Madame Thérèse: Introduction and notes by Edward Manley
«Écoutez, il est clair que nous avons été repoussés. Mais ne croyez pas, monsieur le docteur, que cela me désole; non, cette affaire, qui vous paraît considérable, est peu de chose pour moi. J'ai vu ce même Brunswick arriver jusqu'en Champagne,1 à la tête de cent mille hommes de vieilles troupes, lancer des proclamations2 qui n'avaient pas le sens commun, menacer toute la France et ensuite reculer, devant des paysans en sabots, la baïonnette dans les reins,3 jusqu'en Prusse. Mon père,--un pauvre maître d'école, devenu chef de bataillon;--mes frères,--de pauvres ouvriers, devenus capitaines par leur courage,--et moi derrière avec le petit Jean, dans ma charrette, nous lui avons fait la conduite,4 après les défilés de l'Argonne5 et la bataille de Valmy6. Ne croyez donc pas que de telles choses m'effrayent. Nous ne sommes pas cent mille hommes, ni deux cent mille: nous sommes six millions de paysans, qui voulons manger nous-mêmes7 le pain que nous avons gagné péniblement par notre travail. C'est juste, et Dieu est avec nous.
«Ce n'est pas une défaite, ni vingt, ni cent qui peuvent nous abattre, reprit-elle; quand un de nous tombe, dix autres se lèvent. Ce n'est pas pour le roi de Prusse, ni pour l'empereur d'Allemagne que nous marchons, c'est pour l'abolition des privilèges de toute sorte, pour la liberté, pour la justice, pour les droits de l'homme!--Pour nous vaincre, il faudra nous exterminer jusqu'au dernier, fit-elle avec un sourire étrange, et ce n'est pas aussi facile qu'on le croit. Seulement il est bien malheureux que tant de milliers de braves gens de votre côté se fassent massacrer pour des rois et des nobles qui sont leurs plus grands ennemis, quand le simple bon sens devrait leur dire de se mettre avec nous, pour chasser tous ces oppresseurs du pauvre peuple; oui, c'est bien malheureux, et voilà ce qui me fait plus de peine que tout le reste.»
Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, et l'oncle Jacob, étonné de la justesse de ses paroles, resta quelques instants silencieux.
Le mauser et Koffel se regardaient sans rien dire, mais on voyait bien que les réflexions de la Française les avaient frappés et qu'ils pensaient: «Cette femme a raison.»
Au bout d'une minute seulement, l'oncle dit:
«Du calme, madame Thérèse, du calme, tout ira mieux; sur bien des choses nous pensons de même, et si cela ne dépendait que de moi, nous ferions bientôt la paix ensemble.
--Oui, monsieur le docteur, répondit-elle, je le sais, car vous êtes un homme juste, et nous ne voulons que la justice.
--Tâchez d'oublier tout cela, dit encore l'oncle Jacob; il ne vous faut plus maintenant que du repos pour être en bonne santé.
--Je tâcherai, monsieur le docteur.»
Alors nous sortîmes de l'alcôve, et l'oncle, nous regardant tout rêveur, dit:
«Voilà bientôt dix heures, allons nous coucher, il est temps.»
Il reconduisit Koffel et le mauser dehors, et poussa le verrou comme à l'ordinaire. Moi, je grimpais déjà l'escalier.
IX
Le lendemain, lorsque je m'éveillai, la neige encombrait mes petites fenêtres; il en tombait encore. Dehors tintaient les clochettes du traîneau de l'oncle Jacob. Je pensai qu'il fallait quelque chose d'extraordinaire pour décider l'oncle à se mettre en route par un temps1 pareil, et, m'étant habillé, je descendis bien vite savoir ce que cela pouvait être.
L'allée était ouverte; l'oncle, enfoncé dans la neige jusqu'aux genoux, arrangeait à la hâte une botte de paille dans le traîneau.
«Tu pars, oncle? lui criai-je en m'avançant sur le seuil.
--Oui, Fritzel, oui, je pars, dit-il d'un ton joyeux; est-ce que tu veux m'accompagner?»
Mais voyant ces gros flocons tourbillonner et songeant qu'il ferait froid, je répondis:
«Un autre jour, oncle; aujourd'hui, j'aime mieux rester.»
Alors il rit tout haut, et, rentrant, il me pinça l'oreille, ce qu'il faisait toujours lorsqu'il était de bonne humeur.
«Maintenant, tout est prêt, dit l'oncle en ouvrant le garde-manger et fourrant dans sa poche une croûte de pain. Eh bien, madame Thérèse, me voilà sur mon départ. Quel bon temps pour aller en traîneau!»
Madame Thérèse regardait les fenêtres d'un air tout mélancolique.
«Vous allez voir un malade, monsieur le docteur? dit-elle.
--Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, à trois lieues d'ici, qui s'est laissé prendre sous sa schlitte;2 c'est une blessure grave et qui ne souffre aucun retard.
--Quel rude métier vous faites! dit madame Thérèse d'une voix attendrie; sortir par un temps pareil pour secourir un malheureux, qui ne pourra peut-être jamais reconnaître vos services!
--Eh! sans doute, répondit l'oncle en bourrant sa grande pipe de porcelaine, cela m'est arrivé déjà bien souvent; mais que voulez-vous? parce qu'un homme est pauvre, ce n'est pas une raison pour le laisser mourir; nous sommes tous frères, madame Thérèse, et les malheureux ont le droit de vivre comme les riches.
--Oui, vous avez raison, et pourtant combien d'autres, à votre place, resteraient tranquillement près de leur feu, au lieu de risquer leur vie, pour le seul plaisir de faire le bien!»
Et levant les yeux avec expression:
«Monsieur le docteur, dit-elle, vous êtes un républicain.
--Moi, madame Thérèse! que me dites-vous là? s'écria l'oncle en riant.
--Oui, un vrai républicain, reprit-elle: un homme que rien n'arrête, qui méprise toutes les souffrances, toutes les misères pour accomplir son devoir.
--Ah! si vous l'entendez ainsi, je serais heureux de mériter ce nom, répondit l'oncle. Mais, dans tous les partis et dans tous les pays du monde, il se trouve des hommes pareils.
--Alors, monsieur Jacob, ils sont républicains sans le savoir.»
L'oncle ne put s'empêcher de sourire:
«Vous avez réponse à tout, dit-il en fourrant son paquet de tabac dans la grande poche de sa houppelande, on ne peut pas discuter avec vous!»
Quelques instants de silence suivirent ces paroles. Le cheval continuait à hennir dehors, et madame Thérèse s'était mise à regarder les gros flocons qui tourbillonnaient contre les vitres, lorsque l'oncle, ayant allumé sa pipe, dit:
«Je vais rester absent jusqu'au soir. Allons, madame Thérèse, au revoir et bon courage!
--Au revoir! monsieur le docteur, fit-elle en lui tendant sa longue main d'un air d'attendrissement; allez, et que le ciel vous conduise.»
Ils restèrent ainsi quelques instants tout rêveurs; puis l'oncle dit:
«Ce soir, entre six et sept heures, je serai de retour, madame Thérèse; ayez bonne confiance, soyez sans inquiétude, tout ira mieux.»
Après quoi nous sortîmes; il enjamba l'échelle1 du traîneau, et toucha son cheval Rappel du bout de son fouet, en me disant:
«Conduis-toi bien, Fritzel.»
Quand l'oncle eut disparu au coin de la rue, Lisbeth me demanda:
«Dis donc, Fritzel, est-ce que tu restes ici?
--Non, je vais voir le petit Hans Aden.
--Eh bien, écoute: puisque tu mets tes sabots, va donc chez le mauser me chercher du miel pour la Française; monsieur le docteur veut qu'on lui fasse une boisson avec du miel. Prends ton écuelle et va là-bas. Tu diras au mauser que c'est pour l'oncle Jacob. Voici l'argent.»
Rien ne me plaisait tant que d'avoir à faire des commissions, surtout chez le mauser, qui me traitait comme un homme raisonnable. Je pris donc l'écuelle et je sortis avec Scipio pour me rendre chez le taupier.
A l'auberge du Cruchon-d'Or, on entendait tinter les verres et les bouteilles; on chantait, on riait, les gens montaient et descendaient l'escalier. Un vendredi,1 cela me parut extraordinaire; je m'arrêtai pour voir si c'était une noce ou un baptême, et comme je me tenais de l'autre côté de la rue, sur la pointe des pieds, regardant dans la petite allée ouverte, je vis, au fond de la cuisine, la silhouette étrange du mauser se pencher devant la flamme, son bout de pipe noire au coin des lèvres, et sa main brune qui posait une braise sur le tabac.
Un instant après, le mauser revint lentement dans l'allée sombre, lançant de grosses bouffées. Alors je lui criai:
«Mauser! mauser!»
Il s'avança jusqu'au bord de l'escalier, et me dit en riant:
«C'est toi, Fritzel?
--Oui, je vais chez vous chercher du miel.
--Hé! monte donc boire un coup; nous irons ensemble tout à l'heure.»
Et se tournant vers la cuisine:
«Grédel, cria-t-il, apportez un verre pour Fritzel.»
Je m'étais dépêché de monter, et nous entrâmes, Scipio sur nos talons.
Dans la salle on ne voyait, le long des tables, que des gens en blouse, en veste, en camisole, levant leurs verres pleins d'un air joyeux, et célébrant la grande victoire de Kaiserslautern.
Je suivais le mauser, qui s'avançait, le dos rond, vers les fenêtres de la rue. Là se trouvaient, dans le coin à droite, l'ami Koffel et le vieux Adam Schmitt, devant une bouteille de vin blanc. Dans l'autre coin, en face, l'aubergiste Joseph Spick et M. Richter buvaient du gleiszeller1 au cachet vert. Ils étaient pourpres tous les deux jusqu'aux oreilles, et criaient:
«A la santé de Brunswick! à la santé de notre glorieuse armée!
--Hé! fit le mauser en s'approchant de notre table, place pour un homme.»
Et Koffel, se retournant, me serra la main, tandis que le père Schmitt disait:
«A la bonne heure, à la bonne heure, voici du renfort.»
Il me fit asseoir près de lui, contre le mur, et Scipio vint aussitôt lui lever la main du bout de son nez,2 d'un air de vieille connaissance.
«Hé! hé! hé! disait le vieux soldat, c'est toi, l'ancien;3 tu me reconnais!»
Grédel apporta un verre; le mauser l'emplit.
Au même instant, M. Richter se mit à crier à l'autre bout de la table, d'un ton moqueur:
«Hé! Fritzel, comment va M. le docteur Jacob? Il ne vient donc pas célébrer la grande bataille! C'est étonnant, étonnant, un si bon patriote!»
Et moi, ne sachant que répondre, je dis tout bas à Koffel:
«L'oncle est parti sur son traîneau pour soigner un pauvre bûcheron qui s'est laissé prendre sous sa schlitte.»
Alors Koffel, se retournant, s'écria d'une voix claire:
«Pendant que le petit-fils d'un ancien domestique de Salm-Salm s'allonge les jambes sous la table près du poêle, et qu'il boit du gleiszeller en l'honneur des Prussiens, qui se moquent de lui, M. le docteur Jacob traverse les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron de la montagne écrasé sous sa schlitte. Ça rapporte moins que de prêter à gros intérêts,1 mais ça prouve plus de coeur tout de même.»
Koffel avait un petit coup de trop, et tous les gens l'écoutaient en souriant. Richter ne répondit pas d'abord, mais au bout d'un instant il dit:
«Eh! que ne fait-on pas par amour des Droits de l'homme, de la déesse Raison2 et du Maximum, surtout quand une vraie citoyenne vous encourage!
--Monsieur Richter, taisez-vous! s'écria le mauser d'une voix forte. M. le docteur est aussi bon Allemand que vous, et cette femme, dont vous parlez sans la connaître, est une brave femme. Le docteur Jacob n'a fait que son devoir en lui sauvant la vie; vous devriez rougir d'exciter les gens du village contre un pauvre être malade qui ne peut se défendre! c'est abominable!
--Je me tairai si cela me convient, s'écria Richter à son tour. Vous criez bien haut... Ne dirait-on pas que les Français ont remporté la victoire!»
Alors le mauser frappa du poing sur la table, à faire tomber les verres; il parut vouloir se lever, mais il se rassit et dit:
«J'ai droit de me réjouir des victoires de la vieille Allemagne autant que vous, monsieur Richter, car moi je suis un vieil Allemand comme mon père, comme mon grand-père, et tous les mausers connus depuis deux cents ans au village d'Anstatt pour l'élevage des abeilles et la manière de prendre les taupes; au lieu que les cuisiniers des Salm-Salm, de père en fils, se promenaient en France avec leurs maîtres pour tourner la broche et lécher le fond des marmites.»
Toute la salle partit d'un éclat de rire à ce propos, et M. Richter, voyant que la plupart n'étaient pas pour lui, jugea prudent de se modérer; il répondit donc d'un ton calme:
«Je n'ai jamais rien dit contre vous ni contre le docteur Jacob; au contraire, je sais que M. le docteur est un homme habile et un honnête homme. Mais cela n'empêche pas qu'en un jour comme celui-ci tout bon Allemand doit se réjouir. Car, écoutez bien, ceci n'est pas une victoire ordinaire, c'est la fin de cette fameuse République une et indivisible.
--Comment! comment! s'écria le vieux Schmitt, la fin de la République? Voilà du nouveau!
--Oui, elle ne durera plus six mois, fit Richter avec assurance; car, de Kaiserslautern, les Français seront balayés jusqu'à Hornbach, de Hornbach à Sarrebruck, à Metz, et ainsi de suite jusqu'à Paris. Une fois en France, nous trouverons des amis en foule pour nous secourir: la noblesse, le clergé et les honnêtes gens sont tous pour nous; ils n'attendent que notre armée pour se lever. Et quant à ce tas de gueux ramassés à droite et à gauche, sans officiers et sans discipline, qu'est-ce qu'ils peuvent faire contre des Brunswick, des Wurmser1 et des centaines d'autres vieux capitaines éprouvés par tous les périls de la guerre de Sept ans?»
Toute la salle était alors de l'avis de Richter, et plusieurs disaient:
«A la bonne heure,2 voilà ce qui s'appelle parler; depuis longtemps nous pensions les mêmes choses.»
Le mauser et Koffel se taisaient; mais le vieux Adam Schmitt hochait la tête en souriant. Après un instant de silence, il déposa sa pipe sur la table et dit:
«Monsieur Richter, vous parlez comme l'almanach; vous prédisez l'avenir d'une façon admirable; mais tout cela n'est pas aussi clair pour les autres que pour vous. Je veux bien croire que la vieille race est née pour faire les généraux, puisque les nobles arrivent tous au monde capitaines; mais, de temps en temps, il peut aussi sortir des généraux de la race des paysans, et ceux-là ne sont pas les plus mauvais, car ils le sont devenus par leur propre valeur. Ces Républicains, qui vous paraissent si bêtes, ont quelquefois de bonnes idées tout de même; par exemple, d'établir chez eux que le premier venu pourra devenir feld-maréchal, pourvu qu'il en ait le courage et la capacité; de cette façon, tous les soldats se battent comme de véritables enragés; ils tiennent dans leurs rangs comme des clous et marchent en avant comme des boulets, parce qu'ils ont la chance de monter en grade s'ils se distinguent, de devenir capitaine, colonel ou général. Les Allemands se battent maintenant pour avoir des maîtres, et les Français se battent pour s'en débarrasser, ce qui fait encore une grande différence. Je les ai regardés de la fenêtre du père Diemer en face de la fontaine, pendant les deux charges des Croates et des uhlans, des charges magnifiques; eh bien, cela m'a beaucoup étonné, monsieur Richter, de voir comme ces jacobins ont supporté ça! Et leur commandant m'a fait un véritable plaisir. Il n'était pas aussi bien habillé qu'un major prussien, mais il se tenait aussi tranquille sur son cheval que si on lui avait joué un air. Finalement, ils se sont tous retirés, c'est vrai, mais ils avaient une division sur le dos, et n'ont laissé que les fusils et les gibernes des morts sur la place. Avec des soldats pareils, croyez-moi, monsieur Richter, il y a de la ressource.1 Les vieilles races guerrières sont bonnes, mais les jeunes poussent au-dessous, comme les petits chênes sous les grands, et quand les vieux pourrissent, ceux-là les remplacent. Je ne crois donc pas que les Républicains se sauvent comme vous le dites; ce sont déjà de fameux soldats, et s'il leur vient un général ou deux, gare! Et prenez bien garde2 que ce n'est pas impossible du tout, car, entre douze ou quinze cent mille paysans, il y a plus de choix qu'entre dix ou douze mille nobles; la race n'est peut-être pas aussi fine, mais elle est plus solide.»
Le vieux Schmitt reprit alors haleine un instant, et comme tout le monde l'écoutait, il ajouta:
«Tenez, moi, par exemple, si j'avais eu le bonheur de naître dans un pays pareil, est-ce que vous croyez que je me serais contenté d'être Adam Schmitt, sergent de grenadiers, avec cent florins de pension, six blessures et quinze campagnes? Non, non, ôtez-vous cette idée de la tête; je serais le commandant, le colonel ou le général Schmitt, avec une bonne retraite de deux mille thalers, ou bien mes os dormiraient depuis longtemps quelque part. Quand le courage mène à tout, on a du courage, et quand il ne sert qu'à devenir sergent et à faire avancer les nobles en grade, chacun garde sa peau.
--Et l'instruction! s'écria Richter, vous comptez donc l'instruction pour rien, vous? Est-ce qu'un homme qui ne sait pas lire vaut un duc de Brunswick qui sait tout?»
Alors Koffel, se retournant, dit d'un air calme:
«C'est juste, monsieur Richter, l'instruction fait la moitié de l'homme, et peut-être les trois quarts. Voilà pourquoi ces Républicains se battent jusqu'à la mort; ils veulent que leurs fils reçoivent de l'instruction aussi bien que les nobles. Le plus grand crime de ceux qui gouvernent dans ce bas monde, c'est de refuser l'instruction aux misérables, afin que leurs races nobles soient toujours au-dessus; c'est comme s'ils crevaient les yeux des hommes, lorsqu'ils viennent au monde, pour profiter de leur travail.1
Ainsi parla Koffel, disant que si ses parents avaient pu le faire instruire, au lieu d'être un pauvre diable, il aurait peut-être fait honneur à Anstatt et serait devenu quelque chose d'utile. Chacun pensait comme lui, et plusieurs se disaient entre eux: «Que serions-nous si l'on nous avait instruits? Est-ce que nous étions plus bêtes que les autres?»
M. Richter, voyant tout le monde contre lui, et ne sachant que répondre aux paroles judicieuses de Koffel, haussa les épaules comme pour dire: «Ce sont des fous gonflés d'orgueil, des êtres qu'il faudrait mettre à la raison.»
Or le silence commençait à se rétablir et le mauser venait de faire apporter une seconde bouteille, lorsque des grondements sourds s'entendirent sous la table; aussitôt nous regardâmes et nous vîmes le grand chien roux de M. Richter qui tournait autour de Scipio. Ce chien s'appelait Max. Il était grand, sec et nerveux. Il voulait passer derrière Scipio, qui se retournait toujours la tête haute et la lèvre frémissante.
En regardant du côté de M. Richter, je vis qu'il excitait son chien en dessous; le père Schmitt s'en aperçut aussi, car il s'écria:
«Monsieur Richter, vous avez tort d'exciter votre chien. Ce caniche, voyez-vous, est un chien de soldat, rempli de finesse et qui connaît toutes les ruses de la guerre. Le vôtre est peut-être d'une vieille race; mais, prenez garde, celui-ci serait bien capable de l'étrangler.
--Étrangler mon chien! s'écria Richter; il en avalerait dix comme ce misérable roquet; d'un coup de dent il lui casserait l'échine!»
En entendant cela, je voulus me sauver avec Scipio, car M. Richter excitait toujours son grand Max, et tous les buveurs se retournaient en riant pour voir la bataille. J'avais envie de pleurer; mais le vieux Schmitt me retenait par l'épaule en me disant tout bas:
«Laissez faire, laissez faire... ne craignez rien, Fritzel; je vous dis que notre chien connaît la politique... l'autre n'est qu'une grosse bête qui n'a rien vu.»
Et se tournant vers Scipio, il lui répétait toujours: «Attention! attention!»
Scipio ne bougeait pas; il se tenait le derrière1 dans le coin de la fenêtre, la tête droite, ses yeux luisants sous ses grands poils frisés, et, dans le coin de sa moustache tremblotante, on voyait une dent blanche très pointue.
Le grand roux s'avançait. Ils grondaient tous deux, jusqu'au moment où Max fit un bond pour saisir Scipio à la gorge; aussitôt trois ou quatre éclats de voix brefs, terribles, partirent à la fois. Scipio s'était baissé pendant que l'autre l'attrapait à la tignasse, et d'un coup de dent sec2 il lui faisait claquer la patte.3 C'est alors qu'il fallut entendre1 les cris plaintifs de Max, et qu'il fallut le voir se glisser en boitant sous les tables; il filait comme un éclair entre les jambes, en répétant ses cris aigus qui vous perçaient les oreilles.
M. Richter s'était levé furieux pour tomber sur Scipio; mais, au même instant, le mauser avait pris son bâton au coin de2 la porte, et disait:
«Monsieur Richter, si votre grosse bête est mordue, à qui la faute? Vous l'avez assez excitée; maintenant elle est peut-être estropiée, ça vous apprendra!»
Et le vieux Schmitt, riant jusqu'aux larmes, faisait mettre Scipio entre ses genoux et criait:
«Je savais bien qu'il connaissait les finesses de la guerre; hé! hé! hé! nous avons remporté les drapeaux et les canons.»
Tous les assistants riaient avec lui; de sorte que M. Richter, indigné, chassa lui-même son chien dans la rue à grands coups de pied, pour ne plus entendre ses cris. Il aurait bien voulu en faire autant à Scipio, mais tout le monde était dans l'étonnement de son courage et de son bon sens naturel.
«Allons, s'écria le mauser en se levant, arrive maintenant, Fritzel, arrive! Il est temps que je te donne ce que tu veux. Je vous salue, monsieur Richter; vous avez un fameux chien. Grédel, vous marquerez3 deux bouteilles sur l'ardoise.»
Je retournai chez nous, bien content de ce qui venait d'arriver.
X
Au coin de l'église, je rencontrai le petit Hans Aden, qui me cria:
«Fritzel! Fritzel!»
Puis il demanda:
«Qu'est-ce que tu fais, cette après-midi?
--Je ne sais pas; j'irai me promener avec Scipio.
--Écoute, si tu veux, dit-il, nous irons poser des attrapes derrière les arbres du Postthâl.1
--Je veux bien,» lui répondis-je.
Après quoi, chacun reprit son chemin, et je rentrai chez nous vers midi.
Quelques instants après la vieille servante apporta la petite soupière pour Madame Thérèse et moi et nous dînâmes.
A chaque instant je tournais la tête pour regarder si Hans Aden ne se promenait pas déjà sur le perron de l'église.
Enfin il traversa la place; il regardait vers notre maison, épiant du coin de l'oeil; j'étais déjà dans l'allée et j'ouvrais la porte. En peu de temps nous posions nos attrapes entre les arbres.
Lorsque j'arrivai chez nous, il faisait nuit. Lisbeth préparait le souper.
La nuit dehors devenait noire.
De temps en temps madame Thérèse interrompait la vieille servante, levant le doigt et disant:
«Écoutez!»
Alors tout le monde restait tranquille une seconde.
«Ce n'est rien, faisait Lisbeth: c'est la charrette de Hans Bockel qui passe» ou bien: «c'est la mère Dreyfus qui s'en va maintenant à la veillée chez les Brêmer.»
Elle connaissait les habitudes de tous les gens d'Anstatt, et se faisait un véritable bonheur d'en parler à la dame française, maintenant qu'elle avait vu la sainte Vierge pendue à son cou; car sa nouvelle amitié venait de là, comme je l'appris plus tard.
Sept heures sonnèrent, puis la demie. A la fin, ne sachant plus que faire pour attendre, je me dressai sur une chaise, et je pris dans un rayon l'Histoire naturelle de M. de Buffon, chose qui ne m'était jamais arrivée; puis, les deux coudes sur la table, dans une sorte de désespoir, je me mis à lire tout seul en français. Il me fallait tout mon appétit pour me donner une pareille idée; mais à chaque instant je levais la tête, regardant la fenêtre, les yeux tout grands ouverts et prêtant l'oreille.
Je venais de trouver l'histoire du moineau, qui possède deux fois plus de cervelle que l'homme en proportion de son corps, quand enfin un bruit lointain, un bruit de grelots se fit entendre, ce n'était encore qu'un bruissement presque imperceptible, perdu dans l'éloignement, mais il se rapprochait vite, et bientôt madame Thérèse dit:
«C'est M. le docteur.
--Oui, fit Lisbeth en se levant et remettant son rouet au coin de l'horloge; cette fois c'est lui.»
Elle courut à la cuisine.
J'étais déjà dans l'allée, abandonnant M. de Buffon sur la table, et je tirais la porte extérieure en criant:
«C'est toi, mon oncle?
--Oui, Fritzel, répondit la voix joyeuse de l'oncle, j'arrive. Tout s'est bien passé à la maison?
--Très bien, oncle, tout le monde se porte bien.
--Bon, bon!»
Au même instant, Lisbeth sortait avec la lanterne, et je vis l'oncle sous le hangar, en train de dételer le cheval.
«Seigneur Dieu, qu'il fait froid dehors! dit la vieille servante; vous devez être gelé, monsieur le docteur. Allez, entrez vite vous réchauffer, je finirai bien toute seule.»
Mais l'oncle Jacob n'avait pas l'habitude de laisser le soin de son cheval à d'autres; ce n'est qu'en voyant Rappel devant son râtelier garni de foin, et les pieds dans la bonne litière, qu'il dit:
«Entrons maintenant.» Et nous entrâmes tous ensemble.
«Bonnes nouvelles, madame Thérèse, s'écria l'oncle sur le seuil, bonnes nouvelles! J'arrive de Kaiserslautern, tout va bien là-bas.»
Madame Thérèse, assise sur son lit, le regardait toute pâle.
«Comment, monsieur le docteur, fit-elle, vous venez de Kaiserslautern?
--Oui, j'ai poussé jusque-là... J'ai tout vu... je me suis informé de tout, dit-il en souriant; mais je ne vous cache pas, madame Thérèse, que je tombe de fatigue et de faim.»
Il tirait ses grosses bottes, assis dans le fauteuil, et regardait Lisbeth mettre la nappe d'un oeil aussi luisant que celui de Scipio et le mien.
«Tout ce que je puis vous dire, s'écria-t-il en se relevant, c'est que la bataille de Kaiserslautern n'est pas aussi décisive qu'on le croyait, et que votre bataillon n'a pas donné;1 le petit Jean n'a pas couru de nouveaux dangers.
--Ah! cela suffit, dit madame Thérèse, en se recouchant d'un air de bonheur et d'attendrissement inexprimables, cela suffit! Vous ne m'en diriez pas plus, que je serais déjà trop heureuse.2 Réchauffez-vous, monsieur le docteur, mangez, ne vous pressez pas, je puis attendre maintenant.»
Lisbeth servait alors la soupe, et l'oncle, en s'asseyant, dit encore:
«Oui, c'est positif, vous pouvez être tranquille sur ces deux points. Tout à l'heure je vous dirai le reste.»
Bientôt cependant notre grande faim se ralentit. L'oncle but encore un bon coup, puis il alluma sa pipe, et se rapprochant de l'alcôve, il prit la main de madame Thérèse comme pour lui tâter le pouls, en disant:
«M'y voilà!»
Elle ne disait rien et souriait. Alors il commença l'histoire de la bataille. Je l'écoutais.
«Les Républicains sont arrivés devant Kaiserslautern le 27 au soir, dit-il; depuis trois jours les Prussiens y étaient. Les Prussiens étaient 40,000 hommes, et les Français 30,000.
«Le lendemain donc, l'attaque commença sur la gauche; les Républicains, conduits par le général Ambert, se mirent à grimper le ravin au pas de charge3 en criant: «Landau4 ou la mort!» Dans ce moment même, Hoche devait attaquer le centre; mais il était couvert de bois et de hauteurs, il lui fut impossible d'arriver à temps; le général Ambert dut reculer sous le feu des Prussiens; il avait toute l'armée de Brunswick contre lui. Le jour suivant, 29 novembre, c'est Hoche qui attaqua par le centre; le général Ambert devait tourner la droite, mais il s'égara dans les montagnes, de sorte que Hoche fut accablé à son tour. Malgré cela, l'attaque devait recommencer le lendemain 30 novembre. Ce jour-là, Brunswick fit un mouvement en avant, et les Républicains, de crainte d'être coupés, se mirent en retraite.
«Voilà ce que je sais de positif, et de la bouche même d'un commandant républicain, blessé d'un coup de feu1 à la hanche, le second jour de la bataille. Le docteur Feuerbach, un de mes vieux amis d'Université,2 m'a conduit près de cet homme; sans cela je n'aurais rien appris au juste, car des Prussiens on ne peut tirer que des vanteries.»
On pense3 avec quelle attention madame Thérèse écoutait ce récit.
«Je vois... je vois... disait-elle tristement, la main appuyée contre la tempe, nous avons manqué d'ensemble.4
--Justement, vous avez manqué d'ensemble, voilà ce que tout le monde dit à Kaiserslautern; mais cela n'empêche pas que l'on reconnaisse le courage et même l'audace extraordinaire de vos Républicains. Quand ils criaient: «Landau ou la mort!» au milieu du roulement de la fusillade et du grondement des canons, toute la ville les entendait, il y avait de quoi5 vous faire frémir. Maintenant ils sont en retraite, mais Brunswick n'a pas osé les poursuivre.»
Il y eut un instant de silence, et madame Thérèse demanda:
«Et comment savez-vous que notre bataillon n'a pas donné, monsieur le docteur?
--Ah! c'est par le commandant républicain; il m'a dit que le premier bataillon de la deuxième brigade avait éprouvé de grandes pertes dans un village de la montagne quelques jours auparavant, en poussant une reconnaissance du côté de Landau, et que, pour cette raison, on l'avait mis à la réserve. C'est alors que j'ai vu qu'il savait exactement les choses.
--Comment s'appelle ce commandant?
--Pierre Ronsart.
--Ah! je le connais bien, je le connais, dit madame Thérèse, il était capitaine dans notre bataillon l'année dernière; comment! ce pauvre Ronsart est prisonnier? Est-ce que sa blessure est dangereuse?
--Non, Feuerbach m'a dit qu'il en reviendra; mais il faudra quelque temps,» répondit l'oncle.
Puis, souriant d'un air fin, les yeux plissés:
«Oui, oui, fit-il, voilà ce que le commandant m'a raconté. Mais il m'a dit bien d'autres choses encore, des choses... des choses intéressantes... extraordinaires... et dont je ne me serais jamais douté...
--Et quoi donc, monsieur le docteur?
--Ah! cela m'a bien étonné, fit l'oncle en serrant le tabac dans sa pipe du bout de son doigt et tirant une grosse bouffée les yeux en l'air, bien étonné!... et pourtant pas trop... non, pas trop... car des idées pareilles m'étaient venues quelquefois.
--Mais quoi donc, monsieur Jacob? fit madame Thérèse d'un air surpris.
--Ah! il m'a parlé d'une certaine citoyenne Thérèse, connue de toute l'armée de la Moselle, et que les soldats appellent tout bonnement la Citoyenne! Hé! hé! hé! il paraît que cette citoyenne-là ne manque pas d'un certain courage! »
Et se tournant vers Lisbeth et moi:
«Figurez-vous qu'un jour, comme le chef de leur bataillon venait d'être tué, en essayant d'entraîner ses hommes, et qu'il fallait traverser un pont défendu par une batterie et deux régiments prussiens, et que tous les plus vieux Républicains, les plus terribles d'entre ces hommes courageux reculaient, figurez-vous que cette citoyenne Thérèse prit le drapeau, et qu'elle marcha toute seule sur le pont, en disant à son petit frère Jean de battre la charge devant elle comme devant une armée; ce qui produisit un tel effet sur les Républicains, qu'ils s'élancèrent tous à sa suite, et s'emparèrent des canons! Comprenez-vous ça, vous autres?--C'est le commandant Ronsart qui m'a raconté la chose.»
Et comme nous regardions madame Thérèse, tout stupéfaits, moi surtout, les yeux tout grands ouverts, nous vîmes qu'elle devenait toute rouge.
«Ah! fit l'oncle, on apprend tous les jours de nouvelles choses; ça, c'est grand; ça, c'est beau! Oui... oui... quoique je sois partisan de la paix, ça m'a tout à fait touché....
--Mais, monsieur le docteur, répondit enfin madame Thérèse, comment pouvez-vous croire?...
--Oh! interrompit l'oncle en étendant la main, ce n'est pas ce commandant tout seul qui m'a dit cela; deux autres capitaines blessés, qui se trouvaient là, en entendant dire que la citoyenne Thérèse vivait encore, se sont bien réjouis. Son histoire du drapeau est connue du dernier soldat. Voyons... oui ou non, est-ce qu'elle a fait ça?» dit l'oncle en fronçant les sourcils et regardant madame Thérèse en face.
Alors elle, penchant la tête, se mit à pleurer en disant:
«Le chef de bataillon qui venait d'être tué était notre père... nous voulions mourir, le petit Jean et moi... nous étions désespérés.»
En songeant à cela, elle sanglotait. L'oncle, la regardant alors, devint très grave et dit:
«Madame Thérèse, écoutez, je suis fier d'avoir sauvé la vie d'une femme telle que vous. Que ce soit1 parce que votre père était mort, ou pour toute autre raison que vous ayez agi de la sorte, c'était toujours grand, noble et courageux; c'était même extraordinaire, car des milliers d'autres femmes se seraient contentées de gémir; elles seraient tombées là sans force, et l'on n'aurait pu leur faire de reproches. Mais vous êtes une femme courageuse, et longtemps après avoir rempli de grands devoirs, vous pleurez lorsque d'autres commencent à oublier; vous n'êtes pas seulement la femme qui lève le drapeau d'entre les morts, vous êtes encore la femme qui pleure, et voilà pourquoi je vous estime.--Et je dis que le toit de cette maison, habitée autrefois par mon père et mon grand-père, est honoré de votre présence, oui, honoré!»
Ainsi parla l'oncle, gravement, en appuyant sur les mots, et déposant sa pipe sur la table, parce qu'il était vraiment ému.
Et madame Thérèse finit par dire:
«Monsieur le docteur, ne parlez pas ainsi, ou je serai forcée de m'en aller. Je vous en prie, ne parlez plus de tout cela.
--Je vous ai dit ce que je pense, répondit l'oncle en se levant, et maintenant je n'en parlerai plus, puisque telle est votre volonté; mais cela ne m'empêchera pas d'honorer en vous une douce et noble créature, et d'être fier de vous avoir donné mes soins. Et le commandant m'a dit aussi quel était votre père et quels étaient vos frères: des gens simples, naïfs, partis tous ensemble pour défendre ce qu'ils croyaient être la justice. Quand tant de milliers d'hommes orgueilleux ne pensent qu'à leurs intérêts, et, je le dis à regret, quand ils se croient nobles en ne songeant qu'aux choses de la matière,1 on aime à voir que la vraie noblesse, celle qui vient du désintéressement et de l'héroïsme, se réfugie dans le peuple. Qu'ils soient Républicains ou non, qu'importe! je pense, en âme et conscience, que les vrais nobles à la face de l'Éternel sont ceux qui remplissent leur devoir.»
L'oncle, dans son exaltation, allait et venait dans la salle, se parlant à lui-même. Madame Thérèse, ayant essuyé ses larmes, le regardait en souriant et lui dit:
«Monsieur le docteur, vous nous avez apporté de bonnes nouvelles, merci, merci! Maintenant je vais aller mieux.
--Oui, répondit l'oncle en s'arrêtant, vous irez de mieux en mieux. Mais voici l'heure du repos; la fatigue a été longue, et je crois que ce soir nous dormirons tous bien. Allons, Fritzel, allons, Lisbeth, en route! Bonsoir, madame Thérèse.
--Bonne nuit, monsieur le docteur.»
Il prit la chandelle, et monta derrière nous.
XI
Le lendemain fut un jour de bonheur pour la maison de l'oncle Jacob.
Il était bien tard lorsque je m'éveillai de mon profond sommeil; j'avais dormi douze heures de suite comme une seconde.
Je m'habillai auprès d'un bon feu, je me lavai avec de l'eau tiède que me versa Lisbeth. L'oncle descendit à son tour, me pinça l'oreille et dit à Lisbeth:
«Eh bien! eh bien! comment va madame Thérèse ce matin? La nuit s'est bien passée, j'espère?
--Entrez, répondit la vieille servante d'un accent de bonne humeur, entrez, monsieur le docteur, quelqu'un veut vous parler.»
L'oncle entra, je le suivis, et d'abord nous fûmes très étonnés de ne voir personne dans la salle, et les rideaux de l'alcôve tirés.1 Mais notre étonnement fut encore bien plus grand lorsque, nous étant retournés, nous vîmes madame Thérèse dans son habit de cantinière, assise derrière le fourneau; elle était comme nous l'avions vue la première fois, seulement un peu plus pâle. Elle souriait à notre étonnement, et tenait la main posée sur la tête de Scipio assis auprès d'elle.
«Seigneur Dieu!2 fit l'oncle. Comment, c'est vous, madame Thérèse!... Vous êtes levée!»
Puis il ajouta d'un air d'inquiétude:
«Quelle imprudence!»
Mais elle, continuant de sourire, lui tendit la main d'un air de reconnaissance, en le regardant de ses grands yeux noirs avec expression, et lui répondit:
«Ne craignez rien, monsieur le docteur, je suis bien, très bien; vos bonnes nouvelles d'hier m'ont rendu la santé. Voyez vous-même?...»
Il lui prit la main en silence et compta le pouls d'un air rêveur; puis son front s'éclaircit, et d'un ton joyeux il s'écria:
«Plus de1 fièvre! Ah! maintenant, maintenant tout va bien! Mais il faut encore de la prudence, encore de la prudence.»
Et se reculant, il se mit à rire comme un enfant, regardant sa malade qui lui souriait aussi:
«Telle je vous ai vue la première fois, dit-il lentement, telle je vous revois, madame Thérèse. Ah! nous avons eu du bonheur, bien du bonheur!
--C'est vous qui m'avez sauvé la vie, monsieur Jacob, dit-elle, les yeux pleins de larmes.»
Mais hochant la tête et levant la main:
«Non, fit-il, non, c'est celui qui conserve tout et qui anime tout, c'est celui-là seul qui vous a sauvée; car il ne veut pas que les grandes et belles natures périssent toutes; il veut qu'il en reste pour donner l'exemple aux autres. Allons, allons qu'il en soit remercié!»
Puis changeant de voix et de figure, il s'écria:
«Réjouissons-nous!... réjouissons-nous!... Voilà ce que j'appelle un beau jour!»
En même temps il courut à la cuisine, et comme il ne revenait pas tout de suite, madame Thérèse me fit signe d'approcher; elle me prit la tête entre ses mains et m'embrassa, écartant mes cheveux.
«Tu es un bon enfant, Fritzel, me dit-elle; tu ressembles à petit Jean.»
J'étais tout fier de ressembler à petit Jean.
Alors l'oncle rentra, clignant des yeux d'un air de satisfaction intérieure.1
«Aujourd'hui, dit-il, je ne bouge pas de chez nous; il faut aussi de temps en temps que l'homme se repose. Je vais seulement faire un petit tour au village, pour avoir la conscience nette, et puis je rentre passer toute la journée en famille....» Puis il sortit en nous souriant.
Madame Thérèse était devenue toute rêveuse; elle se leva, poussa le fauteuil près d'une fenêtre, et se mit à regarder la place de la fontaine d'un air grave. Moi, je sortis déjeuner dans la cuisine avec Scipio.
Environ une demi-heure après, j'entendis l'oncle qui rentrait en disant:
«Eh bien! me voilà libre jusqu'au soir, madame Thérèse; j'ai fait ma tournée, tout est en ordre, et rien ne m'oblige plus à sortir.»
Depuis un instant, Scipio grattait à la porte, je lui ouvris, et nous entrâmes ensemble dans la salle. L'oncle regardait madame Thérèse encore à la même place et toute mélancolique.
«A quoi pensez-vous donc, madame Thérèse? lui dit-il, vous avez l'air plus triste que tout à l'heure.
--Je pense, monsieur le docteur, que, malgré les plus grandes souffrances, on est heureux de se sentir encore sur cette terre pour quelque temps, dit-elle d'une voix émue.
--Pour quelque temps? s'écria l'oncle, dites donc pour bien des années, car, Dieu merci, vous êtes d'une bonne constitution; d'ici à peu de jours, vous serez aussi forte qu'autrefois.
--Oui, monsieur Jacob, oui, je le crois, fit-elle; mais quand un homme bon, un homme de coeur vous a relevée d'entre les morts à la dernière minute, c'est un bien grand bonheur de se sentir renaître, de se dire: «Sans lui, je ne serais plus là!»
L'oncle alors comprit qu'elle contemplait le théâtre du terrible combat soutenu par son bataillon contre la division autrichienne; que toute la place étroite et sombre lui rappelaient les incidents de la lutte, et qu'elle savait aussi le sort qui l'attendait, si par bonheur il n'était survenu quand Joseph Spick allait la jeter dans le tombereau. Il resta comme étourdi de cette découverte, et seulement au bout d'un instant il demanda:
«Qui donc vous a raconté ces choses, madame Thérèse?
--Hier, pendant que nous étions seules, Lisbeth m'a dit ce que je vous dois de reconnaissance.1
--Lisbeth vous a dit cela! s'écria l'oncle désolé; j'avais pourtant bien défendu....
--Ah! ne lui faites pas de reproches, monsieur le docteur, dit-elle, je l'ai bien aidée un peu.... Elle aime tant à causer!»
Madame Thérèse souriait alors à l'oncle, qui, s'apaisant aussitôt, dit:
«Allons, allons, j'aurais dû prévoir cela, n'en parlons plus. Mais écoutez-moi bien, madame Thérèse, il faut chasser ces idées de votre esprit; il faut au contraire tâcher de voir les choses en beau.1 Je voudrais que cette fontaine fût à l'autre bout du village; mais puisqu'elle est là, et que nous ne pouvons l'ôter, allons nous asseoir au coin du fourneau pour ne plus la voir, cela vaudra beaucoup mieux.
--Je veux bien,» répondit madame Thérèse en se levant.
Elle s'appuya sur le bras de l'oncle, qui semblait heureux de la soutenir. Moi, je roulai le fauteuil dans son coin, et nous reprîmes tous notre place autour du fourneau, dont le pétillement nous réjouissait.
Madame Thérèse dans sa pâleur, ses grands cheveux noirs tombant avec des reflets bleuâtres autour de ses épaules, semblait heureuse et calme. Nous causions là tranquillement, l'oncle fumait sa grosse pipe de faïence1 avec une gravité pleine de satisfaction.
«Mais, dites-moi donc, madame Thérèse, je croyais avoir découpé votre veste, fit-il au bout de quelques instants, et je la vois comme neuve.
--Nous l'avons recousue hier, Lisbeth et moi, monsieur Jacob, répondit-elle.
-- Ah! bon, bon.... Alors vous savez coudre!... Cette idée ne m'était pas encore venue.... Je vous voyais toujours à la tête d'un pont, ou quelque part ailleurs, le long d'une rivière, éclairée par les coups de fusil.»
Madame Thérèse sourit.
«Je suis la fille d'un pauvre maître d'école, dit-elle, et la première chose à faire en ce monde, quand on est pauvre, c'est d'apprendre à gagner sa vie. Mon père le2 savait, tous ses enfants connaissaient un état. Il n'y a qu'un an que nous sommes partis, et non seulement notre famille, mais tous les jeunes gens de la ville et des villages d'alentour, avec des fusils, des haches, des fourches et des faux, tout ce qu'on avait, pour aller à la rencontre des Prussiens. La proclamation3 de Brunswick avait soulevé tous les pays frontières; on apprenait l'exercice en route.
Alors mon père, un homme instruit, fut nommé d'abord capitaine à l'élection populaire, et plus tard, après quelques rencontres, il devint chef de bataillon. Jusqu'à notre départ je l'avais aidé dans ses classes, je faisais l'école des jeunes filles;1 je les instruisais en tout ce que de bonnes ménagères doivent savoir.
«Ah! monsieur Jacob, si l'on m'avait dit dans ce temps-là qu'un jour je marcherais avec des soldats, que je conduirais mon cheval par la bride au milieu de la nuit, que je ferais passer ma charrette sur des tas de morts, et que souvent, durant des heures entières, au milieu des ténèbres, je ne verrais mon chemin qu'à la lueur des coups de feu, je n'aurais pu le croire, car je n'aimais que les simples devoirs de la famille; j'étais même très timide; un regard me faisait rougir malgré moi. Mais que ne fait-on pas quand de grands devoirs nous tirent de l'obscurité, quand la patrie en danger appelle ses enfants! Alors le coeur s'élève, on n'est plus le même, on marche, la peur s'oublie, et longtemps après, on est étonné d'être si changé, d'avoir fait tant de choses que l'on aurait crues tout à fait impossibles!
--Oui, oui, faisait l'oncle en inclinant la tête, maintenant je vous connais... je vois les choses clairement.... Ah! c'est ainsi qu'on s'est levé... c'est ainsi que les gens ont marché tous en masse. Voyez donc ce que peut faire une idée!»
Nous continuâmes à causer de la sorte jusque vers midi; alors Lisbeth vint dresser la table et servir le dîner; nous la regardions aller et venir, étendre la nappe et placer les couverts, avec un vrai plaisir, et quand enfin elle apporta la soupière fumante:
«Allons, madame Thérèse, s'écria l'oncle tout joyeux, en se levant et l'aidant à marcher, mettons-nous à table.»
Quand nous fûmes assis les uns en face des autres, il nous sembla que tout rentrait dans l'ordre, que tout devait être ainsi depuis les anciens temps, et que jusqu'à ce jour il nous avait manqué quelqu'un de la famille dont la présence nous rendait plus heureux. Lisbeth elle-même en apportant le bouilli, les légumes et le rôti, s'arrêtait chaque fois à nous contempler d'un air de satisfaction profonde, et Scipio se tenait aussi souvent près de moi qu'auprès de sa maîtresse, ne faisant plus de différence entre nous.
L'oncle servait madame Thérèse, et comme elle était encore faible, il découpait lui-même les viandes sur son assiette, disant:
«Encore ce petit morceau! Ce qu'il vous faut maintenant, ce sont des forces; mangez encore cela, mais ensuite nous en resterons là, car tout doit arriver avec ordre et mesure.»
La porte s'ouvrit et le mauser et Koffel entrèrent gravement en habit des dimanches; ils venaient prendre le café avec nous. Il était facile de voir que l'oncle, en allant les inviter le matin, leur avait parlé du courage et de la grande renommée de madame Thérèse dans les armées de la République, car ils n'étaient plus du tout les mêmes. Tous deux avaient la mine de graves personnages arrivant pour quelque conférence extraordinaire, et tous deux saluèrent en se courbant d'un air digne et dirent:
«Salut bien1 à la compagnie, salut!
--Bon, vous voilà, dit l'oncle, venez vous asseoir.»
Puis se tournant vers la cuisine, il s'écria:
«Lisbeth, tu peux apporter le café.»
Au même instant, regardant par hasard du côté des fenêtres, il vit passer le vieux Adam Schmitt, et, se levant aussitôt, il alla frapper à la vitre, en disant:
«Voici un vieux soldat de Frédéric, madame Thérèse; vous serez heureuse de faire sa connaissance; c'est un brave homme.»
Le père Schmitt était venu voir pourquoi monsieur le docteur l'appelait, et l'oncle Jacob, ayant ouvert le châssis, lui dit:
«Père Adam, faites-nous donc le plaisir de venir prendre le café avec nous; j'ai toujours1 de ce vieux cognac, vous savez?
--Hé! volontiers, monsieur le docteur, répondit Schmitt, bien volontiers.»
Puis il parut sur le seuil, la main retournée2 contre l'oreille, disant:
«Pour vous rendre mes devoirs.»
Lisbeth apporta les tasses et les petites carafes de cognac et de kirschenwasser sur un plateau, et cette vue fit se retourner le vieux Schmitt, dont les yeux se plissèrent. Lisbeth apporta la cafetière, et l'oncle dit:
«Asseyons-nous.»
Alors tout le monde s'assit, et madame Thérèse, souriant à tous ces braves gens:
«Permettez que je vous serve, messieurs,» dit-elle.
Aussitôt le père Schmitt, levant la main à son oreille, répondit:
«A vous les honneurs militaires!»
Koffel et le mauser se lancèrent un regard d'admiration, et chacun pensa: «Ce père Schmitt vient de dire une chose pleine d'à-propos et de bon sens!»
Madame Thérèse emplit donc les tasses, et tandis qu'on buvait en silence, l'oncle, plaçant la main sur l'épaule du père Schmitt, dit:
«Madame Thérèse, je vous présente un vieux soldat du grand Frédéric, un homme qui, malgré ses campagnes et ses blessures, son courage et sa bonne conduite, n'est devenu que simple sergent, mais que tous les braves gens du village estiment autant qu'un hauptmann.»
Alors madame Thérèse regarda le père Schmitt qui s'était redressé sur sa chaise plein d'un sentiment de dignité naturelle.
«Dans les armées de la République, Monsieur aurait pu devenir général, dit-elle. Si la France combat maintenant toute l'Europe, c'est qu'elle ne veut plus souffrir que les honneurs, la fortune et tous les biens de la terre reposent sur la tête de quelques-uns, malgré leurs vices, et toutes les misères, toutes les humiliations sur la tête des autres, malgré leur mérite et leurs vertus. La nation trouve cela contraire à la loi de Dieu, et c'est pour en obtenir le changement que nous mourrons tous s'il le faut.»
D'abord personne ne répondit; Schmitt regardait cette femme gravement; il semblait réfléchir; le mauser et Koffel, l'un en face de l'autre, s'observaient, madame Thérèse paraissait un peu animée et l'oncle restait calme.
Au bout d'un instant, l'oncle Jacob dit à Schmitt:
«Madame était cantinière au 2e1 bataillon de la 1re2 brigade de l'armée de la Moselle.
--Je le sais déjà, monsieur le docteur, répondit le vieux soldat, et je sais aussi ce qu'elle a fait.»
Puis, élevant la voix, il s'écria:
«Oui, Madame, si j'avais eu le bonheur de servir dans les armées de la République, je serais devenu capitaine, peut-être même commandant, ou je serais mort!»
Et s'appuyant la main sur la poitrine:
«J'avais de l'amour-propre, dit-il; sans vouloir me flatter, je ne manquais pas de courage, et si j'avais pu monter, j'aurais eu honte de rester en bas. Le roi, dans plusieurs occasions, m'avait remarqué, chose bien rare pour un simple soldat, et qui me fait honneur. A Rosbach, pendant que le hauptmann derrière nous criait: «Forvertz!»1 c'est Adam Schmitt qui commandait la compagnie. Eh bien! tout cela n'a servi à rien; et maintenant, quoique je reçoive une pension du roi de Prusse, je suis forcé de dire que les Républicains ont raison. Voilà mon opinion.»
Alors il vida brusquement son petit verre, et clignant de l'oeil d'un air bizarre, il ajouta:
«Et ils se battent bien... j'ai vu ça... oui, ils se battent bien. Ils n'ont pas encore les mouvements réguliers des vieux soldats; mais ils soutiennent bien une charge, et c'est à cela qu'on reconnaît les hommes solides dans les rangs.»
Après ces paroles du père Schmitt, chacun se mit à célébrer les idées nouvelles; Koffel, qui se plaignait toujours de n'avoir pas reçu d'instruction, dit que tous les enfants devraient aller à l'école aux frais du pays.
Madame Thérèse répondit que la Convention nationale2 avait voté cinquante-quatre millions de francs pour l'instruction publique,--avec le regret de ne pouvoir faire plus,--dans un moment où toute l'Europe se levait contre elle et, où il lui fallait tenir quatorze armées sur pied.
Les yeux de Koffel, en entendant cela, se remplirent de larmes, et je me rappellerai toujours qu'il dit d'une voix tremblante:
«Eh bien! qu'elle soit bénie! Tant pis pour nous; mais, quand je devrais tout y perdre,1 c'est pour elle que sont mes voeux.»
Le mauser resta longtemps silencieux, mais une fois qu'il eut commencé, il n'en finit plus; ce n'est pas seulement l'instruction des enfants qu'il demandait, lui, c'était le bouleversement de tout de fond en comble. On n'aurait jamais cru qu'un homme si paisible pouvait couver des idées pareilles.
«Je dis qu'il est honteux de vendre des régiments2 comme des troupeaux de boeufs, s'écriait-il d'un ton grave:--je dis qu'il est encore plus honteux de vendre des places de juges, parce que les juges, pour rentrer dans leur argent, vendent la justice;--je dis que les Républicains ont bien fait d'abolir les couvents, où s'entretiennent la paresse et tous les vices,--et je dis que chacun doit être libre d'aller, de venir, de commercer, de travailler, d'avancer dans tous les grades sans que personne s'y oppose. Et finalement je crois que si les frelons ne veulent pas s'en aller ni travailler, le bon Dieu veut que les abeilles s'en débarrassent, ce qu'on verra toujours jusqu'à la fin des siècles.»
Le vieux Schmitt, alors plus à son aise, dit qu'il avait les mêmes idées que le mauser et Koffel; et l'oncle, qui jusqu'alors avait gardé son calme, ne put s'empêcher d'approuver ces sentiments, les plus vrais, les plus naturels et les plus justes.
«Seulement, dit-il, au lieu de tout vouloir faire en un jour, il vaudrait mieux aller lentement et progressivement; il faudrait employer des moyens de persuasion et de douceur, comme l'a fait le Christ; ce serait plus sage; et l'on obtiendrait les mêmes résultats.»
Madame Thérèse souriant alors, lui dit:
«Ah! monsieur Jacob, sans doute, sans doute, si tout le monde vous ressemblait; mais depuis combien de centaines d'années le Christ a-t-il prêché la bonté, la justice et la douceur aux hommes? Et pourtant, voyez si vos nobles l'écoutent; voyez s'ils traitent les paysans1 comme des frères... non ... non! C'est malheureux, mais il faut la guerre. Dans les trois ans qui viennent de se passer, la République a plus fait pour les droits de l'homme que les dix-huit cents ans avant. Croyez-moi, monsieur le docteur, la résignation des honnêtes gens est un grand mal, elle donne de l'audace aux gueux et ne produit rien de bon.»
Tous ceux qui se trouvaient là pensaient comme madame Thérèse.
«Moi, dit le père Schmitt en se levant, tout ce que je sais, c'est que les soldats républicains se battent bien, et que si les Français en ont trois ou quatre cent mille comme ceux que j'ai vus, j'ai plus peur pour nous que pour eux. Voilà mon idée.»
Le mauser se baissa près du fourneau pour ramasser
une braise, car il éprouvait un grand besoin de fumer. Le vieux Schmitt suivit son exemple, et comme la nuit était venue, ils sortirent tous ensemble, Koffel le dernier, en serrant la main de l'oncle Jacob et saluant madame Thérèse.
XII
Le lendemain, madame Thérèse s'occupait déjà des soins du ménage; elle visitait les armoires, dépliait les nappes, les serviettes, et même le vieux linge tout jaune entassé là depuis la grand'mère Lehnel; elle mettait à part ce qu'on pouvait encore réparer, tandis que Lisbeth dressait le grand tonneau1 plein de cendres dans la buanderie. Il fallut faire bouillir de l'eau jusqu'à minuit pour la grande lessive. Et les jours suivants, ce fut bien autre chose encore, lorsqu'il s'agit de2 blanchir, de repasser et de raccommoder tout cela.
Madame Thérèse n'avait pas son égale pour les travaux de l'aiguille; cette femme, qu'on n'avait crue propre qu'à verser des verres d'eau-de-vie et à se trimbaler sur une charrette derrière un tas de sans-culottes,3 en savait plus, touchant les choses domestiques, que pas une commère d'Anstatt. Elle apporta même chez nous l'art de broder des guirlandes, et de marquer en lettres rouges le beau linge, chose complètement ignorée jusqu'alors dans la montagne, et qui prouve combien les grandes révolutions répandent la lumière.
De plus, madame Thérèse aidait Lisbeth à la cuisine sans la gêner, sachant que les vieux domestiques ne peuvent souffrir qu'on dérange leurs affaires.
«Voyez pourtant, madame Thérèse, lui disait quelque fois la vieille servante, comme les idées changent; dans les premiers temps, je ne pouvais pas vous souffrir à cause de votre République, et maintenant si vous partiez,4 je croirais que toute la maison s'en va, et que nous ne pouvons plus vivre sans vous.
--Hé! lui répondait-elle en souriant, c'est tout simple, chacun tient à ses habitudes; vous ne me connaissiez pas, je vous inspirais de la défiance; chacun, à votre place, eût été de même.»
Puis elle ajoutait tristement:
«Il faudra pourtant que je parte, Lisbeth, ma place n'est pas ici, d'autres soins m'appellent ailleurs.»
Elle songeait toujours à son bataillon, et, lorsque Lisbeth s'écriait:
«Bah! vous resterez chez nous; vous ne pouvez plus nous quitter maintenant. Vous saurez qu'on vous considère beaucoup1 dans le village, et que les gens de bien2 vous respectent. Laissez là vos sans-culottes; ce n'est pas la vie d'une honnête personne d'attraper des balles ou d'autres mauvais coups à la suite des soldats. Nous ne vous laisserons plus partir.»
Alors elle hochait la tête, et l'on voyait bien qu'un jour ou l'autre elle dirait: «Aujourd'hui, je pars!» et que rien ne pourrait la retenir.
D'un autre côté, les discussions sur la guerre et sur la paix continuaient toujours, et c'était l'oncle Jacob qui les recommençait. Chaque matin il descendait pour convertir madame Thérèse, mais elle trouvait toujours de bonnes réponses.
Chaque fois que l'oncle entendait ces réponses, il devenait grave. Avait-il une course à faire dans la montagne, il montait à cheval tout rêveur, et toute la journée il cherchait de nouvelles et plus fortes raisons pour convaincre madame Thérèse. Le soir il revenait plus joyeux, avec des preuves qu'il croyait invincibles, mais sa croyance ne durait pas longtemps; car cette femme simple, au lieu de parler des Grecs et des Égyptiens, voyait tout de suite le fond des choses, et détruisait les preuves historiques de l'oncle par le bon sens.
Malgré tout cela, l'oncle Jacob ne se fâchait pas; au contraire, il s'écriait d'un air d'admiration:
«Quelle femme vous êtes, madame Thérèse! Sans avoir étudié la logique, vous répondez à tout!»
Alors ils riaient tous deux ensemble, et madame Thérèse disait:
«Vous défendez très bien la paix, je suis de votre avis; seulement tâchons de nous débarrasser d'abord de ceux qui veulent la guerre, et pour nous en débarrasser, faisons-la mieux qu'eux. Vous et moi nous serions bientôt d'accord, car nous sommes de bonne foi, et nous voulons la justice; mais les autres, il faut bien les convertir à coups de canon, puisque c'est la seule voix qu'ils entendent, et la seule raison qu'ils comprennent.»
L'oncle ne disait plus rien alors, et, chose qui m'étonnait beaucoup, il avait même l'air content d'avoir été battu.
Après ces grandes discussions politiques, ce qui faisait le plus de plaisir à l'oncle Jacob, c'était de me trouver, au retour de ses courses, en train de prendre ma leçon de français, madame Thérèse assise, le bras autour de ma taille, et moi debout, penché sur le livre. Alors il entrait tout doucement pour ne pas nous déranger, et s'asseyait en silence derrière le fourneau, allongeant les jambes et prêtant l'oreille dans une sorte de ravissement; il attendait quelquefois une demi-heure avant de tirer ses bottes et de mettre sa camisole, tant il craignait de me distraire, et quand la leçon était finie, il s'écriait:
«A la bonne heure, Fritzel, à la bonne heure, tu prends goût à cette belle langue, que madame Thérèse t'explique si bien. Quel bonheur pour toi d'avoir un maître pareil! Tu ne sauras cela que plus tard.»1
Il m'embrassait tout attendri: ce que madame Thérèse faisait pour moi, il l'estimait plus que pour lui-même.
Je dois reconnaître aussi que cette excellente femme ne m'ennuyait pas une minute durant ses leçons; voyait-elle mon attention se lasser, aussitôt elle me racontait de petites histoires qui me réveillaient; elle avait surtout un certain catéchisme républicain, plein de traits nobles et touchants, d'actions héroïques et de belles sentences, dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire.
Les choses se poursuivirent ainsi plusieurs jours. Le mauser et Koffel arrivaient tous les soirs, selon leur habitude; madame Thérèse était complètement rétablie, et cela semblait devoir durer2 jusqu'à la consommation des siècles, lorsqu'un événement extraordinaire vint troubler notre quiétude, et pousser l'oncle Jacob aux entreprises les plus audacieuses.
XIII
Un matin l'oncle Jacob lisait gravement le catéchisme républicain derrière le fourneau; madame Thérèse cousait prés de la fenêtre, et moi j'attendais un bon moment pour m'échapper avec Scipio.
Dehors, notre voisin Spick fendait du bois; aucun autre bruit ne s'entendait au village.
La lecture de l'oncle semblait l'intéresser beaucoup; de temps en temps il levait sur nous un regard en disant:
«Ces Républicains ont de bonnes choses; ils voient les hommes en grand1... leurs principes élèvent l'âme... C'est vraiment beau! Quel dommage que de pareilles gens2 recourent sans cesse à la violence!...»
Alors madame Thérèse souriait, et l'on se remettait à lire. Cela durait depuis environ une demi-heure, lorsque tout à coup un homme à cheval s'arrêta devant notre porte.
L'oncle venait de déposer son livre; nous regardions tous cet inconnu par les fenêtres.
«On vient vous chercher pour quelque malade, monsieur le docteur,» dit madame Thérèse.
L'oncle ne répondit pas.
L'homme, après avoir attaché son cheval au pilier du hangar, entrait dans l'allée.
«Monsieur le docteur Jacob? fit-il en ouvrant la porte.
--C'est moi, monsieur.
--Voici une lettre de la part de3 M. le docteur Feuerbach, de Kaiserslautern.
-- Veuillez vous asseoir, monsieur,» dit l'oncle.
L'homme resta debout.
L'oncle, en relisant la lettre, devint tout pâle et durant une minute il parut comme troublé, regardant madame Thérèse d'un oeil vague.
«Je dois rapporter la réponse s'il y en a, dit l'homme.
--Vous direz à Feuerbach que je le remercie; c'est toute la réponse.»
Puis, sans rien ajouter, il sortit la tête nue, avec le messager que nous vîmes s'éloigner dans la rue, conduisant son cheval par la bride, vers l'auberge du Cruchon-d'Or. Nous vîmes aussi l'oncle passer devant les fenêtres et entrer sous le hangar. Madame Thérèse parut alors inquiète.
«Fritzel, dit-elle, va porter son bonnet à ton oncle.»
Je sortis aussitôt et je vis l'oncle qui se promenait de long en large devant la grange; il tenait toujours la lettre, sans avoir l'idée de la mettre en poche. Spick, du seuil de la maison, le regardait d'un air étrange, les mains croisées sur sa hache; deux ou trois voisins regardaient aussi derrière leurs vitres.
Il faisait très froid dehors, je rentrai. Madame Thérèse avait déposé son ouvrage et restait pensive, le coude au bord de la fenêtre; moi, je m'assis derrière le fourneau sans avoir envie de ressortir.
Je me rappelle bien que l'oncle rentra quelques instants après, en disant que les hommes étaient des gueux, des êtres qui ne cherchaient qu'à se1 nuire; qu'il s'assit à l'intérieur de la petite fenêtre, non loin de la porte, et qu'il se mit à lire la lettre de son ami Feuerbach; tandis que madame Thérèse l'écoutait debout à gauche, droite et calme.
La lettre étant écrite en allemand de Saxe,2 tout ce que je pus y comprendre, c'est qu'on avait dénoncé l'oncle Jacob comme un jacobin, chez lequel se réunissaient les gueux du pays pour célébrer la Révolution;--que madame Thérèse était aussi dénoncée comme une femme dangereuse, regrettée des Républicains à cause de son audace extraordinaire, et qu'un officier prussien, accompagné d'une bonne escorte, devait venir la prendre le lendemain et la diriger sur Mayence3 avec les autres prisonniers.
Je me rappelle également que Feuerbach conseillait à l'oncle une grande prudence, parce que les Prussiens, depuis leur victoire de Kaiserslautern, étaient maîtres du pays, qu'ils emmenaient tous les gens dangereux, et qu'ils les envoyaient jusqu'en Pologne, à deux cents lieues de là, au fond des marais, pour donner le bon exemple aux autres.
Mais ce qui me parut inconcevable, c'est la façon dont l'oncle Jacob, cet homme si calme, ce grand amateur de la paix, s'indigna contre l'avis et les conseils de son vieux camarade. L'oncle accusait Feuerbach d'être un égoïste, prêt à fléchir la tête sous l'arrogance des Prussiens, qui traitaient le Palatinat1 et le Hundsrück en2 pays conquis; il s'écriait qu'il existait des lois à Mayence, à Trèves,3 à Spire, aussi bien qu'en France; que madame Thérèse avait été laissée pour morte par les Autrichiens; qu'on n'avait pas le droit de réclamer les personnes et les choses abandonnées; qu'elle était libre; qu'il ne souffrirait pas qu'on mît la main sur elle; qu'il protesterait; qu'il avait pour ami le jurisconsulte Pfeffel, de Heidelberg; qu'il écrirait, qu'il se défendrait, qu'il remuerait le ciel et la terre; qu'on verrait si Jacob Wagner se laisserait mener de la sorte; qu'on serait étonné de ce qu'un homme paisible était capable de faire pour la justice et le droit.
Madame Thérèse, pendant ce temps, était calme, sa longue figure maigre semblait rêveuse. Ce n'est qu'au bout d'une grande demi-heure, lorsque l'oncle ouvrit son secrétaire, et qu'il s'assit pour écrire au jurisconsulte Pfeffel, qu'elle lui posa doucement la main sur l'épaule, et lui dit avec attendrissement:
«N'écrivez pas, monsieur Jacob, c'est inutile: avant que votre lettre n'arrive, je serai déjà loin.»
L'oncle la regardait alors tout pâle.
«Vous voulez donc partir? fit-il les joues tremblantes.
--Je suis prisonnière, dit-elle, je savais cela; mon seul espoir était que les Républicains reviendraient à la charge, et qu'ils me délivreraient en marchant sur Landau; mais puisqu'il en est autrement, il faut que je parte.
--Vous voulez partir! répéta l'oncle d'un ton désespéré.
--Oui, monsieur le docteur, je veux partir pour vous épargner de grands chagrins; vous êtes trop bon, trop généreux pour comprendre les dures lois de la guerre: vous ne voyez que la justice! Mais en temps de guerre, la justice n'est rien, la force est tout. Les Prussiens sont vainqueurs, ils arrivent, ils m'emmèneront parce que c'est leur consigne. Les soldats ne connaissent que leur consigne: la loi, la vie, l'honneur, la raison des gens ne sont rien; leur consigne passe avant tout.»
L'oncle, renversé1 dans son fauteuil, ses gros yeux pleins de larmes, ne savait que répondre; seulement il avait pris la main de madame Thérèse et la serrait avec une émotion extraordinaire; puis, se relevant la face toute bouleversée, il se remit à marcher, en déclarant d'une voix de tonnerre que les Républicains avaient raison de se défendre, que leur cause était juste, qu'il le voyait maintenant. Il disait que tout devait être aboli de fond en comble, que le règne du courage et de la vertu devait seul triompher, et finalement, dans une sorte d'enthousiasme extraordinaire, les bras étendus vers madame Thérèse, et les joues rouges jusqu'à la nuque, il lui proposa de monter avec elle sur son traîneau et de la conduire dans la haute montagne chez un bûcheron de ses amis, où elle serait en sûreté; il lui tenait les deux mains et disait:
«Partons... allons-nous-en... vous serez très bien chez le vieux Ganglof.... C'est un homme qui m'est tout dévoué ... Je les ai sauvés, lui et son fils... ils vous cacheront.... Les Prussiens n'iront pas vous chercher dans les gorges du Lauterfelz!»
Mais madame Thérèse refusa, disant que si les Prussiens ne la trouvaient pas à Anstatt, ils arrêteraient l'oncle à sa place, et qu'elle aimait mieux risquer de périr de fatigue et de froid sur la grande route que d'exposer à un tel malheur l'homme qui l'avait sauvée d'entre les morts.
Elle dit cela d'une voix très ferme, mais l'oncle ne tenait plus compte alors de semblables raisons. Je me rappelle que ce qui l'ennuyait le plus, c'était de voir partir madame Thérèse avec des hommes barbares, des sauvages venus du fond de la Poméranie; il ne pouvait supporter cette idée et s'écriait:
«Vous êtes faible... vous êtes encore malade.... Ces Prussiens ne respectent rien... c'est une race pleine de jactance et de brutalité.... Vous ne savez pas comment ils traitent leurs prisonniers... je l'ai vu, moi... c'est une honte pour mon pays.... J'aurais voulu cacher, mais il faut que je l'avoue maintenant: c'est affreux!
--Sans doute, monsieur Jacob, répondit-elle, je connais cela par d'anciens1 prisonniers de mon bataillon: nous marcherons deux à deux, quatre à quatre, tristes, quelquefois sans pain, souvent brutalisés et pressés par l'escorte. Mais les gens de la campagne sont bons chez vous, ce sont de braves gens... ils ont de la pitié... et les Français sont gais, monsieur le docteur...il n'y aura que la route de pénible,1 et encore je trouverai dix, vingt de mes camarades pour porter mon petit paquet: les Français ont des égards pour les femmes.»
Elle parlait ainsi doucement, la voix un peu tremblante, et à mesure qu'elle parlait je la voyais avec son petit paquet dans la file des prisonniers, et mon coeur se fendait. Oh! c'est alors que je sentis combien nous l'aimions, combien cela nous faisait de peine d'être forcés de la voir partir; car tout à coup je me pris à fondre en larmes, et l'oncle, s'asseyant en face de son secrétaire, les deux mains sur sa figure, resta dans le silence; mais de grosses larmes coulaient lentement jusque sur son poignet. Madame Thérèse elle-même, voyant ces choses, ne put se défendre de sangloter; elle me prenait dans ses bras doucement, et me donnait de gros baisers en me disant:
«Ne pleure pas, Fritzel, ne pleure pas ainsi.... Vous penserez quelquefois à moi, n'est-ce pas? Moi, je ne vous oublierai jamais!»
Scipio seul restait calme, se promenant autour du fourneau, et nous regardant sans rien comprendre à notre chagrin.
Ce ne fut que vers dix heures, lorsque nous entendîmes Lisbeth allumer du feu dans la cuisine, que nous reprîmes un peu de calme.
Alors l'oncle, se mouchant avec force, dit:
«Madame Thérèse, vous partirez, puisque vous voulez partir absolument; mais il m'est impossible de consentir à ce que ces Prussiens viennent vous prendre ici comme une voleuse, et vous emmènent au milieu de tout le village.
Si l'une de ces brutes vous adressait une parole dure ou insolente, je m'oublierais... car maintenant ma patience est à bout... je le sens, je serais capable de me porter à quelque grande extrémité. Permettez-moi donc de vous conduire moi-même à Kaiserslautern avant que ces gens n'arrivent. Nous partirons de grand matin, vers quatre ou cinq heures, sur mon traîneau; nous prendrons les chemins de traverse, et à midi au plus tard nous serons là-bas. Y consentez-vous?
--Oh! monsieur Jacob, comment pourrais-je refuser cette dernière marque de votre affection? dit-elle tout attendrie. J'accepte avec reconnaissance.
--Cela se fera donc de la sorte, dit l'oncle gravement. Et maintenant essuyons nos larmes, écartons autant que possible ces pensées amères, afin de ne pas trop attrister les derniers instants que nous passerons ensemble.»
Il vint m'embrasser, écarta les cheveux de mon front et dit:
«Fritzel, tu es un bon enfant, tu as un excellent coeur. Rappelle-toi que ton oncle Jacob a été content de toi en ce jour: c'est une bonne pensée de se dire qu'on a donné de la satisfaction à ceux qui nous aiment!»
XIV
Depuis cet instant le calme se rétablit chez nous. Chacun songeait au départ de madame Thérèse, au grand vide que cela ferait dans notre maison, à la tristesse qui succéderait pendant des semaines et des mois aux bonnes soirées que nous avions passées ensemble, à la douleur du mauser, de Koffel et du vieux Schmitt en apprenant cette mauvaise nouvelle; plus on rêvait, plus on découvrait de nouveaux sujets d'être désolé.
Moi, ce qui me semblait le plus amer, c'était de quitter mon ami Scipio; je n'osais pas le dire, mais en pensant qu'il allait partir, que je ne pourrais plus me promener avec lui dans le village, au milieu de l'admiration universelle, que je n'aurais plus le bonheur de lui voir faire l'exercice, et que je serais comme avant, seul à me promener les mains dans les poches et le bonnet de coton tiré sur les oreilles, sans honneur et sans gloire, un tel désastre me semblait le comble de la désolation. Et ce qui finissait de m'abreuver d'amertume,1 c'est que Scipio, grave et pensif, était venu s'asseoir devant moi, me regardant à travers ses épais sourcils frisés, d'un air aussi chagrin que s'il eût compris qu'il fallait nous séparer dans les siècles des siècles.2 Oh! quand je pense à ces choses, encore aujourd'hui je m'étonne que les grosses boucles blondes de mes cheveux ne soient pas devenues toutes grises, au milieu de ces réflexions désolantes. Je ne pouvais pas même pleurer, tant ma douleur était cruelle; je restais le nez en l'air, mes grosses lèvres retroussées, et mes deux mains croisées autour d'un genou.
L'oncle, lui, se promenait de long en large, et de temps en temps il toussait tout bas en redoublant de marcher.
Madame Thérèse, toujours active, malgré sa tristesse et ses yeux rouges, avait ouvert l'armoire du vieux linge, et se3 taillait, dans de la grosse toile, une espèce de sac à doubles bretelles pour mettre ses effets de route.
Lisbeth étant venue vers midi mettre la nappe, l'oncle s'arrêta et lui dit:
«Tu feras cuire un petit jambon pour demain matin; madame Thérèse part.»
Et comme la vieille servante le regardait toute saisie:
«Les Prussiens la réclament, dit-il d'une voix enrouée; ils ont la force pour eux... il faut obéir.»
Alors Lisbeth déposa ses assiettes au bord de la table et, nous regardant l'un après l'autre, elle releva son bonnet sur sa tête, comme si cette nouvelle avait pu le déranger, puis elle dit:
«Madame Thérèse part... ça n'est pas possible... je ne croirai jamais cela.
--Il le faut, ma pauvre Lisbeth, répondit madame Thérèse tristement, il le faut, je suis prisonnière... on vient me chercher.
--Les Prussiens?
--Oui, les Prussiens.»
Alors la vieille, que l'indignation suffoquait, dit:
«J'ai toujours pensé que ces Prussiens n'étaient pas grand'chose: des tas de gueux, de véritables bandits! Venir attaquer une honnête femme! Si les hommes avaient pour deux liards1 de coeur, est-ce qu'ils souffriraient ça?
-- Et que ferais-tu? lui demanda l'oncle, dont la face se ranimait, car l'indignation de la vieille lui faisait plaisir intérieurement.
--Moi, je chargerais mes kougelreiter,2 s'écria Lisbeth je leur dirais par la fenêtre: «Passez votre chemin, bandits! n'entrez pas, ou gare!» Et le premier qui dépasserait la porte, je l'étendrais raide. Oh! les gueux!
--Oui, oui, fit l'oncle, voilà comment on devrait recevoir des gens pareils; mais nous ne sommes pas les plus forts.»
Puis il se remit à marcher, et Lisbeth, toute tremblante, plaça les couverts.
Madame Thérèse ne disait rien.
La table mise, nous dînâmes tout rêveurs.
Après dîner, l'oncle recommanda surtout à la vieille servante de ne pas répandre le bruit de ces événements au village, sans quoi Richter et tous les gueux d'Anstatt seraient là le lendemain de bonne heure pour voir le départ de madame Thérèse et jouir de notre humiliation. Elle le comprit très bien et lui promit de modérer sa langue. Puis l'oncle sortit pour aller voir le mauser.
Toute cette après-midi, je ne quittai pas la maison. Madame Thérèse continua ses préparatifs de départ.
Elle paraissait de bonne humeur, et seulement lorsqu'elle adressait de temps en temps à Scipio quelques paroles amicales, sa voix devenait toute mélancolique; je ne savais pas pourquoi; mais je le sus plus tard, lorsque l'oncle revint.
La nuit était venue, lorsque l'oncle ouvrit la porte, en demandant:
«Êtes-vous là, madame Thérèse?
--Oui, monsieur le docteur.
--Bon... bon.... J'ai vu mes malades... j'ai prévenu Koffel, le mauser et le vieux Schmitt; tout va bien; ils seront ici ce soir pour recevoir vos adieux.»
Sa voix était raffermie. Il alla lui-même chercher de la lumière à la cuisine, et, nous voyant ensemble en rentrant, cela parut le réjouir.
«Fritzel se conduit bien, dit-il. Maintenant il va perdre vos bonnes leçons; mais j'espère qu'il s'exercera tout seul à lire en français, et qu'il se rappellera toujours qu'un homme ne vaut que par ses connaissances.1 Je compte là-dessus.»
Alors madame Thérèse lui fit voir son petit paquet en détail; elle souriait, et l'oncle disait:
«Quel heureux caractère ont ces Français! Au milieu des plus grandes infortunes, ils conservent un fond de gaieté naturelle; leur désolation ne dure jamais plusieurs jours. Voilà ce que j'appelle un présent de Dieu, le plus beau, le plus désirable de tous.»
Mais de cette journée,--dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire, parce qu'elle fut la première où je vis la tristesse de ceux que j'aimais;--de tout ce jour, ce qui m'attendrit le plus, ce fut quelques instants avant le souper, lorsque, tranquillement assise derrière le poêle, la tête de Scipio sur les genoux, et regardant au fond de la salle obscure d'un air rêveur, madame Thérèse se prit tout à coup à dire:
«Monsieur le docteur, je vous dois bien des choses... et cependant il faut que je vous fasse encore une demande.
--Quoi donc, madame Thérèse?
--C'est de garder auprès de vous mon pauvre Scipio... de le garder en souvenir de moi.... Qu'il soit le compagnon de Fritzel, comme il a été le mien, et qu'il n'ait pas à supporter les nouvelles épreuves de ma vie de prisonnière.»
Comme elle disait cela, je crus sentir mon coeur se gonfler, et je frémis de bonheur et de tendresse jusqu'au fond des entrailles.2 J'étais accroupi sur ma petite chaise basse devant le fourneau; je pris mon Scipio, je l'attirai, j'enfonçai mes deux grosses mains rouges dans son épaisse toison, un véritable déluge de larmes inonda mes joues; il me semblait qu'on venait de me rendre tous les biens de la terre et du ciel que j'avais perdus.
L'oncle me regardait tout surpris; il comprit sans doute ce que j'avais souffert en songeant qu'il fallait me séparer de Scipio, car, au lieu de faire des observations à madame Thérèse sur le sacrifice qu'elle s'imposait, il dit simplement:
«J'accepte, madame Thérèse, j'accepte pour Fritzel, afin qu'il se souvienne combien vous l'avez aimé; qu'il se rappelle toujours que, dans le plus grand chagrin, vous lui avez laissé, comme marque de votre affection, un être bon, fidèle, non seulement votre propre compagnon, mais encore celui de petit Jean, votre frère; qu'il ne l'oublie jamais et qu'il vous aime aussi.»
Puis, s'adressant à moi:
«Fritzel, dit-il, tu ne remercies pas madame Thérèse?»
Alors je me levai, et, sans pouvoir dire un mot tant je sanglotais, j'allai me jeter dans les bras de cette excellente femme et je ne la quittai plus; je me tenais près d'elle, le bras sur son épaule, regardant à nos pieds Scipio à travers de grosses larmes, et le touchant du bout des doigts avec un sentiment de joie inexprimable.
Il fallut du temps pour m'apaiser. Madame Thérèse, en m'embrassant, disait: «Cet enfant a bon coeur, il s'attache facilement, c'est bien!» ce qui redoublait encore mes pleurs. Elle écartait mes cheveux de mon front et semblait attendrie.
Enfin, sur le coup de neuf heures, l'oncle dit:
«Il se fait tard... il faudra partir avant le jour.... Je crois que nous ferions bien d'aller prendre un peu de repos.»
L'oncle, sur le seuil de ma chambre, m'embrassa et me dit d'une voix étrange, en me serrant sur son coeur:
«Fritzel... travaille... travaille... et conduis-toi bien, cher enfant!»
Il entra chez lui tout ému.
Moi, je ne pensais qu'au bonheur de garder Scipio. Une fois dans ma chambre, je le fis coucher à mes pieds, entre le chaud duvet et le bois de lit;1 il se tenait là tranquille, la tête entre les pattes; je sentais ses flancs se dilater doucement à chaque respiration, et je n'aurais pas changé mon sort contre celui de l'empereur d'Allemagne.
Jusque passé dix heures, il me fut impossible de dormir, en songeant à ma félicité. L'oncle allait et venait chez lui; je l'entendis ouvrir son secrétaire, puis faire du feu dans le poêle de sa chambre pour la première fois de l'hiver; je pensai qu'il avait l'idée de veiller, et je finis par m'endormir profondément.
XV
Neuf heures sonnaient à l'église, lorsque je fus éveillé par un cliquetis de ferraille devant notre maison; des chevaux piétinaient sur la terre durcie, on entendait des gens parler à notre porte.
L'idée me vint aussitôt que les Prussiens arrivaient pour prendre madame Thérèse, et je souhaitai de tout mon coeur que l'oncle Jacob n'eût pas aussi longtemps dormi que moi. Deux minutes après, je descendais l'escalier, et je découvrais au bout de l'allée cinq ou six hussards. L'officier, un petit blond très maigre, les joues creuses, les pommettes plaquées de rose et les grosses moustaches d'un roux fauve, se tenait en travers de l'allée sur un grand cheval noir, et Lisbeth, le balai à la main, répondait à ses questions d'un air effrayé.
Plus loin, s'étendait un cercle de gens, la bouche béante, se penchant l'un sur l'autre pour entendre. Au premier rang, je remarquai le mauser, les mains dans les poches, et M. Richter qui souriait, les yeux plissés et les dents découvertes, comme un vieux renard en jubilation. Il était venu sans doute pour jouir de la confusion de l'oncle.
«Ainsi, votre maître et la prisonnière sont partis ensemble ce matin? disait l'officier.
--Oui, monsieur le commandant, répondit Lisbeth.
--A quelle heure?
--Entre cinq et six heures, monsieur le commandant; il faisait encore nuit; j'ai moi-même accroché la lanterne au traîneau.
--Vous aviez donc reçu l'avis de notre arrivée?» dit l'officier en lui lançant un coup d'oeil perçant.
Lisbeth regarda le mauser, qui sortit du cercle et répondit pour elle sans gêne.
«Sauf votre respect,1 j'ai vu le docteur Jacob hier soir; c'est un de mes amis.... Cette pauvre vieille ne sait rien.... Depuis longtemps le docteur était las de la Française, il avait envie de s'en débarrasser, et quand il a vu qu'elle pouvait supporter le voyage, il a profité du premier moment.
--Mais comment ne les avons-nous pas rencontrés sur la route? s'écria le Prussien en regardant le mauser de la tête aux pieds.
--Hé! vous aurez pris le chemin de la vallée, le docteur aura passé par le Waldeck et la montagne; il y a plus d'un chemin pour aller à Kaiserslautern.»
L'officier, sans répondre, sauta de son cheval; il entra dans notre chambre, poussa la porte de la cuisine et fit semblant de regarder à droite et à gauche; puis il ressortit et dit en se remettant en selle:
«Allons, voilà notre affaire faite; le reste ne nous regarde plus.»
Il se dirigea vers le Cruchon-d'Or, ses hommes le suivirent, et la foule se dispersa, causant de ces événements extraordinaires. Richter semblait confus et comme indigné, Spick nous regardait d'un oeil louche; ils remontèrent ensemble les marches de l'auberge, et Scipio, qui s'était tenu sur notre escalier, sortit alors en aboyant de toutes ses forces.
Les hussards se rafraîchirent au Cruchon-d'Or, puis nous les revîmes passer devant chez nous, sur la route de Kaiserslautern, et depuis nous n'en eûmes plus de nouvelles.
Lisbeth et moi nous pensions que l'oncle reviendrait à la nuit; mais quand nous vîmes s'écouler tout le jour, puis le lendemain et le surlendemain sans même recevoir de lettre, on peut s'imaginer notre inquiétude.
Scipio montait et descendait dans la maison; il se tenait le nez au bas de la porte du matin au soir, appelant madame Thérèse, reniflant et pleurant d'un ton lamentable. Sa désolation nous gagnait; mille idées de malheurs nous passaient par la tête.
Le mauser venait nous voir tous les soirs et nous disait:
«Bah! tout cela n'est rien; le docteur a voulu recommander madame Thérèse; il ne pouvait pas la laisser partir
avec les prisonniers, c'était contraire au bon sens; il aura demandé1 une audience au feld-maréchal Brunswick, pour tâcher de la faire entrer à l'hôpital de Kaiserslautern.... Toutes ces démarches demandent du temps.... Tranquillisez-vous, il reviendra.»
Ces paroles nous rassuraient un peu, car le taupier semblait très calme; il fumait sa pipe au coin du fourneau, les jambes étendues et la mine rêveuse.
Malheureusement le garde forestier2 Roedig, qui demeurait dans les bois, sur le chemin de Pirmasens, où se trouvaient alors les Français, vint apporter un rapport à la mairie d'Anstatt, et, s'étant arrêté quelques instants à l'auberge de Spick, il raconta que l'oncle Jacob avait passé, trois jours auparavant, vers huit heures du matin, devant la maison forestière et qu'il s'y était même arrêté un instant avec madame Thérèse, pour se réchauffer et boire un verre de vin. Il dit aussi que l'oncle paraissait tout joyeux, et qu'il avait deux longs kougelreiter dans les poches de sa houppelande.
Alors le bruit courut que le docteur Jacob, au lieu de se rendre à Kaiserslautern, avait conduit la prisonnière chez les Républicains, et ce fut un grand scandale; Richter et Spick criaient partout qu'il méritait d'être fusillé, que c'était une abomination, et qu'il fallait confisquer ses biens.
Le mauser et Koffel répondaient que le docteur s'était sans doute trompé de chemin à cause des grands neiges, qu'il avait pris à gauche dans la montagne, au lieu de tourner à droite, mais chacun savait bien que l'oncle Jacob connaissait le pays comme pas un contrebandier,3 et l'indignation augmentait de jour en jour.
Je ne pouvais plus sortir sans entendre mes camarades crier que l'oncle Jacob était un jacobin; il me fallait livrer bataille pour le défendre, et malgré le secours de Scipio, je rentrai plus d'une fois à la maison le nez meurtri.
C'était bien triste. Le mauser seul conservait son air tranquille.
«Vous êtes des fous de vous faire du mauvais sang, disait-il; je vous répète que le docteur Jacob se porte bien et qu'on ne confisquera rien du tout. Tenez-vous en paix, mangez bien, dormez bien, et pour le reste, j'en1 réponds.»
Malgré ces assurances, tout allait de mal en pis, et la racaille du village, excitée par ce gueux de Richter, commençait à venir crier sous nos fenêtres, lorsqu'un beau matin tout rentra subitement dans l'ordre. Vers le soir le mauser arriva, la mine riante, et prit sa place ordinaire en disant à Lisbeth qui filait:
«Eh bien, on ne crie plus, on ne veut plus nous confisquer, on se tient bien tranquille, hé! hé! hé!»
Il n'en dit pas davantage, mais dans la nuit nous entendîmes des voitures passer en foule, des gens marcher en masse par la grande rue; c'était pire qu'à l'arrivée des Républicains, car personne ne s'arrêtait: on allait... on allait toujours!
Je ne pus dormir une minute, Scipio à chaque instant grondait. Au petit jour, ayant regardé par nos vitres, je vis encore une dizaine de grandes voitures chargées de blessés s'éloigner en cahotant. C'étaient des Prussiens. Puis arrivèrent deux ou trois canons, puis une centaine de hussards, de cuirassiers, de dragons, pêle-mêle dans un grand désordre; puis des cavaliers démontés, leur porte-manteau sur l'épaule et couverts de boue jusqu'à l'échine. Tous ces hommes semblaient harassés; mais ils ne s'arrêtaient pas, ils n'entraient pas dans les maisons, et marchaient comme s'ils avaient eu le diable à leurs trousses.
Les gens, sur le seuil de leur porte, regardaient cela d'un air morne.
C'était l'armée du feld-maréchal Brunswick en retraite après la bataille de Froeschwiller, comme nous l'avons appris plus tard; elle avait traversé le village dans une seule nuit. Cela se passait du 28 au 29 décembre, et si je me le rappelle si bien, c'est que1 le lendemain de bonne heure, le mauser et Koffel arrivèrent tout joyeux, ils avaient une lettre de l'oncle Jacob, et le mauser, en nous la montrant, dit:
«Hé! hé! hé! ça va bien... ça va bien! le règne de la Justice et de l'égalité commence.... Écoutez un peu!»
Il s'assit devant notre table, les deux coudes écartés. J'étais près de lui et je lisais par-dessus son épaule; Lisbeth, toute pâle, écoutait derrière, et Koffel, debout contre la vieille armoire, souriait en se caressant le menton. Ils avaient déjà lu la lettre deux ou trois fois, le mauser la savait presque par coeur.
Donc2 il lut ce qui suit, en s'arrêtant parfois pour nous regarder d'un air d'enthousiasme:
             "Wissembourg, le 8 nivôse,3 an II4
                de la République française."
«Aux citoyens Mauser et Koffel, à la citoyenne Lisbeth, au petit citoyen Fritzel, salut et fraternité!
«La citoyenne Thérèse et moi nous vous souhaitons d'abord joie, concorde et prospérité.
«Vous saurez ensuite que nous vous écrivons ces lignes de Wissembourg, au milieu des triomphes de la guerre; nous avons chassé les Prussiens de Froeschwiller, et nous sommes tombés sur les Autrichiens au Geisberg comme le tonnerre.
«Ainsi l'orgueil et la présomption reçoivent leur récompense; quand les gens ne veulent pas entendre de bonnes raisons, il faut bien leur en donner de meilleures; mais c'est terrible d'en venir à de telles extrémités, oui, c'est terrible!
«Mes chers amis, depuis longtemps je gémissais en moi-même sur l'aveuglement de ceux qui dirigent les destinées de la vieille Allemagne; je déplorais leur esprit d'injustice, leur égoïsme; je me demandais si mon devoir d'honnête homme1 n'était pas de rompre avec tous ces êtres orgueilleux, et d'adopter les principes de justice, d'égalité et fraternité proclamés par la Révolution française. Tout cela me jetait dans un grand trouble, car l'homme tient aux idées qu'il a reçues de ses pères, et de telles révolutions intérieures ne se font pas sans un grand déchirement. Néanmoins j'hésitais encore, mais lorsque les Prussiens, contrairement au droit des gens, réclamèrent la malheureuse prisonnière que j'avais recueillie, je ne pus en supporter davantage: au lieu de conduire madame Thérèse à Kaiserslautern, je pris aussitôt la résolution de la mener à Pirmasens, chose que j'ai faite avec l'aide de Dieu.
«A trois heures de l'après-midi, nous étions en vue des avant-postes, et comme madame Thérèse regardait, elle entendit le tambour et s'écria: «Ce sont les Français! Monsieur le docteur, vous m'avez trompée!» Elle se jeta dans mes bras, fondant en larmes, et je me pris moi-même à pleurer, tant j'étais ému!
«Sur toute la route, depuis les Trois-Maisons1 jusqu'à la place du Temple-Neuf, les soldats criaient: «Voici la citoyenne Thérèse!» Ils nous suivaient, et quand il fallut descendre du traîneau, plusieurs m'embrassèrent avec une véritable effusion. D'autres me serraient les mains, enfin on m'accablait d'honneurs.
«Je ne vous parlerai pas, mes chers amis, de la rencontre de madame Thérèse et du petit Jean; ces choses ne sont pas à peindre! Tous les plus vieux soldats du bataillon, même le commandant Duchêne, qui n'est pas tendre, détournaient la tête pour ne pas montrer leurs larmes: c'était un spectacle comme je n'en ai jamais vu de ma vie. Le petit Jean est un brave garçon; il ressemble beaucoup à mon cher petit Fritzel, aussi je l'aime bien.
«Le général Hoche, ayant appris qu'un médecin d'Anstatt avait ramené la citoyenne Thérèse au premier bataillon de la deuxième brigade, je reçus l'ordre, vers huit heures, d'aller à l'Orangerie.2 Il était là, près d'une table de sapin, habillé comme un simple hauptmann, avec deux autres citoyens qu'on m'a dit être les conventionnels3 Lacoste et Baudot, deux grands maigres, qui me regardaient de travers.--Le général vint à ma rencontre: c'est un homme brun, les yeux jaunes et les cheveux partagés au milieu du front; il s'arrêta en face de moi et me regarda deux secondes. Moi, songeant que ce jeune homme commandait l'armée de la Moselle, j'étais troublé; mais tout à coup il me tendit la main et me dit: «Docteur Wagner, je vous remercie de ce que vous avez fait pour la citoyenne Thérèse: vous êtes un homme de coeur.
«Puis il m'emmena près de la table, où se trouvait déployée une carte, et me demanda différents renseignements sur le pays d'une façon si claire, qu'on aurait cru qu'il connaissait les choses bien mieux que moi. Naturellement je répondais; les deux autres écoutaient en silence. Finalement, il me dit: Docteur Wagner, je ne puis vous proposer de servir dans les armées de la République, votre nationalité1 s'y oppose; mais le 1er bataillon de la 2e brigade vient de perdre son chirurgien-major, le service de nos ambulances est encore incomplet, nous n'avons que des jeunes gens pour secourir nos blessés, je vous confie ce poste d'honneur: l'humanité n'a pas de patrie! Voici votre commission.» Il écrivit quelques mots au bout de la table,2 et me prit encore une fois la main en me disant: «Docteur, croyez à mon estime!» Après cela, je sortis.
«Madame Thérèse m'attendait dehors, et quand elle sut que j'allais être à la tête de l'ambulance du 1er bataillon, vous pouvez vous figurer sa joie.
«Nous pensions tous rester à Pirmasens jusqu'au printemps, les baraques étaient en train de se bâtir, quand dans la nuit du surlendemain, vers dix heures, tout à coup nous reçûmes l'ordre de nous mettre en route sans éteindre les feux, sans faire de bruit, sans battre la caisse ni sonner de la trompette. Tout Pirmasens dormait. J'avais deux chevaux, l'un sous moi, l'autre en main; j'étais au milieu des officiers, près du commandant Duchêne.
«Nous partons, les uns à cheval, les autres à pied, les canons, les caissons, les voitures entre nous, la cavalerie sur les flancs, sans lune et sans rien pour nous guider. Seulement, de loin en loin, un cavalier au tournant des chemins disait: «Par ici... par ici!...»
«Mais nous allions, nous allions sans nous arrêter, de sorte que vers six heures, quand le soleil pâle se mit à blanchir le ciel, nous étions à Lembach, sous la grande côte boisée de Steinfelz, à trois quarts de lieue de Woerth. Alors, de tous les côtés on entendit crier: «Halte!... halte!...» Ceux de derrière arrivaient toujours; à six heures et demie toute l'armée était réunie dans un vallon, et l'on se mit à faire la soupe.
«Le général Hoche, que j'ai vu passer alors avec ses deux grands conventionnels, riait; il semblait de bonne humeur.
«Cette halte dura juste le temps de manger et de reboucler son sac. Ensuite il fallut repartir mieux en ordre.
«A huit heures, en sortant de la vallée de Reichshofen, nous vîmes les Prussiens retranchés sur les hauteurs de Froeschwiller et de Woerth; ils étaient plus de vingt mille, et leurs redoutes s'élevaient les unes au-dessus des autres.
«Toute l'armée comprit alors que nous avions marché si vite pour surprendre ces Prussiens seuls, car les Autrichiens étaient à quatre ou cinq lieues de là, sur la ligne de la Motter. Malgré cela, je ne vous cache pas, mes amis, que cette vue me porta d'abord un coup terrible; plus je regardais, plus il me semblait impossible de gagner la bataille. D'abord ils étaient plus nombreux que nous, ensuite ils avaient creusé des fossés garnis de palissades, et derrière on voyait très bien les canonniers qui se penchaient à côté de leurs canons et qui nous observaient, tandis que des files de baïonnettes innombrables se prolongeaient jusque sur la côte.
«Les Français, avec leur caractère insouciant, ne voyaient pas tout cela et paraissaient même très joyeux. Le bruit s'étant répandu que le général Hoche venait de promettre six cents francs pour chaque pièce enlevée à l'ennemi, ils riaient en se mettant le chapeau sur l'oreille, et regardaient les canons en criant: «Adjugé! adjugé!»1 Il y avait de quoi frémir de voir une pareille insouciance et d'entendre ces plaisanteries.
«Nous autres, l'ambulance, les voitures de toute sorte, les caissons vides pour transporter les blessés, nous restâmes derrière, et pour dire la vérité, cela me fit un véritable plaisir. Madame Thérèse embrassait alors le petit Jean, qui se mit à courir pour suivre le bataillon.
«Toute la vallée, à droite et à gauche, était pleine de cavalerie en bon ordre. Le général Hoche, en arrivant, choisit lui-même tout de suite la place de deux batteries sur les collines de Reichshofen, et l'infanterie fit halte au milieu de la vallée.
«Il y eut encore une délibération, puis toute l'infanterie se rangea en trois colonnes; l'une passa sur la gauche, dans la gorge de Réebach, les deux autres se mirent en marche sur les retranchements l'arme au bras.
«Le général Hoche, avec quelques officiers, se plaça sur une petite hauteur, à gauche de la vallée.
«Tout ce qui suivit, mes chers amis, me semble encore un rêve. Au moment où les colonnes arrivaient au pied de la côte, un horrible fracas, comme une espèce de déchirement épouvantable, retentit; tout fut couvert de fumée: c'étaient les Prussiens qui venaient de lâcher leurs batteries. Une seconde après, la fumée s'étant un peu dissipée, nous vîmes les Français plus haut sur la côte.
«Pour la seconde fois les Prussiens tirèrent, puis on entendit le cri terrible des Républicains: «A la baïonnette!»1 Et toute la montagne se mit à pétiller comme un feu de charbonnière2 où l'on donne un coup de pied. On ne se voyait plus, parce que le vent poussait la fumée sur nous, et l'on ne pouvait plus se dire un mot à quatre pas, tant la fusillade, les hommes et le canon tonnaient et hurlaient ensemble. Sur les côtés, les chevaux de notre cavalerie hennissaient et voulaient partir; ces animaux sont vraiment sauvages, ils aiment le danger, on avait mille peines à les retenir.
«De temps en temps il se faisait un trou dans la fumée, alors on voyait les Républicains cramponnés aux palissades comme une fourmilière. Une seconde après, un autre coup de vent couvrait tout, et l'on ne pouvait savoir comment cela finirait.
«Le général Hoche envoyait ses officiers l'un après l'autre porter de nouveaux ordres; ils partaient comme le vent dans la fumée, on aurait dit des ombres. Mais la bataille se prolongeait, et les Républicains commençaient à reculer, quand le général descendit lui-même ventre à terre; dix minutes après, le chant de la Marseillaise3 couvrait tout le tumulte; ceux qui avaient reculé revenaient à la charge.
«Mais ce qui décida la victoire pour les Républicains, ce fut l'arrivée de leur troisième colonne sur les hauteurs, à gauche des retranchements; elle avait tourné le Réebach et sortait du bois au pas de course.4 Alors il fallut bien quitter la partie;5 les Prussiens, pris des deux côtés à la fois, se retirèrent, abandonnant dix-huit pièces de canons, vingt-quatre caissons et leurs retranchements pleins de blessés et de morts. Ils se dirigèrent du côté de Woerth, et nos dragons, nos hussards, qui ne se possédaient plus d'impatience, partirent enfin courbés sur leurs selles, comme un mur qui s'ébranle. Nous apprîmes le même soir qu'ils avaient fait douze cents prisonniers et remporté six canons.
«Voilà, mes chers amis, ce qu'on appelle le combat de Woerth et de Froeschwiller, dont la nouvelle a dû vous parvenir au moment où je vous écris, et qui restera toujours présent à ma mémoire.
«Depuis ce moment, je n'ai rien vu de nouveau; mais que d'ouvrage nous avons eu! Jour et nuit il a fallu couper,1 trancher,[1] amputer,[1] tirer des balles; nos ambulances sont encombrées de blessés: c'est une chose bien triste.
«Cependant, le lendemain de la victoire, l'armée s'était portée en avant. Quatre jours après, nous avons appris que les conventionnels Lacoste et Baudot, ayant reconnu que la rivalité de Hoche et de Pichegru nuisait aux intérêts de la République, avaient donné le commandement à Hoche tout seul, et que celui-ci, se voyant à la tête des deux armées du Rhin et de la Moselle, sans perdre une minute, en avait profité pour attaquer Wurmser sur les lignes de Wissembourg; qu'il l'avait battu complètement au Geisberg, de sorte qu'à cette heure les Prussiens sont en retraite sur Mayence, les Autrichiens sur Gemersheim, et que le territoire de la République est débarrassé de tous ses ennemis.
«Quant à moi, je suis maintenant à Wissembourg, accablé d'ouvrage; madame Thérèse, le petit Jean et les restes du Ier bataillon occupent la place, et l'armée marche sur Landau, dont l'heureuse délivrance fera l'admiration des siècles futurs.
«Bientôt, bientôt, mes chers amis, nous suivrons l'armée, nous passerons par Anstatt, couronnés des palmes de la victoire; nous pourrons encore une fois vous serrer sur nos coeurs, et célébrer avec vous le triomphe de la justice et de la liberté.
«Avec ces espérances, la bonne madame Thérèse, petit Jean et moi nous vous embrassons de coeur.
«Jacob Wagner.»
«P.S.--Petit Jean recommande à son ami Fritzel d'avoir bien soin de Scipio.»
La lettre de l'oncle Jacob nous remplit tous de joie, et l'on peut s'imaginer avec quelle impatience nous attendîmes dès lors le Ier bataillon.
Cette époque de ma vie, quand j'y pense, me produit l'effet d'une fête.
Chaque jour, les gens de la grande rue regardaient sur la côte pour voir arriver les véritables défenseurs de la patrie; malheureusement la plupart suivaient la route de Wissembourg à Mayence, laissant Anstatt sur leur gauche, dans la montagne; on ne voyait passer que des traînards, qui coupaient au court par la traverse du Bourgerwald. Cela nous désolait, et nous finissions par croire que notre bataillon n'arriverait jamais, lorsqu'un après-midi le mauser entra tout essoufflé en criant:
«Les voilà...ce sont eux!»
Il revenait des champs la pioche sur l'épaule, et de loin il avait vu sur la route une foule de soldats. Tout le village savait déjà la nouvelle, tout le monde sortait. Moi, ne me possédant plus d'enthousiasme, je courus à la rencontre de notre bataillon, avec Hans Aden et Frantz Sépel, que je rencontrai sur la route. La moitié du village, hommes, femmes, enfants, nous suivaient en criant: «Ils arrivent... ils arrivent!» Les idées des gens changent d'une façon singulière, tout le monde était alors ami de la République.
Une fois sur la montée de Birkenwald, Hans Aden, Frantz Sépel et moi nous vîmes enfin notre bataillon qui s'approchait à mi-côte, le sac au dos, le fusil sur l'épaule, les officiers derrière les compagnies. Tout cela s'avançait en sifflant, en causant, comme les soldats en route; on entendait des voix glapissantes, des éclats de rire, car les Français sont ainsi, quand ils marchent en troupe, il leur faut toujours des histoires et de joyeux propos pour entretenir leur bonne humeur.
Moi, dans cette foule je ne cherchais des yeux que l'oncle Jacob et madame Thérèse; il me fallut quelque temps pour les découvrir à la queue du bataillon. Enfin je vis l'oncle, il était derrière, à cheval sur Rappel. J'eus d'abord de la peine à le reconnaître, car il avait un grand chapeau républicain, un habit à revers rouges et un grand sabre à fourreau de fer; cela le changeait d'une façon incroyable, il paraissait beaucoup plus grand; mais je le reconnus tout de même, ainsi que madame Thérèse sur sa charrette couverte de toile, avec son même chapeau et sa même cravate; elle avait les joues roses et les yeux brillants; l'oncle chevauchait près d'elle, ils causaient ensemble.
Je reconnus aussi le petit Jean, que je n'avais vu qu'une fois. Et le commandant, et le sergent Laflèche, et le capitaine que j'avais conduit dans notre grenier, et tous les soldats, oui, presque tous je les reconnaissais; il me semblait être dans une grande famille.
Je courais à travers tout le monde, Hans Aden et Frantz Sépel avaient déjà trouvé des camarades, moi je marchais toujours, j'étais à trente pas de la charrette et j'allais appeler: «Oncle! oncle!» quand madame Thérèse, se penchant par hasard, s'écria d'une voix joyeuse:
«Voici Scipio!»
Dans le même instant, Scipio, que j'avais oublié chez nous, tout effaré, tout crotté, sautait dans la voiture.
Aussitôt petit Jean s'écria: «Scipio!»
Et le brave caniche bondit à terre et se mit à danser autour de petit Jean, aboyant, poussant des cris et se démenant comme un bienheureux.
Tout le bataillon l'appelait:
«Scipio, ici!... Scipio!... Scipio!»
L'oncle venait de m'apercevoir et me tendait les bras du haut de son cheval. Je m'accrochai à sa jambe, il me leva et m'embrassa; je sentis qu'il pleurait et cela m'attendrit. Il me tendit ensuite à madame Thérèse, qui m'attira dans sa charrette en me disant:
«Bonjour, Fritzel.»
Elle paraissait bien heureuse et m'embrassait les larmes aux yeux.
Presque aussitôt le mauser et Koffel arrivèrent, donnant des poignées de main à l'oncle; puis les autres gens du village, pêle-mêle avec les soldats, qui remettaient aux hommes leurs sacs et leurs fusils pour les porter en triomphe, et qui criaient aux femmes:
«Hé! la grosse mère!... La jolie fille!... par ici!... par ici!
C'était une véritable confusion, tout le monde fraternisait, et au milieu de tout cela, c'était encore petit Jean et moi qui paraissions les plus heureux.
«Embrasse petit Jean,» me criait l'oncle.
--Embrasse Fritzel,» disait madame Thérèse à son frère.
Et nous nous embrassions, nous nous regardions émerveillés.
«Il me plaît, cria petit Jean, il a l'air bon enfant.1
-- Toi, tu me plais aussi,» lui dis-je, tout fier de parler en français.
Et nous marchions bras dessus bras dessous, tandis que l'oncle et madame Thérèse se souriaient l'un à l'autre. Le commandant me tendit aussi la main en disant:
«Hé! docteur Wagner, voici votre défenseur.--Tu vas toujours bien, mon brave?
--Oui, commandant.
--A la bonne heure!»
C'est ainsi que nous arrivâmes aux premières maisons du village. Alors on s'arrêta quelques instants pour se mettre en ordre, petit Jean accrocha son tambour sur sa cuisse, et le commandant ayant crié: «En avant, marche!» les tambours retentirent.
Nous descendîmes la grande rue, marchant tous au pas et nous réjouissant d'une entrée si magnifique. Tous les vieux et les vieilles qui n'avaient pu sortir étaient aux fenêtres et se montraient l'oncle Jacob, qui s'avançait d'un air digne derrière le commandant entre ses deux aides. Je remarquai surtout le père Schmitt, debout à la porte de sa baraque; il redressait sa haute taille voûté et nous regardait défiler avec un éclair dans l'oeil.
Sur la place de la fontaine le commandant cria: «Halte!» On mit les fusils en faisceaux, et tout le monde se dispersa, les uns à droite, les autres à gauche; chaque bourgeois voulait avoir un soldat, tous voulaient se réjouir du triomphe de la République une et indivisible; mais ces Français, avec leurs mines joyeuses, suivaient de préférence les jolies filles. Le commandant vint avec nous. La vieille Lisbeth était déjà sur la porte, ses longues mains levées au ciel, et criait:
«Ah! madame Thérèse... ah! monsieur le docteur!...»
Tout ce jour-là, le Ier1 bataillon resta chez nous; puis il lui fallut poursuivre sa route, car ses quartiers d'hiver étaient à Hacmatt, à deux petites lieues d'Anstatt. L'oncle resta au village, il déposa son grand sabre et son grand chapeau; mais depuis ce moment jusqu'au printemps, il ne se passa pas de jour qu'il ne fût en route pour Hacmatt: il ne pensait plus qu'à Hacmatt.
De temps en temps madame Thérèse venait aussi nous voir avec petit Jean; nous riions, nous étions heureux, nous nous aimions!
Que vous dirai-je encore?2 Au printemps, quand commence à chanter l'alouette, un jour on apprit que le Ier bataillon allait partir pour la Vendée. Alors l'oncle, tout pâle, courut à l'écurie et monta sur son Rappel; il partit ventre à terre,3 la tête nue, ayant oublié de mettre son bonnet.
Que se passa-t-il à Hacmatt! Je n'en sais rien; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que le lendemain, l'oncle fier comme un roi, revint avec madame Thérèse et petit Jean, qu'il y eut grande noce chez nous, embrassades et réjouissances. Huit jours après, le commandant Duchêne arriva avec tous les capitaines du bataillon. Ce jour-là, les réjouissances furent encore plus grandes. Madame Thérèse et l'oncle se rendirent à la mairie, suivis d'une longue file de joyeux convives. Le mauser, qu'on avait nommé bourgmestre à l'élection populaire, nous attendait, son écharpe tricolore autour des reins. Il inscrivit l'oncle et madame Thérèse sur un gros registre, à la satisfaction universelle; et dès lors petit Jean eut un père, et moi j'eus une bonne mère, dont je ne puis me rappeler le souvenir sans répandre des larmes.