»? Que répondrait-elle? Et la question se poserait sûrement. A quoi servirait alors de dire oui? Quelle obligation Simone lui aurait-elle d'un consentement qu'elle aurait arraché, qu'on ne pouvait refuser? Et quelle autorité la mère aurait-elle pour fixer la durée de ce séjour? Une autorité bien diminuée, parce que l'enfant serait partie malgré la mère, parce qu'entre elles deux il y aurait eu une lutte sourde et longue avant d'en arriver là! Et si le père accueillait bien sa fille,—comment douter de l'accueil?—l'enfant très flattée, très adulée là-bas, penserait certainement qu'on avait eu tort de la retenir si longtemps, elle accuserait sa mère, elle ne lui pardonnerait pas, au fond du cœur, de lui avoir disputé cette joie naturelle, et, revenue à Jersey, elle y rapporterait une âme partagée, elle serait changée en une autre fille, qui examinerait curieusement et jugerait la longue jalousie de sa mère...
Peut-être une diversion immédiate, un voyage en Bretagne préviendrait cet avenir menaçant. Oui, passer huit jours à Perros, envoyer Simone à Lannion deux ou trois jours... Elle était maîtresse de limiter la durée d'une faveur que personne n'avait demandée. Elle ramenait sa fille à jour fixe. Elle avait le beau rôle, et Simone serait engagée à revenir, par le sentiment même de générosité qui aurait poussé sa mère à lui dire: «Va!» L'objection, le malaise né entre elles à l'occasion du père disparaîtrait. Il serait évident que madame L'Héréec n'avait pas peur, puisqu'elle envoyait l'enfant vers lui, qu'elle n'avait pas de rancune sauvage...
Hélas! la peur, la rancune, c'était au contraire, en ce moment, le plus vivant de cette âme bouleversée. A peine l'idée se fut-elle formulée dans l'esprit de madame Corentine, de risquer un voyage en Bretagne, la jeune femme se sentit toute défaillante. L'abandon qu'elle avait toujours craint, elle s'y précipiterait donc! Elle irait confier sa fille à ses ennemis! Encore s'il n'y avait eu que le mari, mais la mère, madame Jeanne, qui la détestait! Qui sait quand elle reverrait Simone, si elle la reverrait jamais? Sur un caprice d'enfant, sur une lettre du vieux Guen, elle serait folle, en effet, de risquer tout son bonheur, folle, folle...
Elle répétait le mot, dans la peur de ce silence de tout, dans le vide de son âme, dans l'anxiété de ses contradictions. Qui la délivrerait, qui l'éclairerait, qui la sauverait?
Un instant, elle, alla vers la fenêtre, et appuya son front aux vitres moites, derrière lesquelles la brume allait toujours, soufflée par le vent d'est. Tristesse des rues désertes, morne accablement des maisons où plus rien ne veille! Tout dort, il n'y a même plus un mouvement de passant, pas une étoile qui puisse tirer à soi l'abandonnée qui se débat et voudrait échapper à elle-même.
Alors madame Corentine a traversé la chambre, elle s'est approchée du lit où dormait Simone, et, la fièvre au cœur, elle a pris dans ses mains une poignée des grands cheveux bruns épars sur l'oreiller, elle s'est penchée, elle les a baisés avec passion, puis elle est demeurée debout, immobile, longtemps, à regarder dormir celle qui venait d'écrire au père, là-bas, sur la côte de France.
II
Le lendemain matin, quand Simone entra dans la chambre de sa mère, celle-ci dormait encore, lasse d'avoir veillé et d'avoir pleuré. La jeune fille s'avança sur la pointe des pieds, enveloppa sa mère de ses bras, et l'éveilla en l'embrassant longuement, sans rien dire, avec ce merveilleux tact des enfants qui grandissent, et qui savent déjà que les tendresses blessées n'ont pas besoin d'explication, mais de caresses pour guérir.
Elle retournait dans son appartement, heureuse d'avoir fait plaisir et de se sentir tant aimée. En passant à côté du métier, elle jeta un coup d'œil sur le dessin du canevas. A peine si le mouvement fut marqué: une inflexion légère de la taille, les grands cils qui s'abaissent et se relèvent. Mais elle avait vu que le trait à l'encre de Chine en était au même point. Madame L'Héréec avait deviné la pensée de sa fille.
—J'avais les yeux si fatigués hier soir, dit-elle, que je n'ai pu continuer.
Une demi-heure plus tard, elles descendaient au magasin, que la servante venait d'ouvrir et de balayer. Il faisait un soleil radieux. Et il était bien joli, sous cette pluie de rayons, l'étalage de la Lande fleurie. La lumière se brisait, en éclats de toutes les couleurs, sur mille objets aux surfaces polies, cailloux du Rhin, broches, bracelets, épinglettes, émaux, éventails en ivoire ou en plumes. Elle mettait une aigrette au bord rose des gros coquillages de l'Inde, sur les ongles des pattes de lagopèdes montées en porte-plumes et en coupe-papier, glissait en lueurs fauves le long des cannes de choux vernies, des cabbage sticks entassés dans un coin, cerclait d'une auréole les assiettes du Japon et les coupes de cristal, d'où s'élevaient, en pyramides crêpelées, tous les tabacs de la libre Angleterre, Virginian, Old Judge, army and navy mixture, Richmond gem, Orient, qui répandaient dans l'atmosphère un parfum de bazar levantin.
Simone aimait ces choses brillantes et bien rangées. Elle aimait les clairs jours d'été. Elle s'avança, ouvrant les yeux tout grands, comme si elle fût entrée dans une salle de bal, devinant que sa jeunesse et cette lumière étaient faites l'une pour l'autre.
Madame Corentine, qui la suivait, parut, au contraire, gênée par ce miroitement universel. Elle s'assit derrière un bureau qui occupait le milieu de la pièce, et se courba sur un livre de comptes, tandis que sa fille, debout, penchée au-dessus d'une vitrine, rangeait une collection de bijoux en granit de Jersey et de sous de l'île émaillés. Les doigts de Simone, à petits coups légers, redressaient l'alignement compromis par les acheteurs de l'avant-veille, donnaient une inclinaison plus heureuse à un croissant de pierre bleue ou rose, essuyaient un grain de poussière. Elle avait l'habitude et le goût de ce joli ménage. Son esprit ne s'y dépensait guère. Il lui en restait assez pour songer, et son cœur faisait du chemin autant que sa main en faisait peu, son cœur si jeune, grisé pour un rayon de jour. Elle pensait à son père qui, en ce moment peut-être, lisait la ligne tracée par elle sur la page blanche. Comment l'avait-il reçue? Un petit frisson l'agitait à cette idée. Elle se représentait bien la maison, le jardin, le salon où se tenait sans doute M. L'Héréec, avec sa mère, la sévère madame Jeanne, le coup de sonnette du marin, la porte ouverte par la vieille Gote; mais tout se brouillait ensuite, et elle cherchait, sans pouvoir la trouver, la figure de son père. Cinq années sans le voir avaient presque effacé l'image, altéré les contours, l'expression des yeux, le souvenir du son de la voix. Elle ne pouvait pas. C'était déjà comme si la mort avait passé, avec ses voiles qui s'ajoutent les uns aux autres, d'année en année. Pas même un portrait qui pût l'aider à ressaisir l'impression ancienne et si chère. Dans la nouvelle maison, tout ce qui rappelait le père était banni, excepté une photographie déjà jaune, datant des premières semaines après le mariage, et qu'elle avait aperçue une fois, un jour que sa mère feuilletait des liasses de lettres pliées en quatre.
Elle se ralentit un peu dans son travail, leva la tête, et regarda sa mère.
Madame Corentine avait appuyé son menton sur une de ses mains, et, les yeux vagues fixés sur la rue, elle réfléchissait. Elle avait l'air triste.
Comme tout avait changé, depuis la veille, pour une ligne d'écriture!
Simone se remit à ranger les bijoux de granit et les sous de Jersey. De temps en temps, elle levait les yeux vers le bureau d'où ne venait aucun bruit de plume rayant le papier, aucune ombre rapide d'un bras levé brisant les lueurs du parquet. Elle retrouvait toujours la même silhouette fine et songeuse.
Il devait y avoir autre chose que le souci de la veille, pour que madame Corentine fût à ce point absorbée dans ses réflexions. Après le déjeuner, elle annonça l'intention d'aller rendre visite à miss Ellen Crawford, vieille demoiselle pauvre, qui se disait toujours institutrice, bien que, depuis longtemps, on ne lui eût connu aucune élève, et pouvait sans déchoir, à l'abri de ce pavillon, rendre mille petits offices rétribués qui lui eussent fait sans cela un état inférieur: Miss Ellen gardait les cottages, les louait, gageait les cuisinières, et prenait en pension, dans son petit jardin de Springfield Road, les géraniums et les fuchsias laissés par les baigneurs ou par les familles en voyage.
Simone, restée seule, se demanda ce que sa mère pouvait bien avoir à confier à miss Ellen Crawford. Il lui fallut attendre, pour le savoir, plus d'une grande heure, vendre une demi-douzaine de cabbage sticks, de broches en vieil argent et de vues de Jersey. Enfin sa mère revint, et, comme personne ne se trouvait arrêté à la devanture du magasin:
—Simone, dit-elle, je viens de convenir avec miss Ellen qu'elle gardera la maison pendant une absence que je compte faire.
—Avec moi?
—Oui. Marie-Anne désire beaucoup que je sois marraine de son enfant; j'ai réfléchi, et j'accepte.
—Oh! maman!
La jeune fille traversa l'appartement; elle arriva, toute sa joie étonnée dans les yeux, jusqu'à madame Corentine, qui se tenait au delà de la porte, et enlevait son chapeau.
—Alors, Perros? dit-elle.
—Certainement.
—Et le grand-père Guen?
—Et même Lannion, si tu veux.
Simone voulut passer le bras autour du cou de sa mère.
—Merci, dit-elle, vous me faites si grand plaisir!...
Elle s'arrêta, sentant que sa mère la repoussait doucement.
—Laisse-moi, petite, laisse-moi. Nous ne partons pas tout de suite, d'ailleurs. Dans quatre jours: miss Ellen est occupée jusque-là.
L'enfant s'écarta. Elle vit que sa mère pleurait. Sa joie, brusquement refoulée, lui fit comme une blessure à l'âme. De nouveau, elles souffraient de tant s'aimer sans pouvoir se mettre à l'unisson.
Mais, un moment après, comme elles rentraient toutes deux dans le magasin, madame Corentine pria Simone d'aller chercher une liasse de papiers dans une des chambres du second. Simone partit. Elle monta l'escalier en courant. Et à mesure qu'elle montait, la joie recommençait à grandir en elle. Il fallait passer par un couloir vitré d'où l'on découvrait, par-dessus les toits voisins, le bout des jetées de Saint-Hélier et une large bande de mer. Simone s'arrêta. Elle regarda, tout attendrie, la limite bleue si loin, si loin. Et, comme personne n'était là pour l'épier, elle envoya un baiser vers la terre invisible de France.
Au retour, elle entra, sans raison, dans sa chambre de jeune fille, qu'elle trouva plus jolie que de coutume.
Des mots traversaient son esprit, bondissant l'un après l'autre, se rattrapant, se confondant, pêle-mêle, sans repos, comme des papillons de printemps: Perros, Trestrao, Marie-Anne, Lannion, Guen, Sullian, le père.
Et elle souriait à tous.
III
A peine le voyage de Lannion fut-il décidé, que madame Corentine regretta la parole donnée.
Elle était nerveuse, pâle, incapable de rien entendre en dehors de ses propres pensées qui la torturaient, quand elle monta, quatre jours après son entrevue avec miss Ellen Crawford, sur le pont de l'Alliance, le petit vapeur anglais qui fait le service entre Saint-Hélier et Saint-Malo. Étendue à l'arrière, sur une chaise longue, la tête enveloppée dans un châle, elle prétexta le malaise du roulis pour éloigner Simone: «Va, dit-elle, laisse-moi, je ne rouvrirai les yeux qu'à Saint-Malo.» Et elle se mit à penser, avec un trouble affreux, qu'elle allait perdre son enfant, qu'on la lui volerait, oui, sûrement, et à repasser toutes ces circonstances qui l'avaient amenée là, tous les mots échangés avec Simone depuis une semaine.
Des terreurs subites la prenaient. Et sa main, conduite par une espèce d'instinct de défense, touchait le sac aux armatures nickelées, posé près d'elle, et où elle avait renfermé la charte de sa liberté, la copie du jugement dont elle lisait de mémoire les lignes régulières, nettes comme des lames d'acier: «Au nom du peuple français, attendu qu'il résulte de l'enquête des sévices graves... Par ces motifs, prononce la séparation de corps entre les époux L'Héréec, avec tous ses effets de droit, déclare que la demanderesse aura la garde exclusive de l'enfant, qu'elle sera tenue seulement de remettre au mari pendant le mois de septembre...» Oserait-on, après cela, lui ravir sa fille? Non, il était lié. Elle avait pour elle la force des lois, les gens de justice. Elle en userait, au besoin. Elle se disait cela, et elle continuait quand même à s'enfoncer dans ce dédale de souvenirs, d'appréhensions, de raisonnements contradictoires, qui brisent l'énergie, et ne réparent pas les fautes commises.
Simone, après avoir refusé de quitter sa mère, la voyant immobile et la croyant assoupie, monta sur la passerelle. Il y avait peu de passagers. Elle s'accouda aux balustrades de fer, la figure dans le vent qui soulevait ses cheveux, près du lieutenant, un marin irlandais, que sa mère et elle avaient connu à Saint-Hélier. Et, pendant plus de deux heures, tandis que le bateau courait, brisant les lames courtes, elle prit un plaisir d'enfant à se faire expliquer la route, les manœuvres, les courants qui portent sur les roches, les balises. Le lieutenant racontait des histoires de mer, souriant dans sa barbe blonde aux questions de la jeune fille, et lui nommait les écueils, les uns trouant les vagues, les autres invisibles, reconnaissables seulement au bouillonnement et à la nuance de l'eau.
Bientôt Cézembre émergea, ronde comme un chaton de bague. La terre de France, simple ligne d'abord, se dentela, prit couleur, s'éleva. Le clocher de Saint-Malo pointa dans l'azur, et ce fut l'entrée de la Rance, large et superbe, toute blonde sur ses bords de roches et toute bleue au milieu, avec des lointains de forêts comme les fjords de Norvège.
Alors Simone, enthousiaste, descendit par l'échelle de la passerelle. Les mots d'admiration se pressaient sur ses lèvres. Elle fut surprise de trouver sa mère debout, qui la regardait venir, en souriant un peu derrière son lorgnon d'écaille.
—Est-ce beau, cette Bretagne!
Madame L'Héréec répondit, avec moins d'accent, mais avec un sérieux qui n'échappa point à Simone:
—Oui, très beau. Cela fait je ne sais quoi de se retrouver en France, n'est-ce pas, Simonette?
Et elle caressa la joue de Simone du bout de sa main gantée.
Dès leur arrivée, madame Corentine et sa fille prirent le train de Bretagne, mais elles s'arrêtèrent à Plouaret. Le lendemain seulement, vers dix heures, une calèche de louage vint les prendre, pour les mener à Perros, en tournant Lannion. Madame Corentine ne voulait pas s'exposer à rencontrer son mari, elle voulait éviter jusqu'à la vue de l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, massif entre ses deux jardins, avec ses contrevents bruns, son toit long coiffé d'un bourrelet de zinc, et qu'on aperçoit des coteaux voisins, au-dessus des ormeaux du Guer.
Il fallut couper à travers la campagne, par les chemins tordus autour des fermes. On allait lentement. La matinée avait la douceur bretonne, pénétrante et voilée. La brume, qui s'était embaumée toute la nuit sur les landes et les chaumes, comblait encore les vallées, et fumait sur les buissons bas, tandis que le soleil chauffait les arêtes rocheuses couronnées de pins. Les alouettes, qui sont nombreuses sur les côtes, se levaient et montaient pour voir la mer. On devinait que la splendeur de midi serait superbe et courte.
Madame Corentine, assise à droite, au fond de la calèche, resta d'abord silencieuse et distraite. Souvent, elle jetait un regard rapide sur les hauteurs qui cachaient Lannion. Ses yeux s'animaient comme au voisinage du danger. Un sentiment de révolte et de défi faisait redresser cette petite tête volontiers hautaine. Puis l'émotion d'une minute s'effaçait. Les yeux bleus se laissaient prendre aux détails familiers de la route. Un apaisement, un demi-sourire détendaient la physionomie de la jeune femme. Madame Corentine passait où elle avait passé petite fille, jeune fille, jeune épousée.
Quand les collines de Lannion, évitées par un long détour, bleuirent derrière la voiture, quand les chevaux, rendus plus vites par les effluves salins, commencèrent à trotter sur la route de Perros, cette impression devint dominante, et se fixa. Madame Corentine répondit aux questions de sa fille, s'intéressa à tous les clochers de l'horizon, se pencha quand Simone se penchait, pour lire, sur les bornes, les kilomètres franchis. Les inquiétudes avaient disparu. Le charme du pays natal prévalait souverainement. La mère et l'enfant se retrouvaient, unies dans la même attente joyeuse. Au sommet des côtes, les pinières dressaient leurs bouquets de poils drus, qui chantaient. Par l'ouverture étroite des vallées, chacune ayant son ruisseau plein de menthes et sa ferme écrasée parmi les arbres, la mer apparaissait, entre deux pointes de falaises, d'où venait le souffle frais et l'étincelle des vagues. On approchait de Perros.
IV
—Petite, attrape l'amarre!
Le capitaine Guen, qui arrivait à la godille, et doublait la pointe de la jetée de Perros, lança un paquet de cordes qui se déroula, et vint tomber sur la haute levée de granit, couverte de goëmons comme un vieux mur où grimperaient des lierres bruns. Marie-Anne se baissa avec effort, et attacha la corde au dernier échelon d'une échelle de fer. Le douanier de service regardait.
—Est-ce que la pêche est bonne, père?
M. Guen, sans répondre, se mit à parer son canot, en alignant, le long des bordages, les deux avirons, la gaffe et le bâton de sapin qui lui servait de beaupré. Le bruit des bois heurtés s'en allait, porté au loin par l'eau, dans le petit port en demi-cercle. Cette musique-là réjouissait le capitaine, et donnait de l'importance à son débarquement. Il ne se pressait pas. Des baigneurs, qui l'avaient aperçu, hâtaient le pas dans l'espoir d'acheter du poisson.
—La pêche doit être bonne, puisque vous ne répondez pas! reprit la jeune femme, les mains jointes sur le devant renflé de sa jupe grise.
Le capitaine enleva encore son ciré de toile, l'enferma dans un placard, à l'arrière, revêtit sa veste usée à deux rangs de boutons d'or qui lui donnait haute mine, puis, saisissant d'une main les barreaux de l'échelle, il monta, tenant de l'autre un panier d'où s'échappaient des gouttes de saumure mêlées d'écailles, qui tombaient dans la mer.
—Voilà! fit-il en apparaissant sur la jetée: dix dorades, deux vieilles et un congre, un petit, par exemple!
—Combien vos dorades, mon ami? demanda une voix d'homme, dans un groupe de cinq ou six curieux qui s'était formé autour de lui.
—Je ne vends pas mon poisson! dit le capitaine.
Il se redressa, en se voyant entouré d'étrangers, de ces «gallos» qu'il n'aimait guère, et, par-dessus leurs têtes, comme il était très grand, il regarda quelque chose droit en face de lui, sur le quai, là-bas. C'était son habitude, quand il prenait terre, de donner le premier coup d'œil à sa maison. Il aimait la revoir, en retraite sur l'alignement des autres, avec la porte abritée d'un auvent, et ses deux fenêtres ouvertes sur la baie, par où la brise entrait jusqu'à la nuit. Et ma foi, il n'avait point l'air ainsi d'un homme qui vend ses dorades, le capitaine Guen! Son cou, maigre et tanné, portait une tête petite et aplatie, une tête de goëland. Comme beaucoup de marins, Guen avait des oiseaux du large l'œil bleu vert et transparent. Quand il se fut assuré que tout était bien en place, dans le bas Perros:
—Enlève, petite!
Marie-Anne souleva le panier, le douanier porta la main à son képi, et Guen se mit à marcher rapidement vers le bourg. Arrivé à l'endroit où la jetée se coude pour rejoindre le quai, il se détourna pour voir l'étranger qui lui avait ainsi fait perdre ses mots, leva les épaules, et dit, d'une voie radoucie, tandis qu'une sorte de contentement plissait ses joues raidies par le vent et par le sel:
—Eh! eh! Marie-Anne! jolie pêche, n'est-ce pas?
—Oui, père!
—Et je n'ai été que jusqu'à la Noire de Thomé, sais-tu? Je n'avais qu'à moitié le cœur à mes lignes. Toujours je croyais qu'il nous était arrivé quelqu'un. Personne n'est venu?
—Non, personne, répondit la jeune femme en changeant de main le panier.
—Et pas de lettres?
—Ça sera pour demain. Dommage que ton Sullian ne soit pas là, lui qui aime tant la soupe de vieilles! Enfin tu les porteras aux Tudy, qui sont pauvres.
—Oui, père.
Ils longèrent le quai, où quelques notables, moins actifs que le vieux Guen, revenus de toute navigation, même de la petite, bonnes gens à colliers de barbe rude, assis sur les bornes d'amarre et les pieds sur les câbles, échangèrent avec le capitaine le grognement bref des anciennes connaissances du même port. Ils baissaient la tête, balbutiaient un bonjour, et laissaient passer avec la belle indifférence d'un navire qui en croise un autre.
Guen, au milieu du port, inclina à droite, entra dans le petit cul-de-sac qui formait une place minuscule au-devant de sa maison, passa sous l'auvent couvert d'ardoises épaisses, d'un bleu gris, qui tremblaient, les jours de tempête, comme un clavier de castagnettes, et ouvrit la porte.
Pas de lettres! Cela le tourmentait un peu. Pourquoi Corentine n'avait-elle pas écrit, ni Sullian?
Selon son habitude, quand il rentrait de la pêche, il s'assit à califourchon sur une chaise, et alluma sa pipe, tourné vers le maigre feu qui faisait bouillir la marmite.
—Je sors, père, dit Marie-Anne; je vais chez les Tudy.
Quand elle eut refermé la porte, la longue salle enfumée redevint aux trois quarts obscure. Une seule fenêtre l'éclairait, petite et grillagée, à droite de l'entrée. Il faisait nuit de bonne heure dans cette pièce basse, qui servait de cuisine et de magasin de pêche au capitaine. Une table, des chaises, des filets, des lignes roulées sur des lièges, une paire d'avirons pendus au mur, une voile neuve dans un angle, c'était tout l'ameublement. Par prévision, depuis quatre jours, on avait dressé dans le fond un lit de bois pour le capitaine: si les Jersiaises allaient arriver! La chambre du capitaine, là-haut, était prête à les recevoir. Mais non, rien, pas de nouvelles!
Pourquoi se tourmenter, cependant? Corentine était comme cela, capricieuse, irrégulière. N'allait-elle pas se décider tout à coup et sans prévenir? Il la connaissait bien, sa Corentine! Si elle allait revenir au pays, là, chez lui! A cette pensée, qu'il avait eue pourtant bien des fois, Guen sentit son cœur se troubler.
C'est qu'il l'aimait bien, Corentine! Il l'avait aimée, même, d'un amour de prédilection, quand elle était jeune fille, et qu'on le louait si souvent à cause d'elle. Au retour de chaque voyage, il la trouvait embellie. Il comptait avec orgueil qu'il pourrait lui donner une dot assez ronde, pour une fille de simple capitaine, vingt mille francs, et qu'elle serait recherchée par quelque breveté, commandant un beau navire à vapeur, un de ceux qu'il aurait voulu être, lui.
Hélas! ç'avait été son grand chagrin bientôt, sa fille aînée. Il ne lui en avait pas gardé rancune. Il l'avait excusée tant qu'il avait pu, disant: «Attendez, laissez venir le temps», et, plus tard, quand, répudiée, chassée de Lannion, réfugiée à Perros pendant le procès qui se déroulait, elle était en butte aux médisances de tant de mauvais cœurs jaloux, ne cessant de répéter: «On n'a pas su la prendre, on a été trop dur avec Corentine, oui, trop dur!»
Ses raisons n'étaient jamais bien abondantes ni compliquées. Il n'avait point voulu entendre ce qu'on lui contait des dépenses, de la coquetterie et des impertinences de sa fille. Et il était demeuré frappé dans sa joie de vieux brave homme, dans la paix de sa conscience droite, comme par un malheur injuste, quand madame Corentine, séparée, trouvant la vie impossible à Perros aussi bien qu'à Lannion, s'était enfuie à Jersey.
Depuis ce moment-là, il s'était mis à pêcher avec passion. Il passait des jours, quelquefois une partie de la nuit, dans son canot à une voile, toujours seul et par tous les temps. Les retraités de son âge, qui le voyaient tant naviguer et se lasser, lui, un riche, qui avait bien le moyen d'acheter son poisson, disaient: «C'est Corentine qui lui manque. Il a un chagrin, cet homme-là.» Et ils n'avaient pas tort.
Mais la maison du port l'induisait aussi en tentation. Rien ne volait, rien ne flottait sur la baie qu'il ne le vît, pas un coup de vent, pas un yacht, l'aile tendue, gouvernant vers la jetée, pas un vol de ces petites bécassines qui vont, comme des balles d'écume fouettées du vent, d'une grève à l'autre. Des fois, quand il souffrait d'un rhumatisme, il regardait par la fenêtre de sa chambre, pendant des heures, la ligne d'horizon, nette, légèrement courbée, et il naviguait en pensée. Il s'en allait bien loin dans les grands espaces, dans l'infini où il avait commandé ce petit point obéissant, mobile, intrépide, qui s'appelait l'Armide ou le Légué.
Des ports lointains où il s'était arrêté, des escales pour une avarie, pour un supplément de charge à prendre, lui revenaient en mémoire, et les navires qu'on croisait, et les jolis profits du commerce que lui permettait l'armateur, et les nuits sous les vergues tendues qui criaient, d'un gémissement doux, à chaque houle, et le susurrement continu de la brise dans les mâts de sapin, si beaux chanteurs qu'on les eût dit accordés ensemble pour se répondre et siffler en parties! Il y avait si longtemps que la mer lui avait pris le cœur! Il se rappelait les fiançailles, quand, futur mousse aux pieds nus, il courait dans les vases du Guer, pêchant des crabes et des anguilles jusque sous la carène des goëlettes amarrées au quai; il se rappelait le capricieux et fort amour dont elle l'avait aimé, elle aussi, quarante-cinq ans durant, ses caresses, ses colères, l'indicible malaise qu'il éprouvait loin d'elle, les nuits toujours parlantes, l'œil mobile des lames qui fuirent. Oh! il était bien de la race aventureuse dont il est dit, dès les siècles anciens, qu'elle aimait à se lancer sur la mer pour y découvrir des îles, de l'espèce des oiseaux qui ne trouvent pas seulement leur nourriture au large, mais qui aiment à y planer pour le plaisir et pour le libre essor de leurs ailes.
Cependant, toute cette douceur qui lui venait du voisinage de la rade était empoisonnée par la pensée de la séparation d'avec sa fille aînée. Même en regardant la mer, même en se souvenant de ses belles années, il se rappelait les mauvaises. Il y avait des calomnies, des mots qu'il ne pouvait plus chasser. Par exemple, cette phrase de madame L'Héréec la mère, de madame Jeanne, comme on la nommait, disant au tribunal: «Je savais, dès le début, que mon fils se repentirait de cette mésalliance, et je l'en avais prévenu.»
Mésalliance! Qui donc, en pays breton, avait le droit de prononcer un mot pareil en visant la fille du capitaine Guen? Qui donc pouvait accuser la famille d'avoir manqué d'honneur ou de probité, et qui donc pouvait se vanter d'être de meilleur sang, plus honnête, et peut-être, après tout, plus illustre?
Car il y avait, au sujet des Guen, de vieilles traditions. Le capitaine ne s'en vantait pas, mais il les connaissait. On disait que la race était parente de l'apôtre armoricain, saint Guénolé. Tout petit, il avait été bercé au récit que les grand'mères, discrètement, racontaient, sous l'abri de leurs capes, les soirs d'hiver. Il savait l'histoire du saint, fils de comte, dont le nom signifiait: «Il est tout blanc»; âme toute blanche, en effet, réfugiée de bonne heure dans la discipline monastique, à l'ombre errante du manteau de saint Corentin, que les landes de Bretagne voyaient passer tour à tour; âme égale et sévère pour elle seule, qui fut prise de pitié aux chants de fête de la ville d'Ys, et pleura, devant le roi Grallon, sur la ruine prochaine de la grande cité; âme éprise de solitude aussi, vagabonde au service de Dieu. Comme ils étaient nombreux, dans la rudesse des temps païens, ces jeunes hommes, fils de pères grossiers et de mères délicates, qui conservaient de l'un le goût des longues courses et des navigations à l'aventure, et développaient l'instinctive pureté de l'autre jusqu'au renoncement du cloître! On les voyait passer, amaigris par le jeûne et rayonnants de visage, au lendemain des douleurs publiques, soit des rencontres d'hommes d'armes, soit des pestes, soit des pillages qui laissent les maisons vides et les champs sans moisson. Pour les deuils, pour les querelles entre frères, pour les enfants premiers-nés emportés dans leur fleur, on les appelait en hâte. Ils venaient, ils consolaient, et parfois rendaient toute la joie perdue en ranimant les morts. Puis ils s'en allaient, ayant peur d'eux-mêmes et des louanges du monde. Ils retournaient au monastère, dont la porte s'ouvrait sur plusieurs lieues de landes ou devant la mer infinie. Parfois, ils prenaient un pain d'orge, leur bourdon, un livre de chant, et, montant sur une barque, ils allaient à la recherche des îles, encore plus loin des hommes, encore plus près de Dieu. Et leur cœur était ravi dans le bruit des vagues. Et l'instinct profond de leur race chantait en eux, parmi les écueils.
Que de fois Guen, avec son équipage de bons matelots, choisis dans Perros et Lannion, avait contourné la presqu'île bretonne et passé le raz de Sein! Il regardait alors, avec un sentiment d'amour et de prière, l'île plate, rase sur la mer toujours creusée de lames. Dans les beaux jours, à l'époque où les pêcheurs mettent le feu au goëmon dans leurs champs, il s'élevait de là des fumées légères, droites dans le ciel pâle. Guen songeait que l'aïeul avait fait ainsi. Le disciple de saint Corentin avait semé l'orge sur ce rocher. Ses cantiques s'étaient répandus parmi les houles, mêlés aux voix d'oiseaux. C'est de là que, voulant regagner le continent et n'ayant plus de barque, il s'était mis à marcher sur le détroit avec ses compagnons, et qu'on les avait vus s'avancer en file, tout blancs, pareils à une troupe d'alouettes de mer qui suit le creux des lames. Toujours Guen cherchait du regard l'endroit le moins large du raz et la pointe probable où ils avaient dû aborder.
Se rattachait-il vraiment, par une suite d'ancêtres inconnus, pêcheurs de homards et de congres, à la race du comte Fragan, qui vit périr la ville d'Ys? Un signe aurait pu donner, un seul, quelque ombre de vraisemblance à la légende: la seconde fille de Guen, Marie-Anne. Celle-là était demeurée fille du peuple. Elle avait conservé le costume, l'allure et les préoccupations ménagères de ses compagnes d'école. Au sortir des classes, elle n'avait pas demandé des leçons particulières, comme Corentine, ni couru les assemblées, ni rêvé bien loin un mari. Tout son roman tenait entre l'église de Perros et la maison du vieux Guen, où, un jour, vers la vingtième année, un capitaine au long cours était venu la demander en mariage, où, depuis, elle attendait, pendant des mois, silencieuse et l'esprit toujours en mer, des réunions qui duraient à peine des semaines. Ce n'était qu'une femme de marin, dans un bourg de la côte bretonne. Mais l'étrange et charmante physionomie qu'elle avait, et qui la distinguait de toutes les autres: des yeux mauves très doux, des cils si fins et si dorés qu'on n'en voyait que le rayon, point de sourcils, deux grands bandeaux de cheveux d'or sous la dentelle de la coiffe, la bouche longue, les épaules tombantes et, surtout, une sorte de transparence de visage à travers laquelle se lisait une seule pensée, grave et pure, comme dans les images de saintes! Ceux qui la voyaient prier dans l'église de Perros songeaient à des figures de fresque. Elle faisait une impression de passé noble et lointain.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que la légende, même incertaine, et dont il ne se vantait jamais, avait contribué à bien poser le capitaine dans le pays de Perros-Guirec. Sans doute, il n'était que Lannionnais, et il avait vécu à Lannion jusqu'à son mariage. Mais, pour une distance de six kilomètres, l'excommunication bretonne peut être levée: on l'avait adopté à Perros. Il y jouissait de l'estime et d'une autorité particulière dans les choses de la mer. Quand on était longtemps sans nouvelles d'un bateau, les femmes ou même le syndic venaient le trouver: «Capitaine, il y a la Marie qui devait arriver la semaine dernière de Christiana; elle n'est pas encore signalée?» Il avait toujours une explication rassurante: les relâches dans les petits ports, les avaries qu'on répare dans des îles, certains courants dont il se souvenait et qui mangeaient la marche des navires. Si Guen ne faisait pas partie du conseil, c'est parce qu'il ne l'avait pas voulu.
Il réfléchissait justement à ce défaut de nouvelles où l'on était du beau dindy commandé par son gendre, la Jeanne, de Lannion, et il se donnait des raisons qu'il approuvait de la tête.
Un bruit de pas qui claquaient sur la terre dure de la place. Il écouta. C'était le pas alourdi de Marie-Anne. Il y avait aussi des voix, plusieurs, des voix douces. Qu'est-ce que cela? Serait-il possible?... Guen se leva, déposa sa pipe dans un trou de la cheminée, et ouvrit la porte.
—Père, c'est Corentine! dit une voix. Grand-père, c'est Simone! dit une autre.
Avant qu'il eût pu se reconnaître, il se sentit attiré par deux bras jetés sur ses épaules. Il se pencha, et deux lèvres fraîches, un pli de voilette relevée, un nœud de satin froissé se posèrent sur sa joue hâlée.
—Bonjour, père!
Il ne dit rien, mais il la serra si fort contre son cœur qu'il l'enleva de terre un moment. Puis, détachant ses bras, et se reculant, et fermant à demi les yeux, comme s'il avait voulu juger la voilure neuve d'une goëlette:
—Pas changée! dit-il, la même, bien la même! Et l'autre? Voyons?
Simone se tenait en arrière de sa mère, un peu à gauche. La porte entre-bâillée laissait en pleine lumière cette grande jeune fille, rose comme une Anglaise, étonnée, souriante et grave. Le capitaine la considéra de la tête aux pieds, examina son chapeau de feutre noir, où s'enroulait un voile blanc, son cache-poussière, qui était un vêtement nouveau pour lui, et, ne reconnaissant point en elle le type des Guen, ni leur manière d'être, en fut comme décontenancé.
—Ma foi, fit-il, je ne l'aurais point avouée pour mienne dans la rue, cette enfant-là, Corentine. Bonne mine, d'ailleurs... Comme la voilà grande!
—Je le crois bien, depuis le temps que vous ne m'avez vue! Vous ne m'embrassez pas, grand-père?
Elle s'avança, droite, tendit une joue, puis l'autre.
—Vous savez, grand-père, dit-elle posément, c'est moi qui ai voulu venir.
—Qu'est-ce que tu dis, Simone?
—Maman, il ne faut pas me démentir. Je vous suis si reconnaissante d'avoir consenti! Oui, grand-père, je suis très heureuse d'être ici. Je m'y reconnais!
—Oh! petite, ça n'est guère possible!
—Parfaitement, et je me souviens encore des deux jolis bricks de la chambre, là-haut!... Je vois bien que vous me prenez pour une demoiselle. Mais je n'en suis pas une, allez! Pour vous le prouver, si tante Marie-Anne veut me garder avec elle, je l'aiderai à préparer le dîner.
Elle avait déjà tiré l'épingle qui tenait son chapeau, et accroché le feutre à la dent d'une ancre pendue au mur.
Le capitaine la suivit du regard, content, au fond, de cette franchise et de cette décision, se demandant: «Qu'est-ce que c'est que celle-là?»
—Comme il te plaira, répondit-il. Marie-Anne devient lourde, la pauvre, et un peu d'aide ne lui fera pas de mal. Toi, Corentine, viens là-haut, que je te montre ta chambre.
Ils s'engagèrent, le capitaine précédant sa fille, dans l'escalier de bois à petits paliers, bordé de colonnes torses, vieille relique bretonne de cette vieille maison.
—Vous excuserez Simone, mon père, dit madame Corentine à voix basse: c'est un peu une enfant gâtée... toute seule avec moi... vous comprenez...
—Gâtée? Ma foi, je n'en sais rien encore, repartit tout haut le marin, qui se sentait porté à défendre sa petite-fille; non, ce qu'elle a dit n'est pas mal du tout. Seulement elle n'a pas pris de ton côté, voilà!
—Je crois, en effet...
—Il n'y a pas de crime à cela, Corentine. Il avait bien ses qualités, lui aussi! N'avait été la mère, la dame Jeanne, les malheurs ne seraient peut-être pas arrivés.
Le nom du mari ne fut pas prononcé. Mais madame Corentine éprouva une sorte d'impatience de le sentir si près. Deux portes ouvraient sur le dernier palier: en face, la chambre de Marie-Anne; à droite, celle du capitaine. Madame Corentine se hâta d'entrer dans la dernière.
—Que vous l'avez bien arrangée pour nous! dit-elle.
C'était vrai. Tout reluisait, tout avait été frotté, lavé ou épousseté: les bois du lit, de vieux noyer, sculptés de feuilles de trèfle et d'où débordaient deux draps brodés, fleurant la verveine; les deux coquillages de l'Inde, à valves roses, garnis d'épines blanches comme des clochetons, qui flanquaient, sur la cheminée, le rameau de corail épanoui sous verre; la longue-vue suspendue à deux clous; le brevet de capitaine encadré; deux gravures coloriées représentant les anciens navires commandés par le capitaine, un brick et une goëlette d'une fidélité de lignes et de gréement excessive, posés sur une mer très régulièrement labourée avec du bleu et du vert: tout, jusqu'aux vitres, un peu épaisses, mais nettes, de la fenêtre, à travers lesquelles on apercevait un géranium en pot, des tiges de volubilis grimpant à une ficelle agitée, et la belle rade au delà, la royale avenue que font les collines en s'écartant, pour le plus grand bien des caboteurs de Perros, et pour le plaisir des vieux capitaines en retraite.
—Cela vaut mieux que Jersey, hein? demanda Guen, qui voyait madame Corentine fixer le large un peu rêveuse.
—Oui! fit-elle, sortant de cette distraction et secouant le piquet de plumes noires de son chapeau: bien mieux!
—Si seulement Sullian était avec nous!
—Où se trouve-t-il?
—A Bilbao, chargeant pour le retour. Si tu nous restes un peu, tu auras la chance de le revoir. Nous attendons de ses nouvelles. Il se hâtera de revenir, tu comprends!
—Oui, embrasser le petit dans son berceau... Elle est bien lourde, Marie-Anne!
—N'est-ce pas? dit Guen avec un sourire. Ce sera un garçon!... Dire que si mon gendre Sullian était là, nous serions...
Il voulait dire «au complet». Mais il songea qu'un autre manquerait encore, le premier gendre. Et il rougit, le vieux Guen, en s'arrêtant de parler, comme quelqu'un qui n'a pas l'habitude de rien taire, et qui se trouve pris.
Corentine n'eut pas l'air de comprendre, et dit, en revenant sur ses pas:
—Nous allons être bien ici, père! Voyons la chambre de Marie-Anne?
Quelques heures plus tard, ils dînaient tous dans la salle basse, autour de la table ronde qui n'avait jamais eu de rallonge. Les quatre couverts étaient mis sur une nappe fine, repassée par la plus adroite lingère du bourg. Guen avait en face de lui Corentine, à droite et à gauche sa petite-fille et Marie-Anne.
Entre les convives c'étaient des regards heureux, et cette conversation brisée de gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps, et qui effleurent tous les sujets, dans la hâte de se remettre au point les uns des autres, et de tout dire pour se mieux faire agréer.
Plus que les autres, le capitaine causait. Il racontait des pêches, des histoires du haut et du bas Perros, il se souvenait, il rajeunissait, et retrouvait ses formules et jusqu'à ses intonations du vieux temps, pour dire, à propos de tout:
—Eh bien, petite Corentine, le pays breton, est-ce assez bon?
Corentine subissait à sa manière le charme de la réunion. Comme beaucoup de natures que la vie a tendues, que l'effort à soutenir, le rôle à jouer surexcitent, elle éprouvait une détente, elle jouissait de pouvoir s'abandonner librement en paroles, sans être jalousement observée, comme à Jersey, par des étrangers qui ne comprennent jamais tout de nous-mêmes. Marie-Anne, au nom de Sullian, souvent prononcé, souriait de ce sourire infiniment doux et grave qu'ont les statues de saints dans les églises et les filles de pure race celte dans les coins ignorés de Bretagne. Mais le dialogue était vif surtout entre le capitaine et Simone, Simone, curieuse des moindres détails, nouvelle en ce pays qu'elle avait à peine entrevu dans son enfance, et qui s'apercevait de la conquête rapide qu'elle faisait en la personne de son grand-père.
—Nous irons voir l'église demain, n'est-ce pas, grand-père?
—Oui, ma mignonne.
—Et la plage de Trestrao?
—Sans doute.
—Et la pointe du château où vous avez chaviré?
—Je le crois!
—Et puis nous irons à Ploumanac'h, quand la mer sautera autour du phare? à Trégastel aussi? Grand-père, il faudra décider maman à venir avec nous au pardon de la Clarté. C'est bientôt?
—Le 15 août.
—Elle viendra! Voyez-vous comme elle a envie de dire oui! Elle viendra! Dans la carriole du boulanger! Je ne veux pas de voiture. Nous ferons comme maman faisait, quand elle avait mon âge!
Ce soir-là, la maison du capitaine, bien close contre le vent, contre les regards, ressemblait à une île où des gens heureux se seraient retirés à l'abri, ignorés, sans témoins. Personne encore, ou bien peu de gens savaient l'arrivée des deux Jersiaises. L'émotion du retour était dans sa fraîcheur. Les souvenirs, qui remontent comme une plante vivace, n'avaient pas eu le temps de jeter leurs grandes rames tristes dans cette subite floraison de joie.
Le vieux Guen rayonnait. Bien tard, quand tout le monde fut couché, il ouvrit discrètement la porte, il s'échappa pour se promener à grands pas sur la jetée, où la mer montait caressante et chantante. Il reconnut son canot, et, pour la première fois depuis longtemps, ne songea pas aux projets de pêche pour le lendemain. Il pensait: «Que c'est bon de se retrouver!» Et cela lui remplissait l'âme. Et les voyageuses, dans la chambre qu'il apercevait de loin, à cause de la veilleuse allumée, pensaient de même.
Seule, Marie-Anne rêvait des villes lointaines, des ports qui ne devaient pas ressembler à celui de Perros, et qu'elle s'efforçait d'imaginer, parce que son mari était en voyage. Sullian lui manquait. Elle ne vivait qu'à demi en son absence. Mais elle se sentait raisonnable, ce soir, et confiante, comme protégée par la joie des autres.
V
La veille au soir, 14 août, les cloches de la Clarté avaient sonné pour annoncer le pardon du lendemain. Elles avaient sonné longtemps, à toute volée, dans le clocher de granit qui pointe, au bout de la plage de Perros, sur l'arête rocheuse partie de la mer et montant vers les collines. Il y avait déjà du monde autour du hameau sans verdure, des jeunes surtout, venus pour le feu de l'Assomption. Et, selon l'ancien usage, le vicaire était descendu, en procession, bénir et allumer le bûcher de fagots et de broussailles dressé un peu plus bas, près d'un calvaire. On avait aperçu la flamme de plusieurs lieues, les gens de mer qui passaient inconnus dans la nuit, les gens des terres qui veillaient. Longtemps des traînées d'étincelles avaient tournoyé en l'air, voyageant parmi les étoiles, et madame Corentine, debout sur la falaise de Perros, debout et muette derrière le groupe des siens, s'était souvenue de la joute des jeunes gens bretons, sautant par-dessus les tisons ardents, emportant la braise rouge aux talons de leurs bottes, pour montrer leur courage aux belles qui sont venues, et puis de la promenade que font les fiancés, la main dans la main, autour du bûcher, pauvres gens naïfs dont l'amour longtemps caché, secret des chemins bordés d'ajoncs ou des roches de la côte, s'épanouit et se déclare devant la Bretagne assemblée, en la nuit de vigile.
Les cloches avaient sonné. Elles s'étaient tues. La pleine nuit avait dispersé les amants, et, depuis des heures et des heures, il n'y avait plus, sur l'immense dentelure des côtes, d'autre lueur que le feu du petit phare de Ploumanac'h; il n'y avait plus d'autre bruit que le roulement ininterrompu des vagues sur les plages et le sifflement du vent qui fraîchissait aux pointes des falaises.
Les hommes tiennent si peu de place dans la nuit!
Cependant beaucoup étaient en marche. Car on vient de très loin au pardon de la Clarté, d'au moins cinq ou six lieues, de plus loin encore. Dans les ravins pleins d'herbe, au bord des ruisseaux tout couverts de vapeur, dans la buée lourde des iris et des menthes foulés aux pieds des bœufs, des fermes s'éveillaient; des gars bretons allaient donner l'avoine aux chevaux immobiles devant le râtelier et qui penchaient la tête, endormis sur trois pieds; dans les maisons de Trégastel, de l'Ile-Grande et de Pleumeur, dans le pays côtier tout entier frémissant sous la même nappe régulière du vent qui passe, les pêcheurs, plus tôt que d'ordinaire, et comme aux jours où la marée le commande, sortaient du lit, et allumaient la résine. «Est-ce qu'il est temps de partir déjà, mon homme?—Oui, deux heures avant le jour.» Et l'homme allait ouvrir la porte, observait les nuées glissant sur le ciel presque entièrement obscur, et revenait dire, ayant vérifié l'heure à je ne sais quel signe mystérieux: «Il est temps.»
Chez les Guen aussi, on se préparait. Madame Corentine l'avait voulu ainsi, malgré la petite distance qui sépare Perros de la Clarté, pour échapper aux commérages dont elle eût été l'objet, en plein jour, tant qu'aurait duré le voyage, parmi les groupes inoccupés des voisins et des voisines. Déjà elle avait deviné derrière elle, plus d'une fois, le murmure des anciennes médisances échangées d'une porte à l'autre, et elle était résolue à ne se montrer que le moins possible en Perros. Elle s'habillait donc, à la lueur de la minuscule lampe à pétrole, l'unique lampe de la maison, que Guen avait prêtée à sa fille. Dans la chambre voisine, elle entendait aller et venir Simone et, de temps en temps, la voix couverte et lente de sommeil de Marie-Anne, faisant des recommandations pieuses.
—Tu prieras pour moi?
—Pour Sullian, qui est en mer?
—Oui, tante.
—Pour le petit qui doit venir?
—Oh! bien sûr!
Elle ajouta quelque chose bien bas, une demande secrète à peine murmurée, qui ne parvint pas jusqu'à la chambre voisine. Madame Corentine se pencha dans l'entre-bâillement de la porte, sans être vue, et elle aperçut, devant une glace, Simone qui répondait de la tête un oui sérieux.
Quand ils furent tous partis, Marie-Anne descendit en chemise pour aller pousser le verrou de la porte, puis elle se recoucha, ayant froid, ayant peur dans la maison déserte.
Il faisait noir dans la chambre. Le vent secouait les ardoises de l'auvent et les volets fendus, par où entraient les lueurs pâles du matin. Elle se tourna du côté du mur, et ferma les yeux.
La mer montait.
Tout à l'heure le bruit des pas, la voix du père, de Corentine, de Simone, les roulements de la carriole s'éloignant, couvraient la plainte de la marée. A présent elle emplissait tout le grand silence du bourg endormi; elle arrivait, apportée de toutes les plages voisines, de tous les écueils semés au large, tantôt aiguë et sifflante, tantôt sourde, toujours triste.
Oh! quand elle était petite, Marie-Anne était curieuse de la mer et attirée par elle. Dans les jours d'été, elle restait des après-midi entières, gamine aux cheveux emmêlés, couchée à plat ventre sur les falaises, à voir galoper les vagues et l'écume sauter, familière comme toutes les petites de la côte avec celle qui les rendra veuves.
Quand elle était petite, elle courait pieds nus sur les grèves, pour chercher des coquillages roulés par la tempête et des débris qu'elle jette souvent, des boîtes de conserves, des bouteilles et des bois flottants qui sont couverts d'animaux.
Quand elle était petite et qu'il faisait gros temps, la nuit, elle se tenait éveillée dans son lit, contente d'avoir peur, parce que le père était là, au fond de la chambre, qui la rassurait, et elle écoutait avec ravissement, le drap ramené sur les yeux, la grande musique de Bretagne, l'hymne sauvage qui s'élève de toutes les plages à la fois.
Mais à présent, elle avait horreur de l'entendre. Elle ne se promenait jamais sur les falaises. Les coups de vent l'épouvantaient. Elle savait que la mer emporte au loin les hommes, qu'elle sépare les époux, et brise les cœurs. Elle aurait voulu ne point rencontrer toutes ces veuves dans le bourg, car cela fait penser. Elle connaissait les attentes longues, l'inquiétude des retards quand une lettre doit venir, et cette souffrance d'appliquer son pauvre esprit, des heures entières, sans même pouvoir imaginer où se trouve le navire du bien-aimé, en route, au port, ou bien... La nuit surtout, quand elle était seule et que la mer parlait ainsi, il lui semblait qu'on criait au secours. C'était lui, dans la brume, dans la houle, à des distances infinies. Il appelait: «Marie-Anne! Marie-Anne!» Elle s'éveillait en tendant les bras. Oh! la mer, elle la détestait.
Et voilà qu'au matin de ce pardon, et depuis des heures déjà, la mer chantait sa chanson mauvaise. Marie-Anne s'enfonça dans les draps pour ne plus l'entendre. Elle tâcha de ne plus penser.
VI
Les trois voyageurs avaient monté la rude côte du bourg, passé devant l'église, laissé à droite la Croix-Erskine, et suivaient la route qui tourne par la crête des collines, autour de la plage de Trestrao. Le cheval, un mauvais cheval blanc, tout menu entre les brancards et qu'on s'étonnait de ne pas voir enlevé en l'air quand il portait le pain du boulanger, traînait assez résolument la carriole, au petit trot, le capitaine et Simone par devant, madame Corentine à l'arrière, assise sur un pliant. C'était l'heure grise, sans relief et sans joie, qui précède l'aube. Mais déjà on pouvait prédire que la journée ne serait pas belle. Le vent avait ce souffle régulier qui dure. Il venait de l'ouest, poussant la brume, non pas des nuages amoncelés comme il en passe souvent au matin et que le soleil dissout, mais une masse lourde, uniforme, couvrant des lieues de côte. Dans la campagne, appesantie d'eau et de sommeil, rien ne luisait. L'horizon rétréci coupait en deux des pointes toutes proches des falaises. La mer n'était d'aucune couleur. Seule, la vague déferlait, très lente, en volutes d'un vert tendre sur le sable de Trestrao.
—Ça ressemble à la Norvège, ce temps-là, disait le capitaine.
Les femmes se taisaient, saisies par le froid. Leurs yeux, las d'errer sur cette ombre morne, revenaient sans cesse à ce point fixe devant elles, le clocher de la chapelle de la Clarté, droit et net au-dessus d'un plateau de roches dénudées. A mesure qu'elles approchaient, des bruits de voix et de pas montaient plus fréquents des vallons noyés dans la brume. Les bourrelets d'ajoncs qui bordent les chemins s'écartaient au passage d'une carriole. Des groupes de pèlerins débouchaient sur la route, de tous les sentiers qui tordent autour des champs leurs deux murs en pierres sèches, ou des adresses invisibles tracées parmi les landes. Simone regardait curieusement ces bandes de paysans rapidement dépassés par la voiture, tandis que sa mère, gênée, tournait presque aussitôt la tête, avant d'avoir pu lire, sur la physionomie des gens, ce mouvement de surprise qu'elle connaissait si bien: «Tiens, la fille de M. Guen, celle qui a laissé son mari à Lannion! La voilà! C'est elle! Voyez donc!»
Bientôt la rumeur grandit. Le cheval se mit de lui-même au pas pour gravir le dos pierreux de la butte. Et Guen prit son air de pilote responsable, les yeux bridés et fixes, tâchant de ne heurter personne dans la foule serrée autour de la carriole. En haut, on voyait maintenant quelques pauvres toits d'herbes sèches collés à l'abri de gros rochers ronds, couverts de lichens, un village misérable au-dessus duquel s'enlevaient la petite nef de granit, les ogives, la balustrade à jour et le clocher dentelé, comme un cierge avec sa manchette de papier. La nuit se dissipait. Vers Perros, en arrière, une bande rose affleura l'horizon, et s'éteignit, couverte aussi par le brouillard. C'était le jour. La plainte de la mer parut grandir encore. Il y eut des mouettes qui passèrent dans le vent. Les cloches sonnaient la première messe.
Guen fit le tour de l'enceinte de murs bas qui enveloppe la chapelle, ayant peine à se faire un chemin, à cause des hommes qui refusaient de se ranger. Ils étaient si nombreux, que le peu de bruit qui s'élevait de la place étonnait d'abord, pêcheurs pour la plupart ou paysans des paroisses voisines, vêtus de sombre, toutes les lignes anguleuses, le visage creusé de rides, l'œil fixe et froid, gardant, même aux jours de fête, la songerie du large et l'inquiétude du danger. Aux abords de la place, sur le seuil des portes, aux angles des routes, des mendiants demandaient l'aumône, dans une langue rauque. Il y en avait des grappes autour des brèches ouvertes dans l'enceinte de la chapelle, des êtres affreux de misère, tendant aux pèlerins, dans une sorte de concurrence sauvage, leurs moignons, leur poitrine rongée de lèpre, des plaies mal bandées et saignantes. Des idiots, habillés de jupons, tournaient autour de leur bâton. Des joueurs de vielle raclaient des airs lugubres. Et tout au bout du tertre, le long de la pente qui descend vers Ploumanac'h, les marchands ambulants dressaient sur leurs tréteaux des piles de pains mous, de gâteaux mal levés, ou des mannequins pleins de poires et de prunes, cahotées, meurtries, mais jamais mûres.
De rares coiffes blanches glissaient dans cette cohue sans gaieté: les coiffes blanches emplissaient l'église.
Guen détela le cheval dans un pré voisin, déjà encombré de carrioles, les brancards en l'air, et de chevaux attachés par des cordes aux ajoncs de la haie. Puis il vint retrouver Corentine et Simone dans la chapelle.
La matinée ressembla aux matinées de tous les pardons, quand l'assistance est encore exclusivement bretonne. Après avoir erré autour de la place et fait le tour de toutes les maisons, examiné les costumes, les étalages forains, déjeûné dans une chambre, dont une paroi de rocher avançante formait le fond, les deux femmes abandonnèrent le capitaine, qui rencontrait à chaque pas d'anciennes connaissances des ports de la côte, et s'assirent à l'écart, sur un petit mur de champ, près de la pente par où devait descendre la procession.
La brume accourait toujours du large. Elles apercevaient la mer comme une lame de métal poli, au delà des roches confondues et ternes. Le nez rose de la pointe de Ploumanac'h lui-même paraissait gris. A leurs pieds une vallée désolée, coupée de ravins où la mer avait dû venir autrefois, des landes, de pauvres coins de chaume entourés de murs, la route qui montait, et, juste au bas de la côte, le calvaire, encore noirci tout autour par le feu de joie de la veille. Longtemps elles restèrent là, causant un peu, envahies par la mélancolie de ce jour brumeux et de cette campagne morte. A leur droite pourtant, la place se remplissait de plus en plus de pèlerins et de curieux. On ne voyait plus l'herbe, mais seulement un flot mouvant de chapeaux noirs et de coiffes blanches. Des étrangers, perdus dans cette marée humaine, l'ombrelle ouverte, tâchaient de gagner le bord. Et de grands gars bretons levaient leurs têtes de cavaliers par-dessus la foule, et bousculaient leurs voisins avec le sourire bête de la force.
Enfin les cloches sonnèrent, mêlées au vacarme de la fanfare du collège de Tréguier, pour annoncer le départ de la procession.
Et voilà, sortant de la chapelle et refoulant la masse noire des curieux, la croix d'argent aux bras de laquelle pendent six clochettes en carillon, puis les petits garçons et les petites filles des villages avec des banderoles, les pupilles de la marine, en vareuse bleue, le col ouvert, qui portent trois vaisseaux, de ceux qui tournent toute l'année, au bout d'une corde, devant l'autel. Quand les jeunes filles passent, Simone, qui a eu de la peine à obtenir la permission de madame Corentine, se met au milieu d'elles, dans le rang le plus proche, et commence à descendre la pente. La mère reste seule. Les jeunes femmes défilent à leur tour, sur deux rangs, graves, ayant encore leur air de vierges. Elles tiennent d'une main leur cierge, de l'autre un petit paquet blanc ou gris, l'enfant nouveau-né qu'elles consacrent ainsi à la Mère d'espérance, dont la statue s'en va devant. Celles qui suivent n'ont plus leur mari; elles ont quitté les châles clairs, enlevé l'épingle qui tenait assemblées les ailes de leur coiffe, et les deux bandeaux maintenant pendent sur leurs épaules. Un seul jour a suffi. Le regard dur et défiant de la race a reparu en elles. Plusieurs sont jeunes pourtant. Elles descendent lentement, poussées par les files noires des hommes, les bannières, la musique, les prêtres qui chantent. La procession est tout allongée sur la pente. Elle s'enfonce dans la buée. Et le vent qui secoue les capes, les banderoles, les tabliers clairs, les mousselines des coiffes, fait de tout cela comme de l'écume qui vole aux deux bords du chemin.
Madame Corentine avait regardé la procession, tant qu'elle avait pu apercevoir le feutre noir et le bout flottant du voile de Simone. Quand elle ne vit plus rien qu'une masse indistincte ondulant autour du calvaire, son regard parcourut les groupes de baigneurs échelonnés dans les petits champs pierreux, de l'autre côté du chemin. Ils dominaient de plusieurs mètres l'endroit où elle se trouvait. Et à mesure que ses yeux remontaient ainsi la pente, une inquiétude grandissait en elle. Elle avait été saisie, à l'instant où sa fille la quittait, du pressentiment qu'elle allait le revoir, lui, dans cette foule. Sans doute, il ne venait que rarement aux fêtes, en dehors de Lannion, mais il devait être à celle-là. Elle le devinait: elle en était sûre.
Et, en effet, presque en face, séparé d'elle par vingt rangs de fidèles suivant, pêle-mêle, le clergé, elle le reconnut, lui, son mari, Guillaume L'Héréec.
Elle se baissa instinctivement, pour être mieux cachée par le flot des passants.
Depuis dix ans, elle ne l'avait pas revu. Il était là, le dos appuyé à une roche ronde, un peu en arrière d'une jeune femme qu'elle ne connaissait pas et d'un étranger en béret blanc, qui prenait un croquis à main levée sur un album. Il semblait regarder vers Ploumanac'h. Combien changé! Non pas qu'il eût beaucoup vieilli: sa barbe en carré, un peu plus longue qu'autrefois, demeurait presque entièrement noire. La taille avait épaissi, mais la physionomie surtout n'était plus la même: toute la jeunesse en avait disparu, tout le feu du regard, et l'énergie était devenue sombre, sur ce visage qui portait écrit qu'il y a des douleurs sans trêve et que la vie est lourde.
Corentine se sentit émue d'abord; elle ne s'attendait pas à lui trouver cette figure-là. Elle ne pouvait détacher les yeux de cet homme qu'elle avait aimé, puis détesté, et qu'elle considérait à présent avec une sorte de curiosité apitoyée. La jeune femme qui, devant lui, montée sur une chaise, applaudissait du bout des doigts la procession, comme un spectacle, se détourna, et, par-dessus l'épaule, lui dit quelques mots. M. L'Héréec sourit à peine, et s'absorba de nouveau dans la contemplation d'un point, sur la pente, là-bas.
Une pensée traversa l'esprit de madame Corentine. Son mari avait vu Simone. C'est elle qu'il fixait. Il était venu pour elle. Il attendait qu'elle passât pour se faire reconnaître, pour lui parler, pour l'emmener!
L'ancienne jalousie se réveilla tout entière. En un instant, cette pitié disparut qu'elle avait éprouvée en apercevant M. L'Héréec. Il redevint l'ennemi. Elle se sentit prisonnière de la foule. Son imagination exaltée lui représenta comme une trahison la présence de son mari à la fête de la Clarté. Elle l'accusa de lâcheté, elle ne se souvint plus qu'elle-même était venue à Perros avec l'intention déclarée de lui laisser quelques jours sa fille. Non, dès lors qu'elle n'était maîtresse ni de l'heure ni du lieu, la conduite de son mari lui semblait odieuse. Elle s'y opposerait, elle ferait un scandale plutôt que de céder. Et, tremblante, prête à crier, elle regardait venir Simone, parmi les jeunes filles qui remontaient vers la chapelle.
Simone chantait un cantique breton, les yeux levés, radieuse.
Elle approchait. M. L'Héréec la suivait du regard. Madame Corentine crut remarquer qu'il devenait tout pâle, puis qu'il faisait un pas en avant.
Une minute s'écoula, où la vie s'arrêta en elle.
Simone arriva, ne se doutant de rien. Elle chercha sa mère, voulant continuer, et dit:
—Avons-nous bien fait de venir, mère!
Mais celle-ci étendit le bras impérieusement, et prit la main de Simone.
—Viens, viens! dit-elle.
—Où donc?
—Viens vite!
Les spectateurs se rangèrent, pour laisser passer la jeune fille.
—Je suis souffrante, dit madame Corentine en l'entraînant. Viens... je veux rentrer.
Elle tournait les groupes inégaux massés sur la place, elle ne levait pas les yeux, sa main tremblait, et ne lâchait pas celle de Simone. Une voix d'homme, éclatant près d'elle, la secoua d'un frisson. C'était un marchand dont la foule avait renversé le tréteau.
Au bout de la place, vers le nord, il y avait l'auberge où l'on s'était donné rendez-vous.
—Entre là, dit madame Corentine: de l'autre côté, dans la petite salle, tu seras mieux... Mets ton manteau... nous partons.
Elle-même, debout près de la porte, jeta un coup d'œil sur les hommes plus rares autour d'elle. Celui qu'elle redoutait d'y voir n'était pas là. Il n'y avait que Guen, causant paisible, comme elle l'avait laissé, avec deux vieux de son âge.
Il vint, elle lui dit quelques mots, et il partit aussitôt vers le pré voisin en hochant la tête. Que cela était triste, capitaine Guen, cette guerre des époux que vous n'aviez pas connue, vous, dans vos vingt ans de mariage! Que cela était dur de fuir, emmenant la fille de peur du mari, et la petite-fille de peur du père! Oh! la maudite fête de Lannion, qui troublait encore celle-ci, quinze ans après!...
Les cloches sonnaient joyeuses, sonnaient la rentrée des clercs à la chapelle, quand la carriole s'éloigna au trot, décrivant un cercle au delà du village, loin dans la campagne. Les deux femmes se taisaient. Simone avait deviné. Elle ne demandait rien. Et, se sentant disputée, elle souffrait comme elle avait déjà souffert tant de fois à Jersey, mais plus vivement, avec un trouble de plus et le regret de ne point l'avoir vu, lui qui était venu, lui qui avait dû la regarder passer avec des larmes. Et elle avait souri! Et elle avait chanté! Comme il l'avait trouvée, sans doute, insouciante et légère! Comme elle avait eu tort d'être gaie, involontairement, devant lui!
Le capitaine essayait de faire diversion et d'amuser ses compagnes de route, en racontant des histoires de Trébeurden et de Pleumeur qu'il venait d'apprendre. Mais cela ne rencontrait point d'écho.
Ils avaient tous hâte de rentrer. Les femmes, enveloppées dans leur manteau long, penchées en avant à cause du vent violent qui soufflait d'en face, ne regardaient même plus la route, ni les passants, ni rien.
VII
Dans la maison du vieux Guen, Marie-Anne, énervée et inquiète, surveillait la marmite pendue au-dessus du feu, et deux pots de terre, contenant le dîner, enfoncés jusqu'au haut de la panse dans la braise rouge qui éclairait déjà la salle, car le jour se retirait. Au lieu de demeurer assise, occupée d'un ouvrage de couture ou de tricot, comme le lui avait recommandé sa sœur, Marie-Anne s'était tenue debout, depuis le matin, allant jusqu'à la porte ou montant dans les chambres, pour voir le temps.
Où était l'homme, par cette bourrasque? Il avait dû partir de Bilbao voilà bien six jours. Pourquoi pas de nouvelles encore? Il en aurait envoyé, sûrement, s'il était arrivé au port de Bordeaux. Il était donc en mer, fuyant au hasard sur ce golfe mauvais, en danger de sombrer avec son bateau et ses quatre hommes de Lannion, et le petit mousse de Ploumanac'h, qui pleurait en partant. Pour elle, le temps qu'il faisait, en rivière de Bordeaux, c'était le même qu'elle voyait à Perros. Et, depuis une heure surtout, comme c'était effrayant, la mer soulevée en vagues courtes, au large de la baie d'où l'eau s'était retirée, les feuilles toutes vertes emportées par le vent qui soufflait en trombe! Elle était noire comme le ciel, la mer, et aussi déserte. Tout à l'heure seulement, une voile avait passé, toute petite, à l'horizon, et de l'apercevoir ainsi, dans l'immense abandon, Marie-Anne était revenue, pâle comme sa guimpe, auprès du feu.
La carriole roula sur la petite place.
—Eh bien, chérie, dit madame Corentine, tu as une lettre?
—Rien! Depuis quatre jours au moins qu'il devrait être rendu. Pas une lettre!
Madame Corentine lui trouva les mains moites et les traits tirés.
—Tu t'es fatiguée, Marie-Anne. Ce n'est pas bien. Sois donc sage! Sois donc calme un peu! La lettre viendra. Mon Dieu, ce n'est qu'un retard.
Calme! qui donc l'était dans la maison? Guen lui-même, quand il apprit que son gendre n'avait pas écrit, ne put s'empêcher de dire:
—Je ne comprends pas cela. Il faut qu'il soit resté en Espagne.
Lui aussi, il avait été rouvrir la porte, comme s'il ne savait pas bien quel temps il faisait, et il était revenu en haussant les épaules, mécontent.
Sa fille aînée était remontée comme il entrait.
—Je vais quitter mon manteau, père, et écrire à Saint-Hélier. Un mot pressé.
Elle n'avait rien écrit. Elle n'avait pas enlevé son manteau. Elle se tenait derrière la fenêtre de la chambre, écartant du doigt le rideau, le front appuyé sur les vitres, et elle essayait de reconnaître quelqu'un, parmi les gens qui arrivaient du pardon, et traversaient le quai.
Une sorte d'angoisse la tenait là, immobile.
Passerait-il? Oh! maintenant elle savait bien qu'il n'y aurait pas de scène, pas de tentative pour emmener Simone. Il avait vu l'enfant. Et il n'avait rien fait pour se montrer à elle, rien qu'un pas, d'instinct. Puis il s'était arrêté. Malgré elle, madame Corentine lui était reconnaissante. Il avait agi en galant homme. Assurément la tentation avait été forte... Quel visage triste!... Quelle vie ce devait être à Lannion... la sienne, à elle... et, plus vide encore, sans enfant, sans rien...
Chose étrange! En partant de Jersey, la seule préoccupation qu'elle avait eue, c'était de garder sa fille; elle n'avait songé qu'à Simone. Sa propre situation lui était à peine apparue. Et si elle avait un instant prévu la possibilité d'une rencontre avec M. L'Héréec, c'était avec un sentiment si vif de ses rancunes et de ses droits qu'elle n'en avait pas éprouvé la moindre émotion pour elle-même. A présent, depuis une heure, elle se sentait envahie par un trouble nouveau. Malgré son effort, elle ne retrouvait plus cette belle indifférence, ou ce mépris, faciles de loin...
Les pèlerins défilaient, et l'ombre tombait.
Allait-il, comme les autres, suivre le quai, sans lever les yeux vers le logis enfoncé entre les maisons neuves? Peut-être il était déjà passé, dans quelqu'une des voitures d'étrangers, vite disparues. Que lui importait donc?... Elle se le demandait. Elle se disait qu'elle serait plus tranquille lorsqu'il aurait quitté Perros, et que c'était son devoir de mère de veiller encore, à cause de Simone... Et elle avait la conscience intime qu'elle se mentait à elle-même. Et elle restait, la tête ardente sur la vitre que le vent secouait.
Dans cette inquiétude de tout son être, madame Corentine, l'oreille tendue aux bruits du dehors, entendit le pas rapide d'un cheval lancé sur la pente du haut Perros, et qui se ralentissait en place droite, sur le port. Elle eut la certitude que cela devait être sa voiture, à lui. Elle ne laissa plus qu'une mince bande de rideau soulevée. Elle s'écarta un peu. Et un cabriolet tendu de bleu, qu'elle connaissait bien, longea l'extrémité de la petite place, lentement. Il s'arrêta une seconde. Une tête brune et forte se pencha en dehors, et regarda les deux fenêtres l'une après l'autre. Puis, un coup de fouet, le cheval s'emballa, et continua vers le tournant de Saint-Quay.
Alors deux larmes jaillirent des yeux de madame Corentine. Devant cette douleur muette et maîtresse d'elle-même, devant ce souvenir silencieux accordé à Simone, à elle peut-être, son cœur se fondit. Elle pleura. Elle s'enfonça dans le fauteuil, tournant le dos à la fenêtre, et elle se sentit misérable. Simone lui parut comme un jouet qui occupait et qui ne remplissait pas sa vie. Tout le factice, tout le convenu de son existence, qu'elle n'avait jamais voulu voir, éclatait à ses yeux, malgré elle, avec une évidence affreuse, et ce mensonge perpétuel qu'elle s'était fait à elle-même pour se persuader qu'elle était heureuse, qu'elle aurait la paix désormais. Comme tout cela s'était écroulé en une minute, ou plutôt, comme elle voyait bien que tout cela n'avait jamais existé, que son cœur était vide, qu'elle avait perdu quelque chose que rien ne remplacerait jamais, jamais. Elle demeurait là, pleurant, sans un effort de volonté, sans un remords et sans un projet, dans la contemplation du sort digne de pitié qui était le sien, et de l'ironie de ces séparations. Entre elle et cet homme qui venait de passer, il y avait un arrêt de justice, il y avait le temps, l'opinion, les ressentiments aigris par l'éternelle méditation des torts de l'autre. Ils ne s'aimaient plus. Et cependant, pour l'avoir seulement revu, elle éprouvait la même impression d'abandon que dix ans plus tôt! Rien n'était changé. «Comme j'ai eu tort de quitter Saint-Hélier!» pensait-elle.
—Maman, cria Simone, grand-père vous attend pour dîner. Vous avez dû écrire une bien grande lettre, là-haut!
Elle épongea rapidement ses yeux, et descendit.
VIII
En la voyant entrer, ils crurent tous qu'elle avait pleuré à cause de Sullian, qui n'écrivait pas. Et le père fut content de penser que les deux sœurs étaient restées si unies. D'un coup d'œil, il fit comprendre à Corentine qu'elle devait se contenir, pour ne pas effrayer Marie-Anne, déjà si malheureuse, et, dans son regard, il y avait un remerciement aussi.
La bougie, posée sur la nappe, éclairait leurs visages, tous quatre soucieux. Guen, qui avait tant parlé le long de la route, ne répondait plus que par monosyllabes aux questions de sa petite-fille, qui essayait du moins de secouer ses propres songeries et d'égayer ce repas lugubre. Elle demandait: «N'est-ce pas, grand-père, c'étaient bien les pupilles de la marine, les petits avec de grands cols?» Ou bien: «Dans votre jeunesse, grand-père, le pardon de la Clarté était donc encore plus beau qu'aujourd'hui?» Mais le grand-père et Marie-Anne voyageaient en pensée bien loin du pardon de la Clarté. Madame Corentine revoyait ce cabriolet arrêté devant la petite place et filant ensuite, à toute vitesse, vers Lannion. Il n'y avait qu'un seul moment, fugitif, où leurs âmes fussent à l'unisson. C'était quand un tourbillon de vent, plus fort que les autres, s'engouffrait par la cheminée, heurtait les volets contre les murs, et poussait, comme un homme qui veut entrer, la vieille porte massive, qui se levait sur ses gonds. Alors, les quatre convives dressaient la tête, et regardaient, avec un frisson, du côté où la mer était si furieuse dans la nuit.
A chaque fois, le capitaine remuait son assiette ou demandait du vin, pour détourner l'attention de Marie-Anne. Sa petite lui faisait pitié.
Il alluma sa pipe, après le dîner, et, ne sachant que faire pour chasser l'ennui, décrocha du mur un petit bateau qu'il avait construit autrefois sur le modèle de son brick le Légué. Il s'assit devant le feu, ses deux filles à sa droite, Simone debout, appuyée sur le dos de la chaise, et entreprit de démontrer la voilure et le gréement aux Jersiaises. Marie-Anne savait tout cela, et n'écoutait guère.
Il n'en était qu'à la première vergue de misaine, quand on frappa trois coups à la porte.
Guen se demanda un instant si ce n'était pas encore la tempête, et dit:
—Entrez!
Toutes les voiles du petit bateau claquèrent, affolées. Et un gros homme, qui venait d'ouvrir la porte juste assez pour pouvoir se glisser dans l'appartement, la referma avec peine, en appuyant les deux mains.
—Bien le bonsoir, vous tous! dit-il.
Il avait la figure inerte et comme morte des hommes trop gras, les joues rases, pendantes, cernées aux coins de la bouche de deux virgules de poils noirs, les yeux tout petits, les cheveux gris en brosse. Son complet de molleton brun, trempé de pluie, lui donnait un air de maître nageur.
En reconnaissant le syndic des gens de mer, Guen et Marie-Anne avaient été tellement saisis, que ni l'un ni l'autre n'avaient répondu à son salut.
—Il y a une dépêche de la marine pour vous, capitaine.
En parlant, l'homme déboutonnait sa veste avec peine, de la même main dont il tenait sa casquette de soie mouillée. Il retira un papier qu'il tendit au capitaine.
Guen s'était levé si brusquement, que le petit navire tomba par terre, les mâts rompus. Personne n'y prit garde. Guen lisait. Il eut une commotion qu'il réprima aussitôt, regarda Marie-Anne, et dit:
—Il y a une mauvaise nouvelle, mes enfants.
Personne ne demanda laquelle. Tout le monde savait, Marie-Anne surtout, qui semblait près de défaillir, toute blanche, n'ayant de vivant que les deux yeux qui regardaient la bouche du père.
Il reprit, lisant:
«—Misaine, canot, échelle de la Jeanne de Lannion, venus cette nuit à la côte.» C'est le commissaire de marine de La Tremblade qui envoie cela.
Il n'y eut pas de cri. C'était le naufrage toujours présent aux femmes de Bretagne, le malheur qui frappe un jour l'une, un jour l'autre. Depuis vingt-quatre heures, Marie-Anne le sentait sur elle. Seulement elle ferma les yeux, se laissa tomber sur les genoux de Corentine, assise près d'elle, et se mit à sangloter.
Pendant une minute on n'entendit, dans la grande salle, que le bruit étouffé de ses sanglots et le piaulement du vent de mer.
Simone s'était agenouillée devant sa mère, et caressait la joue pâle de Marie-Anne.
—Ne pleurez pas, tante Marie-Anne! Tout n'est pas perdu, peut-être.
Toutes deux, la fille et la mère, tournées vers la porte, les yeux en larmes, regardaient alternativement Guen et le syndic, demandant aux hommes un peu d'espoir, une consolation qu'ils pouvaient avoir, eux. Et ils se taisaient. Guen relisait pour la dixième fois la dépêche, toutes les rides de son vieux visage creusées par la souffrance, incapable de parler.
Pourtant il comprit la supplication muette des femmes, fit un grand effort pour paraître calme, et dit:
—Ma petite fille, tu te rappelles, j'ai naufragé bien des fois...
—Je t'en prie, Marie-Anne, reprit madame Corentine, écoute ce que dit le père, ne te désole pas comme cela!
—Tante Marie-Anne, ayez courage, écoutez ce que dit grand-père!
Et elles demandaient, la tête levée vers le vieux Guen, quelques paroles encore pour adoucir cette douleur accablée qu'elles tenaient là, entre elles deux.
—Tu vois qu'on en revient, continua le capitaine. D'ailleurs, il ne parle pas du bateau, le commissaire. Un bateau neuf, et solide à la mer! Il a pu se défiler sur la côte d'Espagne, sans essayer de rentrer à Bordeaux, tu comprends?
Rien ne répondait à ces phrases encourageantes, qu'il avait tant de peine à trouver et à dire. Marie-Anne pleurait sans avoir l'air d'entendre, et demeurait obstinément couchée, le visage enfoui dans les plis de la robe de sa sœur. Un bandeau froissé de sa coiffe battait au ras de son cou, comme une aile cassée.
Alors, Guen s'approcha. Lui qui n'était pas démonstratif, il mit la main très doucement sur l'épaule de sa fille, et, penché pour qu'elle entendît mieux, il dit, d'une voix tout affectueuse:
—Ma petite enfant, je t'assure que j'ai encore de l'espoir. Voyons, qu'est-ce qui te donne tant de tourment? C'est l'échelle tombée à la mer, n'est-ce pas? Mais l'échelle était mauvaise. Sullian avait dit qu'il la jetterait un jour ou l'autre par-dessus bord. Tu te souviens?
Le nom de Sullian fit se redresser Marie-Anne. Encore appuyée des deux mains sur sa sœur, les cheveux collés au front, elle regarda son père, les yeux égarés, comme si on venait de l'appeler dans le sommeil.
—Oui, dit-elle, c'est vrai, il avait dit cela.
—Pour le canot, reprit Guen, tu sais bien, ma petite, tout ce que la mer en enlève. Il n'y a que la misaine qui me chiffonne... Pourtant, ça se fait quelquefois, pour alléger un bateau: on coupe la misaine...
Elle semblait se laisser convaincre et prendre un peu de l'espérance qu'il émiettait devant elle. Mais quand elle vit que c'était tout, elle s'abandonna de nouveau, les bras autour du cou de sa sœur:
—Vous ne me tromperez pas, dit-elle, ils sont tous morts!
Et elle recommença à pleurer plus fort, voyant que personne n'osait dire non.
—Capitaine, fit une grosse voix, si vous voulez télégraphier ce soir, il n'est que temps.
Ils avaient tous oublié le syndic.
—J'y vais..., répondit Guen. Huit heures et demie... Nous pourrons avoir la réponse avant dix heures...
Il jeta un regard désolé sur le groupe que formaient ses enfants, et sortit avec l'homme.
—Que pensez-vous de la dépêche? demanda-t-il, dès qu'il fut seul avec le syndic. Est-ce tout mauvais?
—Je le crois, capitaine.
—Pourtant il n'est pas question du bateau?
—Il doit être coulé. C'est si mauvais, la rivière de Bordeaux! Sur quatre malheurs, deux arrivent là. Vous le savez bien, capitaine.
—Oui, je le sais.
Ils causaient sans laisser paraître d'émotion, comme s'il se fût agi du malheur d'un voisin. La tempête emportait si violemment leurs mots derrière eux, qu'ils s'entendaient à peine l'un l'autre.
Quand ils eurent fait cent pas sur le quai, ils s'engagèrent entre les deux files de maisons toutes fermées, dormant au milieu de leurs jardins. Guen posa la main sur le bras du syndic. Sa main tremblait plus que sa voix.
—Tout de même, dit-il, un navire à son premier voyage, un marin comme Sullian! Vous croyez?
L'homme leva les épaules en regardant les touffes de plantes grimpantes, noires et tordues comme une fumée, qui dansaient et s'échevelaient, à demi arrachées, sur l'arête d'un mur.
—Écoutez, monsieur Guen, dit-il, sans répondre à la supplication déguisée du vieux, je dois aller en Ploumanac'h, pour annoncer la nouvelle à la mère Le Dû, dont le fils était mousse, à bord de la Jeanne. La commission n'est pas pressée, vous comprenez. Je peux faire les cent pas devant le bureau de poste, jusqu'à dix heures. S'il vient une réponse, vous l'aurez tout de suite. Si vous ne me revoyez pas, c'est qu'il n'y aura rien.
Le capitaine accepta d'un signe de tête. Sans qu'il y parût, il était reconnaissant, de même que l'autre était ému. Mais ces choses-là restent sous-entendues entre gens de la côte. Tous deux entrèrent dans la maison basse, posée de biais sur un côté de la route, et qui tendait aux passants, par-dessus une touffe de fuchsias, le cou démesuré d'une boîte aux lettres.
Au même moment, Marie-Anne, qui s'était calmée peu à peu, et écoutait ce que sa sœur pouvait inventer de rassurant en l'absence du père, saisit la main de Corentine, et la serra si fortement que celle-ci demanda:
—Qu'as-tu, ma chérie? Tu souffres?
—Rien, répondit Marie-Anne.
Mais, après un peu de temps, la douleur revint. Marie-Anne comprit. Elle se pencha vers sa sœur, et, très bas, les yeux agrandis par la peur, elle dit:
—Corentine, je vais avoir mon enfant cette nuit!
IX
Quand Guen rentra, il ne trouva plus personne dans la salle d'en bas.
Dans la chambre, Marie-Anne se promenait, pâle, les dents serrées. Elle ne regardait ni sa sœur Corentine, qui avait porté le berceau dans un angle et le garnissait à la hâte de son revêtement de piqué, ni une vieille femme qui dormait à moitié, les mains étendues sur les genoux et le corps à demi ployé, une habituée de ces nuits de veille auprès des malades. Quand une douleur la prenait, elle s'arrêtait, les yeux à terre, son visage se contractait, une sueur moite lui perlait aux tempes: mais elle ne se plaignait pas, et, sitôt la crise passée, elle reprenait sa marche en travers de la pièce à peine éclairée, dont le plancher criait.
Guen s'assit près de la porte, en disant seulement:
—J'ai envoyé la dépêche. Le syndic reviendra s'il y a quelque chose.
Et le temps continua de se traîner, lentement. Il était compté par le grincement d'un réveil-matin, posé sur la cheminée. Souvent la jeune femme, à la dérobée, regardait du côté de ce cadran, gros comme le poing, sur lequel se mesurait sa dernière espérance. Plus qu'une heure. Plus que trois quarts. Plus que vingt minutes. Oh! après cela, après dix heures, plus de nouvelles des mourants, plus de secours à demander, plus rien: les télégraphes de la côte sont fermés.
Elle n'avait pas d'autre pensée. La souffrance même n'interrompait pas cette attente qui prenait tout l'esprit, tout le cœur de la femme de Sullian Lageat: «La dépêche viendra-t-elle? Que sera-t-elle? Oui, l'échelle était vieille. Oui, les canots tombent tout seuls à la mer. Oui, les mâts de misaine sont quelquefois jetés par-dessus bord. Cependant... que de signes! La dépêche pourrait seule éclaircir le mystère. Viendra-t-elle? Que sera-t-elle?»
Et cela était indéfini, coupé seulement par des élans convulsifs de tendresse. L'amour des fiançailles et des noces nouvelles encore remontait en sanglots à la gorge de Marie-Anne, et l'étouffait. O jeune femme, le bien-aimé ne reviendrait-il pas? Était-ce fini d'aimer? Fini la joie? Fini le rire des bras qui s'ouvrent: «C'est toi, c'est toi, Sullian! mon Sullian!» Alors elle s'arrêtait, le temps de se recommander à Dieu. Et Corentine demandait:
—Tes douleurs augmentent?
—Non.
Elle songeait aussi, Corentine. Elle était moins contrainte, ayant envoyé Simone chez des voisins. Tandis que le père refaisait pour la centième fois dans sa tête la carte de l'entrée de la Gironde, elle songeait que cette Marie-Anne, par une ironie nouvelle de la destinée, lui donnait une étrange leçon. Elle l'enviait presque de pleurer, d'être si malheureuse à cause de son mari, tandis que d'autres avaient écarté le leur, et le détestaient. Elle se demandait si, à aucune époque, la disparition de son mari lui eût fait une peine pareille. Et une voix intérieure, qui la troublait, lui répondait: «Oui, autant de peine, tu l'as aimé follement, tu as été heureuse comme elle, comme elle!»
La sage-femme dormait à demi, se raidissant parfois et se redressant, lorsque, par degrés, sa poitrine s'était courbée jusqu'à toucher ses genoux.
Les vitres tremblaient. C'étaient comme des voix hurlantes qui enveloppaient la maison du capitaine. Pourtant, elles faisaient moins de bruit que le balancier du petit réveil. L'attention était concentrée sur ces dernières minutes qui pouvaient encore parler. Qu'importait la tempête maintenant! Lui, il avait échappé ou il était mort. Le vent pouvait souffler. Les âmes ne l'écoutaient plus. Elles attendaient.
Quand l'aiguille passa sur dix heures, le réveil ne sonna pas. Il ne sortit de la boîte de cuivre qu'un son bref de ressort détendu. Et tout le monde tressaillit. Corentine se dressa tout debout. Le vieux Guen eut l'air plus effaré. Marie-Anne, blanche, ferma les yeux, baissa la tête, et s'appuya de ses deux mains à la cheminée. Puis elle se laissa aller, sans un mot, sur les genoux. Sa sœur et la vieille femme la relevèrent.
—Viens, Marie-Anne, dit Corentine, il faut te mettre au lit. Tu n'en peux plus.
Elle se laissa déshabiller et coucher, inerte, indifférente, tandis que le capitaine descendait, comme ivre de chagrin, tâtant les murs, et ouvrait toute grande la porte d'entrée, pour écouter s'il ne venait pas, lui, l'attendu.
Et rien ne vint.
Il n'y avait toujours que la mer démontée et les nuages courant sur la lune.
X
Le lendemain, à l'aube, l'enfant venait de naître. Marie-Anne était accouchée presque sans se plaindre, sans une larme. Étendue sur le lit au fond de la chambre, les rideaux à demi tirés, elle avait l'air d'une morte. Quand Corentine lui avait dit, tout bas, presque joyeusement: «C'est un garçon!» elle n'avait rien répondu. Le fils d'un père mort, un pauvre petit qui vient tandis que la vague roule encore le cadavre de l'homme, est-ce une joie? Et vieillir auprès de ce témoin grandissant de son malheur, est-ce un avenir? O enfants de marins, combien d'entre vous sont nés ainsi de mères désolées? Combien dont la venue en ce monde n'a été saluée que par des larmes! Il a dû vous rester quelque chose de cette tristesse prise au sang de vos mères. Et l'on vous reconnaît peut-être, parmi la race songeuse et déjà sombre d'elle-même.
Corentine habillait le petit, près de la fenêtre que rayait au milieu la bande rose de l'horizon. Quelque chose d'heureux souriait dans le ciel lavé. Elle se hâtait. Dans le tas de brassières et de langes, et de bavettes, disposées sur une chaise à portée de la main, elle choisissait ce qu'il y avait de plus joli. Elle essayait plusieurs bonnets, et, nouant la ruche de dentelle autour de la petite tête endormie, elle baisait l'enfant avec une douceur inattendue. Elle se sentait la vraie mère de la frêle créature, en ce moment, chargée de lui donner les premières caresses. Et son cœur, qui était demeuré très maternel, s'ouvrait complaisamment à d'anciennes tendresses. Et elle songeait, le regardant étendu sur ses genoux, dans sa toilette blanche de nouveau-né, qu'elle eût été infiniment heureuse d'avoir un autre enfant, un fils comme lui.
Le jour grandissait. Sur le bourg, où la nouvelle s'était répandue, une sorte de tristesse pesait. Les gens s'abordaient avec des hochements de tête. Les mères avaient des airs graves. Du fond du passé, des histoires remontaient à la mémoire de tous. Et c'était moins peut-être la sympathie pour Marie-Anne, qu'une sorte de retour égoïste qui assombrissait ces âmes exposées aux mêmes deuils, groupées sur le même coin de falaise.
Les passants, avertis en traversant la longue rue, soit dans le haut Perros, soit sur le chemin du bourg bas, regardaient la maison endeuillée, la fenêtre où l'on ne voyait personne.
Dans la cour, sous l'auvent, des femmes s'étaient assemblées, une douzaine peut-être, vêtues de noir, émues. Les plus agitées étaient les jeunes, qui n'étaient pas veuves encore, et dont plusieurs portaient un enfant sur le bras. Elles parlaient avec de grands gestes et peu de voix, se tournant parfois vers la mer, qui était calme à perte de vue, lasse de deux jours de tempête et à peine bruissante sous le ciel clair.
—Quand son homme est parti, disait l'une, il avait du mal à la quitter. Il ne se sentait pas brave. C'est souvent un signe.
—Oh! ça dépend bien, reprenait une vieille, à qui son châle épinglé faisait comme une cuirasse plate. Il n'y a pas de signes. Quand on doit avoir un malheur, il arrive.
—Le commissaire va peut-être répondre ce matin?
—Pas avant huit heures. Ah! la pauvre Marie-Anne! Et accouchée de la nuit!
—Ça l'a fait avancer, vous pensez. Des coups pareils! La femme Yvon a eu son enfant de même, l'an dernier, la nuit de son malheur.
—Eh bien! reprit une autre, une toute jeune et jolie, avec ses rubans encore tout frais de velours noir dessinant son corsage, moi, je crois que ce n'est pas encore sûr. Le syndic n'a pas confiance. Mais, tenez, en septembre, je ne valais guère mieux que Marie-Anne Lageat à cette heure-ci. Tous ceux d'Islande étaient arrivés, et pas Louis. On n'avait pas de nouvelles. Personne n'avait vu le bateau depuis deux mois. C'est le père Le Floch qui est venu me crier, un matin, à quatre heures: «Ton mari, la Lise, ton mari qui est dans le port!» Dieu que ça été vite fait de descendre!
Et elle retrouvait, en parlant, le même sourire qu'elle avait dû avoir en ce moment-là.
Tout près d'elle, mais à l'écart, une grande femme, les cheveux en désordre, gris et crépus comme de la limaille de fer, était assise sur une pierre, le long de la muraille. C'était la mère du mousse, accourue de Ploumanac'h. Personne n'avait fait attention à elle. Quand elle entendit parler la jeune femme, elle dit, avec un regard de colère:
—Tout le monde les plaint, les Guen, parce qu'ils sont riches. Il y en a d'autres qu'on ne plaint pas. Pourtant, c'est tout ce qui me restait, à moi qui suis pauvre, mon enfant que la mer m'a pris! Il me faisait vivre, et le voilà mort! Un enfant qui ne m'avait jamais fait de peine!
Les femmes la regardèrent, en branlant la tête, pour montrer qu'elles avaient pitié.
La porte s'ouvrit, et Guen parut. Il s'était jeté tout habillé sur son lit. Et bientôt le sentiment de l'heure qui approchait l'avait éveillé.
Il traversa le groupe des femmes, bien droit dans sa vareuse à boutons d'or, et dit seulement:
—Je crois que Marie-Anne s'est endormie. Ne faites pas de bruit, les femmes.
Et il continua sa route. La mère du mousse Guyon Le Dû le suivit à distance, comme si elle demandait l'aumône. Elle voulait sa part de la nouvelle qu'il allait chercher, lui, le riche, la nouvelle de la vie ou de la mort de son petit. Car tout cela s'achète.
Que la rade était jolie, pauvre Guen! Comme il filait le côtre anglais, au large de l'île Thomé, ouvrant toutes ses voiles que le matin emplissait de brise et de soleil!
—Oh! la garce! murmura Guen. Jamais la même!
Il y avait longtemps qu'il n'avait dit une semblable injure à la mer. Et il se détourna rapidement, sans plus la regarder. Les gens de Perros, à présent, l'observaient, montant le bourg. La même phrase montait avec lui, de porte en porte:
—Il va pour la dépêche. Ça l'a déjà vieilli, on dirait....
Quand il fut devant la cabane du bureau de poste, il eut peur. Et, ne voulant pas paraître faible devant la directrice, qui relevait la tête derrière la fenêtre entr'ouverte, il chercha une phrase de bienvenue, comme il faisait toujours, quand il avait affaire à quelqu'un. Il vit le fuchsia tout éclatant de pointes roses affleurant l'appui de granit, et il essaya de dire: «Comme il est fleuri, madame la receveuse, votre fuchsia!» Mais il ne fit qu'un geste écourté. La voix lui manqua. Et il entra.
La dépêche était arrivée. Elle portait: «Grand mât du navire sombré apparaît à trois milles au large. Aucune nouvelle équipage.»
C'était clair. La Jeanne était perdue corps et bien, Marie-Anne veuve, le nouveau-né orphelin, et lui, Guen, n'avait plus de gendre.
Debout dans le corridor, il demeura une minute immobile. Il avait tant cherché des motifs d'espérance pour consoler les autres, qu'il avait fini par ne point désespérer. Il s'était pris à ses propres mots. Et à présent il comprenait qu'il avait raisonné comme un enfant, malgré son âge. Dès la veille, le malheur était certain. Le syndic n'avait pas caché son avis. Comment avait-on pu conserver de l'espoir? Allons, bonhomme, il faut revenir avec la nouvelle! Il faut aller leur apprendre que tout est fini! Guen eut le courage de dire: «Merci, madame» et il sortit. La mère qui l'avait suivi l'attendait au passage. Elle lui demanda, en breton, ce qu'il y avait sur le papier.
—Sombré, ma pauvre Le Dû, répondit le capitaine.
Elle ne remercia pas, elle. Oh! non. Elle lui montra le poing, et elle l'injuria, accusant le patron du dindy, qui lui avait noyé son fils, et elle lui cria toute sa douleur sauvage, tout ce qu'elle savait d'offensant contre les riches et les mauvais capitaines, tandis qu'il descendait, butant aux cailloux, les yeux lourds de larmes, vite, vite, vers la maison.
Quand il traversa de nouveau la cour, elle était toute vide. Guen monta, décidé à ne point parler. A quoi bon? Mieux valait, un peu de temps encore, laisser Marie-Anne dans l'incertitude. Il avait décidé cela en chemin.
Et quand il parut, Marie-Anne se dressa, les deux bras appuyés au lit. Ses yeux mauves si doux, qu'elle avait tenus fermés obstinément, s'ouvrirent. Ils étaient cerclés de noir, et si tristes, si anxieux en même temps, que le père baissa les siens.
—Rien, dit-il, ils n'ont rien.
Il pensait que le mensonge servirait. Mais Marie-Anne le fixa un instant encore, sans répondre, puis elle dit, en se renversant sur l'oreiller:
—Non, je ne vous crois pas. Ils sont tous noyés!
Madame Corentine l'avait compris aussi. Elle se baissa bien bas vers le petit, pour qu'on ne vît pas qu'elle pleurait en l'embrassant.
Les émotions de la veille et de la nuit, l'absence de sommeil, cet enfant qu'elle ne voulait pas laisser à d'autres, pas même à Simone revenue à la maison de Guen et assise près d'elle, avaient singulièrement changé madame Corentine, physiquement et moralement. Les traits disaient assez la fatigue du corps. Son visage avait pris une expression de bonté compatissante et sérieuse qui ne lui était point habituelle. Elle se sentait surtout une disposition d'âme bien nouvelle, un besoin de pleurer avec d'autres, de se dévouer au service de son père et de sa sœur éprouvés, et une sorte de contentement de se trouver là, dans le malheur qui frappait la famille, de n'être pas, comme d'ordinaire, très loin et très inutile. Sous les coups répétés de ces deux jours, elle revivait de la vie ancienne, et elle redevenait, pour un temps, la fille et la sœur qu'elle aurait pu être toujours... Cette impression, mélangée d'amertume, lui était douce pourtant: elle la grandissait à ses propres yeux et aux yeux de Simone. Toutes deux, avec ce petit enfant entre elles, et Marie-Anne abîmée de douleur au fond de la chambre, elles se trouvaient plus heureuses que dans leur bien-être égoïste de Jersey, et elles ne se le disaient pas, et chacune, cependant, était sûre de l'approbation muette de l'autre.
Guen, qui ne pouvait assister à ce deuil de tous les siens, n'était pas demeuré longtemps. Il était allé chez le syndic, sans trop savoir pourquoi. Et peu après son départ, quelqu'un monta l'escalier. C'était une vieille femme, la Olier, connue et honorée dans le bourg. Elle avait perdu son mari en mer, il y avait longtemps, et cela lui serrait le cœur de voir ces belles jeunesses sitôt brisées et réduites à la longueur des jours qu'elle connaissait trop bien. Elle monta donc, de son pas d'homme, et, entrant dans la chambre, sa cape de deuil sur la tête, elle dit:
—Je vous salue.
Marie-Anne, au son d'une voix étrangère, tourna vers la nouvelle venue son regard sans vie. Elle reconnut la veuve.
Et celle-ci reprit:
—Tu es dans la peine, Marie-Anne, et je ne viens pas pour te parler, mais seulement pour te dire que nous allons faire une neuvaine. Veux-tu?
La malade fit un signe de tête qui disait oui, et qui remerciait.
—J'ai engagé avec moi, reprit la femme, des mères et des filles du bourg, qui sont toutes de tes amies, Marie-Anne: la Guillo, la Betié Naget, la Caoullet, la Fanchen, la Maon, la Cario Palanton, la Gégo et la petite Nehoueder, qui est venue exprès de Louannec.
Elle s'interrompit, en voyant fixé sur elle le regard de madame Corentine et de sa fille. Évidemment, elle n'avait pas osé inviter les deux femmes qui étaient là, les plus proches parentes et les mieux désignées, cependant, pour se joindre à la neuvaine. Ni Corentine ni Simone n'étaient plus de Perros. Leur place n'était plus au milieu d'honnêtes femmes et d'honnêtes filles de pêcheurs, qui allaient prier pour une affligée. Et le visage de la vieille exprimait bien cette sorte d'éloignement que les gens tranquilles, attachés à leurs devoirs, éprouvent d'instinct pour ceux qui vivent en dehors de la règle commune.
Ce ne fut qu'un éclair, ce regard échangé. La vieille se retourna vers le lit:
—Au revoir, Marie-Anne, nous allons partir tout de suite. Il ne faut pas perdre courage.
Elle serra, en croisant les mains sur sa taille, les deux bords du capot qui encadrèrent plus étroitement son visage, et elle s'en alla.
Madame Corentine avait rougi. Autrefois, il y avait seulement deux ou trois jours, elle se serait indignée, elle aurait protesté contre l'offense. Mais, dans la disposition d'esprit où elle se trouvait maintenant, l'humiliation ne souleva en elle aucune colère. Ce que pensait cette femme, madame Corentine n'était pas loin de le penser aussi; elle s'était plusieurs fois sentie mécontente d'elle-même. Le chagrin seul eut prise sur elle.
Marie-Anne avait-elle deviné? Était-ce une invention heureuse d'une de ces âmes qui ont l'instinct de toutes les consolations, et savent qu'il y a des peines autour d'elles sans en savoir la cause?
—Corentine, dit-elle, il faut faire baptiser l'enfant.
—Aujourd'hui?
—Le plus tôt sera le mieux. Tu l'accompagneras.
—Oui, ma chérie.
—Mon père est le parrain. Toi, tu es la marraine. Nous en avions parlé avec...
Elle ne put prononcer ce nom de douleur.
—Oui, dit Corentine, je veux bien, je suis prête à aller. Merci, chérie. Je l'ai habillé, ton ange, veux-tu le voir?
Marie-Anne dit, faiblement:
—Non. J'ai peur qu'il ne lui ressemble. Je ne peux pas. Plus tard!
Elle ne rouvrit les yeux que pour voir passer, un peu après, la sage-femme qui portait un gros paquet de mousseline blanche, Corentine et Guen alourdi par le chagrin. Simone gardait la malade.
Du port à l'église, tout en haut de Perros, la route est assez longue et rude à monter. Sauf au milieu, où, par-dessus les ormes et les pentes précipitées de maigres champs, on aperçoit le paysage de mer, elle est bordée de maisons. Et les gens, déjà mis en éveil par le passage des femmes qui s'en allaient prier pour les naufragés, n'avaient pas fini de causer entre eux de l'événement qui frappait le bourg entier, quand le capitaine et sa fille commencèrent à gravir la côte. Corentine marchait à côté de la femme qui portait l'enfant, et l'abritait de son ombrelle. Le capitaine allait derrière et un peu de côté.
La pitié des hommes est bien courte. A peine avaient-ils aperçu Guen et échangé entre eux quelques mots de sympathie sur le malheur arrivé en Gironde, qu'ils remarquaient madame Corentine. Et plusieurs ne saluaient pas. Plusieurs disaient, sur son chemin, de ces mots qui remuent tout un passé triste, et qui résument douloureusement le jugement sommaire de la foule. «Croyez-vous qu'il soit heureux, ce pauvre vieux, avec une fille veuve et une séparée? Elle l'a déjà laissé assez longtemps seul à Perros. Qu'elle retourne donc! J'aimerais mieux une fille morte, moi, qu'une fille comme celle-là, qui n'a été qu'un tourment pour les autres. Ça ne fait pas bénir les familles, vous savez!»
Elle entendait une partie de ces propos, et devinait le reste, et elle était trop fière pour pleurer, mais les larmes l'étouffaient. Elle trouvait la route interminable.
Enfin, le petit groupe franchit l'enceinte du cimetière. Au milieu des tombes de granit entourées de fleurs, la vieille église ouvrait sa porte en ogive, coupée d'une colonnette, sous le toit qui pendait démesurément d'un côté et trop court de l'autre. C'était la paix pour Corentine. Ils entrèrent. Devant eux, au premier tiers, sur les dalles tout humides des végétations de l'ombre, les femmes de la neuvaine étaient agenouillées en demi-cercle autour d'un des premiers piliers, tout noir de l'encens et de la rouille de dix siècles. Sur le fond sombre du granit, une statuette de la Vierge de Lourdes s'enlevait, toute blanche, ayant une ceinture bleue flottante et deux roses d'or sous les pieds. Elle était posée sur l'épais rebord de la corniche. Tous les visages des femmes étaient levés vers elle. La vieille, en cape de deuil, récitait le rosaire. Elle disait la première partie de l'Ave Maria, que toutes reprenaient et terminaient dans la langue rude du pays. Et, devant elles, minces comme des fils blancs, neuf petites bougies brûlaient dans l'ombre, collées au dos des chaises.
La première voix, ferme, sans inflexion, disait: «Mé o salud Marie, leun o a graces, an otro Doué so ganch beniguet...» Et elles reprenaient, les autres, confusément: «Santes Marie, mam da Doué, pédet évidon péliérien...»
Dans une chapelle toute noire, non loin de la neuvaine, le recteur était venu baptiser le fils de Marie-Anne. Corentine et le capitaine touchaient d'une main le petit, que portait l'autre femme. Ils répondaient à voix basse aux questions liturgiques, détournés, malgré eux, vers les neuf petites lumières et les neuf femmes prosternées.
Le prêtre demandait:
—Croyez-vous en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre?
—J'y crois, répondait Guen et Corentine.
—Santes Marie, mam da Doué, reprenaient les femmes.
—Croyez-vous en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur?
—J'y crois.
—Santes Marie, mam da Doué...
—Croyez-vous au Saint-Esprit, la sainte Église catholique, la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair et la vie éternelle?
—Santes Marie, mam da Doué, pédet évidon péliérien...
Ils s'écoutaient réciproquement, tous émus, de voir ces prières se rencontrer, les unes pour le petit qui entrait dans la vie, les autres pour le père naufragé, bien loin, à jamais séparés, à jamais inconnus. Le rosaire devenait une sorte de psalmodie grandissante, lourde de soupirs comme le bruit des lames qui déferlent. Et la voix de Guen, de Corentine, du recteur lui-même, baissait de plus en plus, au contraire, et se perdait sous la voûte moisie aux jointures des pierres.
Un rayon de soleil, comme une lame flamboyante, entrait par une découpure de la porte.
—Santes Marie, mam da Doué, pédet évidon péliérien...
Et aucune cloche ne sonnait le baptême, le baptême du fils de Sullian, le naufragé.
Le prêtre avait achevé les cérémonies avant que les femmes se fussent levées.
—Allons! dit Guen, car personne ne bougeait dans la chapelle, ni Corentine, ni la femme, toutes deux tournées vers ce groupe de désolation et de larmes, enveloppant la statue à ceinture bleue.
L'enfant dormait.
Sans répondre, mues par le commandement de l'homme, elles sortirent, la tête basse, sans un geste, l'âme absente et demeurée sous les voûtes où l'on priait, écoutant le murmure plus lointain: «Santes Marie, mam da Doué...»
Elles traversèrent ainsi le cimetière, sous le ciel sans nuage, dans la pluie de lumière et de chaleur qui dilatait, jusqu'à en remplir l'espace, le parfum d'une touffe de réséda fleuri au bord d'une tombe.
Au bout de l'allée, devant la pierre debout qu'il fallait franchir pour retrouver la route, les femmes levèrent les yeux, et regardèrent de ce regard vague et chargé de tristesse qui suit les réveils brusques. En ce moment, le cœur de Corentine était déchiré des douleurs de sa sœur, du désespoir muet de ce vieux dont elle entendait le pas derrière elle, du peu de joie qu'elle avait su lui donner, de l'impuissance où elle se sentait de lui refaire une vieillesse, ayant perdu le droit d'habiter le pays, de consoler, d'être la paix. Elle aurait voulu cependant. Une aspiration vers le bien, une soif d'être bonne, de se sacrifier, montait du fond de son âme, avec cette pitié pour ceux qui l'entouraient. Et deux filles, sur le seuil d'une boutique, voyant sa mine défaite, se mirent à rire d'elle, deux filles de pauvres qui tricotaient de la laine.
Alors, contre cette dernière injure, si peu méritée, si blessante à cette heure, elle chercha d'instinct une protection. Et elle la trouva. Guen venait de s'éloigner vers la plage de Trestrao, où demeurait un ami. Il allait reparler du gendre et de l'entrée de la Gironde, ne pouvant se taire de son malheur. Corentine se retourna vers la sage-femme:
—Donnez-moi l'enfant, fit-elle, c'est moi qui l'emporte!
Elle prit le petit Sullian. Un flot de mousseline blanche lui couvrit l'épaule. Une tête rose et dormante s'appuya, tout abandonnée, sur son bras. Et, fière de son fardeau, défendue contre le sourire des gens par l'innocence qu'elle portait, elle descendit le bourg, parmi les femmes que la vue d'un nouveau-né émeut, et qui disaient: «Voyez, elle a le fils de Sullian Lageat sur les bras. C'est Guen qui l'a voulu, pour lui faire honneur. C'est tout de même une mère, cette femme-là.»
Elle allait, sans entendre, saisie d'une extrême douceur, qui lui faisait presser l'enfant sur son cœur de plus en plus, et s'absorber dans ce petit être sans parole et sans regard. Elle lui souriait. Elle lui parlait, non avec les lèvres, mais avec son âme tout à coup agrandie et dilatée d'amour maternel, qui disait: «J'aurais voulu d'autres enfants comme toi... que je les aurais aimés!... que je les aimerais!..... Avec quel bonheur ce sein que tu touches se découvrirait pour eux, et les allaiterait!... O joli, joli neveu que je voudrais mon fils!» Elle avait des ailes. Soutenue par le petit qu'elle portait, le visage calme, les yeux en joie, elle monta l'escalier, elle entra dans la chambre.
Heureusement Marie-Anne dormait. Elle ne vit pas sa sœur. Une heure passa, puis deux, puis trois. Simone s'éloigna. Et entre le berceau où l'enfant reposait maintenant, et Corentine, qui veillait auprès, le dialogue continua, le conseil doux et persuasif de ces yeux clos, de ces lèvres tendues vers le sein rêvé, de ce visage derrière lequel une âme transparaissait pour cette femme malheureuse, en qui le regret de la maternité prenait la forme d'un désir grandissant et d'une attente de vie nouvelle.
Il y avait des années qu'elle ne s'était sentie si prompte à l'émotion, si disposée à pleurer.
Dans la paix de cette chambre, près de ces deux êtres plongés dans le sommeil, un mystère profond sa passait. Une âme s'accusait, oubliait, apercevait une voie de sacrifice et de salut, et, tremblante, heureuse, remontait vers l'amour.
Le sommet des coteaux, vers Louannec, se dorait au soleil déclinant. Nul bruit ne venait du dehors, pas même celui de la mer. La respiration de Marie-Anne et de son fils, régulières, se répondaient comme un battement d'ailes.
Tout à coup, un pas sonna dans la cour. Corentine se pencha. Le père! c'était le père qui traversait la place! Il courait! Des gens couraient derrière lui; ils disaient: «Mon Dieu! est-ce possible! Est-ce possible!»
Toute pâle, au bout de la chambre, Corentine l'écouta monter. Et Guen entra. Le pauvre vieux tremblait de tous ses membres. Il était comme égaré. Il approcha, sans bruit, du lit où Marie-Anne dormait. Il se mit à genoux.
—Marie-Anne? murmura-t-il, ma petite fille?
Elle ne bougea pas.
Il prit la main allongée sur le drap, la main rousselée de sa mignonne, et la caressa.
—Marie-Anne?
Elle ouvrit les yeux, et fixa sur lui son regard morne de désespérée.
Mais, presque aussitôt, ses paupières se soulevèrent davantage. Elle voyait le père pleurer et sourire. Elle le voyait incapable de parler. Une angoisse la prit. Elle ouvrit la bouche. Elle se redressa brusquement, ses bras raidis sur le drap, se tendit en avant, et tout ce qui lui restait de vie passa dans un cri:
—Dites! dites!
—Marie-Anne... ce sont des marins anglais... à Bilbao... tout l'équipage... tout entier... quand je te le disais... il est sauvé!
Il se releva d'un trait, enveloppa sa fille dans ses bras:
—Sauvé, ma petite, sauvé!
Il pleurait à chaudes larmes.
Quand il se recula, suivant encore, de ses mains tendues, la jeune femme qui se renversait en arrière, on put voir le visage de Marie-Anne.
Elle n'avait point douté de la mort, et elle ne doutait plus de la vie. La jolie tête blonde était retombée, bien pâle encore, sur l'oreiller, mais un seul moment l'avait transfigurée. Toute la jeunesse, toute la joie, tout l'amour y étaient rentrés. Ses doux yeux couleur de jacinthe disaient le ravissement; les cils d'or, immobiles, étaient levés vers le ciel; le front rayonnait; la bouche souriait à des visions. C'était elle, la Marie-Anne d'autrefois, l'épousée, l'heureuse, la sainte au regard de légende.
Le vieux père, tout épanoui, continuait:
—La dépêche est venue d'Espagne... Ils ont rencontré des Anglais... l'embouchure de la Gironde, vois-tu, petite, c'est toujours ça, des navires et encore des navires... Quand la demoiselle de la poste m'a remis le papier, j'ai tout de suite deviné à son air... elle avait l'air presque aussi content... Ah! mes filles, quelle bonne nouvelle! Le dindy est perdu, mais les hommes sont sauvés!... Écoute, Marie-Anne, je vais faire dire à la mère de Guyon Le Dû, le mousse, que son gars est retrouvé... Veux-tu? Faut que tout le monde soit heureux aujourd'hui!
Elle ne l'écoutait pas. Elle n'avait pas besoin de preuve, ni de détails. Elle croyait. Sullian vivait. Quelqu'un, dans l'angle de la pièce, la regardait fixement: Corentine, la sœur aînée.
Dans la crise d'âme qu'elle traversait, une seule chose l'avait frappée: l'immense bonheur de Marie-Anne. «Comme elle l'aime!» pensait-elle. Et, troublée par tant d'amour, elle n'osait s'avancer, de peur que le cri de tout son être ne lui échappât: «Moi aussi! moi aussi!»
Marie-Anne se tourna vers elle. Son regard chercha le berceau.
—Apporte-moi mon fils! dit-elle.
Et quand elle l'eut dans les bras, pressant le petit sur sa joue:
—O le bien-aimé! s'écria-t-elle, ton père est vivant!
Elle découvrit son sein, et se pencha pour nourrir le nouveau Sullian.
Et comme Guen s'était retiré, comme elle demeurait seule avec Corentine immobile près du lit, elle entendit une voix toute basse qui disait:
—Ma sœur, j'irai retrouver Guillaume. Prie pour moi!
Dix minutes après, Marie-Anne, à demi redressée, contemplait son fils endormi sur le drap blanc.
Tout à côté, assise, brisée de fatigue et pourtant résolue, la grande sœur l'écoutait docilement, elle, la plus jeune et l'ignorante, qui disait:
—Il vaut mieux aller tout de suite, ma Corentine... ne pas avertir Simone, que cela pourrait inquiéter trop... et puis être humble, tu comprends, ne pas te rebuter... Ils ne savent pas tout ce que tu vaux... moi, je le sais... Va, sois courageuse, sois bonne, fais tous les sacrifices... C'est si bon d'être aimée!
XI
Par un sentiment de fierté, et selon le conseil de sa sœur, Corentine désirait que son départ pour Lannion fût, autant que possible, ignoré de Simone. Et le grand-père avait dit:
—Simone? moi je l'emmène.
Il n'y pouvait plus tenir. La joie du sauvetage de Sullian, celle qu'il commençait à entrevoir dans la résolution de Corentine, lui donnaient des idées de grand air. Seul, il aurait paré son canot et poussé au large. La pensée que le canot n'était pas assez propre pour une jeune fille comme Simone, le fit hésiter. Depuis huit jours, pas un coup de balai aux bancs, pas un godet d'eau jeté hors de la cale. Il appela Simone.
—Petite, dit-il, mets ta mante. Nous allons promener tous deux, veux-tu?
Elle ne demandait pas mieux. Depuis son arrivée, elle n'avait guère vu autour d'elle que des visages anxieux ou désolés. Sa jeunesse appelait une diversion. Elle saisit celle-là de toute l'ardeur comprimée de ses quinze ans.
—Grand-père, vous prenez le bateau?
—Non, je pensais suivre la côte à pied, avec toi, jusqu'à...
—Non, le bateau, je vous en prie!
—C'est que...
—Pourquoi pas? Il y a longtemps que vous n'avez canoté, grand-père, je suis sûre que vous en avez envie?
—C'est que, répondit le bonhomme, ravi au fond, c'est que le canot n'est guère en état, je n'ai pas fait sa toilette...
—Bah! nous nous passerons de toilette. En mer! grand-père, en pleine mer!
Il secoua la tête, d'un air content:
—Les jeunesses, fit-il, faut bien leur céder, pour qu'elles vous aiment!
Simone se coiffa d'une casquette de laine blanche, d'où sortaient ses cheveux roulés. Il fallait les voir tous deux, côte à côte, longer le quai tournant qui mène à la jetée. Le soleil les enveloppait. La joie commune rendait le capitaine alerte et droit comme un jeune homme. Il se sentait bonne mine, sous le regard des baigneurs qui n'ont rien à faire, et suivent volontiers des yeux tout passant qui se hâte. Intimement il comparait ce départ avec ses départs habituels, quand Marie-Anne l'accompagnait, lourde et si souvent accablée par l'ennui. Elle était légère, cette petite Simone. Et comme elle marchait! Comme un mousse, en vérité, oui, comme un mousse qui va aux crabes.
—Je ne te savais pas si marine, dit Guen, en pointant déjà son regard sur le canot immobile dans le flamboiement de la mer, au pied du môle.
—Moi! j'adore l'eau. A Jersey, je suis allée plusieurs fois en excursion. Je connais tous les noms de voiles: grande voile, misaine, foc, bonnettes, perroquets.
—Oui, mais la manœuvre?
—Essayez!
—Tu ne sais seulement pas prendre un ris?
—Regardez-moi!
Et il vit la grande enfant qui souriait, de ses deux yeux pleins de lumière et de ses lèvres qui s'ouvraient sur de belles dents saines, humides comme des coquilles de rivage.
—Ah! ma Simone! dit le capitaine, tu as joliment gagné dans mon vieux cœur, depuis le premier d'août!
Oui, il était heureux comme il l'avait été rarement, le capitaine. Son pas sonnait sur les dalles, sonnait comme une fanfare de vie.
Il n'y avait point de bonnettes ni de perroquets au canot de Guen. Un foc seulement, de toile usée, et une voile jaune sur un mât courbé.
—Maman reste près de ma tante? demanda Simone en s'asseyant à l'arrière, tournée vers la façade grise, là-bas, si étroite entre les maisons avançantes.
Guen fit semblant de ne pas entendre, très occupé à tirer l'ancre.
—Maman reste à la maison?
Cette fois, Guen rougit, de l'effort qu'il venait de faire, sans doute, en embarquant le gros hameçon de fer qui aurait pu servir à prendre un fort poisson autant qu'à tenir le bateau. Quand il l'eut posé sur le cordage soigneusement roulé:
—Non, dit-il négligemment, ta mère va à Lannion.
—Lannion! fit Simone en se retournant.
Il ne se retourna pas, devinant la vivacité du geste qu'il n'avait pas vu, et ajouta, tâchant de réparer l'effet:
—Oui, des commissions, je crois, pour Marie-Anne. Quand on a un enfant naissant, n'est-ce pas?...
Un instant après, quand il eut hissé la voile, et sous prétexte de dire: «Largue un peu l'écoute, petite», il la regarda. Elle était sérieuse, et elle fixait la maison du port avec des yeux si graves, si près de pleurer!
«Ce n'est pas facile de cacher les choses aux enfants, pensa Guen. Elle se doute qu'il y a une affaire.»
Mais il ne voulut pas être indiscret, et, amarrant l'écoute:
—Puisque tu connais la manœuvre, Simone, prends la barre, et droit sur Thomé! La passe est à gauche, pour les coques de noix.
Le canot doubla la jetée, brûlante de soleil, et d'où s'échappait une odeur de goëmon séché.
—Le foin d'ici, mademoiselle Simone.
Simone était redevenue la jeune fille douce et maîtresse de ses émotions qu'il aimait, avec un étonnement d'inventeur, chaque jour davantage. Elle avait le regard en avant, sur la grande nappe élargie entre les rives montueuses. Elle semblait tout entière au plaisir de la course, qui devenait d'instant en instant plus rapide. Car la brise, par-dessus les collines de Louannec, arrivait à présent, et claquait dans la toile.
Quand Guen se vit en bonne route, il vint s'asseoir près de Simone, et, tout épanoui:
—On m'a entendu dire du mal de la mer, ces jours, fit-il. Mais je ne pense pas tout ce que j'ai dit.
Cela lui pesait, les injures que la douleur lui avait arrachées.
—Que veux-tu, petite, on se fâche quelquefois avec elle. C'est comme une femme, n'est-ce pas? On la trouve mauvaise, on s'emporte. Et puis on revient à elle, parce qu'on l'aime.
—Pas de séparation durable? dit Simone, qui regardait toujours le large.
—Non, dit Guen embarrassé, pas de durable. Moi, je ne peux pas vivre huit jours sans elle. Et moi, mon Dieu, c'est comme tout le monde.
—Plus que tout le monde, grand-père!
—Oui, reprit-il, heureux de l'éloge et d'avoir évité l'allusion. Je ne m'en dédis pas. De tous ceux de Perros, je suis le plus naviguant, de tous les vieux, s'entend... Un peu à bâbord, Simone... Laisse aller... Bien... Est-elle jolie aujourd'hui la mer!
Ils couraient dans la passe, entre la pointe du château et les rochers de Thomé, sur le chenal vert comme une émeraude et glissant au-dessus d'eux. Le courant les portait. La terre, à gauche, découvrait une à une ses anses rocheuses et ses deux plages. Sur la seconde, à Trestrao, des points rouges, blancs, noirs, qui étaient des baigneurs, mouchetaient le sable; une ombrelle roulait, prise par le vent, plus petite qu'une fleur de mouron.
—Au large, Simone, par le travers de Rouzic!
Au large, c'était l'immense plaine que pas un frisson ne ternissait. La brise y coulait sans creuser. Des veines d'azur s'emmêlaient à l'infini, comme des sillages de navires disparus, sur la surface toute blanche, miroitant au soleil. Les Sept-Iles, au loin, laissaient pendre vers la Bretagne leurs falaises herbues, qui paraissaient de velours brun. A peine un ourlet blanc autour des pierres que la marée engloutissait sans bruit.
—Voilà ce que j'aime, dit Guen, remarquant l'enthousiasme muet de sa petite-fille: s'en aller avec le vent, causer tout seul et tendre ses lignes. Tiens, le fond est de roche, à présent, bon pour les congres et les vieilles. Tout à l'heure, ce sera de la coquille. Et puis la roche reprendra, à une demi-lieue de Rouzic.
Il s'était rapproché encore de Simone. Ils allaient, poussés par le grand souffle doux qu'exhalent les terres chauffées, le soir, et ils voyaient la courbe de l'horizon immense au bas du ciel.
—Mon enfant! dit Guen attendri.
Elle ne bougea pas, car ils se sentaient profondément unis de pensée.
—Mon enfant! je voudrais t'avoir toujours près de moi!
—Je voudrais bien, moi aussi, grand-père.
—Vois-tu, maintenant que j'ai goûté de vous, je ne me réhabituerai plus à mon ancienne vie: moi ici, vous là-bas.
—Il n'y a qu'un seul moyen, grand-père, dit posément Simone, et vous le connaissez.
—Oui, je le connais.
Il s'arrêta un peu, car il avait promis de se taire devant l'enfant. Et puis, il céda, conseillé par l'infini qui les enveloppait tous les deux, loin des conventions étroites.
—Simone, dit-il, ta mère est allée à Lannion, pour essayer...
—Je l'ai deviné, répondit-elle. Je suis venue en France parce que je pensais toujours à cela. Je ne pouvais pas savoir comment cela se ferait, mais je comptais que Dieu le permettrait. C'est si triste!...
Le vieux Guen sentit que la main de Simone saisissait la sienne, que la tête de Simone se penchait, touchait son épaule, s'y appuyait. Et il resta droit, immobile, transporté d'émotion et de tendresse, tandis que sa petite-fille pleurait silencieusement du même rêve que lui, et qu'il répétait, pour elle et pour lui-même:
—J'espère, ma petite amie, j'espère.
Le vent demeurait léger, la mer ensoleillée. Les îles grossissaient à peine. Et des bandes d'oiseaux se levaient en triangle, indiquant le large.