Mademoiselle Clocque
IX
EXÉCUTION
Mariette vint ouvrir, et ce furent aussitôt des exclamations qui amenèrent les figures de Loupaing et de sa mère, à la fenêtre, derrière le magnolia.
—Mademoiselle a encore grandi! Comme vous avez bonne mine! Dame! ce que c'est que d'être sage!... Et des récompenses, en veux-tu en voilà, bien sûr; ce n'est pas seulement la peine de le demander...
Et la bonne fille embrassait les mains de Geneviève en la retenant au bas des marches.
—Ah! ce n'est pas trop tôt que Mademoiselle arrive, parce qu'il y a notre tante qui se fait un mauvais sang!... Hou!... Il y a tant de méchants sur la terre, voyez-vous!... Eh là là! chère mignonne, vous au moins, vous êtes un ange, on en est sûr...
Avec cette clarté de vision des natures sensibles qui changent de lieu, Geneviève regarda la petite allée sablée entre la porte de la salle à manger et la haie des fusains, l'extrémité d'une corbeille ovale de rosiers en face de l'autre flanc de la maison, et sous le magnolia, la porte basse grillagée à hauteur de genoux, et peinte en vert, qui ouvrait du côté de la plomberie, pour les personnes venant de la rue de l'Arsenal.
—Tiens! dit-elle, les fusains ont poussé... Tante, tes rosiers ont besoin d'eau.
Mais c'était pour dire quelque chose, car, au fond d'elle, elle éprouvait l'angoisse étrange que donnent les endroits connus, où l'on revient vivre après en avoir été séparé. Et, pour la jeune fille qui n'avait passé ici que des vacances monotones et solitaires, beaucoup moins gaies en vérité que les mois d'étude dans le beau couvent aux jardins immenses, aux nombreuses figures souriantes, et où elle jouissait en raison de son intelligence et de sa tenue, d'un traitement un peu privilégié, cette petite allée, cette maigre verdure et cet horizon borné par la grosse et vilaine maison du propriétaire, produisaient l'effet d'une insurmontable oppression. Il s'y joignait l'inquiétude sourde causée par tout ce qu'elle avait remarqué d'ambigu autour de sa tante depuis la descente de l'omnibus: les demoiselles Jouffroy qui ne lui disaient plus bonjour; bien d'autres personnes qui lui faisaient grise mine, et surtout cette froideur vis-à-vis des Grenaille-Montcontour, que l'on avait laissés, sans même leur serrer la main, sans un petit adieu de la tête, pendant qu'ils tournaient le dos...
A peine avait-on pénétré à l'intérieur, que Geneviève, succombant à la commotion de ses nerfs, se jeta en pleurant au cou de sa tante.
—Eh bien! voyons, mon enfant, qu'est-ce qu'il y a?
—Rien, rien, tante, je suis heureuse de te voir...
Et Mlle Cloque se demandait: «Est-ce qu'elle a compris? Est-ce que je ne vais pas être obligée de lui avouer tout?...»
On monta l'escalier; on installa Geneviève, dans la chambre toujours réservée pour elle et qui était la plus luxueuse de la maison. Le mobilier était en palissandre, un peu piqué, mais si soigneusement tenu qu'il faisait encore bonne figure. Il datait du mariage du frère de Mlle Cloque, et tout ce qui avait appartenu de plus intime à ce digne homme victime de sa probité, avait été recueilli là. Il y avait une armoire à glace, une chaise longue, et les tentures du lit et de la fenêtre étaient de reps gris uni, quelque chose de sobre et de très distingué dans ce temps-là. Une étagère montrait sur ses trois tablettes les reliques du père et de la mère de Geneviève: un porte-feuille, une bourse aux mailles d'acier, une pelote en tapisserie où étaient, piquées des épingles à tête bleue ou blanche qui avaient servi autrefois, et une de ces anciennes épingles de cravate à deux tiges réunies par une chaînette d'or. Les photographies sur la cheminée, la pendule de marbre noir avec, comme sujet, une chienne de bronze léchant un petit enfant abandonné, tout était souvenir, tout rappelait le culte des parents disparus.
Une grande fenêtre donnait sur les ferrailles, les tôles, les tuyaux, les charrettes à bras de la cour de Loupaing; il fallait se pencher et regarder directement en bas pour apercevoir les fleurs du jardinet et la verdure des fusains. Au delà du mur de clôture, sur la rue de la Bourde, on voyait l'hôtel d'Aubrebie.
Bien avant les événements qui avaient apporté tant de trouble en ses projets, Mlle Cloque avait fait faire pour sa nièce plusieurs toilettes d'un goût très entendu, qu'on était allé lui essayer à Marmoutier et qui étaient là toutes prêtes, étendues sur la chaise longue. Leur vue fit diversion, et Geneviève voulut s'habiller de suite.
—Va te reposer, tante, tu vas voir, j'irai t'embrasser...
—Mais, mon enfant, nous ne sortirons plus aujourd'hui!
—Qu'est-ce que ça fait! qu'est-ce que ça fait! je vais faire toilette pour nous toutes seules...
Ce ne fut qu'après la porte refermée, et lors qu'elle se trouva réellement seule dans cette chambre triste et silencieuse, qu'un second mouvement d'angoisse étreignit ce cœur de dix-sept ans ouvert à toutes les ardeurs et cultivé pour la tendresse par une éducation religieuse surchauffée. Elle ne pouvait plus se sentir seule. Elle appela:
—Tante! Tante! non, reviens, tu m'aideras...
Mlle Cloque avait eu le temps de passer dans sa chambre séparée de celle de Geneviève par la longueur d'un couloir; elle n'entendit pas. Alors la jeune fille se ravisa à la pensée que sa tante se moquerait d'elle, car elle était sévère pour les caprices et n'admettait pas que l'on changeât d'idée.
Affalée sur la chaise longue et livrée à elle-même, ce qui n'arrivait jamais au couvent, elle s'abandonna à la rêverie tout en enlevant son corsage. La figure de Marie-Joseph passait et repassait à ses yeux. Et, plus encore par un pressentiment de femme que par raison, elle avait l'impression que quelque chose de mauvais s'était produit. Aussitôt, elle joignit les mains, leva les yeux sur le crucifix, posé au chevet de son lit, et dit: «Mon Dieu! mon Dieu! éloignez de moi le malheur!» Sa piété était si naïve et si vraie qu'elle ne douta pas que Dieu ne fût touché par son grand désir, et elle se releva, presque rassurée. Les images qu'elle avait coutume de caresser dans ses moments heureux de confiance se représentèrent à son esprit.
Une entre autres lui revenait sans cesse. C'était à la fin des vacances de l'année précédente, aux derniers jours de septembre. Le matin, au déjeuner, sa tante lui avait dit, avec toutes sortes de circonlocutions coupées et recoupées par les entrées de Mariette, qu'une chose très grave avait été sérieusement discutée entre elle et la famille de Grenaille-Montcontour, et qu'il fallait en savoir beaucoup de gré à M. le comte qui se contentait de la dot réglementaire exigée pour les mariages d'officiers... Quels battements de cœur, pendant ce repas-là! Et l'après-midi, on avait été faire visite à la comtesse, à l'hôtel du boulevard Béranger. Il faisait beau; on avait fait un tour de jardin avant de se quitter. C'était un jeudi, on entendait sur le mail la musique militaire. Et on se promenait en causant, un peu à bâtons rompus, dans les grandes allées droites bordées de buis. Mme de Grenaille montrait à Mlle Cloque une frise de faïence artistique d'un goût assez médiocre, qu'elle venait de faire appliquer sous la corniche de l'hôtel. La jeune juive cueillait les dernières fleurs de la saison; on lui voyait faire par moments une jolie grimace, en fronçant ses sourcils bruns, épais et bien arqués, lorsqu'elle se piquait les doigts, et aussitôt après elle souriait en regardant Geneviève de ses yeux mauves et en montrant ses dents admirables. Une rose thé qui penchait la tête au centre d'un massif était trop éloignée pour que la jeune femme pût l'atteindre, et elle avait appelé Marie-Joseph. Le sous-lieutenant s'était élancé, avait atteint adroitement la rose, et, au lieu de la remettre à sa belle-sœur, il l'avait directement offerte à sa future fiancée, en la regardant comme il n'avait jamais fait encore. Elle l'avait reçue de sa main; leurs doigts se s'étaient même pas effleurés. Elle avait rougi, puis pâli et tremblé. Pour se donner une contenance, elle avait fait remarquer au jeune homme une gouttelette de sang qui lui perlait à la main. «Oh! ce n'est rien!» avait-il dit simplement, sans chercher à faire de madrigal; et il l'avait essuyée de son mouchoir. Mais elle, deux fois avant de partir, lui avait demandé: «Et votre blessure?...» Il lui avait répondu seulement par un sourire, mais qui voulait dire beaucoup, du moins elle n'en doutait pas. Ils s'étaient parlé au travers de cet incident de rien du tout. C'est le vrai langage de l'amour. C'était une petite chose qu'ils ne pouvaient plus oublier.
Elle se leva, se recoiffa, enleva son affreux filet de pensionnaire et noua négligemment l'épaisse torsade de ses cheveux; sur le front et sur les tempes, ils frisaient naturellement et formaient une sorte de mousse d'un blond d'or. Cette seule modification lui changeait complètement la physionomie; avec ses doux yeux de velours, son nez bien fait et sa bouche fine, elle était charmante. Deux toilettes la tentaient; mais elle se dit qu'il fallait être raisonnable, et prit une robe unie et une petite blouse écossaise. Dès qu'elle se jugea bien, elle alla frapper chez sa tante.
Mlle Cloque était assise dans son fauteuil contre la fenêtre de la cour. Elle avait ôté son chapeau remplacé par un bonnet noir. Ses lunettes étaient relevées sur le front; elle croisait les mains, les deux index en compas appuyés sur les lèvres; et ses yeux attristés reposaient sur les feuilles du catalpa qu'un air faible agitait. La scierie criait dans le lointain; les bruits métalliques de la plomberie couvraient le clapotis de la fontaine.
Geneviève entra avec tout le parfum de la jeunesse, et sourit.
La vieille tante écarta les mains d'admiration, en la voyant transformée.
—Oh! dit-elle, pourquoi t'es-tu faite si jolie?
—Embrasse-moi, tante!
Geneviève courut au fauteuil.
Quand elle releva la tête, sa tante la regarda avec un air si accablé qu'elle eut peur. Quelque chose chavira visiblement, dans l'eau sombre de ses yeux. Ce fut comme un naufrage de son espoir ébranlé mais que sa dernière prière avait redressé tout à l'heure.
Mlle Cloque lui appuyait les deux mains sur les cheveux, et, du pouce, relevait tendrement la mousse d'or de son front. La pauvre tante était plus malheureuse que la nièce. Il lui semblait que le monde allait s'écrouler, et que c'était elle-même qui donnait la chiquenaude fatale; et elle s'épouvantait d'assister de si près, au supplice de sa chère enfant. Elle ne disait rien. Ce fut Geneviève qui eut le courage de demander:
—Dis-moi ce qu'il y a.
—Il n'y a rien! il n'y a plus rien! ma pauvre Geneviève; il ne faut plus penser à... cela; à lui, oui ma fille chérie, il ne faut plus penser à lui... tout est fini!...
Geneviève poussa un petit cri. Elle laissa tomber sa tête entre les genoux de sa tante. Elle était abasourdie; elle ne songea même pas à demander pourquoi tout était fini; elle sentait seulement le sol lui manquer, tout fuir, s'ensauver d'elle, les choses, les gens, en tous sens, dans une course folle qui la laissait isolée, avec une pente vertigineuse autour d'elle.
Presque aussitôt, elle pleura. Les sanglots secouaient la lourde masse de ses cheveux dans le giron de la tante qui fit comme elle.
Lorsque Geneviève s'essuya les yeux, elle aperçut par la fenêtre Loupaing qui regardait. Elle s'enfuit à l'autre bout de la chambre. Mlle Cloque ferma la fenêtre. Cet autre ennui tarit leurs larmes et elles commencèrent à pouvoir parler. Alors la tante raconta ce qui était arrivé.
Elle endossa elle-même les premières responsabilités. Elle dit à Geneviève que si son père avait vécu, il n'aurait pas laissé cette malheureuse liaison s'engager si avant, parce qu'il eût bien vu, lui, comme elle l'avait fait elle-même sans avoir le courage de s'arrêter, le défaut imperceptible mais dangereux de cette famille.
—Vois-tu, mon enfant, disait-elle, ce sont des gens qui donnent dans toutes les nouveautés. Je ne prétends pas qu'il soit nécessaire de rester perpétuellement encroûté; il y a des innovations qui sont bonnes, mais il y a une chose qui ne change point, c'est l'honnêteté et c'est le respect de notre sainte religion. On ne transige point avec cela. Quand le moindre accroc se produit, tout se déchire. Sans doute, il faut être bon, et je n'ai point de haine pour les infidèles; mais, cela n'empêche pas que si vous recevez tous les jours à votre table des personnes qui ne sont même pas chrétiennes, il y a des chances pour que la religion soit reléguée au second plan dans la maison. Est-ce que c'est possible? Est-ce qu'on t'a appris à admettre une chose pareille?
—Non, tante.
—La religion au second plan, c'est la religion foulée aux pieds, et avec elle tous les principes, toute la morale. Après ça, c'est la débandade... Ah! si j'avais su plus tôt le rôle que jouaient les Niort-Caen dans la famille! Je me disais: ce sont des juifs, c'est vrai, mais ils ont laissé leur fille abjurer; c'est déjà un bon pas de fait, et il y a peut-être possibilité de les ramener au bien, à la vérité; ç'aurait été une belle tâche pour toi! Mais, c'est tout le contraire qui arrive; c'est le comte et la comtesse qui se laissent mener par le bout du nez et qui suivent ces juifs partout où il leur plaît de les mener. Je n'ose pas penser une pareille extrémité, mais je crains bien qu'ils aient perdu la foi! Oui, oui, leur religion est toute extérieure, c'est facile à voir; il n'y a qu'à regarder leur manière de vivre de plus en plus agitée et toute matérielle, tout entière livrée aux soins du corps, aux sports, aux plaisirs ou aux affaires...
Elle confessa qu'elle avait été fascinée par ce que cette union pouvait avoir de flatteur et de brillant. C'était une grande faiblesse, elle l'avouait. Elle ne savait pas qui avait pu lui mettre dans les veines ce penchant insurmontable pour le panache. «Ce n'est que l'ombre de ce qui est grand, mon enfant, il faut tâcher de ne pas confondre...»
Puis, elle raconta tous les incidents; les insinuations des journaux; l'attitude du comte, l'influence des Niort-Caen dans l'affaire de la vente des maisons de Saint-Martin, «Ce Niort-Caen, vois-tu, je ne le connais pas, mais je jurerais que c'est quelque suppôt de l'enfer, vomi pour notre perte, pour la ruine de tout ce que nous aimons!... Il agit en dessous; on ne le voit pas; c'est lui qui mène tout!»
Elle dépliait la pile du Journal du Département; elle lisait les articles à haute voix, ramenant ses lunettes sur les yeux ou les relevant sur le front. Elle dit même très franchement la belle prouesse de Marie-Joseph...
—Tu vois bien! fit Geneviève, il n'est pas comme son père!...
Alors Mlle Cloque raconta l'entrevue qu'elle avait eue avec le sous-lieutenant, rue Rapin, d'où elle avait rapporté la certitude que l'héroïsme du jeune homme ne dépassait pas les limites d'une question d'amour-propre vis-à-vis des officiers de son régiment; elle dit avec quelle facilité il avait accepté dès le lendemain les raisons ou les ordres de son père qui le menaçait de lui couper les vivres.
—Ce n'est pas un mauvais garçon; il est bon et brave. Je ne doute pas qu'il ne soit capable d'accomplir de belles actions sur le champ de bataille; mais le plus difficile, à mon avis, c'est de les accomplir, ces belles actions, sur le champ très terre à terre de la vie de chaque jour. Au milieu du feu et au son des trompettes, j'imagine que le plus poltron peut se couvrir de gloire; mais c'est une autre affaire quand il s'agit de soutenir son honneur mordicus contre un papa qui vous menace de vous priver de votre argent de poche...
—Mais tante, tante, disait Geneviève entre deux sanglots, réfléchis aussi que c'était son père; il faut se soumettre aux volontés paternelles...
—Non pas! quand votre père vous ordonne de ne pas le défendre contre une odieuse accusation. L'intention du comte était bien évidente, il ne voulait pas que l'on soulevât une question d'honneur qui eût pu l'empêcher d'exécuter une opération financière avantageuse... Il a préféré laisser dire qu'il trahissait la cause de Saint-Martin dans un but intéressé. Et il n'a pas eu honte d'exécuter ouvertement ce qu'on l'accusait de préméditer... Oui, ma fille, je le sais depuis hier seulement, mais il faut que je te dise tout pour que nous soyons bien d'accord sur ce que nous avons à faire; eh bien, le comte a acheté trois maisons dans le lot dont la société s'était rendue acquéreur; trois maisons, j'en suis sûre, puisque la maison où est situé l'Ouvroir en fait partie; c'est en allant acquitter le loyer entre les mains du notaire, en qualité de présidente, que j'ai su le nom de notre nouveau propriétaire. On l'ignore encore; tu es la première personne à qui je le dis... Il les a eues à moitié prix de leur valeur. Cela va mettre du beurre dans leurs épinards! D'un coup de main, il avait là de quoi compléter ta malheureuse petite dot, mon enfant!... C'est comme cela qu'on fait aujourd'hui.
Geneviève ouvrit ses yeux humides; elle cherchait désespérément une occasion d'innocenter le comte. Sa tante la devina:
—Oui, oui, tu vas me dire que c'était dans un but excellent qu'il agissait en s'enrichissant de cette façon, et qu'il pensait à assurer le bonheur de son fils. On n'arrondit pas sa fortune aux dépens de l'église de Dieu! Mieux vaut cent fois la pauvreté!... Ah! ça, est-ce que ce n'est pas ton avis?
—Si, ma tante, si, si, bien sûr; mais... enfin, c'était donc bien, bien nécessaire, dis-moi, cette basilique? Voyons! puisqu'on construit tout de même une église?...
Mlle Cloque leva les bras au ciel.
—Comment! s'écria-t-elle, tu en es là! C'est là que vous en êtes tous, aujourd'hui! «Est-ce que c'était nécessaire!» Mais sache donc, ma pauvre enfant, que tout ce qui s'est fait de plus beau et de plus grand dans le monde n'était pas nécessaire. Est-ce qu'il était nécessaire que Notre-Seigneur pérît sur la Croix? Est-ce qu'il n'aurait pas pu nous sauver par un moyen plus simple, puisqu'il était tout-puissant? Non, non! Il a voulu nous montrer la beauté du sacrifice pour lui-même, sans utilité, sans autre but que de satisfaire un besoin secret que les hommes ont longtemps porté dans leur cœur et qui consiste à désirer faire bien, faire mieux, faire le mieux possible. Entends-tu? jamais on ne fait assez bien, jamais on ne doit se dire même: «J'ai bien fait», parce qu'il y a mieux à faire. Regarde nos vieilles cathédrales qui ont été bâties à l'âge de la foi; regarde leurs flèches qui montent, montent tout le temps qu'elles peuvent; elles ne s'arrêtent que parce que tous les moyens leur manquent d'aller plus haut proclamer la gloire de Dieu. Aucune même n'est finie; la foi est tombée avant que ces braves gens aient épuisé leurs dernières ressources; qui sait jusqu'où ils seraient allés? Voilà des exemples!... Ah! aujourd'hui, ce n'est plus cela, non! il s'agit, à l'heure qu'il est, de mesurer à un millimètre près ce qu'il est indispensable que l'on fasse, après quoi on l'accomplit ric-à-rac. Eh bien! ma fille, tout ce qui est exécuté dans ces conditions-là est condamné d'avance et n'a ni vie ni durée, parce que le cœur n'y est pas. C'est lui qui anime tout. Quand il y est, on va sans compter. Voilà pourquoi si nous avions du cœur, on ne marchanderait pas à Dieu quelques pouces de terrain; on ne lui dirait pas: «Avec tant de mètres carrés on va vous faire une petite église très convenable!» Quant à ceux qui lui rognent son terrain pour s'y faire des maisons de rapport, non, mon enfant, non! je le dis bien haut, ces gens-là n'auront jamais rien de commun ni avec moi ni avec les miens!...
Mlle Cloque s'échauffait. Sa nièce ne l'avait encore point entendue parler si haut. Elle marchait dans la chambre; le plancher craquait, et, sur la commode, les flacons et les verres tremblaient dans les plateaux. En prononçant ses derniers mots, et comme pour leur donner la force d'un serment, elle avait frappé l'un contre l'autre deux livres de piété reliés en maroquin qui étaient posés sur la table du milieu; l'un en retombant à faux avait bâillé et laissé échapper une image et des petits papiers du Saint-Rosaire qui se mirent à voleter; des porte-plumes avaient sauté dans l'écritoire.
Geneviève se pencha pour ramasser les papiers et l'image. Mlle Cloque fut un peu effrayée de son propre emportement.
—Ma pauvre Geneviève, dit-elle, j'ai tort de me mettre comme cela en colère, mais, vois-tu bien, il y a une chose que je n'ai jamais pu supporter, c'est la tiédeur, c'est ce qui est fait à moitié; c'est ce qui n'est ni bien ni mal. Malheureusement c'est ce qu'on veut nous imposer aujourd'hui de tous côtés. Ah! il avait bien raison, le grand homme qui m'a prédit un jour que nous entrions dans le règne de la médiocrité. Nous y sommes plongés jusqu'au cou; nous y nageons à pleines eaux. On parle d'une beauté nouvelle! «L'idéal Niort-Caen!» tu vois ça d'ici? Mais comprends donc que c'est de cette contagion que je veux te garantir. Ton père t'aurait parlé comme moi: je le connaissais bien, lui qui a, toute sa vie, sacrifié son bien-être à ses opinions. Il aurait préféré te donner à un aventurier qui s'en va avec sa seule bravoure planter les couleurs de son pays au fin fond de l'Afrique, plutôt que de t'assurer une sécurité établie à coups d'expédients. Je me suis laissée tromper, comme une vieille sotte; que veux-tu? C'est difficile de se faire à l'idée que nous ne vivons que sur des mots comme me l'a dit cent fois ce vieux sacripant de marquis qui aurait quelquefois raison s'il n'était pas un mécréant. Les Grenaille-Montcontour, c'était un si vieux nom! Autrefois, un nom, cela signifiait quelque chose. Il y a toute une lignée de braves dans leur galerie... Le comte, un homme si bien, si distingué! Le fils officier: avec celui de prêtre, où trouver un métier plus noble? Mais il paraît qu'il n'y a plus ni noms ni métiers; on dit que tout cela, c'est des mots qui ne garantissent plus rien; il faut encore aller là-dessous trier les bons et les mauvais...
Geneviève se redressa tout à coup. Elle crut avoir découvert un dernier argument qui lui semblait irrésistible:
—Mais enfin, ma tante, comment expliques-tu qu'ils soient venus me chercher, moi, qui ne suis pas riche, tant s'en faut? Est-ce que ce n'est pas une preuve de désintéressement, ou tout au moins de la loyauté de ses... de leurs sentiments?...
—C'est cela qui m'avait le plus touchée, ma fille; c'est cela qui m'a fait donner tête baissée dans cette histoire; mais aujourd'hui le monde est tellement bouleversé qu'il ne faut plus se fier à rien, à ce qu'il paraît... Je ne vais pas jusqu'à dire que le jeune homme n'ait pas été sincère, non, mon enfant, non; je crois bien que c'est lui qui t'a distinguée spontanément, et j'ai même dans l'idée qu'il a trouvé au commencement un soupçon de résistance de la part de la famille, et cela à cause de ta situation modeste. C'est quelque temps après qu'il y a eu un brusque revirement et que la famille s'est montrée la plus disposée à la réussite du projet du fils. Qu'est-ce qu'il s'était donc passé? Les raisons d'agir de ce monde-là sont tellement compliquées, il y a tant de mystère dans leurs dessous qu'on s'y perd. Mais il y a une chose à laquelle il faut penser, mon enfant, c'est que l'argent n'est pas la seule richesse, et il est assez curieux de voir que ce sont les gens qui font le plus les malins, qui sont les premiers à reconnaître cette vérité de tous les temps. Ta dot n'est pas grosse; mais on sait ce que tu vaux par toi-même; on sait comment tu as été élevée, la bonne renommée que tu t'es faite au couvent; on sait aussi la belle droiture de ton pauvre père; ta mère est morte bien jeune, mais tous ceux qui l'ont approchée ont reconnu quelle sainte femme c'était... Tout ça vaut bien un peu d'argent!...
Retiens ceci, c'est que, si nous devons être humbles de cœur comme Notre-Seigneur nous le recommande, il ne faut pas tout de même être à plat, nous autres pauvres, devant ceux qui ont la puissance de la richesse, ni nous estimer trop heureux, parce qu'ils daignent nous apprécier. En nous demandant d'unir notre sort au leur, ils y trouvent quelquefois leur compte...
Mlle Cloque était retombée dans son fauteuil. Geneviève était venue s'asseoir auprès d'elle, les coudes sur le bras du vieux siège de cretonne, et se tamponnant des deux mains les yeux avec son mouchoir.
—On étouffe... dit la tante. Elle rouvrit la fenêtre.
En face, à travers le magnolia, Loupaing était toujours là qui regardait. Geneviève surprit la douleur et le dégoût qu'éprouvait la malheureuse à ce perpétuel espionnage. Elle connaissait les doux projets de retraite de sa tante, aussitôt le mariage accompli. Et, une idée imprévue, un argument suprême, lui monta, du fond de sa nature de femme. Elle dit avec un gros soupir:
—Alors tante, te revoilà encore pour longtemps avec ce vis-à-vis-là?... puisqu'il n'y aura rien de changé...
Mlle Cloque leva les yeux sur elle. Elle comprit tout à coup l'inanité des raisonnements auxquels elle avait recours pour convaincre cette petite fille qui aimait. Au moment où elle la croyait rendue, voilà qu'un sourd instinct de finesse féminine s'éveillait en elle et qu'elle essayait de tenter la pauvre vieille dans son goût d'un entourage pieux et tranquille, qu'elle essayait de la flatter dans ce qu'elle avait d'innocente sensualité!
Par cette enfant ignorante et naïve, la ténacité, l'aveuglement et la sombre puissance de l'amour étaient révélés à la vieille Mlle Cloque. A soixante-dix ans, elle trembla comme avait fait déjà Geneviève en recevant la rose de la main de Marie-Joseph; et elle eut peur comme à la présence soudaine d'un ennemi plus redoutable qu'elle n'en avait jamais imaginé.
—Geneviève! dit-elle.
—Tante?
—Geneviève! tout ce que je te dis, c'est comme si je chantais!...
La jeune fille sans répondre se laissa retomber à genoux, se cachant la figure contre la jupe de sa tante, et ses sanglots reprirent de plus belle. Peu à peu, entre les spasmes qui la secouaient, et tout en mâchonnant son mouchoir humide, elle tâchait d'articuler quelques mots:
—Non!... non!... ne crois pas ça... tante! je t'aime bien, va!... Si tu savais!... tu as raison, tante... oui, oui... je suis sûre que tu as raison. Je comprends bien, va, tout ce que tu me dis. Ah! si tu savais!...
—Mais si je savais quoi? Voyons, ma chère enfant; quoi?
—Je ne sais pas! je ne sais pas!...
Et Geneviève secouait entre les genoux de sa tante, la masse épaisse de sa chevelure blonde. Elle faisait signe: «Je ne sais pas! je ne sais pas!» et elle mordait, mangeait son mouchoir pour ne pas crier.
A un mouvement que fit Mlle Cloque pour refermer la fenêtre, Geneviève ouvrant les yeux, lui vit une figure si désespérée que ces mots lui sortirent du cœur avant même qu'elle eût voulu les prononcer:
—Tante, je ferai ce que tu voudras!
—Tu me promets d'être raisonnable?
—Je te le promets.
Mlle Cloque était résolue à ne pas laisser traîner les choses. Sa décision de rompre était irrévocable et elle voulait éviter le retour de scènes aussi pénibles. Elle redressa doucement Geneviève, la mit debout, l'embrassa. Puis elle alla prendre dans le buvard qui était sur la table du milieu une lettre déjà sous enveloppe et à laquelle il ne manquait plus que de mettre le nom et l'adresse.
—Mon enfant, dit-elle, je n'ai pas voulu agir d'une manière définitive avant de te prévenir; mais puisque tu m'as promis d'être raisonnable, je suis d'avis qu'il ne faut pas remettre à demain ce que nous devons faire aujourd'hui. Voilà une lettre que j'adresse à M. le comte... Tu peux la lire. Nous n'avons pas à le dégager d'une parole qui n'a pas encore été prononcée officiellement: je le prie seulement de ne pas donner suite «à un projet qui nous avait souri, mais que Dieu n'eût pas béni, je le crains, puisqu'il n'admet pas deux poids et deux mesures, alors que nos familles ont prouvé qu'elles n'usaient pas de la même balance pour peser les choses les plus essentielles de ce monde». Je vais écrire l'adresse. Nous irons la jeter à la boîte après le dîner. Cela nous fera une petite promenade...
Geneviève, les larmes taries, lut la lettre sans un nouveau signe d'émotion, et la rendit à sa tante qui l'embrassa de nouveau.
—Merci, mon enfant, lui dit-elle, tu es courageuse, je te reconnais bien là. Si ton père te voyait, il serait content de toi. Sois comme lui toujours; il n'a connu que son devoir; il lui a tout sacrifié.
Elles restèrent sans presque plus rien dire. Après la secousse violente, elles étaient relativement apaisées. On ouvrit encore une fois la fenêtre sut le jardin. Les parfums du soir commençaient à monter. Il venait d'épaisses bouffées des fleurs du magnolia grêle. De temps en temps, Geneviève se mouchait; et des restes décroissants de sanglots lui donnaient comme un petit hoquet. Les bruits de la scierie et de la plomberie étaient tombés. On ne voyait plus personne chez Loupaing. Geneviève se pencha à la fenêtre:
—Il est là-bas qui arrose, dit-elle.
—C'est l'heure du dîner, fit Mlle Cloque, nous allons le trouver en bas.
Mais elles dînèrent vite sans s'occuper beaucoup de cette brute. Le jet de la lance contre les fusains venait par moments s'éperler en gouttelettes jusque sur le pas de la porte entr'ouverte. Par deux fois même la petite pluie fine frappa les vitres. Mais ce fut à peine si on tourna la tête. On eût dit que la lettre à mettre à la poste les brûlât. L'une et l'autre, pour des raisons diverses, avaient la même hâte d'en finir. Sans qu'elles y fissent aucune allusion, tous leurs mouvements semblaient combinés en vue de cette même action à accomplir. La tante la considérait comme une fin, une conclusion définitive à la période d'inquiétude et de tergiversations qu'elle venait de traverser. Qu'est-ce donc qu'y voyait la nièce pour désirer ainsi l'achèvement de ce qu'elle redoutait le plus? Qui sait jamais ce qui se passe dans les jeunes têtes? La logique ne les gouverne point, et elles n'ont pas le sentiment de l'irrévocable.
Il était encore presque jour quand elles sortirent, mais quelques femmes de la rue de la Bourde étaient déjà installées aux portes pour prendre le frais. Celles qui connaissaient Mlle Cloque lui adressaient un signe de la tête; et toutes, sans distinction, se poussaient le coude en se montrant Geneviève:
—La demoiselle à Mlle Cloque est arrivée...
On tournait soit à droite, soit à gauche de la vieille église Saint-Clément en ruines et servant de halle au blé, pour atteindre l'entrée de la rue Saint-Martin. Là, au coin d'un magasin de quincaillerie, il y avait une boîte aux lettres. Mlle Cloque tenait la lettre à la main sous son mantelet. Arrivée devant la boîte de fer, elle s'approcha de tout près, car elle n'avait pas de bons yeux, pour voir la fente; et elle y glissa l'enveloppe. Puis elle passa le doigt tout le long de l'étroite ouverture et donna un petit coup sec au flanc de la boîte, parce qu'elle n'avait pas entendu tomber la lettre. Ce fut tout. On continua son chemin.
—Nous allons plus loin? demanda Geneviève.
—Qu'est-ce que tu dirais d'une petite prière à Saint-Martin?
—Je veux bien.
—J'y vais quelquefois le soir, parce qu'il n'y a personne. C'est ce Frère surtout que je tiens à éviter depuis les événements, car il a montré un cynisme dans toute cette affaire!...
Et elle apprit à Geneviève qui n'écoutait qu'à demi, le rôle de plus en plus important qu'avait joué le Frère Gédéon dans la propagande en faveur du Chalet Républicain, et l'extension croissante de sa boutique de librairie, en concurrence avec cette pauvre petite dame Pigeonneau qui était demeurée, elle, si «bien pensante» au milieu des sollicitations des différents partis.
La rue s'allongeait devant elles sous la nuit tombante, et dans la partie la plus éloignée qui inclinait un peu vers la droite au delà du magasin Pigeonneau, les petites lumières jaunes des becs de gaz naissaient une à une en se rapprochant. Les deux hautes tours de l'ancienne basilique étaient déjà noyées dans l'ombre. La maison de blanc de Rocher, le franc-maçon, fermait sa devanture à grand bruit. Mlle Cloque cita à sa nièce les maisons où «l'on n'allait plus...»
Elles tournèrent à la rue Descartes et entrèrent à la chapelle provisoire. Le guichet du Frère bleu était fermé et sans lumière. Elles poussèrent la porte de cuir rembourré, avec le léger frémissement aux épaules qu'ont les femmes vraiment pieuses et qui vont passer quelques minutes en prière devant Dieu.
Il leur fallut tâtonner pour se diriger dans l'obscurité de l'intérieur. Deux bougies seulement étaient allumées du côté de la chapelle de la Vierge, et tout au loin, dans le grand trou noir du chœur, clignotait la lampe au feu couleur de groseille. Les grandes baies aux vitres blanches ne laissaient plus tomber qu'un jour malpropre qui semblait se réfugier contre les murs plaqués de marbre.
Elles s'agenouillèrent dès les premières chaises venues et s'absorbèrent, les mains sur les yeux. Mais un bruit venu de la chapelle de la Vierge leur fit aussitôt relever la tête, et il fut facile de reconnaître la voix bien timbrée du Frère Gédéon qui parlait assez durement à des gamins rangés autour de lui. Presque au même instant éclata un chœur de voix aigres soutenues par le Frère dont le bras rythmant le chant passait et repassait à grands coups devant la flamme d'une des bougies.
—Il exerce les enfants pour la fête de l'Assomption, chuchota Mlle Cloque à l'oreille de Geneviève.
Le bras vigoureux du Frère semblait marteler chaque mot du cantique à la Vierge, qui arrivait pointu comme le vinaigre, mais très nettement articulé:
Qu'on publie-e.
Et la gloire et la grandeur!...
Puis, après un sourd bougonnement du Frère penché sur les petites têtes, on le vit se redresser, et il entonna, lui tout seul, un autre cantique, pour leur donner le ton:
C'est le nom le plus beau,... etc.
Les enfants reprirent avec lui; mais cela allait tout de travers; il les interrompit et recommença seul, patiemment. Aucun progrès n'étant sensible, il se fâcha. Il les cognait sur les cheveux, sans leur faire grand mal, avec une petite baguette de bois qu'il avait à la main Dans un mouvement un peu vif, il atteignit une des bougies qui se renversa. Les gamins furent saisis d'un fou rire. Il leur lança:
—Allez-vous-en! allez-vous-en! que je ne me mette pas en colère!...
Toute la marmaille s'enfuit pêle-mêle au travers des chaises, butant, tombant, se relevant avec des cris étouffés. Malgré les culbutes, en un clin d'œil ils avaient atteint la porte de sortie. Alors on entendit le Frère leur crier très-fort:
—Et que j'en pince un qui sorte sans faire son signe de croix!...
Dans l'ombre où leurs yeux s'accoutumaient, Mlle Cloque et sa nièce distinguèrent la grappe de cette dizaine de bambins, chacun suspendu par un bras au bénitier; elles entendirent le gargouillement de l'eau et virent les enfants se signer d'un geste grand comme eux.
Puis le Frère se disposa à traverser la chapelle, sa bougie à la main.
«Mon Dieu! soupira Mlle Cloque, il va nous voir; j'aurais pourtant préféré l'éviter...»
Il s'avançait, protégeant la flamme d'une main. La lumière qui donnait en plein sur son visage, avivait le bleu cru du rabat. Il fit un mouvement en reconnaissant Mlle Cloque qui le fuyait depuis plusieurs semaines, ce qu'il savait très bien. Il n'hésita pas un instant; il s'arrêta et dit:
—Comment! c'est vous, mademoiselle; vous avez donc été malade?...
Il fit un salut très digne à la jeune fille, et, vivement, sans attendre la réponse de l'ancienne fidèle de Saint-Martin, qu'il soupçonnait devoir être glaciale, il ajouta:
—Il faut que je vous montre une pierre provenant de la première des Basiliques élevées sur ce sol même, dite Basilique de Saint-Perpet; c'est du ve siècle... Les fouilles donnent des résultats merveilleux!...
Mlle Cloque prise immédiatement au siège de sa plus brûlante curiosité, demanda:
—On a donc commencé les... travaux?
Le Frère jugea habile de ne pas l'incommoder par une réponse affirmative.
—Oh! dit-il, d'un ton dédaigneux, toujours des fouilles, vous savez...
Et il glissa confidentiellement:
—Il y a quelques petites pierres vénérables que l'on m'a permis de vendre!...
—Ah!...
—Je ne veux pas, vous comprenez, qu'elles tombent entre les mains du premier venu. Je me disais justement: «Quel dommage que Mlle Cloque ne passe pas par chez nous!...» Je vais vous faire voir les plans qu'on a déjà pu lever... Vous y touchez du doigt les trois basiliques superposées; c'est net comme le fond de l'œil... Je vous attends à la sortie.
Et il gagna sa boutique avant que Mlle Cloque eût eu la possibilité de placer une réflexion. Elle demeura très ennuyée d'être ainsi prise au piège. Plus moyen de sortir sans passer devant le Frère qui l'attendait. Et ce qu'il lui avait proposé l'intriguait. Fort au courant de la question de Saint-Martin, elle savait parfaitement que les premières fouilles effectuées sous le sol de la chapelle provisoire, et arrêtées déjà depuis longtemps, n'avaient pas permis de se rendre un compte exact de cette fameuse hypothèse des trois basiliques successives, selon M. le chanoine Beauséjour, ou des six basiliques selon l'architecte diocésain. Si l'on avait pu dresser de nouveaux plans, si clairs, n'était-ce pas que les travaux avaient repris en dehors de la chapelle, travaux non plus seulement de fouilles, cette fois, mais préludes de la construction hybride, de l'objet de l'aversion des basiliciens?
—Allons! dit-elle à sa nièce, en se levant; viens voir cela, mon enfant; il faut en passer par là...
Elle ne put dissimuler sa surprise en trouvant la boutique du Frère considérablement modifiée. Au lieu des trois ou quatre tiroirs pour les chapelets et les médailles qui constituaient autrefois avec les feuilles du Saint-Rosaire et les Annales de la propagation de la Foi, le petit fond commercial du Frère Gédéon, c'était aujourd'hui un étalage de rayons bondés d'ouvrages brochés et répandant l'odeur de la menuiserie fraîche. On n'avait même pas eu le loisir de peindre; cela sentait son provisoire, comme une maison qui se lance et qui n'attend que le terme pour élargir ses murs. Et il y avait à même le sol une demi-douzaine de ces hautes boîtes noires, à coins cuivrés, où les commis-voyageurs enferment en un étroit espace de quoi monter des magasins On avait aussi établi plusieurs étagères volantes portant un nombreux choix de statuettes en biscuit ou en nickel, la plupart enveloppées encore dans les chemises de papier de soie.
Le Frère Gédéon était assis sur une de ces fécondes armoires à pacotille; un trousseau de clefs suspendu par l'anneau au petit doigt, il rangeait sur la plate-forme des autres boîtes une série de pierres informes sur chacune desquelles il avait fixé préalablement des étiquettes en papier gommé.
En présence de tout cet appareil commercial, Mlle Cloque n'eut qu'une idée qu'elle ne put retenir:
—Ah ça! mon cher Frère, s'écria-t-elle, savez-vous que Notre-Seigneur chassa les vendeurs du temple?
Le Frère la regarda derrière ses lunettes, et l'on vit l'arc de son nez éprouver sa flexibilité:
—C'est un sujet que j'ai là en chromolithographie à quarante-cinq centimes sans le cadre, reproduction fidèle d'un tableau célèbre...
Et il désignait du doigt l'étage d'une des boîtes noires qui scandalisaient Mlle Cloque. D'ailleurs, il poursuivit, sans perdre de temps, et en présentant un des cailloux à la lumière:
—Voici de la Basilique de Saint-Perpet; voici de la Basilique d'Hervé;... enfin voici un morceau qui provient certainement de la Basilique qui était debout à la fin du siècle dernier...
—Celle qui a été brûlée par les mains des révolutionnaires!... dit Mlle Cloque d'un air sarcastique.
—Elle a été détruite en 1802, dit le Frère, sans souligner davantage la réfutation que comportait cette date.
Ils discutèrent sur les constructions élevées par Saint-Perpet et par Hervé. C'étaient des thèses et des hypothèses dont les journaux locaux étaient remplis depuis des mois.
—Mais les plans? dit Mlle Cloque.
Le Frère tint à lui mettre de côté une des pierres, moyennant cinq francs, avant de lui montrer les plans.
Enfin, il tira de derrière un casier une immense feuille de papier bristol qui produisit comme une imitation d'un bruit d'orage, au milieu du silence. Mlle Cloque prit elle-même la bougie et se baissa sur les grosses lignes bleu, rosé et rouge brique, sur les tronçons de courbe, aussi de couleurs variées, qui se rejoignaient en se superposant sur le plan:
—Voyons! dit-elle, voici la rue Descartes, voici la chapelle, voici la limite de l'emplacement de la chapelle provisoire... C'est écrit en toutes lettres... Voici le sol occupé par la maison de M. le Chapelain... Eh bien! mais! dit-elle, sur le ton d'une inquiétude croissante, comment a t-on pu lever le plan de toute cette partie-là qui se trouve sous la maison du droguiste?
—Mais! dit le Frère, en jetant par terre la moitié de cette maison... tout ce qui donnait sur la cour, par derrière...
—Ah! ah! la moitié de la maison est par terre! c'est cela que vous appelez de simples fouilles! mais on est tout bonnement en train de nous démolir! c'est commencé, votre construction de la nouvelle église! voilà la preuve que c'est commencé!... La moitié du droguiste est par terre! dit-elle en se retournant vers Geneviève, et on a déjà retourné le sol, puisqu'on a pu dresser ces plans-là!... Voilà où nous en sommes, ma pauvre fille...
Elle était reprise d'une sainte colère, comme si cette fatale échéance la surprit encore, malgré toutes les confirmations successives qu'elle avait eues de l'adoption définitive du projet moyen. Jamais, jamais, elle ne cesserait d'espérer la reconstruction de la Basilique.
Sans s'émouvoir, le Frère Gédéon replaça sa feuille de bristol derrière le casier. Il s'excusa d'avoir laissé tenir la bougie à Mlle Cloque et revint à ses pierres:
—Vous n'en prenez qu'une?... C'est tout ce qui restera des fameuses basiliques de Saint-Martin!...
Mlle Cloque, exaltée, entendit résonner cette parole dont l'impudence lui échappa. Elle n'en retint que la triste réalité. Était-ce possible? Dieu de Dieu! Était-ce possible? De ce monument trois ou quatre fois relevé de ses ruines au cours des siècles, et chaque fois pour resurgir plus grandiose, il ne subsisterait plus que ces quatre pierres qui pouvaient tenir dans sa poche! ces quatre pierres... et puis le médiocre Chalet Républicain!
—Je les prends toutes! dit-elle en happant de la main ces restes sacrés des époques de foi et d'héroïsme.
Le Frère les enveloppa l'une après l'autre, posément, dans du papier de soie; même il dégarnit un petit saint Michel argenté, pour mettre une double enveloppe au morceau de Saint-Perpet qui était grumeleux. On n'entendait que le friselis du papier mince et sec.
—Mais, dit Mlle Cloque en ouvrant son porte-monnaie, c'est que je ne vais pas avoir assez d'argent sur moi pour vous régler cela...
Le Frère Gédéon achevait de lui faire un paquet du tout, et il le lui mit dans la main:
—Ah! bien! par exemple! dit-il aimablement, j'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir!
Ces dames sortirent tristement, en reprenant pour rentrer, le chemin par où elles étaient venues. Neuf heures sonnaient au-dessus de leurs têtes, à la Tour de l'Horloge. En arrivant à l'extrémité de la rue Saint-Martin, elles virent le facteur qui faisait la levée de la boîte. La petite porte en était entre-bâillée, et Mlle Cloque distingua, malgré sa vue basse, qu'un gros tas de correspondance passait de la boîte dans le sac du facteur.
—Il y avait beaucoup de lettres, dit-elle, c'est pour cela que je n'avais pas entendu tomber la mienne.
Elles s'étaient arrêtées toutes les deux, un instant inappréciable, devant cette opération du facteur. Cela leur affirmait que la lettre était bien partie, qu'elle suivait son chemin. Mlle Cloque, ranimée dans son indignation contre le comte par la nouvelle du commencement des travaux exécrés, se félicitait de l'acte qu'elle avait enfin accompli aujourd'hui et qu'elle voyait se poursuivre et porter ses fruits par le voyage de cette enveloppe. Dans sa délicatesse, elle était seulement ennuyée que Geneviève fût rappelée à l'idée pénible pour elle, de la lettre, par la rencontre du facteur.
Mais Geneviève, prenant tout à coup sa tante par le bras et s'appuyant contre elle, avec l'attitude caressante et ardente qu'elle avait souvent:
—Tout de même!... tante, si ta lettre allait les faire changer d'opinion!...
Mlle Cloque faillit laisser tomber les quatre dernières pierres des Basiliques de Saint-Martin.
X
MARCHE LENTE
Mlle Cloque venait de faire construire un petit hangar formant abri au-dessus de la porte de la cuisine et pouvant contenir la provision de bois et une cage à poules. Il fallait bien tâcher d'améliorer cette maison, que cependant elle n'aimait guère, puisque les circonstances la contraignaient d'y faire un nouveau bail. Les frais d'un déménagement l'épouvantaient, car sa situation de fortune avait été aggravée par la conversion; et, à prix égal, si elle eût pu éviter un odieux voisinage, elle n'eût trouvé qu'un simple appartement, ce qui, aux yeux du monde qu'il faut ménager quand on a une jeune fille, eût été déchoir.
Hélas, les amitiés s'égrenaient une à une autour d'elle. Les esprits tournaient du côté du parti victorieux. La haute intransigeance de Mlle Cloque effrayait les âmes faibles, et jusqu'au sein même de l'Ouvroir, des défections inavouées étaient sensibles.
Elle passait les clous à Mariette pour qui c'était une joie que de suspendre sous l'appentis nouveau mille objets encombrants. Un bruit vint de la porte basse fermant le jardin sur la cour du plombier, et Mlle Cloque et sa bonne purent reconnaître à travers le treillage, une longue femme qui s'avançait, l'œil vif et le teint animé, méconnaissable; c'était la Pelet.
La Pelet venait chez Mlle Cloque avec autant d'aisance que si rien ne se fût passé entre elles, et bien qu'on ne l'eût plus revue depuis trois mois. Elle se mit aussitôt à parler sur un ton gaillard. Elle émettait les idées les plus décousues.
—Voulez-vous bien vous sauver! fit Mariette en brandissant le marteau qu'elle tenait à la main.
Mlle Cloque, charitable, allait implorer pour la pauvresse.
—Vous ne voyez pas, dit Mariette, qu'elle vient de chez Loupaing qui fête son élection? Ils l'ont fait boire; elle est saoûle comme une bourrique...
—Est-ce possible? soupira Mlle Cloque.
—Encore bien heureux si ce n'est pas lui qui l'envoie!...
—Oh!...
Mais, la Pelet, qui effectivement sentait le vin, reprit par cœur la louange du nouveau conseiller municipal, qui lui avait si mal réussi lors de sa dernière visite. Elle la colportait partout depuis lors; elle avait contribué au succès de Loupaing et venait de toucher sa récompense.
Mlle Cloque la poussa doucement jusqu'à une chaise, car elle titubait.
—Croyez-vous, dit Mariette, que ça ne mérite pas la damnation?
La Pelet, un peu calmée, après le premier flot de paroles, marmottait sur sa chaise:
—Nous la tenons, il l'a bien dit, oui, nous la tenons, de ce coup-là, la fraternité universelle!... Fallait un homme... le voilà! Le fait est qu'il est bâti... et râblé... Mais qu'est-ce que je dis donc là, bonne Sainte Vierge! devant cette chère demoiselle qui est confite en dévotion?... Vous m'avez mise à la porte, je le sais: c'est une faute, c'est pas diplomate—on me l'a dit, c'est pas moi qui le dis,—ça ne fait rien, je ne suis pas rancunière pourvu qu'on prenne soin de mon malheureux corps... Eh pardi! c'est toujours les entrailles qui sont d'un chétif!... Elles ne veulent rien garder, ça je peux le dire, mademoiselle Cloque: figurez-vous un caniveau où on passerait le balai à toute heure... Ça n'empêche pas que si c'était un effet de votre bonté, j'aimerais bien que vous me donniez à boire!...
La bonne et sa maîtresse levaient les mains et cherchaient un moyen de dégriser la misérable.
Elle continuait, hypnotisée par celui qui venait de décréter, en buvant, la fraternité universelle:
—Oh! il est fort, celui-là; il ira loin, à présent que le voilà un pied dans l'étrier. Il y a de l'avenir pour les travailleurs... Faut pas faire la bégueule, entendez-vous bien! et, quoique son beau-frère ne soit qu'un gâcheur de plâtre...
Mariette haussa les épaules en reprenant son marteau:
—Bon! dit-elle, voilà le plâtrier à présent! paraît qu'il était aussi de la réjouissance... C'est le frère à Mme Loupaing...
—... Qu'un plâtrier, oui!—vous-ne pourrez toujours pas dire qu'il n'a pas les mains blanches... ah! ah!..—Eh bien! quand il viendra, cet honnête homme, vous dire qu'il trouve votre demoiselle à son goût...
Les deux femmes se retournèrent d'un seul bond, comme si on avait profané devant elles le Saint Sacrement.
—Allez-vous-en! dit Mlle Cloque, allez-vous-en! Je vous défends de prononcer le nom de ma nièce...
Elle dut arrêter du bras Mariette qui allait lui casser la tête avec son marteau. Elles la relevèrent à elles deux et la conduisirent dehors. La Pelet avait peut-être eu peur. Elle semblait dégrisée tout à coup. Elle s'éloigna en demandant pardon; elle se retourna plusieurs fois, dans la petite allée, et murmura des excuses si humbles que Mlle Cloque regretta sa violence et faillit rappeler la vieille. Mais elle craignit que Mariette ne lui fit un mauvais sort.
Toutes les deux continuèrent, tristement, en plantant leurs clous, et sans tenir compte des divagations de la Pelet, à déplorer l'élection scandaleuse de Loupaing. Il avait eu cent cinquante voix de majorité sur son adversaire, un ancien maire de Tours sous l'Empire, et qui se présentait avec l'étiquette de conservateur.
—C'est le gâchis, dit Mariette.
—Dieu veut nous éprouver, dit Mlle Cloque.
Mariette hésita, tourna sa langue. Enfin elle lâcha:
—Mademoiselle!...
—Qu'est-ce qu'il y a?
—... Ah! tant pis, mademoiselle, faut que je vous dise!...
—Mais dites donc!
—Eh bien! c'est toujours rapport à Loupaing... faut vous méfier de cet homme-là, il vous fera du mal. Voulez-vous savoir ce qu'il a dit?... Il a dit qu'il attendait vos compliments pour son élection, avant que le soleil soit couché!...
—Mes compliments pour son élection! s'écria Mlle Cloque, mais il est fou!...
—Voilà ce qu'il a dit. Mademoiselle sait bien que c'est aujourd'hui qu'elle va lui payer son terme... Faudra bien que mademoiselle lui cause...
Mlle Cloque haussa les épaules en soupirant:
—Et ce n'est pas tout ça, mademoiselle, c'est que si vous ne faites pas ce qu'il a dit, cet homme-là est capable de tout!... «Quand je me mets à ma fenêtre, à la fraîcheur,—écoutez bien ce qui est sorti de sa bouche,—et que je regarde autour de moi, je n'aurais-t-il qu'un œil, je veux que tous les gens que je vois soient des amis.» Voilà ses paroles exactes!
—Ah! ça, mais, Mariette, qui est-ce qui vous avertit si bien de ce qui se passe chez Loupaing?
Mariette leva une épaule sans répondre.
—Je parie que vous avez encore été bavarder! La vieille bonne cognait sur un clou à tour de bras.
—Mais dites-le moi! avouez-le, au moins: Vous avez encore été bavarder!...
Mariette bégaya sans regarder sa maîtresse et en lui prenant un clou dans la main:
—Des fois... des fois, bien sûr que je leur ai parlé, comme ça, en passant, par hasard. Mademoiselle ne se rend pas compte de ce qui est possible et de ce qui n'est pas possible...
On sonna à la porte de la rue de la Bourde, ce qui évita à Mariette un abatage!
—Allez donc ouvrir, tenez! ce doit être Geneviève qui revient avec les demoiselles Houblon.
Mais, au lieu de Geneviève et des demoiselles Houblon, on vit venir par la petite allée sablée M. l'abbé Moisan, chapelain de Saint-Martin. Il tenait d'une main son parapluie et son bréviaire entr'ouvert d'un doigt marquant la page, et de l'autre son chapeau, car il aimait marcher tête nue. De chaque côté de sa bonne figure placide, envoyait trembloter ses bajoues.
—Bonjour, Mademoiselle, lança-t-il de loin, d'une voix grasse où l'on croyait toujours entendre comme la résonnance d'une voûte d'église, et qui exerçait une mystérieuse onction sur les fidèles.
—Monsieur le chanoine... prononça Mlle Cloque avec une fine intonation soulignant le titre honorifique.
Il étendit la main, en fermant les yeux, comme pour signifier: «n'insistez pas...»
M. le chapelain de Saint-Martin avait été nommé chanoine honoraire, le jour même où les démolisseurs avaient attaqué la maison qu'il occupait à côté de la chapelle provisoire. On savait son goût prédominant pour le repos et pour une calme demeure où l'attachaient de longues habitudes. Aussi cette distinction—d'ailleurs bien due à ses mérites,—était-elle venue à propos pour arrêter la grimace que l'abbé Moisan commençait de faire au Chalet Républicain qui le dérangeait. Elle l'avait soudain rendu raisonnable, et, lui qui souriait si complaisamment jusqu'ici aux révoltes de Mlle Cloque, il venait aujourd'hui, à l'instigation, il est vrai, des Grenaille-Montcontour, lui apporter des paroles de conciliation et de paix. Il s'agissait non seulement d'essayer de faire revenir la tante de Geneviève sur la rupture dont le bruit, répandu, avait vivement blessé cette famille, mais encore d'éviter les manifestations hostiles que préparaient à grand bruit les quelques Basiliciens pour la fête de Saint-Martin qui tombe le 11 novembre. Dans le fond, un attrait secret motivait sa visite, comme toutes celles qu'il faisait à sa pénitente, et c'était l'espoir d'une partie de piquet.
Ceci, il ne l'avouait pas; une pudeur l'empêchait de demander à jouer; il épiait une occasion et, en la saisissant aux cheveux, découvrait maladroitement sa rouerie. Il parla d'abord de Geneviève:
—Cette pieuse enfant, partout où elle va, est un objet d'édification. On dit qu'elle unit les qualités d'une maîtresse de maison aux plus précieuses vertus morales. Quel dommage que cette union...
—Je ne regrette rien! déclara vivement Mlle Cloque.
—Si vous ne regrettez rien, il n'en est pas de même pour l'autre partie, Mademoiselle, je vous prie de le croire, M. le comte et Mme la comtesse, pour ne parler que de la famille, ont été bien durement éprouvés par votre détermination.
—Je sais, je sais! M. d'Aubrebie qui fait exprès,—on le dirait ma foi!—de fréquenter plus que jamais ces gens-là depuis que je ne les vois plus, s'est chargé de me rapporter leurs insistances. Ils ont été vexés de voir une malheureuse comme moi, abandonnée de tous, faire fi de leurs gracieusetés. Ce n'est pas à nous qu'ils tiennent aujourd'hui, c'est à repriser l'accroc de leur amour-propre. Peut-être aimeraient-ils un retour de ma part pour se donner l'agrément de le repousser? Je reconnais que tout ce qui était humainement possible pour me faire revenir sur ma décision, ils l'ont fait... sauf une chose: c'est de changer leur opinion et leur manière de vivre.
Le nouveau chanoine éprouvait de la timidité à défendre l'opinion des Grenaille-Montcontour à laquelle il avait fait grise mine jusqu'à présent.
—Leur... manière de vivre, dit-il? leur manière de vivre peut se modifier...
Mlle Cloque le regarda d'un air incrédule.
—Sans doute, continua l'abbé. Ne disait-on pas que cette famille alliée... la famille Niort-Caen, pour tout dire, était grandement responsable du ton qui règne chez eux?...
—Eh bien! cette famille, elle n'est pas morte, que je sache?...
—Non, mais on parle... vous ne l'avez donc pas entendu dire?... on parle... d'un... divorce!...
La sainte fille sauta de son fauteuil:
—Un divorce! s'écria-t-elle, et c'est ce scandale que vous venez me proposer pour m'attendrir! monsieur l'abbé, voyons! vous n'y pensez pas! Comment! c'est vous qui me dites cela? Mais, fit-elle, en voyant entrer M. d'Aubrebie qui venait à son heure habituelle, mais, un méchant parpaillot comme le marquis ne dirait pas pis!...
—Cependant, Mademoiselle, quand il s'agit d'expulser la brebis...
—... Galeuse! acheva le marquis, en refermant la porte. Mais d'abord il n'y a plus de brebis galeuse de nos jours, pas plus qu'il n'y a de lépreux, et précisément pour la bonne raison que l'on n'expulse plus: on soigne; on traite; on s'accommode avec le mal; il vous livre ses secrets et on le guérit. On n'arrache plus les dents, on les remet à neuf. Si, au lieu de révoquer l'édit de Nantes, cette vieille bête de Louis...
Il s'arrêta et sourit en voyant toute la personne de sa vieille amie s'enfler déjà, comme une soupe au lait:
—Tout beau! tout beau! dit-il, avec un geste apaisant de la main, j'ai surpris le vilain mot de divorce en entr'ouvrant la porte, laissez-moi vous rassurer: ce divorce n'aura pas lieu.
—Mais enfin! dit Mlle Cloque, «il aura lieu», «il n'aura pas lieu»,... il y a donc un motif tout au moins?
—Curieuse! fit le marquis. Et, avec une affectation de plaisanterie: puisque monsieur le chanoine a tant fait que de commencer ce chapitre, nous aurons l'honneur de l'entendre nous en exposer lui-même les péripéties...
L'abbé Moisan se récria:
—A vous, monsieur le marquis, à vous! Mlle Cloque fit remarquer:
—Est-il bien nécessaire d'entrer dans des détails?
—Oui, dit le marquis, car autrement, ma bonne amie, vous ne dormiriez pas de cette nuit, en vous épuisant à les imaginer. Samedi dernier, la belle Rachel...
—Qui ça, la belle Rachel?
—Mais la jeune Mme de Grenaille-Montcontour, la juive! Je vois décidément qu'il faut vous mettre les points sur les i. La belle Rachel, disais-je, suivant une chasse à courre dans la forêt d'Azay se perdit!...
—... Corps et biens! lâcha l'abbé.
—Ce n'est pas encore le cas de le dire, monsieur l'abbé, vous allez plus vite que les piqueurs. Rachel perdue, on la cherche, on l'appelle. C'est en vain. Elle ne vient pas au déjeûner servi sur l'herbe au lieu dit la Croix-du-Rond. On s'inquiète, on songe à l'étang qu'ont grossi les pluies dernières. On y court, on reste un quart d'heure devant cette eau saumâtre et profonde qui recouvre peut-être, Rachel sous sa tranquillité perfide...
—Il fallait plonger au lieu de perdre du temps, observa Mlle Cloque.
—Mais on venait de déjeuner, ma chère amie.
—Et son mari? Est-ce que ce n'était pas son devoir de retrouver sa femme avant de déjeuner?
—Justement, son mari n'assistait pas à cette chasse, ayant été retenu, le matin, par une de ces migraines inopinées auxquelles il est sujet. Bref, au lieu de courre le cerf, on passa la journée à la recherche de la malheureuse jeune femme. Vers quatre heures, la comtesse, suivie du capitaine de Champchevrette, atteignait, épuisée, une ferme de maigre apparence, nommée la Ménardière, près de la lisière de la forêt. «Entrons là, dit-elle au capitaine, nous y prendrons un bol de lait.» L'endroit est clos de haies vives, les barrières sont fermées: «Il n'y a personne là-dedans» fait M. de Champchevrette. Il met toutefois pied à terre, enjambe une haie et court à la découverte à travers d'interminables plants de choux. Aucun bruit, pas un chien, pas une âme. Il heurte la porte à claire-voie de la cour; il fait fuir trois poules effrayées, et remarque entre la clôture de bois barbelé d'une étable et le pas humide de purin, la rondelle rosé d'un groin de porc. C'est tout. Il fait le tour de la maison, penché sur chaque fenêtre, les deux mains en auvent sur les tempes, l'œil écarquillé contre les vitres. Tout à coup, le voilà fixé à l'une d'elles avec la solidité de ces bougeoirs-appliques que vous connaissez et que l'on fiche contre les glaces à l'aide d'une sorte de petite ventouse en caoutchouc. Qu'a-t-il vu? C'est une laiterie; il y a des pintes de grès, des faisselles à fromages, une baratte à battre le beurre, et, contre un coffre de bois, Rachel de Grenaille-Montcontour, née Niort-Caen, se faisant hausser à portée de la bouche un grand seau de fer-blanc à demi plein du lait qu'on vient d'y traire!... Le tableau, paraît-il, était exquis. Un demi-jour venait de l'étable voisine où l'on apercevait la croupe de plusieurs vaches. Et cette jeune femme dont toute la personne est une volupté, comme chacun sait, la taille cambrée, la gorge tendue sous son corsage d'amazone, arc-boutée à deux mains en arrière contre le coffre, buvait avec ivresse une véritable rivière de lait!
—C'est bien innocent, dit Mlle Cloque.
—C'est la réflexion que se fait le capitaine de Champchevrette à qui, d'ailleurs, il suffit d'avoir reconnu Rachel et de l'avoir vue vivante pour n'insister pas davantage. Il ne songe pas à s'étonner qu'elle ait pu leur fausser compagnie depuis le matin pour venir ici se gorger de lait. Il court au-devant de Mme la comtesse. Il lui fait signe de loin: «Accourez, madame, accourez!» Ses grands gestes d'allégresse tranquillisent déjà la belle-mère. L'air mystérieux du capitaine, dès qu'elle approche, et ses recommandations de «silence!... pas de bruit!...» la préparent à une surprise agréable. Enfin, c'est en souriant que la comtesse, relevant haut sa jupe, de la main qui tient la cravache, se plaque à la petite fenêtre de la laiterie...
—«Cognez-vous même contre les carreaux! dit tout bas le capitaine; mais ne la faites pas avaler de travers!...»
Ce fut ce pauvre Champchevrette qui faillit perdre la respiration. La comtesse se retourne vers lui d'un air féroce, elle brandit sa cravache et menace de lui en cingler la figure.
—«Ah! c'est comme cela que vous vous payez ma tête!...»
Le capitaine pare le coup, se relève ahuri, se remet à la fenêtre pour avoir avant tout le mot de l'énigme. Il regarde; il veut pousser une exclamation: elle est étouffée dans sa gorge...
Dois-je continuer?
M. l'abbé Moisan faisait une bouche en cul-de-poule, mais sa physionomie, si grasse, exprimait une indulgence absolue. Mlle Cloque avait soudain baissé les yeux, afin de ne dire ni oui, ni non. Le marquis se répondit à lui-même:
—Vous le voulez! eh bien voici la scène dont furent témoins le capitaine de Champchevrette conjointement avec Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour par la fenêtre de la laiterie. Toujours adossée au coffre de bois, la belle Rachel qui venait d'absorber une nouvelle lampée, fermait les yeux et penchait la tête sur le côté pour la mettre au niveau d'un petit jeune homme...
—D'un petit jeune homme! s'exclama Mlle Cloque.
—D'un petit jeune homme qui regardait avec convoitise la raie blanche demeurée entre les lèvres de la gourmande, et qui, s'étant approché, l'épongea soigneusement du fin bout de la langue...
—Assez! s'écria Mlle Cloque, je ne veux pas entendre des abominations!
—C'est fini, dit le marquis. Le nom seulement du petit...
—Oh! oh! interrompit Mlle Cloque, peu importe! quand on s'entoure comme font les Niort-Caen, d'une séquelle de gamins élevés sans foi ni loi, d'un tas de blanc-becs qui, à quinze ans, sont déjà à la Bourse, il ne faut par, s'étonner...
—... Mais ma bonne amie, celui-ci avait encore sur la tête la casquette au velours violet des R. R. P. P. Jésuites. C'est le fils d'un notaire d'Azay; que M. Niort-Caen fait sortir les jours de congé. On dit qu'il est joli comme un amour; la comtesse elle-même raffolait de lui; même il paraît...
—Marquis, taisez-vous! Je vous ai averti que je ne voulais plus rien apprendre.
Le marquis tenait à son trait final; il en trouva un autre:
—Il paraît que ce n'est pas un mauvais élève: il fait partie de la congrégation de la Sainte Vierge... On lui voyait trois ou quatre croix de mérite qui balivotaient sur sa veste.
—Oh! dit Mlle Cloque, j'étais bien sûre que votre histoire finirait par tourner contre la religion. Vous n'en faites jamais d'autres!...
—Vos prières, mademoiselle, dit l'abbé Moisan avec un geste conciliant, finiront par attirer l'attention du bon Dieu sur M. le marquis, et il le touchera de sa grâce. Tout s'arrange finalement. Ne disiez-vous pas, monsieur le marquis, que le scandale d'un divorce qu'on avait, hélas, redouté, serait épargné à nos fidèles populations tourangelles?
—Mais, dit le marquis, il n'est question de divorce que parmi les gens qui s'amusent de ces historiettes. Dans la famille de Grenaille, il ne se passera rien du tout...
—J'espère qu'on a pu éviter au mari, dit Mlle Cloque, la douleur d'apprendre?...
—On n'a rien évité. Le tort de la comtesse a été de crier trop fort les premiers jours, pour une malheureuse peccadille: une raie de lait! je vous demande un peu, une raie de lait!
—Et sur laquelle le coupable lui-même avait pris soin de «passer l'éponge»! dit le chanoine honoraire qui ne voyait que le plaisir de faire un mot.
Le marquis sourit; Mlle Cloque s'indigna:
—Comment! c'est vous, monsieur l'abbé, qui vous mettez à plaisanter aussi sur des choses qui intéressent l'honneur des familles! vous n'êtes pas ému par ces déplorables mœurs?
—En bon chrétien, dit-il, je suis plus touché par le pardon que par la faute, et il convient d'oublier la malheureuse pécheresse, en faveur du mari qui a absous...
—Peuh! dit le marquis, le mari n'était guère en position de faire le geste de l'absolution. On sut que sa migraine n'était que feinte et qu'il avait passé la journée en compagnie d'une demoiselle de l'Alcazar.
—Mais, c'est abominable! dit Mlle Cloque, cette famille-là est pourrie!
—L'eussiez-vous mieux aimée ensanglantée d'un meurtre? Il n'est rien de tel que l'humilité de conscience, à savoir: l'assurance que l'on ne vaut guère soi-même, pour vous porter à accueillir avec politesse les méfaits d'autrui. N'est-ce pas votre avis, monsieur le chanoine?
—Nous sommes tous pécheurs, dit l'abbé en s'inclinant.
—Mais! avec ces systèmes-là, s'écria Mlle Cloque, vous encouragez tous les vices! nous sommes pécheurs, je ne dis pas non, encore faudrait-il s'entendre là-dessus, car il y a des degrés dans le mal; mais en tous cas, nous devons tendre à ne pas l'être...
—La perfection engendre l'orgueil qui est bien détestable en société! Je ne dis pas cela à votre intention, ma bonne amie, car je vous sais cousue de petits défauts: monsieur votre directeur qui est là ne me contredira pas...
M. l'abbé Moisan leva deux doigts, en prenant une attitude de haute discrétion.
—Et puis, continua le marquis, si vous vouliez vous donner la peine d'y regarder d'un peu près et de remonter aux origines, vous verriez que ce goût de vertu farouche n'est nullement chrétien. Jésus n'a fait que prêcher la douceur et l'indulgence. Pour le cas particulier de la femme adultère, je n'ai pas besoin de vous rappeler ses paroles mémorables. C'est M. Niort-Caen, le père de Rachel, qui les a citées, paraît-il, à Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour, non sans un manque de tact qui est familier à cet homme d'affaires de génie, mais dont l'à-propos me ravit. N'est-il pas piquant, en effet de voir une tradition si intelligente de vie sociale, renouée à dix-huit siècles d'intervalle, par un homme de sang sémite, comme l'était Jésus? et ceci contre une société qui se pique d'être chrétienne et qui ne rêve en toutes choses que la guerre et que le sang?...
—Marquis, en vérité, vous vous égarez. Songez au moins que vous êtes en présence d'un ministre de Jésus-Christ!...
—Je sais, dit le prêtre, qu'il y a malheureusement beaucoup d'abus...
—Comme ce serait drôle, reprit le marquis, de voir les juifs nous ramener au véritable christianisme!
—Il est clair que vous voulez rire, dit Mlle Cloque; j'aime mieux cela!
—Je ne ris pas! Je dis seulement que notre religion et notre morale sont formées à l'idéal de cette vieille Rome exclusive et cruelle où j'eusse autant souffert d'être citoyen que d'être condamné aux galères. L'essence même du christianisme, n'était-ce pas une certaine douceur d'amour, un arôme pénétrant et charmeur, un parfum oriental qui se heurta sans le pénétrer, au cerveau rationaliste des Latins? Cette vertu subtile qui était propre à répandre tant de bonheur par le monde, ils crurent l'analyser et en conserver l'efficacité en la réduisant en formules écrites, qu'ils codifièrent, selon leur manie, et auxquelles ils donnèrent enfin force de loi, ce qui était une de leurs plus grandes satisfactions. La hache et les baguettes étaient là désormais et ne faillirent plus à aucune époque et sous des formes variées, à éviter que quelqu'un manquât du bienfait nommé «religion chrétienne» par les docteurs, et «amour», tout simplement, par l'homme tendre qui l'avait le premier répandu.
Mlle Cloque faisait des efforts surhumains pour ne pas bondir, et sous le bord de la robe noire, sa pantoufle qui avait quitté le talon, frémissait et tremblait. M. l'abbé Moisan avait repris ses lèvres en cul-de-poule qui voulaient dire: «Heu! heu! que savons-nous de tout cela?» et au fond: «Dieu est bon et tout est mieux que l'on ne dit».
Il trouvait toujours de l'à-propos aux paroles de chacun, et il opinait tour à tour du côté de sa pénitente, et du côté du marquis. Il pensait à part lui qu'une bonne partie de piquet les eût mis tous d'accord.
Mlle Cloque demanda au marquis à quel «arôme oriental» étaient selon lui, parfumés les tripotages exécutés autour de l'affaire de la Basilique.
—Ce n'est pas le moment, dit le marquis, de juger la question de la Basilique; elle est trop brûlante...
—On n'y voit que du feu! jeta le chanoine.
—Comme vous dites, cher monsieur l'abbé. Quant aux «tripotages» laissez-moi vous dire que je ne vois dans tout cela pas l'ombre d'une opération qui ne soit licite...
—Licite! s'écria Mlle Cloque, licite!... c'est admirable en vérité; ils ont des mots à eux pour justifier leur morale de boursicotiers, de tripatouilleurs!... Pendant que vous y êtes, dites-moi donc s'il y a un terme dans cet argot pour exprimer la filouterie et le vol commis au préjudice d'une des grandes idées qui gouvernent le monde, telle par exemple que la suprématie de la religion catholique?
—Ah! dit l'abbé, voilà un point que l'on nomme spécieux.
—Je me place, dit le marquis, au point de vue d'une morale...
—Il n'y a pas deux morales, monsieur le marquis, il y en a une seule et unique!
L'abbé pour prévenir tout mécontentement hasarda:
—Toutefois, mieux vaut-il deux morales que pas du tout.
Ce n'était pas habile. Mlle Cloque frappa sur la table:
—C'est la même chose! dit-elle, d'une façon comme de l'autre, vous n'aboutissez qu'à l'anarchie!
Sans s'émouvoir, le marquis poursuivait sa pensée:
—Si vous eussiez vu, dit-il, la figure de M. Niort-Caen lorsqu'il apprit le double événement que j'ai eu l'avantage de vous exposer! Il ne s'est point emporté, il n'a même pas manifesté de surprise, contrairement à M. le comte de Grenaille qui voulait s'arracher les cheveux et qui, néanmoins, a fort bien dîné. M. Niort-Caen a pris les deux coupables, et il leur a tenu un petit discours si bien fait, que chacun des époux fut convaincu qu'il avait commis une imbécillité. Ils ne se sont point jeté dans les bras l'un de l'autre en larmoyant, en se traitant de misérables; ils se sont regardés dans les yeux et ont convenu qu'ils étaient des nigauds de s'être ainsi laissé prendre. «Puisque nous sommes si maladroits séparément, a dit l'un d'eux en souriant, ne nous quittons plus.» C'est ce qui fut décidé.
—Le joli monde! s'écria Mlle Cloque. Vos deux époux ne méritaient pas mieux, en effet, que l'éloquence opportuniste de votre Niort-Caen, puisqu'ils n'avaient fait que de jouer chacun de leur côté. Car on en est là: on joue, on plaisante, on rit, même en adultère!... Saperlipopette! lança-t-elle, en agitant le pied si fort que sa pantoufle s'en alla, j'aimerais mieux encore une belle passion, une grande flambée où l'on exposât ses jours, dût-elle être suivie d'un cataclysme foudroyant!
—Oh! oh! dit l'abbé, comme vous y allez! mademoiselle Cloque!
Le marquis s'était baissé ramasser la pantoufle. Il la présenta galamment à sa vieille adversaire. En se relevant, il aperçut par la fenêtre le mouchoir blanc de sa femme et se retira.
Mlle Cloque haussa les épaules dès qu'il fut sorti:
—Ça lui va bien, dit-elle, de parler de l'aisance des mœurs: il a été esclave toute sa vie. Avant la démence de sa femme il en était amoureux fou; il a mangé une fortune à payer ses caprices politiques; il s'est battu trois fois par jalousie, et il a failli mourir de chagrin quand elle a perdu le peu d'esprit qu'elle avait. Et depuis, vous voyez avec quelle pieuse fidélité il lui rend un culte qu'on peut comparer à celui que nous avons pour les morts! Mais il nie la religion et le sacrifice!...
—C'est une espèce de revanche que prennent certaines gens contre l'infortune, dit l'abbé Moisan.
Et il insista en prononçant à plusieurs reprises le mot «revanche». Enfin Mlle Cloque comprit:
—Sapristi! dit-elle, et moi qui oubliais que je vous en dois une au piquet!
Le chanoine se frappa les genoux; il emplit la chambre de son gros rire.
—Eh bien, ma parole! ce n'est pas de refus.
—Avouez que vous l'attendiez! dit Mlle Cloque.
—Heu! heu!... Il ne faudrait pas vous imaginer que je ne prenne pas plaisir à la conversation des hommes intelligents!...
Et comme il s'installait à la petite table de jeu:
—Cependant, Notre-Seigneur a dit: «Heureux les pauvres d'esprit...»
Mais Mlle Cloque s'étonna que Geneviève ne fût pas rentrée:
—Les demoiselles Houblon m'avaient juré de la ramener à quatre heures;... il en est cinq, et bien sonnées.
L'abbé la rassura. Le nom de Geneviève lui rappelait le but premier de sa visite. Il pensa que la conversation du marquis était peu favorable à la poursuite d'un tel sujet, car elle avait aigri Mlle Cloque. Décidément il était bien difficile de contenter tout le monde. A part lui, pour le moment, sa partie de piquet lui suffisait. Il s'y absorba. Mais cinq heures et demie sonnèrent sans que la jeune fille fût de retour. La vieille tante avait des distractions qui rendaient le jeu difficile. Elle prononça tout haut, malgré elle:
—Où est-elle?
—La voici, dit l'abbé en ramassant une carte qui était tombée.
—Je parle de ma nièce, dit Mlle Cloque.
—La chère enfant! fit M. Moisan que l'inquiétude n'atteignait point, voyons, décidément, qu'en faisons-nous? Il faut pourtant la marier.
—Il vaut mieux attendre que de faire cela à la légère.
—Sans doute, sans doute.
—Il est vrai, que si je venais à lui manquer, la pauvre petite, je me demande ce qu'elle deviendrait!
—On ne sait qui vit, qui meurt...
L'abbé était très embarrassé de placer ce qu'on l'avait évidemment chargé de dire, et il voulait malgré tout s'en soulager, par acquit de conscience. Il étendit la main au-dessus du petit tapis vert, jusque sur le bras de sa partenaire, comme pour prévenir un mouvement de révolte, et lui glissa sans la regarder:
—Si—à Dieu ne plaise,—il y avait jamais un malheur, mademoiselle Cloque, soyez assurée que votre nièce trouverait une seconde mère en la personne de Mme la comtesse... Pas plus tard qu'hier, Mme la comtesse me disait...
Mlle Cloque l'interrompit d'un regard droit, qui alla chercher bon gré mal gré ses yeux fuyants. Il y lut une si froide décision qu'il se repentit d'avoir accompli sa mission. Et la vieille fille continuait à le dévisager, luttant contre son respect inné, absolu, du prêtre, qui la retenait de mépriser cette basse servilité vis-à-vis d'une maison puissante.
—Monsieur l'abbé, dit-elle, je vous prie une fois pour toutes de ne plus me reparler de ce sujet. Mme la comtesse doit bien se douter que je n'ai pas pris sous mon bonnet la résolution de rompre avec sa famille, mais que ma nièce a été consultée; et elle est de mon avis. Nous n'en changerons ni l'une ni l'autre.
Elle surprit un léger étonnement sur la figure du chanoine:
—Oh! dit-elle, vous pensez que Geneviève a eu du chagrin de cette rupture un peu brusque? C'était tout naturel. Cette union flattait son imagination. Mais c'est une fille intelligente et courageuse, et la raison a eu vite fait de prendre le dessus. Dieu merci! elle est bien guérie.
—On la trouve pâlotte, dit le prêtre, en faisant une moue interrogative.
—La pauvre enfant aurait besoin de distractions qu'une bonne femme comme moi n'est guère en mesure de lui procurer. Elle sort tous les jours avec les demoiselles Houblon... Elle n'est jamais rentrée si tard!...
—Tenez, dit l'abbé en prêtant l'oreille, je suis sûr que la voilà...
—Non, c'est un fiacre qui s'arrête; elle ne revient jamais en voiture.
—Faisons-nous la belle? demanda-t-il en battant les cartes.
Mais Mlle Cloque s'était levée et regardait à la fenêtre de la rue:
—C'est curieux, dit-elle, il y a un fiacre à la porte de la maison; avez-vous entendu sonner, monsieur l'abbé?
Sans attendre sa réponse, elle se précipitait dans la cage de l'escalier. Elle entendit en bas une porte se fermer, une autre s'ouvrir, puis des chuchottements. Elle descendit quelques marches; elle aperçut le bonnet blanc de Mariette, qui passait rapidement de la salle à manger à la cuisine:
—Mariette!
—La bonne referma promptement la porte de la cuisine comme si elle n'avait rien entendu. Alors Mlle Cloque, tout en dégringolant l'escalier, et la voix pleine d'angoisse, cria:
—Mariette! Mariette!
Mariette la sentant si près, se hâta de monter au-devant d'elle à grandes enjambées et sans rien dire.
—Qu'est-ce qu'il y a?
—N'y a rien du tout, mademoiselle... de quoi donc que vous vous tourmentez?
—Vous mentez! qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?
Et avec une brusquerie et une agilité extraordinaires, Mlle Cloque bouscula sa servante et fut en bas avant que celle-ci eût eu le temps de formuler une réflexion.
Elle ouvrit la porte de la salle à manger et vit le dos des quatre demoiselles Houblon tournées du côté du vieux fauteuil de velours rouge qui garnissait le coin à gauche de la cheminée. En entendant la tante de Geneviève, toutes les quatre firent en même temps:
—Ce n'est rien! ce n'est rien du tout!
L'une d'elles tenait à la main un flacon d'eau de mélisse des Carmes, une autre un verre d'eau où elle remuait rapidement le sucre, en l'approchant des lèvres de Geneviève.
Mlle Cloque avait fendu leur groupe et était venue tomber aux pieds de sa nièce qu'elle pensait trouver morte. Geneviève lui sourit aussitôt, au milieu de sa figure décomposée, et répéta comme les autres:
—Ce n'est rien, ce n'est rien du tout.
—Mais enfin, qu'est-ce qu'il lui est arrivé?
Au lieu de répondre directement, l'aînée des demoiselles Houblon dit:
—Oh! nous savions bien que ce ne serait rien, et nous ne voulions vous prévenir que lorsque Geneviève irait tout à fait mieux... Je parie que vous ne nous avez pas entendu sonner?
—Non, mais j'ai entendu la voiture.
Mlle Houblon se pinça les lèvres. Ah! on avait entendu la voiture. Plus moyen de cacher à la tante que Geneviève avait été assez souffrante pour ne pas revenir à pied.
—Enfin, me direz-vous ce qu'elle a eu?
—Une faiblesse, cela peut arriver à tout le monde. Elle était très gaie; nous entrons chez Mme Pigeonneau; on cause de la pluie et du beau temps—ah! vous savez, entre parenthèses, que Léopoldine Archambault est revenue; nous l'avons vue passer justement, avec Mlles Jouffroy,—quand voilà tout à coup cette pauvre Geneviève qui s'assied précipitamment, qui pâlit, à propos de rien, et qui perd connaissance: un bon petit évanouissement.
—Mais enfin, qu'avait-elle vu? qu'avait-on dit devant elle?
—Des riens, mademoiselle; ce que l'on dit tous les jours. Ce n'est pas la vue de Léopoldine...
—Est-ce qu'on sait jamais, avec ces têtes-là?
—Oh! elle avait une de ces toilettes! dit en levant les yeux une des demoiselles Houblon.
—On se demande, ajouta une autre, ce qu'elle revient faire à Tours.
—Ce n'est pas un petit trajet que le voyage de Grenoble!
Geneviève reprenait peu à peu ses forces. Elle se souleva dans le fauteuil, et comme sa tante l'embrassait:
—Oh! ça va mieux! dit-elle, et elle se mit debout.
Mlles Houblon se retirèrent en promettant de venir prendre des nouvelles dans la soirée.
—Pourquoi vous déranger encore?
—Papa va présider la réunion de ces messieurs de la confrérie du Tiers-Ordre de Saint-François: il s'agit de s'entendre sur la conduite à tenir pour la fête de Saint-Martin qui approche.—Vous savez qu'on s'attend à du grabuge!—Aujourd'hui, l'important est de se compter afin de connaître exactement ses forces, pour le jour de la lutte suprême...
—Ah! Monsieur votre père a bien du mérite! car la cause que nous soutenons avec lui est ingrate. Mesdemoiselles, vous avez lieu d'être fières de lui appartenir.
Remontée à sa chambre, Mlle Cloque fut toute confuse d'avoir oublié le chanoine durant cette alerte:
—Monsieur l'abbé, que je vous fasse mes excuses: j'ai été retenue en bas...
Mais l'abbé n'avait pas trouvé le temps long. Il faisait des réussites. Mlle Cloque, dans sa précipitation avait laissé ouverte la fenêtre de la rue de la Bourde. Il n'avait pas osé la fermer. Le vent d'octobre qui soufflait fort dérangeait son jeu. Et il maintenait ses petits paquets de cartes à l'aide des pierres des Basiliques qu'il avait prises sur la cheminée.
—Comment! s'écria Mlle Cloque, mais ce sont des reliques de Saint-Martin!
—Est-ce possible? dit l'abbé; elles constituent d'excellents presse-papier.
Et il les remit lui-même en place, non sans respect, mais avec une certaine familiarité d'homme habitué au toucher des objets sacrés.
Il se leva pour prendre congé. Il chatouilla du doigt le menton de Geneviève:
—Elle est pâlotte, elle est pâlotte, dit-il en regardant la tante d'un air entendu.
On envoya chercher le docteur Cornet, médecin de la maison. Puis on mit Geneviève au lit dès avant le dîner, non qu'elle fût malade, mais à cause de la fatigue qui résultait de son indisposition. La tante préférait d'ailleurs que la jeune fille, déjà ébranlée, ne fût pas témoin de l'entretien qu'elle devait avoir avec Loupaing, durant lequel il était possible que l'on échangeât des paroles vives.
Elle avait coutume d'aller elle-même tous les trois mois, payer son loyer, entre les mains du propriétaire. Elle tenait à honneur de s'y rendre aujourd'hui plus que jamais, puisque celui-ci l'avait grossièrement provoquée.
Le docteur Cornet arriva comme la nuit tombait. C'était un petit homme aux cheveux gris, épais, mal peigné, plus mal mis encore, qui avait une figure hideuse, une voix de femme et des manières brusques. Quoiqu'il fût laid et bourru, il était agréable. Il pratiquait l'homéopathie.
Par une étrange contradiction avec la tournure de son esprit voué au respect des plus vieilles traditions, Mlle Cloque allait en médecine aux excentricités. Elle avait recours au médecin homéopathe, et encore, pour son usage personnel, trahissait-elle en secret le docteur Cornet en faveur d'une certaine médecine italienne, appelée électro-homéopathie et qui était répandue dans le clergé. On en faisait venir les remèdes de Bologne, en petits tubes remplis de granules blancs, ou en flacons de verre coloré contenant un liquide étiqueté: électricité blanche, rouge, jaune et bleue. Des brochures envoyées franco donnaient la manière de se traiter soi-même.
Le docteur Cornet tâta le pouls de Geneviève couchée tristement sous ses rideaux de reps gris passé. Une veilleuse répandait dans la chambre sa pauvre lueur. Il voulut qu'on la remplaçât par une bonne lampe, au moins jusqu'à dix heures du soir.
—Qu'est-ce que c'est que ce lumignon-là! dit-il. Il faut de la lumière à cette jeunesse.
Quand on eut apporté la lampe, il s'approcha de la tête de Geneviève. Il rabattait ses gros sourcils et la regardait attentivement dans les yeux. Il ne lui fit pas tirer la langue, mais il lui posa des questions qui avaient l'air d'être à cent lieues du cas présent. Il passait pour original; on s'amusait de ses interrogations déconcertantes et on y répondait sans méfiance. C'est ainsi qu'au milieu de vingt autres sujets, il demanda à Geneviève si on avait l'habitude, à son couvent, d'apprendre aux jeunes filles à composer des vers, si on les exerçait à noter leurs impressions personnelles. Cette curiosité fit sourire la nièce et sa tante.
—Ce docteur Cornet, on le ferait venir rien que pour vous égayer... s'il n'était pas d'une indiscrétion!...
Mais en descendant l'escalier, il dit à Mlle Cloque qui lui demandait: «qu'a-t-elle?»
—Elle a un secret. Il faut étourdir cette petite-là, coûte que coûte.
Et il ajouta, après une hésitation:
—A votre place, moi, je tâcherais de jeter un coup d'œil dans le pupitre de cette enfant. Je parierais qu'il y a là-dedans des pattes de mouches qui nous renseigneraient mieux qu'elle ne le fera elle-même, la petite coquine...
Mlle Cloque le regarda d'un air effaré:
—Qu'est-ce que vous voulez dire, docteur?
—Rien. Faites donc ce que je vous dis, faites donc!
Et il s'enfonça dans l'ombre de l'escalier en serrant autour de son cou un foulard blanc sur lequel il releva le col d'un vieux pardessus. Il mit son chapeau de feutre mou, presque gras. Il était fait comme un voleur.
«Quel drôle de pistolet, pensa Mlle Cloque. On se demande où l'on va pêcher la confiance que l'on a dans ces êtres-là.»
Elle remonta un moment près de Geneviève qu'elle crut devoir tranquilliser en lui disant que le docteur ne la trouvait point malade. Elle n'osa pas l'interroger, bien que la conclusion du médecin l'inquiétât. Un secret! Geneviève! une fille si franche, si expansive même, qui, à chaque instant, avait des candeurs enfantines! Elle ne voyait qu'une hypothèse admissible à la rigueur: la persistance d'un penchant pour le jeune Grenaille-Montcontour. Mais comment ne s'en serait-elle jamais aperçue depuis trois mois que cette affaire était enterrée et que Geneviève causait avec elle à cœur ouvert de toutes choses et notamment de la construction de Saint-Martin qui ramenait à chaque instant le nom du comte sur leurs lèvres? Quelle puissance de dissimulation il eût fallu supposer à la pauvre petite! Ces médecins s'imaginent toujours avoir affaire à des femmes romanesques. Sans doute, il jugeait la nièce d'après la réputation qu'avait la tante de vivre par l'imagination. Mais précisément une des surprises de Mlle Cloque était de découvrir chez Geneviève une nature très positive, très calme, très raisonnable. Elle lui avait dit à plusieurs reprises, en souriant: «Toi, tu n'es pas de la famille! Nous n'avons jamais eu tant de bon sens!» Quant à aller fouiller dans les pupitres, il fallait que le docteur la connût bien peu pour croire qu'elle consentirait à commettre un indélicatesse de cette taille!
—Ce malheureux docteur aura beau faire, dit-elle en bordant le lit, il restera toujours un vrai paysan du Danube.
—Il est amusant, dit Geneviève; il ne fait pas peur.
—Il n'est peut-être bien pas si fort, après tout!... Il n'a rien ordonné; il dit qu'il faut que tu manges et que tu t'amuses... Si tu es encore faiblotte ce soir, je t'appliquerai sur les tempes une petite compresse d'électricité rouge.
Et elle laissa la jeune fille en refermant doucement la porte de cette chambre grise où la lampe à abat-jour opaque ne répandait qu'un cône de lumière sur le pied du lit, sur la petite table au pupitre et sur une chaise garnie d'effets; au plafond le halo sautillait, donnant l'illusion de nuages fumeux et éphémères ou dansant en sarabande; sur l'oreiller, dans la pénombre, penchait la tête gracieuse de Geneviève, et sous le front droit que découvrait la mousse blonde, le mystère était clos.
Mlle Cloque passa dans sa chambre prendre l'argent du terme; elle mit son chapeau, ses gants, et descendit résolument chez Loupaing. Mariette l'attrapa au passage:
—Vous y allez donc tout de même, mademoiselle! Voulez-vous de moi pour vous donner un coup de main?
—En voilà une idée!
—Oh! mademoiselle, j'ai si grand peur de cet homme-là! Faites au moins ce que je vous ai dit, sans ça il est capable de tout. Et qu'est-ce que ça coûte un compliment, je vous le demande un peu?
—Laissez-moi donc tranquille et occupez-vous de ce qui vous regarde. Vous monterez le bouillon à mademoiselle dès qu'il sera chaud.
Le cœur lui battait cependant, en ouvrant dans l'obscurité la petite porte grillagée qui fermait son jardin, sous le magnolia; car il lui répugnait d'affronter l'imbécile jacobin. Par une fenêtre éclairée du rez-de-chaussée, elle aperçut coup sur coup les bonnets blancs de la mère et de la femme de Loupaing. S'il était ivre, elle ne se trouverait du moins pas seule vis-à-vis de lui.
Elle frappa à la porte entr'ouverte. Une voix de stentor répondit de l'intérieur:
—Entrez donc nom de D...!
Et comme elle poussait la porte, la même voix ajouta:
—C'est la maison du peuple, chez moi, nom de D...! Ici tout le monde est chez soi!
Mlle Cloque eut la présence d'esprit de dire:
—Pas moi, du moins, monsieur Loupaing, car vous ne me faites pas grâce de mon loyer, que je sache?
Il y avait, en face de Loupaing, son beau-frère le plâtrier. Celui-ci ôta sa casquette et se mit à rire.
—Ah! dit Loupaing, en frappant un grand coup sur la table où il était assis, voilà mademoiselle Cloque, tonnerre de D...! Ne manquait plus que ma bonne amie!...
Ce mot fit encore rire le plâtrier.
Mais la vieille fille regarda Loupaing d'un air si calme, si résolu et si digne, qu'il n'ajouta plus rien, et fut, des deux, le plus mal à l'aise.
Elle avait le nœud des brides de son chapeau, sous le menton, irréprochable, comme toujours; ses bandeaux gris étaient bien lissés, sa figure honnête de femme n'ayant connu jamais qu'une ligne de conduite, qu'une foi, qu'un but, en imposait à tout le monde.
La mère et la femme de Loupaing arrivèrent en même temps de la pièce voisine; elles dirent bonjour poliment à la locataire, et lui demandèrent des nouvelles de sa nièce.
—On sait donc déjà qu'elle a eu une petite indisposition?
—C'est votre bonne qui nous a dit ça en passant.
—Ah!
—A cet âge-là, dit la mère Loupaing, d'un air entendu, les demoiselles c'est comme du verre: faut y faire bien attention. Ma fille est là pour vous le dire: si je ne l'avais pas tenue au doigt, à l'œil, elle, de son temps!... C'est-il pas vrai, Victorine?
—Elle est si comme il faut, votre petite demoiselle! observa Mme Loupaing, en regardant son frère, ça serait grand dommage qu'elle ne réussisse point dans ce qu'elle veut faire...
—Il n'y a rien de tel que de ne pas viser au-dessus de sa condition: ça vous évite bien des déboires.
—Ah! dame! c'est qu'on ne commande point comme on veut à ses fantaisies!...
---Faut avoir eu des filles pour savoir ce que c'est. C'est délicat, oh! oh! c'est délicat.
Tandis que les deux femmes donnaient ainsi leur inévitable avis, sans émouvoir autrement Mlle Cloque qui savait par cœur les mœurs de ce petit monde, elles avaient saisi chacune un coin de leur tablier et le passaient, en guise de torchon, sur la toile cirée de la table toute maculée de ronds de vin rouge à bon marché et qui avait déjà déposé une poussière de tartre. En même temps elles disaient l'une et l'autre dans le nez de Loupaing:
—Lève-toi donc! lève-toi donc un peu pour dire bonjour!
Mais Loupaing était assis là comme au conseil municipal; il se carrait, s'élargissait, se faisait, sur sa chaise, plus pesant que nature. Il avait le teint allumé; il était rasé de frais, ce qui dessinait nettement la ligne tombante des moustaches qu'il allongeait par un emprunt sur les deux joues, pour se donner, disait-il, l'air d'un tribun. Il était en gilet, et sa chemise mal boutonnée et souillée de larmes de boisson violâtres, laissait entrevoir la flanelle rouge.
Mlle Cloque tira d'une enveloppe qu'elle tenait à la main, un billet de banque. Elle le déposa sur la table et laissa tomber par-dessus, en les comptant, des pièces d'or:
—Je viens m'acquitter de ma petite dette. Si vous avez eu l'obligeance de me préparer ma quittance...
Loupaing frappa un nouveau coup sur la table, qui fit sauter les trois louis:
—Nom de D!... dit-il, c'est pas tout ça!... Je ne refuse pas votre argent, mais je suis un homme de cœur et qui est sensible au sentiment: sacré mille millions de nom d'un nom! faut-il que je vous apprenne que je suis nommé du conseil municipal?
—Je le sais, dit Mlle Cloque. Je pense que cela peut vous être utile ainsi qu'à votre famille, et j'en suis heureuse pour elle et pour vous. Mais, je me fais de ces fonctions une haute idée. Je crois qu'il y faut à la fois des principes fermes et généreux, et des capacités éprouvées; j'ajouterai que la vie même de ceux qui prétendent gouverner leurs concitoyens devrait pouvoir leur être proposée en exemple... Vous me trouvez difficile, mais c'est que je suis vieille et que je sais le prix du mérite réel. J'ai vu bien des hommes élus, monsieur Loupaing, aux plus hautes fonctions, même au trône de France, et je les ai vus retomber sous les huées de ceux mêmes qui les avaient élevés. A mon âge, on n'applaudit plus qu'aux belles actions, non aux succès.
—Autrement dit, vous vous f... de mes électeurs comme de moi, sous le prétexte que je ne suis pas pour les calotins!...
—Je ne dis pas cela, monsieur Loupaing. Je dis seulement que je vous ferai des compliments, à vous et à vos électeurs, le jour où vous aurez montré que vous étiez digne de leur choix. L'occasion peut se présenter un jour ou l'autre, il y a tant de bien à faire!...
—Nom de D!... faut-il, à l'âge que vous parlez, en avoir tout de même un culot! Vous pouvez vous vanter que vous êtes la première personne qui ose rouspetter devant moi et qui ne me tourne pas un compliment!...
Il fit glisser sa chaise en arrière, dans un mouvement de colère. Le plâtrier roulait sa casquette entre ses doigts. Sa mère et sa femme se penchaient de chaque côté du conseiller, pour le calmer.
—Mademoiselle est plus savante que nous autres, vois-tu bien! faut pas lui en vouloir de ce qu'elle sait parler... Faites donc pas attention, mademoiselle Cloque, il est un peu butor: c'est l'honneur qui le rend injuste...
Il roulait un œil furieux, en cherchant que dire; il allongea le bras vers le billet et la monnaie d'or restés sur la table, et les attira à lui; il les couvrit de ses deux mains arrondies comme s'il les y chauffait. Et il sembla que la chaleur de ce petit brasier montât dissiper l'hébétude de sa demi-ivresse. Il eut l'air de se raccrocher tout à coup à une idée perdue. Le plâtrier lui lançait des regards à la fois timides et brûlants; les deux femmes d'ailleurs insistaient:
—Tu oublies donc ce que tu sais bien! voyons Loupaing!
Il n'abandonna point toutefois son air farouche; il recogna sur la table:
—Nom de D...! s'écria-t-il, en regardant Mlle Cloque qui attendait tranquillement sa quittance: mais c'est qu'elle n'a pas peur!...
—Il n'y a que les méchants qui aient peur, monsieur Loupaing; il arrive souvent malheur aux honnêtes gens, c'est vrai, mais ils ne le craignent point.
—Eh bien! sacré nom! on s'aperçoit que vous êtes de la vieille garde, vous! J'en connais plus d'un, avec du poil au menton, qui ne se tiennent pas si droit sur les jambes... C'est pas du sang de navet qu'il y a dans votre famille; ça se voit; c'est bon à retenir!... On en fera peut-être bien son profit, soit dit en passant. Voulez-vous toper là et qu'on soit bons amis?
Mlle Cloque étonnée d'un revirement si soudain, et sans comprendre le sens énigmatique de ces paroles, dit, en acceptant simplement la quittance qu'une des femmes lui tendait:
—Monsieur Loupaing, je ne demande pas mieux que nous vivions en bons termes; il n'a pas dépendu de moi que nous ne l'ayons toujours fait...
Loupaing se leva en la voyant gagner la porte:
—Voulez-vous la lance?
—C'est un peu tard, dit Mlle Cloque, la saison est bien avancée pour que j'arrose mes fleurs!
—Ça ne fait rien, dit Loupaing, je vous la porterai moi-même... A quoi que ça sert de s'asticoter, voyons! on n'est-il pas des braves gens?... Je vous la porterai. Je l'ai dit.
Mlle Cloque salua et sortit.
—Vous ne nous laisserez pas sans nouvelles de cette chère petite demoiselle! cria la mère Loupaing, sous le porche.
XI
RÉUNION DE «ZÉLATRICES»
Mlle Cloque reçut une lettre anonyme en caractères d'imprimerie découpés aux ciseaux et présentant une analogie frappante avec les elzévirs épais de la Semaine religieuse:
«Si vous voulez connaître les embûches qui vous sont tendues au sein de l'Ouvroir, faites en sorte de ne pas être des ouvrières de la première heure, et tenez-vous dans les ténèbres du corridor extérieur. Alors, ceux qui auront des bouches parleront et ceux qui auront des oreilles entendront. On a trouvé une faute à vous reprocher. Vous saurez laquelle en méditant sur ce texte: Un bienfait n'est jamais perdu.»
Signé (sic):
«Quelqu'un de bien informé, sans être précisément dans la dévotion, et qui veut du bien à son prochain.»
Elle affirma à Geneviève et elle se déclara très sincèrement à elle-même qu'il ne fallait tenir aucun compte de tel avis. Elle chiffonna la lettre et la jeta au feu avec dégoût. Mais, de la nuit, elle ne ferma l'œil.
—Si tu veux venir avec moi, dit-elle, le lendemain, à sa nièce, tu verras par toi-même le cas qu'il faut faire de ces sortes de paperasses.
Vers trois heures de l'après-midi, elles sortirent par un temps gris et désolé de novembre. Mlle Cloque portait à la main son sac à ouvrage ainsi qu'une petite chaufferette à braise chimique, en cuivre, dont les dimensions dépassaient à peine celle d'un gros paroissien.
Geneviève promenait à côté de sa tante une figure résignée. Elle l'accompagnait dans toutes ses courses et semblait partager l'agitation que causait à la vieille fille l'approche des élections à la présidence de l'Ouvroir et de la fête de Saint-Martin.
Elle ne donnait aucun signe d'émotion secrète. Elle montrait moins d'entrain que du temps qu'elle était au couvent: mais elle avait dix-huit ans sonnés, ce n'était plus une enfant. Elle n'était pas gaie: mon Dieu, cela pouvait s'expliquer par le manque de jeunesse autour d'elle. Enfin, si elle avait moins bonne mine qu'autrefois, cela tenait évidemment au peu d'exercice qu'elle prenait; et on aviserait à y remédier aussitôt après les fêtes.
Elles longèrent le mur de la chapelle provisoire, tronquée déjà de l'appendice qu'habitait encore trois semaines auparavant M. l'abbé Moisan, et offrant à vif la plaie de son flanc mutilé, sur le large espace béant de l'ancienne maison du droguiste.
Elles allaient prendre une petite ruelle faisant suite à la rue Rapin, pour gagner l'Ouvroir; mais elles la trouvèrent complètement obstruée par les décombres, et firent le tour par la rue Néricault-Destouches. Devant la porte, une demi-douzaine de voitures de maître attendaient déjà celles de ces dames à qui leurs occupations ne laissaient que le loisir de tirer quelques aiguillées à la salle de travail.
On rentrait de la campagne, et les premiers froids concordant avec le zèle des commencements d'année et des intrigues de l'élection prochaine, réunissaient au complet la pieuse association de bienfaitrices des pauvres.
Bien que, au dire des méchantes langues, on travaillât moins en fait qu'en paroles à l'Ouvroir de Saint-Martin, les résultats étaient éloquents, et cette institution fournissait chaque année aux familles nécessiteuses un lot considérable de brassières d'enfants, de petits bas de laine, de layettes complètes, de couvre-pieds au crochet tunisien. Qu'importait-il, après tout, que ces objets fussent imprégnés du subtil parfum de charité qu'y laisse la main même de l'ouvrière mondaine, ou qu'ils fussent achetés tout faits, à la dernière heure, par les zélatrices paresseuses?
Dans une vaste salle dont la nudité absolue avait pour but de faire pénétrer jusqu'aux moelles des femmes du monde, le sentiment des affres de la pauvreté, elles se pressaient autour du petit poêle de fonte ronflant, qui supportait une vieille boîte de conserves emplie d'eau, et envoyait dans l'espace vide d'ornement l'éclair sinistre de son noir tuyau en zig-zags. De tristes becs de gaz d'école primaire, efflanqués, descendaient du plafond fumeux. Pour tout mobilier: des chaises grossières; pas même un porte-manteau. Aux angles de la pièce, les parapluies inclinés les uns sur les autres, dans une complète promiscuité, prenaient des airs boudeurs ou pleurnichards. Le long du mur, les socques et snow-boots, soigneusement séparés par paires, chacune suintant sa petite mare, bâillaient avec contorsions leur veuvage des pieds dévots. Au milieu du désert d'un panneau, pendait un lamentable crucifix de grabat.
On respirait une odeur d'eau tiède, de roussi et de caoutchouc.
C'était là que Mlle Cloque,—depuis vingt ans l'âme de cette réunion, depuis huit ans honorée annuellement de la présidence,—avait eu la joie de remarquer, et précisément ces derniers jours, en dépit de la lettre anonyme, «un regain de la belle union de jadis, de la féconde entente des âmes et des cœurs dans l'amour de Notre-Seigneur, en vue du bien».
Il était incontestable que la plupart de ces dames, depuis quelques semaines surtout, lui manifestaient un empressement qui la touchait. Elle y reconnaissait une consolation envoyée du ciel et destinée à lui faire prendre en patience la méchanceté des temps. Non que ces dames se fussent jamais ouvertement éloignées d'elle! La plupart ne lui avaient point soulevé d'opposition déclarée: tout au plus donnaient-elles, en tapinois, quelques gages timides au parti adverse. Peut-être ne leur manquait-il, pour trahir, qu'une occasion du genre de celle qui avait amené la rupture éclatante des deux sœurs du fonctionnaire de Grenoble. Le fait était qu'elles n'avaient pas trahi.
La présidente entra en négligeant, cela va sans dire, de s'attarder aux «ténèbres du corridor extérieur.»
—Eh bien! ma chère amie, dit aussitôt une de ces dames, vous seriez arrivée une minute plus tôt, vous interrompiez un véritable panégyrique prononcé en votre honneur par Mme Bézu!...
—Je ne m'en dédis pas, lança celle-ci.
—Oh! fit Mlle Cloque, en souriant, et d'un air confus, mesdames, attendez que je sois morte!
Et, en prenant la chaise qui lui était réservée près du poêle:
—Ah! qu'il fait bon, mesdames, se sentir les coudes, par ces malheureux temps de désordres et de haines! Dieu nous préserve de la division entre nous!
—Voilà qui s'appelle être l'interprète du sentiment général! soupira Mme Chevillé.
—Ce ne serait certes pas ma faute, dit Mme Bézu, si nous cessions jamais de composer autour de vous comme une couronne d'un métal inaltérable!
—Hélas! dit Mlle Cloque, en priant Geneviève de lui enfiler son aiguille, il souffle autour de nous de telles tempêtes! Mais, comme rien n'arrive ici-bas sans la permission de Dieu, il faudra bien qu'un jour ou l'autre l'ordre soit rétabli... Les consolations nous viennent, Mesdames, en se donnant la main, comme les malheurs. Et, tenez, voici qui est de bonne augure, pour ne vous citer qu'un exemple: figurez-vous que mon propriétaire, Loupaing, depuis son élection, est devenu doux comme un agneau: il m'accable de prévenances...
—Ces gens-là sont tous les mêmes. Regardez nos farouches radicaux. Une fois au pouvoir...
—Dieu ne permet jamais au mal de dépasser certaines limites: il y a comme une soupape de sûreté qui s'ouvre au moment où l'on croit tout perdu.
Mlle Cloque menait la conversation doucement et prudemment, asseyant l'entente sur des sujets propres à tenir tout le monde d'accord.
Elle caressait en silence un projet cher à son cœur. Son désir était de ramener, à l'occasion de la fête de Saint-Martin, les deux seules zélatrices qui eussent brisé avec elle: elle se promettait secrètement d'embrasser les demoiselles Jouffroy.
Par contre, on remarquait un embarras chez la plupart de ces dames. Leurs phrases avaient des terminaisons biaisées, des pentes tortueuses ou de brusques glissades, ménagées, semblait-il, en vue de faire trébucher la plus pressée ou d'entraîner la plus hardie dans la discussion d'un sujet qui les possédait toutes.
Mlle Cloque soupira:
—Je ne serai contente, que lorsque toutes les brebis seront rentrées au bercail.
L'allusion aux dissidentes n'échappa à personne, et les pensées allèrent aux deux sœurs qui ne venaient plus à l'Ouvroir à cause de Mlle Cloque, mais qui voyaient les zélatrices des différentes œuvres, et s'étaient, disait-on, fort agitées ces dernières semaines.
Les paroles de la présidente furent suivies d'un silence trop complet.
On entendait les chutes molles de la braise sur la plaque de tôle, au pied du poêle ronronnant. Une goutte d'eau coula au flanc de la boîte de conserves, et, surprise par le contact de la fonte brûlante, jeta un long «pfuiii» désespéré.
Cette gêne fut heureusement allégée par l'entrée de la femme de journée préposée à l'entretien de la salle. Elle ouvrit la porte rougie du poêle et y agita le charbon à l'aide d'une tige de fer. Elle alluma les quatre becs de gaz, en annonçant qu'il pleuvait. Chacun tourna la tête du côté de son parapluie.
Un bruit naquit aux environs de Mme Bézu. Il s'élargit aussitôt et s'enfla, pareil à ces nouvelles que chacun sait et dont personne n'ose parler le premier. Mlle Cloque le connaissait comme les autres, car elle se hâta de dire:
—Ce n'est pas vrai! c'est un cancan.
La veille, pendant la messe, à la chapelle provisoire—où Mlle Cloque retournait en vertu de sa sympathie pour les choses condamnées à périr—la chaisière lui avait insufflé dans l'oreille: «Faut bien vous dire ce qui est! Eh bien, la demoiselle à ces demoiselles Jouffroy a été à la chasse avec M. le comte et tout le tremblement. Paraît que ce n'est pas croyable, mademoiselle Cloque! Mais le pire, c'est que ces demoiselles,—que l'on dit,—l'ont laissée aller à cheval avec plus de trente messieurs et autant de militaires!... Moi, je n'y suis pour rien.»
Immédiatement une longue protestation s'unit à celle de Mlle Cloque.
—Que résulte-t-il de cela, dit Mme Chevillé, même en mettant les choses au pire? Que la jeune fille a été autorisée à suivre une chasse à courre. Évidemment elle y était accompagnée de plusieurs personnes de son sexe, et elle était sans doute confiée à la garde de Mme la comtesse.
—Madame, dit Mme Bézu, ce n'est pas possible, cela ne se fait pas. Une mère ne confie pas sa fille à une étrangère, surtout dans une partie de plaisir de cette sorte!
—Mais, dit Mlle Cloque, Mme la comtesse n'est pas une étrangère pour ces demoiselles.
—Enfin, vous, ma bonne, confieriez-vous votre nièce pour une chasse à courre?
—Oh! moi, moi, je suis peut-être un peu rigoriste sur ces questions-là... Et d'abord, j'aurais une bonne raison de refuser: c'est que Geneviève ne monte pas à cheval.
—Est-ce que la jeune Archambault montait, à Marmoutier? demanda quelqu'un en se tournant vers Geneviève.
La jeune fille répondit d'une voix blanche et qui semblait étouffée dans sa gorge:
—Oh! non, madame, on ne faisait pas d'équitation à Marmoutier.
—Elle aura donc appris pendant les vacances.
Geneviève cousait avec une application, exagérée, la tête sur son ouvrage.
—N'avez-vous pas mal à la gorge, ma chère petite?
—Oh! non, madame, c'est un chat...
—Méfiez-vous des granulations! Et puis, je me permettrai de vous faire observer, mon enfant, qu'il est très malsain de travailler la tête basse...
On fut promptement divisé en deux camps au sujet de l'affaire de Léopoldine à la chasse à courre, l'un soutenu par Mme Bézu qui trouvait que la conduite de ces demoiselles était d'une «inconséquence» et d'une légèreté blâmables; l'autre enclin à l'indulgence et qu'avait paru diriger d'abord la charitable Mlle Cloque, mais dont s'empara bientôt la majorité des dames de l'Ouvroir avec une chaleur dépassant hardiment l'opinion de condescendance de la présidente, et qui s'enflamma jusqu'à l'apologie en règle de «ces deux saintes filles dont la vie, toute d'humilité et d'abnégation, s'écoulait derrière les murailles d'un cloître, et dont les opinions modestes n'avaient jamais heurté qui que ce fût.»
Du coup, Mme Bézu s'emporta, et elle fut appuyée par Mlle Cloque. Mme Bézu qui, au su de toutes briguait la présidence de l'Ouvroir, était opposée d'instinct à ce qu'on exaltât aucune des zélatrices. Elle s'éleva contre les tendances neutres et incolores des demoiselles Jouffroy. En toutes choses, il était nécessaire d'avoir une foi, un programme. Or, ces demoiselles allaient à l'aveuglette, se laissaient mener par les événements comme des épaves à la dérive.
Mlle Cloque, qui ne savait point mentir à son opinion, dit:
—Mme Bézu a d'excellents principes.
Ivre de se sentir soutenue par celle même dont elle ambitionnait la place, Mme Bézu se lança dans une diatribe à perte d'haleine contre les demoiselles Jouffroy. Pour se ménager l'assentiment durable de Mlle Cloque, elle introduisit de ci de là quelques pointes à l'endroit des Grenaille-Montcontour avec qui ces demoiselles avaient entamé des relations «qu'on ne s'expliquait pas».—«Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.» «La fréquentation des gens à demi-tarés ne va pas sans vous laisser aux mains quelques traces douteuses...»
Des allusions aussi malveillantes provoquèrent une explosion d'indignation. Il surgit une armée de défenseurs aux Grenaille-Montcontour. On vit tout de suite que leur parti était loin d'être affaibli, même dans cette réserve d'élite du monde pieux. On les défendait pêle-mêle avec les demoiselles Jouffroy. On eût dit que leur cause était commune.
Cette bagarre n'était pas préparée. Dans l'intervalle des cris, ces dames se regardaient, s'interrogeaient des yeux: où allait-on? ne s'égarait-on pas? qui donc allait trouver la transition?
Tout à coup, Mme Bézu blêmit. Sa tête maigre et bilieuse trembla, et les arguments lui manquèrent. Le soulèvement en faveur des demoiselles Jouffroy n'indiquait-il pas une arrière-pensée politique, un complot organisé en vue d'opposer à sa candidature celle de l'une des deux sœurs? Comment s'expliquer autrement cette entente chaleureuse en faveur de filles sottes qui, jusque-là, n'avaient guère fait parler d'elles? Une telle conjuration, tramée dans l'ombre, la prenait au dépourvu. A quel philtre ces deux vieilles cruches avaient-elles eu recours pour se constituer une clientèle si disciplinée, et comment avaient-elles manœuvré pour que leur projet eût pu échapper à ses investigations?
Mme Bézu rapprocha sa chaise de Mlle Cloque et résolut d'unir désespérément ses propres forces à celles dont pouvait encore disposer sa rivale.
C'était un baiser de Judas, impudent et malhabile: la suite du panégyrique. On n'en fut point dupe. Cette outrecuidance, au contraire, excita les ennemies de Mme Bézu, tout en favorisant les intentions de la plupart. Mais Mlle Cloque, toujours fascinée avant tout par les principes, et jugeant que Mme Bézu avait raison dans la circonstance, donna tête baissée dans le piège.
—Je suis fière, dit Mme Bézu, en prenant la main de sa voisine, de pouvoir, dans ces malheureuses dissensions, tendre la main à notre digne présidente. Je savais bien, en parlant comme je l'ai fait, attirer l'approbation d'une personne d'un âge et d'un jugement si respectables, et qui a fourni, elle la première, l'exemple de rompre avec les gens dont les demoiselles Jouffroy semblent être devenues les créatures!...
Mlle Cloque, tout en lui laissant sa main, hochait la tête et lui faisait signe de ne point manquer à la discrétion.
—Mlle Cloque, poursuivait Mme Bézu, a été encore la première à flétrir la pusillanimité de ces demoiselles qui, lors de la grande protestation du mois de juillet, se couvrirent de ridicule avec leur aveu d'un fonctionnaire du gouvernement caché dans leur famille, là-bas, à Grenoble.
—Permettez!... fit Mlle Cloque.
Mais Mme Bézu ne permettait plus rien; elle était lancée.
—Qui a tenu cachée, durant de longues années, l'existence de son propre frère fonctionnaire, peut à bon droit être soupçonné de receler d'autres flétrissures...
—Flétrissures! s'écria quelqu'un; mais, madame, il n'y a pas de flétrissures à avoir un frère fonctionnaire.
—De la Sainte-République! n'est-ce, pas? reprit Mme Bézu d'un ton sarcastique. Mais madame, ignorez-vous le rôle de propagandiste révolutionnaire que doit jouer, pour se maintenir en place, le plus petit percepteur des contributions?...
—Pardon! madame, vous ignorez sans doute que le frère de Mlles Jouffroy vient d'obtenir une fort belle situation? il est nommé receveur général...
—Ah?
—Mais!... s'il vous plaît!... prononcèrent en même temps plusieurs personnes que ce nouveau titre éblouissait.
Mme Bézu, comme les autres, était sensible à la sorte d'ahurissement que produit sur les cervelles l'évocation soudaine d'un personnage puissant, fût-il républicain. L'image imprévue du «haut fonctionnaire et jouissant d'un traitement de préfet...» lui coupa tous ses moyens.
Évidemment les demoiselles Jouffroy bénéficiaient du lustre que cet événement jetait sur leur famille.
A la suite de cette petite douche, des voix aigres-douces s'élevèrent dans le groupe qui penchait de plus en plus vers les compromissions.
—Si les hommes doués de hautes capacités se mettaient tous à refuser obstinément leurs services au gouvernement, c'en serait promptement fait de notre malheureux pays...
—Le régime de l'abstention a bien des inconvénients...
—Il nous faut des hommes politiques pour maintenir haut et ferme le drapeau de la France vis-à-vis de l'étranger!
Ce langage était insupportable à Mlle Cloque.
—Un homme d'honneur, dit-elle, ne saurait prêter son concours à un gouvernement anarchique et anti-chrétien, c'est coopérer à la ruine de son pays!
Il se produisit un silence court et solennel. Toutes sentirent que la vieille présidente ultramontaine avait mis le pied sur la chausse-trappe. Il était urgent que quelqu'un l'achevât. Ce fut à qui parlerait la première:
—Ma chère amie, fit Mme Chevillé, quand on fait tant que ça la petite bouche vis-à-vis des autorités de son pays, on devrait bien ne pas contribuer d'autre part à introduire des gens sans aveu dans l'administration de la cité.
On eut les épaules allégées. On poussa des soupirs. Ouf! ça y était!
—Que voulez-vous dire? fit Mlle Cloque, anxieuse.
—Je m'entends, je m'entends... Il est préférable de ne pas revenir sur un véritable traquenard où nous avons eu, toutes ici, la légèreté de nous laisser introduire assez sottement.
—Pardon!... dit Mme Bézu.
On l'interrompit:
—Mme Bézu, votre alliée, proteste! Et en effet, il convient de lui rendre cette justice que c'est elle qui nous a ouvert les yeux. Mme Bézu n'a donc été ni légère, ni sotte, puisqu'elle a su, de ses propres moyens, découvrir le pot aux roses...
—Je ne comprends pas, répéta Mlle Cloque.
—On va vous faire comprendre, ma bonne. On vient de parler à côté de vous, de «créatures!» Eh bien! il faut convenir que vous en avez qui ne vous font guère honneur. On se demande en vérité, dans quel but votre beau zèle s'en va s'appliquer à secourir des voleurs de profession: une misérable, dont la vie, passez-moi l'expression, mesdames, n'est qu'une fosse à ordures! qu'on est venu nous prôner à l'égal d'une sainte, d'une vierge-mère!...
Mlle Cloque s'aperçut qu'il s'agissait de la Pelet, et de son fils que ces dames avaient contribué à placer dans les tramways.
—Vous voulez parler sans doute de la Pelet, dit-elle. Il est vrai, hélas, qu'il m'est venu sur son compte de tristes renseignements; j'ignorais...
—Mais, ma chère, il ne fallait pas ignorer! Par votre ignorance vous nous avez mises dans de beaux draps!... Que ne vous êtes-vous documentée plus tôt! Nous avions bien raison de nous méfier! Si nous n'avions pas courbé aveuglément la tête devant votre toute-puissance de présidente,—oh! oh! vous nous l'avez fait sentir, le poids de votre dogmatisme!...—nous n'aurions pas dérogé, pour vous complaire, à nos statuts qui nous recommandent la plus grande circonspection dans la distribution de nos charités, et ne nous indiquent pas, que je sache, de nous intéresser particulièrement aux filles-mères!...
—Elle m'était recommandée par le curé de Notre-Dame-la-Riche!
—Ta! ta! ta! nous savons ce que valent les recommandations des curés de paroisses; ils nous adressent sans cesse le rebut de leurs œuvres.
—La pauvre fille ainsi que son fils, sa bru et un petit enfant étaient dans la plus noire misère. Si vous les eussiez vus dans le taudis d'où on allait d'ailleurs les expulser, votre bon cœur...
—Ma chère amie, notre bon cœur c'est une autre affaire; il ne peut, malheureusement, exercer sa commisération sur toutes les détresses de ce monde. Il importe avant tout, pour le renom de notre Œuvre, que nos bienfaits ne s'égarent pas. La dignité de la vie et la rectitude des opinions doivent nous servir incessamment de guides dans le choix de nos protégés. Ce n'est pas à vous qui êtes si à cheval sur les principes, de condamner cette sévérité.
—Je comprends plutôt la sévérité envers les grands qu'envers les petits, dit Mlle Cloque.
Mais, elle n'osait blâmer absolument le langage de Mme Chevillé. Elle se souvenait d'avoir chassé la Pelet qui avait émis devant elle des opinions avancées.
—Ce qui est fait est fait, reprit Mme Chevillé. Mais il y a du nouveau...
—Du nouveau? interrogea toute tremblante, Mlle Cloque.
—Si vous l'ignorez, ma chère, c'est que vous continuez à être mal renseignée. Où donc vous informez-vous de ce qui se passe? Nous sommes averties de source certaine—mon Dieu, je puis bien vous le dire, c'est le Frère Gédéon qui nous a garanti le fait,—que M. Niort-Caen, pour l'appeler par son nom, victime d'un vol de la part de notre protégée, va déposer une plainte en police correctionnelle. Mme la comtesse a été volée, elle aussi; M. d'Aubrebie a avoué à Mme Pigeonneau qu'il avait été volé; enfin Mlles Jouffroy l'ont été. M. Niort-Caen n'a pas de ménagements à garder vis-à-vis de nous, et il a résolu de se plaindre. Nous verrons un de ces jours dans les journaux républicains: l'affaire de la protégée de l'Ouvroir! Qu'est-ce que vous dites de cela?
Mlle Cloque était atterrée. Par une étrange ironie du sort, ces dames soulevées contre elle à cause de son dogmatisme et de son intransigeance, choisissaient pour l'attaquer le seul fait où son dogmatisme et son intransigeance eussent été à demi tempérés par la pitié. Elle s'était séparée, il est vrai, de la Pelet reconnue indigne, mais elle n'avait pas osé lui nuire en la trahissant près des personnes qui la secouraient.
—Mon Dieu, dit-elle, mais si cette malheureuse est condamnée, que vont devenir ses enfants?
—Ses enfants, je vous conseille d'en parler! Savez-vous ce que fait son fils, notre protégé aussi, celui pour qui nous avons obtenu une place honorable: il s'est improvisé orateur de club; il tient chaque soir des discours incendiaires, et il serait mis à pied depuis longtemps si la Compagnie n'était déjà entre les mains du conseil municipal.
—Mon Dieu! mon Dieu! soupira Mlle Cloque.
Mme Chevillé, le teint animé, venait de jeter sur le cercle de ces dames le regard d'un leader essoufflé qui n'attend plus que les applaudissements de son parti. Quelques-unes baissèrent prudemment la tête sur leur ouvrage; d'autres se regardaient avec des visages penchés, soulevant les sourcils et les épaules, élargissant les coudes d'un air qui voulait dire: «Dame! qu'est-ce que vous voulez! cette vieille Cloque n'a que ce qu'elle mérite!...» Il y en avait de plus hardies qui faisaient ouvertement les gros yeux en regardant la présidente, et qui avançaient des lèvres menaçantes: «J'aurais grand'honte!» Enfin quelques voix se firent entendre:
—Il nous est très pénible, ma chère amie, d'être obligées de vous exprimer un reproche, mais l'affaire, vous êtes la première à le comprendre, a un caractère de gravité tel!...
—Il s'agit de l'honneur de notre institution!...
—Avouez que vous avez été coupable d'une certaine incurie.
—Il faut appeler les choses par leur nom: ce que vous avez fait là, c'est trahir les statuts!
Et toutes, aussitôt, se ruèrent à la curée:
—Il ne suffit pas, ma chère, d'avoir des principes!
—C'est très joli de se monter la tête avec des histoires de Basiliques! et de faire signer des listes, et d'être plus catholique que Mgr l'Archevêque ou que le Pape!
—On commet des gaffes, comme le dernier des mortels...
—La pire des imprudences, c'est de prétendre imposer ses opinions à tous.
—Le mieux est l'ennemi du bien.
Et on entendait, dans le charivari de ces femmes vomissant leur bile:
—... Se plier aux nécessités...
—... Dieu ne demande pas l'impossible!
—... Envoyer promener ceux qui ne sont pas contents!
La pauvre Mlle Cloque que l'émotion suffoquait et qui ne voyait plus clair, tourna la tête du côté de Mme Bézu qui, tout à l'heure, lui pressait les mains.
On ne put s'empêcher de rire. Mme Bézu, à mesure que s'aggravait le cas de Mlle Cloque, avait petit à petit retiré sa chaise, en se garantissant les yeux, de ses mains sèches, comme si la chaleur du poêle l'incommodait. Elle était maintenant à une bonne distance, et cousait avec ardeur la manche d'une chemisette de nouveau-né.
Quelqu'un cria sur le petit ton chantant qu'on emploie en province pour appeler la marchande en entrant dans un magasin:
—Mme Bézu!...
Mme Bézu releva une figure étonnée, absorbée. On eût juré qu'elle était à cent lieues de la question.
Cependant elle comprit à tous les yeux dirigés vers elle, que l'on exigeait son avis:
—Heu! heu! dit-elle, simulant de n'attribuer que peu d'importance à la chose, il ne faut point perdre de vue les principes de la charité chrétienne... Notre digne présidente a pu se laisser abuser... C'est avec les meilleures intentions que l'on se laisse aller... parfois... Mon Dieu! il faut tenir compte de son grand âge.
Geneviève, indignée, à bout de patience, et qui comprenait la perfidie de ces dernières phrases doucereuses, prit sa tante par le bras:
—Tante! allons-nous-en!... viens, viens!...
—Pas encore, ma petite enfant, dit Mlle Cloque dont la voix tremblait; il ne sera pas dit que même au grand âge auquel on fait allusion, j'aurai manqué de tête autant qu'on me le reproche... Et, cependant, il y aurait de quoi être troublée, car c'est à cet âge-là, et un pied déjà dans la tombe, que j'aurai encouru le premier blâme de ma vie. Non, sans doute, que je n'en aie mérité d'autres, car je n'ai point la prétention d'être parfaite, mais j'ai l'orgueil de dire que la loyauté de mes intentions m'avait jusqu'ici garantie de si grandes épreuves... Ce n'est pas sans raison que Dieu m'envoie une humiliation... particulière. Je l'accepte sans récriminer. Je ne quitterai point mécontente cette réunion où, depuis vingt ans...
Sa voix chevrotta à ce rappel de si longues années de doux entretien autour du poêle; et un mouvement se dessina dans la salle.
—... Où, depuis vingt ans, au milieu d'amitiés précieuses et de si pieux devoirs pratiqués en commun, j'ai goûté sans doute trop de plaisir—Dieu me le fait expier cruellement...—non, ce n'est pas l'amertume aux lèvres, mais au contraire en exprimant ma reconnaissance à tous les cœurs qui m'ont accordé jusqu'à ce jour le trésor de leur sympathie et de leur confiance, à toutes les voix qui, depuis huit années, m'ont comblée d'un honneur que je résigne aujourd'hui...
Il y eut des chuchotements, des trémoussements; quelques-unes de ces dames se levèrent; on entendit des «Ma chère amie!...» «Mais ma bonne amie, on ne vous demande pas cela!...»
—Mesdames, reprit Mlle Cloque, je remets ma démission entre vos mains. Mes prières, soyez-en assurées, se joindront aux vôtres afin d'obtenir du ciel qu'il vous guide sagement dans le choix d'une nouvelle présidente. Mes vœux ne cesseront point d'appartenir à l'Œuvre sainte, à laquelle j'ai consacré presque le tiers de ma vie...
Après le premier mouvement de protestation contre la décision de Mlle Cloque, on s'était rassis, on avait repris son ouvrage et on laissait parler la vieille fille.
—Mais avant de me séparer de vous, continua-t-elle; je tiens à vous avertir que le dommage que j'ai pu vous causer par ma faute, s'il est encore réparable, sera réparé, dussé-je y épuiser le restant de mes malheureuses ressources...
Il y eut çà et là de petits sourires d'incrédulité. On entendait de droite et de gauche:
—Des mots!... des mots!...
—Oui, le mot de la fin!...
Mlle Cloque fit un violent effort sur elle-même; elle dit:
—Aucune répugnance ne m'arrêtera pour éviter que le nom de votre œuvre soit traîné dans la boue. En sortant d'ici, j'irai trouver M. Niort-Caen...
On haussa les épaules. On savait qu'elle avait brisé l'avenir de sa nièce pour ne pas la laisser approcher de cette famille; et elle parlait d'aller trouver le juif Niort-Caen, le destructeur de la basilique rêvée, et de l'aller trouver dans l'attitude d'une suppliante!
—J'irai trouver M. Niort-Caen, disait Mlle Cloque, et je le prierai de renoncer à déposer sa plainte, de la retirer si la menace est accomplie... Oh! oh! je saurai découvrir des termes pour l'adoucir: Dieu m'aidera. Mais je fais ce serment que, moi vivante, l'Œuvre de l'Ouvroir de Saint-Martin ne sera pas tournée en dérision.
Sa résolution devenait inquiétante. On avait agité devant elle cette image de Niort-Caen comme un épouvantail. On avait compté qu'à ce seul nom, elle se fût effrondrée.
De tous côtés on s'exclama:
—Mais personne n'a exigé de vous une pareille démarche!
—Nous ne sommes pas si féroces!
—On dirait que nous vous mettons le couteau sous la gorge!
—Ça n'a pas de bon sens, vous n'obtiendrez rien...
—A quoi bon tant d'embarras?
Soudain on s'avisa que si, par hasard, elle revenait avec la victoire, son ascendant pouvait renaître, une réparation lui serait due. Quelques-unes s'offrirent à l'accompagner.
—Nous ne vous laisserons pas seule dans un moment si critique, dit Mme Bézu.
—En effet, opina Mme Chevillé, on pourrait nommer une délégation...
Mais Mlle Cloque les arrêta fermement de la main:
—La faute que j'ai commise vous est étrangère, dit-elle, il ne convient pas que vous en assumiez à aucun moment la responsabilité: je serai seule à tenter de la réparer.
Dix personnes se précipitèrent pour lui présenter son parapluie, ses caoutchoucs:
—Mon Dieu! mon Dieu! mademoiselle Cloque, que tout cela est donc regrettable!
—Voyez comme les choses arrivent! qui est-ce qui aurait dit cela, il y a seulement un quart d'heure?
—Enfin, il faut espérer qu'il n'y a rien de perdu. Tout s'arrangera!
—Et n'oubliez pas, quoi qu'il advienne, mademoiselle Cloque, que vous avez une amie sur qui compter...
Geneviève l'attendait, une main sur le bouton de la porte.
Elles sortirent. Elles avaient toutes les deux le cœur si gros qu'elles ne trouvèrent rien à se dire. La femme de journée les attrapa dans le corridor:
—C'est-il bien possible que ces demoiselles s'en aillent par un temps pareil! mais il pleut à plein temps! rentrez donc plutôt, je vous préviendrai quand l'averse sera tombée.
—Non, non, nous sommes un peu pressées...
Dehors, il faisait sombre, la nuit étant venue avant que les réverbères ne fussent allumés; la pluie jaillissait très haut sur les pavés. Les deux pauvres femmes relevèrent leur robe, et le froid les saisit.
—Allons jusqu'à la station des voitures, dit Mlle Cloque. Je te reconduirai à la maison, et j'irai tout de suite là-bas.
XII
NIORT-CAEN
Presque aussitôt assise dans le fiacre, Geneviève eut un grand frisson suivi d'un tremblement nerveux qui ne s'arrêtait plus. Elle se contenait depuis une demi-heure, à demi paralysée plutôt, par un aspect de la vie bien nouveau pour elle. Tout d'abord, aux premiers mots ambigus adressés à sa tante, elle avait cru se trouver mal; puis l'indignation l'avait soutenue; aux attaques ouvertes, elle avait éprouvé elle-même la colère qui lui semblait si affreuse sur la figure des autres; elle avait eu envie de parler, elle aussi, mais les mots ne lui étaient pas venus, et elle avait attendu, croyant qu'on allait se battre, ce qui ne lui eût pas paru plus épouvantable. A la fin, le sentiment que ces dames étaient arrivées à leurs fins, de longtemps préméditées, et que sa malheureuse tante sortait de là sacrifiée, lui avait causé une suffocation.
—Mon enfant, voyons, ma petite enfant! nous traversons de grandes épreuves; mais il faut du courage.
—Oh!... balbutiait Geneviève, comme elles sont méchantes!... as-tu vu?...
—Nous devons les plaindre; elles sont dans l'erreur. Ce qui leur pèse, ce sont mes idées arrêtées; elles croient qu'on peut faire le bien en se laissant tourner aux quatre vents. L'expérience les instruira... Allons, mon enfant, tâche de te remettre, on va se demander ce que tu as eu...
La voiture s'arrêta à la petite porte de la rue de la Bourde.
Geneviève embrassa sa tante qui lui dit:
—Va te reposer, je serai rentrée pour dîner.
—Oh, ma pauvre tante! quand je pense que tu vas là-bas... comme ça doit te coûter!
La porte s'ouvrit avant qu'on eût sonné. C'était la mère Loupaing qui sortait. Depuis qu'on se faisait assaut de prévenances, les Loupaing avaient obtenu le droit à ce passage réservé par contrat à la seule locataire.
—Baisse ta voilette, dit vivement Mlle Cloque.
Mais l'œil alerte de la mère du plombier avait eu le temps de saisir, à la lumière de la lanterne, les traces surabondantes de l'émotion de la jeune fille.
—Eh! cette chère demoiselle! s'écria-t-elle, en ouvrant son parapluie sur la tête de Geneviève, n'avez-vous point eu quelque accident, par hasard?
—Mais non! mais non! lançait Mlle Cloque, de l'intérieur de la voiture. Dépêche-toi de rentrer, Geneviève, tu vas être trempée...
—Eh! là, mon Dieu! dit la mère Loupaing, un malheur est si vite arrivé!... Vous voilà donc repartie toute seule, mademoiselle Cloque, faut-il que je dise au cocher où c'est que vous allez?
—Vous êtes trop bonne; dites-lui, s'il vous plaît, de me conduire jusqu'à Notre-Dame-la-Riche.
Ce ne fut que plus loin, au tournant de la rue, devant la caserne, que Mlle Cloque baissa la glace et dit au cocher:
—Vous me mènerez jusqu'à la Rampe de la Tranchée, à droite, vous savez bien, la grande propriété avec une maison neuve...
Le cocher, ruisselant, montra la grimace de son profil:
—Chez le juif? dit-il.
—C'est ça.
La voiture roula, sous la pluie, dans la triste rue aux longs murs monotones. Les becs de gaz s'allumaient; une troupe d'enfants sortait d'une école, trois ou quatre sous le même parapluie, criant, riant, courant. On passa devant la noire façade sculptée de Notre-Dame-la-Riche; puis, par une série de petites rues où de vieilles maisons du moyen âge formaient des saillies pittoresques, on aboutit aux quais de la Loire, qu'on remonta jusqu'à l'entrée du pont de pierre, entre les deux squares où les statues blanches de Rabelais et de Descartes baignaient leur marbre dans l'ombre diluvienne.
De là, Mlle Cloque apercevait la double ligne droite indéfinie des réverbères, prolongée au delà du pont immense par la Rampe de la Tranchée qui s'élève en pente douce et se perd à l'horizon. Et elle laissait ses yeux aller sur cette guirlande lumineuse établie là ce soir, lui semblait-il, comme pour solenniser sa montée au calvaire. Le vent d'Ouest plaquant l'eau à baquetées sur la glace de gauche, le large fleuve ne se laissait deviner par elle que sur la droite, dessiné par les lumières des jetées tant de fois parcourues lorsqu'elle allait à Marmoutier. Des souvenirs nombreux et confus revenaient à son esprit agité, troublé et meurtri par la rapidité des événements. Elle les chassait; elle voulait ne s'appliquer qu'à préparer ce qu'elle allait dire, en arrivant là-bas. Les battements de son cœur lui rappelaient ses vingt ans, son pas de somnambule en arrivant dans la rue d'Enfer au bout de laquelle était la maison du grand homme!...—Qui donc conduit les timides, quelle force étrange les mène et les soutient dans ces démarches résolues où ils vont comme à la mort?—Malgré elle, son imagination parcourait l'intervalle entre l'émotion de jadis et celle d'aujourd'hui.
Que de choses écoulées! que de tristesses! Et que de vérité dans les paroles prononcées par le beau prophète, en la relevant, dans l'antichambre, en présence des domestiques! La médiocrité? Elle pleuvait comme l'eau du ciel. Tous l'adoptaient, la proclamaient ouvertement: c'était la devise des temps nouveaux. On l'embrassait de cet élan d'universelle paresse qui précipite le monde vers le moindre effort, vers le petit confortable physique et moral, vers une espèce de sérénité égoïste et sans grandeur. «Qui sait, cependant, avait ajouté Chateaubriand, s'il ne naîtra pas de ces autres conditions de la vie nouvelle, une sorte d'héroïsme que l'on a ignorée jusqu'ici?» Ah! quant à cela, par exemple, elle n'en pressentait pas la réalisation! Elle était trop vieille, elle n'assisterait qu'à la décrépitude...
Et la voiture était déjà engagée dans la Rampe de la Tranchée, que la pauvre fille n'avait pas encore mis en ordre deux idées, parmi les choses qu'il allait falloir dire tout à l'heure. «Mon Dieu! fit-elle, nous voilà déjà arrivés!...» Elle eut un léger désir, à peine formulé, un peu lâche: «Peut-être, ne sera-t-il pas chez lui!...» Mais son sentiment du devoir lui redonna immédiatement du courage. Cependant, comme le fiacre, ayant franchi la grille ouverte, s'élançait avec coquetterie, au trot, sur la pente montante des allées du parc, une idée glaciale la saisit: «Ce que je viens faire là, c'est par acquit de conscience: je n'obtiendrai rien. Et tout le monde est contre moi, aussi bien mes frères en Jésus-Christ que ce fils de ses bourreaux... Mon Dieu, que vous ai-je fait pour que vous ayez voulu l'humiliation que je vais souffrir ici?»
Après quoi, elle ne pensa plus qu'à une chose, à ne pas se faire arrêter à la grande entrée, à passer d'abord par les communs demander si M. Niort-Caen est là, si on peut lui parler à lui tout seul.
Mais, des communs, on renvoya la voiture devant le perron abrité par une marquise et donnant sur le vestibule. Deux domestiques accueillirent Mlle Cloque. On la débarrassa de son parapluie.
—M. Niort-Caen? demanda-t-elle. Je désirerais avoir un entretien particulier.
Elle donna son nom. On la fit entrer dans une petite pièce chaude où une lampe, sur une table à tapis de billard, éclairait des journaux et des revues. L'impression dominante pour elle, ici, c'était que cette maison était vide de toute pensée comme de tout signe chrétiens. Elle se sentait sur une terre étrangère. Elle n'eût pas été étonnée si l'air qu'elle y respirait y eût porté une odeur insolite.
Elle tressaillit. Une voix qu'elle reconnaissait pour être celle de la «belle Rachel» appela dans une pièce voisine:
—Marie-Joseph!
Marie-Joseph était là. Mlle Cloque pensa à Geneviève, à ce qui aurait pu être. Si les événements de Saint-Martin n'avaient pas fait éclater brutalement les antinomies des mœurs et éclairé les penchants secrets, Geneviève serait peut-être là, ce soir, et elle-même, s'apprêtant à dîner à la table d'un juif.
Mlle Cloque ne connaissait pas Niort-Caen. Du temps qu'elle fréquentait les Grenaille-Montcontour, le père de Rachel habitait encore Paris, la maison présente n'étant pas achevée; et lorsqu'il venait par hasard chez les parents de sa fille, il évitait, avec une prudence extrême, que sa présence y fît la moindre sensation. Quant à lui, sans avoir jamais rencontré la vieille fille, il était amplement édifié sur tout ce qui la concernait, et par l'union qui avait failli se conclure, et par les affaires de Saint-Martin.
Au bout d'un quart d'heure, on vint la prévenir que «Monsieur» l'attendait. Le temps lui avait paru à la fois long et trop court. Elle n'était pas prête. Elle se sentait des jambes «de chiffon»; elle contenait son cœur. Elle trébucha contre la corne d'un tapis, et dut s'appuyer au bras du domestique qui la précédait. Elle disait à cet homme:
—Ce que c'est que d'avoir de mauvais yeux!
Cependant, quoique émue, elle gardait sa fierté. Elle croyait porter derrière elle la grande ombre de la Basilique qu'elle avait agitée sur la ville, et elle comptait être traitée par Niort-Caen avec la considération qu'on accorde à l'ennemi.
On lui fit traverser de nouveau l'antichambre; on ouvrit une porte, puis une autre, et, au fond d'une grande pièce, à une table encombrée de dossiers et de paperasses, elle vit Niort-Caen.
Une lampe à globe dépoli laissait sa figure en pleine lumière; on n'en apercevait qu'une masse adipeuse et de couleur jaune, et des cheveux drus, à courte ondulation naturelle, grisonnants à peine et séparés par une raie.
Il se leva lorsqu'on annonça la visiteuse, et sa taille se ploya sans que sa physionomie exprimât rien. D'un geste bref il indiqua un siège.
Mlle Cloque fut blessée par sa première parole.
—Je vous ai fait attendre, dit-il, parce que j'avais un travail à terminer et que je préférais vous écouter à mon aise.
Ce n'était pourtant que l'expression un peu crue d'une franche serviabilité.
Elle lui exposa en quelques mots l'objet de sa visite, s'efforçant, malgré elle, à supprimer les parenthèses, les mille considérations morales qui faisaient corps dans son esprit avec la question principale, mais qu'un secret instinct l'invitait à juger oiseuses, en face de cette figure.
Il avait repris sa place à la table, un coude appuyé au fauteuil de bureau; il se tenait la mâchoire inférieure, d'une main très blanche, assez fine, que déparaient de vilains doigts. Il portait de courtes côtelettes descendant des tempes. Toute la face était noyée dans une graisse molle, cireuse et mobile où les yeux, le nez et la large bouche rasée semblaient se déplacer et voguer en désordre comme des épaves sur une eau mouvante. Sa main nerveuse remontait par moments jusqu'au front aux rides puissantes, puis redescendait en appuyant fortement sur toute cette cire qui en semblait modelée à nouveau. Était-ce un tic, une lassitude des muscles, un massage réparateur, ou une manière de masquer son visage? La tête penchée sur le côté, les genoux croisés dans une attitude un peu sans façon, prêtant de biais sa large oreille, il se pétrissait et se repétrissait.
Dès qu'il comprit que l'essentiel était dit, il arrêta Mlle Cloque, d'un signe de la main, et, pour la première fois, la regarda.
Il ne voyait d'elle que la flamme ardente de ses yeux foncés, qui étincelait dans sa face blême; le reste de sa personne, noire, se confondait presque avec la teinte sombre du siège.
—Parfait! dit-il, d'un timbre métallique qui fut désagréable. En résumé, mademoiselle, vous venez me trouver pour me prier de faire en sorte qu'il n'y ait pas de suite à la plainte déposée par moi contre la fille Pelet?
Comme il semblait peser ses expressions, Mlle Cloque comprit que la plainte était déjà déposée. Elle dit:
—C'est cela même, monsieur.
—Il est clair, reprit-il, que vous devez porter à cette fille un intérêt tout particulier pour vous être chargée d'une démarche...
Ce fut elle qui l'arrêta:
—Rien ne me coûte, monsieur, lorsqu'il s'agit non de moi, mais de l'intérêt collectif d'une institution de bienfaisance.
Elle était choquée qu'il fît une allusion à la répugnance qu'elle devait éprouver. Mais elle comprit, par la suite, qu'il n'y mettait point de méchanceté; il s'informait seulement, sans souci de délicatesse.
—Je tenais, dit-il, et nullement froissé de sa riposte vive, à savoir à quel degré vous étiez attachée personnellement à la fille Pelet.
—C'est bien simple, monsieur. Je l'avais chaudement recommandée; je suis jusqu'à un certain point responsable...
—Il ne s'agit pas de cela! L'employiez-vous à quelque ouvrage? Vous rendait-elle des services dont la privation dût vous être nuisible?...
—Mais non, monsieur.
—En quoi donc souffrirez-vous de son internement?
—Mais, je vous répète, monsieur, que j'ai crié sur les toits que c'était une sainte femme, que je l'ai fait agréer au nombre des pauvres de l'Ouvroir de Saint-Martin, et que toutes ces dames elles-mêmes se trouvent compromises, en quelque sorte, par une poursuite contre leur protégée...
Il se renversa dans son fauteuil, s'empoigna d'une main les sourcils entre le pouce et l'index et en ramena la peau mobile, à gros plis, jusqu'à la racine du nez. Sa bouche ébauchait une affreuse grimace découvrant les dents.
—Je ne comprends pas bien, dit-il.
Elle allait reprendre, tout à fait étonnée de cet entêtement. Mais il n'aimait pas se faire dire deux fois la même chose. Il l'arrêta:
—La fille Pelet m'a volé, dit-il; elle a commis autour de ma maison plusieurs vols manifestes.
Mlle Cloque inclina la tête.
—Vous le reconnaissez. Il en résulte donc que vous avez été abusée en tenant cette fille pour recommandable, et que vous avez abusé l'Ouvroir de Saint-Martin, en la lui recommandant?
Mlle Cloque fit un signe d'acquiescement et de regret, toujours choquée de son insouciance à éviter les termes pénibles.
—Cette fille, reprit Niort-Caen, nuisible par ses instincts, l'est devenue dans des proportions beaucoup plus graves par l'ascendant qu'elle a reçu de ce double concours. Voulez-vous donc lui maintenir cette sorte de brevet qui lui permet d'opérer impunément?...
—Je ne dis pas...
—Que dites-vous donc?
—Je désirerais éviter du bruit...
—Du bruit? fit-il, comme s'il persistait à ne pas comprendre ce motif d'ordre moral; mais il ne s'agit pas de bruit: il s'agit de coffrer une voleuse.
—Nous craignons les commentaires des journaux... On est peu généreux, par le temps qui court; la charité elle-même ne trouve pas grâce devant les inimitiés politiques... Mon Dieu, monsieur, il est certes bien délicat de m'ouvrir devant vous de ces questions, puisque, hélas! de profonds fossés nous séparent... Je m'adresse à votre intelligence que l'on dit très haute. Eh bien! monsieur, vous devez comprendre combien c'est une chose pénible de voir une institution renommée pour ses bienfaits à la cause de l'humanité (l'intimidation de Niort-Caen lui faisait employer des mots qui n'étaient pas de la langue chrétienne), de voir, dis-je, cette institution exposée aux railleries et aux quolibets de plumitifs trop heureux...
—En un mot, interrompit Niort-Caen, l'Ouvroir de Saint-Martin voudrait ne s'être pas trompé?
Il dit cela d'un ton doux, en appuyant sur les mots, mais sans ironie apparente. C'était mettre si justement le doigt dans la plaie, qu'elle n'osa dire oui.
Elle ouvrait de grands yeux et restait bouche bée. Il n'exigea point de réponse. Mais il dit, et cette fois-ci, sans dissimuler la malignité du ton:
—Il y a bien les faits qui sont là...
Il la regarda du coin de l'œil. Elle ne perdit point l'équilibre, et poursuivant le développement logique de son point de vue à elle:
—Il y a des considérations qui peuvent primer les faits. Sauvegarder, par exemple, l'honneur d'une institution...
Il jeta tout à coup sa tête en avant:
—Hein? s'il vous plaît?...
—Je dis: sauvegarder l'honneur...
—Excusez-moi, dit-il, je n'entends pas bien le sens de tous vos termes. L'honneur d'une institution me paraît être, lorsqu'elle a commis une erreur, de le reconnaître loyalement, pour la réparer si c'est possible.
—Cependant, monsieur, s'il y avait moyen de réparer cette erreur sans s'attirer la déconsidération qui ne manque pas de résulter d'un aveu de faiblesse?...
Il ne put s'empêcher de sourire imperceptiblement.
—L'honneur! dit-il, je crois que j'arriverai à comprendre ce que c'est. C'est une espèce de tyrannie d'origine despotique, qui décrète l'impeccabilité soit d'un individu, soit d'un groupe, et prévoit les moyens de coercition à employer pour maintenir, jusque malgré l'évidence, la considération attachée à cette perfection arbitraire. Celle-ci vient-elle à être prise en défaut, s'il s'agit d'un individu on recourt à la force et on tire l'épée, selon d'antiques usages, pour prouver que le fait imputé n'est pas vrai; s'agit-il d'un groupe, on étouffe, encore par la force, les traces de la défaillance, et la renommée est sauve...
—Oh, monsieur, je vous en prie, n'épiloguons point sur les mots, je crains que nous ne nous entendions pas. Je ne suis pas assez éloquente, moi, pour trouver des définitions. Tout ce que je sais, c'est que, dans ce que nous entendons par l'honneur, de père en fils, il y a un idéal à atteindre, tandis que je n'en vois guère dans ce qu'on nous propose de mettre à la place. Celui qui tient absolument à ce que les taches ne paraissent pas sur son habit—quelle que soit sa recette pour les effacer,—est bien près d'éviter de se tacher. Quand il sera de mode que tout monde se dégraisse sans pudeur, on ne prendra plus guère de précautions pour garder ses vêtements intacts.
Niort-Caen leva ses sourcils en se frottant toujours la main sur la râpe de sa peau rasée. L'éclair de ses yeux montrait qu'il comprenait. Et il s'intéressait certainement à cette bonne femme assise là devant lui, qui était sa dérisoire adversaire, d'avance vaincue, mais jamais découragée, et qu'il sentait meurtrie jusqu'à n'être plus qu'une plaie vivante.
S'il eût été logique qu'il lui parlât, quel colloque!
Il était né sans aucune servitude d'esprit; il possédait un sens critique impitoyable; il apportait dans ses entreprises une ténacité humble, patiente et muette; il venait inculquer son fructueux positivisme à une ville de province française toujours un peu prompte à donner dans le miroir aux alouettes. Elle, elle était l'héritière fidèle d'une race fière, sensible, capricieuse, imaginative. C'était par orgueil encore qu'elle implorait le destructeur systématique de ses dernières chimères. Elle l'implorait sans bassesse, et, à la froide raison que lui opposait la nouvelle puissance, quand elle agitait, en signe de négation, les maigres dentelles de son chapeau de dévote, l'œil d'un poète eût pu voir encore remuer en claquant au vent les bannières des Croisés.
—Revenons au fait, dit Niort-Caen, en lui coupant le secret plaisir qu'elle avait à faire parade de ses idées.
Elle étendit une main et pencha la taille, persuadée qu'il allait, d'un mot, lui casser net toute espérance.
En effet, il dit:
—Ma plainte a été déposée régulièrement; l'affaire suit son cours. Je n'y puis plus rien... Ce n'est pas à moi d'aller dire au juge: «Je me suis mis le doigt dans l'œil; je suis venu vous déranger inutilement: la fille Pelet est la plus honnête mère de famille...»
Mlle Cloque se leva:
—C'est bien, monsieur, il ne me reste donc plus qu'à vous saluer.
—Croyez, mademoiselle, que je regrette personnellement de ne pouvoir vous donner satisfaction.
Et elle répéta encore:
—Ainsi donc, rien?
—Rien du tout.
Elle s'était menti à elle-même en se disant sans espoir lorsqu'elle était entrée ici: elle n'avait jamais cessé de croire qu'un mot,—que Dieu lui inspirerait, peut-être,—parviendrait à troubler son ennemi.
Et, cinglée comme d'un coup de fouet, par les trois petits termes secs et catégoriques de la négation de Niort-Caen, cette cervelle de catholique que n'atteignait pas la notion de l'impossible, ne franchissait encore qu'à petits pas le long tapis de la grande pièce, dont chaque fleur imprimée au centre de losanges qu'elle comptait, prenait la figure, pour sa foi tenace, d'une raison d'espérer.
Sur quoi comptait-elle? était-elle folle ou stupide?
Elle attendait de Niort-Caen ce qu'elle avait vainement attendu du ciel: un mot! Un mot qui déposât en elle le germe d'une nouvelle série d'espérances. Elle n'exigeait pas que ce mot fût logique ou reposât sur des promesses solides et fécondes, mais bien qu'il fût un mot. Quand il n'eût valu qu'à adoucir cette fin d'entretien un peu rude; quand il eût été presque clairement mensonger; quand il n'eût été que gonflé de vent comme une bulle; de savon éphémère mais qui monte et brille au soleil, elle eût été heureuse.
La terrible et magnifique magie verbale s'imposait à cette vieille imagination latine en détresse. Et, en couvrant une à une, de ses bottines de satin humides, les fleurs inscrites dans les losanges du tapis de Niort-Caen, elle pensait à cet autre homme qui l'avait jadis reconduite aussi, avec une certaine froideur, à la porte de sa maison, mais qui avait su déposer en elle des paroles dont elle avait vécu.
Niort-Caen n'eut pas l'idée de prononcer un mot. Il la salua.
Un domestique se présenta aussitôt pour l'accompagner à sa voiture. Elle aperçut un brillant couvert mis dans la salle à manger. Comme elle posait le pied sur la première marche de l'escalier descendant à la marquise, elle entendit une porte s'entr'ouvrir avec précaution, et il lui sembla, sans que ses yeux lui permissent de distinguer bien, que quelqu'un la regardait par l'entre-bâillement.
—Voyons! Léopoldine! lança de l'intérieur une voix qu'elle reconnut. C'était celle de Mlle Jouffroy, la cadette.
Tel était son trouble qu'elle ne chercha pas à s'expliquer la présence des Jouffroy chez Niort-Caen; elle tomba dans le fiacre qui reprit sa course sous la pluie.
Elle n'éprouvait qu'un aplatissement; il lui semblait qu'on se fût assis sur elle, qu'on l'eût piétinée. Elle resta ahurie le long de la descente de la Tranchée. Un employé de l'octroi en ouvrant la portière à l'entrée de la ville, la fit sursauter.
—Rien à déclarer?
—Non, non! fit-elle, je n'ai rien à déclarer.
Et elle pensa à son dénuement. Elle revoyait, sous la lampe, au fond de la grande pièce, la figure de celui contre qui elle venait de se briser les ailes comme un pauvre oiseau de mer désemparé qui se heurte à la dure lentille du phare. Son oreille était pleine du timbre métallique et des syllabes nettes et comptées, qui tranchaient, au tissu de la conversation, exactement ce qu'il fallait, exclusivement ce qu'il fallait. C'était bien l'homme qui réduisait l'église de Saint-Martin à la dimension d'un mouchoir de poche: l'indispensable pour la petite piété moderne! l'homme qui transformait un quartier voué à Dieu en un profane champ de foire! Et, tout ce qu'elle eût dû lui dire, lui montait à présent à la tête et se formulait sur ses lèvres: «Mais non! fit-elle, il n'aurait pas compris.» C'était pour la même raison qu'il était resté silencieux.
La voiture s'engageait sur le pont; il y avait une foule pressée, sous les parapluies, à la station des tramways; elle croisa deux de ceux-ci qui se suivaient un peu plus loin, bondés et faisant chanter leur petite corne.
Il se produisit un encombrement autour d'une grande tapissière dont les chevaux étaient tombés sur le pavé glissant. Elle cria au cocher:
—Prenez bien garde!
Les choses extérieures s'emparaient peu à peu de son esprit fatigué. Elle faisait des efforts pour distinguer les voitures et les piétons, pantalons et jupes retroussés, comme si elle s'intéressait à quelque chose.
Au lieu de reprendre les quais, le cocher fila tout droit par la rue Royale, entre l'Hôtel de ville et le Musée municipal.
Elle vit l'hôtel du Faisan; elle reconnut Mlle Zélie qui apparaissait à l'intérieur de la pâtisserie, comme si elle avait le cou et la taille coupés par les étagères de verre. Elle lut, à haute voix, dans une hébétude de pensée, les grandes lettres d'or de «Mönick, chirurgien-dentiste américain». Et en les répétant, elle se souvint qu'elle devait faire soigner Geneviève qui s'était plainte d'une dent. «Pauvre enfant! dit-elle, pauvre petite enfant!» Et par le moyen de sa nièce à qui elle se devait corps et âme, le sentiment de sa misère présente lui remonta tout entier.
Pour la première fois de sa vie, elle éprouva l'amertume particulière que cause l'isolement au milieu du monde: la sensation que tous les êtres ne vous sont de rien, pensent autrement que vous, s'en vont, d'un pas plus ou moins rapide, dans des directions contraires à la vôtre.
Le fiacre allait lentement dans l'étroite rue de l'Ancienne-Intendance. A la rue Saint-Martin qui s'élargissait, il s'élança et passa rapidement devant le magasin Pigeonneau-Exelcis. Mlle Cloque eut le temps de distinguer qu'il était à peine éclairé. Cette pauvre Mme Pigeonneau, qu'allait-elle devenir?
On tourna l'ancienne église Saint-Clément condamnée aussi. «Je suis comme elle, se dit Mlle Cloque, je suis trop vieille, on me supprime!...»
—Vous dites?... une heure trois quarts? fit-elle en tendant la monnaie au cocher, autant dire deux heures, allez, allez!
—Merci bien, la bourgeoise.
Et il ajouta, satisfait de sa course:
—Pardi! c'est pas les plus riches qui sont les plus généreux.
De quel cœur elle embrassa sa nièce! Celle-ci, devant un tel élan, crut que tout allait bien. Hé! non, c'était le contraire.
Mariette, aux cent coups, à cause du retard du dîner, «ce qui ne s'était jamais vu; ah! on en voyait de belles au jour d'aujourd'hui!» les pressa de se mettre à table. Quand Mlle Cloque eut achevé le récit de sa visite, elle dit:
—Et tu ne sais pas qui est-ce qui dînait là-bas ce soir?
Geneviève eut un soubresaut de tout le corps, qu'elle comprima par un effort de volonté. Et elle répondit aussitôt à sa tante qui ne l'avait pas vue pâlir:
—Je parie que ce sont Mlles Jouffroy avec Léopoldine.
—Comment sais-tu ça?
—Je n'en sais rien, je devine. Qu'est-ce que ça a d'extraordinaire d'ailleurs, qu'elles dînent là-bas, puisqu'elles vont bien à la chasse avec... les autres?
—Les autres, les autres... oui, mais ces juifs?
—Eh bien! dit Geneviève, dont le cœur battait à rompre, et qui se commandait une voix unie, une voix d'automate: c'est la même famille, en somme, et comme Léopoldine ne tardera pas à en faire partie...
—Comment! s'écria la tante, qui est-ce qui t'a dit ça?
—Personne.
Il y eut un moment de silence.
—Personne ne t'a dit cela? reprit Mlle Cloque. Mais alors comment t'es-tu mis cette idée-là dans la tête?... Il faut bien que tu aies ruminé cela toute seule. Moi, je n'ai pas entendu parler de ce que tu dis.
Geneviève ne répondait pas. La tante hésita, fut plusieurs fois sur le point de prononcer un mot qui n'en finissait point de sortir. Elle lui dit tout à coup:
—Mais tu y penses donc?
Geneviève eut un petit tremblement des paupières. Une de ses mains, sans qu'elle y prît garde, tordait en bouchon la partie retombante de la nappe, et des plis concentriques se formaient sur la table, jusqu'au dessous de plat.
—Prends garde, dit Mlle Cloque, tu vas renverser la carafe...
Geneviève passa la main sur la table pour aplanir la nappe ainsi soulevée. Elle dit en ayant l'air de rire:
—Crois-tu? j'ai encore des manies de pension: je m'amusais à faire comme ça pendant qu'on mangeait des lentilles.
Et la question en resta sur ce détour qui voilait trop mal un terrible aveu. Chacune de leur côté, les deux malheureuses tremblaient, Geneviève épuisée du poids de son secret, prête à se rendre, secouée de l'ivresse de crier sa douleur; sa tante éperdue, affolée, terrorisée, par-dessus toutes les misères de cette journée néfaste, de découvrir l'horrible mal qui rongeait le cœur de la jeune fille. Mlle Cloque, levant les yeux—qui voyaient clair tout de même quand elle le voulait absolument,—surprit une larme qui coulait sur la joue de Geneviève tandis que ses lèvres se contractaient dans un effort de volonté acharnée.
Elle se leva.
—Il ne faut pas te faire mal comme cela, si tu as envie de pleurer, ma pauvre fille... Ce n'est pas de ta faute; mais nous sommes bien malheureuses!...
Alors Geneviève éclata.
XIII
LES DEUX BLESSÉES
La première question de Mlle Cloque, après le tumulte de cette scène, avait été:
—Mais pourquoi ne m'as-tu pas parlé?
—Tu crois que c'est facile! disait Geneviève; ça ne vient pas comme ça, je t'assure... Et puis, à quoi bon te donner encore des ennuis, puisqu'il n'y avait pas à revenir sur ce qui était fait? Je savais bien que c'était impossible, va; je comprenais bien toutes tes raisons; je ne t'ai jamais donné tort... Seulement j'avais espéré, oui, tout au fond de moi, j'avais espéré toujours que peut-être il comprendrait, lui, que nous n'étions pas faites pour son monde et que, s'il le voulait bien, nous pourrions vivre à part, lui et moi, avec toi, je ne sais où, je ne sais comment. Mais est-ce qu'il n'y a pas toujours moyen de s'arranger quand on y tient?...
—Alors tu comptais?...
—Je ne comptais sur rien; j'espérais!... Ce n'est que Léopoldine qui m'a fait peur. Oh! quand je l'aie sue de retour ici, après ses vacances, j'ai bien compris tout de suite pour qui elle revenait. Et, comme je la connais, je me suis dit: elle arrivera à bout de ce qu'elle voudra. Tu te souviens quand nous les avons laissés à la pâtisserie, en arrivant de Marmoutier? Je les ai vus qui causaient ensemble. Il y a quelque chose qui m'a serré le cœur, là, comme avec une griffe!
—Pauvre enfant! ma pauvre petite enfant!
-Et on avait essayé de se taire. Mais la porte des secrets demeurait entr'ouverte, et les aveux inhabiles, alourdis par la longue prison, se pressaient confusément à l'issue nouvelle. Geneviève s'ingénia à ramener elle-même la conversation sur un sujet que la tante écartait. Elle en vint à gêner la pauvre fille par l'exubérance de ses épanchements.
Elles travaillaient ou lisaient, chacune à son coin du feu, dans la chambre aux tentures de cretonne. Le livre, la tapisserie ou le crochet leur tombait des mains; on regardait les bûches crépiter; on tisonnait un peu; on entendait un gros soupir; on recourait à des stratagèmes pour éviter de se rencontrer les yeux; et en face de cette cheminée garnie de pieuses images et qui portait les quatre vestiges des basiliques de Saint-Martin, dans cette atmosphère d'austérité rigide, un flot fusait soudain, comme par l'invisible défaut d'une cloison étanche, grossissait, brisait les parois, inondait tout: le hardi débordement de l'amour que soulève parfois le plus innocent des cœurs.
—Te souviens-tu, faisait tout à coup Geneviève, d'un jour que tu m'as dit: «Mais qu'est-ce que tu trouves donc de si intéressant à ce catalpa, pour le regarder comme cela?»
—Eh bien?
—Eh bien! entre les feuilles, en regardant à droite de la fontaine, il y avait un trou qui dessinait exactement son profil. Je t'assure, il y avait jusqu'à une pointe pour la moustache qui revient comme cela en avant...
Et à l'aide du doigt, elle indiquait le dessin, d'un petit geste en spirale.
—Geneviève!...
La pauvre tante rougissait, croisait les mains, invoquait les Saints du paradis. Ses remontrances se heurtaient à la candeur parfaite des confessions de la jeune fille. Elle avait consulté l'abbé Moisan qui avait conseillé la lecture d'ouvrages édifiants. Le marquis d'Aubrebie avait surpris ce qui se passait et donné son avis sans qu'on le lui demandât: «Laissez-la parler, ma chère amie, laissez-la parler, cela s'échappe par là. Mais menez-la dehors, faites-lui faire des promenades.»
L'abbé Moisan était revenu quelque temps après en proposant un mariage avec un petit notaire «appartenant à une famille des plus honorables.»
—Comment voulez-vous, avait objecté Mlle Cloque, qu'il puisse être question de mariage dans l'état où elle est? Laissons passer le temps.
Le temps avait passé non sans un accompagnement de cruautés nouvelles. Les disgrâces particulières de la tante avaient fourni une triste diversion aux souffrances de la nièce. C'était peut-être à l'excès même de leur détresse qu'elles devaient l'une et l'autre d'avoir supporté ces mois néfastes. Leurs infortunes les avaient rendues indulgentes à leurs plaintes réciproques, et finalement, il leur montait un farouche plaisir des pires sujets cent fois retouchés en commun, comme si la douleur humaine portait en soi son remède, et, ayant atteint les extrêmes limites, se pansait elle-même à l'aide de ses éclaboussures.
Un jour cependant, une pudeur avait clos les lèvres de la petite amoureuse, c'était lorsque l'annonce du mariage de Marie-Joseph avec Léopoldine était devenue officielle. Durant des semaines, on n'avait plus prononcé un seul nom pouvant rappeler de près ou de loin les deux familles parties momentanément pour Grenoble. Ce silence pesait autant à la tante qu'à la nièce, car Mlle Jouffroy, l'aînée, avait été récemment nommée présidente de l'Ouvroir, et il eût été bon d'exprimer à ce propos son amertume.
Mlle Cloque était intimement confondue de la manière adroite dont les Grenaille avaient mené les événements. Ils voulaient avoir par un de leurs fils un pied dans le monde catholique—qu'ils jugeaient prudent de ménager,—de même que par l'aîné ils s'étaient fermement appuyés sur le monde des affaires. Et, ayant échoué devant l'intransigeance de la vieille zélatrice, ils avaient fomenté contre elle une réaction, l'avaient brisée et remplacée habilement par ce soliveau de Mlle Jouffroy dont on élevait le frère à une haute fonction administrative et prenait la nièce, belle et fraîche créature sans scrupules, admirablement taillée pour leur genre de vie. Derrière cette forte diplomatie, elle distinguait non pas le comte, qui, en vérité, n'avait jamais été si malin, mais la figure haïssable et terrifiante de Niort-Caen, tout jaune, tout mou, sa petite main blanche pétrissant ses traits mobiles, derrière la grande table à dossiers: un cauchemar du jour et de la nuit.
Depuis le mariage on restait muet.
Une après-midi de la fin d'avril, comme Mlle Cloque ouvrait la fenêtre de la chambre de Geneviève pour faire l'inventaire des toilettes de printemps, elle vit s'entre-bâiller la petite porte de la rue de la Bourde, et distingua la mère Loupaing qui causait furtivement avec la Pelet:
—Elle n'aura pas fait plus de bruit à sa sortie qu'à son entrée sous les verrous...
C'était une allusion à la grâce, à elle refusée par Niort-Caen et sans doute accordée à la nouvelle présidente, puisque l'affaire de la protégée de l'Ouvroir avait passé presque inaperçue dans les journaux. Seule Mlle Cloque en portait toute la responsabilité.
Geneviève, amaigrie, les yeux creusés, illuminés d'une sourde flamme, épiait l'occasion qui ramènerait l'entretien sur leur douleur. Elle brossait et secouait les robes avec des mouvements brusques. Dans l'état de mélancolie qui la détachait de beaucoup de choses et tiédissait jusque sa piété, elle gardait un goût vif pour la toilette. Même durant les jours lugubres de l'hiver, où l'on ne sortait que le matin, dans la boue neigeuse, pour aller jusqu'à la chapelle de l'Adoration, jamais elle n'avait négligé de s'habiller. Elle dit à sa tante, gauchement, avec une de ces fausses transitions dont la maladresse trahit l'intention:
—Voilà une robe qui ne fera plus long feu... Tu te rappelles quand je la portais?...
—Quand tu la portais, mon enfant?
—Ce n'est déjà pas d'hier! tu ne te souviens pas?... Dame, je l'ai déjà rafistolée pour l'année dernière, et elle n'était même pas toute neuve le jour que je veux dire, tu sais bien... Voyons! quand nous sommes allées faire visite... il y aura deux ans à l'automne, tiens... avant de rentrer à Marmoutier... là-bas... boulevard Béranger?
—Ah!
Mlle Cloque revoyait en effet cette visite chez la comtesse: le jardin, les grandes allées bordées de buis, les sons de la musique militaire, la jeune juive cueillant des roses.
—Eh bien! mon enfant, dit-elle, il faudra examiner si tes économies te permettent de la remplacer, cette robe.
Geneviève, désappointée par la réponse de sa tante, regarda le pupitre sur la table:
—Mes économies, dit-elle, elles sont là, tu peux voir.
Mlle Cloque jeta les yeux sur le pupitre muni de sa clef à la serrure. Elle entendait encore les paroles du docteur Cornet descendant l'escalier: «A votre place, moi, je regarderais dans le pupitre...» Elle n'avait pas osé le faire. Et aujourd'hui, c'était Geneviève qui lui disait elle-même: «Regarde donc dans le pupitre!»
—A quoi bon? tu dois savoir ce que tu as de côté?
—Non, non! regarde! regarde!
Mlle Cloque souleva la planchette du petit meuble.
Geneviève brossait, brossait; et, de l'ongle, envoyait des pichenettes de ci, de là, aux endroits douteux de l'étoffe.
—Où c'est-il? dit la tante.
Elle répondit sans se détourner:
—Sous les papiers, dans la petite boîte ronde où il y a écrit: pâte pectorale.
Mlle Cloque remarqua un amoncellement de papiers recouverts de l'écriture haute, hachée et pointue qu'adoptent toutes les élèves du Sacré-Cœur; elle distingua même des lignes inégales qui pouvaient être des vers. Ce diable de docteur aurait-il eu l'intuition complète de la réalité? Mais, qu'importait-il, maintenant? Elle ne saurait plus rien apprendre des mémoires de Geneviève, quels qu'ils fussent. Elle fureta du bout des doigts, sous les papiers, jusqu'à la boîte de pâte pectorale, et referma le pupitre sans insister.
—Ah! bien! dit Geneviève, tu es meilleure chercheuse que moi. Tu trouves tout de suite!
Alors elle vint elle-même au pupitre. Elle le rouvrit; et, pendant que sa tante énumérait le contenu de la caisse, elle restait pensive devant les papiers.
La tante continuait d'affecter de n'y pas prendre garde; Geneviève dit:
—En ai-je un désordre là-dedans! crois-tu? Tu ne me grondes pas de tenir ainsi toutes mes affaires en pagaie? Ah! si j'étais encore au couvent!...
Mlle Cloque recommençait de compter, croyant s'être trompée. Geneviève poursuivit toute seule:
—Il est vrai que si j'étais au couvent, on ne me laisserait pas barbouiller comme cela du papier...
—Dis donc! mon enfant, interrompit Mlle Cloque, il me semble que tu as fait beaucoup de dépenses pour ta toilette! Sais-tu ce qu'il te reste pour ta demi-saison?
Mais c'était au tour de Geneviève de ne pas entendre. Penchée sur le pupitre ouvert, elle touchait de ses doigts longs, un peu trop maigres, les feuilles de papier de tout format et de toutes nuances, que couvrait son écriture. Elle attendait que sa tante comprît enfin et la grondât d'écrire. Ah! comme elle désirait, de son cœur meurtri, de sa passion étouffée, et de la frénésie de ses sens inconnus, comme elle désirait être grondée à cause de cela! Il y avait si longtemps qu'on ne parlait de rien!
Mlle Cloque comprenait trop bien. Sans y regarder de plus près, elle devinait sur ces feuilles, les naïves confidences, les vers construits à coups de dictionnaire des rimes, à l'imitation des pièces d'anthologie ou des cantiques de couvent. Elle savait quel nom elle y lirait, entrelacé probablement dans chaque strophe. N'avait-elle pas trouvé un paroissien dont Geneviève se servait à Marmoutier, où, dans le texte des évangiles, les noms de «Marie» et de «Joseph» étaient soulignés au crayon ou à l'ongle autant de fois qu'ils y étaient imprimés?
La vieille tante ne broncha pas. Elle tenait toujours à la main la boîte de pâte pectorale où elle faisait remuer les économies de Geneviève. Elle dit:
—Allons, je vais violer notre petite constitution, je prendrai une pièce sur les fonds secrets pour l'introduire dans cette boîte-là: nous aurons de quoi nous offrir une robe? Allons-nous choisir l'étoffe pendant qu'il fait jour?
—Comme tu voudras, dit Geneviève.
—Tu ne me remercies pas?
—Si, si, tante, tu es bonne...
Son regard déçu semblait se raccrocher dans l'espace à quelque nouvelle chimère. Elle dit:
—Et, est-ce que nous irons aussi chez le dentiste, rue Royale?...
—C'est juste, mon enfant, il faudra y passer puisque nous avons pris rendez-vous.
Sortir en ville était devenu un supplice pour Mlle Cloque. Non seulement la rue Royale lui était désormais un lieu redoutable à cause des rencontres que l'on courait le risque d'y faire, mais la traversée de son quartier même lui déchirait le cœur.
Elle ne pouvait quitter la rue de la Bourde sans passer dans le nuage de poussière des démolitions de l'église Saint-Clément. Une semaine durant, on avait vu les sveltes arceaux gothiques dresser encore vers le ciel leur échine tronquée, comme des martyrs tentés, au moment de mourir, de désespérer de Dieu. Puis, les arceaux jetés à terre, ç'avait été le tour du superbe jubé de la Renaissance, prostituant aux souillures du grand jour ou de la pluie ses fines sculptures et sa délicate vocation pour les seules caresses des lumières de cire ou pour les intimités sacrées de l'ombre.
La place entière n'offrait plus à la vue qu'un chaos: des pyramides ou des montagnes de moellons, des trous comme si l'on creusait des bassins, et une forêt de mâts d'échafaudages donnant l'idée d'un port de mer; le tout retentissant d'un bruit infernal: les bouleversements en vue de la laïcisation commerciale du quartier; l'œuvre de Niort-Caen.
La rue Saint-Martin venait d'être débaptisée et nommée rue des Halles. Mais la rue Descartes offrait un spectacle plus affligeant encore.
De l'ancienne chapelle provisoire, il ne restait pas pierre sur pierre; ce n'était qu'un espace béant, un vide qui semblait immense et laissait à nu, tout alentour, les flancs écorchés et lamentables de hautes maisons. De la rue, on ne voyait rien qu'une palissade de planches hermétiquement closes, contre quoi les fervents ou les curieux, parfois, appliquaient l'oreille. Par les temps secs, il s'élevait, avec le vent, des nuées de terre friable. On entendait les grands coups sourds des pioches défonçant le sol, et çà et là, des grignottements plus circonspects qui laissaient supposer l'exhumation minutieuse des antiques murailles. Une seule chose était demeurée intacte: le tombeau du Thaumaturge. Les gens informés disaient qu'il était garanti par une forte caisse de bois, dans le milieu même des travaux; cela formait un petit cabanon, gênant, mais respecté. Les ouvriers ne le plaisantaient point et ne s'en approchaient qu'avec crainte, à cause des innombrables béquilles en ex-voto qu'ils y avaient vues appendues précédemment.
Où était l'aveugle aux lèvres tuméfiées par la prière monotone? Où était la Mouche? Où était le guichet du Frère bleu? Où était le Frère bleu lui-même?
Un prodige d'équilibre maintenait debout l'angle de la maison Pigeonneau, qui semblait encore aiguisé par son isolement. De longs madriers penchés en arc-boutants lui prêtaient un appui dérisoire, en attendant l'époque prochaine de la fin du bail. Pigeonneau, fort de son contrat, avait refusé d'évacuer la place avant la dernière extrémité.
Les quelques personnes demeurées fidèles au magasin ultramontain y tenaient encore parfois de tristes colloques. C'était le seul endroit où l'on se retrouvât entre gens «bien pensants», où l'on se sentît à l'abri des ralliés aux idées nouvelles. On s'y mêlait aux âmes fluctuantes que le zèle inaltérable de M. Houblon reconquérait par hasard, mais pour une période presque toujours éphémère. Cet apôtre donnait encore, dès qu'on l'approchait, l'illusion d'une grande force. Il élevait si haut, en parlant, un bras qui avait l'air de commander si loin, et comme à des puissances inconnues, qu'en présence même de ses défaites les plus évidentes, on hésitait à le déclarer vaincu. Mais malgré qu'il se démenât, il ne pouvait être présent partout à la fois, et la vertu de ses arguments disparaissait avec lui.
Le marquis d'Aubrebie que son scepticisme maintenait à l'écart des révolutions, continuait à rendre quotidiennement ses devoirs à Mme Pigeonneau. Celle-ci était plus charmante que jamais, et, au sein même des troubles qui semblaient compromettre sa fortune, prenait de la mine et quasiment de l'embonpoint. Pigeonneau lui-même, quand il montrait le nez à la porte de la reliure, avait son immuable figure placide.
—Pigeonneau, disait le marquis, je vous trouve stoïque!
—Oh! ça m'est bien égal, répondait le relieur, on peut me dire ce qu'on voudra, du moment que j'ai à travailler.
Pour taquiner ces dames, M. d'Aubrebie aimait à rappeler les dernières batailles de M. Houblon. La plus chaude avait eu lieu lors de la fête de saint Martin. Pendant des mois, le champion de la Basilique avait escompté cette date pour l'accomplissement de grandes choses. Il confessait tout bas avoir prévu des barricades.
Le 11 novembre de chaque année, on venait en effet à Tours, non seulement du département, mais des diocèses voisins et circonvoisins. Les évêques avaient coutume de se joindre à leur clergé et à leurs fidèles, et la présence de nombreux princes de l'Église donnait un éclat particulier à cette solennité. Avant l'interdiction des processions, les reliques de saint Martin étaient portées dans les rues, et, du haut d'une estrade adossée au pied de la vieille tour Charlemagne, en face de la maison de blanc et du magasin Pigeonneau, tout au bout de la rue Descartes, un cardinal donnait la bénédiction. «A un moment de cet imposant spectacle, ne manquaient pas d'écrire, le lendemain, les feuilles religieuses, on se fût cru sur l'immense place de Saint-Pierre, dans la capitale même de la chrétienté, alors que le Très Saint Père prononce urbi et orbi... etc.» Depuis qu'un maire radical avait supprimé les manifestations extérieures du culte, la fête de saint Martin se célébrait plus modestement, il est vrai, dans l'intérieur de la chapelle. Mais, cette dernière année, on avait pu espérer un regain de l'ancienne affluence, la Semaine Religieuse et le Journal du Département ayant annoncé que la cérémonie de la fête de saint Martin devait être la dernière célébrée à la vénérable chapelle provisoire. C'était peu de jours après, en effet, que ce lieu devait être abandonné «à la pioche des démolisseurs» pour être «dignement remplacé» disait le premier organe, «par le magnifique temple nouveau élevé au grand Thaumaturge des Gaules, grâce au touchant accord des fidèles»; «pour céder, disait l'adversaire, à la tyrannie occulte des franc-maçons et des juifs, dont les mains unies à la même truelle imposaient désormais jusques aux sols sacrés leurs humiliantes architectures».
M. Houblon avait lancé dix mille convocations à tous les cercles catholiques, à toutes les associations de bienfaisance, à tous les membres de la société de Saint-Vincent de Paul, de la Confrérie du Tiers-Ordre de Saint-François, etc., etc. Il assistait à l'arrivée des trains de pèlerins, en compagnie de «commissaires» choisis parmi les jeunes gens des meilleures familles, et portant à la boutonnière un insigne bleu céleste, frangé d'or, de la longueur de la main. Ces messieurs distribuaient aux pèlerins d'autres insignes, acceptés volontiers, prêtant à confusion: «Vive saint Martin!» y lisait-on en caractères argentés. N'était-ce pas la dévotion à saint Martin qui amenait effectivement tous ces étrangers?
M. Houblon avait eu des minutes de triomphe en conduisant par les boulevards cette foule docile que son aspect honnête et sa parole ardente échauffait le long du chemin. Il lui faisait crier: «Vive saint Martin!» Et elle criait. Les personnes de la ville, croyant à une opposition violente contre les choses accomplies, avaient eu peur un moment.
—Où allons-nous? s'étaient risqués à demander quelques pèlerins.
—Au Cirque! avait répondu M. Houblon, afin de nous entendre sur la conduite à tenir...
Il avait loué de ses propres deniers le Cirque de la ville, pour y parler devant les pèlerins assemblés.
On ne comprit pas; on demanda des éclaircissements; il en donna; on comprit moins encore. Enfin la lumière se fit; on ne s'était point du tout entendus. Ces braves gens ignoraient pour la plupart l'existence du parti basilicien. Ils venaient assister aux fêtes, quelles qu'elles fussent. D'ailleurs ils pensaient premièrement à déjeuner. Ils se disloquèrent, se répandant dans les hôtels et les auberges.
M. Houblon eut environ trente personnes au Cirque. Il parla néanmoins; il les conquit, les maintint fermement tout le jour. Mais que faire d'un troupeau si mince? On s'abstint: c'est la force du faible. Pendant les cérémonies, et pour ne point entendre les paroles de triomphe de M. l'abbé Janvier, M. Houblon, des plans à la main, promena pacifiquement les trente protestataires autour de la colossale enceinte présumée de l'ancienne Basilique. Ensemble ils foulèrent dans, toute son étendue probable, le sol qu'honora jadis le monument deux fois ruiné par les temps modernes. Très loin de la rue Saint-Martin et de la Chapelle, ayant passé par un labyrinthe de petites rues, ils n'avaient pas atteint l'emplacement de l'antique atrium, «ou déambulatoire» prononçait M. Houblon. Il n'y avait pas à dire, les plans étaient là; on les leur faisait toucher du doigt. Et le cicérone passionné décrivait la chose énorme telle qu'elle avait dû être, telle que des yeux plus fortunés l'avaient vue. Il prononçait des mots techniques mêlés à de fortes images évocatrices. Si celles-ci laissaient un doute dans l'esprit des auditeurs, on retombait inébranlablement sur les autres. Il parlait de basiliques trichores et d'absides Pentachores. Il citait des descriptions tirées de manuscrits du IXe siècle:
—Ingrediens templum... etc.
Et se retournant tout à coup vers le nord, le plan à la main, un bras étendu vers la droite:
—A parte orientis... s'écriait-il.
Par moments, dans son exaltation, il oubliait de traduire, ce qui ne produisait pas mauvais effet.
—La tour? messieurs, dit-il, en répondant à une interrogation, mais la tour elle-même, quel que soit son éloigneraient de la bâtarde reconstitution actuelle, ne posait pas le pied en dehors de l'enceinte!
—Oh! s'écriait-on, en signe d'admiration.
Et il en citait la preuve tirée de Grégoire de Tours:
—Un pèlerin, disait-il, avait tenté d'emporter secrètement quelque pieux souvenir de la Basilique: de la cire ou de la poussière du tombeau. Il n'y put réussir et revint la nuit pour les vigiles. Ayant alors rencontré le câble qui sert à mettre la cloche (signum) en mouvement, il en coupa un fragment: nocte ad funem illum de quo signum commovetur advenit. Ce texte, ajoutait-il, prouve clairement que la tour n'était pas en dehors de l'église.
Tous, peu à peu, finissaient par voir comme lui le monument des temps anciens englobant les deux tours survivantes. Il se grossissait à leurs yeux, de tout ce qu'il eût fallu détruire pour le remettre debout. Et le sentiment du gigantesque s'emparait de leur esprit. Ils allaient, allaient, par de petites rues, débouchaient dans de grandes, s'infiltraient à nouveau dans des boyaux tortueux:
—Jusque-là? demandait quelqu'un.
—Jusque-là! répondait victorieusement M. Houblon.
Il avait accompli seul déjà ce pèlerinage rétrospectif. Il s'enivrait aujourd'hui, de fournir à ses trente compagnons un rêve grandiose.
—Voyez-vous? disait-il, en levant sa canne sur les misérables bicoques, de bois.
Ils levaient les yeux. Ils voyaient la Basilique!
—Ce cher M, Houblon, disait Mme Pigeonneau, a dû dépenser beaucoup d'argent dans ces histoires-là...
—On prétend qu'il est fort gêné.
—Et avec tout ça, il ne case point ses demoiselles. Enfin, monsieur le marquis, quand on a charge de famille, est-ce qu'on ne devrait pas tout de même penser un peu aux choses sérieuses?
—C'est un artiste, disait M. d'Aubrebie.
—C'est un saint! disait Mlle Cloque. Il n'a pas cessé un seul instant d'avoir le courage de sa foi. Et d'ailleurs, ajouta-t-elle avec une pointe de fierté, ne sommes-nous pas tous logés un peu à la même enseigne? Vous-même, chère madame Pigeonneau, n'êtes-vous pas un tantinet compromise?
—Oh! moi!...
Et l'aimable femme souriait, creusant à ses joues grasses deux fossettes exquises. Elle semblait exempte d'inquiétude. On admirait sa confiance.
—Vous avez raison, madame Pigeonneau! Dieu n'abandonne jamais ceux qui se confient à sa divine Providence.
La jeune femme souriait encore:
—Ce n'est pas dans l'intention de médire de la Providence, mademoiselle Cloque, mais, pour en revenir encore à M. Houblon, regardez un peu ce qui lui arrive:—soit dit entre nous, bien entendu, car je crois qu'il serait joliment mécontent s'il apprenait qu'on parle de cela.—Il paraît qu'il avait compté toucher ses cachets, comme organiste à Notre-Dame-la-Riche. En tous cas, il en avait fait la demande. Vous pensez s'il faut qu'il soit bas, le cher homme, pour en arriver là, lui qui a toujours prêté gracieusement son concours. Eh bien! savez-vous ce que la Fabrique a répondu à sa demande? Elle l'a prié de cesser ses services, tout simplement! On va lui nommer sous le nez un autre organiste appointé.
—Le pauvre homme, qui tenait l'orgue pour son plaisir! Il n'aura même pas la consolation de s'entendre!
—On attendait toujours le résultat de la fameuse liste aux trois cents signatures! observa le marquis; le voilà!
—Il faut avouer que ce n'était pas de ce côté-là qu'on l'attendait.
—On n'est jamais trahi que par les siens.
Bien qu'elle n'apprît plus guère, hélas, que de mauvaises nouvelles, Mlle Cloque fut vivement affectée du malheur de son grand ami.
—Je l'ai vu hier, disait-elle à Geneviève, en s'acheminant vers chez le dentiste; il était comme l'ordinaire; on n'aurait pas cru qu'il lui fût arrivé quelque chose... Quel exemple que cet homme-là!
Elles traversèrent la rue Royale avec la rapidité d'oiseaux effarouchés, tant on craignait,—du moins la tante,—la rencontre des Montcontour.
Il était loin le temps des stations chez Roche, des bonjours à Mlle Zélie à travers les glaces: «à tout à l'heure!...» des promenades dans le gai mouvement de cinq heures. Et le battement de cœur que donnait autrefois l'hôtel du Faisan qui symbolisait l'arrivée en vacances! Il semblait à Geneviève que des années avaient passé durant un seul triste hiver.
Jadis, Mlle Cloque menait chaque année sa nièce se faire examiner la bouche par Mönick. Mais l'illustre chirurgien ayant augmenté ses prix, à mesure que diminuaient les ressources de la vieille fille, on avait fait fléchir son amour-propre, et on allait pour la première fois chez le concurrent, situé juste en face, moins cher, aussi fort, disait-on, et nommé Stanislas de Wielosowsky.
C'était un Polonais blond et gras qui avait un violon et un pupitre à musique derrière le terrible fauteuil machiné. Il parlait d'une voix douce à l'accent agréable:
—Des dents de nacre, fit-il.
—Oh! oui, dit Mlle Cloque, elle a une dentition très délicate.
Il promenait le petit miroir entre le double hémicycle des fines dents transparentes.
—Il y en a une piquée, dit-il. En voici une autre... Oh! oh! ajouta-t-il, en soulevant la lèvre, d'un doigt parfumé: ce sont les gencives!... qui est-ce qui soigne donc cette jeune fille-là?
Mlle Cloque n'osa prononcer le nom du médecin homéopathe, qu'elle n'avait plus fait venir d'ailleurs, depuis la première faiblesse de Geneviève.
—Mon Dieu, dit-elle, embarrassée, il n'y a que sept ou huit mois qu'elle est sortie de pension... C'était le docteur Gatineau qui les soignait là-bas, n'est-ce pas, mon enfant?
—Elle a besoin de fortifiants. Regardez-moi ça: est-ce que ce sont là des gencives?
C'était le défaut de Mlle Cloque d'apporter trop peu d'attention aux soins physiques. Peut-être était-elle coupable d'une certaine négligence. Mais aussitôt son attention éveillée, voilà qu'elle croit tout perdu; elle voit sa Geneviève en danger; elle s'accuse d'avoir manqué de prévoyance; elle jetterait tout au feu pour sauver sa chère enfant; son imagination est partie; le dentiste est obligé d'atténuer ses premières paroles. Elle avait été jusqu'à lui dire:
—Mais enfin, Monsieur, y a-t-il encore moyen de réagir?
Le chirurgien avait souri:
—Fichtre! je l'espère bien, Mademoiselle. Le médecin nous ordonnera quelque régime ferrugineux, et nous nous occuperons de ces deux dents-là.
Tout de suite, on courut chez Cornet.
Au premier aspect de Geneviève, il se mit en colère:
—Non d'une pipe! s'écria-t-il, vous n'avez donc pas fait ce que je vous ai dit?
—Comment? s'écria la pauvre tante interloquée, mais, docteur, vous n'aviez rien ordonné...
Il la regarda de son œil gris qui, sous l'épais sourcil retombant, semblait vous lorgner au travers d'une jalousie:
—Je n'avais rien ordonné!... je n'avais rien ordonné!
Il prononça cela sur un ton bougonnant qui signifiait: «Il faut donc vous mâcher les choses? Il faut vous écrire cela sur un papier pour que vous compreniez!...»
L'œil et l'intonation étaient si expressifs, qu'elle saisit aussitôt une allusion au pupitre. En effet, il lui avait conseillé de l'ouvrir. C'était une ordonnance. Si elle l'eût suivie et eût fait part au docteur de sa découverte, il eût peut-être trouvé un moyen, lui, d'éviter le dépérissement de la jeune fille.
Mlle Cloque tremblait de tous ses membres, contrairement à Geneviève qui ne s'impressionnait aucunement, conservant vis-à-vis de ces paroles inquiétantes, la figure tranquille, muette et résignée qu'elle avait toujours eue dans l'intervalle des crises de chagrin.
Cornet ayant fiché sur ses cheveux gris une toque grasse, s'était assis à son bureau, et il écrivait.
—Cette fois-ci, dit-il, on va donc vous mettre sur du papier ce qu'il faut faire. C'est une ordonnance cela!
Il plia son papier en deux après l'avoir séché devant un grand feu de coke. Il ouvrit un petit tiroir du bureau, où des flacons minuscules, étiquetés sur le bouchon, passaient le cou par les trous réguliers d'une mince plaque de liège.
Sa main malpropre et savante glissa sur le clavier de poisons et s'arrêta, sans le secours des yeux, à la petite bouteille qu'il fallait. Il en versa quelques gouttes, comptées attentivement, dans un flacon vide, et reboucha le tout en faisant grincer le liège. Puis il lut tout haut l'ordonnance qui acheva d'exténuer Mlle Cloque. Elle fit observer, d'une voix que couvrait la montée des larmes, en répétant quelques-unes des prescriptions:
—«Changer de milieu, voir des figures nouvelles»; passe encore s'il le faut, mais, mon cher docteur, comment voulez-vous que nous allions «dans les montagnes?»... et en Suisse, par-dessus le marché! Je ne parle pas de mon âge; Dieu merci, je me remue encore, mais il y a malheureusement la question... pécuniaire.
—Le voyage n'est pas si cher, dit Cornet, et c'est là-bas que vous pourrez trouver au meilleur compte le moyen de passer trois ou quatre mois hors de chez vous, toutes conditions réunies. Allons! allons! si je vous ordonne cela, c'est qu'il n'y a pas moyen de faire autrement.
Comme il les reconduisait, la jeune fille étant passée devant, il retint la tante par le bras et lui dit dans l'oreille:
—Question de vie ou de mort.
Si elle ne mourut pas sur ce coup, elle, la pauvre vieille, ce fut que son amour pour l'enfant opéra un miracle. Elle eut le courage de mentir immédiatement à Geneviève:
—Heureusement, son dernier mot m'a rassurée.
—Ah! dit Geneviève.
Pendant trois semaines, la maison de la rue de la Bourde fut sens dessus dessous. Mariette avait commencé par jeter les hauts cris à l'annonce du voyage de ces demoiselles, et avait prononcé:
—C'est la fin de tout!
Les Loupaing étaient venus demander à la locataire «si ce n'était pas une façon de donner congé.»
—Dame! est-ce qu'on sait jamais, quand on s'en va si loin!...
Et ils donnaient des signes d'inquiétude et de regret. Ils étaient d'ailleurs d'une prévenance parfois obséquieuse. C'était à qui des trois offrirait ses services, à tout propos, souvent sans propos aucun. Le plombier avait fait poser un toit de zinc au petit hangar, et surveillé lui-même le travail.
—Mais ça va me coûter les yeux de la tête! avait objecté Mlle Cloque.
—Taisez-vous donc! On s'arrangera. Est-ce que je vous demande quelque chose?
Le plâtrier était venu en personne blanchir le pan de muraille où s'adossait la cage à poules.
Et, bien avant que la lumière du printemps eût percé le ciel gris, Loupaing armé de la lance arrosait le jardinet de sa locataire, de préférence à sa propre cour.
—Si nous avions passé l'été ici, avouait Mlle Cloque, je crois que cet être-là eût fini par devenir ennuyeux. On n'est plus chez soi.
C'était le moment où les bourgeons des rosiers commençaient à s'ouvrir, et les fusains ranimaient le bout de leurs branches par un vert tendre et frais. Entre les membrures du catalpa, les feuilles nouvelles allaient bientôt redessiner de chimériques images. Et la fontaine, tarie durant l'hiver, s'était remise à égrener son murmure favorable aux songes.
—Pourquoi nous en aller? disait Geneviève enracinée aux lieux mêmes de son lent martyre.
—Parce qu'il le faut! répondait la tante. Elle avait dû vendre des titres pour faire face aux dépenses du voyage. Ce n'était pas assez que ses revenus diminuassent: elle entamait son petit capital. Le pire, peut-être, avait été de donner ordre à son banquier, à travers le grillage: «Il s'agirait de vendre ces trois obligations...» Il la connaissait pour lui payer ses coupons chaque trimestre. Il lui avait fait remarquer que son intérêt consistait plutôt à...
—Si, si! vendez! je vous prie!
Elle avait cru qu'il la regardait avec un air de pitié.
Mais les mots de Cornet lui bourdonnaient sans cesse aux oreilles: «Question de vie ou de mort.»
La tournée des adieux fut courte, puisque tous s'étaient retirés d'elle. On recommanda au marquis d'éviter les mauvaises connaissances. On embrassa Mme Pigeonneau et les rares personnes qui se trouvaient chez elle. Ce fut en serrant la main de l'infortuné M. Houblon que le cœur de sa vieille amie se souleva. L'ex-organiste ne confessait rien de sa détresse; il parlait toujours, et d'espoir en l'avenir!
M. l'abbé Moisan sollicita de sa pénitente un moment d'entretien particulier afin de lui toucher encore une fois un mot de son petit notaire.
—Ce garçon est complètement gagné par le portrait qui lui a été fait de mademoiselle votre nièce. Vous avez tort de ne pas accepter au moins une entrevue avant votre départ... Il habite un pays sain; c'est pour ainsi dire la pleine campagne, et à une heure d'ici, sur la grande ligne de Paris-Bordeaux...
—Mais monsieur l'abbé...
—A quoi cela vous eût-il engagée? Une entrevue et tout est dit. Au cas où la Providence eût regardé cette combinaison d'un œil bienveillant, la chère enfant eût pu trouver la santé et le bonheur quasi à votre porte et sans recourir à des expéditions lointaines...
Mais Mlle Cloque traitait, à part soi, de rengaines la proposition de l'abbé Moisan. Outre qu'elle jugeait imprudent de parler mariage en ce moment à Geneviève, elle préférait encore pour celle-ci le voyage et son imprévu, à la piteuse solution d'un véritable enterrement dans un village.
—Plus tard, monsieur l'abbé, nous verrons; nous avons le temps de penser à cela.
Vers le milieu de mai, un omnibus du chemin de fer vint prendre ces demoiselles, rue de la Bourde. On empila les bagages brutalement au-dessus de leurs têtes. A chaque heurt violent, elles sautaient, l'une et l'autre, sur la banquette, car leur vie enclose et abritée des rigueurs physiques leur donnait une sensibilité excessive.
Mariette bougonnait:
—C'est autant fait pour voyager que moi pour dire la messe!
—Adieu! adieu!
—Portez-vous bien!
Le gros vacarme de l'omnibus attira aux fenêtres quelques figures de femmes hébétées. Elles se retournaient vers l'intérieur pour annoncer ce qu'elles avaient vu. D'autres sortirent. Et, il s'en trouva un grand nombre dehors pour commenter l'événement.