Madame Corentine
XII
Seule dans le grand salon, la fenêtre ouverte, madame Jeanne additionnait des colonnes de chiffres. D'ordinaire, c'était une joie pour elle de régler ses comptes de ménage ou d'établir le bilan d'une année commerciale. Elle aimait le calcul, dont elle avait eu le goût très jeune. Elle s'était réservé le contrôle de la comptabilité chez son fils. Et, précisément, elle établissait, en ce moment, l'inventaire annuel.
Mais elle le faisait avec inquiétude. Elle n'était pas sûre: elle soupçonnait seulement un résultat mauvais. Déjà, les deux dernières années s'étaient soldées en perte. Elle avait espéré que les affaires du moulin à huile se relèveraient. Guillaume paraissait assez content. Les chiffres semblaient indiquer cependant une mauvaise année. Les deux rides, au coin des lèvres de madame Jeanne, se creusaient. Elle relevait la tête, par moments, lasse, et, pour se reposer, regardait les ondes mouvantes des arbres, vaguement.
«Encore une illusion de mon fils, pensait-elle. L'année va être mauvaise, si elle n'est pas désastreuse. Ah! le pauvre enfant, qui ne se doute pas où nous en sommes! S'il le savait! Mais j'ai mieux fait de le lui cacher. Il a assez de ses chagrins. Le commerce, pour lui, est une manière d'oublier, une occupation qui le force à ne plus songer. C'est tout... Et ce n'est pas assez pour réussir. Il aurait fallu mon mari.»
La physionomie austère de M. Jobic L'Héréec lui revenait en mémoire. Elle revoyait cet homme dont elle n'avait pas seulement pris le nom, mais les goûts, les habitudes, la manière de voir et d'agir, qu'elle interrogeait encore de souvenir avec vénération, dans les cas difficiles, contente au fond et immuable en ses résolutions, dès qu'elle était convaincue d'avoir fait ce qu'il eût fait lui-même. Oui, il eût fallu la grande expérience, l'esprit méthodique et réfléchi de M. Jobic, pour se tirer d'une situation comme celle-là. Il aurait eu la décision, l'énergie persévérante de l'effort, tandis que Guillaume...
Des mots de ce monologue intime étaient prononcés à demi-voix, sans suite. Ils tombaient dans le silence de la vaste salle blanche, dont un bourdon égaré faisait le tour en ronflant.
Puis elle se remettait à parcourir les colonnes de chiffres. Sa plume, posée en travers, suivait, d'un mouvement régulier, l'absorption des chiffres dans la mémoire de la calculatrice. Mais c'était une sorte de travail machinal, qui n'interrompait point, chez madame Jeanne, la rêverie commencée.
«Je ne vois pas d'issue. Lui parler à lui? A quoi bon? Il fait ce qu'il peut. Le commerce n'était pas son affaire. Et puis les chagrins... Oh! c'est bien sa faute à elle, si nous allons à cette...»
Le mot s'arrêta aux lèvres. Et elle s'arrêta aussi un moment, madame Jeanne. Bien qu'elle fût seule, une rougeur légère, un peu de sang venu du cœur troublé, mit une tache sur ses maigres joues. Elle sentait la réprobation de la longue suite de bourgeois patients, économes, qui avaient fait la fortune, et qui la voyaient prête à sombrer, du fond des tombes, au pays de Tréguier.
Dehors, le soleil chauffait les fleurs. Un parfum violent sortait des glycines, qui levaient leurs secondes fleurs au ras de la fenêtre.
Elle se pencha de nouveau.
Tréguier! Comment avait-elle fait pour quitter Tréguier, elle, Trégoroise depuis des siècles, attachée par des habitudes de race et par tous les liens de près de cinquante ans de vie à ce coin de sol breton? Elle se demandait cela encore quelquefois. Et la question se présenta de nouveau à son esprit, avec le cortège des réponses tristes, usées, que l'on revoit l'une après l'autre. Oui, le malheur avait commencé là... Au dedans de son cœur, le nom de Tréguier sonnait comme celui d'une noblesse dont elle avait été et dont elle n'était plus.
Tomber de Tréguier à Lannion! Pour elle, la chute avait été pressentie. Oui, elle savait d'avance qu'elle ne s'accoutumerait jamais dans la ville folle, comme elle l'appelait, que le séjour des Espagnols et des gouverneurs débauchés avait remplie d'une population avide de plaisir, et légère, et folle de cœur. Entre elles deux, il y avait une de ces haines de canton que la Bretagne nourrit, sous des apparences rigides et froides. Quand elle pensait à Tréguier, elle revoyait la splendeur épiscopale de l'ancienne cité; son air de pudeur farouche; la cathédrale, où un peuple aurait tenu, haute de voûte, couverte de moisissures qui verdissaient glorieusement le granit, avec ses longues files de chevaliers de pierre couchés dans les niches, ses inscriptions, son cloître, ses tours, ses rosaces découpées par le génie bizarre et poétique des aïeux. Elle revoyait sa place à l'église, sous les rayons atténués des vitraux, sa maison aux murs de forteresse, autour de laquelle une rue tournait. Elle nommait les bourgeois et les nobles qui la saluaient, les visites qu'elle avait reçues lors de la mort subite de M. Jobic L'Héréec. Vingt fois le jour, encore maintenant, son esprit pleurait l'homme énergique, entendu aux affaires, dominant et digne, qui l'avait faite la première bourgeoise de Tréguier, par l'immutabilité de sa fortune, de son caractère et de ses habitudes.
Quand il avait fallu quitter Tréguier, elle avait eu le sentiment que sa vie à elle était finie. Elle avait lutté. Pourquoi partir? Pourquoi abandonner cette usine médiocre et sûre qui avait un canal sur le port, où les goëlettes venaient s'approvisionner d'huile? M. Tanguy Morel, l'associé, suffisait à mener l'affaire. Guillaume, après la mort de son père, pouvait vivre honorablement, presque sans travail, assuré de l'avenir... Il avait fallu l'amour insensé pour cette Lannionnaise... Et tout quitter, la ville, l'usine, les amis, la paix, le paysage, si bien entré dans les yeux qu'il ne s'efface plus, renoncer à mourir là... et venir tomber à Lannion, parmi les filles aux cheveux blonds, qui ont les joues roses et la rage de la danse au cœur!
Tout cela repassait au travers des colonnes de chiffres, aussi net qu'au premier jour, aussi douloureux. Le reste, tout ce qui avait suivi cet arrachement au pays natal, ne lui revenait qu'en bloc, comme une conséquence logique, fatale, prévue: la brouille lente du ménage, les reproches, les dépenses inconsidérées d'une tête folle de petite ambitieuse, l'acquisition désavantageuse du moulin sur le Guer, les froissements nouveaux engendrés par la gêne, la séparation, la vie nouvelle, alors, où son fils et elle s'étaient retrouvés seuls, mais assombrie, préoccupée, atteinte par le souci d'argent et rongée de souvenirs.
Dix ans de lutte contre soi-même.
Elle était devenue blanche de cheveux, madame Jeanne L'Héréec. Elle avait beaucoup travaillé, comme un homme, comme le vrai chef de la maison «Veuve L'Héréec et fils». Le chagrin d'avoir quitté Tréguier la tenait toujours. Devant son fils, elle se contenait. C'était une sorte d'abîme entre eux, cette question du passé. Ils le regardaient chacun de leur bord, et tristement tous deux. Mais quand elle était seule à travailler, madame Jeanne laissait parler les vieilles déceptions de sa vie, amassées au fond de son cœur. Et elle concluait souvent: «Si j'étais un homme, je retournerais à Tréguier, et j'y referais ma fortune!»
Madame Jeanne, ce jour-là, n'eut pas le temps de conclure.
La sonnette qui, mêlée aux feuilles de la glycine, agitait en remuant tout un système de branches, rendit un son étouffé. L'heure était morte.
Madame Jeanne entendit une voix qui demandait son fils. Elle crut, à travers dix années, la reconnaître. Ses pommettes sèches pâlirent subitement. Elle posa la plume, et tendit l'aile de son bonnet. La domestique répondait que monsieur était à l'usine. Il y eut un silence. Puis, deux ombres coulèrent sur le bourrelet de verdure, au ras de la fenêtre. Gote ouvrit la porte du salon, et une femme en deuil entra.
Avant même que madame Corentine eût relevé sa voilette, madame Jeanne la reconnut. Elle demeura surprise, renversée par cette audace, dans son fauteuil jaune, ses yeux gris fixés sur Corentine et éclairés jusqu'au fond par la lumière de la fenêtre. La jeune femme, debout à contre-jour, ne trouvait pas une parole de son côté. Une émotion trop forte l'avait saisie, en mettant le pied dans cette maison qui était la sienne: le sentiment de la fragilité de ses espérances, du peu de chance qu'avait sa démarche d'être accueillie. Après dix ans, elle retrouvait les yeux, l'attitude, la raideur de cette femme, dans le même décor immobile du salon jaune. Elle baissa les yeux, comme devant un juge. Madame Jeanne se leva à son tour.
—Que venez-vous faire ici?
Madame Corentine reprit un peu de courage, et dit très doucement:
—Je venais voir mon mari.
—Vous n'en avez plus le droit.
—Oh! madame, après si longtemps... et quand on souffre...
—Oui... beaucoup...
—Nous aussi, madame, nous avons souffert, chacun a eu sa part... Et la nôtre a été large... Guillaume n'est pas ici...
—Je le savais... Gote m'avait dit...
—Il est inutile de le voir... Mon fils a pris son parti de notre solitude... Que lui vouliez-vous?
Corentine fut sur le point de répondre: «Lui demander pardon.» Les mots lui vinrent à l'esprit. Mais elle ne répondit pas. Madame Jeanne la tenait sous ce regard de mépris et d'invincible obstination qu'elle connaissait. Et ce fut la vieille femme qui reprit:
—Personne ne vous a demandée.
—Non. Je suis venue de moi-même, madame, et, je vous assure, par un bon mouvement... parce que j'étais à Perros... en passant... chez mon père... et que je ne voulais pas m'en aller sans avoir essayé... Ah! tenez, madame, ne me repoussez pas...
Elle s'avança jusqu'au près de la table où travaillait madame Jeanne.
—Je suis malheureuse... Je ne suis plus celle que vous avez connue... Il me semble que si vous étiez bonne, si vous vouliez m'aider... Guillaume peut-être me donnerait son pardon!
Sa main se tendait un peu en avant, tremblante, sur le bois de frêne noueux, prête à soutenir un corps qui s'agenouillait.
—Vous oubliez que je suis difficile à tromper, dit madame Jeanne en se reculant. Vous avez trop peu manifesté, pendant dix ans, le désir de savoir même des nouvelles de votre mari, pour que je croie aujourd'hui à ces attendrissements. Je crois plutôt à d'autres motifs.
Elle toisait du regard, en disant cela, sa belle-fille, et considérait la toilette modeste, presque pauvre, que la jeune femme avait mise, afin de mieux faire voir, justement, qu'elle n'était plus, comme autrefois, toute folle d'élégance.
—Vous venez mendier! continua madame Jeanne.
La petite main de madame Corentine se releva d'un geste brusque, comme pour repousser l'injure... Puis, rouge de honte, mais assez forte pour ne rien répondre, la jeune femme se détourna, et quitta rapidement le salon, tandis que madame Jeanne, implacable, ses yeux clairs poussant l'étrangère dehors, la suivant dans l'ouverture de la porte, par la fenêtre dans l'allée du jardin, disait:
—Vous autres séparées, on est sûr de vous revoir, à un moment ou à un autre. Vous quêtez quand la famine vous a réduites. Vous n'avez pas honte. Allez, allez! Le moment est mal choisi: il n'y a pas de pain pour vous!
Madame Corentine n'entendit pas ces derniers mots. Elle avait déjà traversé le jardin, elle ouvrait la porte, d'un coup nerveux de la main sur le loquet en forme de trèfle, qu'elle écoutait sauter avec un battement de cœur, autrefois, quand Guillaume rentrait.
Elle fuyait suffoquée, indignée. Cependant, quelque chose de plus fort que sa honte, de plus puissant que la colère qui l'avait une première fois entraînée hors de cette maison, lui faisait, en ce moment, accepter l'injustice. Était-ce le conseil profond et muet de ces objets frôlés par sa vie passée: elle sentit qu'elle ne pourrait quitter Lannion sans avoir revu au moins celui pour qui elle était venue.
Hâtivement, la voilette baissée, elle suivit la pente de la rue du Pavé-Neuf, laissa sur sa gauche la promenade plantée d'ormeaux, tourna près du café du pont de Viarmes, le long du quai au sable, descendit encore jusqu'au coin d'un vieil hôtel tout enveloppé de poiriers en pyramides, où elle avait joué, enfant, quand son père était mandé par l'armateur. Et elle se trouva sur l'allée de la Corderie, qui borde le Guer jusque très au delà de Lannion.
Toute jeune, les premiers soirs de son mariage, elle s'était promenée là, les yeux perdus dans le feuillage des ormes, et souriant aux choses passionnées qu'il disait...
Elle ne pleurait pas, elle était seulement très triste. Son espérance n'était plus de reprendre la vie d'autrefois,—l'avait-elle même formée?—mais elle pouvait encore le voir, lui, se faire pardonner, lui dire: «Je vous aime encore!» Après cela, qu'adviendrait-il? Peu importait. Elle partirait plus contente, plus forte, elle aurait obéi à cette impulsion qui la poussait ainsi, humiliée, troublée, vers celui qui était tout près, et qui ne se doutait pas... Même, l'injure qu'elle avait reçue la rejetait vers lui. Elle pensait, sans savoir pourquoi, très sûre pourtant, que si Guillaume avait été là, l'accueil eût été autre...
Elle allait, sans plus se hâter, regardant, de l'autre côté du chenal à peu près vide, la touffe d'arbres d'où s'élevaient une cheminée, un toit long couvert de tuiles: l'usine. Il était là. Elle n'irait pas le trouver là-bas, à cause des ouvriers, des anciens employés qui avaient tout su, hélas! Elle attendrait l'heure où M. L'Héréec, chaque soir, revenait en traversant le Guer... Dix coups de rames... Le bateau était amarré, à demi hors de l'eau, écrasant la boue molle de la rive opposée. Sur l'arrière, plongé dans le courant, des lettres à demi effacées disaient le nom du canot... Corent... Les dernières avaient péri. La rivière se vidait avec rapidité, bue par la mer lointaine. Et les herbes du fond, ployées, ondulaient comme des cheveux de femme qu'on peigne, avec des reflets blonds.
Madame Corentine comparait son attente humiliée d'à présent à ses promenades triomphantes dans cette même allée, quand, toute jeune femme, au bras de son mari ou de quelque amie qu'elle allait prendre au passage, elle emmenait Simone, et que l'enfant courait devant, dans le clair soleil.
Elle était si lasse, qu'un peu au delà du point où le bateau était attaché elle s'assit, et s'appuya le long d'un arbre. Plusieurs fois, elle crut entendre une voix qui donnait des ordres, et reconnaître la voix de son mari. Illusion, mais qui lui faisait lever les yeux, et la secouait d'un frisson. Elle avait l'air d'une pauvre fille honteuse qui attend son amant. S'il était passé quelqu'un, elle aurait fui. Personne ne longeait la promenade qui ne mène à rien. La fatigue l'endormit.
Quand elle se réveilla, elle eut peur qu'il ne fût trop tard. Mais non. La marée remontait, couvrant les vases, soulevant le canot qui roulait, collé à la rive. L'usine travaillait encore: une fumée de vapeur jaillissait au-dessus d'elle, avec un bruit régulier. Madame L'Héréec se leva. Elle se cacha presque entièrement derrière l'arbre. Quelqu'un était sorti par la porte du chantier, là-bas. Elle n'eut pas de doute, malgré l'éloignement et l'ombre déjà commencée. Elle reconnut le geste amical qu'il avait, en prenant congé d'un de ses employés. Bientôt, défaillante, elle le vit tout à fait, dans l'espace découvert qui séparait l'usine de la rivière. Il venait par le sentier du pré, la tête basse, songeant à des affaires, sans doute. Elle aurait voulu l'appeler, et elle avait peur de lui, peur du premier regard. Il allait lentement, droit vers elle. Dans une minute, il aurait détaché l'amarre, poussé le canot, abordé là... Elle n'eut plus la force de voir. Elle ferma les yeux... Puis, n'entendant plus rien, elle vit qu'il avait brusquement tourné le long de la rive, et qu'il remontait par le sentier de halage, pour rejoindre le pont de Lannion.
Un moment, elle courut, et puis elle s'arrêta... Ce n'était plus la même chose. Le rencontrer en ville, dans une rue? Non. L'occasion était perdue. Si l'entrevue pouvait amener un pardon, c'était à la condition de n'avoir pas de témoins... Il fallait même éviter de le rencontrer... Et elle demeura immobile, regardant diminuer la forme de ce passant, sur la levée, parmi les premières maisons.
XIII
Guillaume L'Héréec trouva sa mère au salon. En l'apercevant, elle l'enveloppa de ce regard rapide et sûr de la mère habituée à lire la physionomie de son enfant. Il avait son air de commerçant content de rentrer et d'oublier le travail.
—Comment, mère, encore dans les livres?
Il s'approcha, balançant ses épaules épaisses, pour embrasser sa mère au front, selon sa coutume. Elle continua de le regarder, prise d'un reste de doute, jusqu'à ce qu'elle sentît la mousseline de sa coiffe serrée contre sa joue par la barbe rude de Guillaume. Il se redressa. Elle prit sur la table un grain de blé, dont elle marquait les pages de ses livres, le glissa entre deux feuilles du registre, et dit, en se renversant un peu:
—Mais oui, Guillaume, il le faut bien. J'ai peur que, cette année encore...
Il l'interrompit du geste de repousser une chose importune.
—Non, je vous en prie, pas ce soir, pas avant d'être sûre! J'en ai assez!
Il s'était détourné vers la fenêtre, les sourcils rapprochés, son visage court et carré subitement assombri. Lui qui arrivait, dégagé des préoccupations du jour par la course du retour, il éprouvait un ennui vif à se sentir ramené vers elles.
—Est-ce que la journée a été mauvaise, Guillaume?
—Pas plus qu'une autre.
—Vous n'avez pas reçu la visite de M. Quimerc'h?
—Mais non.
—Ni aucune autre qui vous ait chagriné?
—Aucune. Je demande seulement à oublier les affaires, les ennuis, et le temps, si cela se peut.
Il répondait, le regard perdu dans l'ouverture de la baie.
—Non, reprit madame L'Héréec. Cela ne se peut pas toujours. Allons dîner, vous êtes en retard. Gote est venue deux fois prévenir.
Il offrit le bras à sa mère, et passa dans la salle à manger.
Depuis plusieurs jours, madame Jeanne avait remarqué chez son fils cette sorte d'irritabilité, résultat d'un trop long repliement sur soi-même. Cela ressemblait aux mélancolies invincibles où il tombait souvent, dans les premières années après la séparation. Le dîner fut presque silencieux. Madame Jeanne mangea moins encore que de coutume. Elle s'élevait et s'animait intérieurement, elle, femme de résolution et de pratique, contre ces accablements inutiles, nuisibles à la gestion de leurs affaires compromises. A peine revenu dans le salon, comme il allumait sa pipe, elle s'accouda près de lui, à la fenêtre ouverte, et ils restèrent un peu sans rien se dire, devant cette muraille déjà confuse d'arbustes, au-dessus desquels le ciel était pâle. Des grincements de poulie arrivaient du Guer invisible.
—Est-ce un bateau pour la maison, Guillaume?
Il répondit, d'une voix posée:
—Non, maman, je crois que c'est une barque de sable que j'ai vue arriver ce soir.
Elle avança, au delà du mur, sa main sèche de vieille femme, et, du bout des doigts, indiquant une direction, elle dit:
—Si pourtant nous pouvions...
—Quoi donc?
—Relever notre situation, transformer l'outillage, lutter avec des procédés nouveaux contre les usines de la côte! Ce n'est pas impossible! A nous deux...
Guillaume branla la tête.
—Je dis, continua-t-elle, que ce n'est pas impossible. M. Quimerc'h ne refuserait peut-être pas le crédit. Je me chargerais de lui demander...
—Mais à vivre, mon enfant!
—Pour qui? fit-il, en soufflant une bouffée de fumée sur les plantes enlacées.
Au ton dont cela fut dit, elle sentit qu'elle avait touché le fond du mal. C'était bien ce qu'elle supposait. Cependant il n'avait pas eu d'entrevue avec madame Corentine, non, rien de nouveau, elle en était sûre. L'ancien souvenir seulement, contre lequel elle avait tant lutté.
—Mettons que ce soit pour moi, Guillaume.
Il la regarda, de son œil doux et voilé.
—Ma pauvre maman, il nous faut si peu! Puisque cela va encore!...
Il ajouta, en reprenant sa contemplation vague en avant:
—Si j'avais eu près de moi mon enfant, oui, j'aurais voulu mieux faire, j'aurais eu de la force.
—Voyons, Guillaume, dit la vieille femme en s'animant, vous ne comprenez donc pas que cela vous serait utile à vous-même, un effort, utile pour oublier? Vous ne réfléchissez pas! Car vous l'avez eue, votre fille, pendant quatre ans, un mois par an, selon les termes du jugement. Est-ce que, au lieu d'être une joie, ce n'était pas une épreuve de plus?
—Oui.
—Je me souviens de cela, vous pouvez me croire. Je me souviens de ces arrivées au bateau de Jersey, quand vous alliez l'attendre à Saint-Malo, et qu'elle vous embrassait timidement, comme un étranger, et même pis, car on l'avait mise en garde contre vous pendant onze mois. Elle avait déjà un air de réfléchir aux ordres que vous lui donniez, pour voir s'ils n'étaient pas contraires à ceux qu'elle avait reçus d'ailleurs.
—Grande coupable, en vérité!
—Non, vous l'aimiez, et je l'aimais, moi aussi, Guillaume. Mais elle était élevée en dehors de vous, contre vous, et vous en souffriez. Quand vous alliez avec elle acheter la moindre chose, vous lui disiez: «Aimes-tu ceci? Aimes-tu cela? As-tu mes goûts?» Souvent vous n'aviez pas les mêmes. Vous revoyiez une enfant, mon pauvre Guillaume, mais pas votre fille. Une autre que vous la formait, et vous aviez peur, je le devinais bien, allez! en rencontrant sans cesse en elle l'autre dont vous étiez séparé... celle qui a été cause de tout. De sorte que vous avez eu raison de renoncer à vos droits.
—Je n'en sais rien! fit-il brutalement.
Il avait toujours le même regard vague, errant au ras des ondes lourdes des feuilles. Une planète s'y était levée, tremblante. Il la fixa un moment, parut vouloir parler, puis il secoua sa pipe sur l'appui de la fenêtre, et se mit à marcher à grands pas dans le salon.
Madame L'Héréec regrettait à présent de s'être engagée sur cette voie dangereuse du passé. Elle devinait qu'elle avait fait fausse route. Son cœur de mère souffrait de voir cet homme torturé, écrasé par le passé, et, en même temps, elle s'en trouvait humiliée, comme d'une faiblesse de son fils. Elle vint à lui, au moment où il traversait le salon, près d'elle, lui prit les deux mains, et les serra dans les siennes, bien fort. On eût dit qu'elle voulait faire passer en lui quelque chose de sa propre énergie.
—Allons, mon Guillaume! dit-elle, j'ai eu tort de reparler de cela. En effet, à quoi bon? Ce qu'il faut, c'est oublier le passé et regarder en face l'avenir, tous les deux, voulez-vous?
Il retira ses mains et, levant sur elle ses yeux où toute flamme semblait éteinte:
—Je suis découragé. Tout est inutile.
Elle voulut essayer de plaisanter, pour voir.
—Découragé, Guillaume! On croirait vraiment que je ne suis pas votre aînée! Mais regardez-moi donc? Suis-je découragée! Mon pauvre garçon, vous n'avez jamais été jeune.
Que disait-elle là?
A ce mot de jeunesse, à ce reproche inconsidéré, Guillaume L'Héréec changea de physionomie. Sa figure placide s'anima d'une sorte d'indignation. Son regard brilla. Le Breton passionné, colère, excessif, s'éveilla.
—Jamais jeune! Ah! vous vous trompez, ma mère, je vous en réponds! Je l'ai été! J'ai eu l'éblouissement de l'avenir, j'ai senti le monde joyeux autour de moi. Je ne vous le disais pas. Quand j'allais par les chemins, enfant, à Tréguier, il y avait presque toujours un oiseau blanc qui partait devant moi. C'était le même, je le reconnaissais à son cri: c'était ma jeunesse qui chantait. A présent, je ne vois plus rien dans les carrefours. En ce temps-là aussi, lorsque je passais le long des champs de blé, je me couchais sur la pointe des épis, je ne sais si c'était en esprit ou en réalité, et je nageais, porté sur les houles vertes, léger comme les taons de printemps. Oh! si, j'ai été jeune, j'ai cru à la vie, j'ai cru à l'amour. Et je l'ai goûté si pur et si grand, qu'il m'en est resté des larmes pour toujours. Même aujourd'hui, je le sens bien, par moments, que tout n'est pas mort, et que ma jeunesse revivrait si elle avait une autre jeunesse à côté d'elle. Vous avez tort de me parler de cela. Vous me faites du mal...
Il parlait comme égaré. Des larmes tremblaient dans ses yeux. Madame Jeanne vit qu'elle avait été plus imprudente encore qu'elle ne le pensait.
—Allez vous reposer, Guillaume, dit-elle doucement. Nous recauserons quand vous serez en état de comprendre... Dieu sait que je n'ai d'autre volonté que de vous tirer de là... Allez, je vais me remettre aux comptes, puisqu'il faut être pratique et veiller pour deux ici.
Elle le suivit du regard, qui sortait du salon, et tournait pour monter. Depuis longtemps, elle ne l'avait plus trouvé ainsi. La quitter sans adieu! Et cette colère sourde, cette exaltation du passé, ce découragement absolu... Tristes signes qu'elle reconnaissait avec effroi, sans savoir exactement ce qui les ramenait.
Elle resta, la tête dans ses mains, devant le registre ouvert, incapable de lire deux chiffres.
XIV
La chambre de Guillaume occupait toute la largeur de l'hôtel, à gauche. Ses trois fenêtres ouvraient, l'une sur le bosquet du côté du Guer, l'autre sur un étroit couloir que bordait le mur de clôture, au delà duquel il y avait un chemin, et l'autre sur la cour pavée que prolongeait, séparé par un escalier, un potager montant.
Même en hiver, la domestique avait l'ordre de laisser les fenêtres ouvertes et de ne fermer que les contrevents. Guillaume aimait à respirer très tard l'air de la nuit, il jouissait d'écouter les bruits rares du port et des rues. Presque tous étaient habituels et connus. Il s'y laissait bercer, assis dans son fauteuil de paille, la bougie éteinte, la tête renversée, les yeux clos.
Ce Breton épais, à la carrure de garde-chasse, était doué, comme beaucoup de sa race, d'une sensibilité féminine. Il se reposait dans des rêves vagues, qu'il n'aurait pu raconter, tellement ils étaient inconsistants, fous quelquefois. Et puis, une rumeur inexpliquée s'élevait, un cri d'animal que la distance rendait étrange: il se redressait en sursaut, pris de peur, les pommettes rouges. Toutes les superstitions du vieux pays vivaient dans les dessous de son âme. Il allumait la bougie, fermait les fenêtres, et se couchait.
Ce soir-là, il alla droit à la cheminée, alluma le bougeoir, et le posa sur le bureau à étagère, en vieil acajou, dont les plaques se soulevaient par endroits. Au fond d'une case, derrière une boîte de plumes, il saisit une clef, et la fit tourner dans la serrure d'un des gros tiroirs pendus au-dessous de la table du meuble.
Dehors, un bruit comme d'une infinité de clochettes d'une sonorité adoucie. Guillaume écouta. C'était la pluie sur les toits et sur les feuilles. «Un grain amené par la marée, pensa-t-il. Ça ne m'étonne pas. On étouffe.» Il se leva, poussa les contrevents de la fenêtre ouverte sur la ruelle sablée, et respira profondément. Il essaya de boire lentement, à pleins poumons, l'air d'orage qui soufflait, chaud et pourtant mélangé de courants froids, imprégné d'odeurs de goëmon et de fruits mûrs. Des sensations lointaines lui revinrent. Son cœur battit plus vite sous la poussée de l'imagination qu'il espérait calmer. Des gouttes d'eau, lourdes comme la grêle, fouettèrent le mur, éclaboussant la fenêtre. Guillaume se retira, et revint s'asseoir devant le meuble. Sa main plongea dans le tiroir, et saisit une photographie et un papier d'un doigt de long. La photographie, c'était celle de Simone à cinq ans; le papier, c'était la ligne écrite sur la plage de Sainte-Brelade.
Il les posa devant lui, et appuya sa tête brûlante dans ses mains. Il aurait voulu, à l'aide de ces deux documents incomplets, se représenter Simone, telle qu'il l'avait entrevue à la procession de la Clarté. Et il arrivait bien à grandir cette petite fille en robe courte, l'air espiègle, assise les jambes croisées sur un banc, et tenant sa poupée sur le bras; il modelait cette taille, nouait les cheveux blonds, devenus châtains, derrière la nuque, se souvenait du chapeau de feutre à voile blanc. Mais la pensée de ces yeux qu'il n'avait pas rencontrés? Mais l'âme, les goûts, les rêves de la jeune fille? Le son de cette voix qu'il n'avait plus entendue depuis des années? Que savait-il de tout cela? La ligne d'écriture était nette, ferme, révélatrice d'une volonté déjà formée. Mais le reste, le sens vrai de ces mots qui ne disaient rien par eux-mêmes, et n'avaient que le sens mystérieux des reliques? Oh! qui le lui dirait?
Que cela était poignant, de constater une séparation si complète! Comme il se sentait étranger, lui, le père, à cette enfant qui était la sienne!
Il se rappelait le jour où Simone avait été conduite chez le photographe, à Tréguier, un mardi. On avait fait, la veille au soir, trente papillotes avec les cheveux blonds, et la petite avait dormi avec une résille blanche de la mère... Chez le photographe, en haut d'une rue, on voyait des photographies de la cathédrale avec des légendes en lettres rouges... Il s'était écrié: «La jolie enfant!» C'était un Parisien, qui ne fit que passer en Bretagne. Madame Corentine souriait, et la grand'mère pleurait presque d'orgueil. Celle-ci avait dit, au moment grave de la pose: «Regardez bien, mignonne, l'oiseau qui va sortir de la boîte.» Et l'étonnement, l'attente ravie de cinq ans qui vont voir voler un oiseau, s'était à jamais fixé sur le portrait...
Et voilà qu'elle avait quinze ans!
N'avait-il donc pas autre chose encore qui parlât d'elle?
Il hésitait. Il s'était si souvent défendu de toucher à cette relique du passé, où le souvenir de sa fille n'était ni le seul évoqué ni le plus poignant. Il se rendait compte, avec tant de certitude, que ce soir, comme bien des soirs, le regret de Simone, l'amour de Simone, enveloppait un autre regret et un autre amour.
La pluie avait pris une sorte d'allure régulière. Elle tombait plus fine et plus serrée, avec un balancement de feuillages chancelants, ployés en tous sens, ivres de bien-être sous l'ondée.
Guillaume fouilla dans le tiroir, écarta une liasse de titres et d'actes serrés par une sangle à boucle, et, dessous, prit un album de dessin, relié en toile grise. Les bords du papier avaient jauni, l'intérieur s'était piqué. Depuis dix ans, l'album avait dormi là, point oublié, mais redouté, comme un ami qui en sait trop long et qu'on évite.
D'une main tremblante, Guillaume l'ouvrit. Il n'y avait pas de dessin, mais cinq ou six pages couvertes d'une écriture rapide, capricieuse, avec des enroulements majuscules suivis de petits caractères à peine formés.
Il s'en échappa un parfum très ancien, comme une odeur décolorée, douce pourtant. Guillaume fut tenté de baiser la page. Il passa la main sur son front, et lut:
«Mon mari m'a demandé de recueillir les mots et hauts faits de Simone, notre fille, âgée de trois ans et sept mois. Bien volontiers. J'en suis flattée, étant la mère de cet amour. Les dames d'ici prétendent qu'elle me ressemble. Moi, je lui trouve les yeux de son père quand il est bon avec moi, c'est-à-dire à l'ordinaire. Je trouve surtout qu'elle a plus d'esprit que tout Lannion ensemble. Nous l'adorons. Je puis le dire ici, puisque ce petit cahier est pour nous deux, tout au plus pour nous trois. Guillaume assure que j'y mettrai des folies. Alors, ça sera pour nous deux.»
Oui, il se souvenait! Il avait dit, un soir, dans cette même chambre, comme ils revenaient d'endormir ensemble Simone: «Vous devriez écrire ce que dit de drôle cette petite. Quand nous serons vieux et qu'elle sera grande, cela nous rajeunira tous de la retrouver ainsi.» Corentine n'avait pas voulu écrire devant son mari. Mais le lendemain, avant le déjeuner, l'album était acheté, la première page écrite. Ils étaient restés à la lire. Ils étaient descendus en retard, et madame Jeanne les avait grondés.
«Je commence aujourd'hui 3 juillet. Hier soir, je couchais Simone. Elle avait le cœur gros, parce que le chat était mort dans la journée. «Maman, est-ce que je ne le verrai plus jamais?—Non.—Peut-être qu'il est dans le paradis?—Mais non, tu sais bien que le paradis est pour les hommes.—Alors, maman, les chats qui sont morts, ils n'ont donc pas, comme nous, une petite chose qui monte?» Et puis, Simone, se trouvant en veine de philosophie et de pensées sérieuses, a montré du doigt de grosses immortelles, que ma belle-mère cultive et dont elle remplit ensuite les vases des cheminées: «Maman, ces fleurs-là, c'est béni?—Pas du tout. Quelle idée?—Pas même le cœur?» Nous avons trouvé cela très remarquable, son papa et moi.
«8 juillet.—Sommes allés nous promener tous trois, en cabriolet, sous prétexte de visiter une vieille tante. Simone était en rose, ce qui lui va bien, et entre nous deux, ce qui nous ravit toujours. Elle saluait de la tête, à droite et à gauche. Personne ne passait dans la campagne. «Que fais-tu, petite?—Je salue le blé, maman, il me dit bonjour.» En effet, de tous côtés, les champs s'inclinaient sous le vent. Moi, je n'ai pu me retenir d'embrasser Simone. Son père non plus, et à la même place. Ce qui m'a touché le cœur. Il y a des jours où il ne l'eût pas fait.»
Mon Dieu! que ces choses, tracées d'une plume légère, s'enfonçaient cruellement dans l'âme! Comme il y retrouvait, avec un peu de l'enfant dont elles parlaient, tout le charme de la jeune femme d'alors, son esprit vif, sa vie débordante, et cette note d'amour, hélas!... Il ne croyait pas que l'album fût si plein de son nom et de celui de Corentine. Elle avait cru aussi, la petite plume fine courant sur les feuillets blancs, y mettre surtout des pensées de Simone. Et ces souvenirs de jeune mère étaient surtout des mémoires de jeune femme. Et c'était lui, à dix années de là, qui découvrait, le cœur saignant de regrets, pourquoi l'idée leur avait tant plu de conserver des mots de petite fille. Leur amour les enchâssait, les soulevait, les emportait, comme le courant du Guer charrie des algues roses.
Cette femme, avait-il su la guider, s'était-il appliqué à la former, à modérer ce qu'il y avait d'excessif dans son désir de plaire et de puéril dans sa vanité de jolie fille adulée? Non, il n'avait su qu'adorer, excuser, approuver quelquefois les impertinences qu'elle se croyait permises. Il s'était mis à la servir, comme il servait sa mère, combattu entre ces deux natures qui se repoussaient, faible entre elles deux très fortes, jusqu'au jour où sa trop longue faiblesse s'était changée en sévérité outrée. Les premières années avaient été pleines de ce bonheur lâche, presque coupable, les autres d'accès de fermeté tardive et parfois excessive.
Le sentiment de ce qui lui avait manqué l'étreignait en ce moment. Il voyait ce qu'il aurait fallu être avec cette femme si heureusement douée, mais à peine élevée: un maître indulgent, un conseiller tendre qui, peu à peu, en aurait imposé, par la douce raison persévérante, à cette nature d'impulsion et de caprice. L'expérience était finie, finie et manquée.
Il reprit la lecture:
«Aujourd'hui 22 août, la petite pleurait sur la plage de Trestrao. Nous étions allés voir mon père. Moi, je n'ai pu la consoler. Guillaume l'a emmenée; il a, du bout de sa canne, dessiné sur le sable un oiseau, le bec ouvert, et il a dit: «Regarde le rossignol, Simone, comme il est gai. Il chante toujours. Fais comme lui.» Elle a promis. Le soir, nous repassions au même endroit, et nous avions oublié l'oiseau consolateur. Simone s'est approchée de son père, lui a pris la main, comme elle sait faire, avec ses yeux levés, câlins: «Allez, mon petit papa, j'ai eu grande envie de pleurer tantôt, une autre fois, mais j'ai pensé au rossignol. Et alors, au lieu de pleurer, j'ai chanté.» Jamais je n'aurais inventé ce moyen-là. Guillaume a une sorte d'intuition naïve de ce qui convient aux enfants, de leurs goûts, de leurs jeux. Il est plus près d'eux que moi.
«... Oh! ce matin, ce matin! Dans notre chambre, Simone jouait. Elle s'est interrompue, tout à coup: «Maman, je voudrais bien une chose!—Quoi donc?—Maman, je voudrais bien être jumelle!» J'ai regardé Guillaume. C'est bon, la vie, quand on s'aime encore.»
Guillaume L'Héréec ferma l'album, lentement. Deux larmes tombèrent sur la couverture grise. Il ne voyait plus ni le bureau ni le tiroir ouvert. Il la voyait, elle, la reine blonde de Perros, avec ses jolis yeux bleus et ce rire perpétuel qui leur avait été fatal, mais qui avait mis tant de joie dans la maison. Il sanglotait d'amour et de regret. Dans sa soif inapaisée de tendresse, il étendit les bras de toute leur longueur, il les ramena frémissants, tout doucement, sur sa poitrine, comme s'il allait presser cette tête charmante. Puis, quand ils touchèrent le corps, brusquement il fut secoué d'un frisson.
—Je suis fou! dit-il.
Autour de la chambre, il regarda avec effarement les chaises immobiles, alignées le long du mur, l'armoire, le lit qui avait été le leur. Une souffrance nouvelle sortait de toutes ces choses. La pluie continuait de tomber avec un murmure monotone, d'une tristesse immense, traversé par la plainte aiguë des rafales qui se brisaient aux angles.
Il écoutait, et il s'entendit appeler:
—Guillaume!
Il se leva, l'oreille tendue vers la fenêtre.
Quelqu'un appela de nouveau dans la nuit:
—Guillaume!
Cette fois, il courut à la fenêtre. La voix était celle qui n'avait plus retenti dans la maison depuis dix ans. Il la reconnut au battement de son cœur. D'où venait-elle? Que voulait-elle de lui? Il se demanda s'il ne rêvait pas. Pour s'en assurer, il tâta de ses deux mains les bordures de granit de la fenêtre. L'impression du froid et de l'humidité le saisit. Non, ce n'était pas une création de son esprit malade. Il se pencha. L'allée était déserte. La pluie fouettait les arbres. De l'autre côté du mur, dans le crépitement des gouttes d'eau, il ne pouvait distinguer aucun bruit de pas. Il chercha du regard, dans le noir uniforme de la nuit, comme si les yeux de femme avaient dû luire. Et il voulut crier.
—Guillaume! répéta la voix, timide, implorante, comme épuisée de souffrance.
Il voulut crier. Il essaya. Un son rauque sortit de sa gorge. Alors il ne comprit qu'une chose, c'est qu'elle allait s'éloigner. Une pensée le traversa jusqu'aux moelles: courir, puisque c'était elle, courir et quoi qu'elle demandât, quoi qu'elle voulût, l'enlever grelottante de dessous l'averse, l'emporter dans ses bras, lui ouvrir la maison, la réchauffer contre son cœur et la couvrir de baisers, et puis revivre avec elle, revivre les années d'autrefois... Toute sa jeunesse était retrouvée, puisque Corentine l'appelait, et c'étaient ses vingt ans qui se jetaient au-devant d'elle, éperdument.
Et à tâtons, à travers le grand escalier qui craquait, étonné d'être troublé à cette heure-là, il descendit. Il arriva devant la porte du jardin. Elle était verrouillée. Il enleva les verrous. Elle était encore fermée à clé, et la clé avait été enlevée.
Il retourna sur ses pas, pour sortir par la cour, à l'autre extrémité du vestibule.
La porte du salon s'ouvrit, et il se trouva face à face avec sa mère.
Madame Jeanne, un bougeoir à la main, pâle, les traits accentués encore par la lumière rapprochée de son visage, avait cet air de statue sévère qui en imposait à Guillaume, dans sa petite enfance.
—Qu'y a-t-il donc? fit-elle.
—Vous n'avez pas entendu?
—Peut-être avant vous. Mais j'espère que vous n'y allez pas?
Elle disait cela avec un tel accent de mépris qu'il eut presque honte de répondre.
—Je ne puis pas ne pas y aller. Elle m'appelle. J'ai trouvé la porte fermée, j'irai par l'autre!
—Inutile, elles sont toutes fermées. J'avais prévu...
—Vous aviez...
—Non, vous n'irez pas!
Tout hors de lui, il s'avança dans le vestibule. Mais elle se jeta au-devant, les deux mains étendues, barrant le couloir.
—Non, vous n'irez pas! dit-elle, la voix sourde, les yeux étincelants d'une volonté impérieuse habituée à se faire obéir.
Guillaume pouvait, d'un mouvement, écarter l'obstacle.
Cependant il s'arrêta. Et sa mère reprit:
—Je ne veux pas! Dieu merci, je veille sur votre honneur et sur le mien. Je ne veux pas qu'on vous voie courir après une femme que vous avez chassée, qui a fait la ruine de votre maison, que vous avez traînée devant les tribunaux. A quoi pensez-vous donc?
Elle le prit par la main, et l'entraîna dans le salon.
—Venez, Guillaume, dit-elle.
Elle le conduisit au fond de l'appartement, le fit asseoir à côté d'elle, sur le canapé dont le bois contourné s'enlevait, comme une tache, sur la tapisserie.
Au moment où elle s'asseyait, ils crurent entendre la voix qui appelait encore, faible, de l'autre côté, là-bas. La pauvre Corentine avait dû faire le tour, sous la pluie battante, de cette maison qui avait été la sienne, et où elle demandait à rentrer. Elle suppliait encore. Madame Jeanne sentit dans ses mains la main de Guillaume qui cherchait à se dégager. Elle le retint. Tous deux tressaillirent. Il y eut un silence. Si la voix jetait un nouveau cri dans la nuit, madame Jeanne devinait que Guillaume allait lui échapper. Tout était retombé dans le silence. Les gouttières seules chantaient par saccades.
—Vous pouvez encore passer par la fenêtre, et escalader le mur pour aller retrouver cette femme, dit-elle. C'est votre seule ressource. J'ai tout fermé. Allez donc, Guillaume, je vous laisse libre. On racontera cela demain, dans Lannion. Seulement, moi, je ne serai plus là pour l'entendre. Je serai retournée à Tréguier.
En parlant, elle lui avait lâché la main.
Il ne bougea pas. La tête baissée, il pleurait. De grosses larmes roulaient sur sa barbe.
Le voyant à demi vaincu, elle changea de ton subitement. Sa tendresse maternelle, tout à l'heure irritée et violente, se fit caressante. La femme très bonne sous cette rude écorce reparut. Elle passa le bras autour du cou de son fils.
—Mon Guillaume, dit-elle, je vous rends un immense service. Restez près de moi. Écoutez-moi. Tout ceci n'est qu'une comédie de plus. Je l'ai vue, moi, tantôt, celle qui rôde ce soir autour de la maison.
—Comment, vous l'avez...
—Oui, elle est venue ici.
—Vous l'avez chassée?
—J'en avais le droit, je pense! Elle venait mendier. Elle cherchait à me tromper, elle voulait...
Il répéta, avec une pitié profonde:
—Vous l'avez chassée! Pauvre femme!
Et, suivant le même rêve inquiet, il demanda:
Madame L'Héréec répondit évasivement:
—Je ne sais pas. Je l'ai à peine regardée. Elle était assez mal vêtue.
—Vous croyez que c'était cela! O mon Dieu! mon Dieu!
Il cacha sa tête dans ses mains, pleurant comme un enfant.
Madame Jeanne se fit extrêmement douce, et, penchée au-dessus des grosses épaules de Guillaume, l'aile de sa coiffe frôlant les cheveux de l'homme accablé de douleur et pleurant d'amour, elle dit:
—Vous auriez voulu lui donner, n'est-ce pas? Je devine votre pensée. Je connais votre cœur. Mais ce cœur, mon pauvre enfant, vous vous êtes repenti déjà de l'avoir suivi. Est-ce que je ne l'avais pas prévu, moi, ce qui est arrivé? Vous étiez trop bon, trop faible. Vous avez laissé cette femme prendre un empire si grand sur vous, qu'en très peu d'années elle a tout compromis. Elle n'a été ni sage ni sérieuse, pour ne pas dire plus. Vous le savez bien. Elle nous a conduits à la gêne, elle qui n'avait que peu de chose, nous qui lui donnions tout. Il a fallu lui rendre encore sa dot intacte, sa dot qu'elle avait dix fois dépensée. Qu'est-ce que vous lui devez donc, je vous le demande? Et que voudriez-vous lui donner encore, à elle qui nous a presque ruinés?... Allez, il n'y avait pas autre chose à faire que ce que j'ai fait. J'ai agi comme votre meilleure amie, en nous défendant tous deux, en protégeant ce qui nous reste, mon enfant: notre honneur qui aurait pu être compromis, et le peu de tranquillité que nous avons acheté bien cher.
Il se leva sans répondre. Elle le retint par le bras, en faisant signe d'écouter. Des gouttes de pluie espacées heurtaient encore les vitres. C'était, avec le gloussement régulier des gouttières, tout ce qui emplissait le silence de la nuit. Madame Jeanne essaya de sourire.
—Vous voyez, dit-elle, il n'y a plus rien!
Elle attendait un de ces mots qui finissaient toujours les explications entre eux: «Je vous remercie, mère, vous avez eu raison», moins encore, une de ces plaintes qui annoncent l'acceptation, déjà consentie au fond, des rigueurs de la vie. Mais non. Elle avait bien pu empêcher Guillaume d'ouvrir une fenêtre et de rejoindre sa femme. Mais son action avait été toute physique. Elle avait bénéficié d'une longue déférence à ses volontés. Rien de plus. Entre elle et son fils il n'y avait eu aucune rencontre de pensée, même un moment. Il la regardait, les yeux vides de toute émotion filiale et de toute réponse, seulement pour voir si elle avait tout dit.
Alors elle se troubla. Elle se leva à son tour, lui jeta les bras autour du cou, en répétant comme une invocation:
—Mon Guillaume! mon Guillaume!
Il la laissa l'embrasser, et sortit sans rien dire.
Quand il eut disparu, elle alla jusqu'à la porte du salon, à petits pas, anxieuse, un sentiment de défaite dans l'âme. Elle écouta une minute, et revint au canapé, honteuse de ce rôle d'espion. Guillaume était remonté dans sa chambre.
XV
Sous l'averse moins violente, madame Corentine suivait la route de Perros. Sa robe, détrempée de pluie, lui collait aux jambes et gênait sa marche. Le vent soufflait de terre, et la poussait le long des talus qu'elle distinguait à peine. Elle ne songeait guère à la fatigue. Que lui importait? C'était l'âme qui souffrait le plus. Oh! cette après-midi, cette soirée, comme elle les revivait douloureusement! Rebutée, renvoyée, elle qui était venue, dans un élan de tout son être, si vrai, chercher le pardon du passé! Que fallait-il donc pour les toucher? En quel mépris ils la tenaient, après dix ans! Encore s'il n'y avait eu que les paroles blessantes de madame Jeanne! Mais le silence incompréhensible de Guillaume, voilà ce qui la torturait.
«Que pouvais-je faire mieux? disait-elle tout haut. Quoi encore? J'ai tout fait, tout. Et ils n'ont pas eu pitié!»
Elle avait attendu, en effet, rôdant autour de la maison, que la nuit fût tombée. Aux approches de l'heure où son mari se retirait dans sa chambre, elle s'était cachée tout près, dans la ruelle déserte qui borde le jardin et s'enfonce à travers la campagne. Elle connaissait le bruit doux que faisait le contrevent en tournant. Elle l'avait entendu, net dans la nuit pluvieuse, au delà du mur. Elle avait aperçu la lueur d'une lumière sur la corniche du toit. Guillaume était donc là. Elle avait appelé. Et tout son cœur était plein de la réponse désirée, du mot qui devait la sauver: «Corentine!» Hélas! elle avait répété l'appel, d'abord en face de la fenêtre, puis le long du verger, puis dans la rue du Pavé-Neuf, près du salon. Elle avait tourné autour de l'hôtel, implorant une réponse, espérant toujours. Et l'humiliation avait été vaine, la souffrance vaine, l'espérance vaine.
Toute seule, sur cette route bordée de talus d'ajoncs, elle allait vers son père, qui ne pourrait la consoler, vers sa fille, qui ne devait rien savoir. Et se voyant réduite là, par la dureté de ceux qu'elle avait été chercher, elle sentait passer en elle des réveils de l'ancienne colère. Elle se repentait de sa bonté, elle jurait de ne plus jamais se prêter à aucune réconciliation, se mît-on à genoux devant elle pour l'implorer à son tour. Mais cela ne durait qu'un instant. C'était plutôt en elle un grand chagrin, une impression d'abandon et le martèlement douloureux de cette question, toujours revenue: «Comment ne l'ai-je pas touché, lui du moins, lui qui m'a aimée?»
Elle ne trouvait point de réponse, si ce n'est qu'on la rejetait à jamais au delà de la mer, dans l'exil. Et cela lui semblait horrible, maintenant, cette vie à Saint-Hélier, qu'il allait falloir reprendre.
Parfois la pensée de la nuit et de l'heure la prenait, quand le vent secouait les buissons, quand les chiens, au loin, hurlaient. Alors elle se hâtait, portée par la peur, par la fièvre qui l'empêchaient de sentir le froid.
Il était plus de minuit lorsque, exténuée, madame Corentine s'engagea, au bas de la côte de Saint-Quay, entre les premières maisons du port de Perros. Elle fut ressaisie par de très anciennes timidités de bourgeoise, et s'efforça de ne plus faire de bruit en marchant, de crainte d'attirer l'attention. Que dirait-on de l'apercevoir à cette heure, trempée de pluie, seule sur les routes? Mais toutes les fenêtres étaient closes. Un douanier faisait le quart, enveloppé dans son manteau. Elle attendit, pour traverser la petite place, qu'il se fût éloigné.
Le vieux Guen veillait dans la salle basse. Il devinait que les choses avaient mal tourné. Jusque très tard dans la soirée, il était resté à causer, près de la cheminée, avec Simone. Il n'avait pu se retenir de lui parler de ce sujet qui l'occupait tout entier, et ce que lui avait dit la petite lui semblait si bien pensé, si brave, si fort au-dessus, croyait-il, d'une fille de quinze ans, que maintenant qu'elle était remontée là-haut, il ne cessait de songer à elle.
Au coup frappé par Corentine, il se leva brusquement, et vint ouvrir.
Quand il l'aperçut, pâle, haletante, les vêtements tachés de boue, il comprit, et dit, avec une grande pitié dans la voix:
—Entre, ma Corentine, assieds-toi. Comme tu arrives tard!
Il l'avait prise par la taille, et l'amenait vers la chaise qu'avait laissée Simone. Puis il enlevait le mantelet tout mouillé, et jetait sur le feu une brassée de bois.
—Chauffe-toi, approche-toi. Tiens, comme ceci.
Mais son orgueil de petite tête folle avait ressaisi Corentine. Elle passa la main sur son visage, pour écarter les cheveux collés à ses joues, et, regardant le père, elle dit, avec un rire forcé, qui tremblait:
—Eh bien! je n'ai pas réussi!
—J'ai vu madame Jeanne. Je vous assure qu'elle n'a pas changé. C'est la même femme qui nous déteste, moi, vous, nous tous. J'ai eu grand tort d'écouter tout le monde et d'aller vers ces gens-là!
Elle avait l'air de reprocher son insuccès au vieux Guen, qui s'était assis près d'elle et, tantôt la regardait, tantôt rassemblait, du bout d'une pelle, les rames de bois brûlées en leur milieu. Il resta très doux, et répondit:
—Ce que tu faisais était bien, pourtant.
—J'en suis récompensée, vous voyez! Des injures, le mépris: voilà ce que j'en ai retiré.
—Cela ne m'étonne pas beaucoup d'elle, ma petite. Madame Jeanne n'a jamais été bien disposée pour toi. Mais lui, mon enfant?
—Il n'a pas paru.
—Peut-être il n'était pas là?
—Si! si! il était là, je le sais, et il n'est pas venu!
—Pauvre petite! dit Guen.
Il la considéra un moment, comme la chose la plus triste, la plus faible, la plus à plaindre qu'il eût vue. Puis il reprit:
—Alors, pourquoi es-tu rentrée si tard? Tu devais revenir avant le dîner, en voiture?
Elle rougit. Au coin de ses lèvres, deux plis se creusèrent. Elle renversa un peu la tête en arrière, puis de côté, et, la laissant retomber sur l'épaule de son père, elle dit, en sanglotant:
—Je ne puis pas vous dire... non, pas en ce moment... laissez-moi pleurer...
Et lui, qui n'avait guère l'habitude de ces menues attentions, il s'arrangea pour qu'elle pût mieux pleurer, sans honte, à moitié cachée dans le pli de sa veste brune et soutenue d'un bras, très doucement. Il la traita comme une enfant, se bornant à répéter: «Pauvre! pauvre!» Et cela voulait dire: «Pleure, va, tu es à l'abri. Je t'aime bien. Je suis vieux, Corentine. Mais tu ne pèses guère: appuie-toi.» Elle s'abandonnait à cette tendresse; pour la première fois depuis longtemps elle avait besoin de lui. Il le sentait. Et cela lui était une douceur incroyable.
Quand il la vit apaisée et les nerfs détendus, il la releva:
—A présent, dit-il, tu vas monter dans ta chambre. Fais attention: Simone dort.
—Ah! oui, Simone, fit-elle, comme si elle avait oublié la présence de sa fille.
—Il faudra nous la laisser, fit gravement le capitaine.
—La laisser? Y pensez-vous? Après cela?
Elle se retrouvait tout entière, avec son accent impérieux, son air de lutte et de révolte.
—Oui, dit Guen tranquillement. D'abord, tu l'as promis.
—A qui, je vous prie?
—A elle.
—Je voudrais voir qu'elle me le rappelât, par exemple! Demander à revoir son père, ma fille, après ce qui vient de m'être fait!
—Mais elle ne sait rien, Corentine. Elle serait excusable.
—C'est vrai.
—Et puis, ce n'est pas elle qui te le demande, mon enfant, c'est moi!
—Vous, père? Vous voulez?...
—Oui, je veux.
Elle fixait, stupéfaite, les yeux ardents, ce vieux père qui lui tenait tête sans se fâcher ni s'émouvoir, avec une conviction grave. Elle était si peu habituée à l'entendre parler de la sorte!
—Vois-tu, continua-t-il, je la connais bien ta Simone, à présent. Elle est capable de faire ce que nous ne ferions pas, ni toi, ni moi.
—Pauvre innocente!
—C'est peut-être à cause de cela, justement, Corentine. Laisse-la aller. J'ai idée qu'elle trouvera des moyens. Quand ils la verront, si belle comme elle est, et si facile à aimer...
Madame Corentine lui prit le bras, brusquement:
—Mais vous ne comprenez donc pas qu'ils la garderont!
—La garder?
—Eh! oui, la garder. Ils sont capables de tout!
Le vieux se leva tout d'une pièce, le visage et la voix rudes pour la première fois.
—Capables de tout, je veux bien, dit-il. Mais elle, ta fille, tu ne la connais pas!
—Allons donc!
—Non, tu ne la connais pas! Si elle te dit qu'elle reviendra, tu peux avoir confiance, elle reviendra, et elle t'en aimera mieux, de ne pas l'avoir traitée comme une enfant qu'elle n'est plus.
—Et s'ils la chassent? dit-elle, mobile comme toujours, et sans voir la contradiction.
—Je serai là, moi, Corentine, pour te la ramener. Et alors, jamais je ne demanderai plus rien. Je te le promets. Mais, essaye encore, dis, essaye par notre Simone, qui ne saura pas tout, mais qui devinera, s'il le faut, et qui peut-être, peut-être...
Sa voix se fit un peu tremblante:
—Tiens, Corentine, fais-le pour moi, qui ai toujours regretté ton mari!
Et telle était la fatigue morale et physique de Corentine, telle aussi la supplication douloureuse du père, que la jeune femme baissa la tête, et dit:
—Je ne sais plus ce que je veux. Faites ce que vous voudrez: je la laisserai.
XVI
Quand Marie-Anne apprit que le projet était accepté, le lendemain, au réveil, elle eut, regardant le père qui lui parlait à voix basse, la même expression de ravissement qu'elle avait eue en apprenant la bonne nouvelle pour Sullian. Son fils dormait près d'elle. Guen, assis au pied du berceau, près du lit, avait l'air heureux, comme si on lui eût annoncé qu'il allait rajeunir de trente ans et reprendre le commandement de l'Armide.
Ce fut même une force pour madame Corentine, ce contentement où elle laissait les siens. Sa résolution prise, elle l'exécuta avec une hâte et une rigueur que personne ne lui eût demandées. Elle abandonna sa fille au grand-père. Elle partit sans pouvoir ni préparer ni juger cette tentative qu'allait faire son enfant. Dès le lendemain, elle louait une voiture qui la conduisait, sans toucher Lannion, à Plouaret. De là, ne voulant pas refaire seule toute la route qu'elle avait parcourue avec Simone, elle se rendit à l'un des ports voisins, et le petit cutter anglais qui, chaque semaine, vient chercher à Portrieux des œufs et des fruits pour Jersey, la prit à bord, et l'emmena.
Simone resta plusieurs jours à Perros. Puis, par une après-midi chaude de la fin d'août, un jour qu'elle se sentait plus de courage, ayant songé, prié, longuement causé avec sa tante devenue son intime amie, elle monta dans la carriole qui l'avait déjà menée au Pardon de la Clarté. Sa malle était ficelée à l'arrière. Le vieux Guen tenait les rênes. Au moment où il allait donner le coup de fouet du départ, Simone sauta à terre.
—Attendez! dit-elle, j'ai oublié!
Elle remonta en courant l'escalier.
—Tante Marie-Anne, j'ai oublié d'embrasser Sullian!
Elle se pencha, le cœur battant de sa course folle, au-dessus de l'enfant qui dormait, contempla une minute, avec un air de jeune mère, ce visage d'où rayonnait la paix inconsciente et profonde, le baisa au front, se releva:
—Ces petits-là, ça porte bonheur! dit-elle.
Et quand elle descendit, elle avait une assurance tranquille, qui ressemblait à celle du petit Sullian.
XVII
Tous deux, secoués par la carriole, ils montaient et dévalaient les coteaux familiers de la route. Le soleil épuisait, au fond des grappes de bruyères sèches et sur les dernières fleurs de ronces, un reste de parfum d'été qui s'en allait vers les terres, poussé par un vent doux. Les cimes des bois de pins luisaient comme des aigrettes. Ils n'y prenaient garde ni l'un ni l'autre. Guen conduisait distraitement. Il lui en coûtait de se séparer de Simone. Il se demandait aussi quel accueil serait fait à l'enfant, et l'envie lui prenait de tourner bride. Tout au moins, il eût voulu être là, quand elle entrerait, pour la protéger de sa présence, en imposer,—il le croyait,—à madame Jeanne, et, au moindre mot, ramener Simone dont la jeunesse ne serait pas, ne pourrait jamais être aimée là comme au logis de Perros. Mais la petite ne voulait pas. Elle avait dit: «Je désire être seule, grand-père. Attendez-moi deux heures près du marché au sable. Si je ne reviens pas, c'est qu'on m'aura bien reçue, et vous aurez de mes nouvelles demain matin.»
Les pensées du capitaine ne sortaient point de ce petit cercle d'amour. Il songeait à peine à Corentine. En vérité, cette confiance de Simone, calme et rose auprès de lui, l'étonnait. Il ne se rappelait plus, étant trop vieux, quelle force c'est d'ignorer, et d'être toute jeune, et de n'avoir en soi rien de brisé.
Pourtant, lorsqu'elle se trouva seule au bas de la rue du Pavé-Neuf, et qu'elle aperçut les volets bruns derrière lesquels son père et madame Jeanne vivaient, Simone hésita. Elle monta lentement les cinquante mètres qui la séparaient de la porte, effrayée de n'avoir pas préparé ce qu'elle allait dire. Et quand elle eut tiré la poignée de fer forgé de la sonnette, il lui sembla que tout Lannion, averti, avait les yeux sur elle, et regardait.
Ce fut Fantic, la noire, qui vint ouvrir.
—M. L'Héréec?
Simone n'osa pas dire: «Mon père?»
Mais la fille, qui l'avait élevée, la reconnut. Elle se recula, livide, comme si elle avait vu une morte apparaître, et, perdant la tête, les mains levées, elle s'enfuit en criant:
—Ciel adorable! voilà notre demoiselle à présent!
Simone avança, par l'allée sablée, jusqu'au milieu de la façade. Là elle trouva Gote, la blanche, la vieille Trégoroise inféodée à madame Jeanne. Gote était accourue aux exclamations de sa compagne et servante Fantic. Elle venait se rendre compte et défendre sa maison, avec son air de maîtresse, bourrue, et le ventre en avant, barrant la porte.
—Mon père est-il ici? demanda Simone.
—Il n'y est pas.
—Doit-il rentrer bientôt?
—Je ne sais pas.
—Et ma grand'mère?
Pour le coup, le visage impassible et dur de Gote exprima la stupeur. Oser demander madame Jeanne?
—Elle n'y est pas non plus, répondit-elle.
—C'est bien: j'entre et j'attendrai, fit Simone.
Intimidée par le ton résolu de Simone, Gote s'effaça à moitié le long du mur, et demeura immobile, tandis que la jeune fille ouvrait elle-même la porte du salon, et disparaissait.
Simone alla s'asseoir au fond, sur le canapé. Émue de ce premier accueil hostile de la vieille bonne, plus qu'elle ne l'aurait voulu, les narines serrées, comprimant de sa main les battements trop vifs de son cœur, elle tâchait de se remettre, en parcourant du regard ce mobilier qu'elle retrouvait dans le même ordre, aussi clairsemé le long de la tapisserie, comme elle se l'était souvent représenté, de souvenir. Mais, involontairement, ses yeux se tournaient vers la fenêtre. Qui allait-elle voir le premier? Son père ou madame Jeanne? Elle voyait déjà celle-ci entrer, l'air impérieux, ses deux papillotes blanches toutes raides au bord de sa coiffe. Et puis c'étaient les domestiques, dont elle entendait le chuchotement à travers les longs espaces endormis de cette maison. L'émotion ne faisait que grandir. Jamais Simone ne s'était sentie si dépourvue de moyens.
Elle attendait ainsi, inconsciente de la durée, frémissante au moindre bruit, quand la porte s'ouvrit brusquement. Son père entra. Elle s'était levée. Il ne jeta qu'un regard sur elle. Puis, comme s'il allait défaillir, il s'appuya, fermant à demi les yeux, contre la porte dont il tenait la poignée.
Alors Simone s'avança:
—Bonjour, mon père!
Il ouvrit les bras, poussa un grand soupir, et la tint embrassée.
Et elle ne bougea plus, écoutant la réponse de ce cœur d'homme qui battait puissamment contre le sien, comprenant que cet accueil muet valait mieux que toutes les paroles, sûre d'avoir bien fait, récompensée quoi qu'il advînt. Toute cachée sur l'épaule de son père, elle ne le voyait pas. Lui non plus ne songeait pas encore à la revoir. Il la tenait là, sa fille, son sang, l'être cher séparé de lui trop longtemps, la jeunesse qui rentrait.
Enfin ils s'écartèrent l'un de l'autre.
—Ah! Simone, dit le père, que tu me fais de bien! D'où viens-tu?
—De Perros. Grand-père m'a amenée.
—Quelle bonne idée tu as eue! Asseyons-nous là, veux-tu, où tu étais?... Tu m'as attendu?
—Un peu, je crois, je ne sais pas.
—Moi qui ne me doutais pas! Tu aurais dû écrire.
—A quoi bon?
—C'est vrai, à quoi bon?... Tu es grande à présent! M. Guen va bien?
—Très bien.
Il la dévorait des yeux, maintenant, assis en face d'elle sur une chaise, à contre-jour. Il s'était mis là pour la mieux voir, un peu penché en avant, les mains jointes sur les genoux, sa figure sérieuse éclairée d'un sourire, et juste à la même hauteur que celle de sa fille. On eût dit qu'il découvrait son enfant, cette robe, ce cou, cette coiffure, ce bout de dentelle. Il parlait, mais ce qu'il disait n'avait pour lui qu'une importance médiocre, et les réponses traversaient comme une partie vague, non encore attentive de son esprit. Simone, au contraire, tout heureuse qu'elle fût, et fière de ce long éloge qu'elle lisait dans les yeux de son père, ne pouvait s'empêcher de remarquer la navrante banalité des mots qu'ils échangeaient. M. L'Héréec n'avait pas demandé des nouvelles de sa femme. Il évitait de la mêler à cette entrevue d'où elle n'était pas absente, cependant. L'enfant devinait, elle voyait que la pensée de la mère était là, entre eux deux. Ils faisaient effort l'un et l'autre, lui par habitude, elle douloureusement et par discrétion, pour ne pas la nommer. Et tout de suite cela les réduisait à un bavardage d'étrangers.
Simone ne pouvait comprendre, d'ailleurs, les sentiments multiples qu'éprouvait son père en ce moment, l'un surtout, la peur de la voir s'échapper, de la perdre, de retomber dans la solitude, après cette apparition radieuse. Il ne savait pas pour combien de temps elle était venue. La question avait dix fois expiré sur ses lèvres, de crainte de cette réponse: «Mais, je retourne. Adieu, grand-père m'attend.»
Enfin, il s'enhardit. Ils causaient depuis une demi-heure au moins.
—Simone, est-ce que... est-ce que tu repars ce soir?
—Non, mon père, si vous voulez...
—Si je veux, Simone! Alors ce n'est pas une visite?
—Bien mieux qu'une visite. J'ai pensé, et ma mère a pensé,—elle le regarda en disant ce mot, et elle s'aperçut qu'il avait baissé les yeux comme sous une douleur vive,—que je ne pouvais passer en Bretagne sans vous donner au moins plusieurs jours. Je souffrais de ne plus vous connaître...
Il répondit, sans changer d'attitude, à demi-voix, confus devant elle:
—J'en ai souffert aussi, va, mon enfant. Mais je me croyais oublié, tu comprends, je n'osais pas t'imposer... La maison n'est pas très gaie... Enfin, puisque ton cœur t'a conduite, je te remercie.
Il leva sur elle ses yeux où brillait une joie encore inquiète.
—Tu restes?
—Oui, je reste. J'ai fait apporter mes bagages au pont de Viarmes.
—En effet, il faudrait les envoyer prendre... tu n'as pas vu ta grand'mère?
—Non, elle est sortie.
—En effet, à cette heure-ci...
Et M. L'Héréec ajouta, avec un sourire triste:
—C'est que, vois-tu, pour désigner ta chambre, pour tous les détails de service, c'est elle qui commande ici... Moi, je suis un peu son pensionnaire...
Il y eut un silence, pendant lequel ils pensèrent tous deux à madame Jeanne.
Un bruit de voix dans le jardin fit se détourner M. L'Héréec. Et, derrière les vitres, dehors, il aperçut sa mère qui le regardait.
La coiffe de la vieille Gote, à côté, dépassait à peine le bourrelet de glycine.
—La voici, dit-il.
Ils étaient debout l'un près de l'autre, quand elle entra doucement, son mantelet de soie sur le bras, grande, les yeux dans l'ombre de sa coiffe de Tréguier. Madame Jeanne ferma la porte, et s'arrêta à quelques pas, comme si elle venait seulement de découvrir la présence de Simone.
Un peu pâle, interdite, Simone marcha en glissant. Elle essaya de dire avec un sourire:
—C'est moi, grand'mère!
Et elle se haussa sur les pieds, pour l'embrasser au front.
Madame Jeanne ne lui rendit pas sa caresse. Elle n'eut pas même l'air de l'avoir reçue. Elle ne quittait pas des yeux Guillaume, son fils, resté près du canapé, et c'était bien à lui, au fond, qu'elle s'adressait, quand elle dit, de ce ton glacé que les émotions vives lui donnaient:
—Je suppose, Simone, que vous êtes seule ici?
—Oui, dit Simone en s'écartant un peu, toute seule. Ma mère est repartie.
Elle souffrait affreusement d'être obligée de dire cela. Elle regarda son père qui n'avait plus la même physionomie. Très froid d'apparence, comme sa mère, et l'œil aussi ferme maintenant, il dit avec lenteur, en caressant sa barbe:
—Je suis content qu'elle soit venue, mère. Elle a été conduite par son bon cœur. Elle vient passer plusieurs jours avec nous, comme autrefois.
Madame Jeanne comprit, à l'expression qu'il avait, que le Breton de race forte parlait en ce moment.
—C'est bien, dit-elle simplement. Tu n'as pas fait préparer une chambre?
—Je vous ai attendue.
—Alors, je vais m'en occuper. Nous nous retrouverons tout à l'heure, à dîner.
Quand elle fut sortie, M. L'Héréec et Simone s'approchèrent ensemble de la fenêtre, gênés.
—Simone, dit le père en prenant la main de l'enfant, il ne faut pas t'étonner ni te froisser... Ta grand'mère est un peu rude... Elle a eu des chagrins qui l'ont aigrie... Et puis elle ne te connaît guère... Ne fais pas attention... Elle est très bonne, je t'assure. Tu ne saurais croire le dévouement qu'elle a montré pour moi.
Et il expliqua, tenant toujours la main de Simone, comment madame Jeanne et lui vivaient dans l'hôtel de Lannion, quelles prévenances elle avait, quelle entente des choses du ménage et du commerce même, quelle situation honorable parmi les gens de la ville. Et plus il montrait, voulant défendre sa mère, la grande place qu'elle tenait dans sa vie, plus la pauvre Simone se sentait envie de pleurer.
XVIII
Le dîner fut étrange, les trois convives étant agités de pensées qu'ils ne se pouvaient communiquer.
En disant le benedicite, tout haut, selon sa coutume, madame Jeanne regarda, pour voir ce que ferait Simone. Mais Simone fit son signe de croix très simplement. Et l'on s'assit dans la salle à manger, où les paroles sonnaient comme des coups de trompe, et se prolongeaient en échos.
Très raide, très droite, les lèvres agitées d'un frisson, madame Jeanne découpait et servait chaque plat comme de coutume. Toute sa conversation se bornait à des phrases banales et sèchement dites: «Passez du sel, Guillaume... Demandez donc une autre carafe de cidre.» Ou bien, affectant de s'adresser toujours à son fils, elle disait: «Je ne sais pas si votre fille aime ceci? Nous n'avons que peu de chose à lui offrir.»
Mais dans le regard dont elle accompagnait ces phrases, il était facile de deviner l'irritation, l'étonnement, le trouble où l'avait jetée, à quelques jours de distance, l'apparition de la mère et de la fille. Il fallait bien la supporter, celle-ci: Guillaume le voulait. Elle avait vu son fils lui tenir tête, elle avait cédé, et cela l'humiliait. Elle aurait désiré, tout au moins, que le retour de Simone fût préparé, arrangé par elle, et limité à un temps précis. Lannion aurait appris que mademoiselle L'Héréec revenait passer chez sa grand'mère les vacances réglées par le tribunal. Tandis que ce coup de théâtre diminuait son autorité, et changeait le titre auquel Simone était admise dans la maison de la rue du Pavé-Neuf. A présent, pour combien de temps était-elle là, entre le fils et la mère, cette enfant toute façonnée aux idées et aux manières de la Jersiaise? Il fallait se taire cependant, et ne pas heurter l'homme, ce soir du moins. Et elle se taisait.
A peine si M. L'Héréec remarquait cette humeur de sa mère. Il lui semblait presque qu'il était à table avec sa fille toute seule. Ses yeux d'un vert marin, transparents, semés de petits points d'or, qui ne faisaient d'ordinaire qu'effleurer les choses et les gens, attirés et ressaisis aussitôt par le songe intérieur de l'âme, s'arrêtaient sur Simone avec une expression de ravissement. Il ne cessait de la regarder. Mais il ne parlait presque pas. Il se sentait timide devant sa propre fille. Les nouvelles sur le capitaine et sur Marie-Anne étaient épuisées: au delà il y avait le domaine interdit de la vie à Jersey, des habitudes, des occupations, des goûts, des derniers événements qui avaient amené Simone. Une imprudence aurait pu faire rougir ou froisser la jeune fille. Il la connaissait si peu, et il ignorait si complètement la mesure d'amour et d'estime qu'elle pouvait garder pour lui! Alors, pour ne pas rester tout à fait silencieux, il disait des choses de Lannion, qu'elle avait l'air de comprendre, ou bien il s'excusait de la médiocrité du repas: «Nous n'avons que cela, ma Simone. C'est très simple, ici. Les habitudes bretonnes.»
La vieille servante effarée, considérait alternativement ses maîtres, quand elle apportait un plat, et se sauvait à la cuisine, sentant qu'il y avait de l'orage et de la gêne dans cette réunion de famille.
Simone avait aussi perdu de son calme ordinaire. Sa grand'mère l'intimidait, et elle devinait que son père, le seul qui lui rendît possible le séjour à l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, n'était pas habitué à imposer sa volonté. Elle le voyait presque effrayé de l'énergie qu'il avait montrée. Mieux qu'avant, elle mesurait la difficulté de son projet de faire rentrer l'épouse là où, elle-même, l'enfant très innocente et forte de sa jeunesse, n'était entrée que par surprise, et pour combien de temps?
Après le dîner, madame Jeanne sortit devant son fils, et, l'attendant au milieu du vestibule qui divisait la maison:
—Votre fille a fait apporter ses bagages, sans doute?
Simone rougit, derrière elle, et dit:
—Oui, grand'mère... J'avais cru... Ils sont à l'auberge...
—Bien, je les enverrai prendre. La chambre est prête. Simone peut monter avec moi.
Par l'escalier de granit, bâti pour les siècles, les deux femmes montèrent, en effet, madame Jeanne toujours devant. Arrivée au premier étage, elle parut hésiter un moment si elle devait prendre à droite ou à gauche. Simone eut un battement de cœur, car à droite, c'était la chambre de réserve, rarement occupée par les étrangers, et l'appartement de la vieille dame. A gauche, au contraire, Simone se souvenait de la petite chambre qu'elle avait habitée, entre celle de son père et une autre, où sa mère s'était réfugiée, dans les derniers temps du séjour à Lannion. Ce côté-là était le sien. Madame Jeanne, ayant réfléchi, se dirigea vers la gauche, dans le couloir vitré, et ouvrit la porte du milieu.
Les rideaux bleu et blanc, à rayures, la glace toute petite encadrée d'un ruban Louis XVI peint des mêmes couleurs, les trois chaises de cretonne, le fauteuil pour jouer à la poupée, les statuettes même qui ornaient les murs, luisaient un peu dans l'ombre. Rien n'avait été touché. L'immobile tradition de la maison avait tenu fermée la chambre inutile, et une odeur légère y flottait, échappée sans doute du rameau de romarin oublié depuis dix ans au-dessus du bénitier.
—Voilà, dit madame Jeanne. Dans cinq minutes, Fantic apportera la malle.
Cela signifiait: «Il faut l'attendre.»
Elle reprit, comme si elle se fût adressée à une étrangère:
—Demain matin, que prendrez-vous?
—Mais, grand'mère, n'importe quoi, ce que vous prenez.
—Moi, je ne prends rien. J'ignore vos habitudes.
Simone, qui venait de pousser les contrevents, se retourna, et dit vivement:
—J'avais l'habitude de descendre et de faire moi-même un peu de thé, pendant que ma mère entrait au magasin.
Madame Jeanne regarda avec une certaine surprise la jeune fille qui parlait de la sorte, et répondit:
—Il sera facile d'en faire faire ici. Bonsoir.
Elle se retira, laissant Simone en proie à cet examen douloureux qui suit les premières tentatives infructueuses, et montre tout entier l'obstacle. M. L'Héréec fumait dans le jardin, sur un banc, près de la bordure de lilas. Elle le rejoignit, et, s'asseyant près de lui, dans l'ombre du soir voilé où s'endormait la petite ville:
—Guillaume, dit-elle, passant le bras par-dessus l'épaule de son fils, vous avez admis votre fille chez moi, sans m'avertir...
—Est-ce que je le pouvais? répondit-il, en écartant le bras de sa mère qui se posa, droit et pâle, sur la robe noire. Je n'étais pas prévenu, moi non plus.
—Peut-être. Il faut cependant que vous sachiez ce que vous faites.
—Je le sais, je heurte vos... vos rancunes.
—Vous vous trompez, mon enfant,—et la voix de madame L'Héréec s'adoucit, comme quand elle parlait aux enfants de l'école, dans les rues de Lannion;—vous vous trompez. J'ai trop de souvenirs de la mère, et trop peur d'elle, si vous voulez mon sentiment, pour accueillir avec enthousiasme une enfant qu'elle a élevée toute seule, et que je ne connais pas plus que vous, en somme. Il se peut qu'elle soit tout autre. Et je comprends très bien, mon pauvre ami, votre joie de la revoir. Moi-même j'ai dû faire effort pour vous dire en ce moment...
—Oh?
—Oui, pour vous mettre en garde contre un entraînement si naturel. J'ai achevé, cette après-midi, les comptes que j'avais commencés.
—Eh bien?
—Eh bien, mon ami, nous perdons encore vingt mille francs cette année!
M. L'Héréec jeta son cigare dans les feuilles.
—C'est grave, fit-il. Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Vous auriez pu dès avant le dîner...
—Est-ce que j'ai eu le temps, avec ces émotions que vous me donnez, ces scènes que vous me faites? Et voilà le moment que vous choisissez pour recueillir votre fille chez nous? Quand nous sommes à la veille d'être obligés de réduire encore nos dépenses? Elle est innocente de tout cela, je le veux bien. Mais la mère ne l'est pas, elle. Et elle a juré de rentrer aussi. Elle a envoyé Simone pour préparer le terrain, pour s'insinuer, pour exploiter votre faiblesse. Croyez-vous qu'on me trompe? Croyez-vous que je ne voie pas?
Elle sentit se poser sur sa main la main lourde et ferme de son fils.
—Ma mère, dit-il, nous reparlerons demain de la question d'argent. Ma fille est chez vous ce soir. Je suppose que vous ne me demandez pas de la renvoyer?
—Non.
—Alors, que me demandez-vous donc?
A son tour elle se détourna un peu, et le regarda tout de près, de ses yeux agrandis qu'éclairait une flamme de tendresse et d'énergie virile.
—Je vous demande, mon Guillaume, de ne pas garder longtemps l'enfant, pour ne pas être repris au piège de la mère. Je vous supplie de considérer que celle qui a commencé votre ruine tourne autour de vous pour l'achever, et que vous n'avez même plus le moyen de commettre cette dernière folie où l'on vous pousse.
Guillaume se leva, tandis que sa mère le suivait des yeux, anxieuse, attendant la réponse, la baisa au front, et dit:
—Soyez tranquille, ma mère.
Elle ne répliqua rien; elle l'écouta s'éloigner sur le sable des allées tournantes, et, quand il fut loin, se laissant pencher en avant, la tête dans ses deux mains, elle murmura, comme anéantie:
—Le malheureux enfant, il l'aime! il l'aime!
Lui, sombre d'abord, sentit à s'éloigner une impression de décharge et de bien-être. Il avait à peine fait vingt pas dans le jardin, qu'une pensée effaça tout le reste. Lui-même s'étonna de se sentir si joyeux, d'avoir cette impression de nuit très douce, d'air très pur. Il se hâta. Car l'argent, c'était demain, l'ennui, c'était demain, et aujourd'hui il n'y avait de place que pour elle, elle la retrouvée, elle, la chère enfant qu'il avait encore à peine vue. Il allait la revoir.
Il eut peine à ne pas monter trois marches à la fois. Devant la porte de la seconde chambre, il s'arrêta, hésitant, heureux, oubliant tout le passé, tout l'avenir, et il frappa.
Elle l'attendait. Une forme blanche apparut derrière la porte qui s'ouvrit doucement. Deux bras frais de jeune fille, les bras de Simone enlacèrent M. L'Héréec. Une tête caressante se posa près de la sienne. Et lui la baisa longuement, sur les joues, sur le front, avec une joie indicible. Et il serra l'enfant sur son cœur, ne trouvant pas d'autres mots que le nom même de sa fille: «Simone! Simone!» Elle se sentait la joie et la vie qui revenaient. Elle se taisait aussi.
—Bonne nuit, mon adorée! dit-il enfin.
Il vit la forme blanche disparaître. En regagnant sa chambre, le vent de la marche lui fit sentir qu'il avait la joue toute mouillée de larmes. Et il s'enferma pour repasser son bonheur minute par minute, pendant des heures.
XIX
Le jardin, devant la façade de l'hôtel, était bien entretenu. Celui qui s'étendait par derrière, au delà de la cour pavée des servitudes, et auquel on accédait par quatre marches, bien plus grand que le premier et planté en potager, n'avait guère que de rares visites d'un homme de journée. L'homme venait, remuait la terre, semait, taillait les arbres. Gote et Fantic faisaient la récolte, au temps voulu. Quant à l'herbe folle, elle croissait là en liberté, sans ennemis que les chardonnerets, les linots, les mésanges, qui se pendaient aux plus hauts brins pour atteindre la graine, et les brisaient parfois sous le poids léger de leur corps. De l'herbe, il y en avait surtout dans les allées, car le fond était de vieille date assoupli par la culture, et les légumes venaient magnifiquement, étouffant le reste: potirons étalés sur des nappes de fumier, poireaux drus comme des épées, carottes en forêts plus pressées que des maquis, et des haricots, principalement, de vingt espèces différentes, hautes ou naines, bien rangées en planches, et qui presque toutes fleurissaient blanc, avec deux ailes, comme des petites coiffes bretonnes.
Quand Simone s'éveilla, au lendemain de son entrée dans la maison de madame Jeanne, sa première idée fut de revoir le jardin. Sa grand'mère devait être à la messe. Son père dormait, sans doute, car elle n'entendait aucun bruit. Elle descendit, coiffée à la diable, emportant une paire de ciseaux. En passant près de la cuisine, elle dit:
—Bonjour, Gote! bonjour, Fantic!
Fantic répondit, Gote grogna quelque chose: toutes deux la regardèrent traverser la cour et monter le perron moussu, car madame Jeanne ni M. Guillaume n'allaient jamais dans le potager, et c'était leur domaine, à elles.
Mais c'était le domaine aussi de l'enfant, qui se souvenait. Et en pénétrant au milieu de ce fouillis de plantes et d'arbustes, en suivant les allées en bosse, étroites et toutes mouillées qui fumaient au premier soleil, elle retrouvait l'émotion ancienne, le sentiment de solitude presque effrayant qu'elle avait gardé de ce jardin. Elle longeait le mur de droite, exposé au midi, couvert de vignes, et elle se rappelait que sa mère aimait à cueillir le raisin auquel elle laissait une feuille verte, par une sorte de goût naturel d'élégance et de couleur. Plus loin le bassin, dont il était défendu d'approcher: «Surtout, Simone, ne va jamais de ce côté-là. C'est si dangereux!» M. L'Héréec la rattrapait par sa jupe à plus de vingt mètres de ce lieu redoutable, quand elle courait, sans même penser à l'eau, devant ses parents. Ils venaient souvent là, le soir, en été, quand le ciel était tout d'or au-dessus de Lannion. Simone les revoyait, jeunes tous deux, causant à voix basse derrière elle. Ils entraient parfois dans cette tonnelle de haut buis. Elle voulut y pénétrer. Hélas! les touffes de buis s'étaient croisées et enlacées, masquant l'ouverture ancienne. Elle s'y enfonça, la tête baissée, et se trouva au centre de la grosse motte verte. La voûte était si épaisse maintenant qu'on ne pouvait plus se tenir debout; une mousse rase, étiolée, tapissait le sol: personne ne venait plus demander son ombre à la tonnelle, que les araignées pour leurs toiles et les mulots pour leurs cachettes.
Simone en eut l'âme serrée, comme d'une ingratitude. Elle sortit de la tonnelle, et se mit à tailler, avec une sorte de colère, à grands coups de ciseaux, les bottes de glaïeuls qui fleurissaient près de l'entrée. M. L'Héréec avait aimé les fleurs, autrefois: c'était le reste, abandonné, d'une collection de glaïeuls, achetée et entretenue à beaucoup de frais.
Lorsqu'elle en eut ramassé toute une gerbe, Simone se redressa, et revint par l'allée de gauche, s'arrêtant, écoutant le bruit de poulies qui montait du Guer voisin et le caquet des marchandes de volailles qu'on entendait passer, secouées dans leurs carrioles, du côté de la rue. Le soleil l'éclairait en face. Des spirales de calices roses et jaunes sortaient des plis de sa jupe, qu'elle tenait d'une main. Son père la voyait. Il l'attendait dans la cour pavée, l'ayant cherchée déjà.
—Ah! te voilà, chérie!
Elle descendait les marches, les deux bras étendus, maintenant, et sa robe déployée pour montrer la récolte.
M. L'Héréec l'embrassa.
—Des fleurs! dit-il. Ma pauvre Simone, il y a bien longtemps, qu'il n'en est entré à la maison!... Eh bien, qu'as-tu donc? Tu as l'air triste.
Elle fixait sur lui son regard tout droit, où il était si facile de lire.
—C'est que j'ai trouvé le jardin si abandonné! dit-elle. Cela m'a rappelé...
Le visage du père s'assombrit immédiatement.
—Qu'est-ce que cela t'a rappelé, Simone?
Elle se tut. Il y eut un silence qui la fit rougir.
Et M. L'Héréec reprit, d'un ton de reproche:
—Non, ne remue pas tout cela. Tu n'es pas venue pour me faire de la peine, n'est-ce pas? Va mettre tes fleurs dans les vases du salon, mon enfant, va. Moi, je pars à l'usine.
Simone rentra dans la grande maison, un peu déconcertée que son père n'eût pas mieux répondu à ce rappel de la vie passée. Pour elle, pardonner, oublier, semblait si facile! Toutes les générosités convenaient si bien à ce père idéal qu'elle s'était représenté! Comment celui qu'elle venait de retrouver n'avait-il encore rien dit qui pût faire espérer? Pourquoi se taisait-il obstinément, dès que la pensée de madame Corentine s'offrait à lui? Encore, si elle avait pu lire sur ce visage attristé autre chose qu'une sorte de reproche, comme si elle réveillait des douleurs stériles! C'était bien cela, oui, un reproche muet, un effort pour ne pas se plaindre d'un jeu cruel.
Cette impression découragée ne dura pas. Simone, en disposant ses gerbes de glaïeuls dans les vases du salon, vit passer Fantic, et l'appela. Elle lui remit une dépêche pour le grand-père Guen, une ligne confiante, qui disait, à mots couverts: «J'ai été bien accueillie, je reste.»
Et elle se sentit plus fortement engagée à suivre la mission de tendresse filiale qu'elle s'était donnée. Comment s'y prendrait-elle? Réussirait-elle? Elle ne le savait pas. Une seule chose lui paraissait résulter clairement de sa toute petite expérience de médiatrice: elle se promit de ne pas amener volontairement la conversation sur ces années de deuil qui renfermaient trop de mystères pénibles, d'attendre, d'être prévenante et bonne, espérant que, derrière elle, et sans qu'elle la montrât, les yeux du père et de madame Jeanne finiraient par voir celle qui l'avait formée.
Alors une vie nouvelle commença, pour les habitants du vieil hôtel de Lannion. Ce ne furent pas seulement des gerbes de fleurs qui rentrèrent dans les appartements vides, ce fut surtout une gaieté insinuante, une lueur discrète répandue sur toutes choses, une détente progressive des habitudes d'agir et de penser introduites par madame Jeanne.
Les premiers jours, Simone ne sortit pas. Elle attendait, travaillant à quelque ouvrage de lingerie qu'elle avait demandé à madame Jeanne, l'heure du déjeuner, puis celle du dîner qui réunissait la grand'mère, le père et l'enfant. Cette solitude ne lui déplaisait pas. Une douceur très grande venait à la jeune fille de cette reprise de possession paisible des lieux qu'elle avait habités. Simone s'en trouvait plus calme, plus forte, plus gaie aussi, lorsque M. L'Héréec rentrait de l'usine, fatigué le plus souvent et toujours un peu sombre. Il s'épanouissait en apercevant sa fille. Elle lui parlait de ce qu'elle avait vu ou songé, des événements minuscules de la matinée ou de l'après-midi, l'interrogeait sur Lannion et même sur Tréguier, et le forçait à oublier ses préoccupations d'affaires. Les repas, pendant lesquels la mère et le fils échangeaient autrefois de rares paroles, pour se communiquer des chiffres ou se raconter les histoires fastidieuses de la petite ville, devinrent des heures de trêve et de gaieté cordiale. Ils se prolongèrent. M. L'Héréec reprit son ancienne coutume de revenir de l'usine par le plus court. Le petit canot traversa le Guer, soir et matin, comme au temps de madame Corentine. Et les soirées parurent moins longues, à trois, sous les berceaux de lilas que le soleil encore tiède pénétrait de rayons penchés.
Il arrivait à Simone, sans trop y prendre garde, et par une sorte d'habitude, de dire en parlant d'elle-même: «Nous avions coutume, nous faisions, nous aimions...» Elle n'appuyait pas. Mais la pensée de l'absente s'insinuait entre eux subtilement, prenait, sous cette forme commune et vague, quelque chose du charme propre de Simone. L'approbation qu'obtenait la jeune fille remontait un peu jusqu'à la mère. Et, si mince que fût l'occasion, Simone éprouvait, à chaque fois, un contentement intime et profond, comme si madame Corentine avait souri, de loin, pour elle seule.
Madame Jeanne elle-même, très défiante au début, parce qu'elle redoutait un piège, une complicité secrète entre Simone et son père, perdait chaque jour de ses préventions. Elle s'était imaginé qu'une petite fille élevée par sa bru ne pouvait être que futile, intrigante, préoccupée de toilette et de plaisir. Au lieu de cela, elle découvrait une enfant sérieuse, adroite dans les travaux de femme qu'elle estimait très fort, simple de goûts, prompte à s'effacer devant l'autorité indiscutée de la maison. Ce dernier trait surtout commença à la faire changer d'attitude. Elle ne renonça pas à la visite quotidienne qu'elle faisait, chaque matin, à l'usine. Mais, l'après-midi, elle admit Simone à travailler près d'elle, dans le salon ou dans la grande chambre brune où se trouvait le portrait de M. Jobic.
Puis, comme une jeune fille de l'âge de Simone ne pouvait demeurer recluse à la maison, et qu'on commençait à jaser déjà de ne point la voir sortir avec sa grand'mère, madame Jeanne l'emmena. Ce fut à contre-cœur. Les quelques vieilles personnes qu'elle visitait chaque jour étaient, naturellement, des plus prévenues contre madame Corentine. Elle se trouvait assez embarrassée d'avoir à leur présenter Simone, ne pouvant expliquer par quelle suite de circonstances la jeune fille habitait, en ce moment, l'hôtel L'Héréec. Contre son attente, ni mesdemoiselles Le Gallic, ni la vieille madame de Pleumeur, ni M. Quimerc'h, le banquier, un des plus anciens amis de la famille, ne parurent surpris de voir entrer Simone auprès de madame Jeanne. Ils la savaient à Lannion. Ils l'attendaient. Et, découvrant en elle si peu de ressemblance physique avec la mère, ils eurent vite fait d'oublier le passé déjà lointain, pour ne retenir de la présence de l'enfant que ce sentiment de curiosité, d'attendrissement mêlé d'envie, que cause une entrée de jeunesse épanouie dans un milieu fané. Ils exprimaient leur émotion à voix basse, en reconduisant la grand'mère:
—Votre petite-fille vous fera honneur, chère amie. Ce doit être une joie pour ce pauvre Guillaume? L'avez-vous pour longtemps? Ramenez-la, vous savez, quand vous voudrez.
Le soir, le père demandait:
—Eh bien! que vous a dit aujourd'hui madame de Pleumeur?
Madame Jeanne laissait deviner que l'accueil avait été très bon. Elle parlait complaisamment du temps qu'il avait fait, des gens rencontrés et salués dans la rue, prenait sa petite-fille à témoin, avec un air d'intérêt où l'aïeule déjà transparaissait. Et Guillaume L'Héréec, fier, au premier moment, de ce que cette petite attirait toutes les âmes à elle, de ce qu'elle apaisait les rancunes et rendait la vie aux soirées mortes du vieil hôtel, songeait presque aussitôt: «Ce n'est qu'en passant, elle partira.»
Cela suffisait pour empêcher le sourire de monter à ses lèvres. Il était de ceux que le rêve ne quitte jamais tout à fait, et auxquels il faut, pour jouir du présent, l'illusion de la durée. Avec son habitude de vivre, par la pensée, toujours un peu en avant, sa disposition à souffrir des tristesses prévues, ce qu'il apercevait, c'était le lendemain de ce départ fatal, prochain peut-être, et l'isolement plus cruel qui suivrait. Avoir entrevu Simone, la perdre, ne pas savoir, en la perdant, quand il la retrouverait, voilà l'épreuve qui hantait déjà sa tête songeuse de Breton. Elle l'absorbait au milieu de ses ouvriers, parfois dans le cours d'une conversation d'affaires; elle le ressaisissait dès que Simone le quittait un instant, ou lorsqu'il entendait, le matin, le craquement des vieux planchers dans la chambre voisine, et une voix qui disait, à travers la cloison:
—Bonjour, père! avez-vous bien dormi?
Certes, la tentation lui venait souvent d'appeler l'enfant, de la prendre à part, pendant une absence de madame Jeanne, et de lui dire:
«Écoute, je ne puis vivre sans toi, je sens que je ne pourrai pas. Dis-moi si ta mère consentirait à rentrer, maintenant que, hélas! pour la deuxième fois, elle a été chassée? Je vois bien que tu cherches à ramener ton père vers ta mère, mais n'est-ce qu'une inspiration généreuse d'enfant qui souffre d'être disputée entre nous? Ou bien sais-tu quelque chose? Es-tu sûre qu'elle voudrait? Dis-moi vite. Et finissons cette torture trop longue, pour toi et pour moi.»
Et, à chaque fois, il se répondait à lui-même:
«Non, non, elle ne voudrait pas! C'est fini. L'occasion unique est passée. Ma femme était venue à nous, peut-être forcée par le malheur, comme le prétend ma mère, par des circonstances que Simone ignore, évidemment, et qu'elle doit ignorer. Mais enfin j'aurais pu, un instant, la reprendre à mon foyer. J'ai manqué d'énergie. A présent nous sommes plus loin l'un de l'autre que jamais. Et puis, la rappeler, à quoi bon? Quand même elle voudrait revenir, qui me garantit que la vie ancienne ne reviendrait pas aussi, avec ses luttes, ses querelles, ses blessures de cœur? Elle a bien élevé notre enfant, c'est vrai... Mais est-ce là un signe certain qu'elle s'est assagie? Qui peut me dire si ma Simone ne doit pas ce charme, cette gravité naïve, cette égalité d'humeur et de tendresse, bien plus à la bonté de sa nature qu'à l'éducation qu'elle a reçue? Et puis-je, en honneur, puis-je, de sang-froid, pour ma femme qui ne rendra peut-être aucun bonheur à ma vie, sacrifier ma mère qui ne voudra pas rester, elle, qui s'en ira...»
Il se rappelait alors le dévouement constant de madame Jeanne, la tendresse dont elle l'avait entouré, surtout dans ces dix années d'épreuve, les dernières, et il concluait: «Il n'y a rien à faire, je ne troublerai point Simone de pareilles questions. Ce sont des douleurs stériles que je n'ai pas le droit de lui imposer.»
Et il ne se résolvait à rien. Après la crise où sa volonté s'était un moment réveillée et fixée, il se retrouvait l'homme faible, timide, combattu entre des raisons multiples. Il avait peur de ces trois femmes qu'il aimait, et il se renfermait en lui-même, usant sa force et sa vie en projets, en luttes muettes, en rêves et en regrets.
Un dimanche, il y avait trois semaines que Simone vivait près de son père, madame Jeanne et Simone achevaient de déjeuner. Elles étaient seules. M. L'Héréec était parti le matin pour passer la journée à Tréguier. Un coup de sonnette étonnamment long et retentissant s'engouffra dans les corridors ouverts et les escaliers de la maison. Simone s'avança jusqu'à la porte du jardin, et revint presque aussitôt, rouge d'émotion.
—C'est mon grand-père Guen, dit-elle, avec...
—Avec qui? demanda madame Jeanne.
—Je crois que c'est mon oncle Sullian. Je ne le connais pas... Ils me prient de venir.
—Est-ce qu'ils vous emmènent, Simone?
La jeune fille, étonnée, regarda, et vit que madame Jeanne, assise de l'autre côté de la table, était toute pâle.
—Je ne suppose pas, dit-elle. Et même non, assurément. Ils viennent me voir.
Madame Jeanne, qui avait une merveilleuse puissance sur elle-même, reprit son calme habituel, pas assez vite cependant pour que sa petite-fille n'eût saisi ce mouvement d'angoisse rapide.
—Vous pouvez leur dire, reprit madame Jeanne, qu'ils entrent au salon, s'il leur plaît. J'en serai même bien aise, car j'ai de l'estime pour M. Guen... Moi, je me tiendrai dans ma chambre.
Simone courut. Dans l'encadrement de la petite porte extérieure, toute coiffée de lierre retombant, le grand-père était toujours debout, parcourant de ses yeux clairs les massifs du jardin coupé d'allées tournantes. Si pressée qu'elle fût de l'embrasser, Simone s'arrêta un instant, à deux pas de lui, contente de lui jeter:
—Voulez-vous entrer? Grand'mère vous en prie!
Mais Guen se retira d'un mètre, pour être bien dans la rue, et, quand il eut embrassé sa petite-fille, à plein cœur:
—Je n'entrerai pas où ma fille n'est pas reçue, dit-il tranquillement. Ta mère est-elle ici?
L'enfant baissa la tête, et le sourire de ses joues s'effaça.
—Alors, continua Guen, va mettre ton chapeau, et faisons un tour dans la ville. C'est Sullian qui a voulu te voir...
Il montrait du bras, avec orgueil, un beau grand garçon, au teint vif, la barbiche divisée en deux petites pointes rousses, et qui se tenait découvert, à dix pas en arrière, intimidé d'avoir pour nièce une pareille demoiselle.
Simone aussi fut prise d'un accès de sauvagerie, devant ce marin qu'elle n'avait jamais vu qu'en photographie, et elle s'enfuit, à travers le jardin, sans lui dire bonjour.
Mais, dix minutes plus tard, ils causaient tous trois, la petite entre les deux capitaines, en longeant le quai, sous les ormeaux. Ils s'étaient tout de suite plu, Simone et Sullian. Leur jeunesse les rapprochait, et je ne sais quoi de décidé dans l'humeur, une manière semblable de répondre, à la volée, tout ce qu'ils pensaient.
—Ma foi, ma nièce, nous avons bien failli ne pas nous connaître! Coulé à pic, figurez-vous, en pleine nuit et par un temps!
—N'en parlez plus, ça me fait mal de me souvenir...
—Mais au contraire! ça donne confiance dans la vie! Voyez le grand-père, sept naufrages à l'actif.
—Huit, fit Guen humblement, mais deux seulement qui comptent: le reste avec mon canot, dans les baies.
—C'est égal, père, vous avez de l'avance. Et puis songez, Simone, que me voilà en congé d'un mois. Je n'en ai jamais eu autant!
—Vous arrivez de Bordeaux?
—Avant-hier. Il a fallu un temps pour les assurances! J'ai cru que j'en deviendrais fou d'envie de partir.
—Et Marie-Anne? Bien contente, n'est-ce pas?
—Ah! ma petite, interrompit Guen, j'aurais voulu que tu fusses là: ça faisait pleurer de voir sa joie.
Simone les considérait l'un après l'autre, son grand-père un peu solennel, droit, comme fier d'être d'une famille où l'on naufrageait si heureusement, et Sullian penché et tourné vers elle, au contraire, la figure épanouie par un large sourire qui relevait ses fines moustaches rousses, et qui disait: «Oui, regardez-moi, petite nièce Simone, c'est moi le naufragé, moi qu'on a reçu avec des larmes de joie, moi qui bénis la vie à présent!»
Son visage disait cela si clairement, que Sullian jugea inutile d'exprimer autrement la joie qu'il avait eue, lui aussi, de retrouver Marie-Anne. Il laissa passer un moment, et murmura, en tirant sa barbe:
—Et mon fils dont vous ne parlez pas? Est-il gentil, mon petit mousse!
Tous trois ils passaient ainsi, causant, l'air heureux, sans se préoccuper des bourgeois de Lannion. Comme c'était jour de fête, la plupart des boutiques étaient fermées. Sullian trouva une pâtisserie ouverte, et il acheta un grand gâteau pour Marie-Anne, un autre pour Simone, un troisième qu'il enverrait à son père, et des bonbons qu'il ferait goûter au petit. Il dépensait avec une sorte de rage joyeuse, riant de jeter son argent sur le comptoir, et de l'écouter sonner. Car c'était de la vie encore, et la vie l'enivrait, sans qu'il sût trop pourquoi, lui qui venait de voir la mort.
Au hasard, ils tournèrent dans les rues de la ville, s'arrêtèrent sur la place du marché, à cause des vieilles maisons qui sont là, vêtues d'ardoises du haut en bas, comme d'une cotte de maille, et que Simone trouvait jolies, puis, ne pouvant se résoudre à se quitter encore, s'en allèrent près de la chapelle de Brélévenez, pour revenir par la route de Perros jusqu'à l'hôtel des L'Héréec.
Le capitaine Guen avait remis à Simone une lettre de madame Corentine, donnant des nouvelles de Jersey, mais ne demandant rien au sujet de M. L'Héréec ou de madame Jeanne. Et telle était la réserve naturelle du vieux Guen, qu'il fit instinctivement comme sa fille. Il évita d'interroger l'enfant sur les projets qu'elle faisait, sur les chances de réussite de cette grande affaire qu'ils avaient complotée tous deux. Du moment que ses conseils ne pouvaient pas servir, et il le sentait bien, pourquoi lui parler de cela?
Seulement, comme il la quittait, l'embrassant, auprès de la porte encore fermée de l'hôtel:
—Ma Simone, dit-il, personne ne t'a manqué, j'espère, dans cette maison-là?
Vers l'heure du dîner, quand M. L'Héréec revint de Tréguier, il n'apprit pas sans émotion que M. Guen et Sullian avaient failli entrer dans la maison de madame Jeanne. Il se fit raconter la promenade à travers les rues de Lannion, le naufrage de Sullian, le retour à Perros, et, comme il demandait:
—J'aurais voulu assister à cette scène que tu as vue, quand la dernière dépêche est arrivée, annonçant le sauvetage...
—Oui, répondit naïvement Simone, quand ma tante Marie-Anne y pensait seulement, on l'aurait crue en paradis.
Il était dans la destinée de cette petite Marie-Anne, l'humble Perrosienne, de répandre autour d'elle comme un rêve très doux et très sain.
M. L'Héréec ne cessa toute la soirée de songer à elle.
Et Simone se dit que la journée avait été bonne, puisque madame Jeanne avait eu un mouvement de tendresse, et que son père était près de pleurer du retour de Sullian.
XX
Octobre était venu. Depuis une quinzaine, presque chaque matin, Simone accompagnait son père, quand il se rendait à l'usine. Elle l'attendait, laissant ouverte la porte de sa chambre pour le voir passer, courait à sa rencontre dans le couloir vitré où des papillons bruns, réfugiés contre le froid de la nuit, battaient de l'aile en montant. Tous deux, ils s'embrassaient, très heureux de se dire: «mon père, ma fille», si bien accoutumés l'un à l'autre qu'on aurait pu croire qu'ils avaient toujours vécu ainsi. M. L'Héréec entrait chez sa mère, comme il en avait l'habitude depuis sa petite enfance, et alors, libre, presque gai bien souvent, il emmenait Simone par la rue du Pavé-Neuf, l'espace de deux cents mètres peut-être, jusqu'au bord du Guer où il trouvait le canot. C'était leur meilleur moment de la journée. Ils allaient à tout petits pas pour le prolonger. Simone s'était dit que l'explication tant souhaitée, l'aveu qu'elle espérait et qu'elle avait senti plusieurs fois effleurer les lèvres du père, aurait lieu pendant une de ces promenades matinales.
Cependant M. L'Héréec n'avait pas parlé encore.
Un matin, ils s'étaient attardés sur le pont, à regarder une file de chalands chargés de goëmons, qui remontaient la rivière.
Huit heures sonnèrent à la cathédrale.
—Comment, huit heures! Mais je suis en retard, dit M. L'Héréec. Moi, qui ne l'étais jamais!
Il ajouta, avec un bon sourire, en se remettant à marcher:
—Je te remercie de changer quelque chose à ma vie! Rien ne me retenait chez nous, il y a six semaines. Je n'avais pas de raisons d'être en retard. Tandis que maintenant!
Simone lui avait pris le bras. Ils allèrent grand train jusqu'à l'endroit de la rive où le canot, attaché à un pieu, tirait en roulant sur sa chaîne, et descendirent la berge sans s'être séparés.
Simone s'arrêta sur une presqu'île de terre et d'herbes, tandis que son père enjambait le bordage du bateau.
—Si vous vouliez? demanda-t-elle.
—Quoi donc?
—J'irais avec vous au moulin.
—Non, mon enfant.
—Cela m'amuserait beaucoup, les meules, les greniers, le bruit des machines. Je serais contente de voir où vous travaillez.
—Je n'ai pas le temps, ce matin.
—Je vous en prie! Vous me ferez grand plaisir!
M. L'Héréec, qui avait saisi la perche ferrée, et s'apprêtait à pousser au large, fixa un moment Simone, et, voyant qu'elle n'était pas dupe de ce petit mensonge, reprit, d'un air très triste:
—Non, ma Simone. J'attends quelqu'un ce matin, M. Quimerc'h. Et puis, c'est si pauvre, à présent, là-bas!
Elle fut affectée du ton et de l'air dont il disait cela. Longtemps après qu'il eut abordé de l'autre côté du Guer, en lui envoyant un baiser d'adieu, elle le suivit du regard, et elle le vit entrer dans ce carré de murs de briques où il avait dépensé tant d'heures vaines.
Toute la matinée, elle ne cessa de penser à ce mot découragé. Sans doute, depuis qu'elle demeurait avec son père, elle avait bien vu, à la stricte économie de la maison, que l'ancienne aisance avait fait place à un état voisin de la gêne. L'étoffe éclatée des meubles du salon, que madame Jeanne réparait au passé avec des brins de soie jaune, les papiers défraîchis recouverts par endroits de morceaux de rouleaux neufs, l'abandon du jardin, le prix même que son père et sa grand'mère attachaient, naïvement, aux menues surprises qu'ils ménageaient à Simone, des primeurs, un poisson plus recherché, un gâteau apporté par madame Jeanne sous sa mante, ou par M. L'Héréec entre deux liasses de papiers, lui avait laissé deviner que le moulin ne donnait plus que de maigres bénéfices. Mais la constatation directe de leur misère, ils l'avaient épargnée à l'enfant. «C'est si pauvre là-bas!» La phrase revenait en bourdonnant, et rendait Simone distraite, tandis qu'elle travaillait à l'aiguille auprès de madame Jeanne, restée ce matin-là au logis, appliquée à tracer, sur des effets de commerce, la signature respectée dans toute la Bretagne: «Veuve L'Héréec et fils.»
A midi, M. L'Héréec n'était pas rentré. Comme il déjeunait quelquefois à l'usine, les jours où les affaires l'y obligeaient, madame Jeanne se mit à table, sans trop se préoccuper de l'absence de son fils.
Cependant, vers deux heures, ne l'ayant pas revu, elle se montra inquiète. D'ordinaire, M. L'Héréec l'envoyait prévenir qu'il avait été retenu, car il la savait prompte à s'alarmer, au sujet de ce fils unique, si jalousement aimé.
—Venez, Simone, dit-elle, je dois porter des traites à recouvrer chez M. Quimerc'h. Il nous donnera des nouvelles de mon fils, puisqu'il l'a vu ce matin.
Pour aller chez M. Quimerc'h, son banquier depuis de longues années, madame Jeanne faisait toujours un peu de toilette. Comme le temps était pluvieux et déjà froid, elle mit son manteau long, orné d'un col de martre rabattu, couvrant toutes les épaules et retenu par une agrafe d'argent. L'étoffe, ample comme une limousine, datait des temps anciens; la fourrure avait des sillons garnis d'un maigre duvet. Et cependant, personne de Lannion, pas une bourgeoise, même plus jeune, n'avait meilleur air, plus de dignité naturelle et d'allure que madame Jeanne avec ses papillotes, sa coiffe du pays et sa pelisse de fourrure. On sentait que c'était une vieille dame, de bonne race, fidèle aux modes de ses vingt ans. Elle monta, toujours droite, toujours attentive aux passants qui pouvaient la saluer, vers la place du Centre, traversa la rue de Saint-Malo, et, au coin de la rue de Tréguier, entra sous un porche que flanquaient deux colonnes de granit, toutes vertes par endroits.
M. Quimerc'h habitait à droite. Elle poussa la porte rembourrée, et pénétra dans une salle d'attente, où il n'y avait qu'une demi-douzaine de chaises, le pupitre noir et le fauteuil vide d'un clerc.
M. Quimerc'h, au bruit mou de la porte retombant sur le mur, était sorti de son cabinet. En apercevant les deux femmes, il prit un air de condoléance affectueuse, serra le bout des doigts de madame Jeanne, et ses yeux enfoncés de vieux travailleur, restés jeunes, au milieu de ce visage maigre et long, se portèrent de madame Jeanne à Simone, et de Simone à madame Jeanne, comme pour chercher, sur leurs visages, la trace d'émotion qu'il n'y rencontrait pas.
—Eh bien? demanda-t-il.
—Quoi donc? Vous avez vu mon fils?
—Oui, ce matin.
—Où est-il?
—Mais... à l'usine. J'ai envoyé mon clerc lui porter ma réponse... Est-ce que...
Madame L'Héréec, aussi grande et aussi sèche que lui, le regardait dans les yeux, avec un étonnement croissant. Elle avait mis la main dans la poche de son manteau, pour retirer la liasse de papiers signés d'elle, puis elle s'était arrêtée, au milieu de son geste, comprenant vaguement qu'il y avait une autre question plus grave.
—Vous ne l'avez donc pas vu, vous-même?
—Non, il n'est pas venu déjeuner...
Le visage du banquier devint tout sombre. M. Quimerc'h s'inclina un peu.
—Alors entrez, ma pauvre amie.
Madame L'Héréec n'entra pas tout de suite. Un malheur l'avait frappée sûrement. Elle ne savait pas encore lequel, et elle en avait déjà les traits tout tirés et raidis par l'émotion. Mais ce qu'il ne fallait pas, c'est que la petite la vît souffrir. Les vieilles femmes, même les mieux habituées aux trahisons de la vie, peuvent avoir une faiblesse: et ce n'est point dans l'ordre de se montrer ainsi devant les jeunes, qui regardent et prennent exemple.
—Simone, je reviens tout à l'heure, dit-elle d'une voix aussi calme qu'elle put.
Et, déboutonnant le col de sa pelisse, comme elle faisait d'habitude à la porte des salons, la grand'mère entra seule, à la suite de M. Quimerc'h.
Ce que celui-ci devait apprendre à sa vieille amie madame Jeanne, c'était la ruine. Il le fit en peu de mots, sans détour, sans étalage d'inutile pitié, comme un chirurgien qui connaît la vigueur du tempérament de son malade. Il raconta comment il avait su, le matin même, la faillite d'une maison de Paimpol, client principal des L'Héréec. Aussitôt, il avait couru à l'usine du Guer, pour se rendre compte, livres en mains, du crédit accordé à cette maison par Guillaume et sa mère.
—Considérable, dit madame Jeanne.
—Je ne l'ai que trop vu. Et tout est perdu.
—Tout?
—Alors?
—Il faut vendre.
—L'usine?
—Et aussi, j'en ai peur, votre maison de Tréguier.
Elle était assise en face du bureau, les mains jointes et posées sur les plis de son manteau, très pâle, mais brave comme toujours, raisonnant déjà ce nouveau malheur. Pourtant, lorsqu'elle entendit parler de vendre la maison de Tréguier, elle ferma les yeux comme devant une vision trop triste, et elle se tut. Puis, sa tendresse maternelle, plus forte que tout, l'emporta et consentit.
—Il ne pourrait pas, en effet, quitter Lannion, à présent. Sa vie, à lui, s'est passée ici. Comment l'avez-vous trouvé?
—Calme, étonné seulement des emprunts que vous m'aviez faits.
Elle rougit un peu, elle si pâle tout à l'heure. Ses yeux de vieille, tout humides, rencontrèrent ceux de M. Quimerc'h.
—Je les lui cachais, voyez-vous. Il eût été trop tourmenté, s'il avait su que j'hypothéquais l'un après l'autre mes biens, pour maintenir notre crédit. Le travail lui était une diversion nécessaire, monsieur Quimerc'h... J'ai tout fait pour la conserver... Je suis vaincue... encore une fois...
Elle se leva, n'y voyant plus, pour remettre sur le meuble la petite liasse de traites, destinée à tomber dans le gouffre ouvert de cette liquidation désastreuse. Le banquier les prit. Et, serrant la main qui se tendait vers lui:
—Vous avez été une mère admirable, madame L'Héréec, dit-il. Si je puis vous rendre quelque service...
Elle le remercia d'un signe.
—J'oubliais, reprit M. Quimerc'h. A une heure, votre fils m'a prié de lui faire une avance sur ces valeurs, justement. Je viens de répondre. J'ai envoyé par mon clerc ce que M. Guillaume m'a demandé.
Madame Jeanne eut un mouvement de surprise. Pourquoi une avance dans des conditions pareilles, sans entente préalable? Cependant elle n'exprima pas autrement sa pensée. Et, montrant la porte:
—Je désire, vous comprenez, monsieur Quimerc'h... Une enfant si jeune...
—Assurément, madame.
Elle passa son mouchoir sur ses yeux, rattacha le col de sa pelisse, et, élevant la voix pour mieux tromper la petite qui ne savait rien, elle sortit.
—Nous reparlerons de l'affaire, monsieur Quimerc'h. Je reviendrai avec mon fils.
—Quand vous voudrez, madame. Serviteur.
Mais quand elle se retrouva dehors à côté de sa grand'mère, Simone vit bien que quelque chose de grave s'était passé chez le banquier. Madame Jeanne s'en allait dans les rues sans prendre garde où elle posait le pied, buttant aux saillies des pavés de Lannion, les yeux à terre et ne voyant rien, ni sa route, ni les gens qui saluaient, ni Simone qui n'osait pas l'interroger et commençait à s'inquiéter. Pourquoi marchait-elle si vite? Pourquoi, dans l'ouverture des rues descendantes, dès que les arbres du Guer pouvaient se découvrir, jetait-elle de leur côté ce regard désespéré?
Elle ne sembla revenir au sentiment de la réalité qu'en s'arrêtant devant la porte de l'hôtel. Au lieu d'ouvrir elle-même, elle sonna. Gote accourut, autant qu'elle pouvait courir, car la sonnette avait reçu un branle formidable.
—Mon fils est rentré?
—Non, notre maîtresse. Il a fait dire qu'il serait là pour dîner.
—Où est Fantic?
—Jusqu'en Brélévenez, pour chercher les poules, madame sait bien, chez la...
—Oui, oui... c'est bon.
Elle ne rêvait plus, madame Jeanne. Son ton de décision, son air froid et ferme avaient reparu. Elle s'adressa à Simone:
—Rendez-moi un service, dit-elle. C'est le premier que je vous demande. Allez à l'usine, et ramenez votre père.
Il fallait que la commission fût bien pressée, pour que madame Jeanne en chargeât Simone, elle qui blâmait Guillaume de laisser chaque matin sa fille remonter seule la promenade et la rue du Pavé-Neuf.
La jeune fille était déjà au bas de la rue, quand, sur le seuil d'ardoise, le bout de la robe de madame Jeanne s'effaça en glissant. Le chemin, elle le connaissait. Le canot ne lui faisait pas peur. Elle prit la rame. En vingt coups, dérivant un peu, elle aborda de l'autre côté de la rivière, attacha la chaîne à une pierre saillante, et suivit, à travers le pré, le talus pierreux encaissant le canal du moulin. Personne sur le sentier. Des chevaux blancs sans gardien, dans les pâturages, et devant elle, au premier exhaussement du sol qui s'élevait en colline, les murs rouges, plus visibles parmi leurs peupliers à demi dépouillés de feuilles. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à tant de fois que son père était passé là, au dur travail de cette vie sans joie. Elle songeait au sens mystérieux de la commission qu'elle allait remplir, et le souvenir de sa mère, malheureuse aussi, seule dans la petite maison de Saint-Hélier, l'oppressait comme un poids très lourd pour sa jeunesse.
Aucune trace n'était restée dans sa mémoire du chemin qu'elle suivait. Des feuilles toutes d'or, tournant sur leur queue pendante, venaient au-devant d'elle, portées par la brise d'automne. Arrivée au pied du double rang de peupliers qui enveloppait le moulin, elle se rappela que son père inclinait à gauche, le matin. Et, dans la paroi des murs qu'on ne pouvait distinguer des bords du Guer et qui regardait au loin la grande rue de Kérampont, elle découvrit une porte: l'ayant poussée, elle entra. Derrière l'enceinte de construction récente, au delà d'une grande charroyère pleine de débris de charbon, le moulin, bâti en long, bas d'étage, percé de fenêtres inégales, comme les très anciennes choses, indéfiniment refaites et réparées, craquait de toutes parts. «C'est si pauvre là-bas!» Oh! oui, Simone put mesurer d'un coup d'œil cette misère dont le père avait honte, et la tristesse de ce grand bâtiment dont les deux ailes, où le travail avait cessé, closes, barricadées, sans bruit de machine, avaient un air de mort. Dans le pavillon seulement, au milieu, des meules tournaient, en petit nombre. La terre tremblait dans l'enclos. Un chauffeur traversa l'allée. Un porteur de sacs se pencha par une fenêtre. Simone n'eut pas la tentation de s'arrêter. Elle continua sa route, ayant aperçu, accolée au mur d'enceinte, une construction légère qui devait être les bureaux.
M. L'Héréec se trouvait dans la première pièce, éclairée par une baie vitrée, ouvrant sur l'usine. Il ne voyait pas venir Simone. La tête appuyée sur un coude, il était absorbé par un travail difficile que l'entrée de la jeune fille interrompit, pas tout de suite cependant. Il demeura penché, réfléchissant, comparant deux livres. Et ce fut seulement quand trois doigts d'enfant se posèrent sur son épaule que, d'un mouvement brusque, il se retourna.
Le visage de Simone souriait, au-dessus de lui.
—Toi, Simone?
—Je viens vous chercher. Grand'mère est inquiète.
Il passa la main sur son visage, pour en effacer les rides creusées par le travail et l'expression trop sombre qu'il y sentait fixée.
—Oui, dit-il, je ne suis pas rentré pour déjeuner avec vous. J'ai eu beaucoup de travail, ma petite Simone. Cela t'étonne, n'est-ce pas?
Il interrogeait son enfant, pour essayer de deviner ce qu'elle savait.
Elle lui répondit, avec un regard où il y avait un reproche très doux:
—Allons! fit-il en se levant. Aussi bien, tout est fini.
Il ferma les livres, plaça par-dessus des liasses de papiers, et appela un commis, qui sortit du bureau voisin:
—Portez ceci chez ma mère.
L'employé, un vieux aux cheveux plaqués, maigre dans sa redingote longue, passa entre Simone et M. L'Héréec, sans plus aucun souci des formes, le regard dur et chargé de cette colère contre les gens, contre les choses, contre tout, qui prend les serviteurs congédiés, jetés à l'abandon, à l'âge où le passé n'est plus qu'une chance de moins pour retrouver une place.
—Comme il fait doux dehors! dit M. L'Héréec, vois donc, on dirait une journée d'été.
Simone lui donnait le bras, et, pour qu'elle ne remarquât pas trop les lézardes du moulin, ni les fenêtres grillées d'où pendaient des brins de paille semés par les moineaux, il lui montrait, en avant, les collines boisées, très nettes, un peu blondes à cause des bouleaux et des platanes déjà touchés par les nuits fraîches.
L'enfant regardait. Mais elle se sentait prise d'un malaise grandissant, d'une envie de pleurer, car bien plus près que les collines, là, touchant son bras, il y avait un secret douloureux qu'on lui cachait. La porte de l'usine se referma sur eux. Ils commencèrent à descendre seuls, sans témoins, dans la plaine verte. Dix minutes encore, et cette intimité entière ne serait plus.
Simone ralentit le pas, et, très doucement, comme si elle suivait une conversation déjà engagée, elle dit:
—Ce sont mes derniers jours auprès de vous, en effet.
Un pressement du bras, un tressaillement de blessé qu'on effleure, lui répondit.
—Je ne puis pas rester plus longtemps. Ma mère est seule à Saint-Hélier.
—Elle te réclame?
—Non! elle m'a permis de venir; elle me laisserait encore si je le lui demandais: c'est moi qui m'en irai. Et je m'en irai triste.
—Triste... oui, je sais bien, entre ta grand'mère et moi...
—Pas cela! oh! non, ce n'est pas cela que je veux dire. Vous avez été très bons, tous deux. Je ne me plains de personne, que de moi, qui n'ai pas réussi à me faire aimer.
—Simone! que dis-tu là? Toi, pas aimée! Toi qui as été l'unique joie...
Et, devinant qu'elle pleurait silencieusement à côté de lui, il dégagea son bras de celui de Simone, entoura la taille de l'enfant, et, marchant à peine pour mieux l'entendre, se courbant un peu pour être plus près de cette tête chérie, comme on fait quand les tout petits ont une peine:
—Qu'as-tu, ma Simone?
Mais il n'osait pas la regarder.
Elle, rendue plus forte à cause de cela, légèrement détournée vers la rivière, continua, avec des phrases d'enfant qui cachaient une douce pensée de femme:
—Je n'ai pas réussi à me faire assez aimer, vous le voyez bien, puisque vous me laissez partir. Et je voudrais ne plus partir. Je voudrais vivre entre vous que j'aime bien et maman qui est bonne aussi, très bonne... Si vous saviez comme c'est triste de vous aimer tous deux, et de vivre toujours loin de vous ou loin d'elle!
Il la pressa doucement contre lui, l'espace de dix pas, sans répondre, tâchant de dominer le grand trouble où cette enfant le jetait. Et quand il parla, sa voix tremblait. Et lui aussi regardait la rive fuyante du Guer, et la petite ville où pointait le toit de l'hôtel.
—Ma Simone, j'ai pensé à cela bien des fois, avant que tu vinsses, et depuis surtout que tu es venue. Je savais le bonheur que ce serait pour toi. J'ai été sur le point de te demander si ta mère consentirait...
—J'en suis sûre! dit vivement Simone, sûre comme de vivre!
Et cette affirmation d'amour, si chaste et si forte dans la bouche de l'enfant, suffit à chasser les doutes de l'homme. Il crut ce qu'elle disait. Il éprouva un allégement de ce pardon qui venait trop tard. Le bord de la rivière était tout près. Déjà le sol déclinait, couvert de limon gras cernant les touffes d'herbes. M. L'Héréec s'arrêta, mit un baiser sur les cheveux de sa fille, et, tandis qu'il la tenait encore serrée contre lui:
—Je ne savais pas, ma pauvre petite, je ne croyais pas qu'elle voudrait... Et à présent... Je ne puis pas t'expliquer cela, mais je te supplie de me croire, j'en souffre plus que toi... cela ne se peut plus!
—Pourquoi, père? Je suis là, je puis rester, elle peut venir!... Depuis quand n'est-ce donc plus...
—Depuis ce matin. Je t'en prie, non, plus rien.
Et, d'un geste, lui saisissant le poignet et le serrant, il fit comprendre à Simone qu'il ne pouvait supporter plus longtemps cette sorte de supplice inutile.
Elle se tut. M. L'Héréec passa devant. Il essaya de dissimuler ses larmes, en se baissant pour ramasser la chaîne. Mais Simone vit qu'il pleurait comme elle. Une joie secrète lui en vint. Le père disait vrai, puisqu'il pleurait. Il aurait voulu, lui aussi, oublier le passé... L'obstacle, le principal du moins, avait surgi le matin. Ce n'était donc pas madame Jeanne, comme elle avait pensé...
Jusqu'à la rue du Pavé-Neuf, ils ne se parlèrent pas. M. L'Héréec se préparait à paraître devant madame Jeanne. Il ne voulait pas lui montrer qu'il avait pleuré. Et comme il avait hérité d'elle une volonté puissante, qui se manifestait seulement chez lui à de rares intervalles, mais avec une énergie pareille, il avait repris pleine possession de lui-même quand il dit à Simone, en arrivant près de l'hôtel:
—J'ai à causer d'affaires avec ta grand'mère, Simone: une question d'intérêts qui va m'obliger à un voyage à Paimpol. Nous en avons pour un peu de temps. Tiens, toi qui es une brave enfant, va faire une prière pour nous. Nous en avons besoin.
Simone continua de monter seule jusqu'à l'église, très lentement. Comme elle se sentait petite et impuissante! L'obstacle, comment le saurait-elle, puisque ni madame Jeanne ni M. L'Héréec ne parleraient? Il devait être bien grand, et tel qu'une pauvre enfant comme elle ne pourrait pas l'écarter, même en le connaissant. Elle était venue, elle s'était dévouée de toutes ses forces pour se faire aimer, elle avait souffert silencieusement, et rien n'avait servi.
Dans l'église Saint-Jean, il y a, vers la droite, en haut d'un pilier de granit, une statue de Saint-Roch en tunique jaune et en pantalon rose. Simone s'assit près de là, dans l'ombre apaisante des voûtes. Elle tira de sa poche son rosaire. Elle récita dix Ave pour que ce malheur qui menaçait madame Jeanne et son père fût écarté, dix autres pour sa mère de Jersey, dix encore pour le grand-père Guen, et puis elle s'endormit de fatigue, ayant trop vécu, ce jour-là, de la vie de ceux qui sont vieux.
XXI
L'ombre envahissait l'église, jusqu'en haut des piliers de granit, debout sur quatre rangs, lorsque Simone s'éveilla. Plus un reflet de vitrail sur les murs bas: seule une grande flèche d'or, venue du couchant, traversait le vide de la nef, et traçait sur la voûte comme une entaille de feu. L'enfant se leva précipitamment. Elle avait peur d'être en retard et d'avoir inquiété les siens. Mais, pour son âge, il y a une clémence de choses. Quand elle rentra, inaperçue, par le portail de la cour demeuré entr'ouvert, madame Jeanne et son fils achevaient de causer dans la chambre brune. Tous deux ils parlaient d'elle, assis en face l'un de l'autre, près de la table de noyer à filets noirs dont une pile de livres chargeait le milieu. Ils avaient dépassé la période aiguë de l'épreuve, celle où les âmes, frappées à part, se rencontrent, et irritent leur douleur en se montrant leur blessure. Pour des raisons différentes, elle, par une réaction prompte de sa nature, lui, par dégoût et insouciance de tout, ils en étaient arrivés à discuter, presque sans émotion, les conséquences de leur ruine.
—Vous voyez, disait madame Jeanne, les calculs que j'avais faits, en votre absence, autant que ma pauvre tête pouvait me le permettre, concordent avec les vôtres. Il nous restera de quoi vivre très modestement... l'absolu nécessaire... surtout si nous conservons cette maison.
—Si cela se pouvait!
—Je sacrifierai tout à cela. Vous y tenez. Et puis, même très pauvres, avec cette grande maison hypothéquée, nous tiendrons un rang. Vous ne me quitterez pas, Guillaume?
Il répondit avec un geste vague:
—Que voulez-vous que je sache encore? J'étudierai, je verrai. Ce sont des questions de demain. Aujourd'hui, je vous demande de ne pas trop laisser voir à Simone où nous en sommes réduits. Elle va nous quitter. Il faut qu'elle parte sans se douter...
—Oui. Tenez, Guillaume, je la regretterai de tout mon cœur, cette enfant-là.
—Ah! mon Dieu, fit-il douloureusement. Et moi!
Ils descendirent, occupés de Simone avant même de l'avoir revue, fortifiés tous deux par cet engagement qu'ils venaient de prendre d'être braves devant elle.
Et la promesse fut tenue. Quelque chose d'héroïque vivait au fond de ces L'Héréec, gens de la terre de granit. On les vit, pendant le dîner, chercher, parmi leurs vieilles histoires en fuite, celles qu'ils n'avaient pas dites; s'efforcer de raconter des traits amusants de l'ancienne Bretagne; trouver, dans leur cœur saignant, des sourires, des expressions tranquilles, des projets d'avenir, si bien que Simone, hésitante, se demandait: «Je me suis peut-être trompée. Ce n'est qu'une affaire mauvaise, dont mon père va tâcher de tirer le meilleur parti à Paimpol.»
Justement, M. L'Héréec parlait avec une sorte d'insistance de ce voyage à Paimpol. Il devait monter en voiture à trois heures, arriver à telle autre heure, voir telles personnes.
Cependant, le repas achevé, il se plaignit d'avoir la tête lourde, et, au lieu de fumer dans le jardin, ce qu'il faisait volontiers dès que le temps était doux, proposa d'emmener Simone se promener en ville.
—Pourquoi en ville? dit madame Jeanne. Si vous avez une commission, Fantic est là.
—Non, j'ai besoin de marcher un peu. Nous ne serons pas longtemps, et cela me fera du bien.
Sa mère ne le crut pas. Elle pensa qu'il voulait causer avec Simone seul à seul, jouir égoïstement de la présence de l'enfant, et elle renferma en elle-même le sentiment douloureux qu'elle éprouvait à les voir s'éloigner.
C'était cela, en effet, et plus encore: c'était l'adieu qu'il allait faire, la dernière entrevue qu'il allait avoir avec sa fille. Il était, depuis le matin, résolu à partir. Quelle vie aurait-il à Lannion, le moulin vendu, sans le travail qui seul endormait ses souvenirs? Accepterait-il de partager avec sa mère, sans y rien ajouter, le pauvre reste d'une fortune qu'en somme il avait laissé dépérir par sa faute? Pourrait-il supporter le reproche perpétuel de ces murs de brique à l'horizon, de cette fumée blanche dont les spirales se tordraient encore au-dessus des peupliers, le visage des gens de Lannion qui l'avaient suivi dans cette longue chute commerciale?... Non, il s'en irait, il demanderait un emploi, si minime fût-il, à travers la Bretagne, chez ses correspondants d'autrefois. Il trouverait du pain, un abri, une ville sans passé pour ses regards. Ce serait affreux, moins pourtant que de demeurer, moins que d'être inutile: sa mère à Lannion, sa femme et sa fille à Jersey, lui errant, réduit à envier ceux qu'il avait autrefois rétribués...
Et cependant, comme il n'y a pas de si absolu désert où une petite vie ne rampe et ne s'agite, dans ce grand abandon, dans le désespoir où il était plongé, une espérance restait. Bien lointaine, bien faible, elle suffisait à lui garder un peu de force, ce qu'il en fallait pour aller vers l'avenir. Il se disait qu'un jour, après d'autres épreuves, après des années, il pourrait peut-être, d'un coin impossible à fixer sur la carte bretonne, faire signe aux exilées de là-bas, et, si elles le voulaient bien, achever près d'elles une vie si misérable en son milieu.
Souffrir tout cela et tout garder pour soi! Passer une dernière heure avec Simone, et ne pas pouvoir lui dire le mal qui le brisait, lui laisser croire qu'ils se reverraient, sinon tout de suite, du moins dans un temps prochain!... Il sentait bien qu'il le fallait. Personne ne serait averti. Personne ne pourrait s'opposer...
Dans ces heures graves de la vie, la partie la meilleure et la plus ignorée de nous-mêmes agit seule. Nous redevenons simples comme des enfants, tendres comme eux. Guillaume L'Héréec l'éprouva.
Dès qu'il fut seul avec sa fille, dans les rues de la ville, où des passants rares promenaient leur ombre, ne pouvant causer avec elle des sujets qui remplissaient son esprit, il sentit qu'il devait donner, en compensation, tout ce que son cœur enfermait d'amour pour elle, livrer, plus qu'il ne l'avait fait, le secret de sa vie à l'enfant qui était venue avec une espérance, hélas! et qui partait aussi avec un grand chagrin. Sans préparation, sentant bien qu'au premier mot ils seraient à l'unisson, il se mit à parler à Simone du temps qu'elle n'avait pas connu, ou dont elle se souvenait à peine. Il lui cita, sans dire où il les avait retrouvées, des phrases de l'album, des choses de la petite enfance, calme, réjouie, heureuse, des traits où le nom de la mère était sans cesse mêlé. Il les racontait à voix basse, penché vers elle, isolé avec elle dans cette ville qu'ils traversaient au hasard, enveloppés tous deux dans le passé rajeuni. L'émotion l'emportait. Une consolation ineffable les pénétrait ensemble, les secouait du même frisson. Joie pour lui d'ouvrir à quelqu'un son âme, son long rêve de Breton songeur et malade, éclatant tout à coup comme une gousse de genêt qui jette au vent sa double graine. Joie pour elle d'apercevoir, à travers cet amour paternel de toutes parts débordant, ce qu'il ne pouvait plus cacher: le regret de celle qui vivait au loin, dans l'île anglaise. Ils allaient se quitter, et ils se rendaient compte que cette minute leur serait plus chère que tout le reste de leurs souvenirs. Ils allaient se quitter, et ils commençaient seulement à se connaître. Les choses familières, que le regard interroge mieux quand elles vont disparaître, leur rappelaient à la fois les mêmes heures oubliées, leur rendaient, mon Dieu, ce qui reste de nos joies aux deux bords de la route. C'était le Guer avec ses ormes, le pont où l'on passait pour s'enfoncer dans la vallée de Tonquédec, les maisons à vieilles enseignes épelées par l'enfant, les rues, des cris, le bruit des coqs chantant à la lune dans les poulaillers des jardins énormes. Oui, ce soir-là, toute la ville parlait pour eux. L'air était plus doux que le matin. L'automne endormait dans une haleine chaude les feuilles frappées à mort.
Simone écoutait son père, ne répondant que par des phrases courtes, des mots souvent, pour montrer qu'elle était toujours là, prise aux mêmes pensées, et reconnaissante, et émue de ce qu'il voulait bien la traiter comme une grande enfant.
Peu à peu, sans voir autrement que pour se souvenir du chemin qu'ils suivaient, ils avaient fait presque entièrement le tour de la ville. Une rue, au hasard, les amena vers le centre. Et, si petite que fut la différence entre les rues de Lannion, les passants un peu moins rares, la lumière des boutiques plus riches s'allongeant sur la chaussée, suffirent pour troubler la liberté de ces confidences dernières. M. L'Héréec, reconnu par un ami, salua: et le charme fut rompu. Ils retrouvèrent plus poignante l'idée de la séparation, voilée tout à l'heure par tant d'images du passé commun, du passé intime où l'on ne se quittait point. Ils se séparèrent, d'instinct, et marchèrent à un pas l'un de l'autre.
Et tout à coup, comme si elle se réveillait, comme si elle sortait brusquement d'un songe avec un battement de cœur, Simone comprit tout. Elle devina. Elle vit clairement. Les mots n'étaient plus là pour la tromper. C'étaient les événements multipliés de cette journée, l'effarement de madame Jeanne, l'air contraint du banquier, l'émotion trop profonde qui venait de saisir son père; c'était un ensemble de preuves évidentes pour elle, qui lui criaient: «Ton père est ruiné. Il part, et il ne reviendra pas. L'adieu qu'il vient de te faire est le suprême adieu. Et ta mère n'est pas rappelée de l'exil, parce qu'on n'a plus de pain pour elle!»
Alors, elle se rapprocha, et s'appuya sur le bras de son père, comme si elle allait tomber. Ah! l'affreuse vision, impossible à chasser maintenant! Le père allait partir! Demain, avant la nuit, il aurait quitté Lannion. L'irréparable malheur serait consommé. Que faire? A qui recourir? Le père n'écouterait pas, il nierait. Il la traiterait comme une petite fille à qui l'on ne veut rien dire.
Cependant elle était sûre qu'il partait pour toujours. Elle le voyait. Elle le lisait dans les yeux de son père, devenus si sombres, à présent que les lumières des boutiques, brisant l'ombre, avaient chassé le rêve.
Il se taisait. Il ne lui demanda pas si elle souffrait. Lui-même se sentait épuisé, et il sentait aussi que son âme s'était fermée tout à fait, que jamais plus elle ne se rouvrirait.
D'un accord tacite ils pressèrent le pas, tournant au plus court. L'intimité de la causerie avait fait place à des mots rapides, qui tombaient dans de longs silences. La masse de l'hôtel apparut, noire entre les deux jardins qu'argentait la lune. M. L'Héréec ouvrit la petite porte.
—Neuf heures, dit-il. Ma pauvre mère aura trouvé la soirée bien lente.
Il monta l'escalier en courant, ressaisi par la pensée de sa mère et s'accusant d'ingratitude.
Simone le laissa disparaître. Puis, traversant le vestibule, elle entra dans la cuisine où Fantic veillait, pour fermer la maison après le retour de M. Guillaume. La servante, assoupie sur une chaise basse, la tête touchant la poitrine, se leva au bruit des pas, et remonta la mèche de la lampe minuscule posée sur la table. Sous ses paupières battant de sommeil, ses gros yeux ronds, tout noirs, s'emplirent d'une tendresse inquiète en apercevant Simone. A défaut d'esprit, son cœur devinait qu'un malheur avait fondu sur cette maison. Et à voir s'avancer la jeune fille, toute pâle et faisant signe de se taire, elle fut troublée comme si la mort était là-haut, dans la chambre d'un de ses maîtres.
—Écoute, Fantic, dit Simone, rends-moi un service, va tout de suite...
—Où vous voudrez, mademoiselle. Comme vous êtes blanche!
—Fantic, c'est un service que tu rendras à moi, et à ma mère, que tu aimais bien.
—Pauvre dame! Oui, mademoiselle: où vous voudrez.
Sans comprendre, Fantic regardait Simone, qui prenait sans bruit dans l'armoire deux feuilles de gros papier, et, sur la table, à la hâte, écrivait deux dépêches. La première était adressée à M. Guen, capitaine au bourg de Perros. La seconde... Les doigts de l'enfant tremblaient et embrouillaient les lettres, quand Simone écrivit: «Madame Corentine L'Héréec, la Lande fleurie, Saint-Hélier.»
—Va vite, Fantic. Qu'on ne te voie pas! Qu'on ne t'entende pas! Porte au télégraphe. Il n'y a plus qu'une heure.
La servante plia les deux feuilles, les mit dans son corsage, et, quittant ses sabots qu'elle ramassa d'une main, sortit par la cour. Simone demeura debout, appuyée à la table, épouvantée déjà de ce qu'elle venait de faire. Son cœur battait si fort qu'elle ouvrit sa jaquette de drap clair. Elle étouffait. La tentation lui vint de rappeler Fantic. Elle pouvait le faire encore. La servante devait être au haut de la rue... Elle devait tourner maintenant... Elle approchait du bureau... Elle entrait... L'employé prenait les dépêches...
Et tel était le trouble qui lui vint de cette pensée, que la pauvre Simone fit plusieurs pas vers la porte, comme si elle allait courir...
Elle s'arrêta, la tête dans ses deux mains, au milieu de la salle, comprenant que tout était fini à présent. Fantic devait revenir, rasant les murs, ses sabots claquant sur les pierres. Les mots volaient l'un après l'autre, à Perros, à Jersey. Le grand-père, la mère, allaient tout à l'heure être troublés comme elle. Et demain, demain!
Le bruit d'une porte qui se refermait, là-haut, fit revenir Simone de cet effarement qui l'avait saisie, et la calma. Puisque le sort en était jeté, à quoi bon regretter maintenant? Mieux valait se montrer brave... Le père quittait la chambre de madame Jeanne... La grand'mère était seule... Simone hésita cependant, et s'arrêta deux fois en montant l'escalier.
Madame Jeanne tricotait un châle de grosse laine noire pour l'hiver. Elle était assise près de la cheminée sans feu, sur laquelle brûlait la lampe de porcelaine blanche de toutes ses veillées. Elle continua de travailler, et de songer surtout à bien des choses, qui agitaient son esprit, mais nullement son visage, calme comme de coutume, pendant que Simone entrait, et arrivait jusqu'auprès du tabouret en tapisserie où la grand'mère posait ses pieds.
—Ma grand'mère, dit Simone, je viens vous dire une nouvelle grave...
Madame Jeanne leva lentement la tête, en laissant retomber le tricot sur ses genoux.
—Encore? fit-elle. Qu'est-ce que c'est?
—Grand'mère, vous croyez que mon père va seulement passer deux ou trois jours à Paimpol?
—Il le dit.
—Eh bien! non; je l'ai deviné à son air, à des mots, à je ne sais quoi de très sûr que je ne puis pas vous exprimer: grand'mère, il ne reviendra pas! Je lui ai proposé d'attendre son retour; il n'a pas voulu. Vous voyez bien que ce n'est pas un voyage. Mon père s'en va!
Madame Jeanne étendit les mains sur les bras du fauteuil, détourna sa vieille tête, lourde de chagrin, vers la plaque noire de la cheminée.
—Tout est possible, dit-elle.
—Alors, reprit Simone, j'ai eu une pensée... Je ne sais pas si vous me pardonnerez. Mais je l'ai fait pour nous sauver tous... Grand'mère, j'ai télégraphié à Jersey... Ma mère sera ici demain...
Les doigts ridés de madame Jeanne serraient les bras du fauteuil.
—Dites-moi que j'ai bien fait, grand'mère, dites, oh! je vous en prie.
Elle ne répondait rien.
—C'est que, vous ne savez pas, continua l'enfant, ma mère est riche! Elle a beaucoup travaillé. S'il y avait besoin d'argent, pour le moulin,—j'ai cru comprendre cela tantôt,—elle donnerait tout, j'en suis sûre!... Mon père ne partirait pas. Nous serions si heureux, tous ici, ensemble!
Elle avait parlé, ouvrant toute son âme. Elle avait avoué cette chose, la fortune de sa mère, qu'un sentiment de pudeur délicat l'avait empêchée de dire à M. L'Héréec, tout à l'heure, quand elle avait compris que la ruine était complète, et que c'était là le grand obstacle. Et elle attendait, toute frémissante d'émotion, l'arrêt de cette vieille femme qu'elle savait si hostile à madame Corentine, si rude et si entêtée dans ses rancunes.
Madame Jeanne se redressa, et la regarda. Il n'y avait aucune colère dans ses yeux, aucun reproche. Elle avait même l'air de plaindre et d'admirer un peu cette petite que les circonstances avaient mêlée au drame triste de la famille. Mais elle ne répondit pas à l'interrogatoire anxieux de Simone. Elle dit seulement:
—Allez vous reposer, Simone. Je veillerai, de peur qu'il ne parte cette nuit. Je crois, comme vous, qu'il va nous quitter à jamais.
La jeune fille se baissa.
—Grand'mère Jeanne, vous me pardonnez?
Madame Jeanne l'embrassa au front, longuement:
—Bonsoir, mon enfant, dit-elle d'une voix brisée par l'effort. Bonsoir... La vie est bien dure... Laissez-moi.
Simone sortit de la chambre, très troublée, mais contente d'avoir tout dit. En longeant la galerie vitrée, elle aperçut que la nuit était limpide, et sa pensée s'envola, pleine d'amour, vers le grand'père Guen, vers la mère qui, maintenant, avaient entendu son appel.
XXII
Où vont-ils par la lune sur la mer grande? La barque est de Ploumanac'h, bien sûr. On le reconnaît à son bordage épais, à ses deux mâts courts, à ses voiles brunes trempées dans le tan de chêne. Son large avant se lève à la lame, comme une poitrine de cygne noir. Point de chalut qui traîne, point de ligne à la remorque. Un enfant chante, à cheval sur le beaupré. C'est le mousse Yvon Le Dû, que sa mère a prêté. Le vieux Guen est assis au milieu, sur le banc que traverse le mât. Il a mis son casque de toile, la visière baissée, pour mieux voir dans la nuit. Et Sullian gouverne, habillé comme pour une promenade, à demi couché à l'arrière et songeant.
Il y a déjà un peu de temps qu'ils sont partis, car aucune terre n'est en vue. Les houles, à l'infini, ont des lueurs d'argent sur leurs cimes. Les creux sont pleins d'ombre bleue. La lune est claire, là-haut, mais elle penche déjà.
Guen a le cœur en joie. Il a besoin de parler à quelqu'un, comme le petit, là-bas, de chanter aux étoiles. Et, sans bouger, l'œil perdu au large, il dit tranquillement:
—Hein, Sullian! jolie brise: nous l'aurions commandée, qu'elle ne serait pas meilleure.
Le gendre ne répond rien. Il rêve. Il a, dans la pensée, toute l'ivresse du retour, sa jolie Marie-Anne qui l'attendait sur le port, l'air de ravissement qu'elle avait quand elle l'a reconnu: «C'est toi, mon Sullian, c'est toi!» et ses baisers, et la peur d'un moment fondue en longues tendresses.
Ils vont toujours.
Après longtemps, Guen a repris:
—J'ai idée que nous sommes sur un banc. Je vois du sable dans la mer. Ça serait bon pour tendre un trémail, qu'en dis-tu? Les rougets mouvent par la lune.
Sullian revoit son fils, tout petit dans le berceau blanc, le premier-né tant désiré, et que Marie-Anne nourrit, et qu'elle est fière de montrer en traversant Perros. Un sourire léger monte aux lèvres de l'homme.
La barque file droit, les voiles pleines de vent.
Plus loin, bien loin de la terre de France, Guen a dit encore:
—Sullian, nous serons chez les Anglais avant trois heures d'ici, ou je ne m'y connais pas. Corentine est prévenue. Tout de suite nous virons de bord. J'ai pris deux châles pour elle, que m'a donnés ta femme. Et en route! Je crois qu'avant midi demain, mon ami, si la brise ne mollit pas, nous entrerons dans le Guer, et deux heures après dans Lannion.
—Oui, vieux père, a dit Sullian.
Guen a repris:
—Nous n'aurons pas perdu de temps, mon ami. Penses-tu que Simone sera contente de nous?
Et, cette fois, ils ont souri tous les deux, sans se voir, de la même espérance très douce. Ils ont continué d'en parler, de loin en loin. Puis la lune a grossi démesurément. Elle a descendu, toute rouge, dans les brumes d'horizon. La mer est devenue sombre. Les hommes se sont tus.
Mais le petit mousse n'a pas cessé de chanter, à cheval sur le mât d'avant.
XXIII
Dès l'aube, Simone fut éveillée par l'inquiétude. Son père était-il parti? Elle se leva, peureuse, et écouta, l'oreille appliquée sur la cloison que tapissaient des losanges enguirlandés de roses autrefois bleues, maintenant toutes blanches.
Non, M. L'Héréec était encore là. Elle entendait le bruit de ses pas dans la chambre voisine. Il ne quitterait pas la maison avant l'heure dite, dans l'après-midi. Et l'enfant, saisie d'une autre crainte, se mit à penser: «Pourvu qu'ils viennent! Pourvu qu'ils n'arrivent pas trop tard!» Elle compta les heures qui restaient, et trouva qu'il y en avait bien peu.
A peine habillée, elle descendit pour voir si aucune dépêche n'avait été apportée.
—Rien, mademoiselle, dit Fantic. Depuis l'Angelus, nous sommes là, Gote et moi, et le cœur nous saute à tous les coups de sonnette... A moi surtout, vous comprenez! ajoute-t-elle plus bas, avec un regard où son très ancien amour, longtemps comprimé, mettait une lueur de passion.
Madame Jeanne avait déjà précédé Simone et fait la même demande. Puis elle était sortie. M. L'Héréec sortit à son tour, et se rendit à l'usine, comme si ce jour-là eût été un jour ordinaire.
Simone resta seule, fiévreuse, parcourant les appartements, les jardins, frémissant toutes les fois qu'une porte se refermait. Et le moindre bruit sonnait longtemps, dans ce coin désert de la petite ville. Mais ce n'étaient que des marchands de fruits qui entraient, ou des pauvres quêtant le demi-pain que madame Jeanne faisait distribuer le samedi.
Rien ne disait des nouvelles de Guen, ni de Sullian, ni de madame Corentine. Et les heures passaient.
Plusieurs fois, Simone monta dans les combles, d'où l'on apercevait, par une lucarne située au-dessus de la chambre de son père, les moires de la rivière entre les lignes égales des arbres jaunissants. Elle était basse à présent. Mais le reflux de l'Océan commençait à se faire sentir. L'invisible poussée du large couvrait, d'un mouvement continu et sûr, les bancs de vase attaqués par tous leurs côtés à la fois. Des paquets d'algues brunes, entraînés dans les remous, tournaient encore sur place, et ne descendaient plus. Un souffle passait dans les hautes branches, inégal, avant-coureur de la brise régulière qui porte avec le courant, jusqu'au fond des criques boisées, jusqu'aux ports minuscules de la terre bretonne, les goëlettes dont la voilure est blanche parmi les feuilles. Oh! s'ils allaient venir par là, eux, les attendus, les sauveurs! Si le vent, qui secoue les cheveux frisés de Simone, avait passé sur la barque où madame Corentine est montée! C'est l'heure où tous les petits bateaux de pêche ou de cabotage, ancrés dans le chenal, à l'embouchure lointaine, tirent l'ancre et suivent le flot, parmi les bandes de mulets affamés que la marée chasse devant elle.
Hélas! le vieux Penhoat, le pêcheur au trident, est déjà embusqué à son poste, derrière une roche, là-bas, et aucune voile ne se montre, entre les arbres du Guer.
A midi, quand M. L'Héréec et madame Jeanne rentrèrent, madame Jeanne n'eut qu'à regarder Simone pour voir qu'aucune nouvelle n'était venue de Perros ou de Jersey. Il n'était pas facile de lire dans le cœur de la vieille femme. Elle était accablée, silencieuse, comme indifférente à tout. Pourtant Simone crut deviner, à une expression fugitive de détente qui passa sur le visage de la grand'mère, et à l'air de commisération de Fantic apportant la soupière fumante, que personne, dans la maison, n'attendait plus M. Guen, ni Sullian, ni la pauvre femme dont le mari allait s'exiler à son tour.
M. L'Héréec ne se doutait pas que son secret fût connu. Madame Jeanne ne lui avait pas parlé. Il affectait encore, avec un calme apparent, douloureux pour lui, douloureux pour celles qui l'écoutaient et qui savaient tout, de parler de son retour prochain, et de s'intéresser à des détails puérils, comme ceux dont la vie de chaque jour est pleine.
—Vous n'oublierez pas, disait-il, de faire tailler la charmille du grand jardin. Simone l'a trouvée toute délaissée. Quand elle reviendra, une autre fois, vous comprenez...
Des larmes seules lui répondaient. Mais tout le monde était de forte race, dans ce petit groupe des L'Héréec, et personne ne trahissait autrement la peine qu'on devait taire.
Aussitôt après le déjeuner, M. L'Héréec monta dans sa chambre, pour préparer ses bagages. Les deux femmes demeurèrent dans la salle à manger.
—Vous voyez, Simone, dit madame Jeanne: votre mère n'est pas venue.
—Non, grand'mère.
—Elle ne viendra pas.
—Je crois qu'elle viendra, dit Simone.
—Pourquoi?
—Parce que je suis sûre que mon grand-père Guen est parti.
Madame Jeanne secoua la tête, lentement, tout le passé triste évoqué devant ses yeux.
—Vous vous trompez, reprit-elle. Cela est naturel à votre âge. Mais les brisures de cœur ne se réparent guère, mon enfant.
A ce moment, Fantic entra, tenant une dépêche.
Bien que le télégramme fût adressé à Simone, ce fut madame Jeanne qui l'ouvrit, du consentement muet de sa petit-fille. Elle lut: son visage tout blanc et flétri s'empourpra. Elle tendit le papier à Simone, sans rien dire.
C'était la dépêche du grand-père. Elle était datée du sémaphore, à l'embouchure du Guer. Elle portait ces simples mots: