Mademoiselle de Maupin
The Project Gutenberg eBook of Mademoiselle de Maupin
Title: Mademoiselle de Maupin
Author: Théophile Gautier
Release date: December 7, 2004 [eBook #14288]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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Théophile Gautier
MADEMOISELLE DE MAUPIN
(1835)
Table des matières
Préface Une des choses les plus burlesques…
Préface Non, imbéciles, non, crétins et goitreux …
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11 Beaucoup de choses sont ennuyeuses…
Chapitre 11 Les hommes de génie sont très bornés…
Chapitre 12 Je t'ai promis la suite de mes aventures…
Chapitre 12 Rosette témoigna, pour apaiser sa soif…
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
_Préface __Une des choses les plus burlesques…_
Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu'ils soient, rouges, verts ou tricolores.
La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n'avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en préserve! La bonne et digne femme! — Nous trouvons que ses yeux ont assez de brillant à travers leurs bésicles, que son bas n'est pas trop mal tiré, qu'elle prend son tabac dans sa boîte d'or avec toute la grâce imaginable, que son petit chien fait la révérence comme un maître à danser. — Nous trouvons tout cela. — Nous conviendrons même que pour son âge elle n'est pas trop mal en point, et qu'elle porte ses années on ne peut mieux. — C'est une grand-mère très agréable, mais c'est une grand-mère… — Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l'oeil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le coeur sur la main. — Les journalistes les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être d'un avis différent; et, s'ils disent le contraire, il est très probable qu'ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.
Je me souviens des quolibets lancés avant la révolution (c'est de celle de juillet que je parle) contre ce malheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld qui allongea les robes des danseuses de l'Opéra, et appliqua de ses mains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes les statues. — M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld est dépassé de bien loin. — La pudeur a été très perfectionnée depuis ce temps, et l'on entre en des raffinements qu'il n'aurait pas imaginés.
Moi qui n'ai pas l'habitude de regarder les statues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, la feuille de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé des beaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait que j'avais tort, et que la feuille de vigne est une institution des plus méritoires.
On m'a dit, j'ai refusé d'y ajouter foi, tant cela me semblait singulier, qu'il existait des gens qui, devant la fresque du _Jugement dernier _de Michel-Ange, n'y avaient rien vu autre chose que l'épisode des prélats libertins, et s'étaient voilé la face en criant à l'abomination de la désolation!
Ces gens-là ne savent aussi de la romance de Rodrigue que le couplet de la couleuvre. — S'il y a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la fange, et ne s'inquiètent pas des fleurs épanouies ni des beaux fruits dorés qui pendent de toutes parts.
J'avoue que je ne suis pas assez vertueux pour cela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien étaler devant moi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon mouchoir de ma poche pour couvrir ce sein que l'on ne saurait voir. — Je regarderai sa gorge comme sa figure, et, si elle l'a blanche et bien formée, j'y prendrai plaisir. — Mais je ne tâterai pas si la robe d'Elmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas saintement sur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme de Tartuffe.
Cette grande affectation de morale qui règne maintenant serait fort risible, si elle n'était fort ennuyeuse. — Chaque feuilleton devient une chaire; chaque journaliste, un prédicateur; il n'y manque que la tonsure et le petit collet. Le temps est à la pluie et à l'homélie; on se défend de l'une et de l'autre en ne sortant qu'en voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe.
Mon doux Jésus! quel déchaînement! quelle furie!
— Qui vous a mordu? qui vous a piqué? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et que vous a fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est si bon homme, si facile à vivre, et qui ne demande qu'à s'amuser lui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut? — Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme: embrassez-vous, et que tout cela finisse. — Croyez- m'en, vous vous en trouverez bien. — Eh! mon Dieu! messieurs les prédicateurs, que feriez-vous donc sans le vice? — Vous seriez réduits, dès demain, à la mendicité, si l'on devenait vertueux aujourd'hui.
Les théâtres seraient fermés ce soir. — Sur quoi feriez-vous votre feuilleton? — Plus de bals de l'Opéra pour remplir vos colonnes, — plus de romans à disséquer; car bals, romans, comédies, sont les vraies pompes de Satan, si l'on en croit notre sainte Mère l'Église. — L'actrice renverrait son entreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. — On ne s'abonnerait plus à vos journaux; on lirait saint Augustin, on irait à l'église, on dirait son rosaire. Cela serait peut-être très bien; mais, à coup sûr, vous n'y gagneriez pas. — Si l'on était vertueux, où placeriez-vous vos articles sur l'immoralité du siècle? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque chose.
Mais c'est la mode maintenant d'être vertueux et chrétien, c'est une tournure qu'on se donne; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en don Juan; l'on est pâle et macéré, l'on porte les cheveux à l'apôtre, l'on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre; on prend un petit air confit en perfection; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit; l'on ne jure plus, l'on fume peu, et l'on chique à peine. — Alors on est chrétien, l'on parle de la sainteté de l'art, de la haute mission de l'artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l'école angélique, du concile de Trente, de l'humanité progressive et de mille autres belles choses. — Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d'éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la _sainte _convention, c'est l'épithète sacramentelle; d'autres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. — Ceux-là sont complets et carrés par la base; après eux, il faut tirer l'échelle. Il n'est pas donné au ridicule humain d'aller plus loin, — _has ultra metas…, _etc. Ce sont les colonnes d'Hercule du burlesque.
Le christianisme est tellement en vogue par la tartuferie qui court que le néo-christianisme lui-même jouit d'une certaine faveur. On dit qu'il compte jusqu'à un adepte, y compris M. Drouineau.
Une variété extrêmement curieuse du journaliste proprement dit moral, c'est le journaliste à famille féminine.
Celui-là pousse la susceptibilité pudique jusqu'à l'anthropophagie, ou peu s'en faut.
Sa manière de procéder, pour être simple et facile au premier coup d'oeil, n'en est pas moins bouffonne et superlativement récréative, et je crois qu'elle vaut qu'on la conserve à la postérité, — à nos derniers neveux, comme disaient les perruques du prétendu grand siècle.
D'abord pour se poser en journaliste de cette espèce, il faut quelques petits ustensiles préparatoires, — tels que deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus de soeurs possible, un assortiment de filles complet et des cousines innombrablement. — Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un roman quelconque, une plume, de l'encre, du papier et un imprimeur. Il faudrait peut-être bien une idée et plusieurs abonnés; mais on s'en passe avec beaucoup de philosophie et l'argent des actionnaires.
Quand on a tout cela, l'on peut s'établir journaliste moral. Les deux recettes suivantes, convenablement variées, suffisent à la rédaction.
Modèles d'articles vertueux sur une première représentation.
«Après la littérature de sang, la littérature de fange; après la Morgue et le bagne, l'alcôve et le lupanar; après les guenilles tachées par le meurtre, les guenilles tachées par la débauche; après, etc. (selon le besoin et l'espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignes jusqu'à cinquante et au-delà), — c'est justice. — Voilà où mènent l'oubli des saines doctrines et le dévergondage romantique: le théâtre est devenu une école de prostitution où l'on n'ose se hasarder qu'en tremblant avec une femme qu'on respecte. Vous venez sur la foi d'un nom illustre, et vous êtes obligé de vous retirer au troisième acte avec votre jeune fille toute troublée et toute décontenancée. Votre femme cache sa rougeur derrière son éventail; votre soeur, votre cousine, etc.» (On peut diversifier les titres de parenté; il suffit que ce soient des femelles.)
Nota. — Il y en a un qui a poussé la moralité jusqu'à dire: Je n'irai pas voir ce drame avec ma maîtresse. — Celui-là, je l'admire et je l'aime; je le porte dans mon coeur, comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien; car il a eu l'idée la plus triomphante, la plus pyramidale, la plus ébouriffée, la plus luxorienne qui soit tombée dans une cervelle d'homme, en ce benoît dix-neuvième siècle où il en est tombé tant et de si drôles.
La méthode pour rendre compte d'un livre est très expéditive et à la portée de toutes les intelligences:
«Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous soigneusement chez vous; ne le laissez pas traîner sur la table. Si votre femme et votre fille venaient à l'ouvrir, elles seraient perdues. — Ce livre est dangereux, ce livre conseille le vice. Il aurait peut- être eu un grand succès, au temps de Crébillon, dans les petites maisons, aux soupers fins des duchesses; mais maintenant que les moeurs se sont épurées, maintenant que la main du peuple a fait crouler l'édifice vermoulu de l'aristocratie, etc., etc., que… que… que… — il faut, dans toute oeuvre, une idée, une idée… là, une idée morale et religieuse qui… une vue haute et profonde répondant aux besoins de l'humanité; car il est déplorable que de jeunes écrivains sacrifient au succès les choses les plus saintes, et usent un talent, estimable d'ailleurs, à des peintures lubriques qui feraient rougir des capitaines de dragons (la virginité du capitaine de dragons est, après la découverte de l'Amérique, la plus belle découverte que l'on ait faite depuis longtemps). — Le roman dont nous faisons la critique rappelle Thérèse philosophe, Félicia, le Compère Mathieu, les Contes de Grécourt.» — Le journaliste vertueux est d'une érudition immense en fait de romans orduriers; — je serais curieux de savoir pourquoi.
Il est effrayant de songer qu'il y a, de par les journaux, beaucoup d'honnêtes industriels qui n'ont que ces deux recettes pour subsister, eux et la nombreuse famille qu'ils emploient.
Apparemment que je suis le personnage le plus énormément immoral qu'il se puisse trouver en Europe et ailleurs; car je ne vois rien de plus licencieux dans les romans et les comédies de maintenant que dans les romans et les comédies d'autrefois, et je ne comprends guère pourquoi les oreilles de messieurs des journaux sont devenues tout à coup si janséniquement chatouilleuses.
Je ne pense pas que le journaliste le plus innocent ose dire que Pigault-Lebrun, Crébillon fils, Louvet, Voisenon, Marmontel et tous autres faiseurs de romans et de nouvelles ne dépassent en immoralité, puisque immoralité il y a, les productions les plus échevelées et les plus dévergondées de MM. tels et tels, que je ne nomme pas, par égard pour leur pudeur.
Il faudrait la plus insigne mauvaise foi pour n'en pas convenir.
Qu'on ne m'objecte pas que j'ai allégué ici des noms peu ou mal connus. Si je n'ai pas touché aux noms éclatants et monumentaux, ce n'est pas qu'ils ne puissent appuyer mon assertion de leur grande autorité.
Les Romans et les Contes de Voltaire ne sont assurément pas, à la différence de mérite près, beaucoup plus susceptibles d'être donnés en prix aux petites tartines des pensionnats que les Contes immoraux de notre ami le lycanthrope, ou même que les Contes moraux du doucereux Marmontel.
Que voit-on dans les comédies du grand Molière? La sainte institution du mariage (style de catéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule à chaque scène.
Le mari est vieux et laid et cacochyme; il met sa perruque de travers; son habit n'est plus à la mode; il a une canne à bec-de- corbin, le nez barbouillé de tabac, les jambes courtes, l'abdomen gros comme un budget. — Il bredouille, et ne dit que des sottises; il en fait autant qu'il en dit; il ne voit rien, il n'entend rien; on embrasse sa femme à sa barbe; il ne sait pas de quoi il est question: cela dure ainsi jusqu'à ce qu'il soit bien et dûment constaté cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle on ne peut plus édifiée, et qui applaudit à tout rompre.
Ceux qui applaudissent le plus sont ceux qui sont le plus mariés.
Le mariage s'appelle, chez Molière, George Dandin ou Sganarelle.
L'adultère, Damis ou Clitandre; il n'y a pas de nom assez doucereux et charmant pour lui.
L'adultère est toujours jeune, beau, bien fait et marquis pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade la courante la plus nouvelle; il fait un ou deux pas en scène de l'air le plus délibéré et le plus triomphant du monde; il se gratte l'oreille avec l'ongle rose de son petit doigt coquettement écarquillé; il peigne avec son peigne d'écaille sa belle chevelure blondine, et rajuste ses canons qui sont du grand volume. Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous les aiguillettes et les noeuds de ruban, son rabat est de la bonne faiseuse; ses gants flairent mieux que benjoin et civette; ses plumes ont coûté un louis le brin.
Comme son oeil est en feu et sa joue en fleur! que sa bouche est souriante! que ses dents sont blanches! comme sa main est douce et bien lavée.
Il parle, ce ne sont que madrigaux, galanteries parfumées en beau style précieux et du meilleur air; il a lu les romans et sait la poésie, il est vaillant et prompt à dégainer, il sème l'or à pleines mains. — Aussi Angélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui sauter au cou, si bien élevées et si grandes dames qu'elles soient; aussi le mari est-il régulièrement trompé au cinquième acte, bien heureux quand ce n'est pas dès le premier.
Voilà comme le mariage est traité par Molière, l'un des plus hauts et des plus graves génies qui jamais aient été. — Croit-on qu'il y ait rien de plus fort dans les réquisitoires d'_Indiana _et de Valentine?
La paternité est encore moins respectée, s'il est possible. Voyez
Orgon, voyez Géronte, voyez-les tous.
Comme ils sont volés par leurs fils, battus par leurs valets! Comme on met à nu, sans pitié pour leur âge, et leur avarice, et leur entêtement, et leur imbécillité! — Quelles plaisanteries! quelles mystifications!
Comme on les pousse par les épaules hors de la vie, ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulent point donner leur argent! comme on parle de l'éternité des parents! quels plaidoyers contre l'hérédité, et comme cela est plus convaincant que toutes les déclamations saint-simoniennes!
Un père, c'est un ogre, c'est un Argus, c'est un geôlier, un tyran, quelque chose qui n'est bon tout au plus qu'à retarder un mariage pendant trois jusqu'à la reconnaissance finale. — Un père est le mari ridicule au grand complet. — Jamais un fils n'est ridicule dans Molière; car Molière, comme tous les auteurs de tous les temps possibles, faisait sa cour à la jeune génération aux dépens de l'ancienne.
Et les Scapins, avec leur cape rayée à la napolitaine, et leur bonnet sur l'oreille, et leur plume balayant les bandes d'air, ne sont-ils pas des gens bien pieux, bien chastes et bien dignes d'être canonisés? — Les bagnes sont pleins d'honnêtes gens qui n'ont pas fait le quart de ce qu'ils font. Les roueries de Trialph sont de pauvres roueries en comparaison des leurs. Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes, tudieu! — Les courtisanes des rues sont loin d'être aussi délurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme elles s'entendent à remettre un billet! comme elles font bien la garde pendant les rendez-vous! — Ce sont, sur ma parole, de précieuses filles, serviables et de bon conseil.
C'est une charmante société qui s'agite et se promène à travers ces comédies et ces imbroglios. — Tuteurs dupés, maris cocus, suivantes libertines, valets aigrefins, demoiselles folles d'amour, fils débauchés, femmes adultères; cela ne vaut-il pas bien les jeunes beaux mélancoliques et les pauvres faibles femmes opprimées et passionnées des drames et des romans de nos faiseurs en vogue?
Et tout cela, moins le coup de dague final, moins la tasse de poison obligée: les dénouements sont aussi heureux que les dénouements des contes de fées, et tout le monde, jusqu'au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, la vertu est toujours honnie et rossée; c'est elle qui porte les cornes, et tend le dos à Mascarille; à peine si la moralité apparaît une fois à la fin de la pièce sous la personnification un peu bourgeoise de l'exempt Loyal.
Tout ce que nous venons de dire ici n'est pas pour écorner le piédestal de Molière; nous ne sommes pas assez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos petits bras; nous voulions simplement démontrer aux pieux feuilletonistes, qu'effarouchent les ouvrages nouveaux et romantiques, que les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecture et l'imitation, les surpassent de beaucoup en gaillardise et en immoralité.
À Molière nous pourrions aisément joindre et Marivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées de l'esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et bien d'autres. Mais notre intention n'est pas de faire ici, à propos de morale, un cours de littérature à l'usage des vierges du feuilleton.
Il me semble que l'on ne devrait pas faire tant de tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plus au temps d'Ève la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience, être aussi primitifs et aussi patriarcaux que l'on était dans l'arche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant à leur première communion; et, quand nous jouons au corbillon, nous ne répondons pas _tarte à la crème. _Notre naïveté est assez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité court la ville; ce sont là de ces choses que l'on n'a pas deux fois; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il n'y a rien au monde qui coure plus vite qu'une virginité qui s'en va et qu'une illusion qui s'envole.
Après tout, il n'y a peut-être pas grand mal, et la science de toutes choses est-elle préférable à l'ignorance de toutes choses. C'est une question que je laisse à débattre à de plus savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé l'âge où l'on peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop vieux barbon pour faire l'enfantin et le virginal sans se rendre ridicule.
Depuis son hymen avec la civilisation, la société a perdu le droit d'être ingénue et pudibonde. Il est de certaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la mariée, et qui ne peuvent plus servir le lendemain; car la jeune femme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elle s'en souvient, c'est une chose très indécente, et qui compromet gravement la réputation du mari.
Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont remplacé dans les feuilles publiques la critique littéraire, il me prend quelquefois de grands remords et de grandes appréhensions, à moi qui ai sur la conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement épicées, comme un jeune homme qui a du feu et de l'entrain peut en avoir à se reprocher.
À côté de ces Bossuets du Café de Paris, de ces Bourdaloues du balcon de l'Opéra, de ces Catons à tant la ligne qui gourmandent le siècle d'une si belle façon, je me trouve en effet le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature de mes péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs et interlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plus habile libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce qui est peu de chose pour quelqu'un qui n'a pas la prétention d'aller en paradis dans l'autre monde, et de gagner le prix Montyon ou d'être rosière en celui-ci.
Puis quand je pense que j'ai rencontré sous la table, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même, et j'estime qu'avec tous les défauts que je puisse avoir ils en ont un autre qui est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous: — c'est l'hypocrisie que je veux dire.
En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter; mais celui-ci est tellement hideux qu'en vérité je n'ose presque pas le nommer. Approchez-vous, et je m'en vais vous couler son nom dans l'oreille: — c'est l'envie.
L'envie, et pas autre chose.
C'est elle qui s'en va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes homélies: quelque soin qu'elle prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête plate de vipère; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l'entend siffloter tout doucettement à l'ombre d'une épithète insidieuse.
Je sais bien que c'est une insupportable fatuité de prétendre qu'on vous envie, et que cela est presque aussi nauséabond qu'un merveilleux qui se vante d'une bonne fortune. — Je n'ai pas la forfanterie de me croire des ennemis et des envieux; c'est un bonheur qui n'est pas donné à tout le monde, et je ne l'aurai probablement pas de longtemps: aussi je parlerai librement et sans arrière-pensée, comme quelqu'un de très désintéressé dans cette question.
Une chose certaine et facile à démontrer à ceux qui pourraient en douter, c'est l'antipathie naturelle du critique contre le poète, — de celui qui ne fait rien contre celui qui fait, — du frelon contre l'abeille — du cheval hongre contre l'étalon.
Vous ne vous faites critique qu'après qu'il est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginer; mais vous n'avez pas assez de vigueur pour cela; l'haleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte montagne.
Je conçois cette haine. Il est douloureux de voir un autre s'asseoir au banquet où l'on n'est pas invité, et coucher avec la femme qui n'a pas voulu de vous. Je plains de tout mon coeur le pauvre eunuque obligé d'assister aux ébats du Grand Seigneur.
Il est admis dans les profondeurs les plus secrètes de l'Oda; il mène les sultanes au bain; il voit luire sous l'eau d'argent des grands réservoirs ces beaux corps tout ruisselants de perles et plus polis que des agates; les beautés les plus cachées lui apparaissent sans voiles. On ne se gêne pas devant lui. — C'est un eunuque. — Le sultan caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sa bouche de grenade. — En vérité, c'est une bien fausse situation que la sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.
Il en est de même pour le critique qui voit le poète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf belles odalisques, et s'ébattre paresseusement à l'ombre de grands lauriers verts. Il est bien difficile qu'il ne ramasse pas les pierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrière son mur, s'il est assez adroit pour cela.
Le critique qui n'a rien produit est un lâche; c'est comme un abbé qui courtise la femme d'un laïque: celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se battre avec lui.
Je crois que ce serait une histoire au moins aussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog qui inventa les souliers à poulaine, que l'histoire des différentes manières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois jusqu'à nos jours.
Il y a assez de matières pour quinze ou seize volumes in-folio; mais nous aurons pitié du lecteurs, et nous nous bornerons à quelques lignes, — bienfait pour lequel nous demandons une reconnaissance plus qu'éternelle. — À une époque très reculée, qui se perd dans la nuit des âges, il y a bien tantôt trois semaines de cela, le roman moyen âge florissait principalement à Paris et dans la banlieue. La cotte armoriée était en grand honneur; on ne méprisait pas les coiffures à la hennin, on estimait fort le pantalon mi-parti; la dague était hors de prix; le soulier à poulaine était adoré comme un fétiche. — Ce n'étaient qu'ogives, tourelles, colonnettes, verrières coloriées, cathédrales et châteaux forts; — ce n'étaient que demoiselles et damoiseaux, pages et valets, truands et soudards, galants chevaliers et châtelains féroces; — toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents, et qui ne faisaient de mal à personne.
Le critique n'avait pas attendu au second roman pour commencer son oeuvre de dépréciation; dès le premier qui avait paru, il s'était enveloppé de son cilice de poil de chameau, et s'était répandu un boisseau de cendre sur la tête: puis, prenant sa grande voix dolente, il s'était mis à crier:
— Encore du moyen âge, toujours du moyen âge! qui me délivrera du moyen âge, de ce moyen âge qui n'est pas le moyen âge? — Moyen âge de carton et de terre cuite qui n'a du moyen âge que le nom. - - Oh! les barons de fer, dans leur armure de fer, avec leur coeur de fer, dans leur poitrine de fer! — Oh! les cathédrales avec leurs rosaces toujours épanouies et leurs verrières en fleurs, avec leurs dentelles de granit, avec leurs trèfles découpés à jour, leurs pignons tailladés en scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un voile de mariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs prêtres étincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur orgue qui bourdonne et leurs anges planant et battant de l'aile sous les voûtes! — comme ils m'ont gâté mon moyen âge, mon moyen âge si fin et si coloré! comme ils l'ont fait disparaître sous une couche de grossier badigeon! quelles criardes enluminures! — Ah! barbouilleurs ignorants, qui croyez avoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu, blanc sur noir et vert sur jaune, vous n'avez vu du moyen âge que l'écorce, vous n'avez pas deviné l'âme du moyen âge, le sang ne circule pas dans la peau dont vous revêtez vos fantômes, il n'y a pas de coeur dans vos corselets d'acier, il n'y a pas de jambes dans vos pantalons de tricot, pas de ventre ni de gorge derrière vos jupes armoriées: ce sont des habits qui ont la forme d'hommes, et voilà tout. — Donc, à bas le moyen âge tel que nous l'ont fait les faiseurs (le grand mot est lâché! les faiseurs)! Le moyen âge ne répond à rien maintenant, nous voulons autre chose.
Et le public, voyant que les feuilletonistes aboyaient au moyen âge, se prit d'une belle passion pour ce pauvre moyen âge, qu'ils prétendaient avoir tué du coup. Le moyen âge envahit tout, aidé par l'empêchement des journaux: — drames, mélodrames, romances, nouvelles, poésies, il y eut jusqu'à des vaudevilles moyen âge, et Momus répéta des flonflons féodaux.
À côté du roman moyen âge verdissait le roman charogne, genre de roman très agréable, et dont les petites-maîtresses nerveuses et les cuisinières blasées faisaient une très grande consommation.
Les feuilletonistes sont bien vite arrivés à l'odeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont dépecé du bec de leurs plumes et méchamment mis à mort ce pauvre genre de roman qui ne demandait qu'à prospérer et à se putréfier paisiblement sur les rayons graisseux des cabinets de lecture. Que n'ont-ils pas dit? que n'ont-ils pas écrit? — Littérature de morgue ou de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivre et d'argousin qui a la fièvre chaude! Ils donnaient bénignement à entendre que les auteurs étaient des assassins et des vampires, qu'ils avaient contracté la vicieuse habitude de tuer leur père et leur mère, qu'ils buvaient du sang dans des crânes, qu'ils se servaient de tibias pour fourchette et coupaient leur pain avec une guillotine.
Et pourtant ils savaient mieux que personne, pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de ces charmantes tueries étaient de braves fils de famille, très débonnaires et de bonne société, gantés de blanc, fashionablement myopes, — se nourrissant plus volontiers de beefsteaks que de côtelettes d'homme, et buvant plus habituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille ou d'enfant nouveau-né. — Pour avoir vu et touché leurs manuscrits, ils savaient parfaitement qu'ils étaient écrits avec de l'encre de la grande vertu, sur du papier anglais, et non avec sang de guillotine sur peau de chrétien écorché vif.
Mais, quoi qu'ils dissent ou qu'ils fissent, le siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait mieux que le boudoir; le lecteur ne se prenait qu'à un hameçon amorcé d'un petit cadavre déjà bleuissant. — Chose très concevable; mettez une rose au bout de votre ligne, les araignées auront le temps de faire leur toile dans le pli de votre coude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin; accrochez-y un ver ou un morceau de Deux fromage, carpes, barbillons, perches, anguilles sauteront à trois pieds hors de l'eau pour le happer. — Les hommes ne sont pas aussi différents des poissons qu'on a l'air de le croire généralement.
On aurait dit que les journalistes étaient devenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant il leur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. — Jamais on ne les avait vus si fondants, si émollients; — c'était de la crème et du petit lait. — Ils n'admettaient que deux couleurs, le bleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n'était que souffert, et, si le public les eût laissés faire, ils l'eussent mené paître des épinards sur les rives du Lignon, côte à côte avec les moutons d'Amaryllis. Ils avaient changé leur frac noir contre la veste tourterelle de Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumes d'oie de roses pompons et de faveurs en manière de houlette pastorale. Ils laissaient flotter leurs cheveux à l'enfant, et s'étaient fait des virginités d'après la recette de Marion Delorme, à quoi ils avaient aussi bien réussi qu'elle.
Ils appliquaient à la littérature l'article du Décalogue:
Homicide point ne seras.
On ne pouvait plus se permettre le plus petit meurtre dramatique, et le cinquième acte était devenu impossible.
Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison monstrueux, la hache inqualifiable. Ils auraient voulu que les héros dramatiques vécussent jusqu'à l'âge de Melchisédech; et cependant il est reconnu, depuis un temps immémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer à la dernière scène un pauvre diable de grand homme qui n'en peut mais, comme le but de toute comédie est de conjoindre matrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d'environ soixante ans chacun.
C'est vers ce temps que j'ai jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen âge, l'un en vers et l'autre en prose, dont les héros étaient écartelés et bouillis en plein théâtre, ce qui eût été très jovial et assez inédit.
Pour me conformer à leurs idées, j'ai composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée _Héliogabale, _dont le héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et qui a l'avantage d'amener une décoration non encore vue au théâtre. — J'ai fait aussi un drame moderne extrêmement supérieur à Antony, Arthur ou l'Homme fatal, où l'idée providentielle arrive sous la forme d'un pâté de foie gras de Strasbourg, que le héros mange jusqu'à la dernière miette après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. — Fin morale s'il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours puni et la vertu récompensée.
_Quant au genre monstre, vous savez comme ils l'ont traité, comme ils ont arrangé Han d'Islande, ce mangeur d'hommes, __Habibrah l'obi, Quasimodo le sonneur, et Triboulet, qui n'est que bossu, — toute cette famille si étrangement fourmillante, — toutes ces crapauderies gigantesques que mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêts vierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à la Michel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effets d'Ombre et de Pair à la façon de Goya, rien n'a pu trouver grâce devant eux; ils l'ont renvoyé à ses odes, quand il a fait des romans; à ses romans, quand il a fait des drames: tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux ce qu'on a fait que ce qu'on fait. Heureux homme, toutefois, que celui qui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans tous ses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte, et qui n'aurait qu'à écrire un traité de théologie ou un manuel de cuisine pour faire trouver son théâtre admirable!_
_Pour le roman de coeur, le roman ardent et passionné, qui a pour père Werther l'Allemand, et pour mère Manon Lescaut la Française, nous avons touché, au commencement de cette préface, quelques mots de la teigne morale qui s'y est désespérément attachée sous prétexte de religion et de bonnes moeurs. Les poux critiques sont comme les poux de corps qui abandonnent les cadavres pour aller aux vivants. Du cadavre du roman moyen âge les critiques sont passés au corps de celui-ci, qui a la peau dure et vivace et leur __pourrait bien ébrécher les dents._
Nous pensons, malgré tout le respect que nous avons pour les modernes apôtres, que les auteurs de ces romans appelés immoraux, sans être aussi mariés que les journalistes vertueux, ont assez généralement une mère, et que plusieurs d'entre eux ont des soeurs et sont pourvus d'une abondante famille féminine; mais leurs mères et leurs soeurs ne lisent pas de romans, même de romans immoraux; elles cousent, brodent et s'occupent des choses de la maison. — Leurs bas, comme dirait M. Planard, sont d'une entière blancheur: vous les pouvez regarder aux jambes, — elles ne sont pas bleues, et le bonhomme Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, les proposerait pour exemple à la docte Philaminte.
Quant aux épouses de ces messieurs, puisqu'ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il me semble, à moi, qu'il est de certaines choses qu'elles doivent savoir. — Au fait, il se peut bien qu'ils ne leur aient rien montré. Alors je comprends qu'ils tiennent à les maintenir dans cette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est grand et Mahomet est son prophète! — Les femmes sont curieuses; fassent le ciel et la morale qu'elles contentent leur curiosité d'une manière plus légitime qu'Ève, leur grand-mère, et n'aillent pas faire des questions au serpent!
_Pour leurs filles, si elles ont été en pension, je ne vois __pas ce que les livres pourraient leur apprendre._
Il est aussi absurde de dire qu'un homme est un ivrogne parce qu'il décrit une orgie, un débauché parce qu'il raconte une débauche que de prétendre qu'un homme est vertueux parce qu'il a fait un livre de morale; tous les jours on voit le contraire. — C'est le personnage qui parle et non l'auteur; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu'il soit athée; il fait agir et parler les brigands en brigands, il n'est pas pour cela un brigand. À ce compte, il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche; on ne l'a pas fait cependant, et je ne crois même pas qu'on le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir la critique. C'est une des manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer toujours l'auteur à l'ouvrage et de recourir à la personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies, qu'ils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle.
_Nous ne concevons guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon toutes ces colères et tous ces abois, — et qui pousse messieurs les Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et, vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à bâtonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans un livre __la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu trop haut. — C'est fort singulier._
L'époque, quoi qu'ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous n'en voulons pas d'autre preuve que la quantité de livres immoraux qu'elle produit et le succès qu'ils ont. — Les livres suivent les moeurs et les moeurs ne suivent pas les livres. — La Régence a fait Crébillon, ce n'est pas Crébillon qui a fait la Régence. Les petites bergères de Boucher étaient fardées et débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. — Les tableaux se font d'après les modèles et non les modèles d'après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les moeurs. Qui que ce soit, c'est indubitablement un grand sot. — C'est comme si l'on disait: Les petits pois font pousser le printemps; les petits pois poussent au contraire parce que c'est le printemps, et les cerises parce que c'est l'été. Les arbres portent les fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément, loi éternelle et invariable dans sa variété; les siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui n'est pas celui du siècle précédent; les livres sont les fruits des moeurs.
_À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d'homélies comme sous une pluie d'été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie __de petits champignons d'une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l'histoire naturelle._
Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n'y voyaient pas aussi loin que leur nez.
Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, — ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant d'un air capable, ils se rengorgeaient et disaient:
—_ À quoi sert ce livre? Comment peut-on l'appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre? Quoi! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l'humanité, et de suivre, à travers les événements de l'histoire, les phases de l'idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l'avenir? Comment peut-on s'occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts? — Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme? c'est bien de cela qu'il s'agit (pauvres renards, ils sont trop verts)! — La société soufre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez: personne ne veut s'abonner aux journaux utiles). C'est au poète à chercher la cause de ce __malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de coeur et d'âme avec l'humanité (des poètes philanthropes! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poète, nous l'attendons, nous l'appelons de tous nos voeux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée…_
À la bonne heure; mais, comme nous souhaitons que notre lecteur se tienne éveillé jusqu'à la fin de cette bienheureuse Préface, nous ne continuerons pas cette imitation très fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, est passablement soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, le laudanum et les discours d'académie.
_Préface __Non, imbéciles, non, crétins et goitreux …_
Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine; — un roman n'est pas une paire de bottes sans couture; un sonnet, une seringue à jet continu; un drame n'est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l'humanité dans la voie du progrès.
De par les boyaux de tous les papes passés, présents et futurs, non et deux cent mille fois non.
On ne se fait pas un bonnet de coton d'une métonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle; on ne se peut servir d'une antithèse pour parapluie; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. J'ai la conviction intime qu'une ode est un vêtement trop léger pour l'hiver, et qu'on ne serait pas mieux habillé avec la strophe, l'antistrophe et l'épode que cette femme du cynique qui se contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à ce que raconte l'histoire.
Cependant le célèbre M. de La Calprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelle étoffe c'était, il répondit: Du Silvandre. — _Silvandre _était une pièce qu'il venait de faire représenter avec succès.
De pareils raisonnements font hausser les épaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc de Glocester.
Des gens qui ont la prétention d'être des économistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble, avancent sérieusement de semblables billevesées.
Un roman a deux utilités: — l'une matérielle, l'autre spirituelle, si l'on peut se servir d'une pareille expression à l'endroit d'un roman. — L'utilité matérielle, ce sont d'abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l'auteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent ne l'emportent; pour le libraire, c'est un beau cheval de race qui piaffe et saute avec son cabriolet d'ébène et d'acier, comme dit Figaro; pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beau site; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois de campêche pour se mettre hebdomadairement le gosier en couleur; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous très prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. — L'utilité spirituelle est que, pendant qu'on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles autres drogues indigestes et abrutissantes.
Qu'on dise après cela que les romans ne contribuent pas à la civilisation. — Je ne parlerai pas des débitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes de terre frites, qui ont un intérêt très grand dans cette branche de littérature, le papier qu'elle emploie étant, en général, de qualité supérieure à celui des journaux.
En vérité, il y a de quoi rire d'un pied en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires républicains ou saint- simoniens. — Je voudrais bien savoir d'abord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leur sert de schibroleth et de terme sacramentel. — Utilité: quel est ce mot, et à quoi s'applique-t-il?
Il y a deux sortes d'utilité, et le sens de ce vocable n'est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l'un ne l'est pas pour l'autre. Vous êtes savetier, je suis poète. — Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. — Un dictionnaire de rimes m'est d'une grande utilité; vous n'en avez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il est juste de dire qu'un tranchet ne me servirait pas à grand-chose pour faire une ode. — Après cela, vous objecterez qu'un savetier est bien au- dessus d'un poète, et que l'on se passe mieux de l'un que de l'autre. Sans prétendre rabaisser l'illustre profession de savetier, que j'honore à l'égal de la profession de monarque constitutionnel, j'avouerai humblement que j'aimerais mieux avoir mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j'use moins de chaussures qu'un républicain vertueux qui ne fait que courir d'un ministère à l'autre pour se faire jeter quelque place.
Je sais qu'il y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de l'âme. À ceux-là, je n'ai rien à leur dire. Ils méritent d'être économistes dans ce monde, et aussi dans l'autre.
Y a-t-il quelque chose d'absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes? D'abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce n'est à ne pas nous abonner au _Constitutionnel _ni à aucune espèce de journal quelconque.
Ensuite, l'utilité de notre existence admise _a priori, _quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c'est tout ce qu'il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L'homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n'a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n'en faut pas plus pour le loger et empêcher qu'il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le détendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé.
Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu'on peut vivre avec 25 sous par jour; mais s'empêcher de mourir, ce n'est pas vivre; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la- Chaise.
Rien de ce qui est beau n'est indispensable à la vie. — On supprimerait les fleurs, le monde n'en souffrirait pas matériellement; qui voudrait cependant qu'il n'y eût plus de fleurs? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu'aux roses, et je crois qu'il n'y a qu'un utilitaire au monde capable d'arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.
À quoi sert la beauté des femmes? Pourvu qu'une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.
À quoi bon la musique? à quoi bon la peinture? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l'inventeur de la moutarde blanche?
Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines.
Moi, n'en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, — et j'aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu'ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j'estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très joyeusement à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue: — la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s'il me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues l'étaient plus, et d'autres choses moins. Quoique je ne sois pas un dilettante, j'aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. — L'occupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. J'estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin d'être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drolatique.
Au lieu de faire un prix Montyon pour la récompense de la vertu, j'aimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que l'on a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir; car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l'a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums!a lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras; lui qui n'a pas dit à ses anges: Ayez de la vertu, mais: Ayez de l'amour, et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer l'âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur l'épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, n'a accordé qu'à nous seuls ce triple et glorieux privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire l'amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que l'usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.
Mon Dieu! que c'est une sotte chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebat les oreilles! On dirait en vérité que l'homme est une machine susceptible d'améliorations, et qu'un rouage mieux engrené, un contrepoids plus convenablement placé peuvent faire fonctionner d'une manière plus commode et plus facile. Quand on sera parvenu à donner un estomac double à l'homme, de façon à ce qu'il puisse ruminer comme un boeuf, des yeux de l'autre côté de la tête, afin qu'il puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la langue par-derrière, et contempler son _indignité _dans une position moins gênante que celle de la Vénus Callipyge d'Athènes, à lui planter des ailes sur les omoplates afin qu'il ne soit pas obligé de payer six sous pour aller en omnibus; quand on lui aura créé un nouvel organe, à la bonne heure: le mot _perfectibilité _commencera à signifier quelque chose. Depuis tous ces beaux perfectionnements, qu'a-t-on fait qu'on ne fît aussi bien et mieux avant le déluge?
Est-on parvenu à boire plus qu'on ne buvait au temps de l'ignorance et de la barbarie (vieux style)? Alexandre, l'équivoque ami du bel Ephestion, ne buvait pas trop mal quoiqu'il n'y eût pas de son temps de _Journal des Connaissances utiles, _et je ne sais pas quel utilitaire serait capable de tarir, sans devenir oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ou qu'un hippopotame, la grande coupe qu'il appelait la tasse d'Hercule. Le maréchal de Bassompierre, qui vida sa grande batte à entonnoir à la santé des treize cantons, me paraît singulièrement estimable dans son genre et très difficile à perfectionner.
Quel économiste nous élargira l'estomac de manière à contenir autant de beefsteaks que feu Milon le Crotoniate qui mangeait un boeuf? La carte du Café Anglais, de Véfour, ou de telle autre célébrité culinaire que vous voudrez, me paraît bien maigre et bien oecuménique, comparée à la carte du dîner de Trimalcion. — À quelle table sert-on maintenant une truie et ses douze marcassins dans un seul plat? Qui a mangé des murènes et des lamproies engraissées avec de l'homme? Croyez-vous en vérité que Brillat- Savarin ait perfectionné Apicius? — Est-ce chez Chevet que le gros tripier de Vitellius trouverait à remplir son fameux bouclier de Minerve de cervelles de faisans et de paons, de langues de phénicoptères et de foies de scarrus? — Vos huîtres du Rocher de Cancale sent vraiment quelque chose de bien recherché à côté des huîtres de Lucrin, à qui l'on avait fait une mer tout exprès. — Les petites maisons dans les faubourgs des marquis de la Régence sont de misérables vide-bouteilles, si on les compare aux villas des patriciens romains, à Baïes, à Caprée et à Tibur. Les magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux lui bâtissaient des monuments éternels pour des plaisirs d'un jour ne devraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le génie antique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le mot perfectibilité?
A-t-on inventé un seul péché capital de plus? Il n'y en a malheureusement que sept comme devant, le nombre de chutes du juste pour un jour, ce qui est bien médiocre. — Je ne pense même pas qu'après un siège de progrès, au train dont nous y allons, aucun amoureux soit capable de renouveler le treizième travail d'Hercule. — Peut-on être agréable une seule fois de plus à sa divinité qu'au temps de Salomon? Beaucoup de savants très illustres et de dames très respectables soutiennent l'opinion tout à fait contraire, et prétendent que l'amabilité va décroissant. Eh bien! alors, que nous parlez-vous de progrès? — Je sais bien que vous me direz que l'on a une chambre haute et une chambre basse, qu'on espère que bientôt tout le monde sera électeur, et le nombre des représentants doublé ou triplé. Est-ce que vous trouvez qu'il ne se commet pas assez de fautes de français comme cela à la tribune nationale, et qu'ils ne sont pas assez pour la méchante besogne qu'ils ont à brasser? Je ne comprends guère l'utilité qu'il y a de parquer deux ou trois cents provinciaux dans une baraque de bois, avec un plafond peint par M. Fragonard, pour leur faire tripoter et gâcher je ne sais combien de petites lois absurdes ou atroces. — Qu'importe que ce soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne! — C'est toujours un bâton, et je m'étonne que des hommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin qui leur doit chatouiller l'épaule, tandis qu'il serait beaucoup plus progressif et moins dispendieux de le casser et d'en jeter les morceaux à tous les diables.
Le seul de vous qui ait le sens commun, c'est un fou, un grand génie, un imbécile, un divin poète bien au-dessus de Lamartine, de Hugo et de Byron; c'est Charles Fourier le phalanstérien qui est à lui seul tout cela: lui seul a eu de la logique, et a l'audace de pousser ses conséquences jusqu'au bout. — Il affirme, sans hésiter, que les hommes ne tarderaient pas à avoir une queue de quinze pieds de long avec un oeil au bout; ce qui, assurément, est un progrès, et permet de faire mille belles choses qu'on ne pouvait faire auparavant, telles que d'assommer les éléphants sans coup férir, de se balancer aux arbres sans escarpolettes, aussi commodément que le macaque le mieux conditionné, de se passer de parapluie ou d'ombrelle, en déployant la queue par-dessus sa tête en guise de panache, comme font les écureuils qui se privent de riflards très agréablement, et autres prérogatives qu'il serait trop long d'énumérer. Plusieurs phalanstériens prétendent même qu'ils en ont déjà une petite qui ne demande qu'à devenir plus grande, pour peu que Dieu leur prête vie.
Charles Fourier a inventé autant d'espèces d'animaux que Georges Cuvier, le grand naturaliste. Il a inventé des chevaux qui seront trois fois gros comme des éléphants, des chiens grands comme des tigres, des poissons capables de rassasier plus de monde que les trois poissons de Jésus-Christ que les incrédules voltairiens pensent être des poissons d'avril, et moi une magnifique parabole. Il a bâti des villes auprès de qui Rome, Babylone et Tyr ne sont que des taupinières; il a entassé des Babels l'une sur l'autre, et fait monter dans les rifles des spirales plus infinies que celles de toutes les gravures de John Martinn; il a imaginé je ne sais combien d'ordres d'architecture et de nouveaux assaisonnements; il a fait un projet de théâtre qui paraîtrait grandiose même à des Romains de l'empire, et dressé un menu de dîner que Lucius ou Nomentanus eussent peut-être trouvé suffisant pour un dîner d'amis; il promet de créer des plaisirs nouveaux, et de développer les organes et les sens; il doit rendre les femmes plus belles et plus voluptueuses, les hommes plus robustes et plus vigoureux; il vous garantit des enfants, et se propose de réduire le nombre des habitants du monde de façon que chacun y soit à son aise; ce qui est plus raisonnable que de pousser les prolétaires à en faire d'autres, sauf à les canonner ensuite dans les rues quand ils pullulent trop, et à leur envoyer des boulets au lieu de pain.
Le progrès est possible de cette façon seulement. — Tout le reste est une dérision amère, une pantalonnade sans esprit, qui n'est pas même bonne à duper des gobe-mouches idiots.
Le phalanstère est vraiment un progrès sur l'abbaye de Thélème, et relègue définitivement le paradis terrestre au nombre des choses tout à fait surannées et perruques. Les Mille et une Nuits et les Contes de madame d'Aulnay peuvent seuls lutter avantageusement avec le phalanstère. Quelle fécondité! quelle invention! Il y a là de quoi défrayer de merveilleux trois mille charretées de poèmes romantiques ou classiques; et nos versificateurs, académiciens ou non, sont de bien piètres trouveurs, si on les compare à M. Charles Fourier, l'inventeur des attractions passionnées. — Cette idée de se servir de mouvements que l'on a jusqu'ici cherché à réprimer est très assurément une haute et puissante idée.
Ah! vous dites que nous sommes en progrès! — Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule à Montmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeau de lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à Pompéi et à Herculanum, et que, dans quelque mille ans, les antiquaires de ce temps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre de la ville morte, dites quel monument serait resté debout pour témoigner de la splendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la gothique? — On aurait vraiment une belle idée de nos arts en déblayant les Tuileries retouchées par M. Fontaine! Les statues du pont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les musées d'alors! Et, n'étaient les tableaux des anciennes écoles et les statues de l'antiquité ou de la Renaissance entassés dans la galerie du Louvre, ce long boyau informe; n'était le plafond d'Ingres, qui empêcherait de croire que Paris ne fût qu'un campement de Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, ce qu'on retirerait des fouilles serait quelque chose de bien curieux. — Des briquets de gardes nationaux et des casques de sapeurs pompiers, des écus frappés d'un coin informe, voilà ce qu'on trouverait au lieu de ces belles armes, si curieusement ciselées, que le moyen âge laisse au fond de ses tours et de ses tombeaux en ruine, de ces médailles qui remplissent les vases étrusques et pavent les fondements de toutes les constructions romaines. Quant à nos misérables meubles de bois plaqué, à tous ces pauvres coffres si nus, si laids, si mesquins que l'on appelle commodes ou secrétaires, tous ces ustensiles informes et fragiles, j'espère que le temps en aurait assez pitié pour en détruire jusqu'au moindre vestige.
Une belle fois cette fantaisie nous a pris de faire un monument grandiose et magnifique. Nous avons d'abord été obligés d'en emprunter le plan aux vieux Romains; et, avant même d'être achevé, notre Panthéon a fléchi sur ses jambes comme un enfant rachitique, et a titubé comme un invalide ivre-mort, si bien qu'il nous a fallu lui mettre des béquilles de pierre, sans quoi il serait chu piteusement tout de son long, devant tout le monde, et aurait apprêté aux nations à rire pour plus de cent ans. — Nous avons voulu planter un obélisque sur une de nos places; il nous fallut l'aller filouter à Luxor, et nous avons été deux ans à l'amener chez nous. La vieille Égypte bordait ses routes d'obélisques, comme nous les nôtres de peupliers; elle en portait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte ses bottes d'asperges, et taillait un monolithe dans les flancs de ses montagnes de granit plus facilement que nous un cure-dents ou un cure-oreilles. Il y a quelques siècles, on avait Raphaël, on avait Michel-Ange; maintenant l'on a M. Paul Delaroche, le tout parce que l'on est en progrès. — Vous vantez votre Opéra; dix Opéras comme les vôtres danseraient la sarabande dans un cirque romain. M. Martin lui-même avec son tigre apprivoisé et son pauvre lion goutteux et endormi comme un abonné de la _Gazette, _est quelque chose de bien misérable à côté d'un gladiateur de l'antiquité. Vos représentations à bénéfice qui durent jusqu'à deux heures du matin, qu'est-ce que cela quand on pense à ces jeux qui duraient cent jours, à ces représentations où de véritables vaisseaux se battaient véritablement dans une véritable mer; où des milliers d'hommes se taillaient consciencieusement en pièces; — pâlis, Ô héroïque Franconi! — où, la mer retirée, le désert arrivait avec ses tigres et ses lions rugissants, terribles comparses qui ne servaient qu'une fois, où le premier rôle était rempli par quelque robuste athlète Dace ou Pannonien que l'on eût été bien souvent embarrassé de faire revenir à la fin de la pièce, dont l'amoureuse était quelque belle et friande lionne de Numidie à jeun depuis trois jours? — L'éléphant funambule ne vous parait-il pas supérieur à mademoiselle George? Croyez-vous que mademoiselle Taglioni danse mieux qu'Arbuscula, et Perrot mieux que Bathylle? Je suis persuadé que Roscins eût rendu des points à Bocage, tout excellent qu'il soit. — Galéria Coppiola remplit un rôle d'ingénue à cent ans passés. Il est juste de dire que la plus vieille de nos jeunes premières n'a guère plus de soixante ans, et que mademoiselle Mars n'est pas même en progrès de ce côté-là: ils avaient trois ou quatre mille dieux auxquels ils croyaient, et nous n'en avons qu'un auquel nous ne croyons guère; c'est progresser d'une étrange sorte. — Jupiter n'est-il pas plus fort que Don Juan, et un bien autre séducteur? En vérité, je ne sais ce que nous avons inventé ou seulement perfectionné.
Après les journalistes progressifs, et comme pour leur servir d'antithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamais sortis de leur quartier et n'ont encore couché qu'avec leur femme de ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout les excède, tout les assomme; ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent d'avance ce que vous allez leur dire; ils ont vu, senti, éprouvé, entendu tout ce qu'il est possible de voir, de sentir, d'éprouver et d'entendre; le coeur humain n'a pas de recoin si inconnu qu'ils n'y aient porté la lanterne. Ils vous disent avec un aplomb merveilleux: Le coeur humain n'est pas comme cela; les femmes ne sont pas faites ainsi; ce caractère est faux; — ou bien: — Eh quoi! toujours des amours ou des haines! toujours des hommes et des femmes! Ne peut-on nous parler d'autre chose? Mais l'homme est usé jusqu'à la corde, et la femme encore plus, depuis que M. de Balzac s'en mêle.
Qui nous délivrera des hommes et des femmes?
— Vous croyez, monsieur, que votre fable est neuve? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf: rien au monde n'est plus commun; j'ai lu cela je ne sais où, quand j'étais en nourrice ou ailleurs; on m'en rebat les oreilles depuis dix ans. — Au reste, apprenez, monsieur, qu'il n'y a rien que je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre idée, fût-elle vierge comme la vierge Marie, je n'affirmerais pas moins l'avoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimauds et aux plus minces cuistres.
Ces journalistes ont été cause de Jocko, du Monstre Vert, des
Lions de Mysore et de mille autres belles inventions.
Ceux-là se plaignent continuellement d'être obligés de lire des livres et de voir des pièces de théâtre. À propos d'un méchant vaudeville, ils vous parlent des amandiers en fleurs, de tilleuls qui embaument, de la brise du printemps, de l'odeur du jeune feuillage; ils se font amants de la nature à la façon du jeune Werther, et cependant n'ont jamais mis le pied hors de Paris, et ne distingueraient pas un chou d'avec une betterave. — Si c'est l'hiver, ils vous diront les agréments du foyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et les pantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil; ils ne manqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle:
Quam juvat immites ventos audire cubantem
moyennant quoi ils se donneront une petite tournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante du monde. Ils se poseront en hommes sur qui l'oeuvre des hommes ne peut plus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids et aussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crient cependant, comme J.-J. Rousseau: Voilà la pervenche! Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels du Gymnase, les oncles d'Amérique, les cousins, les cousines, les vieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent de nous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leurs feuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins — En vérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela; bien au contraire, et nous nous plaisons à reconnaître que l'extinction du vaudeville ou de l'opéra-comique en France (genre national) serait un des plus grands bienfaits du ciel. — Mais je voudrais bien savoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraient s'établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourrait être pis.
D'autres prêchent contre le faux goût et traduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore la marche, il s'est formé un nouveau bataillon de critiques d'une espèce non encore vue.
Leur formule d'appréciation est la plus commode, la plus extensible, la plus malléable, la plus péremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu'un critique ait jamais pu imaginer. Zoïle n'y eût certainement pas perdu.
Jusqu'ici, lorsqu'on avait voulu déprécier un ouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de l'abonné patriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ou perfidement isolées; on avait tronqué des phrases et mutilé des vers, de façon que l'auteur lui- même se fût trouvé le plus ridicule du monde; on lui avait intenté des plagiats imaginaires; on rapprochait des passages de son livre avec des passages d'auteurs anciens ou modernes, qui n'y avaient pas le moindre rapport; on l'accusait, en style de cuisinière, et avec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturer le français de Racine et de Voltaire; on assurait sérieusement que son ouvrage poussait à l'anthropophagie, et que les lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobes dans le courant de la semaine; mais tout cela était pauvre, retardataire, faux toupet et fossile au possible À force d'avoir traîné le long des feuilletons et des articles _Variétés, _l'accusation d'immoralité devenait insuffisante, et tellement hors de service qu'il n'y avait plus guère que _le Constitutionnel, _journal pudique et progressif, comme on sait, qui eût ce désespéré courage de l'employer encore.
L'on a donc inventé la critique d'avenir, la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant et provient d'une belle imagination? La recette est simple, et l'on peut vous la dire — Le livre qui sera beau et qu'on louera est le livre qui n'a pas encore paru. Celui qui paraît est infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe; mais c'est toujours aujourd'hui.
Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en gros caractères:
ICI L'ON RASERA GRATIS DEMAIN.
Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine d'être barbifiés une fois en leur vie sans bourse délier: et le poil en poussait d'aise d'un demi-pied au menton pendant la nuitée qui précédait ce bien heureux jour; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur demandait s'ils avaient de l'argent, et qu'ils se préparassent à cracher au bassin, sinon qu'il les accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche; et il jurait son grand sacredieu qu'il leur trancherait la gorge avec son rasoir, à moins qu'ils ne le payassent, et les pauvres claquedents, tout marmiteux et piteux, d'alléguer la pancarte et la sacro-sainte inscription. — Hé! hé! mes petits bedons! faisait le barbier, vous n'êtes pas grands clercs, et auriez bon besoin de retourner aux écoles! La pancarte dit: Demain. Je ne suis pas si niais et fantastique d'humeur que de raser gratis aujourd'hui; mes confrères diraient que je perds le métier. — Revenez l'autre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous en trouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mézeau, si je ne vous le fais gratis, foi d'honnête barbier.
Les auteurs qui lisent un article prospectif, où l'on daube un ouvrage actuel, se flattent que le livre qu'ils font sera le livre de l'avenir. Ils tâchent de s'accommoder, autant que faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux, progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par là échapper au formidable anathème; mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier: — aujourd'hui n'est pas la veille de demain. Le demain tant promis ne luira jamais sur le monde; car cette formule est trop commode pour qu'on l'abandonne de sitôt. Tout en décriant ce livre dont on est jaloux, et qu'on voudrait anéantir, on se donne les gants de la plus généreuse impartialité. On a l'air de ne pas demander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne le fait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l'on pouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que des ouvrages anciens, qu'on ne lit plus et qui ne gênent personne, aux dépens des livres modernes, dont on s'occupe et qui blessent plus directement les amours-propres.
Nous avons dit, avant de commencer cette revue de messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinze ou seize mille volumes in-folio, mais que nous nous contenterions de quelques lignes; je commence à craindre que ces quelques lignes ne soient des lignes de deux ou trois mille toises de longueur chacune et ne ressemblent à ces grosses brochures épaisses à ne les pouvoir pas trouer d'un trou de canon, et qui portent perfidement pour titre: Un mot sur la révolution, un mot sur ceci ou cela. L'histoire des faits et gestes, des amours multiples de la diva Madeleine de Maupin courrait grand risque d'être éconduite, et on concevra que ce n'est pas trop d'un volume tout entier pour chanter dignement les aventures de cette belle Bradamante. — C'est pourquoi, quelque envie que nous ayons de continuer le blason des illustres Aristarques de l'époque, nous nous contenterons du crayon commencé que nous venons d'en tirer, en y ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie de nos débonnaires confrères en Apollon, qui, aussi stupides que le Cassandre des pantomimes, restent là à recevoir les coups de batte d'Arlequin et les coups de pied au cul de Paillasse, sans bouger non plus que des idoles.
Ils ressemblent à un maître d'armes qui, dans un assaut, croiserait ses bras derrière son dos, et recevrait dans sa poitrine découverte toutes les bottes de son adversaire, sans essayer une seule parade.
C'est comme un plaidoyer où le procureur du roi aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique ne serait pas permise.
Le critique avance ceci et cela. Il tranche du grand et taille en plein drap. Absurde, détestable, monstrueux: cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne un drame, le critique le va voir; il se trouve qu'il ne répond en rien au drame qu'il avait forgé dans sa tête sur le titre; alors, dans son feuilleton, il substitue son drame à lui au drame de l'auteur. Il fait de grandes tartines d'érudition; il se débarrasse de toute la science qu'il a été se faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc à More des gens chez qui il devrait aller à l'école, et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que lui.
Les auteurs endurent cela avec une magnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable. Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton si tranchant, à la parole si brève que l'on croirait les vrais fils des dieux? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au collège, et à qui évidemment leurs études ont moins profité qu'à nous, puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autres comme de véritables stryges stymphalides.
Ne serait-ce pas quelque chose à faire que la critique des critiques? car ces grands dégoûtés, qui font tant les superbes et les difficiles, sont loin d'avoir l'infaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi remplir un journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévues historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d'idées, leur manque d'intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme et M. Delaroche pour un peintre fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que de souligner les passages au crayon et de les reproduire textuellement; car on ne reçoit pas avec le brevet de critique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas de reprocher aux autres des fautes de langage ou de goût pour n'en point faire soi-même; nos critiques le prouvent tous les jours. — Que si Chateaubriand, Lamartine et d'autres gens comme cela faisaient de la critique, je comprendrais qu'on se mît à genoux et qu'on adorât; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou telle autre lettre de l'alphabet entre A et W, fassent les petits Quintiliens et vous gourmandent au nom de la morale et de la belle littérature, c'est ce qui me révolte toujours et me fait entrer en des fureurs nonpareilles. Je voudrais qu'on fît une ordonnance de police qui défendît à certains noms de se heurter à certains autres. Il est vrai qu'un chien peut regarder un évêque, et que Saint-Pierre de Rome, tout géant qu'il soit, ne peut empêcher que ces Transtévérins ne le salissent par en bas d'une étrange sorte; mais je n'en crois pas moins qu'il serait fou d'écrire au long de certaines réputations monumentales:
DEFENSE DE DEPOSER DES ORDURES ICI.
Charles X avait seul bien compris la question. En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons qui s'interposent entre les artistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels assourdissent l'inspiration, et jettent une telle méfiance dans les coeurs et dans les esprits que l'on n'ose se fier ni à un poète, ni à un gouvernement; ce qui fait que la royauté et la poésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaise encre et de mauvais style. Il n'y avait point de critique d'art sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Piombo, Michel- Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini; et cependant je pense que, pour des gens qui n'avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot _art _ni le mot _artistique, _ils avaient assez de talent comme cela, et ne s'acquittaient point trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu'il n'y ait de vrais savants et de vrais artistes; c'est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme le livre a tué l'architecture, comme l'artillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout; ils font qu'on n'a rien en propre, et qu'on ne peut posséder un livre à soi seul; ils vous ôtent la surprise du théâtre, et vous apprennent d'avance tous les dénouements; ils vous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et de médire, de faire une nouvelle ou d'en colporter une vraie pendant huit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent, malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contre des choses que nous aimerions; ils font que les marchands de briquets phosphoriques, pour peu qu'ils aient de la mémoire, déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciens de province; ils font que, toute la journée, nous entendons, à la place d'idées naïves ou d'âneries individuelles, des lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d'un côté et brûlées de l'autre, et qu'on nous rassasie impitoyablement de nouvelles meules de trois ou quatre heures, et que les enfants à la mamelle savent déjà; ils nous émoussent le goût, et nous rendent pareils à ces buveurs d'eau-de- vie poivrée, à ces avaleurs de limes et de râpes qui ne trouvent plus aucune saveur aux vins les plus généreux et n'en peuvent saisir le bouquet fleuri et parfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes, supprimait tous les journaux littéraires et politiques je lui en saurais un gré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambe échevelé en vers libres et à rimes croisées; signé: votre très humble et très fidèle sujet etc. Que l'on ne s'imagine pas que l'on ne s'occuperait plus de littérature; au temps où il n'y avait pas de journaux, un quatrain occupait tout Paris huit jours et une première représentation six mois.
Il est vrai que l'on perdrait à cela les annonces et les éloges à trente sous la ligne, et la notoriété serait moins prompte et moins foudroyante. Mais j'ai imaginé un moyen très ingénieux de remplacer les annonces Si d'ici à la mise en vente de ce glorieux roman, mon gracieux monarque a supprimé les journaux, je m'en servirai très assurément, et je m'en promets monts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingt-quatre crieurs à cheval, aux livrées de l'éditeur, avec son adresse sur le dos et sur la poitrine, portant en main une bannière où serait brodé des deux côtés le titre du roman, précédés chacun d'un tambourineur et d'un timbalier, parcourront la ville, et, s'arrêtant aux places et aux carrefours, crieront à haute et intelligible voix:
C'est aujourd'hui et non hier ou demain que l'on met en vente l'admirable, l'inimitable, le divin et plus que divin roman du très célèbre Théophile Gautier, _Mademoiselle de Maupin, _que l'Europe et même les autres parties du monde et la Polynésie attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il s'en vend cinq cents à la minute, et les éditions se succèdent de demi-heure en demi-heure; on est déjà à la dix-neuvième. Un piquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient la foule et prévient tous les désordres. — Certes, cela vaudrait bien une annonce de trois lignes dans les _Débats _et le _Courrier français, _entre les ceintures élastiques, les cols en crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la pâte de Regnault et les recettes contre le mal de dents.
Mai 1834.
Chapitre 1
Tu te plains, mon cher ami, de la rareté de mes lettres. — Que veux-tu que je t'écrive, sinon que je me porte bien et que j'ai toujours la même affection pour toi? — Ce sont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si naturelles à l'âge que j'ai et avec les belles qualités qu'on te voit, qu'il y a presque du ridicule à faire parcourir cent lieues à une misérable feuille de papier pour ne rien dire de plus. — J'ai beau chercher, je n'ai rien qui vaille la peine d'être rapporté; — ma vie est la plus unie du monde, et rien n'en vient couper la monotonie. Aujourd'hui amène demain comme hier avait amené aujourd'hui; et, sans avoir la fatuité d'être prophète, je puis prédire hardiment le matin ce qui m'arrivera le soir.
Voici la disposition de ma journée: — je me lève, cela va sans dire, et c'est le commencement de toute journée; je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre, je dîne, fais quelques visites ou m'occupe de quelque lecture: puis je me couche précisément comme j'avais fait la veille; je m'endors, et mon imagination, n'étant pas excitée par des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés et rebattus, aussi monotones que ma vie réelle: cela n'est pas fort récréatif, comme tu vois. Cependant je m'accommode mieux de cette existence que je n'aurais fait il y a six mois. — Je m'ennuie, il est vrai, mais d'une manière tranquille et résignée, qui ne manque pas d'une certaine douceur que je comparerais assez volontiers à ces jours d'automne pâles et tièdes auxquels on trouve un charme secret après les ardeurs excessives de l'été.
Cette existence-là, quoique je l'aie acceptée en apparence, n'est guère faite pour moi cependant, ou du moins elle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je me crois propre. — Peut-être me trompé-je, et ne suis-je fait effectivement que pour ce genre de vie; mais j'ai peine à le croire, car, si c'était ma vraie destinée, je m'y serais plus aisément emboîté, et je n'aurais pas été meurtri par ses angles à tant d'endroits et si douloureusement.
Tu sais comme les aventures étranges ont un attrait tout-puissant sur moi, comme j'adore tout ce qui est singulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévore les romans et les histoires de voyages; il n'y a peut-être pas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que la mienne: eh bien, je ne sais par quelle fatalité cela s'arrange, je n'ai jamais eu une aventure, je n'ai jamais fait un voyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où je suis; je touche mon horizon de tous les côtés; je me coudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc de sable, du lierre autour de l'arbre, du grillon dans la cheminée. — En vérité, je suis étonné que mes pieds n'aient pas encore pris racine.
On peint l'Amour avec un bandeau sur les yeux; c'est le Destin qu'on devrait peindre ainsi.
J'ai pour valet une espèce de manant assez lourd et assez stupide, qui a autant couru que le vent de bise, qui a été au diable, je ne sais où, qui a vu de ses yeux tout ce dont je me forme de si belles idées et s'en soucie comme d'un verre d'eau; il s'est trouvé dans les situations les plus bizarres; il a eu les plus étonnantes aventures qu'on puisse avoir. Je le fais parler quelquefois, et j'enrage en pensant que toutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui n'est capable ni de sentiment ni de réflexion, et qui n'est bon qu'à faire ce qu'il fait, c'est-à-dire à battre des habits et à décrotter des bottes.
Il est évident que la vie de ce maraud devait être la mienne. — Pour lui, il me trouve fort heureux et entre en de grands étonnements de me voir triste comme je suis.
Tout cela n'est pas fort intéressant, mon pauvre ami, et ne vaut guère la peine d'être écrit, n'est-ce pas? Mais, puisque tu veux absolument que je t'écrive, il faut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, et que je te fasse l'histoire de mes idées, à défaut d'événements et d'actions. — Il n'y aura peut- être pas grand ordre ni grande nouveauté dans ce que j'aurai à te dire; mais il ne faudra t'en prendre qu'à toi. Tu l'auras voulu.
Tu es mon ami d'enfance, j'ai été élevé avec toi; notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommes accoutumés à échanger nos plus intimes pensées. Je puis donc te conter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent ma cervelle inoccupée; je n'ajouterai pas un mot, je ne retrancherai pas un mot, je n'ai pas d'amour-propre avec toi. Aussi je serai exactement vrai, — même dans les choses petites et honteuses; ce n'est pas devant toi, à coup sûr, que je me draperai.
Sous ce linceul d'ennui nonchalant et affaissé dont je t'ai parlé tout à l'heure remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je n'ai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie. — J'ai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations. Rien n'est fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces élans sans but. — Ces jours-là, quoique je n'aie rien à faire non plus que les autres, je me lève de très grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je n'aurai jamais le temps qu'il faut; je m'habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. — Quelqu'un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous d'amour ou chercher de l'argent. — Point du tout. — Je ne sais pas seulement où j'irai; mais il faut que j'aille, et je croirais mon salut compromis si je restais. — Il me semble que l'on m'appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se décider.
Je descends, l'air effaré et surpris, les habits en désordre, les cheveux mal peignés; les gens se retournent et rient à ma rencontre, et pensent que c'est un jeune débauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique je n'aie pas bu, et j'ai d'un ivrogne jusqu'à la démarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je n'ai pas dans d'autres moments. — Puis il m'est démontré tout d'un coup que je me trompe, que ce n'est pas là assurément, qu'il faut aller plus loin, à l'autre bout de la ville, que sais-je? Et je prends ma course comme si diable m'emportait. — Je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas une once. — Je dois en vérité avoir l'air singulier avec ma mine affairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulés que je pousse. — Quand j'y songe de sang-froid, je me ris au nez à moi-même de tout mon coeur, ce qui ne m'empêche pas, je te prie de le croire, de recommencer à la prochaine occasion.
Si l'on me demandait pourquoi je cours amas, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n'ai pas de hâte d'arriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pas d'être en retard, puisque je n'ai pas d'heure. — Personne ne m'attend, - - et je n'ai aucune raison de me presser ici.
Est-ce une occasion d'aimer, une aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vie et que je cherche sans m'en rendre compte, et poussé par un instinct confus? est-ce mon existence qui se veut compléter? est-ce l'envie de sortir de chez moi et de moi-même, l'ennui de ma situation et le désir d'une autre? C'est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. — Toujours est-il que c'est un état fort déplaisant, une irritation fébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie.
Souvent j'ai cette idée que, si j'étais parti une heure plus tôt, ou si j'avais doublé le pas, je serais arrivé à temps; que, pendant que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par l'autre, et qu'il a suffi d'un embarras de voitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. — Tu ne peux t'imaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout cela n'aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu'aucune perspective ne s'ouvre devant moi; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans mon coeur, et se dévorent entre elles faute d'autre aliment, comme les bêtes d'une ménagerie auxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgré les désappointements étouffés et souterrains de tous les jours, il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. Je n'ai pas d'espérance, car, pour espérer, il faut un désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent d'une manière plutôt que d'une autre. Je ne désire rien, car je désire tout. Je n'espère pas, ou plutôt je n'espère plus; — cela est trop niais, — et il m'est profondément égal qu'une chose soit ou ne soit pas. — J'attends, — quoi? Je ne sais, mais j'attends.
C'est une attente frémissante, pleine d'impatience coupée de soubresauts et de mouvements nerveux comme doit l'être celle d'un amant qui attend sa maîtresse. — Rien ne vient; — j'entre en furie ou me mets à pleurer. — J'attends que le ciel s'ouvre et qu'il en descende un ange qui me fasse une révélation qu'une révolution éclate et qu'on me donne un trône qu'une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je n'ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d'or, qu'un hippogriffe me prenne et m'emporte dans des régions inconnues. — Mais quoi que j'attende, ce n'est à coup sûr rien d'ordinaire et de médiocre.
Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez moi, je ne manque jamais à dire: — Il n'est venu personne? Il n'y a pas de lettre pour moi? rien de nouveau? — Je sais parfaitement qu'il n'y a rien qu'il ne peut rien y avoir. C'est égal; je suis toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la réponse habituelle: — Non, monsieur, — absolument rien.
Quelquefois, — cependant cela est rare, — l'idée se précise davantage. — Ce sera quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serai rencontré au théâtre ou à l'église et qui n'aura pas pris garde à moi le moins du monde. — Je parcours toute la maison, et jusqu'à ce que j'aie ouvert la porte de la dernière chambre, j'ose à peine le dire, tant cela est fou, j'espère qu'elle est venue et qu'elle est là. - - Ce n'est pas fatuité de ma part. — Je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ce que d'autres personnes m'ont dit que je croyais très indifférentes à mon égard, et n'avoir jamais rien pensé de particulier sur mon propos. — Cela vient d'autre part.
Quand je ne suis pas hébété par l'ennui et le découragement, mon âme se réveille et reprend toute son ancienne vigueur.
J'espère, j'aime, je désire, et mes désirs sont tellement violents que je m'imagine qu'ils feront tout venir à eux comme un aimant doué d'une grande puissance attire à lui les parcelles de fer, encore qu'elles en soient fort éloignées. — C'est pourquoi j'attends les choses que je souhaite, au lieu d'aller à elles, et je néglige assez souvent les facilités qui s'ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. — Un autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la divinité de son coeur, ou chercherait l'occasion de s'en rapprocher. — Moi, je demande au messager la réponse à une lettre que je n'ai pas écrite, et passe mon temps à bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me faire voir à celle que j'aime sous le jour le plus inattendu et le plus favorable. — On ferait un livre plus gros et plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous les stratagèmes que j'imagine pour m'introduire auprès d'elle et lui découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de mes amis: — Présentez-moi chez madame une telle, — et d'un compliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.
À entendre tout cela, on me croirait propre à mettre aux Petites- Maisons; je suis cependant assez raisonnable garçon, et je n'ai pas mis beaucoup de folles en action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces idées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond de moi; du dehors on ne voit rien, et j'ai la réputation d'un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et indifférent aux choses de son âge; ce qui est aussi loin de la vérité que le sont habituellement les jugements du monde.
Cependant, malgré toutes les choses qui m'ont rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés et, par le peu de joie que leur accomplissement m'a causé, j'en suis venu à craindre l'accomplissement des autres. Tu te souviens de l'ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval à moi; ma mère m'en a donné un tout dernièrement; il est noir d'ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quand on me l'a amené, cela m'a fait un tel saisissement que je suis resté un grand quart d'heure tout pâle, sans me pouvoir remettre; puis j'ai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au grand galop, et j'ai couru plus d'une heure devant moi à travers champs dans un ravissement difficile à concevoir: j'en ai fait tous les jours autant pendant plus d'une semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne l'ai pas fait crever ou rendu tout au moins poussif. — Peu à peu toute cette grande ardeur s'est apaisée. J'ai mis mon cheval au trot, puis au pas, puis j'en suis venu à le monter si nonchalamment que souvent il s'arrête et que je ne m'en aperçois pas le plaisir s'est tourné en habitude beaucoup plus promptement que je ne l'aurais cru. — Quant à Ferragus, c'est ainsi que je l'ai nommé, c'est bien la plus charmante bête que l'on puisse voir. Il a des barbes aux pieds comme du duvet d'aigle; il est vif comme une chèvre et doux comme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessus quand tu viendras ici; et quoique ma fureur d'équitation soit bien tombée, je l'aime toujours beaucoup, car il a un très estimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement à beaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennit joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeux intelligents il me regarde! J'avoue que je suis touché de ces témoignages d'affection, que je lui prends le cou et que je l'embrasse aussi tendrement, ma foi, que si c'était une belle fille.
J'avais aussi un autre désir, plus vif, plus ardent, plus perpétuellement éveillé, plus chèrement caressé, et auquel j'avais bâti dans mon âme un ravissant château de cartes, un palais de chimères, détruit bien souvent et relevé avec une constance désespérée — c'était d'avoir une maîtresse, — une maîtresse tout à fait à moi, — comme le cheval. — Je ne sais pas si la réalisation de ce rêve m'aurait aussi promptement trouvé froid que la réalisation de l'autre; — j'en doute. Mais peut-être ai-je tort, et en serai-je aussi vite lassé. — Par une disposition spéciale, je désire si frénétiquement ce que je désire, sans toutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard, ou autrement, j'arrive à l'objet de mon voeu, j'ai une courbature morale si forte et suis tellement harassé, qu'il me prend des défaillances et que je n'ai plus assez de vigueur pour en jouir: aussi des choses qui me viennent sans que je les aie souhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que celles que j'ai le plus ardemment convoitées.
J'ai vingt-deux ans; je ne suis pas vierge. — Hélas! on ne l'est plus à cet âge-là, maintenant, ni de corps, — ni de coeur, — ce qui est bien pis. — Outre celles qui font plaisir aux gens pour la somme et qui ne doivent pas plus compter qu'un rêve lascif, j'ai bien eu par-ci par-là, dans quelque coin obscur, quelques femmes honnêtes ou à peu près, ni belles ni laides, ni jeunes ni vieilles, comme il s'en offre aux jeunes gens qui n'ont point d'affaire réglée, et dont le coeur est dans le désoeuvrement. — Avec un peu de bonne volonté et une assez forte dose d'illusions romanesques, on appelle cela une maîtresse, si l'on veut. — Quant à moi, ce m'est une chose impossible, et l'en aurais mille de cette espèce que je n'en croirais pas moins mon désir aussi inaccompli que jamais.
Je n'ai donc pas encore eu de maîtresse, et tout mon désir est d'en avoir une. — C'est une idée qui me tracasse singulièrement; ce n'est pas effervescence de tempérament, bouillon du sang, premier épanouissement de puberté. Ce n'est pas la femme que je veux, c'est une femme, une maîtresse; je la veux, je l'aurai, et d'ici à peu; si je ne réussissais pas, je t'avoue que je ne me relèverais pas de là, et que j'en garderais devant moi-même une timidité intérieure, un découragement sourd qui influerait gravement sur le reste de ma vie. — Je me croirais manqué sous de certains rapports, inharmonique ou dépareillé, — contrefait d'esprit ou de coeur; car enfin ce que je demande est juste, et la nature le doit à tout homme. Tant que je ne serai pas parvenu à mon but, je ne me regarderai moi-même que comme un enfant, et je n'aurai pas en moi la confiance que j'y dois avoir. — Une maîtresse pour moi, c'est la robe virile pour un jeune Romain.
Je vois tant d'hommes, ignobles sous tous les rapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine dignes d'être les laquais que la rougeur m'en monte au front pour elles — et pour moi. — Cela me fait prendre une pitoyable opinion des femmes de les voir s'enticher de tels goujats qui les méprisent et les trompent, plutôt que de se donner à quelque jeune homme loyal et sincère qui s'estimerait fort heureux, et les adorerait à genoux; à moi, par exemple. Il est vrai que ces espèces encombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et sont toujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi je reste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à regarder fumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevant silencieusement dans mon coeur le sanctuaire parfumé, le temple merveilleux où je dois loger l'idole future de mon âme. — Chaste et poétique occupation, dont les femmes vous savent aussi peu gré que possible.
Les femmes ont fort peu de goût pour les contemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leurs idées en action. Après tout, elles n'ont pas tort. Obligées par leur éducation et leur position sociale à se taire et à attendre, elles préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles et parlent, ils les tirent d'une situation fausse et ennuyeuse: je sens tout cela; mais jamais de ma vie je ne pourrai prendre sur moi, comme j'en vois beaucoup qui le font, de me lever de ma place, de traverser un salon, et d'aller dire inopinément à une femme: — Votre robe vous va comme un ange, ou: — Vous avez ce soir les yeux d'un lumineux particulier.
Tout cela n'empêche pas qu'il ne me faille absolument une maîtresse. Je ne sais pas qui ce sera, mais je ne vois personne dans les femmes que je connais qui puisse convenablement remplir cette importante dignité. Je ne leur trouve que très peu des qualités qu'il me faut. Celles qui auraient assez de jeunesse n'ont pas assez de beauté ou d'agréments dans l'esprit; celles qui sont belles et jeunes sont d'une vertu ignoble et rebutante, ou manquent de la liberté nécessaire; et puis il y a toujours par là quelque mari, quelque frère, quelque mère ou quelque tante, je ne sais quoi, qui a de gros yeux et de grandes oreilles, et qu'il faut amadouer ou jeter par la fenêtre. — Toute rose a son puceron, toute femme a des tas de parents dont il faut l'écheniller soigneusement, si l'on veut cueillir un jour le fruit de sa beauté. Il n'y a pas jusqu'aux arrières-petits-cousins de la province, et qu'on n'a jamais vus, qui ne veuillent maintenir dans toute sa blancheur la pureté immaculée de la chère cousine. Cela est nauséabond, et je n'aurai jamais la patience qu'il faut pour arracher toutes les mauvaises herbes et élaguer toutes les ronces qui obstruent fatalement les avenues d'une jolie femme.
Je n'aime pas beaucoup les mamans, et j'aime encore moins les petites filles. Je dois avouer aussi que les femmes mariées n'ont qu'un très médiocre attrait pour moi. — Il y a là-dedans une confusion et un mélange qui me révoltent; je ne puis souffrir cette idée de partage. La femme qui a un mari et un amant est une prostituée pour l'un des deux et souvent pour tous deux, et puis je ne saurais consentir à céder la place à un autre. Ma fierté naturelle ne saurait se plier à un tel abaissement. Jamais je ne m'en irai parce qu'un autre homme arrive. Dût la femme être compromise et perdue, dussions-nous nous battre à coups de couteau, chacun un pied sur son corps, — je resterai. — Les escaliers dérobés, les armoires, les cabinets et toutes les machines de l'adultère seraient de pauvre ressource avec moi.
Je suis peu épris de ce qu'on appelle candeur virginale, innocence du bel âge, pureté de coeur, et autres charmantes choses qui sont du plus bel effet en vers; j'appelle tout bonnement cela niaiserie, ignorance, imbécillité ou hypocrisie. — Cette candeur virginale, qui consiste à s'asseoir tout au bord du fauteuil, les bras serrés contre le corps, l'oeil sur la pointe du corset, et à ne parler que sur un permis des grands-parents, cette innocence qui a le monopole des cheveux sans frisure et des robes blanches, cette pureté de coeur qui porte des corsages colletés, parce qu'elle n'a pas encore de gorge ni d'épaules, ne me paraissent pas, en vérité, un fort merveilleux ragoût.
Je me soucie assez peu de faire épeler l'alphabet d'amour à de petites niaises. — Je ne suis ni assez vieux ni assez corrompu pour prendre grand plaisir à cela: j'y réussirais mal d'ailleurs, car je n'ai jamais rien su montrer à personne, même ce que je savais le mieux. Je préfère les femmes qui lisent couramment, on est plus tôt arrivé à la fin du chapitre; et en toutes choses, et surtout en amour, ce qu'il faut considérer, c'est la fin. Je ressemble assez, de ce côté-là, à ces gens qui prennent le roman par la queue, et en lisent tout d'abord le dénouement, sauf à rétrograder ensuite jusqu'à la première page.
Cette manière de lire et d'aimer a son charme. On savoure mieux les détails quand on est tranquille sur la fin, et le renversement amène l'imprévu.
Voilà donc les petites filles et les femmes mariées exclues de la catégorie. — Ce sera donc parmi les veuves que nous choisirons notre divinité. — Hélas! j'ai bien peur, quoiqu'il ne reste plus que cela, que nous n'y trouvions pas encore ce que nous voulons.
Si je venais à aimer un de ces pâles narcisses tout baignés d'une tiède rosée de pleurs, et se penchant avec une grâce mélancolique sur le tombeau de marbre neuf de quelque mari heureusement et fraîchement décédé, je serais certainement, et au bout de peu de temps, aussi malheureux que l'époux défunt en son vivant. Les veuves, si jeunes et si charmantes qu'elles soient, ont un terrible inconvénient que n'ont pas les autres femmes: pour peu que l'on ne soit pas au mieux avec elles et qu'il passe un nuage dans le ciel d'amour, elles vous disent tout de suite avec un petit air superlatif et méprisant: — Ah! comme vous êtes aujourd'hui! C'est absolument comme monsieur: — quand nous nous querellions, il n'avait pas autre chose à me dire; c'est singulier, vous avez le même son de voix et le même regard; quand vous prenez de l'humeur, vous ne sauriez vous imaginer combien vous ressemblez à mon mari; — c'est à faire peur. — Cela est agréable de s'entendre dire de ces choses-là en face et à bout portant! Il y en a même qui poussent l'impudence jusqu'à louer le défunt comme une épitaphe et à exalter son coeur et sa jambe aux dépens de votre jambe et de votre coeur. — Au moins, avec les femmes qui n'ont qu'un ou plusieurs amants, on a cet ineffable avantage de ne s'entendre jamais parler de son prédécesseur, ce qui n'est pas une considération d'un médiocre intérêt. Les femmes ont un trop grand amour du convenable et du légitime pour ne pas se taire soigneusement en pareille occurrence, et toutes ces choses sont mises le plus tôt possible au rang des olim. — Il est bien entendu qu'on est toujours le premier amant d'une femme.
Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose de sérieux à répondre à une aversion aussi bien fondée. Ce n'est pas que je trouve les veuves tout à fait sans agrément, quand elles sont jeunes et jolies et n'ont point encore quitté le deuil. Ce sont de petits airs languissants, de petites façons de laisser tomber les bras, de ployer le cou et de se rengorger comme une tourterelle dépareillée; un tas de charmantes minauderies doucement voilées sous la transparence du crêpe, une coquetterie de désespoir si bien entendue, des soupirs si adroitement ménagés, des larmes qui tombent si à propos et donnent aux yeux tant de brillant! — Certes, après le vin, si ce n'est avant, la liqueur que j'aime le mieux à boire est une belle larme bien limpide et bien claire qui tremble au bout d'un cil brun ou blonde. — Le moyen qu'on résiste à cela! — On n'y résiste pas; — et puis le noir va si bien aux femmes! — La peau blanche, poésie à part, tourne à l'ivoire, à la neige, au lait, à l'albâtre, à tout ce qu'il y a de candide au monde à l'usage des faiseurs de madrigaux: la peau bise n'a plus qu'une pointe de brun pleine de vivacité et de feu. — Un deuil est une bonne fortune pour une femme, et la raison pourquoi je ne me marierai jamais, c'est de peur que ma femme ne se défasse de moi pour porter mon deuil. — Il y a cependant des femmes qui ne savent point tirer parti de leur douleur et pleurent de façon à se rendre le nez rouge et à se décomposer la figure comme les mascarons qu'on voit aux fontaines: c'est un grand écueil. Il faut beaucoup de charmes et d'art pour pleurer agréablement; faute de cela, l'on court risque de n'être pas consolée de longtemps. — Si grand néanmoins que soit le plaisir de rendre quelque Artémise infidèle à l'ombre de son Mausole, je ne veux pas décidément choisir, parmi cet essaim gémissant, celle à qui je demanderai son coeur en échange du mien.
Je t'entends dire d'ici: — Qui prendras-tu donc? — Tu ne veux ni des jeunes personnes, ni des femmes mariées, ni des veuves. — Tu n'aimes pas les mamans; je ne présume pas que tu aimes mieux les grand-mères. — Que diable aimes-tu donc? C'est le mot de la charade, et si je le savais, je ne me tourmenterais pas tant. Jusqu'ici, je n'ai aimé aucune femme, mais j'ai aimé et j'aime _l'amour. _Quoique je n'aie pas eu de maîtresses et que les femmes que j'ai eues ne m'aient inspiré que du désir, j'ai éprouvé et je connais l'amour même: je n'aimais pas celle-ci ou celle-là, l'une plutôt que l'autre, mais quelqu'une que je n'ai jamais vue et qui doit exister quelque part, et que je trouverai, s'il plaît à Dieu. Je sais bien comme elle est, et, quand je la rencontrerai, je la reconnaîtrai.
Je me suis figuré bien souvent l'endroit qu'elle habite, le costume qu'elle porte, les yeux et les cheveux qu'elle a. — J'entends sa voix; je reconnaîtrais son pas entre mille autres, et si, par hasard, quelqu'un prononçait son nom, je me retournerais; il est impossible qu'elle n'ait pas un des cinq ou six noms que je lui ai assignés dans ma tête.
— Elle a vingt-six ans, pas plus, ni moins non plus. — Elle n'est plus ignorante, et n'est pas encore blasée. C'est un âge charmant pour faire l'amour comme il faut, sans puérilité et sans libertinage. — Elle est d'une taille moyenne. Je n'aime pas une géante ni une naine. Je veux pouvoir porter tout seul ma déité du sofa au lit; mais il me déplairait de l'y chercher. Il faut que, se haussant un peu sur la pointe du pied, sa bouche soit à la hauteur de mon baiser. C'est la bonne taille. Quant à son embonpoint, elle est plutôt grasse que maigre. Je suis un peu Turc sur ce point, et il ne me plairait guère de rencontrer une arête où je cherche un contour; il faut que la peau d'une femme soit bien remplie, sa chair dure et ferme comme la pulpe d'une pêche un peu verte: c'est exactement ainsi qu'est faite la maîtresse que j'aurai. Elle est blonde avec des yeux noirs, blanche comme une blonde, colorée comme une brune, quelque chose de rouge et de scintillant dans le sourire. La lèvre inférieure un peu large, la prunelle nageant dans un flot d'humide radical, la gorge ronde et petite, et en arrêt, les poignets minces, les mains longues et potelées, la démarche onduleuse comme une couleuvre debout sur sa queue, les hanches étoffées et mouvantes, l'épaule large, le derrière du cou couvert de duvet: — un caractère de beauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace, poétique et réel; un motif de Giorgione exécuté par Rubens.
Voici son costume: elle porte une robe de velours écarlate ou noir avec des crevés de satin blanc ou de toile d'argent, un corsage ouvert, une grande fraise à la Médicis, un chapeau de feutre capricieusement rompu comme celui d'Héléna Systerman, et de longues plumes blanches frisées et crespelées, une chaîne d'or ou une rivière de diamants au cou, et quantité de grosses bagues de différents émaux à tous les doigts des mains.
Je ne lui ferais pas grâce d'un anneau ou d'un bracelet. Il faut que la robe soit littéralement en velours ou en brocart; c'est tout au plus si je lui permettrais de descendre jusqu'au satin. J'aime mieux chiffonner une jupe de soie qu'une jupe de toile, et faire tomber d'une tête des perles ou des plumes que des fleurs naturelles ou un simple noeud: je sais que la doublure de la jupe de toile est souvent aussi appétissante au moins que la doublure de la jupe de soie; mais je préfère la jupe de soie. — Aussi, dans mes rêveries, je me suis donné pour maîtresse bien des reines, bien des impératrices, bien des princesses, bien des sultanes, bien des courtisanes célèbres, mais jamais des bourgeoises ou des bergères; et dans mes désirs les plus vagabonds, je n'ai abusé de personne sur un tapis de gazon ou dans un lit de serge d'Aumale. Je trouve que la beauté est un diamant qui doit être monté et enchâssé dans l'or. Je ne conçois pas une belle femme qui n'ait pas voiture, chevaux, laquais et tout ce qu'on a avec cent mille francs de rente: il y a une harmonie entre la beauté et la richesse. L'une demande l'autre: un joli pied appelle un joli soulier? un joli soulier appelle des tapis et une voiture, et ce qui s'ensuit. Une belle femme avec de pauvres habits dans une vilaine maison est, selon moi, le spectacle le plus pénible qu'on puisse voir, et je ne saurais avoir d'amour pour elle. Il n'y a que les beaux et les riches qui puissent être amoureux sans être ridicules ou à plaindre. — À ce compte, peu de gens auraient le droit d'être amoureux: moi-même, tout le premier, je serais exclu; cependant c'est là mon opinion.
Ce sera le soir que nous nous rencontrerons pour la première fois, — par un beau coucher de soleil; — le ciel aura de ces tons orangés jaune clair et vert pâle que l'on voit dans quelques tableaux des grands maîtres d'autrefois: il y aura une grande allée de châtaigniers en fleurs et d'ormes séculaires tout couverts de ramiers, — de beaux arbres d'un vert frais et sombre, des ombrages pleins de mystères et de moiteur; çà et là quelques statues, quelques vases de marbre se détachant sur le fond de verdure avec leur blancheur de neige, une pièce d'eau où se joue le cygne familier, — et tout au fond un château de briques et de pierres comme du temps de Henri IV, toit d'ardoises pointu, hautes cheminées, girouettes à tous les pignons, fenêtres étroites et longues. — À une de ces fenêtres, mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme dans l'équipage que je t'ai décrit tout à l'heure; — derrière elle un petit nègre tenant son éventail et sa perruche. — Tu vois qu'il n'y manque rien, et que tout cela est parfaitement absurde. — La belle laisse tomber son gant; — je le ramasse, le baise et le rapporte. La conversation s'engage; je montre tout l'esprit que je n'ai pas; je dis des choses charmantes; on m'en répond, je réplique, c'est un feu d'artifice, une pluie lumineuse de mots éblouissants. — Bref, je suis adorable — et adoré. — Vient l'heure du souper, on me convie; — j'accepte. — Quel souper, mon cher ami, et quelle cuisinière que mon imagination! — Le vin rit dans le cristal, le faisan doré et blond fume dans un plat armorié: le festin se prolonge bien avant dans la nuit, et tu penses bien que ce n'est pas chez moi que je la termine. — Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien imaginé? — Rien au monde n'est plus simple, et, en vérité, il est bien étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix fois qu'une.
Quelquefois c'est dans une grande forêt. — Voilà la chasse qui passe; le cor sonne, la meute aboie et traverse le chemin avec la rapidité de l'éclair; la belle en amazone monte un cheval turc, blanc comme le lait, fringant et vif au possible. Bien qu'elle soit excellente écuyère, il piaffe, il caracole, il se cabre, et elle a toutes les peines du monde à le contenir; il prend le mors aux dents et la mène droit à un précipice. Je tombe là du ciel tout exprès, je retiens le cheval, je prends dans mes bras la princesse évanouie, je la fais revenir à elle et la reconduis à son château. Quelle est la femme bien née qui refuserait son coeur à un homme qui a exposé sa vie pour elle? — aucune; — et la reconnaissance est un chemin de traverse qui mène bien vite à l'amour.
— Tu conviendras au moins que, lorsque je donne dans le romanesque, ce n'est pas à demi, et que je suis aussi fou qu'il est possible de l'être. C'est toujours cela, car rien au monde n'est plus maussade qu'une folie raisonnable. Tu conviendras aussi que, lorsque j'écris des lettres, ce sont plutôt des volumes que de simples billets. En tout j'aime ce qui dépasse les bornes ordinaires. — C'est pourquoi je t'aime. Ne te moque pas trop de toutes les niaiseries que je t'ai griffonnées: je quitte la plume pour les mettre en action; car j'en reviens toujours à mon refrain: — je veux avoir une maîtresse. J'ignore si ce sera la dame du parc, la beauté du balcon, mais je te dis adieu pour me mettre en quête. Ma résolution est prise. Dût celle que je cherche se cacher au fond du royaume de Cathay ou de Samarcande, je la saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès de mon entreprise ou sa non-réussite. J'espère que ce sera le succès: fais des voeux pour moi, mon cher ami. Quant à moi, je m'habille de mon plus bel habit, et sors de la maison bien décidé à n'y rentrer qu'avec une maîtresse selon mes idées. — J'ai assez rêvé; à l'action maintenant.
Chapitre 2
Eh bien! mon ami, je suis rentré à la maison, je n'ai pas été au Cathay, à Cachemire ni à Samarcande; — mais il est juste de dire que je n'ai pas plus de maîtresse que jamais. — Je m'étais pourtant pris la main à moi-même, et juré mon grand jurement que j'irais au bout du monde: je n'ai pas été seulement au bout de la ville. Je ne sais comment je m'y prends, je n'ai jamais pu tenir parole à personne, pas même à moi: il faut que le diable s'en mêle. Si je dis: J'irai là demain, il est sûr que je resterai; si je me propose d'aller au cabaret, je vais à l'église; si je veux aller à l'église, les chemins s'embrouillent sous mes pieds comme des écheveaux de fil, et je me trouve dans un endroit tout différent. Je jeûne quand j'ai décidé de faire une orgie, et ainsi de suite. Aussi je crois que ce qui m'empêche d'avoir une maîtresse, c'est que j'ai résolu d'en avoir une.
Il faut que je te raconte mon expédition de point en point: cela vaut bien les honneurs de la narration. J'avais passé ce jour-là deux grandes heures au moins à ma toilette. J'avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser et cirer le peu que j'ai de moustaches, et, l'émotion du désir animant un peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n'étais réellement pas trop mal. Enfin, après m'être attentivement regardé au miroir sous des jours différents pour voir si j'étais assez beau et si j'avais la mine assez galante, je suis sorti résolument de la maison le front haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l'air parfaitement vainqueur et triomphal.
J'étais comme un autre Jason allant à la conquête de la toison d'or. — Mais, hélas! Jason a été plus heureux que moi: outre la conquête de la toison, il a fait en même temps la conquête d'une belle princesse, et moi, je n'ai ni princesse ni toison.
Je m'en allais donc par les rues, avisant toutes les femmes, et courant à elles et les regardant au plus près quand elles me semblaient valoir la peine d'être examinées. — Les unes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans lever l'oeil. — Les autres s'étonnaient d'abord, et puis souriaient quand elles avaient les dents belles. — Quelques-unes se retournaient au bout de quelque temps pour me voir lorsqu'elles croyaient que je ne les regardais plus, et rougissaient comme des cerises en se trouvant nez à nez avec moi. — Le temps était beau; il y avait foule à la promenade. — Et cependant, je dois l'avouer, malgré tout le respect que je porte à cette intéressante moitié du genre humain, ce qu'on est convenu d'appeler le beau sexe est diablement laid: sur cent femmes il y en avait à peine une de passable. Celle-ci avait de la moustache; celle-là avait le nez bleu; d'autres avaient des taches rouges en place de sourcils; une n'était pas mal faite, mais elle avait le visage couperosé. La tête d'une seconde était charmante, mais elle pouvait se gratter l'oreille avec l'épaule; la troisième eût fait honte à Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certains contours, mais elle patinait sur des pieds pareils à des étriers turcs. Une autre faisait montre des plus magnifiques épaules qu'on pût voir; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la forme et la dimension, à ces énormes gants écarlates qui servent d'enseigne aux mercières. — En général, que de fatigue sur ces figures! comme elles sont flétries, étiolées, usées ignoblement par de petites passions et de petits vices! Quelle expression d'envie, de curiosité méchante, d'avidité, de coquetterie effrontée! et qu'une femme qui n'est pas belle est plus laide qu'un homme qui n'est pas beau!
Je n'ai rien vu de bien, — excepté quelques grisettes; — mais il y a là plus de toile à chiffonner que de soie, et ce n'est pas mon affaire. — En vérité, je crois que l'homme, et par l'homme j'entends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup d'individus atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est extrêmement rare chez l'homme. — Que d'avortons pour un Antinoüs! que de Gothons pour une Philis.
J'ai bien peur, mon cher ami, de ne pouvoir jamais embrasser mon idéal, et cependant il n'a rien d'extravagant et de hors nature. - - Ce n'est pas l'idéal d'un écolier de troisième. Je ne demande ni des globes d'ivoire, ni des colonnes d'albâtre, ni des réseaux d'azur; je n'ai employé dans sa composition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, ni corail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants; j'ai laissé les étoiles du ciel en repos, et je n'ai pas décroché le soleil hors de saison. C'est un idéal presque bourgeois, tant il est simple, et il me semble qu'avec un sac ou deux de piastres je le trouverais tout fait et tout réalisé dans le premier bazar venu de Constantinople ou de Smyrne; il me coûterait probablement moins qu'un cheval ou qu'un chien de race: et dire que je n'arriverai pas à cela, car je sens que je n'y arriverai pas! il y a de quoi en enrager, et j'entre contre le sort dans les plus belles colères du monde.
Toi, — tu n'es pas aussi fou que moi, tu es heureux, toi; — tu t'es laissé aller tout bonnement à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses comme elles se présentaient. Tu n'as pas cherché le bonheur, et il est venu te chercher; tu es aimé, et tu aimes. — Je ne t'envie pas; — ne va pas croire cela au moins: mais je me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne devrais l'être, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien jouir d'une félicité pareille.
Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne l'aurai pas vu, aveugle que j'étais; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m'aura empêché de l'entendre.
Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble coeur que j'aurai méconnu ou brisé; peut-être ai-je été moi-même l'idéal d'un autre, le pôle d'une âme en souffrance, — le rêve d'une nuit et la pensée d'un jour. — Si j'avais regardé à mes pieds, peut- être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. J'allais levant les bras au ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m'ouvrait son coeur d'or dans la rosée et le gazon. J'ai commis une grande faute: j'ai demandé à l'amour autre chose que l'amour et ce qu'il ne pouvait pas donner. J'ai oublié que l'amour était nu, je n'ai pas compris le sens de ce magnifique symbole. — Je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, — tout ce qui n'est pas lui; — l'amour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n'est pas digne d'être aimé.
Je me suis sans doute trop hâté: mon heure n'est pas venue; Dieu qui m'a prêté la vie ne me la reprendra pas sans que j'aie vécu. À quoi bon donner au poète une lyre sans cordes, à l'homme une vie sans amour? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence; et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer et dont je dois être aimé. — Mais pourquoi l'amour m'est-il venu avant la maîtresse! pourquoi ai-je soif sans avoir de fontaine où m'étancher? ou pourquoi ne sais-je pas voler, comme ces oiseaux du désert, à l'endroit où est l'eau? Le monde est pour moi un Sahara sans puits et sans dattiers. Je n'ai pas dans ma vie un seul coin d'ombre où m'abriter du soleil: je souffre toutes les ardeurs de la passion sans en avoir les extases et les délices ineffables; j'en connais les tourments, et n'en ai pas les plaisirs. Je suis jaloux de ce qui n'existe pas; je m'inquiète pour l'ombre d'une ombre; je pousse des soupirs qui n'ont point de but; j'ai des insomnies que ne vient pas embellir un fantôme adoré; je verse des larmes qui coulent jusqu'à terre sans être essuyées; je donne au vent des baisers qui ne me sont point rendus; j'use mes yeux à vouloir saisir dans le lointain une forme incertaine et trompeuse; j'attends ce qui ne doit point venir, et je compte les heures avec anxiété, comme si j'avais un rendez- vous.
Qui que tu sois, ange ou démon, vierge ou courtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou du midi, toi que je ne connais pas et que j'aime! oh! ne te fais pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûlera l'autel, et tu ne trouveras plus à la place de mon coeur qu'un morceau de cendre froide. Descends de la sphère où tu es; quitte le ciel de cristal, esprit consolateur, et viens jeter sur mon âme l'ombre de tes grandes ailes. Toi, femme que j'aimerai, viens, que je ferme sur toi mes bras ouverts depuis si longtemps. Portes d'or du palais qu'elle habite, roulez- vous sur vos gonds; humble loquet de sa cabane, lève-toi; rameaux des bois, ronces des chemins, décroisez-vous; enchantements de la tourelle, charmes des magiciens, soyez rompus; ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez passer.
Si tu viens trop tard, ô mon idéal! je n'aurai plus la force de t'aimer: — mon âme est comme un colombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il s'en envole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent point au coeur. — L'azur du ciel blanchit sous leurs innombrables essaims; ils s'en vont, à travers l'espace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelque amour pour s'y poser et y passer la nuit: presse le pas, ô mon rêve! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que les coquilles des oiseaux envolés.
Mon ami, mon compagnon d'enfance, tu es le seul à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tu me plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque; console-moi, je n'en ai jamais eu plus besoin: que ceux qui ont une passion qu'ils peuvent satisfaire sont dignes d'envie! L'ivrogne ne rencontre de cruauté dans aucune bouteille; il tombe du cabaret au ruisseau, et se trouve plus heureux sur son tas d'ordures qu'un roi sur son trône. Le sensuel va chez les courtisanes chercher de faciles amours, ou des raffinements impudiques: une joue fardée, une jupe courte, une gorge débraillée, un propos libertin, il est heureux; son oeil blanchit, sa lèvre se trempe; il atteint au dernier degré de son bonheur, il a l'extase de sa grossière volupté. Le joueur n'a besoin que d'un tapis vert et d'un jeu de cartes gras et usé pour se procurer les angoisses poignantes, les spasmes nerveux et les diaboliques jouissances de son horrible passion. Ces gens-là peuvent s'assouvir ou se distraire; — moi, cela m'est impossible; Cette idée s'est tellement emparée de moi que je n'aime presque plus les arts, et que la poésie n'a plus pour moi aucun charme; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas la moindre impression.
Je commence à le croire, — je suis dans mon tort, je demande à la nature et à la société plus qu'elles ne peuvent donner Ce que je cherche n'existe point, et je ne dois pas me plaindre de ne pas le trouver. Cependant, si la femme que nous rêvons n'est pas dans les conditions de la nature humaine, qui fait donc que nous n'aimons que celle-là et point les autres, puisque nous sommes des hommes, et que notre instinct devrait nous y porter d'une invincible manière? Qui nous a donné l'idée de cette femme imaginaire? de quelle argile avons-nous pétri cette statue invisible? où avons- nous pris les plumes que nous avons attachées au dos de cette chimère? quel oiseau mystique a déposé dans un coin obscur de notre âme l'oeuf inaperçu dont notre rêve est éclos? quelle est donc cette beauté abstraite que nous sentons, et que nous ne pouvons définir? pourquoi, devant une femme souvent charmante, disons-nous quelquefois qu'elle est belle, — tandis que nous la trouvons fort laide? Où est donc le modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de point de comparaison? car la beauté n'est pas une idée absolue, et ne peut s'apprécier que par le contraste. — Est-ce au ciel que nous l'avons vue, — dans une étoile, — au bal, à l'ombre d'une mère, frais bouton d'une rose effeuillée? — est-ce en Italie ou en Espagne? est-ce ici ou là- bas, hier ou il y a longtemps? était-ce la courtisane adorée, la cantatrice en vogue, la fille du prince? une tête fière et noble ployant sous un lourd diadème de perles et de rubis? un visage jeune et enfantin se penchant entre les capucines et les volubilis de la fenêtre? — À quelle école appartenait le tableau où cette beauté ressortait blanche et rayonnante au milieu des noires ombres? Est-ce Raphaël qui a caressé le contour qui vous plaît? est-ce Cléomène qui a poli le marbre que vous adorez? — êtes-vous amoureux d'une madone ou d'une Diane? — votre idéal est-il un ange, une sylphide ou une femme? Hélas! c'est un peu de tout cela, et ce n'est pas cela.
Cette transparence de ton, cette fraîcheur charmante et pleine d'éclat, ces chairs où courent tant de sang et tant de vie, ces belles chevelures blondes se déroulant comme des manteaux d'or, ces rires étincelants, ces fossettes amoureuses, ces formes ondoyantes comme des flammes, cette force, cette souplesse, ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces bras potelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santé appartient à Rubens. — Raphaël lui seul a pu remplir de cette couleur d'ambre pâle un aussi chaste linéament. Quel autre que lui a courbé ces longs sourcils si fins et si noirs, et effilé les franges de ces paupières si modestement baissées? — Croyez-vous qu'Allegri ne soit pour rien dans votre idéal? C'est à lui que la dame de vos pensées a volé cette blancheur mate et chaude qui vous ravit. Elle s'est arrêtée bien longtemps devant ses toiles pour surprendre le secret de cet angélique sourire toujours épanoui; elle a modelé l'ovale de son visage sur l'ovale d'une nymphe ou d'une sainte. Cette ligne de la hanche qui serpente si voluptueusement est de l'Antiope endormie. — Ces mains grasses et fines peuvent être réclamées par Danaé ou Madeleine. La poudreuse antiquité elle-même a fourni bien des matériaux pour la composition de votre jeune chimère; ces reins souples et forts que vous enlacez de vos bras avec tant de passion ont été sculptés par Praxitèle. Cette divinité a laissé tout exprès passer le petit bout de son pied charmant hors des cendres d'Herculanum pour que votre idole ne fût pas boiteuse. La nature a aussi contribué pour sa part. Vous avez vu au prisme du désir, çà et là, un bel oeil sous une jalousie, un front d'ivoire appuyé contre une vitre, une bouche souriant derrière un éventail. — Vous avez deviné un bras d'après la main, un genou d'après une cheville. Ce que vous voyiez était parfait: - - vous supposiez le reste comme ce que vous voyiez, et vous l'acheviez avec les morceaux d'autres beautés enlevés ailleurs. — La beauté idéale, réalisée par les peintres, ne vous a pas même suffi, et vous êtes allé demander aux poètes des contours encore plus arrondis, des formes plus éthérées, des grâces plus divines, des recherches plus exquises; vous les aviez priés de donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leur amour, toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leur mélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leurs espérances, leur science et leur passion, leur esprit et leur coeur; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté, pour mettre le comble à l'impossible, votre passion à vous, votre esprit à vous, votre rêve et votre pensée. L'étoile a prêté son rayon, la fleur son parfum, la palette sa couleur, le poète son harmonie, le marbre sa forme, vous votre désir. — Le moyen qu'une femme réelle, mangeant et buvant, se levant le matin et se couchant le soir, si adorable et si pétrie de grâces qu'elle soit d'ailleurs, puisse soutenir la comparaison avec une pareille créature! on ne peut raisonnablement l'espérer, et cependant on l'espère, on cherche. — Quel singulier aveuglement! cela est sublime ou absurde. Que je plains et que j'admire ceux qui poursuivent à travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurent contents, pourvu qu'ils aient baisé une fois leur chimère à la bouche! Mais quel sort affreux que celui des Colombs qui n'ont pas trouvé leur monde, et des amants qui n'ont pas trouvé leur maîtresse!
Ah! si j'étais poète, c'est à ceux dont l'existence est manquée; dont les flèches n'ont pas été au but, qui sont morts avec le mot qu'ils avaient à dire et sans presser la main qui leur était destinée; c'est à tout ce qui a avorté et à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu étouffé, au génie sans issue, à la perle inconnue au fond des mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé, à tout ce qui a souffert et que l'on n'a pas plaint que je consacrerais mes chants; — ce serait une noble tâche.
Que Platon avait raison de vouloir vous bannir de sa république, et quel mal vous nous avez fait, ô poètes! Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plus amère; et comme nous avons trouvé notre vie encore plus aride et plus dévastée après avoir plongé nos yeux dans les perspectives que vous nous ouvrez sur l'infini! que vos rêves ont amené une lutte terrible contre nos réalités! et comme, durant le combat, notre coeur a été piétiné et foulé par ces rudes athlètes!
Nous nous sommes assis comme Adam au pied des murs du paradis terrestre, sur les marches de l'escalier qui mène au monde que vous avez créé, voyant étinceler à travers les fentes de la porte une lumière plus vive que le soleil, entendant confusément quelques notes éparses d'une harmonie séraphique. Toutes les fois qu'un élu entre ou sort au milieu d'un flot de splendeur, nous tendons le cou pour tâcher de voir quelque chose par le battant ouvert. C'est une architecture féerique qui n'a son égale que dans les contes arabes. Des entassements de colonnes, des arcades superposées, des piliers tordus en spirale, des feuillages merveilleusement découpés, des trèfles évidés, du porphyre, du jaspe, du lapis-lazuli, que sais-je, moi! des transparences et des reflets éblouissants, des profusions de pierreries étranges, des sardoines, du chrysobéryl, des aigues-marines, des opales irisées, de l'azerodrach, des jets de cristal, des flambeaux à faire pâlir les étoiles, une vapeur splendide pleine de bruit et de vertige, - - luxe tout assyrien!
Le battant retombe; vous ne voyez plus rien, — et vos yeux se baissent, pleins de larmes corrosives, sur cette pauvre terre décharnée et pâle, sur ces masures en ruine, sur ce peuple en haillons, sur votre âme, rocher aride où rien ne germe, sur toutes les misères et toutes les infortunes de la réalité Ah! du moins, si nous pouvions voler jusque-là, si les degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas les pieds; mais, hélas! l'échelle de Jacob ne peut être montée que par les anges!
Quel sort que celui du pauvre à la porte du riche! quelle ironie sanglante qu'un palais en face d'une cabane, que l'idéal en face du réel, que la poésie en face de la prose! quelle haine enracinée doit tordre les noeuds au fond du coeur des misérables! quels grincements de dents doivent retentir la nuit sur leur grabat, tandis que le vent apporte jusqu'à leur oreille les soupirs des téorbes et des violes d'amour! Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoi nous avez-vous menti? Poètes, pourquoi nous avez-vous raconté vos rêves? Peintres, pourquoi avez-vous fixé sur la toile ce fantôme insaisissable qui montait et descendait de votre coeur à votre tête avec les bouillons de votre sang, et nous avez-vous dit: Ceci est une femme? Sculpteurs, pourquoi avez-vous tiré le marbre des profondeurs de Carrare pour lui faire exprimer éternellement, et aux yeux de tous, votre plus secret et plus fugitif désir? Musiciens, pourquoi avez-vous écouté, pendant la nuit, le chant des étoiles et des fleurs, et l'avez-vous noté? Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que la voix la plus douce qui nous dit: — Je t'aime! — nous parait rauque comme le grincement d'une scie ou le croassement d'un corbeau? — Soyez maudits, imposteurs!… et puisse le feu du ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous les poèmes, toutes les statues et toutes les partitions… Ouf! voilà une tirade d'une longueur interminable, et qui sort un peu du style épistolaire. — Quelle tartine!
Je me suis joliment laissé aller au lyrisme, mon très cher ami, et voilà déjà bien du temps que je pindarise assez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre sujet, qui est, si je m'en souviens bien, l'histoire glorieuse et triomphante du chevalier d'Albert au pourchas de Daraïde, la plus belle princesse du monde, comme disent les vieux romans.
Mais en vérité, l'histoire est si pauvre que je suis forcé d'avoir recours aux digressions et aux réflexions.
J'espère qu'il n'en sera pas toujours ainsi, et qu'avant peu le roman de ma vie sera plus entortillé et plus compliqué qu'un imbroglio espagnol.
Après avoir erré de rue en rue, je me décidai à aller trouver un de mes amis qui devait me présenter dans une maison, où, à ce qu'il m'a dit, on voyait un monde de jolies femmes, — une collection d'idéalités réelles, — de quoi satisfaire une vingtaine de poètes. — Il y en a pour tous les goûts: — des beautés aristocratiques avec des regards d'aigle, des yeux vert de mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés, des mains royales et des démarches de déesse; des lis d'argent montés sur des tiges d'or; — de simples violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, oeil humide et baissé, cou frêle, chair diaphane; — des beautés vives et piquantes; des beautés précieuses, des beautés de tous les genres; — car c'est un vrai sérail que cette maison-là, moins les eunuques et le kislar aga. — Mon ami me dit qu'il y a déjà fait cinq ou six passions, — tout autant; — cela me paraît extrêmement prodigieux, et j'ai bien peur de ne pas avoir un pareil succès; de C*** prétend que si, et que je réussirai bientôt plus que je ne le voudrai. Je n'ai, suivant lui, qu'un défaut dont je me corrigerai avec l'âge et en prenant du monde, c'est de faire trop de cas de la femme, et pas assez des femmes. — Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai là- dedans. — Il dit que je serai parfaitement aimable quand je me serai défait de ce petit travers. Dieu le veuille! Il faut que les femmes sentent que je les méprise; car un compliment, qu'elles trouveraient adorable et du dernier charmant dans la bouche d'un autre, les met en colère et leur déplaît dans la mienne, autant que l'épigramme la plus sanglante. Cela tient probablement à ce que de C*** me reproche.
Le coeur me battait un peu en montant l'escalier, et j'étais à peine remis de mon émotion que de C***, me poussant par le coude, me mit face à face avec une femme d'une trentaine d'années environ, — assez belle, — parée avec un luxe sourd et une prétention extrême de simplicité enfantine, — ce qui ne l'empêchait pas d'être plaquée de rouge comme une roue de carrosse: — c'était la dame du lieu.
De C***, prenant cette voix grêle et moqueuse si différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans le monde quand il veut faire le charmant, lui dit avec force démonstrations de respect ironique, où perçait visiblement le plus profond mépris, moitié bas, moitié haut:
— C'est ce jeune homme dont je vous ai parlé l'autre jour, — un homme d'un mérite très distingué; — il est on ne peut mieux né, et je pense qu'il ne pourra que vous être agréable de le recevoir; c'est pourquoi j'ai pris la liberté de vous le présenter.
— Assurément, monsieur, vous avez très bien fait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus outrée. Puis elle se retourna vers moi, et, après m'avoir détaillé du coin de l'oeil en connaisseuse habile, et d'une façon qui me fit rougir par-dessus les oreilles: — Vous pouvez vous regarder comme invité une fois pour toutes, et venir aussi souvent que vous aurez une soirée à perdre.
Je m'inclinai assez gauchement et balbutiai quelques mots sans suite qui ne durent pas lui donner une haute idée de mes moyens; d'autres personnes entrèrent, ce qui me délivra des ennuis inséparables de la présentation. De C*** me tira dans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner d'importance.
— Que diable! tu vas me compromettre; je t'ai annoncé comme un phénix d'esprit, un homme à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce qu'il y a de plus transcendant et de plus passionné, et tu restes là comme une souche, sans sonner mot! Quelle pauvre imaginative! Je te croyais la veine plus féconde; allons donc, lâche la bride à ta langue, babille à tort et à travers; tu n'as pas besoin de dire des choses sensées et judicieuses, au contraire, cela pourrait t'être nuisible; parle, voilà l'essentiel; parle beaucoup, parle longtemps; attire l'attention sur toi; jette-moi de côté toute crainte et toute modestie; mets-toi bien dans la tête que tous ceux qui sont ici sont des sots, ou à peu près, et n'oublie pas qu'un orateur qui veut réussir ne peut mépriser assez son auditoire. — Que te semble de la maîtresse de la maison?
— Elle me déplaît déjà considérablement; et, quoique je lui aie parlé à peine trois minutes, je m'ennuyais autant que si j'eusse été son mari.
— Ah! voilà ce que tu en penses?
— Mais oui.
— Ta répugnance pour elle est donc tout à fait insurmontable? — Tant pis; il aurait été décent pour toi de l'avoir, ne fût-ce qu'un mois, cela est du bon air, et un jeune homme un peu bien ne peut être mis dans le monde que par elle.
— Eh bien! je l'aurai, fis-je d'un air assez piteux, puisqu'il le faut; mais cela est-il aussi nécessaire que tu as l'air de le croire?
— Hélas, oui! cela est du dernier indispensable, et je m'en vais t'en expliquer les raisons. Mme de Thémines est à la mode maintenant; elle a tous les ridicules du jour d'une manière supérieure, quelquefois ceux de demain, mais jamais ceux d'hier: elle est parfaitement au courant. On portera ce qu'elle porte, et elle ne porte pas ce qu'on a porté. Elle est riche d'ailleurs, et ses équipages sont du meilleur goût. — Elle n'a pas d'esprit, mais beaucoup de jargon; elle a des goûts fort vifs et peu de passion. On lui plaît, mais on ne la touche pas; c'est un coeur froid et une tête libertine. Quant à son âme, si elle en a une, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il n'y a pas de méchancetés et de bassesses dont elle ne soit capable; mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors, juste ce qu'il est nécessaire pour qu'on ne puisse rien prouver contre elle. Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne lui écrira pas le billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus intimes ne trouvent rien à dire sur elle, sinon qu'elle met son rouge trop haut, et que certaines portions de sa personne n'ont pas, en vérité, toute la rondeur qu'elles paraissent avoir, — ce qui est faux.
— Comment le sais-tu?
— La question est bonne! — comme on sait ces sortes de choses, en m'en assurant par moi-même.
— Tu as donc eu aussi Mme de Thémines!
— Certainement! Pourquoi donc ne l'aurais-je pas eue? Il eût été de la dernière inconvenance que je ne l'eusse pas. — Elle m'a rendu de grands services, et je lui en suis fort reconnaissant.
— Je ne comprends pas le genre de services qu'elle peut t'avoir rendus…
— Serais-tu réellement un sot? me dit alors de C*** en me regardant avec la mine la plus comique du monde.
— Ma foi, j'en ai bien peur; — et faut-il donc tout te dire? Mme de Thémines passe, et à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à de certains endroits, et un jeune homme qu'elle a pris et gardé pendant quelque temps peut hardiment se présenter partout, et être sûr qu'il ne restera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux plutôt qu'une. — Outre cet ineffable avantage, il y en a un autre qui n'est pas moindre, c'est que, dès que les femmes de cette société te verront l'amant en titre de Mme de Thémines, n'eussent-elles pas le plus léger goût pour toi, elles se feront un plaisir et un devoir de t'enlever à une femme à la mode comme est celle-ci; et, au lieu des avances et des démarches que tu aurais à faire, tu n'auras que l'embarras du choix, et tu deviendras nécessairement le point de mire de toutes les agaceries et de toutes les minauderies possibles.
Cependant si elle t'inspire une répugnance trop forte, ne la prends pas. Tu n'y es pas précisément obligé, quoique cela eût été dans la politesse et les convenances. Mais fais vite un choix et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux ou qui semblera offrir le plus de facilités, car tu perdrais, en différant, le bénéfice de la nouveauté et l'avantage qu'elle te donne pendant quelques jours sur tous les cavaliers qui sont ici. Toutes ces dames ne conçoivent rien à ces passions qui naissent dans l'intimité et se développent lentement dans le respect et dans le silence: elles sont pour les coups de foudre et les sympathies occultes; — chose merveilleusement bien imaginée pour épargner les ennuis de la résistance et toutes ces longueurs et ces redites que le sentiment entremêle au roman de l'amour, et qui ne font qu'en différer inutilement la conclusion. — Ces dames sont très économes de leur temps, et il leur paraît tellement précieux qu'elles seraient au désespoir d'en laisser une seule minute inemployée. — Elles ont une envie d'obliger le genre humain qu'on ne saurait trop louer, et elles aiment leur prochain comme elles-mêmes, — ce qui est parfaitement évangélique et méritoire; ce sont de très charitables créatures, qui ne voudraient, pour rien au monde, faire mourir un homme de désespoir.
Il doit déjà y en avoir trois ou quatre de _frappées _en ta faveur, et je te conseillerais amicalement de pousser ta pointe avec vivacité de ce côté-là, au lieu de t'amuser à bavarder avec moi dans l'embrasure d'une fenêtre, ce qui ne t'avancera pas à grand-chose.
— Mais, mon cher C***, je suis tout à fait neuf sur ces matières- là. Je n'ai point ce qu'il faut du monde pour distinguer au premier coup d'oeil une femme frappée d'avec une qui ne l'est point; et je pourrais commettre d'étranges bévues, si tu ne m'aidais de ton expérience.
— En vérité, tu es d'un primitif qui n'a pas de nom, et je ne croyais pas qu'il fût possible d'être aussi pastoral et aussi bucolique que cela dans le bienheureux siècle où nous sommes! — Que diable fais-tu donc de cette grande paire d'yeux noirs que tu as là, et qui serait de l'effet le plus vainqueur, si tu savais t'en servir? — Regarde-moi là-bas un peu, dans ce coin auprès de la cheminée, cette petite femme en rose qui joue avec son éventail: elle te lorgne depuis un quart d'heure avec une assiduité et une fixité tout à fait significatives: il n'y a qu'elle au monde pour être indécente d'une manière aussi supérieure, et déployer une aussi noble effronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui désespèrent de parvenir jamais à cette hauteur d'impudence, mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux hommes, qui lui trouvent tout le piquant d'une courtisane. — Il est vrai qu'elle est d'une dépravation charmante, pleine d'esprit, de verve et de caprice — C'est une excellente maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. — En huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule, et vous corrompt le coeur de manière à ce que vous ne soyez jamais ridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées d'un positif inexprimable; elle va au fond de tout avec une rapidité et une sûreté qui étonnent. C'est l'algèbre incarnée que cette petite femme-là; c'est précisément ce qu'il faut à un rêveur et à un enthousiaste. Elle t'aura bientôt corrigé de ton vaporeux idéalisme: c'est un grand service qu'elle te rendra. Elle le fera du reste avec le plus grand plaisir, car son instinct est de désenchanter des poètes.
Ma curiosité étant éveillée par la description de C***, je sortis de ma retraite, et, me glissant entre les groupes, je m'approchai de la dame et je la regardai fort attentivement: — elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peu chargée d'embonpoint; elle avait le bras blanc et potelé, la main assez noble, le pied joli et même trop mignon, — les épaules grasses et lustrées, peu de gorge, mais ce qu'il y en avait fort satisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée du reste; pour les cheveux, ils étaient extrêmement brillants et d'un noir bleu comme des ailes de geai; — le coin de l'oeil troussé assez haut vers la tempe, le nez mince et les narines fort ouvertes, la bouche humide et sensuelle, une petite raie à la lèvre inférieure, et un duvet presque imperceptible aux commissures. Et dans tout cela une vie, une animation, une santé, une force, et je ne sais quelle expression de luxe adroitement tempérée par la coquetterie et le manège, qui en faisaient en somme une très désirable créature et justifiaient et au-delà les goûts très vifs qu'elle avait inspirés et qu'elle inspirait tous les jours.
Je la désirai; — mais je compris néanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout agréable qu'elle fût, qui réaliserait mon voeu et me ferait dire: — Enfin j'ai une maîtresse!
Je revins à de C***, et je lui dis: — La dame me plaît assez, et je m'arrangerai peut-être avec elle. Mais, avant de rien dire de précis et qui m'engage, je voudrais bien que tu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautés qui ont eu l'obligeance de se frapper pour moi, afin que je puisse choisir. - - Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici de démonstrateur, d'y ajouter une petite notice et la nomenclature de leurs défauts et qualités; la manière dont il faut les attaquer et le ton qu'on doit employer avec elles pour que je n'aie pas trop l'air d'un provincial ou d'un littérateur.
— Je veux bien, dit de C***. — Vois-tu ce beau cygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et fait remuer ses manches comme des ailes; c'est la modestie même, tout ce qu'il y a de plus chaste et de plus virginal au monde; c'est un front de neige, un coeur de glace, des regards de madone, un sourire d'Agnès, elle a une robe blanche et l'âme pareille; elle ne met dans ses cheveux que des fleurs d'oranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre que par un fil. Elle n'a jamais eu une mauvaise pensée et ignore profondément en quoi un homme diffère d'une femme. La sainte Vierge est une bacchante à côté d'elle, ce qui d'ailleurs ne l'empêche pas d'avoir eu plus d'amants qu'aucune femme que je connaisse, et assurément ce n'est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge de cette discrète personne; — c'est un petit chef-d'oeuvre, et réellement il est difficile de montrer autant en cachant davantage; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toute sa pruderie, elle n'est pas dix fois plus indécente que cette bonne dame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphères qui, s'ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d'une grandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite, décolletée jusqu'au ventre et qui fait parade de son néant avec une intrépidité charmante? — Cette virginale créature, ou je me trompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de ta pâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir d'amour et de passion; et ce qui me fait dire cela, c'est qu'elle n'a pas regardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence; car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant d'art et la faire couler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne lui échappe; on croirait qu'elle y voit par le derrière de la tête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrière elle. — C'est un Janus féminin. — Si tu veux réussir auprès d'elle, il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Il faut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans une attitude contrite, et d'un ton de voix étouffé et respectueux; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce que tu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle te permettra les choses les plus libres en paroles d'abord, et ensuite en action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quand elle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de l'amour platonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle la pantomime la moins platonique et la moins idéale du monde! Elle est fort sensuelle et très susceptible; embrasse-la tant que tu voudras; mais, dans l'abandon le plus intime, n'oublie pas de l'appeler _madame _au moins trois fois par phrase: elle s'est brouillée avec moi, parce qu'étant couché dans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que diable! on n'est pas honnête femme pour rien.
— Je n'ai pas grande envie, d'après ce que tu me dis, de risquer l'aventure: une Messaline prude! l'alliance est monstrueuse et nouvelle.
— Vieille comme le monde, mon cher! cela se voit tous les jours, et rien n'est plus commun. — Tu as tort de ne pas te fixer à celle-là: — Elle a un grand agrément, c'est qu'avec elle on a toujours l'air de commettre un péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait damnable; tandis qu'avec les autres on croit à peine faire un péché véniel, et souvent même on ne croit rien faire du tout. — C'est la raison pourquoi je l'ai gardée plus longtemps qu'aucune maîtresse. — Je l'aurais encore, si elle ne m'avait pas quitté elle-même; c'est la seule femme qui m'ait devancé, et je lui porte un certain respect à cause de cela. — Elle a de petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire extorquer ce qu'elle accorde très librement: ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme d'un viol. Tu trouveras dans le monde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c'est la plus vertueuse créature qui soit. — Elle est précisément le contraire. — C'est une curieuse étude que d'anatomiser cette vertu-là sur un oreiller. — Étant prévenu, tu ne cours aucun risque, et tu n'auras pas la maladresse d'en devenir sincèrement amoureux.
— Quel âge a donc cette adorable personne? demandai-je à de C***, car il m'était impossible de le déterminer en l'examinant avec l'attention la plus scrupuleuse.
— Ah! voilà, quel âge a-t-elle? c'est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me pique d'assigner leur âge aux femmes à une minute près, je n'ai jamais pu trouver le sien. Seulement, d'une manière approximative, j'estime qu'elle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. — Je l'ai vue en grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puis rien t'apprendre à cet égard: ma science est en défaut; l'âge qu'elle semble le plus avoir, c'est dix-huit ans, et cependant ce ne peut être son âge. — C'est un corps de vierge et une âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondément et aussi spacieusement, il faut beaucoup de temps ou de génie; il faut un coeur de bronze dans une poitrine d'acier: elle n'a ni l'un ni l'autre; alors je pense qu'elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien.
— Est-ce qu'elle n'a pas d'amie intime qui te pourrait donner des lumières à ce sujet?
— Non; elle est arrivée dans cette ville il y a deux ans. Elle venait de la province ou de l'étranger, je ne sais plus lequel — c'est une admirable position pour une femme qui sait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut se donner l'âge qu'elle veut et ne dater que du jour où elle est arrivée ici.
— Voilà qui est on ne peut plus agréable, surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous démentir, et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se prêter à cette falsification de l'extrait de baptême.
Il m'en fit voir encore quelques-unes qui, selon lui, recevraient favorablement toutes les requêtes qu'il me plairait de leur adresser et me traiteraient avec une philanthropie toute particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminée et la modeste colombe qui lui servait d'antithèse étaient incomparablement mieux que toutes les autres; et, si elles n'avaient pas toutes les qualités que je demande, elles en avaient quelques-unes, du moins en apparence.
Je parlai toute la soirée avec elles, surtout avec la dernière, et j'eus soin de jeter mes idées dans le moule le plus respectueux; - - quoiqu'elle me regardât à peine, je crus voir quelquefois luire ses prunelles sous leur rideau de cils, et à quelques galanteries assez vives, mais habillées de la gaze la plus pudique que je hasardai, passer à deux ou trois lignes sous sa chair une petite rougeur contenue et étouffée, assez pareille à celle que produit une liqueur rose versée dans une tasse à moitié opaque. — Ses réponses, en général, étaient sobres, mesurées, mais pourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient à penser beaucoup plus qu'elles n'exprimaient. Tout cela était entremêlé de réticences, de demi-mots, d'allusions détournées, chaque syllabe avait son intention, chaque silence sa portée; rien au monde n'était plus diplomatique et plus charmant. — Et pourtant, quelque plaisir que j'y aie pris momentanément, je ne pourrais supporter longtemps une pareille conversation. Il faut être perpétuellement en éveil et sur ses gardes, et ce que j'aime le mieux dans une causerie, c'est l'abandon et la familiarité. — Nous avons parlé d'abord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement à parler de l'opéra, et ensuite des femmes, puis de l'amour, sujet dans lequel il est plus facile que dans tout autre de trouver des transitions pour passer de la généralité à la spécialité. — Nous avons fait du beau coeur à qui mieux mieux; — tu aurais ri de m'entendre. — En vérité, Amadis sur la Roche pauvre n'était qu'un cuistre sans flamme auprès de moi. C'étaient des générosités, des abnégations, des dévouements à faire rougir de honte feu le Romain Curtius. — Je ne me croyais sincèrement pas capable d'un galimatias et d'un pathos aussi transcendants. — Moi, faisant du platonisme le plus quintessencié, cela ne te parait-il pas une des choses les plus bouffonnes, la meilleure scène de comédie qu'il se puisse voir? Et puis cet air confit en perfection, ces petites façons papelardes et chattemites que je vous avais! tubleu! — Je n'avais pas la mine d'y toucher, et toute mère qui m'aurait entendu raisonner n'aurait pas hésité à me laisser coucher avec sa fille, tout mari m'aurait confié sa femme. C'est la soirée de ma vie où j'ai eu le plus l'air vertueux et où je l'ai été le moins. — Je pensais qu'il fût plus difficile que cela d'être hypocrite et de dire des choses que l'on ne croyait point. — Il faut que ce soit assez aisé ou que j'aie de fort belles dispositions pour avoir aussi agréablement réussi du premier coup. — J'ai en vérité de fort beaux moments.
Quant à la dame, elle a dit beaucoup de choses très finement détaillées, et qui, malgré l'air de candeur qu'elle y mettait, prouvent une expérience des plus consommées; on ne peut se faire une idée de la subtilité de ses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu en trois dans sa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs angéliques et séraphiques. Au reste, à la manière dont elle parle, il est impossible de croire qu'elle ait même l'ombre d'un corps. — C'est d'un immatériel, d'un vaporeux, d'un idéal à vous casser les bras; et, si de C*** ne m'avait prévenu des allures de la bête, j'aurais assurément désespéré du succès de mes affaires, et je me serais tenu piteusement à l'écart. Comment diable aussi, lorsqu'une femme vous dit pendant deux heures, de l'air le plus détaché du monde, que l'amour ne vit que de privations et de sacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemment espérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avec vous, pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faits l'un comme l'autre?
Bref, nous nous sommes séparés très amis, et nous félicitant réciproquement de l'élévation, de la pureté de nos sentiments.
La conversation avec l'autre a été, comme tu l'imagines, d'un genre tout à fait opposé. Nous avons ri autant que parlé. Nous nous sommes moqués, et fort spirituellement, de toutes les femmes qui étaient là; — quand je dis: Nous nous sommes moqués et fort spirituellement, je me trompe; je devrais dire: Elle s'est moquée; un homme ne se moque jamais bien d'une femme. Moi, j'écoutais et j'approuvais, car il est impossible de crayonner un trait plus vif et de le colorer plus ardemment; c'est la plus curieuse galerie de caricatures que j'aie jamais vue. Malgré l'exagération, on sentait la vérité là-dessous; de C*** avait bien raison: la mission de cette femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour d'elle une atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peut vivre. Elle est charmante et pétillante d'esprit, et cependant, à côté d'elle, on ne pense qu'à des choses ignobles et vulgaires; tout en lui parlant, je me sentais une foule d'envies incongrues et impraticables dans le lieu où je me trouvais, comme de me faire apporter du vin et de me soûler, de la camper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge, — de relever le bord de sa jupe et de voir si sa jarretière était au-dessus ou au-dessous du genou, de chanter à tue-tête un refrain ordurier, de fumer une pipe ou de casser les carreaux: que sais-je? — Toute la partie animale, toute la brute se soulevait en moi; j'aurais très volontiers craché sur _l'Iliade _d'Homère et je me serais mis à genoux devant un jambon. — Je comprends parfaitement aujourd'hui l'allégorie des compagnons d'Ulysse changés en pourceaux par Circé. Circé était probablement quelque égrillarde comme ma petite femme en rose.
Chose honteuse à dire, j'éprouvais un grand délice à me sentir gagné par l'abrutissement; je ne m'y opposais pas, j'y aidais de toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à l'homme, et tant il y a de boue dans l'argile dont il est pétri.
Cependant j'eus une minute peur de cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice; mais le parquet semblait avoir monté jusqu'à mes genoux, et j'étais comme enchâssé à ma place.
À la fin je pris sur moi de la quitter, et, la soirée étant fort avancée, je m'en retournai chez moi très perplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je devais faire. — J'hésitais entre la prude et la galante, — Je trouvais de la volupté dans l'une et du piquant dans l'autre; et, après un examen de conscience très détaillé et très approfondi, je m'aperçus non que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les deux, l'une autant que l'autre, avec assez de vivacité pour en prendre de la rêverie et de la préoccupation.
Selon toute apparence, ô mon ami! j'aurai une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux, et pourtant je t'avoue que leur possession ne me satisfait qu'à moitié: ce n'est pas qu'elles ne soient fort jolies, mais à leur vue rien n'a crié dans moi, rien n'a palpité, rien n'a dit. — C'est elles; je ne les ai pas reconnues. — Cependant je ne crois pas que je rencontrerai beaucoup mieux du côté de la naissance et de la beauté, et de C*** me conseille de m'en tenir là. Assurément je le ferai, et l'une ou l'autre sera ma maîtresse, ou le diable m'emportera avant qu'il soit bien longtemps; mais au fond de mon coeur, une secrète voix me reproche de mentir à mon amour, et de m'arrêter ainsi au premier sourire d'une femme que je n'aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers le monde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palais et dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu me destine, princesse ou servante, religieuse ou femme galante.
Puis je me dis que je me fais des chimères, qu'il est bien égal après tout que je couche avec cette femme ou avec une autre; que la terre n'en déviera pas d'une ligne dans sa marche, et que les quatre saisons n'intervertiront pas leur ordre pour cela; que rien au monde n'est plus indifférent, et que je suis bien bon de me tourmenter de pareilles billevesées: voilà ce que je me dis. — Mais j'ai beau dire, je n'en suis ni plus tranquille ni plus résolu.
Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup avec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussi monotone que la mienne prennent une trop grande importance. Je m'écoute trop vivre et penser: j'entends le battement de mes artères, les pulsations de mon coeur; je dégage, à force d'attention, mes idées les plus insaisissables de la vapeur trouble où elles flottaient et je leur donne un corps. — Si j'agissais davantage, je n'apercevrais pas toutes ces petites choses, et je n'aurais pas le temps de regarder mon âme au microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de l'action ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma tête et m'étourdissent du bourdonnement de leurs ailes: au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des réalités; je ne demanderais aux femmes que ce qu'elles peuvent donner: — du plaisir, — et je ne chercherais pas à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité parée de nuageuses perfections. — Cette tension acharnée de l'oeil de mon âme vers un objet invisible m'a faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à force d'avoir regardé ce qui n'est pas, et mon oeil si subtil pour l'idéal est tout à fait myope dans la réalité; — ainsi, j'ai connu des femmes que tout le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que cela. — J'ai beaucoup admiré des peintures généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou inintelligibles m'ont fait plus de plaisir que les plus galantes productions. — Je ne serais pas étonné qu'après avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait d'élégies et d'apostrophes sentimentales, je ne devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme laide et vieille; - - ce serait une belle chute. — La réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que j'ai mis à lui faire la cour: — cela ne serait-il pas bien fait, si j'allais m'éprendre d'une belle passion romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe? Me vois-tu jouant de la guitare sous la fenêtre d'une cuisine et supplanté par un marmiton portant le roquet d'une vieille douairière crachant sa dernière dent? — Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon amour, je finirai par m'y adorer moi-même, comme feu Narcisse d'égoïste mémoire. — Pour me garantir d'un aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs et dans tous les ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force de rêveries et d'aberrations, j'ai une peur énorme de tomber dans le monstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre garde. — Adieu, mon ami; — je vais de ce pas chez la dame rose, de peur de me laisser aller à mes contemplations habituelles. — Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup de l'entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque chose, ce ne sera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la créature soit fort spirituelle: je roule soigneusement et serre dans un tiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas l'essayer sur celle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et des mérites qu'elle a. Je veux la laisser habillée d'une robe à sa taille, sans tâcher de lui adapter le vêtement que j'ai taillé d'avance et à tout événement pour la dame de mes pensées. — Ce sont de fort sages résolutions, je ne sais pas si je les tiendrai — Encore une fois, adieu.
Chapitre 3
Je suis l'amant en pied de la dame en rose; c'est presque un état, une charge, et cela donne de la consistance dans le monde. Je n'ai plus l'air d'un écolier qui cherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui n'ose débiter un madrigal à une femme, à moins qu'elle ne soit centenaire: je m'aperçois, depuis mon installation, que l'on me considère beaucoup plus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouse et font de grands frais pour moi. — Les hommes, au contraire, y mettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nous échangeons, il y a quelque chose d'hostile et de contraint; ils sentent qu'ils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peut le devenir davantage. — Il m'est revenu que beaucoup d'entre eux avaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient dit que je m'habillais d'une manière trop efféminée: que mes cheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu'il ne convenait; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait un air damoiseau on ne peut plus ridicule; que j'affectais pour mes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leur théâtre, et que je ressemblais plus à un comédien qu'à un homme: — toutes les banalités qu'on dit pour se donner le droit d'être sale et de porter des habits pauvres et mal coupés. Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouvent que mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mes recherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposées à me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sont point assez sottes pour croire que toute cette élégance n'ait pour but que mon embellissement particulier.
La dame du logis a d'abord paru un peu piquée de mon choix, qu'elle croyait devoir nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement; car, moi, elle m'a toujours parlé de même), qui se manifestait par quelques petits: — Ma chère, — dits avec cette manière sèche et découpée que les femmes ont seules, et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix que possible, comme: — Vous êtes coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à l'air de votre visage; ou: — Votre corsage poche sous les bras; qui vous a donc fait cette robe? Ou: — Vous avez les yeux bien battus; je vous trouve toute changée; et mille autres menues observations à quoi l'autre ne manquait pas de riposter avec toute la méchanceté désirable quand l'occasion s'en présentait; et, si l'occasion tardait trop, elle s'en faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce qu'on lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant détourné l'attention de l'infante dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans l'ordre habituel.
Je t'ai dit sommairement que j'étais l'amant en pied de la dame rose; cela ne suffit pas pour un homme aussi ponctuel que tu l'es. Tu me demanderas sans doute comment elle s'appelle: quant à son nom, je ne te le dirai pas; mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de la couleur de la robe avec laquelle je l'ai vue pour la première fois, — nous l'appellerons Rosette; c'est un joli nom: ma petite chienne s'appelait comme cela.
Tu voudras savoir de point en point, car tu aimes la précision dans ces sortes de choses, l'histoire de nos amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives j'ai passé du général au particulier, et de l'état de simple spectateur à celui d'acteur; comment, de public que j'étais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il n'y a rien de sinistre dans notre roman; il est couleur de rose, et l'on n'y verse d'autres larmes que celles du plaisir; on n'y rencontre ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cette rapidité si recommandées par Horace; — c'est un véritable roman français. — Toutefois ne va pas t'imaginer que j'ai emporté la place au premier assaut. — La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, n'est pas aussi prodigue de ses faveurs qu'on pourrait le croire d'abord; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les faire acheter; elle sait trop bien aussi ce qu'un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu'une demi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous tout d'abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré.
Pour te conter la chose tout au long, il faut remonter un peu plus haut. Je t'ai fait un récit assez circonstancié de notre première entrevue. J'en ai eu encore une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m'a invité à aller chez elle; je ne me suis pas fait prier, comme tu peux le croire; j'y suis allé avec discrétion d'abord, puis un peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutes les fois que l'envie m'en prenait, et je dois avouer qu'elle m'en prenait au moins trois ou quatre fois par jour.
— La dame, après quelques heures d'absence, me recevait toujours comme si je fusse revenu des Indes orientales; ce à quoi j'étais on ne peut plus sensible, et ce qui m'obligeait à montrer ma reconnaissance d'une manière marquée par les choses les plus galantes et les plus tendres du monde, auxquelles elle répondait de son mieux.
Rosette, puisque nous sommes convenus de l'appeler ainsi, est une femme d'un grand esprit et qui comprend l'homme de la manière la plus aimable; quoiqu'elle ait retardé quelques temps la conclusion du chapitre, je n'ai pas pris une seule fois de l'humeur contre elle: ce qui est vraiment merveilleux; car tu sais les belles fureurs où j'entre lorsque je n'ai pas sur-le-champ ce que je désire, et qu'une femme dépasse le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour se rendre. — Je ne sais pas comment elle a fait; dès la première entrevue elle m'a fait comprendre que je l'aurais, et j'en étais plus sûr que si j'en eusse tenu la promesse écrite et signée de sa main. On dira peut-être que la hardiesse et la facilité de ses manières laissaient le champ libre à la témérité des espérances. Je ne pense pas que ce soit là le véritable motif: j'ai vu quelques femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en quelque sorte, jusqu'à l'ombre d'un doute, qui ne m'ont pas produit cet effet, et auprès desquelles j'avais des timidités et des inquiétudes pour le moins déplacées.
Ce qui fait qu'en général je suis bien moins aimable avec les femmes que je veux avoir qu'avec celles qui me sont indifférentes, c'est l'attente passionnée de l'occasion et l'incertitude où je suis de la réussite de mon projet: cela me donne du sombre et me jette dans une rêverie qui m'ôte beaucoup de mes moyens et de ma présence d'esprit. Quand je vois s'échapper une à une les heures que j'avais destinées à un autre emploi, la colère me gagne malgré moi, et je ne puis m'empêcher de dire des choses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu'à la brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette, je n'ai rien senti de tout cela; jamais, même au moment où elle me résistait le plus, je n'ai eu cette idée qu'elle voulût échapper à mon amour. Je lui ai laissé déployer tranquillement toutes ses petites coquetteries, et j'ai pris en patience les délais assez longs qu'il lui a plu d'apporter à mon ardeur: sa rigueur avait quelque chose de souriant qui vous en consolait autant que possible, et dans ses cruautés les plus hyrcaniennes on entrevoyait un fond d'humanité qui ne vous permettait guère d'avoir une peur bien sérieuse. — Les honnêtes femmes, même lorsqu'elles le sont moins, ont une façon rechignée et dédaigneuse qui m'est parfaitement insupportable. Elles vous ont l'air toujours prêtes à sonner et à vous faire jeter à la porte par leurs laquais; — et il me semble, en vérité, qu'un homme qui prend la peine de faire la cour à une femme (ce qui n'est pas déjà aussi agréable qu'on veut le croire) ne mérite pas d'être regardé de cette manière-là. La chère Rosette n'a pas de ces regards-là, elle; — et je t'assure qu'elle y trouve son profit; — c'est la seule femme avec qui j'aie été moi, et j'ai la fatuité de dire que je n'ai jamais été aussi bien. — Mon esprit s'est déployé librement; et, par l'adresse et le feu de ses répliques, elle m'en a fait trouver plus que je ne m'en croyais et plus que je n'en ai peut-être réellement. — Il est vrai que j'ai été assez peu lyrique, — cela n'est guère possible avec elle; — ce n'est pas cependant qu'elle n'ait son côté poétique, malgré ce que de C*** en a dit; mais elle est si pleine de vie et de force et de mouvement, elle a l'air d'être si bien dans le milieu où elle est qu'on n'a pas envie d'en sortir pour monter dans les nuages. Elle remplit la vie réelle si agréablement et en fait une chose si amusante pour elle et pour les autres que la rêverie n'a rien à vous offrir de mieux.
Chose miraculeuse! voilà près de deux mois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé que lorsque je n'étais pas avec elle. Tu conviendras que cela n'est pas d'une femme médiocre de produire un pareil effet, car habituellement les femmes produisent sur moi l'effet précisément inverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près.
Rosette a le meilleur caractère du monde, avec les hommes s'entend, car avec les femmes elle est méchante comme un diable; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, très originale dans sa manière de parler, et a toujours à vous dire quelques charmantes drôleries auxquelles on ne s'attend pas: — c'est un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel on couche, plutôt qu'une maîtresse; et, si j'avais quelques années de plus et quelques idées romanesques de moins, cela me serait parfaitement égal, et même je m'estimerais le plus fortuné mortel qui soit. Mais… mais… — voilà une particule qui n'annonce rien de bon, et ce diable de petit mot restrictif est malheureusement celui de toutes les langues humaines qui est le plus employé; — mais je suis un imbécile, un idiot, un véritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vais toujours chercher midi à quatorze heures; et, au lieu d'être tout à fait heureux, je ne le suis qu'à moitié; — à moitié, c'est déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant je trouve que ce n'est pas assez.
Aux yeux de tout le monde, j'ai une maîtresse que plusieurs désirent et m'envient, et que personne ne dédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence, et je n'ai plus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il ne me semble pas avoir une maîtresse; je le comprends par raisonnement, mais je ne le sens pas; et, si quelqu'un me demandait inopinément si j'en ai une, je crois que je répondrais que non. — Pourtant la possession d'une femme qui a de la beauté, de la jeunesse et de l'esprit constitue ce que, dans tous les temps et dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse, et je ne pense pas qu'il y ait une autre manière. Cela n'empêche pas que je n'aie les plus étranges doutes à cet égard, et cela est poussé au point que, si plusieurs personnes s'entendaient pour me soutenir que je ne suis pas l'amant favorisé de Rosette, malgré l'évidence palpable de la chose, je finirais par les croire.
Ne va pas imaginer, d'après ce que je te dis, que je ne l'aime pas, ou qu'elle me déplaise en quelque chose: je l'aime au contraire beaucoup et je la trouve ce que tout le monde la trouvera: une jolie et piquante créature. Simplement je ne me sens pas l'avoir, voilà tout. Et pourtant aucune femme ne m'a donné autant de plaisir, et si jamais j'ai compris la volupté, c'est dans ses bras. — Un seul de ses baisers, la plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusqu'à la plante des pieds et fait refluer tout mon sang au coeur. Arrangez tout cela. La chose est pourtant comme je te la conte. Mais le coeur de l'homme est plein de ces absurdités-là; et, s'il fallait concilier toutes les contradictions qu'il renferme, on aurait fort à faire.
D'où cela peut-il venir? En vérité, je ne sais.
Je la vois toute la journée, et même toute la nuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu'il me plaît de lui faire; je l'ai nue ou habillée, à la ville ou à la campagne. Elle est d'une complaisance inépuisable, et entre parfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu'ils soient: un soir, il m'a pris cette fantaisie de la posséder au milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dans la cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grande soirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet et son éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumes sur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habillé en ours; elle y a consenti. — Quand tout fut prêt, les domestiques furent très surpris de recevoir l'ordre de fermer les portes et de ne laisser monter personne; ils n'avaient pas l'air de comprendre le moins du monde, et s'en allèrent avec une mine hébétée qui nous fit bien rire. À coup sûr, ils pensèrent que leur maîtresse était décidément folle; mais ce qu'ils pensaient ou ne pensaient pas ne nous importait guère.
Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie. Te figures-tu l'air que je devais avoir avec mon chapeau à plumes sous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée à garde d'argent et un ruban bleu de ciel à la poignée? Je me suis approché de la belle; et, après lui avoir fait la plus gracieuse révérence, je m'assis à côté d'elle et je l'assiégeai dans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteries exagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstance prenait un relief singulier en passant par mon mufle d'ours; car j'avais une superbe tête en carton peint que je fus bientôt obligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable ce soir-là et tant j'avais envie de lui baiser la main et mieux que la main. La peau suivit la tête à peu de distance; car, n'ayant pas l'habitude d'être ours j'y étouffais très bien et plus qu'il n'était nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tu peux le croire; les plumes tombaient comme une neige autour de ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seins du corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas: les colliers défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamais robe plus fraîche n'a été plus impitoyablement fripée et chiffonnée; la robe était de gaze d'argent, et la doublure de satin blanc. Rosette a déployé dans cette occasion un héroïsme tout à fait au-dessus de son sexe, et qui m'a donné d'elle la plus haute opinion. — Elle a assisté au sac de sa toilette comme un témoin désintéressé, et n'a pas montré un seul instant le moindre regret pour sa robe et ses dentelles; elle était au contraire de la gaieté la plus folle, et aidait elle-même à déchirer et à rompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se dégrafait pas assez vite à mon gré et au sien. — Ne trouves-tu pas cela d'un beau à consigner dans l'histoire à côté des plus éclatantes actions des héros de l'antiquité? C'est la plus grande preuve d'amour qu'une femme puisse donner à son amant que de ne pas lui dire: Prenez garde de me chiffonner ou de me faire des taches, surtout si sa robe est neuve. — Une robe neuve est un plus grand motif de sécurité pour un mari qu'on ne le croit communément. — Il faut que Rosette m'adore, ou qu'elle ait une philosophie supérieure à celle d'Épictète.
Toujours est-il que je crois bien avoir payé à Rosette la valeur de sa robe et au-delà en une monnaie qui, pour n'avoir pas cours chez les marchands, n'en est pas moins estimée et prisée. — Tant d'héroïsme méritait bien une pareille récompense. Au reste, en femme généreuse, elle m'a bien rendu ce que je lui ai donné. — J'ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je ne me croyais pas capable d'en éprouver. Ces baisers sonores mêlés de rires éclatants, ces caresses frémissantes et pleines d'impatience, toutes ces voluptés âcres et irritantes, ce plaisir goûté incomplètement à cause du costume et de la situation, mais plus vif cent fois que s'il eût été sans entraves, me donnèrent tellement sur les nerfs qu'il me prit des spasmes dont j'eus quelque peine à me remettre. — Tu ne saurais t'imaginer l'air tendre et fier dont Rosette me regardait tout en cherchant à me faire revenir, et la manière pleine de joie et d'inquiétude dont elle s'empressait autour de moi: sa figure rayonnait encore du plaisir qu'elle ressentait de produire sur moi un effet semblable en même temps que ses yeux, tout trempés de douces larmes, témoignaient de la peur qu'elle avait de me voir malade et de l'intérêt qu'elle prenait à ma santé. — Jamais elle ne m'a paru aussi belle qu'à ce moment-là. Il y avait quelque chose de si maternel et de si chaste dans son regard que j'oubliai totalement la scène plus qu'anacréontique qui venait de se passer, et me mis à genoux devant elle en lui demandant la permission de baiser sa main; ce qu'elle m'accorda avec une gravité et une dignité singulières.
Assurément, cette femme-là n'est pas aussi dépravée que de C*** le prétend, et qu'elle me l'a paru bien souvent à moi-même; sa corruption est dans son esprit et non pas dans son coeur.
Je t'ai cité cette scène entre vingt autres: il me semble qu'après cela on peut, sans fatuité excessive, se croire l'amant d'une femme. — Eh bien! c'est ce que je ne fais pas. — J'étais à peine de retour chez moi que cette pensée me reprit et se mit à me travailler comme d'habitude. — Je me souvenais parfaitement de tout ce que j'avais fait et vu faire. — Les moindres gestes, les moindres poses, tous les plus petits détails se dessinaient très nettement dans ma mémoire; je me rappelais tout, jusqu'aux plus légères inflexions de voix, jusqu'aux plus insaisissables nuances de la volupté: seulement il ne me paraissait; pas que ce fût à moi plutôt qu'à un autre que toutes ces choses fussent arrivées. Je n'étais pas sûr que ce ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve, ou que je n'eusse lu cela quelque part, ou même que ce ne fût une histoire composée par moi, comme je m'en suis fait bien souvent. Je craignais d'être la dupe de ma crédulité et le jouet de quelque mystification; et, malgré le témoignage de ma lassitude et les preuves matérielles que j'avais couché dehors, j'aurais cru volontiers que je m'étais mis dans mes couvertures à mon heure ordinaire, et que j'avais dormi jusqu'au matin.
Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérir la certitude morale d'une chose dont j'ai la certitude physique. — C'est ordinairement l'inverse qui a lieu et c'est le fait qui prouve l'idée. Je voudrais me prouver le fait par l'idée; je ne le puis; quoique la chose soit assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusqu'à un certain point, d'avoir une maîtresse; mais je ne puis me forcer à croire que j'en aie une tout en l'ayant. Si je n'ai pas en moi la foi nécessaire, même pour une chose aussi évidente, il m'est aussi impossible de croire à un fait aussi simple qu'à un autre de croire à la Trinité. La foi ne s'acquiert pas, et c'est un pur don, une grâce spéciale du ciel.
Jamais personne autant que moi n'a désiré vivre de la vie des autres, et s'assimiler une autre nature; — jamais personne n'y a moins réussi. — Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence; ce n'est pourtant pas le désir de reconnaître leur vie et d'y participer qui me manque. — C'est la puissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit. L'existence ou la non- existence d'une chose ou d'une personne ne m'intéresse pas assez pour que j'en sois affecté d'une manière sensible et convaincante. — La vue d'une femme ou d'un homme qui m'apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve: — il s'agite autour de moi un pâle monde d'ombres et de semblants faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussi parfaitement seul que possible, car aucun n'agit sur moi en bien ou en mal, et ils me paraissent d'une nature tout à fait différente. — Si je leur parle et qu'ils me répondent quelque chose qui ait à peu près le sens commun, je suis aussi surpris que si mon chien ou mon chat prenait tout à coup la parole et se mêlait à la conversation: — le son de leur voix m'étonne toujours, et je croirais très volontiers qu'ils ne sont que de fugitives apparences dont je suis le miroir objectif. Inférieur ou supérieur, à coup sûr je ne suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je ne reconnais que Dieu au-dessus de moi, et d'autres où je me juge à peine l'égal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur son banc de sable; mais dans quelque situation d'esprit que je me trouve, haut ou bas, je n'ai jamais pu me persuader que les hommes étaient vraiment mes semblables. Quand on m'appelle monsieur, ou qu'en parlant de moi on dit: — Cet homme, — cela me paraît fort singulier. Mon nom même me semble un nom en l'air et qui n'est pas mon véritable nom; cependant, si bas qu'il soit prononcé au milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement avec une vivacité convulsive et fébrile dont je n'ai jamais bien pu me rendre compte. — Est-ce la crainte de trouver dans cet homme qui sait mon nom et pour qui le ne suis plus la foule un antagoniste ou un ennemi?
C'est surtout lorsque j'ai vécu avec une femme que j'ai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblement toute alliance et toute miction. Je suis comme une goutte d'huile dans un verre d'eau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamais l'huile ne se pourra lier avec elle; elle se divisera en cent mille petits globules qui se réuniront et remonteront à la surface, au premier moment de calme: la goutte d'huile et le verre d'eau, voilà mon histoire. La volupté même, cette chaîne de diamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui fond les rochers et les métaux de l'âme et les fait retomber en pleurs, comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toute puissante qu'elle est, n'a jamais pu me dompter ou m'attendrir. Cependant j'ai les sens très vifs; mais mon âme est pour mon corps une soeur ennemie, et le malheureux couple, comme tout couple possible, légal ou illégal, vit dans un état de guerre perpétuel. — Les bras d'une femme, ce qui lie le mieux sur la terre, à ce qu'on dit, sont pour moi de bien faibles attaches, et je n'ai jamais été plus loin de ma maîtresse que lorsqu'elle me serrait sur son coeur. — J'étouffais, voilà tout.
Que de fois je me suis coloré contre moi-même! que d'efforts j'ai faits pour ne pas être ainsi! Comme je me suis exhorté à être tendre, amoureux, passionné! que souvent j'ai pris mon âme par les cheveux et l'ai traînée sur mes lèvres au beau milieu d'un baiser!
Quoi que j'aie fait, elle s'est toujours reculée en s'essuyant, aussitôt que je l'ai lâchée. Quel supplice pour cette pauvre âme d'assister aux débauches de mon corps et de s'asseoir perpétuellement à des festins où elle n'a rien à manger!
C'est avec Rosette que j'ai résolu, une fois pour toutes, d'éprouver si je ne suis pas décidément insociable, et si je puis prendre assez d'intérêt dans l'existence d'une autre pour y croire. J'ai poussé les expériences jusqu'à l'épuisement, et je ne me suis pas beaucoup éclairci dans mes doutes. Avec elle, le plaisir est si vif que l'âme se trouve assez souvent, sinon touchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu à l'exactitude des observations. Après tout, j'ai reconnu que cela ne passait pas la peau, et que je n'avais qu'une jouissance d'épiderme à laquelle l'âme ne participait que par curiosité. J'ai du plaisir, parce que je suis jeune et ardent; mais ce plaisir me vient de moi et non d'un autre. La cause est dans moi-même plutôt que dans Rosette.
J'ai beau faire, je n'ai pu sortir de moi une minute.
— Je suis toujours ce que j'étais, c'est-à-dire quelque chose de très ennuyé et de très ennuyeux, qui me déplaît fort. Je n'ai pu venir à bout de faire entrer dans ma cervelle l'idée d'un autre, dans mon âme le sentiment d'un autre, dans mon corps la douleur ou la jouissance d'un autre. — Je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible: le prisonnier veut s'échapper, les murs ne demandent pas mieux que de crouler, les portes que de s'ouvrir pour lui livrer passage; je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et chaque verrou dans ses ferrures; il m'est aussi impossible d'admettre quelqu'un chez moi que d'aller moi-même chez les autres; je ne saurais ni faire ni recevoir de visites et je vis dans le plus triste isolement au milieu de la foule: mon lit peut n'être pas veuf, mais mon coeur l'est toujours.
Ah! ne pouvoir s'augmenter d'une seule parcelle, d'un seul atome; ne pouvoir faire couler le sang des autres dans ses veines; voir toujours de ses yeux, ni plus clair, ni plus loin, ni autrement; entendre les sons avec les mêmes oreilles et la même émotion; toucher avec les mêmes doigts; percevoir des choses variées avec un organe invariable; être condamné au même timbre de voix, au retour des mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et ne pouvoir s'en aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelque coin où l'on ne se suive pas; être forcé de se garder toujours, de dîner et de coucher avec soi, — d'être le même homme pour vingt femmes nouvelles; traîner, au milieu des situations les plus étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous savez le rôle par coeur; penser les mêmes choses, avoir les mêmes rêves: — quel supplice, quel ennui!
J'ai désiré le cor des frères Tangut, le chapeau de Fortunatus, le bâton d'Abaris, l'anneau de Gygès; j'aurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la main d'une fée, mais je n'ai jamais rien tant souhaité que de rencontrer sur la montagne, comme Tirésias le devin, ces serpents qui font changer de sexe; et ce que j'envie le plus aux dieux monstrueux et bizarres de l'Inde, ce sont leurs perpétuels _avatars _et leurs transformations innombrables.
J'ai commencé par avoir envie d'être un autre homme; — puis, faisant réflexion que je pouvais par l'analogie prévoir à peu près ce que je sentirais, et alors ne pas éprouver la surprise et le changement attendus, j'aurais préféré d'être femme; cette idée m'est toujours venue, lorsque j'avais une maîtresse qui n'était pas laide; car une femme laide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs j'aurais volontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pas avoir la conscience de l'effet qu'on produit et de ne juger de la jouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoup d'autres m'ont souvent donné, dans les moments où il était le plus déplacé, un air méditatif et rêveur qui m'a fait accuser bien à tort vraiment de froideur et d'infidélité.
Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort heureusement, me croit l'homme le plus amoureux de la terre; elle prend cette impuissante _fureur _pour une fureur de passion, et elle se prête de son mieux à tous les caprices expérimentaux qui me passent par la tête.
J'ai fait tout ce que j'ai pu pour me convaincre de sa possession: j'ai tâché de descendre dans son coeur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche de l'escalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré l'intimité de nos relations corporelles, je sens bien qu'il n'y a rien de commun entre nous. Jamais une idée pareille aux miennes n'a ouvert ses ailes dans cette tête jeune et souriante; jamais ce coeur de vie et de feu, qui soulève palpitant une gorge si ferme et si pure, n'a battu à l'unisson de mon coeur. Mon âme ne s'est jamais unie avec cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes d'épervier, n'a pas embrassé Psyché sur son beau front d'ivoire. Non! — cette femme n'est pas ma maîtresse.
Si tu savais tout ce que j'ai fait pour forcer mon âme à partager l'amour de mon corps! avec quelle furie j'ai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans ses cheveux, et comme j'ai serré étroitement sa taille ronde et souple. Comme l'antique Salmacis, l'amoureuse du jeune Hermaphrodite, je tâchais de fondre son corps avec le mien; je buvais son haleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder du calice trop plein de ses yeux. Plus nos corps s'enlaçaient et plus nos étreintes étaient intimes, moins je l'aimais. Mon âme, assise tristement, regardait d'un air de pitié ce déplorable hymen où elle n'était pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleurait silencieusement sous le pan de son manteau. — Tout cela tient peut-être à ce que réellement je n'aime pas Rosette, toute digne d'être aimée qu'elle soit, et quelque envie que j'en aie.
Pour me débarrasser de l'idée que j'étais moi, je me suis composé des milieux très étranges, où il était tout à fait improbable que je me rencontrasse, et j'ai tâché, ne pouvant jeter mon individualité aux orties, de la dépayser de façon qu'elle ne se reconnût plus. J'y ai assez médiocrement réussi, et ce diable de moi me suit obstinément; il n'y a pas moyen de s'en défaire; — je n'ai pas la ressource de lui faire dire, comme aux autres importuns, que je suis sorti ou que je suis allé à la campagne.
J'ai eu ma maîtresse au bain, et j'ai fait le Triton de mon mieux. — La mer était une fort grande cuve de marbre. — Quant à la Néréide, ce qu'elle faisait voir accusait l'eau, toute transparente qu'elle fût, de ne pas l'être encore assez pour l'exquise beauté des choses qu'elle cachait. — Je l'aie eue la nuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique.
Cela serait fort commun à Venise, mais ici cela l'est fort peu. — Dans sa voiture lancée au grand galop, au milieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôt illuminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profonde obscurité… — C'est une manière qui ne manque pas d'un certain piquant, et je te conseille d'en user: mais j'oubliais que tu es un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans de pareils raffinements. — Je suis entré chez elle par la fenêtre, ayant la clef de la porte dans ma poche. — Je l'ai fait venir chez moi en plein jour, et enfin je l'ai compromise de telle façon que personne maintenant (excepté moi, bien entendu) ne doute qu'elle ne soit ma maîtresse.
À cause de toutes ces inventions qui, si je n'étais aussi jeune, auraient l'air des ressources d'un libertin blasé, Rosette m'adore principalement et par-dessus tous autres. Elle y voit l'ardeur d'un amour pétulant que rien ne peut contenir, et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elle y voit l'effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphe de sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu'elle eût raison, et ce n'est point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, si elle ne l'a pas.
Le seul tort que j'aie envers elle, c'est d'être moi. Si je lui disais cela, l'enfant répondrait bien vite que c'est précisément mon plus grand mérite à ses yeux; ce qui serait plus obligeant que sensé.
Une fois, — c'était dans les commencements de notre liaison, — j'ai cru être arrivé à mon but, une minute j'ai cru avoir aimé; — j'ai aimé. — Ô mon ami! je n'ai vécu que cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, je fusse devenu un dieu — Nous étions sortis tous les deux à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige qui a l'air d'une licorne, tant elle a les pieds déliés et l'encolure svelte. Nous suivions une grande allée d'ormes d'une hauteur prodigieuse; le soleil descendait sur nous, tiède et blond, tamisé par les déchiquetures du feuillage, — des losanges d'outremer scintillaient par places dans des nuages pommelés, de grandes lignes d'un bleu pâle jonchaient les bords de l'horizon et se changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsqu'elles se rencontraient avec les tons orangés du couchant. — L'aspect du ciel était charmant et singulier; la brise nous apportait je ne sais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. — De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversait l'allée en chantant. - - La cloche d'un village que l'on ne voyait pas sonnait doucement l'Angélus, et les sons argentins, qui ne nous arrivaient qu'atténués par l'éloignement, avaient une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte d'une manière si égale que l'une ne dépassait pas l'autre. — Mon coeur se dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. — Je n'avais jamais été si heureux. Je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtant nous ne nous étions jamais aussi bien entendus. — Nous étions si près l'un de l'autre que ma jambe touchait le ventre du cheval de Rosette. Je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sa taille; elle fit le même mouvement de son côté, et renversa sa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent; ô quel chaste et délicieux baiser! — Nos chevaux marchaient toujours avec leur bride flottante sur le cou. — Je sentais le bras de Rosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. — Moi- même je faiblissais et j'étais près de m'évanouir. — Ah! je t'assure que dans ce moment-là je ne songeais guère si j'étais moi ou un autre. Nous allâmes ainsi jusqu'au bout de l'allée, où un bruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position; c'étaient des gens de connaissance aussi à cheval qui vinrent à nous et nous parlèrent. Si j'avais eu des pistolets, je crois que j'aurais tiré sur eux.
Je les regardais d'un air sombre et furieux, qui aura dû leur paraître bien singulier. — Après tout, j'avais tort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils m'avaient rendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point, au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleur ou s'affaisser sous sa violence. — C'est une science que l'on ne regarde pas avec tout le respect qu'on lui doit que celle de s'arrêter à temps. — Quelquefois, en étant couché avec une femme, on lui passe le bras sous la taille: c'est d'abord une grande volupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce et veloutée de ses reins, l'ivoire poli de ses flancs et de refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. — La belle s'endort dans cette position amoureuse et charmante; la cambrure de ses reins devient moins prononcée; sa gorge s'apaise; son flanc est soulevé par la respiration plus large et plus régulière du sommeil; ses muscles se dénouent, sa tête roule dans ses cheveux. — Cependant votre bras est plus pressé, vous commencez à vous apercevoir que c'est une femme et non pas une sylphide: — mais vous n'ôteriez votre bras pour rien au monde, il y a beaucoup de raisons pour cela: la première, c'est qu'il est assez dangereux de réveiller une femme avec qui l'on est couché; il faut être en état de substituer au rêve délicieux qu'elle fait sans doute une réalité encore plus délicieuse; la seconde, c'est qu'en la priant de se soulever pour retirer votre bras vous lui dites d'une manière indirecte qu'elle est lourde et qu'elle vous gêne, ce qui n'est pas honnête, ou bien vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué, chose extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infiniment dans son esprit; — la troisième est que, comme l'on a eu du plaisir dans cette position, l'on croit qu'en la gardant on pourra en éprouver encore, en quoi l'on se trompe. - - Le pauvre bras se trouve pris sous la masse qui l'opprime, le sang s'arrête, les nerfs sont tiraillés, et l'engourdissement vous picote avec ses millions d'aiguilles: vous êtes une manière de petit Milon Crotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinité représentent assez exactement les deux parties de l'arbre qui se sont rejointes. — Le jour vient enfin, qui vous délivre de ce martyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plus d'empressement qu'aucun mari n'en met à descendre de l'échafaud nuptial.
Ceci est l'histoire de bien des passions.
— C'est celle de tous les plaisirs.
Quoi qu'il en soit, — malgré l'interruption ou à cause de l'interruption, jamais volupté pareille n'a passé sur ma tête: je me sentais réellement un autre. L'âme de Rosette était entrée tout entière dans mon corps. — Mon âme m'avait quitté et remplissait son coeur comme son âme à elle remplissait le mien. — Sans doute, elles s'étaient rencontrées au passage dans ce long baiser équestre, comme Rosette l'a appelé depuis (ce qui m'a fâché par parenthèse), et s'étaient traversées et confondues aussi intimement que le peuvent faire les âmes de deux créatures mortelles sur un grain de boue périssable.
Les anges doivent assurément s'embrasser ainsi, et le vrai paradis n'est pas au ciel, mais sur la bouche d'une personne aimée.
J'ai attendu vainement une minute pareille, et j'en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souvent nous promener à cheval dans l'allée du bois, par de beaux couchers de soleil; les arbres avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni: le chant des oiseaux nous paraissait aigre et discordant, l'harmonie n'était plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. — Hélas! nos lèvres seules se joignaient, et ce n'était que le spectre de l'ancien baiser. — Le beau, le sublime, le divin, le seul vrai baiser que j'aie donné et reçu en ma vie était envolé à tout jamais. — Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec un fond de tristesse inexprimable. — Rosette, toute gaie et folâtre qu'elle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plissée qui vaut au moins son sourire.
Il n'y a guère que la fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup, jusqu'à ce que nous ayons atteint la dose qu'il nous faut; alors nous commençons à rire et à nous moquer du meilleur coeur de ce que nous appelons notre sentimentalité.
Nous rions, — parce que nous ne pouvons pleurer. — Ah! qui pourra faire germer une larme au fond de mon oeil tari?
Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là? Il me serait bien difficile de le dire. J'étais pourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n'était pas la première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas autrement touchés que la vue d'un tableau que l'on admire, selon que les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plus d'une allée d'ormes et de marronniers dans le monde, et celle-là n'était pas la première que nous parcourions; qui donc nous y a fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait les feuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, qui avait doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutes ces gouttes d'eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une harmonie si douce aux sons d'une cloche habituellement discordante, et aux piaillements de je ne sais quels oisillons? — Il fallait qu'il y eût dans l'air une poésie bien pénétrante puisque nos chevaux mêmes paraissaient la sentir.
Rien au monde cependant n'était plus pastoral et plus simple: quelques arbres, quelques nuages, cinq ou six brins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur le tout comme un chevron d'or sur un blason. — Il n'y avait d'ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. Je me reconnaissais bien. Je n'étais jamais venu dans cet endroit, mais je me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et la position des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel, s'envolait dans la même direction; cette petite cloche argentine, que j'entendais pour la première fois, avait bien souvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voix d'amie; j'avais, sans y être jamais passé, parcouru cette allée bien des fois avec des princesses montées sur des licornes; les plus voluptueux de mes rêves s'y allaient promener tous les soirs, et mes désirs s'y étaient donné des baisers absolument pareils à celui échangé par moi et Rosette. — Ce baiser n'avait rien de nouveau pour moi; mais il était tel que j'avais pensé qu'il serait. C'est peut-être la seule fois de ma vie que je n'ai pas été désappointé, et que la réalité m'a paru aussi belle que l'idéal. — Si je pouvais trouver une femme, un paysage, une architecture, quelque chose qui répondit à mon désir intime aussi parfaitement que cette minute-là a répondu à la minute que j'avais rêvée, je n'aurais rien à envier aux dieux, et je renoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. — Mais, en vérité, je ne crois pas qu'un homme de chair pût résister une heure à des voluptés si pénétrantes; deux baisers comme cela pomperaient une existence entière, et feraient vide complet dans une âme et dans un corps. — Ce n'est pas cette considération-là qui m'arrêterait; car, ne pouvant prolonger ma vie indéfiniment, il m'est égal de mourir, et j'aimerais mieux mourir de plaisir que de vieillesse ou d'ennui. Mais cette femme n'existe pas. — Si, elle existe; — je n'en suis peut-être séparé que par une cloison. — Je l'ai peut-être coudoyée hier ou aujourd'hui.
Que manque-t-il à Rosette pour être cette femme-là? — Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité me fait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je n'aime pas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieux ouvrés; ses doigts sont assez effilés pour faire honneur aux plus belles et aux plus riches bagues; le rubis rougirait de plaisir de briller au bout vermeil de son oreille délicate; sa taille pourrait ceindre le ceste de Vénus; mais c'est l'amour seul qui sait nouer l'écharpe de sa mère.
Tout le mérite qu'a Rosette est en elle, je ne lui ai rien prêté. Je n'ai pas jeté sur sa beauté ce voile de perfection dont l'amour enveloppe la personne aimée; — le voile d'Isis est un voile transparent à côté de celui-là. — Il n'y a que la satiété qui en puisse lever le coin.
Je n'aime pas Rosette; du moins l'amour que j'ai pour elle, si j'en ai, ne ressemble pas à l'idée que je me suis faite de l'amour. — Après cela mon idée n'est peut-être pas juste. Je n'ose rien décider. Toujours est-il qu'elle me rend tout à fait insensible au mérite des autres femmes, et je n'ai désiré personne avec un peu de suite depuis que je la possède. — Si elle a à être jalouse, ce n'est que de fantômes, ce dont elle s'inquiète assez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutable rivale; c'est une chose dont, avec toute sa finesse, elle ne s'apercevra probablement jamais.
Si les femmes savaient cela! — Que d'infidélités l'amant le moins volage fait à la maîtresse la plus adorée! — Il est à présumer que les femmes nous le rendent et au-delà; mais elles font comme nous, et n'en disent rien. — Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sous les fioritures et les broderies. — Bien souvent les baisers qu'on lui donne ne sont pas pour elle; c'est l'idée d'une autre femme que l'on embrasse dans sa personne, et elle profite plus d'une fois (si cela peut s'appeler un profit) des désirs inspirés par une autre. Ah! que de fois, pauvre Rosette, tu as servi de corps à mes rêves et donné une réalité à tes rivales; que d'infidélités dont tu as été involontairement la complice! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras te serraient avec tant de force, où ma bouche s'unissait le plus étroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour n'y étaient pour rien, que ton idée était à mille lieues de moi; si l'on t'avait dit que ces yeux, voilés d'amoureuses langueurs, ne s'abaissaient que pour ne pas te voir et ne pas dissiper l'illusion que tu ne servais qu'à compléter, et qu'au lieu d'être une maîtresse tu n'étais qu'un instrument de volupté, un moyen de tromper un désir impossible à réaliser!
Ô célestes créatures, belles vierges frêles et diaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains de lis sur les tableaux à fond d'or des vieux maîtres allemands, saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucement au milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondes et si fraîches de la cloche des fleurs! — ô vous, belles courtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des lits semés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos bracelets et vos colliers de grosses perles, votre éventail et vos miroirs où le couchant accroche dans l'ombre une flamboyante paillette! — brunes filles du Titien, qui nous étalez si voluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes et dures, vos ventres polis et vos reins souples et musculeux! — antiques déesses, qui dressez votre blanc fantôme sous les ombrages du jardin! — vous faites partie de mon sérail; je vous ai possédées tour à tour. — Sainte Ursule, j'ai baisé tes mains sur les belles mains de Rosette; — j'ai joué avec les noirs cheveux de la Muranèse, et jamais Rosette n'a eu tant de peine à se recoiffer; virginale Diane, j'ai été avec toi plus qu'Actéon, et je n'ai pas été changé en cerf: c'est moi qui ai remplacé ton bel Endymion! — Que de rivales dont on ne se défie pas, et dont on ne peut se venger! encore ne sont-elles pas toujours peintes ou sculptées!
Femmes, quand vous voyez votre amant devenir plus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec une émotion extraordinaire; quand il plongera sa tête dans vos genoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides et errants; quand la jouissance ne fera qu'augmenter son désir, et qu'il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s'il craignait de l'entendre, soyez certaines qu'il ne sait seulement pas si vous êtes là; qu'il a, en ce moment, rendez-vous avec une chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. — Bien des chambrières ont profité de l'amour qu'inspiraient des reines. — Bien des femmes ont profité de l'amour qu'inspiraient des déesses, et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à l'idole idéale. C'est pourquoi les poètes prennent habituellement d'assez sales guenipes pour maîtresses. — On peut coucher dix ans avec une femme sans l'avoir jamais vue; — c'est l'histoire de beaucoup de grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ont fait l'étonnement du monde.
Je n'ai fait à Rosette que des infidélités de ce genre-là. Je ne l'ai trahie que pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n'ai pas sur la conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sans être amoureux de personne, je désirerais l'être de quelqu'un. — Je ne cherche pas l'occasion, et je ne serais pas fâché qu'elle vînt; si elle venait, je ne m'en servirais peut-être pas, car j'ai la conviction intime qu'il en serait de même avec une autre, et j'aime mieux qu'il en soit ainsi avec Rosette qu'avec toute autre; car, la femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon plein d'esprit, et très agréablement démoralisé; et cette considération n'est pas une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdre l'amie.
Chapitre 4
Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, — oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon en pied de madame Rosette? Cela est du dernier beau. Je ne me serais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Nous sommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il n'y a que des tourterelles pour avoir de ces tendresses-là. Avons-nous roucoulé! nous sommes-nous becquetés! quels enlacements de lierre! quelle existence à deux! Rien au monde n'était plus touchant, et nos deux pauvres petits coeurs auraient pu se mettre sur un cartel, enfilés par la même broche, avec une flamme en coup de vent.
Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, — la porte toujours fermée à tout le monde; — n'y a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que d'y songer! Eh bien! c'est une chose qu'il faut dire à la gloire de l'incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Je ne crois pas qu'il soit possible d'occuper d'une manière plus soutenue et plus amusante un homme qui n'a point de passion, et Dieu sait quel terrible désoeuvrement est celui qui provient d'un coeur vide! On ne peut se faire une idée des ressources de cette femme. — Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis de son coeur, car elle m'aime à l'adoration. — Avec quel art elle profite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire un incendie! comme elle dirige habilement les petits mouvements de l'âme! comme elle fait tourner la langueur en rêverie tendre! et par combien de chemins détournés fait-elle revenir à elle l'esprit qui s'en éloigne! — C'est merveilleux!
— Et je l'admire comme un des plus hauts génies qui soient.
Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment la sorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m'avait forcé à lui dire des choses galantes, quoique je n'en eusse pas la moindre envie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon coeur, quoique je fusse d'une colère épouvantable. A-t-on une idée d'une tyrannie pareille? — Cependant, si habile qu'elle soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernière quinzaine, il m'est arrivé assez souvent, ce que je n'avais jamais fait jusque- là, d'ouvrir les livres qui sont sur la table, et d'en lire quelques lignes dans les interstices de la conversation. Rosette l'a remarqué et en a conçu un effroi qu'elle a eu peine à dissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet. J'avoue que je les regrette, quoique je n'ose pas les redemander. — L'autre jour, — symptôme effrayant! — quelqu'un est venu pendant que nous étions ensemble, et, au lieu d'enrager comme je faisais dans les commencements, j'en ai éprouvé une espèce de joie. J'ai presque été aimable: j'ai soutenu la conversation que Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur s'en allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire qu'il ne manquait pas d'esprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fit souvenir qu'il y avait deux mois que je l'avais précisément trouvé stupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi je n'eus rien à répondre, car en vérité je l'avais dit; et j'avais cependant raison, malgré ma contradiction apparente: car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et la seconde fois il venait au secours d'une conversation épuisée et languissante (d'un côté du moins), et m'évitait, pour ce jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à jouer.
Voilà où nous en sommes; — la position est grave, — surtout quand il y en a un des deux qui est encore épris et qui s'attache désespérément aux restes de l'amour de l'autre. Je suis dans une perplexité grande. — Quoique je ne sois pas amoureux de Rosette, j'ai pour elle une très grande affection, et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. — Je veux qu'elle croie, aussi longtemps que possible, que je l'aime.
En reconnaissance de toutes ces heures qu'elle a rendues ailées, en reconnaissance de l'amour qu'elle m'a donné pour du plaisir, je le veux. — Je la tromperai; mais une tromperie agréable ne vaut- elle pas mieux qu'une vérité affligeante? — car jamais je n'aurai le coeur de lui dire que je ne l'aime pas. — La vaine ombre d'amour dont elle se repaît lui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectre avec tant d'ivresse et d'effusion que je n'ose le faire évanouir; cependant j'ai peur qu'elle ne s'aperçoive à la fin que ce n'est après tout qu'un fantôme. Ce matin nous avons eu ensemble un entretien que je vais rapporter sous sa forme dramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de ne pouvoir prolonger notre liaison bien longtemps.
La scène représente le lit de Rosette. Un rayon de soleil plonge à travers les rideaux: il est dix heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur de m'éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coude et penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je vois tout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heure que je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute déchirée: la nuit a été orageuse; ses cheveux s'échappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussi jolie que peut l'être une femme que l'on n'aime point et avec qui l'on est couché.