Mademoiselle Clocque
XIV
EXTRÉMITÉS
Elles passèrent cinq mois dans une pension suisse au bord du lac des Quatre-Cantons, adonnées, par ordre du médecin, à un régime excellent pour la jeune fille et qui fatiguait la tante. Chaque jour, on allait prendre le repas de midi à la succursale située dans la montagne. C'était une petite ascension de trois kilomètres en belle route, avec la vue du lac sans presque aucune interruption. Les couleurs remontaient aux joues et aux lèvres de Geneviève; Mlle Cloque soufflait et se plaignait d'avoir un cœur de poulet. Elle demandait à Dieu de le lui laisser battre jusqu'à temps que sa nièce fût ressuscitée. Et elle tricotait des jambes, bien courageusement, le long des lacets poudreux de ce beau chemin.
On revenait par une diligence où il y avait des prêtres très sales, en pantalon et en chapeau de paille, et qui fumaient des cigares nauséabonds. La roue, paralysée par le «sabot», labourait le sol incliné en soulevant des nuages de poussière. Geneviève attentive à toutes choses, comme une enfant, se disait en ballon, bien au-dessus de la terre, et quand les nues s'entr'ouvraient sur la perspective magnifique et vertigineuse, elle s'agrippait au bras de sa tante:
—Regarde là-bas, là-bas, dans le fond, comme c'est beau! Comme c'est bon!...
La voiture, à son gré, n'allait jamais assez vite.
Les jolies montagnes se miraient avec des complaisances de femmes, à la surface polie des eaux couleur d'olive, tandis que derrière leur écran, un ciel de lilas et d'oranges se livrait à d'éclatantes débauches.
Les soirées étaient belles et douces. Dans le petit salon, on dansait quelquefois. Ou bien on allait s'asseoir et causer en rêvant, au bord de l'eau toujours lumineuse, même les nuits où l'on est privé du plaisir de la lune.
Geneviève avait été demandée deux fois en mariage. D'abord par un Genevois assez riche, très convenable et protestant, que l'on avait écarté aussitôt. Ensuite par un jeune substitut de la Vendée, voyageant avec sa famille, et qui, à l'énoncé de la dot, était parti.
Ni à l'une ni à l'autre de ces propositions, Geneviève ne s'était révoltée. Sa forte raison renaissait avec la santé. Le va-et-vient constant des touristes cosmopolites élargissait le monde à ses yeux. Elle avait dit à sa tante:
—Ah! si on pouvait voyager toujours!...
Le souvenir du passé n'était plus assez vif pour qu'elle désirât même s'en entretenir. Une seule allusion y avait été risquée au moment de l'arrivée de plusieurs familles françaises:
—Ce serait drôle, avait dit Geneviève, qu'ils aient l'idée de venir faire leur voyage de noces par ici...
Tout allait si bien qu'on avait prolongé le séjour jusqu'aux extrêmes limites de la saison.
Ces demoiselles ne rentrèrent à Tours qu'en octobre.
Ce fut tout juste si on les reconnut.
—Ah! bien! s'écria Mariette en recevant Geneviève au bas du marchepied de l'omnibus, ça se voit que vous n'avez pas mangé de la vache enragée dans vos pays!
Mais, en apercevant les cheveux tout blancs et la figure de la tante, elle mâchonna cette réflexion:
—C'est celle-là qui a avalé tout le mauvais air.
Il se trouva des gens pour remarquer que, dès le lendemain de son retour, Mlle Cloque avait été chez son banquier, place d'Aumont, avant d'aller à la messe. La rue de la Bourde, excitée par le long voyage en Suisse, prétendait que c'était «un fameux coup pour la vieille fille d'avoir mis tant d'argent à l'étranger pour marier sa demoiselle et d'être revenue bredouille:
—Faut être orgueilleux pour aller chercher si loin!
—Ça veut des princes, on est bien obligé d'aller en dénicher là où il y en a...
—Dame! quand on a été rebutée par un comte, c'est bien le moins qu'on prenne un marquis pour en effacer l'affront...
—Il y en a qui commenceraient par payer leur dû...
—Pas possible!... Qui est-ce qui vous a dit ça?
—Eh bien! et la Pelet pour quoi donc qu'elle est faite? C'est cette pauvre Mme Loupaing qui en est pour ses deux termes de juillet et d'octobre.
—Autrement dit: c'est les Loupaing qui paient le voyage.
Mlle Cloque, en froissant quelques billets de banque qu'elle repliait avec soin dans son porte-carte, demanda à Mariette si le propriétaire serait chez lui dans l'après-midi.
—C'est-il pour lui porter de l'argent? dit Mariette. Eh! pardi, ne vous dépêchez donc point, un coup que le terme est passé. Il ne réclame rien: allez donc au plus pressé.
—Au plus pressé? dit Mlle Cloque.
—Bien sûr! n'y a-t-il pas la couturière qui est venue ici trois fois le mois dernier, avec sa note, rapport aux costumes de voyage de Mademoiselle? Ah! dame! les déplacements, les voyages économiques, ça n'est pas pour rien!... Elle a dit qu'elle reviendrait tantôt, du moment que ces demoiselles étaient arrivées.
—C'est bon! c'est bon! fit Mlle Cloque en s'asseyant précipitamment.
—Faut-il bien vous faire de la bile comme ça, Mademoiselle! Profitez donc de ce que votre propriétaire est gentil. Il a arrosé votre parterre tous les jours. L'autre matin je l'ai pris qui béchottait le massif de rosiers. Il n'y a pas d'homme plus comme il faut quand il s'agit de vous et de Mademoiselle. «Son loyer? qu'il me disait encore, hier au soir, à la brune, son loyer? est-ce que j'ai une figure à pressurer le monde? On est au-dessus de ça; on est au-dessus de ça!»
—Ah!... il vous a dit?...
Ainsi Loupaing s'était flatté de faire des générosités à sa locataire! On savait qu'elle avait deux termes en retard! Comment avait-elle commis l'imprudence de croire à l'amitié dont l'accablait Loupaing? Comment en était-elle arrivée à ne se point gêner pour lui écrire au mois de juillet: «Nous sommes si loin... à cause des formalités d'expédition, voulez-vous garder ma quittance jusqu'à notre retour?»
Et, ne pensant plus qu'au bien-être immédiat de sa nièce, elle avait consacré à un prolongement de séjour la somme due à Loupaing. Elle venait de toucher en arrivant quelques petits coupons qu'elle pensait lui verser en acompte. Mais elle avait oublié la couturière: les costumes supplémentaires commandés en hâte, pour partir au plus vite, quand c'était pour Geneviève une «question de vie ou de mort!» Comment se tirer de là?
Plutôt que d'avoir des obligations à Loupaing, elle résolut de s'entendre avec la couturière. Mais celle-ci surprit ces demoiselles pendant le déjeuner, étant entrée par le porche de la plomberie. Sans même passer par la cuisine, et de l'air égaré d'une personne qui vient pour la première fois, elle se présenta par la porte-fenêtre entr'ouverte au doux soleil de la fin d'octobre.
—Ah! pardon! mesdemoiselles, je vous dérange? Je reviendrai.
—Mais non, mais non! entrez donc!
—Mon Dieu! que je suis donc fâchée! Voilà ce que c'est quand on ne connaît pas les habitudes... C'était pour prendre les nouvelles commandes de ces demoiselles... Vous avez fait un bon voyage, au moins? Et alors, j'avais apporté en même temps la petite note...
Mlle Cloque, ordonnée comme les gens de fortune extrêmement modeste, n'avait jamais fait attendre un fournisseur. Confesser sa gêne devant Geneviève qui en était la cause involontaire, lui répugnait particulièrement. Son mouvement d'ailleurs fut plus prompt que sa pensée. Elle avait l'argent sur elle: elle paya, séance tenante, devant Mariette qui acquiesçait de la tête.
—Mariette, fit Mlle Cloque, dès que fût partie la couturière, je vous avais dit d'aller demander à Loupaing un rendez-vous pour cet après-midi: je suis sûre que vous n'en avez rien fait?
—Bien sûr que non, Mademoiselle; on n'était-il pas d'accord que c'était pas la peine?
—Je ne vous demande pas votre avis. Vous allez me faire le plaisir d'aller tout de suite chez lui et le prier de me dire à quelle heure il pourra me recevoir.
—C'est bon! Mademoiselle, c'est bon! On y va. Que je vous mette votre dessert au moins...
Ces demoiselles se levaient de table, quand elles virent la bonne entr'ouvrant la porte devant le conseiller municipal flanqué de sa mère et de sa femme.
Mlle Cloque n'eut que le temps de dire à Geneviève:
—Sauve-toi, mon enfant, nous allons parler d'affaires.
Elle avait compté sur une demi-heure, après son déjeuner, pour trouver une façon de confesser au propriétaire ses embarras momentanés.
—Ah! bien! fit la mère Loupaing qui montra son nez la première, faut espérer que c'est pas nous qui faisons en aller votre petite demoiselle... On en serait bien au regret.
Mlle Cloque répondit au hasard:
—Elle n'était pas habillée... Excusez-la.
—On peut dire qu'elle a profité, elle au moins, pendant son voyage d'agrément! Je la montrais à ma bru, ce matin, par la fenêtre; c'est-il pas vrai, Victorine? Eh! nom d'un petit bonhomme! que je lui disais, ça fait-il une belle fille à cette heure: elle serait capable de donner envie à un grenadier...
—On a voulu vous dire un petit bonjour, mademoiselle Cloque, disait modestement la bru.
Le conseiller avait mis une jaquette, une chemise blanche, une petite cravate noire au nœud soigné. Il était propre. Il ôta son chapeau:
—Nous voilà. On vient vous dire qu'on n'est pas fâché de se revoir, entre amis. Dame! vous avez fichu le camp bougrement loin, à ce qu'il paraît! Il n'y a que les millionnaires pour aller dans ces sacrés pays-là. Mais ça ne fait rien, pas vrai? on est encore mieux chez soi, et plus à l'économie?
—Nous ne revenons pas de si loin, monsieur Loupaing! dit Mlle Cloque en les priant de s'asseoir, mais le médecin m'avait prévenue qu'il y allait de la vie de la petite si je ne me décidais pas au sacrifice de ce voyage...
—Voyez ce que c'est! tout de même, prononça la mère Loupaing; ils ne savent qu'inventer au jour d'aujourd'hui pour transvaser l'argent en dehors de la frontière. Si on avait dû mourir, de notre temps, nous autres, sous peine d'aller en Suisse, où est-ce que nous serions, mes bons amis? Les temps changent...
—Il n'y a qu'une chose qui ne change point, dit Victorine, c'est la cherté de la vie.
—Dame, si! observa le plombier, puisqu'elle augmente...
Les trois Loupaing eurent la gorge secouée d'un rire commun.
Mlle Cloque, pour couper court aux allusions, résolut d'aborder directement le sujet qu'elle sentait présent, sous chacun de leurs termes, à l'esprit de ses propriétaires. L'appréhension lui en ébranlait tous les membres.
—Monsieur Loupaing, prononça-t-elle, d'une voix qui, pour la première fois de sa vie, chevrotait de crainte, je vous ai demandé un entretien pour vous parler de mon retard à vous régler...
Loupaing l'interrompit d'un geste:
—Des bêtises! Allez-vous pas me parler de ces histoires-là, comme si on en était de l'un à l'autre à un sou près? Eh bien! et l'amitié, alors, à quoi donc qu'elle est bonne? voulez-vous me le dire?
—C'est que... dit-elle, sans trop savoir où elle allait, c'est que les bons comptes font les bons amis...
—On établira ses comptes! ça n'est pas bien difficile. J'ai-t-il pas de l'inquiétude? Ah! là, là! Mon argent est aussi bien placé dans votre armoire que dans la mienne. Du moment qu'on vous tient! J'espère bien, au moins, que vous n'êtes pas repartie pour les grandes Indes! Vous n'allez pas vous remettre en chasse, à présent que vous voilà rentrée à la niche? Eh bien! si ça vous arrange de ne pas me payer, moi, ça m'arrange; et puisque je vois que ça peut vous rendre service...
Il s'arrêta sur ce mot qui resta suspendu sur le silence et retomba en petites gouttelettes torturantes sur toute la surface de la sensibilité de Mlle Cloque.
Sa nature se révoltait; son corps se soulevait pour protester, pour refuser l'humiliation que lui infligeait en pleine figure ce butor, et avec un raffinement qui sentait la préméditation.
Mais elle ne répliquait rien. Ce service qu'il lui offrait de plein gré, spontanément, n'était-ce pas celui qu'elle se proposait de lui demander elle-même? Tandis que le mot résonnait encore dans la pièce, elle pensait qu'il eût été pourtant moins pénible d'implorer que de recevoir ainsi.
Loupaing ne sut pas cacher son triomphe. Sa joie montra qu'il n'avait eu que des présomptions sur les embarras d'argent de sa locataire et que la confirmation qu'il en recevait flattait ses desseins secrets.
Il se leva, la figure illuminée, et posa la main sur son cœur:
—Je mentirais si je disais le contraire, mademoiselle Cloque: j'ai du plaisir à vous être agréable.
La malheureuse baissait la tête et ne disait rien; son être physique refusait tout secours.
Il profita de cette faiblesse de vieillard pour mettre les pieds dans le plat. Il l'accabla.
Il s'approcha d'elle, les deux mains dans les poches, et se baissa pour lui parler sous le nez:
—Je savais ça! dit-il. On n'a qu'un œil, mais c'est le bon! Dame! dans la vie, il y a des haut et des bas... Ah! sacrédié! vous avez mis du temps à reconnaître que j'étais un ami! Je vous avais-t-il pas dit: topez-là! Vous vous en souvenez bien?
Elle fit un violent effort sur elle-même, et reprenant ses sens, elle se releva:
—Ah! ça, voyons, dit-elle, monsieur Loupaing, il ne faudrait pas croire qu'il y a péril en la demeure! Je veux bien user de votre obligeance à me donner quelques... semaines, quelques mois tout au plus de répit pour le paiement de mon loyer; mais vous serez payé, n'en doutez pas... Mes coupons de novembre et ceux de janvier...
Il ricana:
—Vous y tenez donc bien?... Vous y tenez donc tant que ça?
Elle le regardait avec des yeux ronds de poule mourante:
—Je tiens à quoi? à quoi?
—Mais à me payer, donc!... Voyons, il y a pourtant bien des moyens de s'arranger... quand on se cause d'ami à ami!...
—Quels moyens de s'arranger? fit-elle, ahurie.
Il avait arraché une de ses mains à son pantalon; il fut sur le point d'en toucher, d'un geste goguenard, l'épaule de Mlle Cloque:
—Faites donc pas la bête!
Elle bondit.
—Monsieur Loupaing!
L'indignation lui étouffa toute réflexion.
—Allons! dit-il, allons! tout beau! Vous voilà partie comme une soupe au lait!...
Et, se retournant vers les deux femmes, d'un ton admiratif:
—C'est-il du sang! nom d'un tuyau! C'est-il du sang qu'il y a dans cette famille-là! Je vous l'ai-t-il pas toujours dit.
La mère Loupaing et sa bru, embarrassées, baissaient les yeux.
De sa main libre, le plombier fendit l'air tout autour de lui, comme s'il prenait à témoin un nombreux auditoire:
—Voilà ce qu'il y a. Moi, je suis carré; je n'aime pas à tourner autour du pot. C'est rapport à votre nièce...
—Ma nièce! s'écria Mlle Cloque.
—Bien sûr; c'est pas du pape que j'ai à vous parler. Eh bien! là, en deux mots; j'ai quelqu'un à vous proposer.
—A me proposer?... mais pour quoi? Seigneur Jésus! Je ne vous comprends pas.
—Tonnerre de D...! Vous ne me comprenez pas! Comment donc qu'il faut vous parler?
Les deux femmes firent simultanément un geste destiné à l'apaiser. La mère crut même devoir dire:
—Mon fils, prends garde! Tu vas aller contre ce que tu veux!
Victorine ajouta:
—Elle est si comme il faut, cette petite demoiselle! On a tant de respect pour elle à la maison!
Mlle Cloque se tenait le cœur à poignée. Elle croyait que toute sa machine intérieure allait se rompre.
Loupaing adoucit subitement sa voix, et modula sur un ton de gamin qui demande du sucre:
—C'est pour mon beau-frère, le frère à ma femme, un honnête garçon qui est bien établi.
D'un bond, Mlle Cloque fut debout. Jamais la colère ne lui était montée si prompte et si incoercible. Elle ne se possédait plus:
—Fichez-moi la paix! s'écria-t-elle. Allez-vous-en! allez-vous-en! que je n'entende plus jamais parler de vous!... Je vais vous payer. Votre compte sera réglé ce soir! Mais que je ne vous voie plus, entendez-vous? Que je ne revoie jamais vos figures!
Les deux femmes s'étaient levées. Victorine avait gagné aussitôt la porte qu'elle tenait entr'ouverte. Aux cris de sa maîtresse, Mariette, qui n'était pas loin, entre-bâillait aussi la porte du côté de la cuisine. Le courant d'air emporta le journal déplié sur la table.
Loupaing n'était pas fier en face de la sincérité et de l'absolutisme de cette indignation. Il n'était pas brave. Ce fut sa mère qui osa parler:
—C'est pas là peine de nous faire un affront. On n'a pas eu l'idée de vous offenser. C'était une chose qui nous plaisait; on a voulu s'en expliquer, c'est pas plus méchant que ça... Pardi, on sait bien que vous n'estimez pas les travailleurs: c'est plutôt la dorure qui vous tape dans l'œil; mais c'est comme pour le reste: faut y mettre le prix. Vous n'êtes pas non plus sans savoir, comme dit cet autre, que faute de grives on mange des merles? Peut-être bien qu'un jour vous ne serez point si faraude... Mais parle donc, toi aussi, ajouta-t-elle en secouant le bras de son fils qui restait coi.
—Qu'est-ce que tu veux que je dise? fit-il. On a peut-être bien eu tort: je vous l'avais-il pas dit aussi que ça n'irait pas comme on voudrait?
—Mais cause-lui donc, dis-lui donc quelque chose à elle, avant de t'en aller, pour raccommoder les affaires!
Mariette soutenait sa maîtresse; elle la posa, pâle comme une morte, sur son fauteuil. Mlle Cloque dardait néanmoins des yeux furieux qui continuaient de dire: «Allez-vous-en! allez-vous-en!»
Loupaing rassembla tous ses moyens et prononça:
—Nom de D....! C'est vexant.
Et il mit son chapeau.
Sa mère haussa les épaules. Mais tous trois sortirent.
On crut que Mlle Cloque allait mourir. On envoya chercher Cornet et l'abbé Moisan. Ils étaient là tous les deux quand vint le marquis d'Aubrebie. Elle les pria de la laisser un instant avec celui-ci. Ce fut à son vieux mécréant d'ami qu'elle demanda le service de lui avancer de quoi payer le propriétaire. M. d'Aubrebie faillit l'embrasser de joie:
—Enfin! dit-il, je vais donc être bon à quelque chose!
Le plaisir réel qu'il montra à lui être utile la soulagea de l'amertume immense qu'elle éprouvait.
—Ah! dit-elle, en lui tendant sa vieille main brûlante, quand je serai morte, je serai plus près du bon Dieu pour lui parler de vous.
On fit revenir le prêtre et le médecin. Elle leur raconta elle-même ce qui s'était passé. On l'avait couchée. Dans l'ombre des rideaux de cretonne, sous un bonnet blanc, sa figure blême paraissait toute menue; ses cheveux relevés lui découvraient un grand front sec et bombé sous lequel les deux yeux creux s'enfonçaient comme des portes sombres.
—Un dôme d'église! faisait remarquer l'abbé.
Quand elle eut senti qu'elle survivrait à cette secousse, elle se reprit à espérer. Elle dit presque en souriant à Cornet:
—Allez-vous me faire une ordonnance cette fois-ci?
Il versait des gouttes de substance inconnue dans un verre d'eau. Il griffonna un mot sur un bout de papier et le lui tendit:
Elle lut: «Marier la petite.»
L'abbé demanda à voir et applaudit. Le marquis donna aussi son approbation. Elle comprit par là qu'ils voyaient tous la mort à son chevet, et qu'il était urgent de régler le sort de Geneviève et de la soustraire à des entreprises matrimoniales telles que l'on venait d'en subir.
M. Moisan qui s'entêtait dans sa proposition déjà ancienne, se pencha à son oreille:
—Voulez-vous que je lui écrive?
—A qui? dit-elle.
—A mon petit notaire... Simple entrevue... engage à rien?...
Le masque de la vieille imaginative se modela selon l'expression d'une pesante tristesse. Ce n'était pas d'un petit notaire qu'elle avait rêvé pour sa nièce! Cependant l'abominable tentative des Loupaing lui avait montré les extrémités où l'on pouvait tomber. Avec les quelques sous qu'elle laisserait à Geneviève, on mettait en fuite un substitut vendéen, et on était convoitée par un plâtrier «bien établi». Sous le «dôme» de son grand front décharné, Mlle Cloque réfléchissait, comme dans toutes les occasions critiques de sa vie, aux paroles de Chateaubriand.
—La médiocrité... prononça-t-elle, à demi-voix, se parlant à elle-même.
—S'il vous plaît? fit l'abbé qui avait mal entendu.
—Je dis que j'en parlerai à la petite, monsieur l'abbé. Quand vous reviendrez me voir, nous reprendrons cela.
Mais un long temps s'écoula avant qu'elle consentît à revenir sur ce sujet. «Quand je serai tout à fait mieux», disait-elle. Et, comme elle, s'acharnait à remordre à la vie, ses amis attendaient. Quand elle alla mieux, ce fut Geneviève qui manqua d'empressement. Pour peu qu'on insistât, la jeune fille menaçait de rentrer au couvent, de se faire religieuse. Secrètement, sa tante préférait cette solution, mais elle n'osait le dire.
Elles passèrent encore un triste hiver, dans la chambre de cretonne, entre la fenêtre de la rue de la Bourde et celle d'où l'on voyait Loupaing dont l'hostilité réouverte se manifestait à toute occasion, plus vive que jamais.
Il avait envoyé la note du petit toit de zinc posé par lui au hangar, et, faute d'un acquittement immédiat, il était venu en personne, avec des marteaux et des tenailles, un jour d'averse, et il avait arraché le toit. Les volailles geignaient sous la pluie; la provision de bois était trempée. Mariette terrorisée n'osait même plus passer par le porche de la rue de l'Arsenal, elle avait cessé momentanément de parler aux femmes.
Il fit froid. Au travers des branches dénudées du catalpa, on vit un matin la double vasque de la fontaine pleurant des larmes immobiles sur le bassin glacé, où, par hasard, un balai était pris. Durant de longues semaines, on regarda chaque jour ce balai au long manche incliné et gênant. Quelquefois, après l'heure du déjeuner, le dimanche, on apercevait le voisin, le cou entouré d'un cache-nez, frappant du pied le sol coriace, s'exercer contre le bâton et l'abandonner en hochant la tête.
La neige vint doubler l'épaisseur des branches, et le manche à balai aussi se hérissa de la pure fourrure. Les moineaux s'approchaient, en pépiant, de la fenêtre où l'on répandait de la croûte de pain, et Geneviève avait des frissons à les voir poser sur la neige leurs petites pattes si fines. Pour couper le temps et occuper la jeune fille, on lui faisait préparer du thé vers les quatre heures, au moment où venait M. d'Aubrebie. Bien longtemps avant l'heure, l'eau, dans la bouillotte au coin du feu, chantait. On se levait, à de fréquentes reprises, pour éloigner un peu la bouillotte. Noël et le jour de l'an, avec les almanachs, les catalogues et les publications illustrées, singulière période d'énervement joyeux pour les familles nombreuses, n'apportèrent aux deux pauvres femmes que des tristesses, en leur rendant l'isolement plus sensible et en les forçant, à cause des souhaits et des vœux, à penser davantage à l'avenir.
Enfin, le balai fut retiré de l'eau; on nagea quelque temps dans la boue gluante; le soleil revint. L'abbé Moisan, ayant reçu de Monseigneur l'assurance qu'il serait maintenu dans ses fonctions de chapelain, pour la nouvelle église, et logé, répandait la joie autour de lui. M. d'Aubrebie apportait à Geneviève des bouquets de violettes. Et elle dit un jour que l'état de religieuse lui faisait peur.
—Alors il faut te marier, mon enfant.
A ce mot elle avait des tremblements et on entendait se choquer ses dents de nacre.
—Enfin, soupira-t-elle, il faudra bien!... Mais, d'abord, comment s'appelle-t-il, votre monsieur?
—Jules Giraud...
Ce seul nom fut la cause d'un retard de trois semaines. On la traita de folle; on lui dit qu'il était honteux d'avoir, à son âge et dans sa situation, des répugnances aussi puériles. Rien n'y fit. On crut tout perdu.
Elle ne concevait pas qu'on épousât un homme qui s'appelait Jules Giraud. D'abord ce prénom de Jules lui avait toujours porté sur les nerfs; c'était un nom absurde, tout à fait idiot.
Elle était prête à passer sur bien des choses désagréables: qu'elle habitât un «trou», elle s'en moquait pas mal; que son mari fût notaire ou épicier, c'était bien le cadet de ses soucis; mais de crier le nom de Jules du haut en bas de l'escalier, ou dans un jardin, lui semblait au-dessus de ses forces. «Giraud,» çà, autant n'en pas parler, c'était franchement commun, c'était le plus plat des noms. Mais elle reconnaissait qu'elle n'était elle-même qu'une pauvre petite bourgeoise au nom très médiocre, presque drôle, et qui faisait rire, au couvent, les premières années; cela n'était rien. Ce qui importait c'était le nom qui doit être inséparable de toutes les expressions de tendresse, sans lesquelles elle n'imaginait pas le mariage.
Le marquis lui vantait «Jules» César. Elle répondait en objectant: «Jules» Grévy, «Jules» Ferry.
—Le fait est... disait Mlle Cloque, qui avait ces hommes en horreur.
A cause de ces deux personnages, peu s'en fallut qu'elle ne fût de l'avis de sa nièce.
Tout d'un coup, Geneviève se décida, comme les enfants prennent le parti de se faire arracher une dent. L'abbé écrivit. Le notaire était toujours prêt. Une entrevue fut convenue. Toutefois on la remit encore, parce qu'on voulait avoir auparavant la photographie du jeune homme. On l'obtint. Il n'était ni bien ni mal.
—C'est ce qu'il faut, dit Geneviève.
Mais elle grimaçait presque, en prononçant ces mots. On eût dit qu'elle étouffait une sombre colère.
—Voyons! ma fille, personne n'exige que tu te fasse violence...
—Mais non! mais non! je t'assure que je suis décidée.
L'entrevue fut fixée au premier jeudi de mai, boulevard Béranger, au concert de la musique militaire. C'était le seul endroit où l'on pût se rencontrer comme par hasard, et passer inaperçus, au milieu de la foule.
Ces demoiselles arrivèrent les premières, très agitées, depuis longtemps préparées, et se croyant en retard. Les musiciens n'étaient pas là encore. Quelques rangées de chaises seulement étaient occupées par les fanatiques. Elles eurent tout loisir pour le choix de leurs places. Elles s'ingénièrent à ne se fixer ni trop près de la musique, ni trop loin. Il fallait pouvoir causer sans être gênés par des voisins entassés chaise contre chaise, éviter aussi de se planter au beau milieu d'une clairière, ou bien d'aller se reléguer aux endroits éloignés où l'on n'a pas l'air de venir pour la musique. Cependant il était non moins nécessaire que ces messieurs, à leur arrivée, les aperçussent aisément. Il ne manquerait plus qu'elles fussent obligées de leur faire signe!
Elles tâtonnaient; Geneviève énervée dit:
—Mettons-nous là! mettons-nous là, n'importe où.
Elles s'assirent. Elles étaient l'une et l'autre de mauvaise humeur. Mlle Cloque reprochait à sa nièce le peu de frais de sa toilette.
—Peuh! si tu crois qu'on s'y connaît à la Celle-Saint-Avant!...
C'était le nom du petit endroit où Jules Giraud était notaire.
—Mais, mon enfant, ce jeune homme a peut-être été à Paris?
—Allons donc! est-ce que l'abbé ne nous a pas dit qu'il avait été clerc à Châtellerault? Il n'a seulement pas fait son droit...
Mlle Cloque avait pris la précaution de garder deux chaises auprès d'elle:
—Ça fait, dit Geneviève, que si l'on nous voit, il sera clair comme le jour que nous attendons quelqu'un!
—Mais enfin! ma pauvre enfant, comment veux-tu nous arranger, aussi! Et s'il n'y a plus de places auprès de nous quand ils arriveront: faudra-t-il que ce soit nous qui nous dérangions pour les suivre?
En l'espace de quelques minutes, le mail se garnit. La double rangée des grands ormes balançait ses hautes branches à l'air agréable de mai. Les chaussées, de chaque côté du large terre-plein, portaient une foule déjà compacte. Aux fenêtres de jolies maisons donnant sur le boulevard, paraissaient quelques femmes accoudées. A une centaine de mètres à peine, en tournant un peu la tête, on pouvait apercevoir, entre deux bouquets d'arbres du parc, la frise de faïence courant au-dessous d'une balustrade à l'italienne, qui décorait l'hôtel de Grenaille. Il venait, des jardins voisins, des odeurs de clématite et de chèvrefeuille.
—Tiens! voici Mlle Cloque et sa charmante jeune fille! prononça la voix grasse de M. l'abbé Moisan. Mesdemoiselles, voulez-vous me permettre de vous présenter mon bon ami, M. Jules Giraud, qui était précisément en train de faire avec moi un petit tour de promenade?
—Si Monsieur veut bien s'asseoir? dit Mlle Cloque, nous avons justement deux chaises à côté de nous, où nous avions déposé nos mantilles.
«Mon Dieu! mon Dieu! pensait Geneviève, est-il possible de parler comme cela! Mieux vaudrait dire carrément que l'on attend, que de prendre des détours si maladroits.»
Elle avait vu, tout en blâmant le langage de sa tante, que le notaire avait les cheveux frisés, ce qu'elle n'aimait pas du tout. En outre, il portait un lorgnon de myope, d'un numéro assez fort, qui déformait complètement les yeux quand on le regardait de face. Elle pensa:
«C'est horrible: on dirait deux huîtres ouvertes.»
Sa barbe était assez bien, entière, blonde et frisée; mais il sortait de chez le coiffeur qui lui avait rasé les joues à la tondeuse. Elle le jugea stupide d'avoir été le chez le coiffeur avant de venir au rendez-vous. Il avait d'assez jolies dents très blanches, mais presque point de lèvres ni de moustache: une espèce de malheureux petit bout de duvet d'un blond si clair qu'on aurait dit qu'il était blanc, et dont trois ou quatre poils, un peu plus longs, descendaient de chaque côté de la bouche.
«Jamais, pensa Geneviève, je ne me laisserai embrasser par cet homme-là.»
Il était en redingote, soigneusement boutonnée, et en chapeau haut de forme.
«Eh bien! se dit la jeune fille, comment serait-il, s'il venait officiellement demander ma main?»
Il était surtout terriblement ému. On sentait sa crainte de laisser échapper quelque sottise devant Geneviève, dans le premier moment, et il parlait à la tante aussi troublée que lui.
L'abbé Moisan entretenait Geneviève qui n'écoutait que le notaire lancé à bride abattue à la conquête de Mlle Cloque. Dans sa précipitation, le malheureux conservait son lent parler tourangeau aux consonnes lourdes, aux voyelles de brebis bêlante. Geneviève saisit au vol les mots d'«hiver rigoureux», de «saison plus propice» et «d'air printanier».
«Il est trop bête, non, décidément, il est trop bête!»
Combien de fois s'était-elle moquée, à Marmoutier, de ces expressions endimanchées où excellaient les filles de parvenus!
Mlle Cloque s'étant ressaisie, avait dirigé le notaire sur une voie plus intéressante, et il donnait la description de la Celle-Saint-Avant. La musique militaire entamait un pas redoublé, et, dans l'intervalle des éclats de piston, on entendait des «excellente étude... frais généraux... amortissement... vignobles et sapinières... grande voie ferrée... clientèle du château... société de l'endroit...» Il faisait valoir sa marchandise.
Geneviève se refusait à admettre que l'on pût parler de ces choses-là de prime abord, comme au marché.
Mlle Cloque ayant osé une allusion discrète aux «principes religieux», il parla de «sa vieille mère»; il s'étendit sur des détails intimes que personne ne lui demandait. Il prononça quelques mots dont Geneviève ignorait complètement la signification: «cadastre» et «main-levée d'hypothèque légale». Ces termes, qui eussent pu lui être très désagréables, lui donnèrent cependant à entendre que cet homme possédait des connaissances techniques, une sorte de science, quelque chose enfin qui le releva un peu à ses yeux. Mais quelle idée d'aller parler de cela à une vieille fille qu'on n'a jamais vue!
L'abbé Moisan jugea qu'il était temps d'opérer un contact entre les deux principaux intéressés. Il remua son siège, le posa de biais, cogna contre des chaises voisines qu'on recula complaisamment par égard pour un ecclésiastique; il parvint à faire vis-à-vis au notaire et lui tapa sur le genou:
—Eh bien! dit-il, j'espère que vous êtes à votre affaire: on sait que vous vous y connaissez en musique!
—Oh! oh! fit modestement le notaire.
—Monsieur est musicien? demanda Mlle Cloque.
—Oh! mon Dieu, Mademoiselle, je racle un peu de violon... comme tout le monde...
—Comme tout le monde!... dit l'abbé, ah! que non pas! Ce n'est pas déjà si commun.
—Et vous, Mademoiselle, dit le jeune homme à Geneviève, vous êtes musicienne aussi, sans doute?...
C'était la première parole qu'il lui adressait.
Sa voix trébuchait sur un imperceptible trémolo, et, comme il s'était commandé de profiter de cette occasion de parler, il avait débité cette phrase sans aucun naturel, mais au contraire, du ton le plus haïssable dans le genre commun et convenu.
Geneviève n'était aucunement intimidée; elle sentait clairement sa supériorité sur cet homme. Elle n'éprouvait point de pitié pour lui, malgré que son émotion fût touchante. Elle le détestait simplement d'être si bête.
—Je fais de la musique de temps en temps, dit-elle sans complaisance. J'ai surtout aimé cela autrefois. Mais, maintenant!...
Elle eut un petit geste qui signifiait: «Maintenant, vous savez, ce que ça m'est égal!...»
Il la regardait en écoutant sa réponse, et, par une sorte d'attention indéfinissable, il avait ôté son binocle. Elle lui en sut presque gré, car ses yeux ainsi étaient moins laids, quoiqu'il les fermât à demi, et que le double sillon rosé creusé par la pince, à la racine du nez, donnât à leurs environs l'aspect pénible d'une blessure. Ils contenaient une telle crainte de la minute présente, un tel désir de ne pas inspirer d'antipathie, une si franche admiration des deux créatures dont on lui avait des années durant vanté les mérites, enfin un si vif sentiment de sa propre petitesse en face de cette jeune fille distinguée, que le cœur de Geneviève fut un moment ébranlé. Elle se dit: «Comme il doit être bon!» Mais aussitôt: «Jamais je n'aimerai cette tête-là!»
Elle n'ajouta rien à sa petite réponse sèche. Il comprit qu'il lui avait déplu dès le premier coup d'œil. Cela acheva de le démoraliser. Il fallait parler. Il hasarda une réflexion qui parut saugrenue, à propos de la Marche Indienne de Sellénick accueillie autour d'eux par des applaudissements. Geneviève en conclut que, comme musicien, il était bon à conduire les noces de village; et elle le vit, en imagination, faisant grincer l'archet sur son instrument.
Mlle Cloque qui découvrait au notaire des qualités sérieuses sans toutefois être séduite par un homme aussi simple, demeurait fort embarrassée. L'abbé s'efforçait d'insuffler de la chaleur dans l'entretien; à défaut de paroles heureuses, il remuait sans cesse, de sorte qu'on remplissait les vides par de petites réflexions sans aucune portée: «Oh! pardon, Mademoiselle!... J'ai failli vous marcher sur le pied... On est beaucoup mieux ainsi... Je n'aime pas entendre la musique de trop près... Si je me mets comme cela, je vais tourner le dos à ces dames!... Nous aurons peut-être trouvé le moyen de nous caser, quand le concert sera fini...» On faisait tout ce qu'on pouvait pour sourire à chaque mot.
L'abbé remua si bien que les deux jeunes gens finirent par se trouver l'un à côté de l'autre. Alors, il accapara la tante afin de leur permettre de causer tous les deux.
Jules Giraud prit un parti héroïque. Il jugea qu'il perdrait son temps à essayer de faire du luxe. Il nommait ainsi dans sa pensée les tentatives de conversation sur des sujets généraux où il faut être profond ou élégant si l'on n'est pas capable de singer l'un ou l'autre. Il dit tout franchement à Geneviève que c'était bien inutile de chercher midi à quatorze heures quand on avait très peu de temps à rester ensemble et qu'on savait très bien pourquoi l'on se voyait. Elle fut un peu surprise de cette netteté; puis elle réfléchit vite que ce qu'il disait un peu gauchement, était précisément ce qu'elle avait pensé elle-même. Et elle l'écouta.
Il tremblait moins et s'exprimait mieux. Rien n'est tel que d'aborder de front le sujet. Il servit une partie des renseignements déjà fournis à la tante, car, livré à lui-même, il n'avait pas une grande variété de choses à dire et se bornait à ce qui lui semblait essentiel. Elle entendit à nouveau la série des «frais généraux, des vignobles et sapinières, de la grande voie ferrée et de la société de l'endroit.» Il reparla avec une piété très réelle de sa «vieille bonne femme de maman» qui pleurait de joie à l'idée d'avoir une fille. Il ne cherchait pas à attendrir, ni à surfaire quoi que ce fût; il étalait avec sincérité le «tableau de sa situation».
Il n'avait pas escompté l'avenir pour payer son étude. Tout était réglé; le moindre bénéfice entrerait directement dans le ménage. Il avait tout à fait repris son assiette, il allait, il allait, sans difficulté, se sentant appuyé sur le terrain des faits positifs. De plus, et, sans posséder une sensibilité très aiguë, il devinait la jeune fille plus attentive. Elle le regardait de temps en temps d'un clin d'œil bref qui signifiait: «Oui, oui, je comprends». Mais son regard, alangui par les longues rêveries et l'ennui, se relevait vers le lointain, semblant s'accrocher à un oiseau invisible, à une feuille d'arbre, à la frise de faïence qui se trouvait maintenant juste en face d'elle et qu'un rayon de soleil rendait étincelante.
—Maintenant, dit-il, Mademoiselle, il s'agira de savoir si tout ça vous convient?
—Si tout ça me convient? dit-elle, un peu comme si elle descendait d'un rêve; mais, Monsieur, rien de tout cela ne me fait peur.
—Oh! merci! dit-il.
Il laissa déborder tout son bon cœur dans cette exclamation. Il était soulagé d'un poids immense. Il respira. Elle sentit une nouvelle fois l'excellence de cette nature d'homme, et le regarda, le temps d'un éclair. Il avait de petites gouttelettes qui perlaient sur la surface très blanche du front. Mais une force qui ne venait pas d'elle, et qu'elle sentait tomber on ne sait d'où, lui releva les yeux là-bas, sur le petit point brillant de la frise de faïence.
Le notaire interpréta mal la fuite de ce regard et crut comprendre qu'elle savait par l'abbé tout ce qui le concernait, et qu'elle attendait qu'il s'expliquât sur des points qui pouvaient lui «faire peur». Il poursuivit, moitié souriant, mais une crainte revenue dans son regard implorant:
—Il faut vous dire, Mademoiselle, que nous ne sommes pas sortis de la cuisse de Jupiter. Mon «pauvre père», de son vivant, était sabotier.
Elle ne broncha pas à ce mot.
Chez lui, le Tourangeau reprit le dessus quand il ajouta sur un ton de malice traînante:
—Ce qui ne l'a pas empêché d'amasser quelques sacs d'écus...
Et il rit.
Geneviève pensait aux fleurs de la juive, à la rose de Marie-Joseph, et à la piqûre rouge au doigt... Cela avait été, là-bas, à cent mètres d'ici, une après-midi. On entendait aussi la musique militaire.
Le rire de Jules Giraud l'éveilla; elle revint à elle et sourit par complaisance. C'était bien malgré elle, que, durant un court instant, elle avait perdu les paroles du notaire.
Il lui dit, rassuré par son sourire:
—Ça ne vous fait pas peur, ça non plus?
—Quoi donc?
—Oh! dit-il, vous ne voulez pas me le faire répéter!
Elle se demanda: «Que diable a-t-il bien pu dire?... Bah! qu'importe?»
Et elle continua de lui sourire en allumant un peu son œil, mais, à la façon des paresseux qui, pour s'épargner d'insister, préfèrent simuler avoir compris.
Il se laissa prendre à ce genre de léger mensonge, inconnu des êtres simples qui tiennent toujours à s'informer, et ne recueillit que le sourire et que l'œil animé qui l'avait un moment regardé en face, avec un commencement presque de familiarité.
Le galop final tirait à sa fin; on était sur le point de se séparer. Il avait encore quelque chose à dire. Il se dépêcha, en laissant tomber sa voix. Cette fois, elle le regardait pendant qu'il parlait. Ce fut lui qui baissa les yeux:
—Mademoiselle, dit-il, c'est bien le moins que vous me connaissiez jusqu'au bout, puisqu'il s'agit de passer sa vie ensemble... Je ne veux pas vous tromper, sur rien... Eh bien, je sais qu'il y a des personnes qui sont plus ou moins difficiles, comme ça, sur les petites choses... Voilà: je me suis fait mettre deux dents fausses.
Il allait les lui montrer. Un tonnerre d'applaudissements brouilla tout. On se levait et chacun se déplaçait immédiatement. L'abbé regarda d'un œil malin les deux jeunes gens:
—Eh bien! dit-il, il me semble que nous avons rompu la glace!... Ah! cette jeunesse!...
Pour ne pas être remarqués, on se sépara.
Le notaire dit qu'il était enchanté d'avoir fait la connaissance de ces dames. Elles s'inclinèrent.
Elles se trouvèrent presque aussitôt nez à nez avec M. Houblon et deux de ses filles.
—Tiens! s'écria une de celles-ci, comment! vous étiez là?
Le papa qui était la franchise même disait en même temps:
—Nous vous avions vues, mais comme vous étiez avec une personne étrangère, nous n'avons pas osé, vous comprenez...
—C'était un ami de M. le Chapelain.
—Parfaitement! firent en chœur les trois Houblon, et ils affectèrent de parler d'autre chose afin de prouver leur discrétion. Les deux demoiselles Houblon qui n'étaient pas là, donnaient des leçons de musique, et celles qui étaient là ne trouvaient pas à en donner. Cela ne se disait pas et l'on ne faisait jamais allusion—par discrétion—à l'absence des deux sœurs.
Geneviève songea que son entrevue avec Jules Giraud notaire à la Celle-Saint-Avant, avait pu exciter des jalousies.
XV
LE PETIT BONHEUR
La grande route nationale, parallèle à la ligne de Paris-Bordeaux; sur un espace de cent cinquante mètres environ, des maisons à droite et à gauche: deux auberges avec l'enseigne de zinc représentant, l'une un Cheval blanc, l'autre une Lamproie; la gendarmerie avec un drapeau tricolore, également en zinc; un boulanger; la mairie, qui ne se distingue des autres bâtiments que par les affiches sur papier blanc fripé et le cadre grillagé contenant les actes de l'état civil; un renfoncement formant une petite place: l'église; un chemin de bifurcation; l'alignement reprend; on lit des réclames du chocolat Menier et du Petit Journal sur des murs gris; puis une grosse maison: quatre fenêtres au rez-de-chaussée, autant au premier et unique étage, la maison du notaire.
Les pannonceaux nouvellement dorés brillent au-dessus de la porte d'entrée.
Et après, c'est la route encore, toute droite, soigneusement entretenue, souvent déserte; au loin, la brouette du cantonnier portant un panier et un gilet à manches; un blanc troupeau d'oies qui, gravement, traverse.
C'est la Celle-Saint-Avant.
Geneviève, connue ici depuis un an bientôt, sous le nom de Madame Giraud, se tient d'ordinaire à la dernière fenêtre du rez-de-chaussée, vis-à-vis d'un petit meuble à ouvrage; et les rares passants de la route peuvent reconnaître son profil penché. Lorsque, fatiguée de lire ou de travailler, elle lève la tête et hasarde un coup d'œil au dehors, elle voit le maréchal ferrant, le marteau levé, et la croupe d'un cheval de trait présentant son sabot. L'odeur de la corne roussie l'oblige souvent à fermer la fenêtre. Parfois ses yeux demeurent longtemps fixés sur l'ardente petite flamme rouge de la forge, qui brûle au milieu d'un trou d'ombre.
«Ainsi, écrivait-elle à sa vieille tante, la vie est donc d'attendre la fin de chaque journée derrière une vitre en regardant toujours le même objet? Je me souviens de l'œil de Loupaing, du catalpa, de la petite fontaine, et de ce pauvre balai pris dans la glace! Et, en face de mon forgeron, il me semble, je ne sais pourquoi, que ces choses d'autrefois étaient un spectacle très agréable... Pourtant, cet homme qui ferre ses bêtes du matin au soir, n'a point mauvaise figure et ne me veut pas de mal; tandis que le beau-frère du plâtrier (!!!... est-ce loin déjà ces histoires-là!) te fera mourir de chagrin si tu t'obstines à ne pas le quitter. Sans compter que rien ne s'oppose à ce que j'aille dans mon jardin qui est dix fois grand comme le tien, et qui pousse! c'est une vraie bénédiction. On espère qu'il y aura beaucoup de fruits cette année... Si tu voyais les poiriers! Je pense avec joie, ma bonne tante, que lorsque nous cueillerons nos poires, ton maudit bail sera expiré, et que tu seras là, avec nous. Tout de même, si tu avais été moins «entêtée» (attrape! tant pis!) tu aurais bien pu venir t'installer avec nous plus tôt. Enfin!...
«Jules m'a encore emmenée hier avec lui en cabriolet. Ce sont des promenades qui ne sont pas bien attrayantes, car la voiture est très incommode et les chemins où il me mène sont atroces. Mais je n'ose pas refuser de l'accompagner tant il est heureux de m'avoir avec lui. Tant et si bien que j'ai attrapé un peu froid en l'attendant dehors, pendant qu'il faisait un inventaire; et je recommence à souffrir des dents. Il faudra donc bon gré mal gré que je me paie le voyage de Tours, probablement samedi prochain. Tu penses que ce sera bon gré! Jules me conseille d'y aller samedi, quoique les trains et le salon du dentiste soient bondés, à cause de la réduction sur les billets, qui est assez importante ce jour-là.
«J'ai eu la lessive cette semaine. C'est ça qui en est un tracas! Heureusement la maman Giraud m'est d'un grand secours. Elle ne vient que lorsqu'il y a à payer de ses mains. On perdrait son latin à tenter de la faire asseoir. Quant à la mettre à table avec nous, c'est une affaire d'état! et encore je suis obligée de me regimber pour l'empêcher de nous servir.
«Ah! quand j'entends les trains qui roulent là-bas, sur cette grande ligne qui n'en finit pas, ni par un bout ni par l'autre, tante, mon cœur se serre. Il en passe là, dans le temps d'une journée, des gens en costume de voyage—comme nous en avons tant vus, en Suisse, te rappelles-tu?—D'où viennent-ils? Où vont-ils? Pourquoi est-ce que j'ai une espèce de vertige à savoir qu'il y a des gens qui passent?... Je ne les vois pas; ils ne me voient pas derrière ma vitre: il y a, entre nous, le maréchal ferrant, et, plus loin, une rangée de peupliers... Voilà de drôles d'idées. Ne te moque pas de moi, au moins!
«A bientôt, ma tante chérie, à samedi, je t'embrasse.
«Ta GENEVIÈVE.»
Le samedi matin, à 8 heures et demie, le cabriolet était attelé devant la porte ornée des pannonceaux, et le notaire, debout, en flattant les naseaux de sa jument, attendait «Madame». Elle qui se pressait si peu, d'ordinaire, n'était jamais en retard pour aller à Tours; elle descendait avec des cartons à chapeaux, un sac de voyage, mille brinborions, et plus élégante que le dimanche. On s'élançait sur la grande route droite, à l'opposé de la direction de Tours, pour aller joindre la station de Port-de-Piles, à huit ou dix minutes. Jules Giraud n'osait s'éloigner de sa bête toujours un peu fringante au sifflet des locomotives; Geneviève le quittait avant d'entrer dans la gare:
—N'oublie pas de prendre un aller et retour!
—Sois tranquille. A ce soir!
Seule, elle se sentait les membres légers. Elle eût été au bout du monde.
Le train rattrapait promptement le cabriolet sur la route parallèle. Geneviève agitait son mouchoir par la portière, jusqu'à la rangée de peupliers.
Quand elle se rasseyait, les personnes de son compartiment, quelles qu'elles fussent, avaient régulièrement le petit sourire de sympathique et maligne connivence: «Ah! bien, j'espère qu'on s'en fait des adieux!»
Une heure après, le train s'arrêtait et poussait de grands sifflements pour demander la voie en vue de l'immense plaine, carrefour de lignes de chemins de fer, terminée au loin par les douces collines de la Loire, et où s'étend Tours, tout à plat. On ne voyait émerger de la ville que les flèches grises de la cathédrale, quelques églises, les deux hautes tours de l'ancienne basilique et, depuis peu de temps, une sorte de pâtisserie informe, blanchâtre, comparable à une grosse cloche de plâtre, qui était la nouvelle église de Saint-Martin.
En marche ralentie, on coupait l'extrémité de la longue avenue de Grammont plantée d'arbres, et l'œil de la jeune femme embrassait d'un coup le prolongement en droite ligne: la rue Royale,—depuis peu nommée rue Nationale,—le pont de pierre, la Rampe de la Tranchée, et tout là-bas, adossé aux coteaux, le Sacré-Cœur de Marmoutier: un monde d'évocations!
Avant l'heure du déjeûner, elle était dans les bras de sa tante. Et c'étaient aussitôt des questions précipitées, superposées, enchevêtrées, un babillage sans fin que ne réussissaient à interrompre ni la sombre exaltation religieuse qui croissait chez Mlle Cloque d'une manière inquiétante, ni l'appétit que ce déplacement matinal donnait à Geneviève. A chaque fois, on eût dit qu'elle revenait d'un long voyage.
Aller chez le dentiste, après le déjeûner, était une vraie partie de plaisir. Les personnes qui la rencontraient pendant les cinq ou six heures qu'elle passait à Tours, déclaraient ne jamais l'avoir vue si gaie. Elle voulait aller partout dans une seule après-midi, chez les Houblon, chez l'abbé Moisan qui triomphait d'avoir fait le mariage, chez Madame Pigeonneau nouvellement installée rue Nationale et à qui on avait à remettre des romans en location, chez des amies de pension mariées, et jusque même à Marmoutier, souhaiter un petit bonjour à ses anciennes maîtresses.
—Mais ma pauvre enfant! tu manqueras ton train de 4 h. 55.
—Ah! bien! la belle affaire! pour une fois, je n'en mourrais pas!... D'abord mon mari sait bien que tant que tu seras à Tours et qu'il y aura chez toi une chambre pour moi, ce n'est pas la peine de me fouler la rate pour attraper le train... Ah! par exemple, si tu n'habitais plus ici, je n'y ferais pas long feu!...
Mais elle ne doutait pas que sa tante persistât à demeurer à Tours. Mlle Cloque affirmait le contraire, et son désir était sincère d'aller vivre près de sa nièce. Car elle-même ne se rendait pas compte des racines secrètes et profondes qui la rivaient aux pieds des vieilles tours de Saint-Martin, mieux même: au spectacle quotidien et passionnément douloureux de l'exhaussement pierre à pierre du monument nouveau, quitte à endurer jusqu'à sa dernière heure le voisinage et les persécutions de Loupaing.
Pour quiconque connaissait bien Mlle Cloque, il était clair qu'elle mourrait là, au milieu de ses habitudes de souffrir, et qu'elle mourrait peut-être de la mystérieuse et cruelle volupté qu'il y a à contempler avec orgueil l'outrageant triomphe de ce que l'on juge la pire chose du monde.
—Tu ne sais pas ce que je souhaiterais? avait-elle dit elle-même à Geneviève. Eh bien! ce serait de disparaître le jour où ils mettront la dernière main à leur «cabanon moderne». C'est une grâce que je demande tous les jours au bon Dieu. Je n'ai jamais compris qu'un chef survive à une défaite, et il est encore beau de mourir de la main du vainqueur, quel qu'il soit...
Dans leurs courses de l'après-midi, une fois passé le débordement des premières confidences, la tante reprenait la rengaine de ses tristesses. Geneviève, qui connaissait tout cela, écoutait d'un air distrait et répondait en décrivant la «vie de cloportes» des gens de la Celle-Saint-Avant, dont la momification prête à rire quand on y songe au milieu du bruit des voitures et du va et vient de la grande ville.
—On dit déjà la messe dans la nouvelle crypte, figure-toi, ma chère enfant. C'est M. Janvier qui l'a inaugurée. C'est un honneur qui lui revenait de droit. Il sera évêque avant peu. Quant à l'église même, on achève les mosaïques: c'est d'un mauvais goût! il faudra que tu voies ça...
—Pourquoi, puisque ce n'est pas beau?
—Précisément! Il faut voir ça! Si nous avons une minute de reste, nous entrerons... Ah! par exemple, je me prive de parler au Frère Gédéon!
—Il est donc toujours là?
—Lui! Ah bien! Puisque Mme Pigeonneau a eu la faiblesse d'abandonner la place, tu penses qu'il en a profité! Tu verras le magasin qu'on lui a réservé dans la nouvelle construction. Ça n'a pas d'apparence sur la rue. On entre par la petite porte allant à l'escalier de la crypte, et il y a là une magnifique salle pavée en mosaïque, avec des vitraux, et consacrée à la vente. Il paraît que leur église lilliputienne était encore trop grande: on a rogné dessus pour la boutique! Tu verras: avec le dessin des fenêtres, ça a quelque chose d'oriental. Le marquis prétend que le Frère est là dedans comme un juif d'Alger: il ne manque que des babouches...
—Tu te montes la tête avec tout ça! disait Geneviève, laisse-les donc tranquilles avec leur Saint-Martin!
Et, regardant à la pendule du salon d'attente de Stanislas de Wielosowsky:
—Déjà deux heures et demie! dit-elle. A cette heure-là, tous les jours, excepté le jeudi et le dimanche, il y a le vétérinaire qui passe en tilbury... C'est le moment où le juge de paix de Port-de-Piles, qui suit un régime contre le diabète, arrive à pied juste en face du maréchal ferrant, et il se range pour éviter la poussière de la voiture...
Deux personnes devaient encore passer avant elle. Geneviève s'énervait, impatiente d'aller dehors et de s'enivrer du mouvement de la ville. Elle avait feuilleté, tout en causant à voix basse, un grand volume illustré; elle marcha dans la pièce; s'arrêta en face de deux jolies têtes de femmes au pastel, signées d'un nom imprononçable, un artiste compatriote du dentiste, probablement. Enfin elle alla à la fenêtre sur la rue Nationale, près de sa tante. Elle souleva le rideau. Tout à coup elle fit:
—Tiens!
—Quoi donc, ma fille?
—... Oh! rien.
Comme elle continuait à regarder, Mlle Cloque tourna la tête contre la vitre. Mais ses mauvais yeux lui firent faire la grimace.
—Qu'est-ce que c'est donc? répéta-t-elle.
—Ce sont eux, dit Geneviève.
L'esprit de Mlle Cloque alla tout droit aux Grenaille-Montcontour; car, toutes les fois qu'elle venait dans cette rue, elle pensait à eux, pour les éviter.
Et elle dit, de peur que le laconisme des deux questions et réponses ne prît l'importance d'une réticence:
—Ils sortent sans doute de chez Roche?
—Oui, dit Geneviève.
Celle-ci ajouta:
—Léopoldine n'embellit pas.
Elles ne parlèrent plus.
La nature des souvenirs qui papillonnaient dans le silence les gênait l'une et l'autre. On distinguait, de l'autre côté de la cloison, la voix douce de Stanislas et le choc minuscule des petits instruments d'acier qu'il posait sur la planchette mobile. Soudain, un léger cri de femme: «Ho-a!»
Et leur tour vint de pénétrer dans le cabinet du dentiste. Celui-ci les avertit que l'opération n'exigerait pas de longs soins.
—Oh! fit Geneviève, ne vous pressez pas.
—Le nerf n'est pas sensible; si vous aviez le temps aujourd'hui même, nous pourrions en une seule séance...
—Non! non! non! je sais ce que c'est que les opérations trop vite faites. J'y consacrerai autant de séances qu'il faudra... D'autant plus que, justement aujourd'hui, j'ai pas mal de petites courses.
—Bien, bien! fit Stanislas de Wielosowsky, de son joli accent. En ce cas, nous nous contenterons de ceci pour aujourd'hui.
Et il déposa dans la piqûre de la dent un tout petit coton imbibé d'acide arsénieux.
—C'est dommage que ça sente mauvais, observa Geneviève.
Le dentiste sourit et dit, non sans une légère impertinence, et pour montrer qu'il n'était pas dupe des stratagèmes employés par les dames des environs pour venir à la ville:
—S'il n'y avait pas quelque inconvénient, nous aurions trop de monde...
Mais son timbre étranger était si aimable qu'on ne pouvait point se froisser.
Il était néanmoins trop tard, quand elles sortirent, pour aller jusqu'à Marmoutier. Mlle Cloque voulait entraîner Geneviève voir la nouvelle église. C'était une idée fixe. La malheureuse passait désormais sa vie à rôder autour du monument exécré.
—A quoi bon? dit la jeune femme. Je t'avoue que j'aime mieux les endroits gais...
Elles allèrent s'asseoir dans le nouveau magasin Pigeonneau-Exelcis, malgré que Mlle Cloque boudât encore la gracieuse titulaire de l'ex-librairie ultramontaine, à cause du petit coup d'état qu'elle avait accompli.
En s'établissant dans la rue ci-devant Royale, désormais Nationale, dont le seul nom donnait des nausées à Mlle Cloque, la maison Pigeonneau-Exelcis avait répudié carrément toute spécialité de commerce religieux. C'était désormais une librairie profane, étalant à sa devanture tous les ouvrages nouvellement parus, sans aucune distinction. On y trouvait Nana à côté du Maître de forges et d'un roman qui faisait alors beaucoup de bruit, l'auteur en étant renvoyé devant la Cour d'assises. On y voyait une brochure de M. le chanoine Beauséjour établissant par a+b la superposition de trois Basiliques sur l'ancien sol de Saint-Martin, et une brochure de l'architecte diocésain qui contenait in-extenso le texte du chanoine Beauséjour avec une réfutation point par point en regard; une brochure de M. l'abbé Janvier exaltant la construction prochainement achevée; une autre publiée à ses propres frais par ce pauvre M. Houblon, anathématisant M. Janvier. Un album en couleur reproduisant les traits de «Nos célèbres demi-mondaines» grand ouvert sur l'étalage, couvrait en partie les controverses religieuses.
Le jour où Mlle Cloque, en passant rue Nationale, avait aperçu ce pot-pourri, au-dessous du nom de sa fidèle amie, Mme Pigeonneau, inscrit en grandes lettres d'or sur les glaces, elle crut avoir une attaque et ne dut son salut qu'à son accoutumance aux surprises les plus pénibles.
—Je me demande, avait-elle dit à sa nièce, ce qu'il faudrait maintenant pour m'abattre. Des trahisons, des scandales, des lâchetés, des sacrilèges, j'aurai tout vu et me voilà encore debout!...
Mais Geneviève tenait à louer des romans pour rompre les longues heures de la Celle-Saint-Avant, et on était entré à la nouvelle librairie.
Il y avait deux demoiselles de magasin, une caissière, un petit garçon pour les courses.
La salle, vaste, était du haut en bas garnie de rayons où pressaient leur dos jaune tous les exemplaires de la littérature romanesque. Çà et là étaient appendues des chromolithographies doucereuses représentant en général des jeunes femmes à l'air niais, avec de jolies épaules largement découvertes, entourées d'oiseaux, de fleurs ou d'amours ailés. A cheval sur de menues tigelles de fer les journaux de Paris laissaient lire la moitié de leur titre: Gil B..., Le Fig..., L'Intrans..., La Lant...
—Qu'est-ce que vous voulez? avait dit aussitôt Mme Pigeonneau en venant au devant de ces dames, avec un petit air quasi contrit, il faut bien suivre le mouvement!... On nous a mis à la porte de là-bas, n'est-ce pas? et nous n'étions pas de force à soutenir la concurrence du frère Gédéon.
—Tous mes compliments, avait prononcé un peu sèchement Mlle Cloque. Mais que ne nous avez-vous averties de vos intentions; moi qui me suis tant tourmentée de votre sort!
—Cette chère mademoiselle Cloque! Comme vous êtes bonne! J'avais mon projet dans la tête, voyez-vous bien... Et, que je vous dise, mademoiselle Cloque, pour tout ce qui est des ouvrages et des objets de piété, vous les trouverez toujours aussi bien ici qu'ailleurs. Nous ne les mettons pas à l'étalage, parce que ce n'est pas le genre du quartier, mais nous en sommes très bien fournis.
Elle était un tantinet plus élégante. Elle conservait pour la vente ses jerseys collants qui, s'ils avaient fait crier quelques dévotes, s'harmonisaient exactement aux goûts de sa nouvelle clientèle. Mais elle avait modifié sa coiffure, et portait des cheveux sur le front que Mlle Cloque trouvait «immodestes» et qui lui donnaient un piquant appréciable, sinon du meilleur aloi. Ses hanches s'arrondissaient: pour un rien, elle sautait sur l'escabeau, levait un bras vers un rayon et vous regardait de là-haut, le sourire aux yeux et aux fossettes des joues, la lèvre abaissée soigneusement sur ses dents imparfaites.
Pigeonneau tenait tout l'entresol avec sa reliure. Il correspondait avec sa femme par un tube acoustique, et ne descendait guère. Tout au plus, quand on tardait à répondre à son coup de sifflet, voyait-on apparaître le bas des jambes de son pantalon, dans un petit escalier tournant, à la rampe garnie de serge verte. Et il ne se gênait pas pour faire allusion, de là-haut, aux commandes du Conseil municipal ou du Lycée de jeunes filles, nouvellement fondé.
M. le marquis d'Aubrebie, sans qu'il l'avouât, souffrait de cette révolution. Il allongeait sa promenade jusqu'à la rue Nationale, et achetait des almanachs et des photographies d'actrices au lieu de statuettes et de médailles: là n'était point pour lui le grand dommage. Mais, en face des demoiselles de magasin, de la caissière et des acheteurs de passage, il perdait ses aises et ses moyens; ses madrigaux sentaient le rance, et il avait des rivaux parmi les jeunes gens de la ville.
—Vous vous moquiez de nos tourments, lui disait Mlle Cloque, vous posiez au bel indépendant! Ta! ta! ta! mon bon ami, tout se tient; et vous êtes, comme nous, une victime des affaires de Saint-Martin.
Il venait de sortir au moment même où Mlle Cloque et sa nièce entraient à la librairie. Il avait attendu longtemps et, précisément, dans l'espoir de voir ces dames. Il devait être allé manger un baba chez Roche.
—Allons-y! dit Geneviève.
La tante hésitait.
—De quoi as-tu donc peur? Viens donc! Tu sais, mon déjeuner est déjà loin: le dentiste, ça creuse...
Et Mlle Cloque se laissait entraîner par cette impitoyable jeunesse, quoiqu'elle redoutât, d'instinct, cette rue Nationale, dans la mesure même où Geneviève paraissait s'y plaire.
—Je ne comprends pas, disait-elle à la jeune femme, que tu n'aies pas la curiosité de connaître leur nouvelle église.
L'après-midi s'acheva tranquillement chez Roche, en compagnie du marquis et de Mlle Zélie; et il ne se passa rien de remarquable. On vit une des demoiselles Houblon qui marchait à grandes enjambées sur le trottoir, avec un pauvre petit chapeau fripé, et sous le bras, un rouleau à musique. Elle ne leva même pas la tête devant la pâtisserie. Mlle Zélie haussa une épaule en signe de commisération.
—Quelle noble et digne famille! dit Mlle Cloque.
On commençait à prétendre que le papa était fou.
Geneviève reprit le train de 4 h. 55.
Le samedi suivant, elle revint avec son mari qui devait traiter une affaire avec un avoué. Après le déjeûner chez la tante, on s'apprêtait à sortir tous trois ensemble. Il faisait chaud; les persiennes étaient rabattues à la porte-fenêtre donnant sur le jardinet. Le notaire boutonnait assez maladroitement un des gants de sa femme. Deux fois il avait recommencé déjà, ne mettant jamais le bouton en face de sa boutonnière.
—Ne vous impatientez pas, dit Mlle Cloque, en regardant à travers les jours de la persienne; nous avons le temps, et j'aimerais bien que cet animal de Loupaing ne se trouvât pas sur notre passage. Regardez-le moi, derrière les fusains: je vous demande un peu ce qu'il fait là!
Tout à coup, on entendit distinctement la voix du plombier qui adressait des signaux du côté de sa maison:
—Venez donc! venez donc vite: on va voir défiler tout le cortège; la douairière, la princesse et le cocu!...
Mlle Cloque quitta rapidement la persienne, et se laissa tomber dans le fauteuil rouge, à gauche de la cheminée, où Geneviève, un jour, avait eu aussi une faiblesse, après le retour de Léopoldine.
—Qu'est-ce que tu as? dit Geneviève en se précipitant vers sa tante.
—Rien, mon enfant, rien. Mais cet homme me tuera avec sa grossièreté.
—Qu'est-ce qu'il a donc dit? Il emploie un langage!
—De qui parle-t-il donc? fit le notaire encore tout rouge de son application.
—Oh! ne vous en préoccupez pas, dit Mlle Cloque. Je connais les habitudes de cet énergumène; il ne s'agit que de m'être désagréable.
Geneviève insista de grand cœur auprès de sa tante afin qu'elle quittât cette maison et vînt habiter près d'elle:
—Vois un peu dans quel état tu te mets... Ah! là-bas, tu serais bien tranquille.
Mlle Cloque encore tout ébranlée, leva jusqu'à ses lèvres les deux index, en compas, comme toutes les fois qu'elle réfléchissait. Puis elle tendit la main à Geneviève:
—Eh bien! oui, mon enfant, oui, mes chers enfants, puisque vous insistez, je m'y déciderai. Aussi bien, je ne peux plus vivre ici, vous le voyez, c'est intolérable. J'irai avec vous...
—Quand ça? quand ça?
—Ah! quand ça! dit Mlle Cloque.
Et elle réfléchit encore:
—Eh bien! dit-elle, à la prochaine fête de Saint-Martin... Je voudrais les voir inaugurer leur église.
Les deux époux la regardèrent en hochant la tête. Que faire contre une manie incurable? Ils sortirent tous les deux, la tante ne se sentant pas suffisamment remise de sa secousse.
Le notaire admira la nouvelle halle au blé qui s'élevait à la place de l'ancienne église Saint-Clément. Les maisons neuves, la propreté de la place rajeunie, l'odeur humide des bâtiments tout frais lui étaient agréables. Il avait ce que la maman Giraud appelait «le goût de la bâtisse.»
Il s'extasia sur le quartier qu'on ne reconnaissait plus. La place et les rues récemment pavées offraient à sa semelle le luxe d'une chapelure de sable grésillant. Le rouge vif du coutil rayé qu'abaissaient les magasins à leur devanture, lui rappelait des comices agricoles:
—Ça donne à la ville un air de fête... As-tu lu, dans le journal, que le noyau de l'activité commerciale était désormais fixé ici?
Il ne trouva rien à redire à la construction de Saint-Martin. Il en jugea le style «original» et l'ensemble «imposant». Il savait par les journaux que cela s'appelait «romano-byzantin;» et il prononçait en examinant chaque face, donnant le bras à sa femme, adossé au magasin de blanc: «Romano-byzantin... romano-byzantin...»
—Tu trouves ça vilain?
Geneviève ne savait trop qu'en penser, ayant entendu dire tant de mal de cette entreprise.
—C'est d'un mastoc! dit-elle, et cependant c'est tout petit. En somme ce n'est pas plus grand que l'église de la Celle-Saint-Avant... On ne sait pas de quoi ça a l'air... Tiens! ça ressemble à ces réductions en plâtre qu'on fait des grands monuments. C'est prétentieux, et c'est mesquin.
—Mais cependant, dit le notaire, tout le monde en semble très satisfait... Je ne parle pas de ta tante, bien entendu!
Ils décidèrent de visiter l'intérieur, en commençant par la crypte.
L'aveugle de l'ancienne chapelle provisoire se tenait à la petite porte. Il n'avait pas changé durant les années de démolition et de reconstruction; et de ses lèvres tuméfiées tombait la plainte et la prière d'autrefois: «Ayez pitié messieurs, mesdames, ayez pitié d'un pauvre aveugle».
Comme à tous les rappels de ses années de jeune fille, Geneviève frissonna.
Le Frère bleu la reconnut. Il sortit de sa boutique et l'accompagna pour lui donner des explications, car il joignait désormais à son rôle de vendeur les fonctions de cicerone.
—Je ne me permets pas de vous demander des nouvelles de mademoiselle votre tante; nous la voyons tous les jours...
Et, en descendant l'escalier, il commença de réciter sa leçon:
—Ces messieurs et dames n'ont pas manqué de constater que l'architecture du monument est inspirée par les belles et antiques basiliques de Ravenne et la délicieuse chapelle de San-Miniato de Florence; les façades du transept sont remarquables par le fini et le goût des sculptures...
—Oui, oui, faisaient M. et Mme Giraud.
—La crypte, continua le Frère, est divisée en cinq nefs, et du sol s'élèvent dix riches colonnes dont les fûts sont en marbre grenat d'Ecosse.
La résonnance assez forte dans ce sous-sol bas et étroit où l'on ne voyait que des colonnes prétentieuses, troublait la limpidité du langage du guide, et certains mots tonnaient et en couvraient plusieurs autres. On entendait: «Sarcophage... grès des Vosges... Sous ces voûtes majestueuses... Anges gardiens du tombeau... insignes du soldat et de l'évêque...» et par dessus tout: Ciborium, mot incompris, mais qui à lui seul donnait l'idée d'une grande richesse sacrée.
—L'ange de droite, dit le Frère, en or massif, est un don de Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour...
Et il glissa un regard malin sur Geneviève.
—Presque toutes les personnes notables de la ville, ajouta-t-il, se sont fait remarquer par leur générosité.
Il cita d'autres donateurs.
—Enfin, acheva le Frère, vous voyez, Messieurs et dames, dans la partie qui sert de base à ce sarcophage, le caveau même où reposaient les restes du saint Thaumaturge et qui fut recouvré de nos jours par une permission spéciale de la Providence.
De l'ombre d'une colonne émergea la Mouche. Elle portait toujours le tulle de deuil sur les ailes de son bonnet blanc, et dans les yeux une envie terrible de parler. Elle esquissa deux ou trois courbettes destinées à se concilier les faveurs du mari de Geneviève qui ne la connaissait point.
—Tiens! vous êtes encore ici, vous aussi?
La chaisière indiqua du geste un grand plateau posé près de la porte de sortie, qu'elle surveillait, et où s'entassaient des pièces de monnaie blanche.
--- C'est pour l'embellissement de l'église, dit la Mouche.
Geneviève comprit et tira son porte-monnaie. La Mouche lui toucha le bras, l'amena dans l'ombre et lui glissa à l'oreille:
—Vous avez joliment bien fait de vous marier, madame: paraît que ça ne va pas bien du tout «de l'autre côté.» Ces demoiselles Jouffroy sont bien ennuyées, allez!
—Ah? fit Geneviève.
Alors, l'ancienne chaisière lui souffla avec une odeur de tabac:
—Ce n'est pas moi qui le dis. On prétend que c'est un ménage d'enfer!...
En passant devant le plateau, le Frère, un pied dans l'escalier, se retourna:
—Les dons les plus modestes sont reçus avec reconnaissance, comme le présent du riche.
Jules Giraud se crut, à son tour, obligé de déposer une pièce de monnaie.
On remonta. Geneviève acheta des images pour les petits enfants de la Celle-Saint-Avant.
—Maintenant, si vous voulez visiter l'église supérieure?
—Oh! bien, ma foi, ce sera pour un autre jour... Je viens souvent le samedi.
—Mais, Monsieur n'a peut-être pas le loisir de venir si souvent? dit le Frère, sur un ton ambigu qui montrait que, comme par le passé, il était informé de tout. D'ailleurs, il était lancé et décrivait quand même l'église supérieure:
—Cette partie de l'édifice, encore à-demi masquée par les échafaudages des artistes-décorateurs, est tout à fait digne de l'attention du pieux pèlerin. L'autel se dresse exactement au-dessus du Tombeau... Porté sur ses quatre colonnes de marbre et orné d'un tabernacle avec colonnettes de porphyre, cette œuvre, pure de lignes, et sobre de détails, revêt un cachet de véritable grandeur... La coupole, d'une noble élégance, est surmontée de la statue du grand évêque...
Enfin, comme les jeunes époux s'en allaient, le Frère posa un doigt sur la manche de Geneviève signifiant l'annonce d'une confidence précieuse que l'on ne fait pas à tout le monde:
—Dans le bras de la statue, dit-il tout bas, sont déposées les reliques de saint Martin, de saint Brice, de saint Perpet et de saint Grégoire de Tours...
Et, plus bas encore, de peur du mari qui pouvait n'être pas bon catholique:
—Il y a cent jours d'indulgence pour l'invocation «saint Martin priez pour nous» prononcée en regardant la statue...
Jules tint à accompagner sa femme chez le dentiste:
—Tu n'aurais, dit-il, qu'à te trouver mal!... Oh! oh! toutes les fois qu'il s'agit d'opérations, il ne faut pas plaisanter. Moi-même, qui suis robuste, eh bien, pour ces choses-là, j'ai une sensibilité!...
A vingt-cinq pas de chez Stanislas de Wielosowsky, en passant devant une porte étroite près de laquelle était une affiche coloriée donnant le programme de la soirée à l'Alcazar, on vit sortir le lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour accompagné de son frère aîné. Marie-Joseph reconnut Geneviève et la salua. Jules leva son chapeau, avec embarras, ne connaissant pas l'officier.
—Qui est-ce donc? demanda-t-il à Geneviève qui avait rougi jusqu'aux oreilles.
—Mais, c'est lui, dit-elle.
—Lui? qui?...
Et il parut comprendre tout a coup:
—Ah! parfaitement.
En honnête femme, ou bien, par un insatiable besoin de rouvrir les anciennes blessures, elle avait fait à son mari la confidence de son amour de jeune fille.
Il ajouta:
—Eh bien! tu vois qu'il vaut mieux que je sois avec toi. Tu aurais été seule, ça aurait pu t'être pénible... Si, si, je sais ce que c'est.
Mais, huit jours après, quand elle revint, elle était seule. En passant devant le Café de la Ville et sans lever les yeux, elle distingua le lieutenant assis tout contre la porte, le monocle à l'œil, surveillant la rue.
Elle eut une peur inconnue d'elle jusqu'alors. Elle faillit s'arrêter brusquement et rebrousser chemin. Pourquoi? «Mon Dieu! fit-elle, que je suis donc sotte!» Elle ne s'avouait pas que, depuis des années, elle était attirée vers cette grande rue par l'espoir de le voir, lui, ou même à son défaut quelqu'un des siens. Et à l'instant où elle le voyait, elle eut voulu être à cent lieues. Elle regretta de ne pas avoir amené sa tante fatiguée. On aurait pu prendre une voiture.
Ses jambes flageolèrent en sentant que l'officier s'était levé aussitôt son passage et marchait derrière elle. Il la devança vite et fut à côté d'elle, le képi à la main.
—Madame, dit-il, peut-être suis-je indiscret; mais j'avais un grand désir de vous présenter mes hommages.
Elle avait rougi, et elle pâlissait. Il savourait son trouble insurmontable. Il demanda des nouvelles de la tante. Elle crut devoir s'informer de la santé de sa famille. Elle entendait sa propre voix trembler.
Elle fut prise de honte, d'une honte soudaine, qui la stupéfia et l'affola. Elle salua le jeune homme très sèchement et s'engouffra, comme une plume que le vent chasse, dans le couloir du dentiste.
Elle montait l'escalier sans rien voir, la conscience anéantie, son cœur faisant plus de bruit que ses pas. Quelqu'un montait plus vite qu'elle. Elle se rangea. Elle poussa un cri. C'était lui qui l'avait suivie. Il disait:
—Pardon! pardon!... Je ne pouvais pas vous quitter comme cela... Je n'aurai peut-être jamais l'occasion de vous revoir... Je... Je vous aime toujours.
Suffoquée, arrêtée malgré elle sur la marche, au lieu de fuir, elle eut l'imprudence de dire:
—Ce n'est pas vrai! au lieu de manifester son indignation.
A ce mot, lui fut certain qu'elle l'aimait. Mais elle avait eu le temps de se ressaisir. Elle se redressa et dit:
—Monsieur!... d'un air suffisamment blessé, cette fois-ci.
Elle monta vite. Il redescendit.
Pendant qu'elle attendait son tour, dans le salon du dentiste, en face des deux dames au pastel, elle se disait: «Je vais en finir aujourd'hui avec ces satanées dents. Je ne puis plus revenir ici.»
Stanislas de Wielosowsky lui proposa:
—Pendant que nous y sommes, nous ferions peut-être bien de procéder à un petit nettoyage complet.
—Oh! croyez-vous que ce soit bien nécessaire? J'avais justement l'intention de vous prier de terminer.
—C'est une mesure préventive. Mieux vaut profiter de la belle saison, pour vous éviter de vous déplacer pendant l'hiver... Votre dentition est très susceptible.
Elle palpitait sous ces paroles d'apparence anodine. Elle sentait du froid aux extrémités de ses pieds et à ses mains. Ce n'était pas elle qui décidait de son sort, en ce moment-ci. Elle avait dit consciencieusement qu'elle voulait en finir.
—Et cela demandera longtemps?... C'est que voyez-vous, je ne pourrai plus guère venir.
—Une seule séance, dit-il. La prochaine fois, nous terminerons tout cela.
XVI
LES COMBINAISONS DE LA PROVIDENCE
C'était le mois de juin. Il y eut des pluies et des orages. Le temps s'assombrissait; on entendait de très loin les trains siffler du côté du sud. Les mouches harcelaient les chevaux chez le maréchal ferrant; et, quand il passait sur la grande route une charrette fleurant bon le foin et traînée par des bœufs accouplés, Geneviève éprouvait de la peine à voir les beaux yeux mélancoliques des bêtes s'ouvrir et se fermer sans défense sous les piqûres. Au premier roulement du tonnerre, elle fermait la fenêtre, et elle appliquait un instant les mains aux vitres, pour voir tomber le commencement de l'averse, en grosses gouttes d'eau.
Le notaire était souvent en courses, dans son cabriolet. Il revenait à demi trempé et sentant le «chien mouillé». Il demandait à changer de flanelle et de chaussettes. Et il venait achever de se remettre devant une grande flambée de sarments dans la cheminée de la cuisine. Il se frottait les mains vigoureusement, se tâtait, se tapotait d'un bout à l'autre. Alors, il disait qu'il se trouvait bien, et qu'il faisait joliment bon de vivre.
Avant le dîner, le ciel étant calmé, il chaussait des sabots et sa femme de légères galoches à semelles de bois, et tous deux allaient au potager donner la chasse aux limaçons. On cueillait les lentes coquilles mobiles sur le sable humide, au milieu des allées, ou bien l'on s'amusait à suivre les petits rubans visqueux jusque dans les bouillées d'oseille où l'on détachait l'escargot crachant et renfonçant soudain sa mauvaise humeur. «Pouah!» faisait Geneviève quand par hasard elle en écrasait un. Elle criait aussi, lorsque, tandis qu'elle était penchée, un poirier lui pleurait dans le cou. Son mari ayant été, à cette occasion, chargé de l'essuyer, l'embrassa. Elle lui dit:
—Occupe-toi donc plutôt de tes sales bêtes!...
Et il alla devant, portant les limaçons dans un pot de grès recouvert d'une assiette ébréchée.
Cependant la terre ayant reçu l'eau du ciel répandait un parfum de noces mystérieuses, et, après la secousse de l'atmosphère, le silence des petits vergers et des champs et l'apaisement universel des choses vous soulevait le cœur, d'un désir à faire pleurer.
Un chat parut sur la crête d'un des murs; il marchait avec des précautions sur les cimes à demi séchées des moellons. Il s'arrêta tout à coup, une patte levée, en regardant fixement Jules et Geneviève de ses yeux étranges de métal jaune.
Geneviève eut un petit rire nerveux en voyant ce chat. Son mari sourit et lui dit:
—Comme tu es enfant! Qu'est-ce qui te fait rire?
Elle n'en savait rien.
De l'horizon encore sombre et troublé vint un dernier roulement de tonnerre affaibli. Elle frissonna et rentra à la maison.
Le soir, comme ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte sur le même potager, Jules lui dit:
—Mais, avec tout ça, on n'a pas réglé le compte du dentiste.
—Puisqu'il n'a pas fini, dit Geneviève.
—Sais-tu bien que tu es un peu capricieuse? Voyons; tu as eu cinq ou six semaines pendant lesquelles il fallait absolument aller à Tours, chaque samedi, pour te faire soigner la bouche. Tu ne laisses pas ton dentiste aller jusqu'au bout, et maintenant tu ne veux plus y retourner!... Je ne te comprends pas.
—Je voudrais que la dent me fît mal, dit Geneviève, alors j'y retournerais... Mais, je t'en prie, laisse-moi tranquille avec ce sujet-là!
—Les temps orageux te rendent nerveuse. Oh! je vois bien ça, depuis quelque temps.
—Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse?... Sortons-nous?
Il alla dans le corridor prendre son chapeau et sa canne.
—Ta canne! dit-elle, je te demande un peu si tu as besoin d'une canne pour aller faire les cent pas sur ta route où l'on ne rencontre pas âme qui vive! C'est bien un endroit pour faire des embarras!...
Il reposa sa canne et reparut les deux mains libres. Elle haussa imperceptiblement les épaules.
Ils allèrent le long de la route, comme chaque soir. Ils marchaient, tantôt côte à côte et tantôt se donnant le bras, selon l'humeur de la jeune femme, du côté de Port-de-Piles, jusqu'à la rencontre du rapide. Ils s'arrêtaient pour voir passer cette barre lumineuse et ronflante qui, tout à coup, rayait brutalement la nuit. La fuite éperdue des trains vers l'horizon était toujours d'un grand effet sur Geneviève.
Son mari à qui elle avait confié son impression, la sentant trembler à son bras, lui disait:
—Il n'y a pourtant pas de quoi être jaloux des gens qui sont là-dedans, ce n'est pas déjà si agréable de voyager la nuit...
Il la serrait un peu contre lui, et ajoutait:
—Avoue qu'on est tout de même mieux ici, dans un bon dodo...
Et ils revenaient.
Selon le vent, telle ou telle cloche semait dans la campagne sa douce invitation à la prière ou au repos du soir.
—Comme c'est joli! soupirait Geneviève, ces petites cloches, là-bas, là-bas; on ne sait pas d'où cela vient...
—Si, si, disait le notaire. Et il se faisait une coquetterie de ne jamais se tromper sur le nom de l'endroit d'où venait le son.
Elle rappelait les clochettes des troupeaux entendues en Suisse, et elle revoyait la belle route en lacets, les chevaux de la diligence au galop, la vallée profonde avec le lac tout en bas...
—Oh! oh!... faisait-elle; brrr!
Et elle se cramponnait au bras de son mari, comme si elle eût encore éprouvé le léger vertige de la descente.
—Tu as une imagination! disait-il, tu te fatigues inutilement la tête.
Alors on discutait sur la nature des lumières qu'on apercevait au loin devant soi:
—Je te dis que c'est une voiture.
—Non, puisque le dernier train est passé; c'est l'auberge.
—Et l'autre lumière en face?
—Je parie que c'est le maître d'école qui sort de la mairie avec sa lanterne.
Un éclair blanchissait l'espace: et l'on distinguait une charrette bâchée, au conducteur invisible, et s'avançant à pas de tortue. A dix mètres du véhicule on entendait le chien aplati sur l'avant, qui grognait; il semblait tenir entre les mâchoires un joujou à engrenage, longuement remonté et dont les roues dentées se froissaient avec un bruit de râpe. Puis le ressort se brisait d'un coup net: «ouap!» au passage de Giraud et de Geneviève.
Et, presque tous les soirs, avant de toucher les premières maisons du village, le notaire disait:
—Mais, m'aimes-tu un peu?
—Cette question! Est-ce que je ne suis pas ta femme? Est-ce que tu as à te plaindre de moi?
—Oh! non! bien sûr que non!
Il ajoutait:
—Je suis trop heureux... Je ne méritais pas de t'avoir... Je n'avais jamais espéré une femme comme toi.
Quelquefois, quand Geneviève voyait une grosse larme dégringoler jusqu'aux quatre brins de moustache de son mari comme pour affirmer la sincérité de ses paroles, elle l'embrassait de bon cœur.
Ce fut la vieille tante, qui, enfin, se plaignit de ce qu'on ne vînt plus la voir. Geneviève exigea que son mari l'accompagnât à Tours. Et, cette fois-ci, on alla chez le dentiste, tous les trois, après le déjeuner.
Le lieutenant était au café de la Ville. Geneviève passa, sans tourner la tête, toute fière et très solide, entre ses deux chaperons. Il l'avait vue, avec sa tante et son mari; elle en était certaine. Elle se félicitait, intimement, comme si elle eût remporté une grande victoire sur elle-même. Au premier abord, elle ne s'était pas étonnée que Marie-Joseph fût encore là, peut-être à l'attendre, à l'heure où il l'avait déjà rencontrée le samedi. En y réfléchissant, elle se dit: «Il faut qu'il en ait une patience!...» Elle se demanda s'il l'attendait tous les jours. «Oh! non! il ne vient que le samedi.» Elle compta les samedis qu'il avait dû l'attendre, depuis celui où il l'avait abordée, où il avait eu le toupet de la suivre dans l'escalier, où il lui avait dit—elle entendait sa voix, elle voyait le bout de soleil doré qui tremblait sur la moustache ondulée: «Je... Je vous aime toujours!»
Le notaire observa que, puisque Mlle Cloque restait avec Geneviève, il pouvait bien aller chez son avoué.
—Non! non! dit vivement Geneviève, ne t'en va pas!
—Quelle idée! tu n'es pas perdue, je suppose?
—Ne vous plaignez donc pas, dit Mlle Cloque, d'avoir une femme qui ne veut pas se séparer de son mari. C'est sans doute pour cela que je ne la vois plus, moi... Quand on pense qu'il y a six semaines que nous n'avons causé!...
—Pauvre chère tante, dit Geneviève.
Afin de pouvoir causer à l'aise, elle permit à Jules de s'en aller. Il était très flatté de la marque de sympathie que venait de lui donner publiquement sa femme. Il eut une trouvaille d'amoureux:
—Allons! dit-il, je vais descendre, mais tu me regarderas un peu dans la rue; tu me feras un petit signe de la main.
—Comme c'est gentil! dit Mlle Cloque, quand le notaire eut le dos tourné; que je suis heureuse de vous voir ainsi tous les deux!... Sais-tu bien, dit-elle, en regardant Geneviève dans les yeux, que tu es ma seule consolation au milieu d'un monde qui s'en va tout entier à vau-l'eau! Oui, mon enfant, partout, du haut en bas de l'échelle, je ne vois que des gens qui suivent leurs petits intérêts mesquins et qui, pour le plaisir de leur ventre—oh! il faut appeler les choses par leur nom!—n'hésitent pas à renier Dieu et à trafiquer de leur âme...
Geneviève était debout et faisait à Jules, par la fenêtre, les signaux convenus. Elle pensait: «S'il est encore au café, il doit voir que mon mari est en bons termes avec moi. Cela devrait suffire à le faire partir...» Mais quelque chose, au dedans d'elle, et qui s'imposait souvent à elle, en s'emparant de son intelligence et de ses membres, lui soufflait: «Mais, s'il t'aime, s'il t'aime, crois-tu qu'il va partir pour si peu?»—«S'il m'aime!» prononça-t-elle, presque des lèvres, en ouvrant des yeux hébétés. Et l'abominable dialogue de cauchemar qui la torturait depuis six semaines, se reformulait dans sa tête endolorie: «Il t'aime! il t'aime!»—«Non! non!»—«Il t'aime! il t'aime! pourquoi a-t-il monté l'escalier derrière toi?»—«Non! non! il ne m'aime pas.» —«Et toi?»
C'est alors qu'elle devenait folle, qu'elle se mettait à rire parce qu'elle voyait un chat s'arrêter sur un mur en la regardant; c'est alors que le son des cloches dans la campagne, ou la fuite du train rapide, la rendaient malade; c'est alors, parfois, qu'elle embrassait son mari. Et la voix intérieure, odieuse et chérie, ajoutait en ce moment: «Il t'attendait depuis six semaines à la porte du café, le monocle à l'œil, te guettant dans la rue...»
Elle restait les yeux fixés en bas, droit devant elle, sur les glaces de la pâtisserie Roche, sans rien distinguer.
—Tu le vois encore? demanda Mlle Cloque.
—Qui ça? mon mari? Non.
A ce rappel, ses yeux se débrouillèrent et elle baissa aussitôt le rideau du vitrage:
—Ah! bien! fit-elle, crois-tu? J'étais là à regarder tes ennemies en face et je ne les voyais pas! C'est un peu fort!...
—Mes ennemies? demanda Mlle Cloque.
—Ces deux vieilles perruches de Jouffroy! Elles sont là chez Roche et elles lorgnent par ici tant qu'elles peuvent...
—Vraiment?... Et tu crois qu'elles regardent par ici? Elles nous auront peut-être vu monter... Pauvres filles! je ne les rencontre plus. Elles ne vont aux offices qu'à la crypte de la nouvelle église... Oh! je ne leur en veux pas! J'aurais tant aimé me réconcilier avec elles avant de mourir...
—Tu as bien le temps, par exemple!... Elles ont été assez méchantes avec toi!
—Est-ce qu'elles regardent encore?
Geneviève risqua un œil sans toucher au rideau:
—On dirait qu'elles guettent... Qu'est-ce qu'elles peuvent bien faire là?
—Mon Dieu! s'écria Mlle Cloque; elles ont peut-être la même pensée que moi.
—Quelle pensée?
—Si elles avaient le désir de me revoir!...
—Ah! soupira Geneviève en soulevant les épaules, tu crois les gens bien généreux!
—Ma fille chérie, quand on a mon âge, vois-tu bien, on juge les gens et les choses autrement que dans la jeunesse. Je voudrais m'en aller de ce monde sans que personne pût me reprocher de lui avoir manqué gravement, et l'hostilité de ces deux sœurs, qui ont été si longtemps mes amies, m'est bien pénible... Je te prierai, si je ne peux pas les embrasser avant ma mort...
—Tante, dit Geneviève, avec impatience, je te supplie de ne pas me parler toujours comme si ta dernière heure était arrivée! Est-ce que ça a du bon sens? Tu ne te portes pas trop mal; tes jambes sont bien meilleures qu'il y a dix-huit mois!...
—Je sais que ces sujets-là ne sont pas gais, mon enfant, mais, c'est avec raison que je t'avertis parce que le Ciel m'a fait la grâce de m'avertir moi-même, afin que j'aie le temps de me bien préparer...
—Comment ça? fit Geneviève, souriant à demi.
—Ma Geneviève! il faut te dire que j'ai eu dernièrement une petite attaque...
Geneviève pâlit:
—Et tu ne m'as rien dit? tu ne m'as pas appelée?
—Cornet a dit tout de suite que c'était inutile, pour cette fois-là. Il m'a administré je ne sais quelle drogue qui m'a tellement secouée qu'en moins de huit jours j'étais debout. C'est à cause du tracas qu'a eu cette pauvre Mariette que je lui ai donné quelques jours de congé pour aller voir son fils. Si elle avait été ce matin à la maison, elle t'aurait tout raconté, malgré ma défense.
Geneviève était bouleversée. Mais elle voulut cacher son inquiétude:
—Enfin, tante, c'est passé! Et tu vois que tu es solide, puisque te voilà si bien rétablie!
Et elle embrassa sa tante. Il n'y avait plus personne dans le salon, et Stanislas, en ouvrant à la dernière cliente qui devait passer avant elles, leur avait adressé le sourire qui signifie: «A vous, tout à l'heure!»
Soudain, Geneviève eut une émotion rétrospective et ne put contenir ses larmes. Elle se jeta au cou de sa tante:
—Ah bien! dit-elle, tout de même, si je m'attendais à celle-là, par exemple! Et dire que je n'ai rien su de tout cela... J'aurais bien dû m'en douter... Je suis sûre que c'était cela qui me mettait la tête à l'envers, là-bas...
—Mon enfant! ma chère petite enfant! disait Mlle Cloque, en la pressant sur son cœur, ne te fais pas de chagrin; dis-toi que je m'en irai bien tranquille puisque je te laisse honnête et pieuse femme, telle que ton père eût souhaité te voir...
Elle ajouta, tout bas, en confidence:
—Je crois que le bon Dieu exaucera mes prières et me prendra dans ses bras quand ils auront consommé l'abaissement de notre sainte religion devant les pouvoirs publics...
Et elle mettait un doigt devant sa bouche, comme pour signifier: «Chut! chut!... n'en dis rien!...» en faisant des yeux qui savouraient par avance l'orgueilleux contentement d'une belle mort.
Mais elle revint à la minute présente.
—Est-ce qu'elles regardent encore?
—Oh! dit Geneviève, qu'est-ce que ça fait? laisse-les donc.
—Non! non! Va voir à la fenêtre, je t'en prie. J'ai mon idée.
—Oui, dit Geneviève: c'est même assez drôle: il y a Hortense qui ne quitte pas des yeux soit la fenêtre, soit la porte. Elles ont l'air de se cacher.
Mlle Cloque se leva:
—J'ai mon idée, répéta-t-elle. Mon enfant, ton tour va venir dans un instant; je vais descendre, et si les choses se passent bien, tu me retrouveras à la pâtisserie... J'ai mon idée; j'ai mon idée!...
Geneviève se prit le front. Des images discordantes et entremêlées se dessinèrent à ses yeux. La lugubre confidence de sa tante, son héroïque résignation devant la mort annoncée, sa joie mystique de vieille fille vertueuse, et d'un autre côté cet acharnement à se réconcilier avec les demoiselles Jouffroy,—maintenant les tantes de Marie-Joseph,—la perspective d'un rapprochement entre les deux familles—après l'aventure de l'escalier et le tumulte depuis lors de sa cervelle et de ses sens,—lui causèrent une espèce d'affolement craintif. Elle pensa tout à coup: «mais les Jouffroy sont là pour surveiller Marie-Joseph!...»
—N'y va pas! dit-elle à sa tante.
—Si, mon enfant, je sens que Dieu me commande cette action qu'il approuve. Ne perdons pas de temps. A tout à l'heure. Je t'attendrai chez Mlle Zélie.
Elle l'embrassa et descendit.
On entendait dans le cabinet du dentiste le ronronnement de la lime mécanique ramonant par pesées réitérées la dent de la patiente, une dame assez bien, que l'on avait vue longtemps, là, tranquille, à regarder des images. Et, quand la lime cessait de mordre, la bouche, sans doute maintenue ouverte par le doigt parfumé de Stanislas, émettait des sons plaintifs, inarticulés: «ahan... ahan... ahan!...» sans que s'interrompissent les coups réguliers de la pédale ébranlant l'étrange rouet.
La porte donnant sur le palier fut vivement ouverte. Une tête d'homme parut, qui inspecta d'un clin d'œil toute la pièce. Geneviève crut mourir. Elle avait vu Marie-Joseph.
Elle n'eut certainement pas la force de crier. Il était près d'elle. Il disait:
—Il le fallait bien! il le fallait bien! Depuis le temps que je vous attends... Je vous aime... Je vous aime... Geneviève!
Elle ramassa ses forces pour lui dire:
—Vous êtes perdu! allez-vous-en: vos tantes sont en face, chez Roche...
—Allons donc! dit-il; vous voulez me faire peur: mes tantes sont au diable. En tout cas, je les y envoie...
—Mais la mienne, la mienne! ma tante sort d'ici.
—Je le sais bien! c'est pour ça que j'y suis!
—Vous êtes fou!
—Je ne dis pas non, mais je vous aime!...
Elle s'était levée pour lui montrer les demoiselles Jouffroy chez Roche. S'il ne s'en allait pas, il ne lui restait à elle qu'un parti: fuir, et sur-le-champ. Mais elle n'aperçut plus ces demoiselles chez Roche. Elle vit Mlle Cloque y entrer. L'arrivée de celle-ci avait peut-être fait reculer les deux sœurs. Il était possible, grâce à cette circonstance, qu'elles n'eussent pas vu l'officier pénétrer dans le couloir du dentiste. Et la scène qui allait inévitablement avoir lieu entre les trois vieilles filles les retiendrait.
Elle pensa: «C'est un peu fort! il faut que Dieu lui-même s'en mêle!»
Le sentiment toujours stupéfiant des combinaisons qui semblent l'œuvre d'une ironique puissance souveraine, s'empara d'elle en même temps qu'elle retombait anéantie sur une chaise.
—Puisque vous venez le samedi, balbutiait Marie-Joseph, je puis vous voir... Je vous verrai...
Elle faisait signe de la tête: «non, non!...»
—Allez-vous-en! dit-elle, je vous en supplie! Vous vous perdez et vous me perdez en même temps! Mon mari peut revenir: ma tante est à trois pas d'ici...
—Geneviève! nous avons été séparés par des histoires stupides... C'est vous qui deviez être ma femme...
—Oh! oh! si vous l'aviez bien voulu!...
—Ah! oui... fit-il, les parents... l'argent... On ne fait pas ce qu'on veut... Je ne suis pas heureux.
—Vous n'êtes pas heureux...
Il s'aperçut que le mot qu'il venait de prononcer s'emparait de toute l'attention de Geneviève.
—Non! non! insista-t-il. Il y a une femme qui nous est destinée, et si on la manque, toute la vie est gâchée...
Elle trouva cela joli. Ses yeux remontèrent à ce niveau de l'espace où elle avait coutume de rencontrer les rêves. Elle semblait regarder une des têtes de femmes au pastel. Elle la voyait tout juste pour recueillir sur ces traits séduisants les songeries qu'elle avait eues ici durant les heures d'attente; et à toutes ces songeries, Marie-Joseph était mêlé. Aujourd'hui, il était là; il lui parlait d'une voix émue; il s'échauffait; il s'approchait d'elle. Même, elle avait déjà retiré sa main qu'il essayait de prendre. Dans le petit mouvement, elle avait rencontré les yeux du jeune homme, et vu le beau serpent d'or qui ondulait sur sa lèvre.
—Allez-vous-en! disait-elle encore.
Mais elle ne pensait même plus à ce qu'elle disait. C'était à peine si elle distinguait les paroles brûlantes que lui-même prononçait. Dans le temps de quelques secondes, c'étaient ses trois années de torture d'amour qui lui revenaient, jusque dans leurs moindres détails, avec une précision qui lui incisait la chair à nouveau, et une abondance qui l'étouffait. La rose et la goutelette de sang, la brusque entrevue chez Roche, la lettre de la tante mise à la boîte, les papiers du pupitre, le long hiver, le profil dans le catalpa, et jusqu'à la vue de la frise de faïence, au concert militaire, pendant que Jules Giraud parlait du sabotier!... Et son existence dans le village perdu: le maréchal ferrant, le tilbury du vétérinaire et la promenade du diabétique; les lessives étendues dans le jardin clos de murs, et l'ombre émouvante des nuits sur la campagne, que les trains balafraient d'une longue écorchure: pas un souvenir, pas une image, pas une parcelle du temps ou de l'espace, pas une minute de ses jours ou de son sommeil qui n'eussent été imprégnés du regret de lui, du secret et fol espoir de seulement lui parler un jour! Si elle ne lui disait pas tout cela d'un coup, dans cet instant unique, où elle respirait son souffle et sentait le parfum de ses cheveux, il était donc inutile et vain d'avoir vécu ces longues heures de martyre solitaire, et combien il était vain de recommencer à vivre après cela!
Elle croyait qu'elle allait le lui dire, qu'elle allait s'abandonner en dépit de tout; elle entr'ouvrait les lèvres.
Elle prononçait:
—Allez-vous-en! allez-vous-en!
De l'autre côté de la porte, les pesées rythmées de la pédale, mêlées aux «ahan... ahan...» de la femme, et au léger murmure explicatif du dentiste, accompagnaient en sourdine le colloque haché et fiévreux.
Geneviève dit encore:
—Allez-vous-en! je vous jure que vos tantes étaient là en face. C'est un miracle qu'elles ne vous aient pas vu!...
Il ricana. Il était prêt à tout braver pour suivre son désir.
Et ce mépris de la minute qui vient exaltait la pauvre amoureuse. Elle trouvait l'officier superbe et chevaleresque, aussi beau qu'elle l'avait rêvé. Il la grisait par une longue litanie de mots d'amour dont elle avait parfois imaginé quelques-uns, accoudée sur son pupitre aux confidences, mais qu'elle n'avait jamais entendus.
Elle portait sur les genoux un petit sac qui tomba. Marie-Joseph le ramassa et le lui remit. Un de ses doigts lui toucha la main. Elle eut un mouvement nerveux et se recula, en faisant glisser sa chaise. Le bruit l'affola; elle se leva; elle croyait que toutes les portes s'ouvraient. Elle eut un regard de démente. Mais aucune porte ne s'ouvrit; tout était tranquille. Dans le cabinet du dentiste, l'opération semblait d'une lenteur anormale, bien qu'en réalité il n'y eût pas dix minutes qu'elle durât.
—Comme je voudrais mourir! soupira-t-elle, en retombant sur sa chaise.
A ce mot, il comprit qu'elle était rendue. Il eut, avant de se précipiter sur ses lèvres, la petite halte infinitésimale qui suit la certitude de la victoire. Quoique innocente, elle comprit la solennité de cette seconde, et son geste pour le repousser prévint celui qu'il allait faire. Elle répéta:
—Allez-vous-en! allez-vous-en!
Il saisit la main qui l'écartait.
Mlle Cloque s'était acheminée avec de grands battements de cœur chez Roche. Tout en traversant la rue Nationale, elle priait Dieu plutôt que de préparer les termes d'un discours propre à gagner ses deux anciennes amies. «Quand je leur ouvrirai les bras, se disait-elle, elles n'auront pas la cruauté de me repousser!» La perspective de ce pardon la comblait; elle goûtait par avance la douceur des larmes qu'on allait répandre. Sa nièce, de là-haut, l'avait vue trottiner avec une légèreté inaccoutumée.
Les demoiselles Jouffroy, faisant le guet derrière les glaces de la pâtisserie, avaient été prises, en la voyant descendre seule, d'une agitation qui n'était point calmée lorsqu'elle entra.
Elles étaient passées, en discourant avidement avec Mlle Zélie, dans le second salon, ce qui fit que Mlle Cloque trouva la première pièce vide. Elle tremblait un peu. Elle franchit la porte, entre les bocaux de chocolat praliné et les boîtes de sucre d'orge, par où elle avait vu s'avancer un jour toute la famille de Grenaille-Montcontour. Elle lut immédiatement, et malgré sa vue basse, la plus grande gêne sur tous les visages, y compris celui de Mlle Zélie.
Elle s'avança néanmoins. Sa grande honnêteté rayonnait sur sa figure. Son cœur débordait. Elle sentait tout le Ciel se réjouir avec elle. Elle souriait. Elle tendit ses deux mains franches, et elle dit sur un ton qui faisait justice de toutes les malheureuses petites querelles humaines:
—Voyons! Nous ne nous embrassons pas?
Ces demoiselles témoignèrent un ahurissement complet. Simultanément, elles croisèrent les mains en les retournant à l'envers et abaissant les bras. Elles eurent des yeux troubles, se regardèrent, prirent à témoin Mlle Zélie qui cachait, elle aussi, une certaine émotion, en souriant à tout le monde.
La cadette poussa une exclamation:
—Eh bien! ma chère, voilà ce qui s'appelle de l'aplomb!
Mlle Cloque qui gardait ses deux mains ouvertes, en offrande généreuse, dit encore:
—Je ne m'attendais pas à être accueillie de la sorte... J'étais là-haut, chez le dentiste, avec ma nièce qui vous a aperçues par la fenêtre... Je n'ai pas résisté à un grand désir... A mon âge, il faut saisir les occasions par les oreilles. J'ai pensé que Notre-Seigneur m'envoyait celle-ci pour pratiquer son divin précepte: aimez-vous les uns les autres...
Les deux sœurs étaient en ébullition. L'aînée, sans délier ses mains unies à rebours par l'indignation, sautillait sur place en branlant la tête. La cadette se démenait, courait jusqu'à son récent poste d'observation, revenait précipitamment regarder sous le nez l'infortunée messagère de paix. Elle dit, semblant cracher chacun de ses mots:
—Mais, Mademoiselle Cloque, vous exercez là un métier qui n'a guère de nom!...
—Un métier? dit Mlle Cloque.
Mlle Zélie jetait déjà le bras sur ces demoiselles, comme pour apaiser un incendie qui se déclare.
—Il est vrai, reprit Hortense, qu'on vous le fait peut-être exercer sans que vous vous en doutiez!...
Mlle Cloque les regardait tour à tour et levait les yeux au ciel. Elle ne comprenait rien.
—Vous croyez peut-être que nous sommes ici, en face de votre dentiste, pour notre bon plaisir? Savez-vous pourquoi nous sommes ici, ma sœur et moi? Nous sommes ici pour chercher le secret du malheur de notre nièce...
—Du malheur de votre nièce?...
—Oh! vous faites l'ignorante! Vous n'avez jamais rien su de ce qui se passe! c'est comme pour l'affaire Pelet!... Il est vrai, encore, que l'on ne vous raconte sans doute pas tous ses petits secrets...
Mlle Cloque se regimba:
—Qui çà, l'on? de qui çà, les petits secrets?
—Ma bonne, dit l'aînée qui n'avait point parlé, trêve de circonlocutions. Je ne veux pas vous demander pourquoi vous êtes ici, en ce moment et non chez le dentiste, près de Madame votre nièce, ni qui vous a dépêchée vers nous dans le but attendrissant de tomber dans nos bras! Je vais vous dire deux mots seulement qui vous ouvriront les yeux. M. Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour trompe sa femme. Il la trompe impudemment: c'est un coureur, un galantin, tout ce que vous voudrez, ceci est la fable de la ville...—Avec qui trompe-t-il sa femme—tout au moins une fois entr'autres?—Voilà ce qu'il importe que nous sachions afin d'essayer d'extirper le mal en sa racine.—Or, vous allez comprendre tout de suite où je veux en venir—c'est pourquoi nous sommes ici, le samedi, en face du dentiste qui a la pratique de votre famille et autour duquel le mari de notre pauvre Léopoldine rôde incessamment, ce jour-là, depuis plus d'un mois.. Si Mme Giraud était descendue avec vous, de chez le dentiste, elle eût pu vous confirmer immédiatement nos paroles, puisqu'elle a parfois sans doute la bonne fortune de se trouver sous les pas de M. Marie-Joseph, et puisqu'elle a même le privilège de recevoir ses confidences, ce qui lui est arrivé notamment il y a juste aujourd'hui six semaines...
—Vous en avez menti! s'écria Mlle Cloque, en s'appuyant contre une console de marbre. Ce que vous dites est une infamie... Mon Dieu! soupira-t-elle, pardonnez-leur, car elles ne savent ce qu'elles font.
—Voyons! mesdemoiselles! voyons! ânonnait Mlle Zélie, je suis sûre qu'il y a dans tout cela un malentendu.
—Dites-leur, Mlle Zélie, dites-leur, je vous en prie, vous qui connaissez Geneviève, que ce qu'elles imaginent est odieux!...
—Ah! ah! ah! fit Hortense: elle est bien bonne! C'est Mlle Zélie elle-même qui a été témoin de la scène!
Mlle Cloque tomba sur une chaise. Mlle Zélie, furieuse qu'on ait abusé de sa parole, levait les bras et disait tout haut:
—Ah! bien! si on m'y repince jamais, à dire quelque chose!...
Mais le mal était accompli. Il ne fallait songer qu'à l'atténuer.
—Oh! dit-elle: j'ai été témoin... j'ai été témoin de bien peu de chose... Ne vous tourmentez donc pas, mademoiselle Cloque; ils ont fait seulement un petit brin de causette devant la porte du dentiste...
Mlle Cloque recommença à respirer. Elle était certaine qu'il n'y avait rien et que la vérité allait se découvrir sur-le-champ.
—Ah! ça, Mlle Zélie, s'écria Hortense, j'espère bien que vous n'allez pas nous faire passer pour des menteuses ou des imbéciles! Et le couloir, s'il vous plaît! qu'en faites-vous? Vous l'avez digéré, vous, peut-être, le couloir? Mais pas nous, je vous le garantis.
—Qu'est-ce que c'est que ce couloir? demanda Mlle Cloque.
—Rien du tout! dit Mlle Zélie. Ces demoiselles se tourmentent, voyez-vous! Dame, pour ces choses-là, on se monte vite la tête!...
—Le couloir! reprit elle-même Mlle Cloque; je suis curieuse de connaître cette grave affaire du couloir.
—Allons donc! ça ne vaut pas la peine...
Mlle Cloque insistait ironiquement, en frappant le sol du bout de son ombrelle:
—Le couloir! le couloir!
Les deux sœurs, sous leurs chapeaux à rubans violets, tout pareils, avaient un même tremblement de la tête, et leurs yeux furibonds jetaient un défi commun à Mlle Cloque et à Mlle Zélie.
—Mon Dieu! dit celle-ci; j'ai vu le militaire s'enfoncer dans le couloir derrière cette chère petite dame: j'ai pensé tout de suite qu'elle avait dû laisser tomber quelque chose qu'il a eu la complaisance de lui reporter. Il faut dire qu'il est ressorti presque aussitôt.
—C'est tout?
—C'est la pure vérité, mademoiselle.
Mlle Cloque se releva.
—Et c'est de là que vous partez pour tenter de salir une malheureuse femme qui a dû être tout simplement accostée dans la rue par un homme qu'elle a connu étant jeune fille?...
—Oh! «connu!» Il y a connu et connu! dit Mlle Jouffroy. Il y a des degrés de connaissance, après lesquels, quand on a une fois rompu, on ne se connaît plus.
—Elle eût peut-être mieux fait de ne pas répondre au salut de M. de Grenaille-Montcontour, mais remarquez que cette abstention eût été injurieuse pour lui...
Hortense qui était encore une fois retournée à son poste d'observation, dans l'autre pièce, revint les deux mains en l'air et les abaissa aussitôt en s'en frappant les genoux:
—Il n'est plus au café! dit-elle; il n'est plus au café! Nous allons bien voir!...
L'aînée se précipita elle-même aux glaces.
—Ah! ça, s'écria Mlle Cloque avec dégoût, est-ce que vous auriez la prétention de me faire croire que l'on se donne des rendez-vous derrière mon dos?
Les demoiselles Jouffroy se mirent à rire.
--- Cela suffit! dit Mlle Cloque. Je vais chercher ma nièce qui est entre les mains du dentiste et je vais vous l'amener ici-même, si vous voulez bien me faire l'honneur de m'y attendre. C'est devant elle, entendez-vous, c'est devant elle que vous formulerez vos accusations!
Les deux sœurs se trémoussèrent devant les glaces, cherchant à découvrir le lieutenant. Assurément il attendait la jeune femme au passage; il était dissimulé quelque part; à moins qu'il n'eût eu le front de pénétrer comme l'autre fois dans le couloir. Il ne serait pas mauvais qu'il se trouvât nez à nez avec la vieille!
Mlle Cloque remontait tranquillement chez le dentiste. Elle avait essuyé tant d'ignominies, ces dernières années, que l'abominable calomnie des Jouffroy ne lui laissait que le désir d'en laver immédiatement sa chère Geneviève: «Mon Dieu! disait-elle, en atteignant le palier du second étage, devant la plaque de cuivre où était gravé: «Entrez sans sonner», mon Dieu! je suis sûre que vous ne permettez les méchancetés des hommes que pour donner plus d'éclat à la vérité et à la justice!...»
Elle poussa la porte du salon, au moment où Marie-Joseph saisissait la main de Geneviève.
Elle tomba, tout d'une pièce, en travers de la porte incomplètement ouverte; on entendit très bien sa tête cogner contre la porte d'abord, puis faire blou en touchant le sol. Elle ne bougea plus.
Geneviève eut la force de contenir son cri, pour ne pas perdre Marie-Joseph. Elle lui dit:
—Fuyez! fuyez! Que personne ne vous voie ici! Fuyez, je vais appeler...
Il enjamba le corps de la malheureuse, et Geneviève appela. Stanislas arriva, sans trop se presser. Mais à la vue d'une femme étendue, il activa son pas pesant, et comme il courait sur le parquet, les bobèches tremblèrent aux chandeliers de la cheminée. D'un bras solide, il remit la vieille fille debout. Elle n'était pas morte; elle balbutiait. Elle avait une figure terreuse; le sourcil gauche, et l'œil, du même côté, étaient fortement relevés, tandis que le coin de la bouche s'affaissait, comme si son visage si régulier et si uni, en tombant, se fût cassé en plusieurs morceaux. Quand elle ouvrit l'œil droit et qu'une lumière encore parut sur ce beau masque d'honneur brisé, ce fut une épouvante, et Geneviève faiblit.
En revenant à elle, après une courte absence, elle distingua sa tante allongée sur le canapé, et auprès d'elle la personne que l'on avait vue d'abord regarder les images et qui avait paru si longtemps pousser sous la morsure de la lime ses petites plaintes inarticulées.
Le dentiste préparait lui-même des révulsifs, et il avait envoyé la bonne chercher un médecin, un fiacre, des hommes pour transporter la malade.
Geneviève, folle, se jetait aux pieds du dentiste et de la dame et les suppliait de lui dire ce qu'avait sa tante et si elle allait garder cette figure effrayante. Elle surprit sur les lèvres du dentiste le mot d'hémiplégie, puis le salon s'emplit promptement de personnes de la maison prévenues par la bonne avant le médecin. Enfin celui-ci arriva, approuva les premiers soins du dentiste et autorisa le transport immédiat au domicile «du moment qu'il y avait une personne de la famille».
Deux commissionnaires étaient là; on n'utilisa que le plus vigoureux, un colosse rouge qui répandait une odeur d'ail. Il prit à bras-le-corps la paralytique, comme on soulève un enfant. On vit pendre sur le flanc de l'homme les deux pieds inertes de Mlle Cloque, enfermés en de fines bottines de satin, à élastiques, telles qu'elle en avait porté toute sa vie. Sa tête épouvantable appuyait par le menton sur l'épaule de l'hercule; elle n'ouvrait plus son œil droit, mais sa bouche tordue s'exténuait dans un perpétuel vagissement. Derrière l'homme, Geneviève tendait son mouchoir pour essuyer ces lèvres désormais inhumaines, d'où filait la salive.
Tout cela formait une bousculade, un gros remuement de pas sur le palier. On se tria pour descendre. Le médecin prit les devants, puis le porteur, et Geneviève. Sur les marches dépourvues de tapis, on n'entendit plus alors que le bruit des lourds talons et le tâtonnement du bout de la semelle de celui qui allait porter jusqu'à la voiture pour une petite commission de quarante sous, l'informe paquet à quoi en était réduite Mlle Cloque.
Le fiacre était au bord du trottoir, la portière ouverte.
En face, à la porte de chez Roche, les demoiselles Jouffroy qui avaient vu sortir l'officier attendaient, campées fièrement, dans l'attitude de la plus haineuse provocation, que la vieille fille osât leur amener sa nièce. Et elles dégustaient d'avance la médiocre satisfaction de voir seulement leurs têtes au débouché du couloir.
Au débouché du couloir, elles virent d'abord le médecin qu'elles ne connaissaient point; puis le grand commissionnaire et son objet.
L'homme s'étant retourné, presqu'aussitôt dans la rue, afin de présenter plus commodément le fardeau au docteur déjà introduit dans la voiture, la tête de Mlle Cloque apparut sur l'épaule géante, par-dessus le fiacre. On la reconnut de chez Roche, à ses bandeaux blancs demeurés seuls paisibles dans le chaos de la figure pitoyable.
Instantanément, à cette vue, le mouvement de la rue s'arrêta. Seuls, un tramway et deux ou trois fiacres qui passaient rapidement continuèrent leur chemin. Mais tout ce qui était à pied convergea vers la voiture stationnant à la porte du dentiste. Mlle Zélie faillit quitter la pâtisserie. Les demoiselles Jouffroy s'avancèrent.
Mais la voiture se mit en marche; et le médecin, Geneviève et la malade échappèrent promptement aux regards. Jusqu'au premier tournant, des gamins couraient encore pour voir l'impressionnante ruine humaine.
XVII
LA FIN
Elle semblait assoupie dans son lit, sous les tentures de cretonne. Mais, de minute en minute, le vagissement sinistre agitait sa lèvre entr'ouverte, et un effort de volonté soulevait sa paupière.
Cornet avait déclaré toute médication inutile. L'abbé Moisan venait d'administrer l'absolution à la mourante, et l'on attendait le curé de Notre-Dame-la-Riche pour les derniers sacrements.
Le notaire, prévenu par le mouvement de la rue, tandis qu'il retournait prendre ces dames chez Stanislas, avait regagné en courant la rue de la Bourde. La tête à l'envers, il montait et descendait l'escalier, ouvrait et fermait les portes. Et il demandait à tous:
—Mais enfin! comment c'est-il arrivé?
Personne ne le savait.
Il ouvrait des yeux stupides derrière son lorgnon. Il passait un doigt dans son faux-col et disait:
—Moi, j'en ai ma chemise mouillée.
Geneviève présidait à tous les soins, Mariette se trouvant absente, et la femme de journée qui la remplaçait étant complètement inhabile. Quand Giraud croisait sa femme au cours de ses vaines allées et venues dans la maison, il lui disait:
—Tu vas te tuer! Ménage-toi, je t'en prie!
—Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? Aide-moi donc!
Mais il n'était bon à rien.
Le marquis vint pour faire sa partie, à quatre heures. La petite table de jeu était recouverte d'une nappe blanche. On y avait posé un crucifix avec calvaire à trois marches de bois, qui, d'ordinaire, se trouvait sur la commode derrière les flacons de médecine italienne; et il était flanqué de droite et de gauche par des candélabres. Le courant d'air que fit la porte, en s'ouvrant, dérangea une maigre branche de buis séché, passée entre le crucifié et la croix, et Jules Giraud se précipita pour la redresser comme si cela eût de l'importance. M. d'Aubrebie alla tout droit à sa vieille amie, et l'on vit sa face indifférente se creuser instantanément sous l'influence d'une grande douleur.
Tous s'écartèrent du lit, respectueusement, parce qu'on savait la mystérieuse force d'amitié de ces deux êtres qui n'avaient jamais pu mettre une idée en commun. Elle lui avait toujours reproché sa légèreté, et lui l'avait plaisantée sans cesse sur la gravité intraitable qu'elle apportait à juger toutes choses. Il y eut un moment horrible. En face du marquis profondément affecté, la malheureuse paralytique, sans doute émue, fut prise d'un rire de faiblesse qui ne la quitta d'ailleurs presque plus. Son œil ouvert restait sérieux et sombre, et de cette bouche tragiquement tordue, sortait le son seulement, le son d'un rire de gavroche.
Ceux qui étaient témoins de cela se sentirent frémir, et Geneviève tomba à genoux devant la petite table, aux pieds du Christ à la branche de buis. Elle dit tout haut:
—Seigneur Jésus! Ayez pitié d'elle!...
Le notaire prit sa femme par la taille et voulut la relever:
—Je te défends de te faire du mal, entends-tu?
La gorge de la mourante continuait à livrer passage à cette suite de petits hoquets hilares auxquels elle avait été soixante-treize ans étrangère. Et cette trahison des organes s'accompagnait du sourd balbutiement par quoi elle croyait probablement exprimer sa pensée. Le marquis demeurait penché sur ce spectacle, et il portait son attention à refouler deux larmes, une au coin de chaque œil, que tout le monde voyait. Enfin, elle parvint à lever le bras droit et à diriger l'index vers le ciel, où son œil l'accompagna. Et elle voulait prendre la main du marquis, tout en faisant signe: «là-haut! là-haut!»
M. d'Aubrebie prononça:
—Vous dites que vous parlerez de moi au bon Dieu, n'est-ce pas?
Alors le rire atroce s'éleva plus haut et se continua un peu après que le balbutiement fut arrêté. L'œil se ferma un instant. Le marquis avait deviné ce qu'elle voulait dire. La tête retomba sur l'oreiller. M. d'Aubrebie s'enfuit dans le corridor.
Il faisait chaud. Cornet qui restait là, chassait avec un écran les mouches au vol alenti autour du visage immobile. Il maintenait ouvertes les deux fenêtres sur le jardin. Dans les moments de silence, le doux froissement des feuilles du catalpa éveillait aux oreilles de Geneviève de longues heures d'étés écoulés, et les grincements lointains de la scierie mécanique exaspéraient la confusion complète de tout son être. Elle ne pensait pas. Elle avait été trop secouée. Dans l'intervalle d'une heure à peine, elle avait approché de l'unique ivresse que son imagination et son cœur pussent concevoir; elle avait soutenu une lutte qui dépassait ses forces, et n'avait été sauvée que par la plus grande terreur. Ce fut dans cette première minute de calme, et abîmée aux pieds du petit calvaire, sur la nappe blanche, que l'idée lui vint: «Mais je suis maudite! Elle va mourir en me maudissant!... C'est, moi qui l'ai tuée!...»
Elle se traîna par terre sur les genoux en priant l'abbé, le docteur et son mari de sortir un moment parce qu'elle avait quelque chose à dire à sa tante toute seule.
—Ça n'a pas de bon sens, dit Giraud, de se mettre en des états pareils; tu vas te rendre malade et nous serons dans de beaux draps...
Il sortit cependant avec ces messieurs.
—Tante! tante! s'écria Geneviève, au bord du lit, tu sais qu'il n'y a rien eu! Je lui disais: «Allez-vous-en! allez-vous-en!» quand il m'a pris la main...
Mais Mlle Cloque ne parut pas comprendre. La circonstance qui l'avait foudroyée ne laissait pas de trace en sa mémoire.
Geneviève reprit:
—Je suis honnête, tante! Je suis une honnête femme!
Ce mot attendrit la malade, et sans qu'elle saisit à quoi il faisait particulièrement allusion, elle y retrouva l'un des grands soucis perpétuels de sa vie de vertu, et son terrible rire éclata de nouveau, tandis que son œil se mouillait. Elle prit de sa main droite la main de sa nièce et l'éleva vers le crucifix qui était pendu au chevet du lit. Et on entendait, au milieu des éclats de joie de courtisane qu'un Dieu cruel permettait d'émettre à cette bouche sainte:
—...ure... ure... ure!
Geneviève dit:
—Que je jure? c'est ce que tu demandes, n'est-ce pas? Oui, oui, ma bonne tante! Je jure de rester honnête, toute ma vie!...
La main de Mlle Cloque retomba lourdement, à la suite de l'effort qu'elle avait fait. L'hilarité s'éteignit et l'œil, encore une fois, se ferma. Elle devait savourer l'assurance de ce prolongement d'honnêteté, par delà sa mort, au milieu des compromissions générales. Le ciel qui l'avait tuée par le spectacle de la plus redoutable de celles-ci, du moins lui faisait la grâce du souvenir.
Jules Giraud frappait à la porte:
—Dis donc! Geneviève: si tu venais un peu? C'est le propriétaire, je ne sais pas comment m'en dépêtrer. Il ne veut pas croire au malheur; il vient pour une question de bail.
—Rentrez doucement, dit Geneviève, je vais descendre le mettre à la porte.
Comme elle apparaissait au bas de l'escalier obscur, Loupaing dit, avant d'avoir vu ses larmes:
—Ah! voilà quelqu'un à qui parler. C'est rapport au bail à renouveler. La bourgeoise n'est pas sans savoir que les loyers ont augmenté dans le quartier, depuis que les affaires marchent...
—Ma tante a été frappée, il y a une heure, d'une attaque de paralysie; on l'attend à passer d'un instant à l'autre...
—Comment ça se fait-il qu'on n'en sache rien à la maison? dit Loupaing, en regardant la figure bouleversée de la jeune femme.
—C'est que Mariette n'est pas là! dit-elle. Et elle laissa le propriétaire qui s'en alla. Derrière le prêtre qui apportait les saintes huiles, les femmes Loupaing, aussitôt prévenues, accoururent. Elles montèrent, ainsi que toute une séquelle de femmes voisines attirées par la mort. Celles qui n'avaient pas eu le temps d'enlever leur tablier le tenaient replié en triangle afin de n'en présenter que la face propre. Elles s'agenouillèrent pêle-mêle dans la chambre, avec des mines chagrines et des branlements de tête. Parmi elles était la Pelet qui commandait les gémissements. La porte était restée ouverte, et toute la rue de la Bourde entrait. M. Houblon, prévenu en hâte, apparut avec ses quatre filles, au milieu des bonnets. Il enjamba et s'approcha, de lourdes perles de sueur coulant de son front dénudé. Sous les onctions sacrées, la pauvre vieille alliée de cet apôtre s'efforçait d'étouffer son émotion pour retenir la suprême humiliation du rire spasmodique dont, sans doute, elle se rendait compte. Elle taisait jusque son murmure. Le mouvement désordonné de sa lèvre brisée indiquait sa prière mentale.
Le curé, en surplis, toucha avec le coton imbibé son beau front pareil à un dôme d'église. Et M. Houblon était assuré que la lueur de pensée qui veillait encore sous cette voûte allait à la Basilique impossible, à la résurrection glorieuse de la religion catholique.
Elle n'eut pas la consolation de reconnaître son grand ami. Elle reposa longuement après le sacrement. A cinq heures, elle eut une secousse; on se pressa autour d'elle et elle prononça presque distinctement:
—Pardon!... Pardon.
Mais sa paupière ne s'ouvrait plus. Elle reprit son vagissement. Elle articulait mieux, mais les mots étaient sans suite.
On distingua encore des mots favoris: «Les quatre pierres...» «médiocrité...»
Instinctivement les personnes présentes se retournèrent vers la cheminée où étaient les vestiges des monuments de l'âge de foi, ainsi que la lithographie de Chateaubriand de qui les paroles lui revenaient encore. Pendant ce temps, elle eut son dernier souffle et le calme se répandit sur son visage.
Geneviève, alors, fut prise de sanglots; les demoiselles Houblon, plus pâles que la morte, ne savaient où se mettre; l'abbé, à genoux, priait à haute voix; le marquis pleurait comme un enfant. On alluma les candélabres et on ferma à demi les persiennes. L'air du soir amena l'odeur du magnolia nouvellement fleuri. On entendait les coups de marteau du savetier. Les personnes familières à la vie de la chambre de Mlle Cloque éprouvèrent le grand vide que laissait ici cette âme envolée. Et tous sentaient qu'elle emportait avec elle, comme un siècle qui finit, quelque chose qui ne se retrouverait plus.
Pour la première fois, on vit M. Houblon, les épaules écrasées, donner comme tout le monde les signes d'un grand abattement. Seule, à la fenêtre de l'hôtel d'Aubrebie, la folle, agitant son drapeau dérisoire, faisait encore un geste d'espérance.