Mademoiselle de Maupin
ROSETTE, _voyant que je ne dors plus. — Ô _le vilain dormeur!
Moi, baillant. — Haaa!
ROSETTE. — Ne bâillez donc pas comme cela, ou je ne vous embrasserai pas de huit jours.
Moi. — Ouf!
ROSETTE. — Il paraît, monsieur, que vous ne tenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse?
Moi. — Si fait.
ROSETTE. — Comme vous dites cela d'une manière dégagée! — C'est bon; vous pouvez compter que, d'ici à huit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. — C'est aujourd'hui mardi: ainsi à mardi prochain.
Moi. — Bah!
ROSETTE. — Comment Bah!
Moi. — Oui, bah! tu m'embrasseras avant ce soir, ou je meurs.
ROSETTE. — Vous mourrez! Est-il fat? Je vous ai gâté, monsieur.
Moi. — Je vivrai. — Je ne suis pas fat et tu ne m'as pas gâté, au contraire. — D'abord, le demande la suppression du _monsieur; _je suis assez de tes connaissances pour que tu m'appelles par mon nom et que tu me tutoies.
ROSETTE. — Je t'ai gâté, d'Albert!
Moi. — Bien. — Maintenant approche ta bouche.
ROSETTE. — Non, mardi prochain.
Moi. — Allons donc! est-ce que nous ne nous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main? nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. — Çà, votre bouche, mon infante, ou je m'en vais attraper un torticolis.
ROSETTE. — Point.
Moi. — Ah! vous voulez qu'on vous viole, mignonne; pardieu! l'on vous violera. — La chose est faisable, quoique peut-être elle n'ait pas encore été faite.
ROSETTE. — Impertinent!
Moi. — Remarque, ma toute belle, que je t'ai fait la galanterie d'un _peut-être; _c'est fort honnête de ma part. — Mais nous nous éloignons du sujet. Penche ta tête. Voyons: qu'est-ce que cela, ma sultane favorite? et quelle mine maussade nous avons! Nous voulons baiser un sourire et non pas une moue.
ROSETTE, _se baissant pour m'embrasser. — _Comment veux-tu que je rie? tu me dis des choses si dures!
Moi. — Mon intention est de t'en dire de fort tendres. —
Pourquoi veux-tu que je te dise des choses dures?
ROSETTE. — Je ne sais —; mais vous m'en dites.
Moi. — Tu prends pour des duretés des plaisanteries sans conséquence.
ROSETTE. — Sans conséquence! Vous appelez cela sans conséquence? tout en a en amour. — Tenez, j'aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vous faites.
Moi — Tu voudrais donc me voir pleurer?
ROSETTE. — Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre. On ne vous demande pas de pleurer, mais de parler raisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur qui vous va fort mal.
Moi. — Il m'est impossible de parler raisonnablement et de ne pas persifler; alors je vais te battre, puisque c'est dans tes goûts.
ROSETTE. — Faites.
Moi, lui _donnant quelques petites tapes sur les épaules. — _J'aimerais mieux me couper la tête moi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleu la blancheur de ce dos charmant. — Ma déesse, quel que soit le plaisir qu'une femme ait à être battue, en vérité, vous ne le serez point.
ROSETTE. — Vous ne m'aimez plus.
Moi. — Voici qui ne découle pas très directement de ce qui précède; cela est à peu près aussi logique que de dire: — Il pleut, donc ne me donnez pas mon parapluie; ou: Il fait froid, ouvrez la fenêtre.
ROSETTE. — Vous ne m'aimez pas, vous ne m'avez jamais aimée.
Moi. — Ah! la chose se complique: vous ne m'aimez plus et vous ne m'avez jamais aimée. Ceci est passablement contradictoire: comment puis-je cesser de faire une chose que je n'ai jamais commencée? — Tu vois bien, petite reine, que tu ne sais ce que tu dis et que tu es très parfaitement absurde.
ROSETTE. — J'avais tant envie d'être aimée de vous que j'ai aidé moi-même à me faire illusion. On croit aisément ce que l'on désire; mais maintenant je vois bien que je me suis trompée. — Vous vous êtes trompé vous-même; vous avez pris un goût pour de l'amour, et du désir pour de la passion. — La chose arrive tous les jours. Je ne vous en veux pas: il n'a pas dépendu de vous que vous ne soyez amoureux; c'est à mon peu de charmes que je dois m'en prendre. J'aurais dû être plus belle, plus enjouée, plus coquette; j'aurais dû tâcher de monter jusqu'à toi, ô mon poète! au lieu de vouloir te faire descendre jusqu'à moi: j'ai eu peur de te perdre dans les nuages, et j'ai craint que ta tête ne me dérobât ton coeur. — Je t'ai emprisonné dans mon amour, et j'ai cru, en me donnant à toi tout entière, que tu en garderais quelque chose…
Moi. — Rosette, recule-toi un peu; ta cuisse me brûle, — tu es comme un charbon ardent.
ROSETTE. — Si je vous gêne, je vais me lever. — Ah! coeur de rocher, les gouttes d'eau percent la pierre, et mes larmes ne te peuvent pénétrer. (Elle pleure.)
Moi. — Si vous pleurez comme cela, vous allez assurément changer notre lit en baignoire. — Que dis-je, en baignoire? en océan. — Savez-vous nager, Rosette?
ROSETTE. — Scélérat!
Moi. — Allons, voilà que je suis un scélérat! Vous me flattez, Rosette, je n'ai point cet honneur: je suis un bourgeois débonnaire, hélas! et je n'ai pas commis le plus petit crime; j'ai peut-être fait une sottise, qui est de vous avoir aimée éperdument: voilà tout. — Voulez-vous donc à toute force m'en faire repentir? — Je vous ai aimée, et je vous aime le plus que je peux. Depuis que je suis votre amant, j'ai toujours marché dans votre ombre: je vous ai donné tout mon temps, mes jours et mes nuits. Je n'ai point fait de grandes phrases avec vous, parce que je ne les aime qu'écrites; mais je vous ai donné mille preuves de ma tendresse. Je ne vous parlerai pas de la fidélité la plus exacte, cela va sans dire; enfin je suis maigri de sept quarterons depuis que vous êtes ma maîtresse. Que voulez-vous de plus? Me voilà dans votre lit; j'y étais hier, j'y serai demain. Est-ce ainsi que l'on se conduit avec les gens que l'on n'aime pas? Je fais tout ce que tu veux; tu dis: Allons, je vais; restons, je reste; je suis le plus admirable amoureux du monde, ce me semble.
ROSETTE. — C'est précisément ce dont je me plains, — le plus parfait amoureux du monde en effet.
Moi. — Qu'avez-vous à me reprocher?
ROSETTE. — Rien, et j'aimerais mieux avoir à me plaindre de vous.
Moi. — Voici une étrange querelle.
ROSETTE. — C'est bien pis. — Vous ne m'aimez pas. — Je n'y puis rien, ni vous non plus. — Que voulez-vous qu'on fasse à cela? Assurément, je préférerais avoir quelque faute à vous pardonner. - - Je vous gronderais, vous vous excuseriez tant bien que mal, et nous nous raccommoderions.
Moi. — Ce serait tout bénéfice pour toi. Plus le crime serait grand, plus la réparation serait éclatante.
ROSETTE. — Vous savez bien, monsieur, que je ne suis pas encore réduite à employer cette ressource et que si je voulais tout à l'heure, quoique vous ne m'aimiez pas, et que nous nous querellions…
Moi. — Oui, je conviens que c'est un pur effet de ta clémence… Veuille donc un peu; cela vaudrait mieux que de syllogiser à perte de vue comme nous faisons.
ROSETTE. — Vous voulez couper court à une conversation qui vous embarrasse; mais, s'il vous plaît, mon bel ami, nous nous contenterons de parler.
Moi. — C'est un régal peu cher. — Je t'assure que tu as tort; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toi des choses…
ROSETTE. — Que vous m'exprimerez une autre fois.
Moi. — Oh çà, — mon adorable, vous êtes donc une petite tigresse d'Hyrcanie, vous êtes aujourd'hui d'une cruauté non pareille! — Est-ce que cette démangeaison vous est venue, de vous faire vestale? — Le caprice serait original.
ROSETTE. — Pourquoi pas? l'on en a vu de plus bizarres; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous. — Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu'aux gens qui m'aiment ou dont je crois être aimée. — Vous n'êtes dans aucun de ces deux cas. — Permettez que je me lève.
Moi. — Si tu te lèves, je me lèverai aussi. — Tu auras la peine de te recoucher: voilà tout.
ROSETTE. — Laissez-moi!
Moi. — Pardieu non!
ROSETTE, _se débattant. — _Oh! vous me lâcherez!
Moi. — J'ose, madame, vous assurer le contraire.
ROSETTE, _voyant qu'elle n'est pas la plus forte. — _Eh bien! je reste; vous me serrez le bras d'une force!… Que voulez-vous de moi?
Moi. — Je pense que vous le savez. — Je ne me permettrais pas de dire ce que je me permets de faire; je respecte trop la décence.
ROSETTE, _déjà dans l'impossibilité de se défendre. — _À condition que tu m'aimeras beaucoup… Je me rends.
Moi. — Il est un peu tard pour capituler, lorsque l'ennemi est déjà dans la place.
ROSETTE, _me jetant les bras autour du cou, à moitié pâmée. — _Sans condition… Je m'en remets à ta générosité.
Moi. — Tu fais bien.
Ici, mon cher ami, je pense qu'il ne serait pas hors de propos de mettre une ligne de points, car le reste de ce dialogue ne se pourrait guère traduire que par des onomatopées.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Le rayon de soleil, depuis le commencement de cette scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Une odeur de tilleul arrive du jardin, suave et pénétrante. Le temps est le plus beau qui se puisse voir; le ciel est bleu comme la prunelle d'une Anglaise. Nous nous levons, et, après avoir déjeuné de grand appétit, nous allons faire une longue promenade champêtre. La transparence de l'air, la splendeur de la campagne et l'aspect de cette nature en joie m'ont jeté dans l'âme assez de sentimentalité et de tendresse pour faire convenir Rosette qu'au bout du compte j'avais une manière de coeur tout comme un autre.
N'as-tu jamais remarqué comme l'ombre des bois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantes perspectives, l'odeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage de l'églogue et de la description, dont nous sommes convenus de nous moquer, n'en conserve pas moins sur nous, si dépravés que nous soyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible de résister? Je te confierai, sous le sceau du plus grand secret, que je me suis surpris tout récemment encore dans l'attendrissement le plus provincial à l'endroit du rossignol qui chantait. — C'était dans le jardin de ***; le ciel, quoiqu'il fit tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle du plus beau jour; il était si profond et si transparent que le regard pénétrait aisément jusqu'à Dieu. Il me semblait voir flotter les derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuosités du chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grand arbre la cachait entièrement; elle criblait son noir feuillage d'un million de petits trous lumineux, et y attachait plus de paillettes que n'en eut jamais l'éventail d'une marquise. Un silence plein de bruits et de soupirs étouffés se faisait entendre par tout le jardin (ceci ressemble peut-être à du pathos, mais ce n'est pas ma faute); quoique je ne visse rien que la lueur bleue de la lune, il me semblait être entouré d'une population de fantômes inconnus et adorés, et je ne me sentais pas seul, bien qu'il n'y eût plus que moi sur la terrasse. — Je ne pensais pas, je ne rêvais pas, j'étais confondu avec la nature qui m'environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiter avec l'eau, reluire avec le rayon, m'épanouir avec la fleur; je n'étais pas plus moi que l'arbre, l'eau ou la belle-de- nuit. J'étais tout cela, et je ne crois pas qu'il soit possible d'être plus absent de soi-même que je l'étais à cet instant-là. Tout à coup, comme s'il allait arriver quelque chose d'extraordinaire, la feuille s'arrêta au bout de la branche, la goutte d'eau de la fontaine resta suspendue en l'air et n'acheva pas de tomber. Le filet d'argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin: mon coeur seul battait avec une telle sonorité qu'il me semblait remplir de bruit tout ce grand espace. — Mon coeur cessa de battre, et il se fit un tel silence que l'on eût entendu pousser l'herbe et prononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol, qui probablement n'attendait que cet instant pour commencer à chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguë et éclatante que je l'entendis par la poitrine autant que par les oreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin, vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autres notes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. — Je comprenais parfaitement ce qu'il disait, comme si j'eusse eu le secret du langage des oiseaux. C'était l'histoire des amours que je n'ai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire n'a été plus exacte et plus vraie. Il n'omettait pas le plus petit détail, la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je n'avais pas pu me dire, il m'expliquait ce que je n'avais pu comprendre; il donnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantôme jusqu'alors muet. Je savais que j'étais aimé, et la roulade la plus langoureusement filée m'apprenait que je serais heureux bientôt. Il me semblait voir à travers les trilles de son chant et sous la pluie de notes s'étendre vers moi, dans un rayon de lune, les bras blancs de ma bien-aimée. Elle s'élevait lentement avec le parfum du coeur d'une large rose à cent feuilles. — Je n'essayerai pas de te décrire sa beauté. Il est des choses auxquelles les mots se refusent. Comment dire l'indicible? comment peindre ce qui n'a ni forme ni couleur? comment noter une voix sans timbre et sans paroles?
— Jamais je n'ai eu tant d'amour dans le coeur; j'aurais pressé la nature sur mon sein, je serrais le vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur une taille de vierge; je donnais des baisers à l'air qui passait sur mes lèvres; je nageais dans les effluves qui sortaient de mon corps rayonnant. Ah! si Rosette se fût trouvée là! quel adorable galimatias je lui eusse débité! Mais les femmes ne savent jamais arriver à propos. — Le rossignol cessa de chanter; la lune, qui n'en pouvait plus de sommeil, tira sur ses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin; car le froid de la nuit commençait à me gagner.
Comme j'avais froid, je pensai tout naturellement que j'aurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans le mien, et je fus couché avec elle. — J'entrai avec mon passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. — Rosette elle-même était endormie et j'eus la satisfaction de voir que c'était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante et entrouverte, une jambe étendue et l'autre un peu repliée, dans une pose pleine de grâce et d'abandon; elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de n'en pas être plus amoureux.
En la regardant, je songeai à cela, que j'étais aussi stupide qu'une autruche. J'avais ce que je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle; — sans mère à grands principes, sans père décoré, sans tante revêche, sans frère spadassin, avec cet agrément ineffable d'un mari dûment scellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, le tout recouvert d'un gros quartier de pierre de taille, ce qui n'est pas à dédaigner; car, après tout, c'est un mince divertissement que d'être appréhendé au milieu d'un spasme voluptueux, et d'aller compléter sa sensation sur le pavé après avoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon l'étage où l'on se trouve; — une maîtresse libre comme l'air des montagnes, et assez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances les plus exquises, n'ayant d'ailleurs aucune espèce d'idée morale, ne vous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelle posture, ni de sa réputation non plus que si elle n'en avait jamais eu, ne voyant intimement aucune femme, et les méprisant toutes presque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de cas du platonisme et ne s'en cachant point, et toutefois mettant toujours le coeur de la partie; — une femme qui, si elle avait été posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue la plus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloire des Aspasies et des Impérias!
Or, cette femme ainsi faite était à moi. — J'en faisais ce que je voulais; j'avais la clef de sa chambre et de son tiroir; je décachetais ses lettres; je lui avais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C'était ma chose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela m'appartenait, j'en usais, j'en abusais. Je la faisais coucher dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m'en prenait, et elle obéissait simplement et sans avoir l'air de me faire un sacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. — Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement fidèle; — c'est-à-dire que si, il y a six mois, au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m'avait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j'en serais devenu fou de joie, et j'eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien! maintenant que je l'ai, ce bonheur me laisse froid; je le sens à peine, je ne le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute souvent que j'en aie changé. — Je quitterais Rosette, j'en ai la conviction intime, qu'au bout d'un mois, peut- être de moins, je l'aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je ne saurais plus si je l'ai connue ou non! En fera- t-elle autant de son côté? — Je crois que non.
Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup de minuit. — Elle fit un petit mouvement; le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. — Je me déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures, je m'étendis tout au long d'elle comme une couleuvre. — La fraîcheur de mon corps la surprit; elle ouvrit ses yeux et, sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et s'entortilla si bien autour de moi que je fus réchauffé en moins de rien. Tout le lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en prose poétique du moins. — Cette nuit est une des plus belles nuits blanches que j'aie passées: je ne puis plus en espérer de pareilles.
Nous avons encore des moments agréables, mais il faut qu'ils aient été amenés et préparés par quelque circonstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements, je n'avais pas besoin de m'être monté l'imagination en regardant la lune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisir qu'on peut avoir quand on n'est pas réellement amoureux. Il n'y a pas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et là des noeuds, et la chaîne n'est pas à beaucoup près aussi unie.
Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce qu'elle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusement il y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander: l'amour et l'ennui. — Je fais de mon côté des efforts surhumains pour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, comme ces provinciaux qui s'endorment à dix heures dans les salons des villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et je relève mes paupières avec mes doigts! — rien n'y fait, et je prends un laisser-aller conjugal on ne peut plus déplaisant.
La chère enfant, qui s'est bien trouvée l'autre jour du système champêtre, m'a emmené hier à la campagne.
Il ne serait peut-être pas hors de propos que je te fisse une petite description de la susdite campagne, qui est assez jolie; cela égayerait un peu toute cette métaphysique, et d'ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et les figures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teinte brune et vague dont les peintres remplissent le champ de leur toile.
Les abords en sont très pittoresques. — On arrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoile dont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté d'une boule de cuivre doré: cinq chemins font les pointes; — puis le terrain se creuse tout à coup. — La route plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petite rivière qu'elle enjambe par un pont d'une seule arche, puis remonte à grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont on voit poindre le clocher d'ardoises entre les toits de chaume et les têtes rondes des pommiers. — L'horizon n'est pas très vaste, car il est borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il est riant, et repose l'oeil. — À côté du pont, il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges en forme de tour; des aboiements presque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes bassets à jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vous apprendraient que c'est là que demeure le garde-chasse, si les buses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser un moment dans l'incertitude. — À cet endroit commence une avenue de sorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuées d'oiseaux; comme on n'y passe pas fort souvent, il n'y a au milieu qu'une bande de couleur blanche; tout le reste est recouvert d'une mousse courte et fine, et, dans la double ornière tracée par les roues des voitures, bourdonnent et sautillent de petites grenouilles vertes comme des chrysoprases. — Après avoir cheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui a été dorée et peinte, et dont les côtés sont garnis d'artichauts et de chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers le château, que l'on ne voit pas encore, car il est enfoui dans la verdure comme un nid d'oiseau, sans trop se presser toutefois et se détournant assez souvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine, un kiosque élégant ou un beau point de vue, passant et repassant la rivière sur des ponts chinois ou rustiques. — L'inégalité du terrain et les batardeaux élevés pour le service du moulin font qu'en plusieurs endroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de hauteur, et rien n'est plus agréable que d'entendre gazouiller toutes ces cascatelles à côté de soi, le plus souvent sans les voir, car les osiers et les sureaux qui bordent le rivage y forment un rideau presque impénétrable; mais toute cette portion du parc n'est en quelque sorte que l'antichambre de l'autre partie: une grande route qui passe au travers de cette propriété la coupe malheureusement en deux, inconvénient auquel on a remédié d'une manière fort ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis de barbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, se dressent de chaque côté de la route; une tour où s'accrochent des lierres gigantesques, et qui est du côté du château, laisse tomber sur le bastion opposé un véritable pont-levis avec des chaînes de fer qu'on baisse tous les matins. — On passe par une belle arcade ogive dans l'intérieur du donjon, et de là dans la seconde enceinte, où les arbres, qui n'ont pas été coupés depuis plus d'un siècle, sont d'une hauteur extraordinaire, avec des troncs noueux emmaillotés de plantes parasites, et les plus beaux et les plus singuliers que j'aie jamais vus. Quelques-uns n'ont de feuilles qu'au sommet, et se terminent en larges ombrelles; d'autres s'effilent en panaches: — d'autres, au contraire, ont près de leur tige une large touffe, d'où le tronc dépouillé s'élance vers le ciel comme un second arbre planté dans le premier; on dirait des plans de devant d'un paysage composé ou des coulisses d'une décoration de théâtre, tellement ils sont d'une difformité curieuse; — des lierres, qui vont de l'un à l'autre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs coeurs noirs aux feuilles vertes, et semblent en être l'ombre. — Rien au monde n'est plus pittoresque. — La rivière s'élargit, à cet endroit, de manière à former un petit lac, et le peu de profondeur permet de distinguer, sous la transparence de l'eau, les belles plantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont des nymphéas et des lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur cristal avec les reflets des nuées et des saules pleureurs qui se penchent sur la rive: le château est de l'autre côté, et ce petit batelet peint de vert pomme et de rouge vif vous évitera de faire un assez long détour pour aller chercher le pont. — C'est un assemblage de bâtiments construits à différentes époques, avec des pignons inégaux et une foule de petits clochetons. Ce pavillon est en brique avec des coins de pierre; ce corps de logis est d'un ordre rustique, plein de bossages et de vermiculages. Cet autre pavillon est tout moderne; il a un toit plat à l'italienne avec des vases et une balustrade de tuiles et un vestibule de coutil en forme de tente: les fenêtres sont toutes de grandeurs différentes, et ne se correspondent pas; il y en a de toutes les façons: on y trouve jusqu'au trèfle et à l'ogive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sont treillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints de différentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des jasmins, des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrent familièrement dans les chambres, et semblent vous tendre la main en vous disant bonjour.
Malgré ce manque de régularité, ou plutôt à cause de ce manque de régularité, l'aspect de l'édifice est charmant: au moins, l'on n'a pas tout vu d'un seul coup; il y a de quoi choisir, et l'on s'avise toujours de quelque chose dont on ne s'était pas aperçu. Cette habitation que je ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de lieues, me plut tout d'abord, et je sus à Rosette le plus grand gré d'avoir eu cette idée triomphante de choisir un pareil nid à nos amours.
Nous y arrivâmes à la tombée du jour; et, comme nous étions las, après avoir soupé de grand appétit, nous n'eûmes rien de plus pressé que de nous aller coucher (séparément bien entendu), car nous avions l'intention de dormir sérieusement.
Je faisais je ne sais quel rêve couleur de rose, plein de fleurs, de parfums et d'oiseaux, quand je sentis une tiède haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre en palpitant des ailes. Un mignard clappement de lèvres et une douce moiteur à la place effleurée me firent juger que je ne rêvais pas: j'ouvris les yeux, et la première chose que j'aperçus, ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le lit pour m'embrasser. — Je lui jetai les bras autour de la taille, et lui rendis son baiser plus amoureusement que je ne l'avais fait depuis longtemps.
Elle s'en fut tirer le rideau et ouvrir la fenêtre, puis revint s'asseoir sur le bord de mon lit, tenant ma main entre les deux siennes et jouant avec mes bagues. — Son habillement était de la simplicité la plus coquette. — Elle était sans corset, sans jupon, et n'avait absolument sur elle qu'un grand peignoir de batiste blanc comme le lait, fort ample et largement plissé; ses cheveux étaient relevés sur le haut de sa tête avec une petite rose blanche de l'espèce de celles qui n'ont que trois ou quatre feuilles; ses pieds d'ivoire louaient dans des pantoufles de tapisserie de couleurs éclatantes et bigarrées, mignonnes au possible, quoiqu'elles fussent encore trop grandes, et sans quartier comme celles des jeunes Romaines. — Je regrettai, en la voyant ainsi, d'être son amant et de n'avoir pas à le devenir.
Le rêve que je faisais au moment où elle est venue m'éveiller d'une aussi agréable manière n'était pas fort éloigné de la réalité. — Ma chambre donnait sur le petit lac que j'ai décrit tout à l'heure. — Un jasmin encadrait la fenêtre, et secouait ses étoiles en pluie d'argent sur mon parquet: de larges fleurs étrangères balançaient leurs urnes sous mon balcon comme pour m'encenser; une odeur suave et indécise, formée de mille parfums différents, pénétrait jusqu'à mon lit, d'où je voyais l'eau miroiter et s'écailler en millions de paillettes; les oiseaux jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient: — c'était un bruit harmonieux et confus comme le bourdonnement d'une fête. - - En face, sur un coteau éclairé par le soleil, se déployait une pelouse d'un vert doré, où paissaient, sous la conduite d'un petit garçon, quelques grands boeufs dispersés çà et là. — Tout en haut et plus dans le lointain, on apercevait d'immenses carrés de bois d'un vert plus noir, d'où montait, en se contournant en spirales, la bleuâtre fumée des charbonnières.
Tout, dans ce tableau, était calme, frais et souriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais rien que de beau et de jeune. Ma chambre était tendue de Perse avec des nattes sur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et aux cols effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistement arrangés sur les étagères et sur la cheminée de marbre turquin aussi remplie de fleurs; des dessus de portes, représentant des scènes de nature champêtre ou pastorale d'une couleur gaie et d'un dessin mignard, des sofas et des divans à toutes les encoignures; — puis une belle et jeune femme tout en blanc, dont la chair rasait délicatement la robe transparente aux endroits où elle la touchait: on ne pouvait rien imaginer de mieux entendu pour le plaisir de l'âme, ainsi que pour celui des yeux.
Aussi mon regard satisfait et nonchalant allait, avec un plaisir égal, d'un magnifique pot tout semé de dragons et de mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coin de son épaule qui luisait sous la batiste; il se suspendait aux tremblantes étoiles du jasmin et aux blonds cheveux des saules du rivage, passait l'eau et se promenait sur la colline, et puis revenait dans la chambre se fixer aux noeuds couleur de rose du long corset de quelque bergère.
À travers les déchiquetures du feuillage, le ciel ouvrait des milliers d'yeux bleus; l'eau gazouillait tout doucement, et moi, je me laissais faire à toute cette joie, plongé dans une extase tranquille, ne parlant pas, et ma main toujours entre les deux petites mains de Rosette.
On a beau faire: le bonheur est blanc et rose; on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurs tendres lui reviennent de droit. — Il n'a sur sa palette que du vert d'eau, du bleu de ciel et du jaune paille: ses tableaux sont tout dans le clair comme ceux des peintres chinois. — Des fleurs, de la lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce qui touche la vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait d'où, on est parfaitement heureux avec cela; il n'y a pas moyen d'être heureux différemment. Moi-même, qui ai le commun en horreur, qui ne rêve qu'aventures étranges, passions fortes, extases délirantes, situations bizarres et difficiles, il faut que je sois tout bêtement heureux de cette manière-là, et, quoi que j'aie fait, je n'ai pu en trouver d'autre.
Je te prie de croire que je ne faisais aucune de ces réflexions; c'est après coup et en t'écrivant qu'elles me sont venues; à cet instant-là, je n'étais occupé qu'à jouir, — la seule occupation d'un homme raisonnable.
Je ne te décrirai pas la vie que nous menons ici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans les grands bois, des violettes et des fraises, des baisers et de petites fleurs bleues, des goûters sur l'herbe, des lectures et des livres oubliés sous les arbres; — des parties sur l'eau avec un bout d'écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, de longues chansons et de longs rires redits par l'écho de la rive; — la vie la plus arcadique qu'il se puisse imaginer!
Rosette me comble de caresses et de prévenances; elle, plus roucoulante qu'une colombe au mois de mai, elle se roule autour de moi et m'entoure de ses replis; elle tâche que je n'aie d'autre atmosphère que son souffle et d'autre horizon que ses yeux; elle fait mon blocus très exactement et ne laisse rien entrer ni sortir sans permission; elle s'est bâti un petit corps de garde à côté de mon coeur, d'où elle le surveille nuit et jour. — Elle me dit des choses ravissantes; elle me fait des madrigaux fort galants; elle s'assoit à mes genoux et se conduit tout à fait devant moi comme une humble esclave devant son seigneur et maître: ce qui me convient assez, car j'aime ces petites façons soumises et j'ai de la pente au despotisme oriental. — Elle ne fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et semble avoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de sa volonté; elle cherche à deviner ma pensée et à la prévenir; — elle est assommante d'esprit, de tendresse et de complaisance; elle est d'une perfection à jeter par les fenêtres. — Comment diable pourrai-je quitter une femme aussi adorable sans avoir l'air d'un monstre? — Il y a de quoi décréditer mon coeur à tout jamais.
Oh! que je souhaiterais la prendre en faute, lui trouver un tort! comme j'attends avec impatience une occasion de dispute! mais il n'y a pas de danger que la scélérate me la fournisse! Quand, pour amener une altercation, je lui parle brusquement et d'un ton dur, elle me répond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeux si trempés, d'un air si triste et si amoureux que je me fais à moi-même l'effet d'un plus que tigre ou tout au moins d'un crocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demander pardon.
À la lettre, elle m'assassine d'amour; elle me donne la question, et chaque jour elle resserre d'un cran les ais entre lesquels je suis pris. — Elle veut probablement m'amener à lui dire que je la déteste, qu'elle m'ennuie à la mort, et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure à coups de cravache. — Pardieu! elle y arrivera, et, si elle continue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diable m'emportera.
Malgré toutes ces belles apparences, Rosette est soûle de moi comme je suis soûl d'elle; mais, comme elle a fait d'éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donner aux yeux de l'honnête corporation des femmes sensibles le tort d'une rupture. — Toute grande passion a la prétention d'être éternelle, et il est fort commode de se donner les bénéfices de cette éternité sans en supporter les inconvénients. — Rosette raisonne ainsi: Voici un jeune homme qui n'a plus qu'un reste de goût pour moi, et, comme il est assez naïf et débonnaire, il n'ose pas le témoigner ouvertement, et ne sait de quel bois faire flèche; il est évident que je l'ennuie, mais il crèvera plutôt à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme c'est une manière de poète, il a la tête pleine de belles phrases sur l'amour et la passion, il se croit obligé, en conscience, d'être un Tristan ou un Amadis. — Or, comme rien au monde n'est plus insupportable que les caresses d'une personne que l'on commence à n'aimer plus (et n'aimer plus une femme, c'est la haïr violemment), je m'en vais les lui prodiguer de manière à l'indigestionner, et, de toutes les façons, il faudra qu'il m'envoie à tous les diables ou qu'il se remette à m'aimer comme au premier jour, ce qu'il se gardera soigneusement de faire.
Rien n'est mieux imaginé. — N'est-il pas charmant de faire l'Ariane délaissée? — L'on vous plaint, l'on vous admire, l'on n'a pas assez d'imprécations pour l'infâme qui a eu la monstruosité d'abandonner une créature aussi adorable; on prend des airs résignés et douloureux, on se met la main sous le menton et le coude sur le genou, de façon à faire ressortir les jolies veines bleues de son poignet. On porte des cheveux plus éplorés, et l'on met, pendant quelque temps, des robes d'une couleur plus sombre. On évite de prononcer le nom de l'ingrat, mais on y fait des allusions détournées, tout en poussant de petits soupirs admirablement modulés.
Une femme si bonne, si belle, si passionnée, qui a fait de si grands sacrifices, à qui l'on n'a pas à reprocher la moindre chose, un vase d'élection, une perle d'amour, un miroir sans taches, une goutte de lait, une rose blanche, une essence idéale à parfumer une vie; — une femme qu'on aurait dû adorer à genoux, et qu'il faudra couper en petits morceaux, après sa mort, afin d'en faire des reliques: la laisser là iniquement, frauduleusement, scélératement! Mais un corsaire ne ferait pas pis! Lui donner le coup de la mort! — car elle en mourra assurément. — Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu du coeur, pour se conduire de la sorte.
Ô hommes! hommes!
Je me dis cela; mais peut-être n'est-ce pas vrai.
Si grandes comédiennes que soient naturellement les femmes, j'ai peine à croire qu'elles le soient à ce point-là; et, au bout du compte, toutes les démonstrations de Rosette ne sont-elles que l'expression exacte de ses sentiments pour moi? — Quoi qu'il en soit, la continuation du tête-à-tête n'est plus possible, et la belle châtelaine vient d'envoyer enfin des invitations à ses connaissances du voisinage. Nous sommes occupés à faire des préparatifs pour recevoir ces dignes provinciaux et provinciales. — Adieu, cher.
Chapitre 5
Je m'étais trompé. — Mon mauvais coeur, incapable d'amour, s'était donné cette raison pour se délivrer du poids d'une reconnaissance qu'il ne veut pas supporter; j'avais saisi avec joie cette idée pour m'excuser devant moi-même; je m'y étais attaché, mais rien au monde n'est plus faux. Rosette ne jouait pas de rôle, et si jamais femme fut vraie, c'est elle. — Eh bien! je lui en veux presque de la sincérité de sa passion qui est un lien de plus et qui rend une rupture plus difficile ou moins excusable; je la préférerais fausse et volage. — Quelle singulière position que celle-là! — On voudrait s'en aller, et l'on reste; on voudrait dire: Je te hais, et l'on dit: Je t'aime; — votre passé vous pousse en avant et vous empêche de vous retourner ou de vous arrêter. — L'on est fidèle avec des regrets de l'être. Je ne sais quelle espèce de honte vous empêche de vous livrer tout à fait à d'autres connaissances et vous fait entrer en composition avec vous-même. On donne à l'un tout ce que l'on peut dérober à l'autre en sauvant les apparences; le temps et les occasions de se voir qui se présentaient autrefois si naturellement ne se trouvent plus aujourd'hui que difficilement. — L'on commence à se souvenir que l'on a des affaires qui sont d'importance. — Cette situation pleine de tiraillements est des plus pénibles, mais elle ne l'est pas encore autant que celle où je me trouve. — Quand c'est une nouvelle amitié qui vous enlève à l'ancienne, il est plus facile de se dégager. — L'espérance vous sourit doucement du seuil de la maison qui renferme vos jeunes amours. — Une illusion plus blonde et plus rosée voltige avec ses blanches ailes sur le tombeau, à peine fermé, de sa soeur qui vient de mourir; une autre fleur plus épanouie et plus embaumée, où tremble une larme céleste, a poussé subitement du milieu des calices flétris du vieux bouquet; de belles perspectives azurées s'ouvrent devant vous; des allées de charmilles discrètes et humides se prolongent jusqu'à l'horizon; ce sont des jardins avec quelques pâles statues ou quelque banc adossé à un mur tapissé de lierre, des pelouses étoilées de marguerites, des balcons étroits où l'on va s'accouder et regarder la lune, des ombrages coupés de lueurs furtives, — des salons avec des jours étouffés sous d'amples rideaux; toutes ces obscurités et cet isolement que recherche l'amour qui n'ose se produire. C'est comme une nouvelle jeunesse qui vous vient. L'on a en outre le changement de lieux, d'habitudes et de personnes; l'on sent bien une espèce de remords; mais le désir qui voltige et bourdonne autour de votre tête, comme une abeille du printemps, vous empêche d'en entendre la voix; le vide de votre coeur est comblé, et vos souvenirs s'effacent sous les impressions. Mais ici ce n'est pas la même chose: je n'aime personne, et ce n'est que par lassitude et par ennui plutôt de moi que d'elle que je voudrais pouvoir rompre avec Rosette.
Mes anciennes idées, qui s'étaient un peu assoupies, se réveillent plus folles que jamais. — Je suis, comme autrefois, tourmenté du désir d'avoir une maîtresse, et, comme autrefois, dans les bras mêmes de Rosette, je doute si j'en ai jamais eu. — Je revois la belle dame à sa fenêtre, dans son parc du temps de Louis XIII, et la chasseresse, sur son cheval blanc, traverse au galop l'avenue de la forêt. — Ma beauté idéale me sourit du haut de son hamac de nuages, je crois reconnaître sa voix dans le chant des oiseaux, dans le murmure des feuillages; il me semble qu'on m'appelle de tous les côtés, et que les filles de l'air m'effleurent le visage avec la frange de leurs écharpes invisibles. Comme au temps de mes agitations, je me figure que, si je partais en poste sur-le-champ et que j'allasse quelque part, très loin et très vite, j'arriverais dans quelque endroit où il se fait des choses qui me regardent et où mes destinées se décident. — Je me sens impatiemment attendu dans un coin de la terre, je ne sais lequel. Une âme souffrante m'appelle ardemment et me rêve qui ne peut venir à moi; c'est la raison de mes inquiétudes et ce qui m'empêche de pouvoir rester en place; je suis attiré violemment hors de mon centre. — Ma nature n'est pas une de celles où les autres aboutissent, une de ces étoiles fixes autour desquelles gravitent les autres lueurs; il faut que j'erre à travers les champs du ciel, comme un météore déréglé, jusqu'à ce que j'aie fait la rencontre de la planète dont je dois être le satellite, le Saturne à qui je dois mettre mon anneau. Oh! quand donc se fera cet hymen? Jusque-là je ne peux pas espérer de repos ni d'assiette, et je serai comme l'aiguille éperdue et vacillante d'une boussole qui cherche son pôle.
Je me suis laissé prendre l'aile à cette glu perfide, espérant n'y laisser qu'une plume et croyant pouvoir m'envoler quand bon me semblerait: rien n'est plus difficile; je me trouve couvert d'un filet imperceptible, plus malaisé à rompre que celui forgé par Vulcain, et le tissu des mailles est si fin et si serré qu'il n'y a point jour à se pouvoir échapper. Le filet, du reste, est large, et l'on peut se remuer dedans avec une apparence de liberté; il ne se fait guère sentir que lorsqu'on essaye à le rompre; mais alors il résiste et se fait solide comme une muraille d'airain.
Que de temps j'ai perdu, ô mon idéal! sans faire le moindre effort pour te réaliser! Comme je me suis laissé aller lâchement à cette volupté d'une nuit! et combien je mérite peu de te rencontrer!
Quelquefois je songe à former une autre liaison; mais je n'ai personne en vue: — plus souvent je me propose, si je parviens à rompre, de ne me jamais rengager en de tels liens, et pourtant rien ne justifie cette résolution: car cette affaire a été en apparence fort heureuse, et je n'ai pas le moins du monde à me plaindre de Rosette. — Elle a toujours été bonne pour moi, et s'est conduite on ne peut mieux; elle m'a été d'une fidélité exemplaire, et n'a pas même donné jour au soupçon: la jalousie la plus éveillée et la plus inquiète n'aurait rien trouvé à dire sur son compte, et aurait été obligée de s'endormir. — Un jaloux n'aurait pu l'être que des choses passées; il est vrai qu'alors il aurait eu de quoi l'être largement. Mais c'est une délicatesse heureusement assez rare qu'une jalousie de cette sorte, et il a bien assez du présent sans aller fouiller en arrière sous les décombres des vieilles passions pour en extraire des fioles de poison et des calices de fiel. — Quelles femmes pourrait-on aimer, si l'on pensait à tout cela? — On sait bien confusément qu'une femme a eu plusieurs amants avant vous; mais on se dit, tant l'orgueil de l'homme a de retours et de replis tortueux! que l'on est le premier qu'elle ait véritablement aimé, et que c'est par un concours de circonstances fatales qu'elle s'est trouvée liée à des gens indignes d'elle, ou bien que c'était un vague désir d'un coeur qui cherchait à se satisfaire, et qui changeait parce qu'il n'avait pas rencontré.
Peut-être ne peut-on aimer réellement qu'une vierge, — vierge de corps et d'esprit, — un frêle bouton qui n'ait encore été caressé d'aucun zéphyr et dont le sein fermé n'ait reçu ni la goutte de pluie ni la perle de rosée, une chaste fleur qui ne déploie sa blanche robe que pour vous seul, un beau lis à l'urne d'argent où ne se soit abreuvé aucun désir, et qui n'ait été doré que par votre soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que par votre main. — Le rayonnement du midi ne vaut pas les divines pâleurs de l'aube, et toute l'ardeur d'une âme éprouvée et qui sait la vie le cède aux célestes ignorances d'un jeune coeur qui s'éveille à l'amour. — Ah! quelle pensée amère et honteuse que celle qu'on essuie les baisers d'un autre, qu'il n'y a peut-être pas une seule place sur ce front, sur ces lèvres, sur cette gorge, sur ces épaules, sur tout ce corps qui est à vous maintenant, qui n'ait été rougie et marquée par des lèvres étrangères; que ces murmures divins qui viennent au secours de la langue qui n'a plus de mots ont déjà été entendus; que ces sens si émus n'ont pas appris de vous leur extase et leur délire, et que tout là-bas, bien loin, bien à l'écart dans un de ces recoins de l'âme où l'on ne va jamais, veille un souvenir inexorable qui compare les plaisirs d'autrefois aux plaisirs d'aujourd'hui!
Quoique ma nonchalance naturelle me porte à préférer les grands chemins aux sentiers non frayés et l'abreuvoir public à la source de la montagne, il faudra absolument que je tâche d'aimer quelque virginale créature aussi candide que la neige, aussi tremblante que la sensitive, qui ne sache que rougir et baisser les yeux: peut-être, sous ce flot limpide où nul plongeur n'est encore descendu, pêcherai-je une perle de la plus belle eau et digne de faire le pendant de celle de Cléopâtre; mais, pour cela, il faudrait dénouer le lien qui m'attache à Rosette, car ce n'est pas probablement avec elle que je réaliserai cette envie, et en vérité je ne m'en sens pas la force.
Et puis, s'il faut l'avouer, il y a au fond de moi un motif sourd et honteux qui n'ose se produire au grand jour, et qu'il faut pourtant bien que je te dise, puisque je t'ai promis de ne rien cacher, et que, pour qu'une confession soit méritoire, il faut qu'elle soit complète; — ce motif est pour beaucoup dans toutes ces incertitudes. — Si je romps avec Rosette, il se passera nécessairement quelque temps avant qu'elle ne soit remplacée, si facile que soit le genre de femme où je lui chercherai un successeur, et j'ai pris avec elle une habitude de plaisir qu'il me sera pénible de suspendre. Il est vrai que l'on a la ressource des courtisanes; — je les aimais assez autrefois, et je ne m'en faisais point faute en pareille occurrence; — mais aujourd'hui elles me dégoûtent horriblement, et me donnent la nausée. — Ainsi, il n'y faut pas penser, je suis tellement amolli par la volupté, le poison s'est insinué si profondément dans mes os que je ne puis supporter l'idée d'être un ou deux mois sans femme. — Voilà de l'égoïsme, et du plus sale; mais je crois que, s'ils voulaient être francs, les plus vertueux pourraient confesser des choses assez analogues.
C'est par là que je suis le plus fortement englué, et, n'était cette raison, il y aurait longtemps que Rosette et moi nous serions brouillés sans retour. Et puis, en vérité, c'est une chose si mortellement ennuyeuse que de faire la cour à une femme que je ne m'en sens pas le coeur. Recommencer à dire toutes les sottises charmantes que j'ai déjà dites tant de fois, refaire l'adorable, écrire des billets et y répondre; reconduire des beautés, le soir, à deux lieues de chez soi; attraper du froid aux pieds et des rhumes devant la fenêtre en épiant une ombre chérie; calculer sur un sofa combien de tissus superposés vous séparent de votre déesse; porter des bouquets et courir les bals pour arriver où j'en suis, c'est bien la peine! — Autant vaut rester dans son ornière. En sortir pour retomber dans une autre exactement pareille, après s'être beaucoup agité et donné bien du mal, — à quoi bon? Si j'étais amoureux, la chose irait d'elle-même, et tout cela me paraîtrait ravissant; mais je ne le suis point, quoique j'aie la plus forte envie de l'être; car, après tout, il n'y a que l'amour au monde; et, si le plaisir qui n'en est que l'ombre a tant d'amorces pour nous, que doit donc être la réalité? Dans quel flot d'ineffables extases, dans quels lacs de pures délices doivent nager ceux qu'il a atteints au coeur d'une de ses flèches à pointe d'or, et qui brûlent des aimables ardeurs d'une flamme mutuelle!
J'éprouve à côté de Rosette ce calme plat et cette espèce de bien- être paresseux qui résulte de la satisfaction des sens, mais rien de plus; et ce n'est pas assez. Souvent cet engourdissement voluptueux tourne en torpeur, et cette tranquillité en ennui; je tombe alors en des distractions sans objet et en je ne sais quelles fades rêvasseries qui me fatiguent et m'excèdent, — c'est un état dont il faut que je sorte à tout prix.
Oh! si je pouvais être comme certains de mes amis qui baisent un vieux gant avec ivresses qui se trouvent tout heureux d'un serrement de main, qui ne changeraient pas contre l'écrin d'une sultane quelques méchantes fleurs à demi séchées par la sueur du bal, qui couvrent de larmes et cousent dans leur chemise, à l'endroit de leur coeur, un billet écrit en pauvre style, et stupide à le croire copié du _Parfait Secrétaire, _qui adorent des femmes avec de gros pieds, et qui s'en excusent sur ce qu'elles ont l'âme belle! Si je pouvais suivre, en frémissant, les derniers plis d'une robe, attendre qu'une porte s'ouvrît pour voir passer dans un flot de lumière une chère et blanche apparition; si un mot dit tout bas me faisait changer de couleur; si j'avais cette vertu de ne pas dîner pour arriver plus tôt à un rendez-vous; si j'étais capable de poignarder un rival ou de me battre en duel avec un mari; si, par une grâce particulière du ciel, il m'était donné de trouver spirituelles les femmes qui sont laides, et bonnes celles qui sont laides et bêtes; si je pouvais me résoudre à danser le menuet et à écouter les sonates que jouent les jeunes personnes sur le clavecin ou sur la harpe; si ma capacité se haussait jusqu'à apprendre l'hombre et le reversi; enfin, si j'étais un homme et non pas un poète, — je serais certainement beaucoup plus heureux que je ne suis; — je m'ennuierais moins et serais moins ennuyeux.
Je n'ai jamais demandé aux femmes qu'une seule chose, — c'est la beauté; je me passe très volontiers d'esprit et d'âme. — Pour moi, une femme qui est belle a toujours de l'esprit; — elle a l'esprit d'être belle, et je ne sais pas lequel vaut celui-là. Il faut bien des phrases brillantes et des traits scintillants pour valoir les éclairs d'un bel oeil. Je préfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modelée à une vertu, même théologale; je donnerais cinquante âmes pour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour la main de Jeanne d'Aragon ou le front de la vierge de Foligno — J'adore sur toutes choses la beauté de la forme; — la beauté pour moi, c'est la Divinité visible, c'est le bonheur palpable, c'est le ciel descendu sur la terre. — Il y a certaines ondulations de contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes de paupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongements d'ovales qui me ravissent au-delà de toute expression et m'attachent pendant des heures entières.
La beauté, seule chose qu'on ne puisse acquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne l'ont pas d'abord; fleur éphémère et fragile qui croit sans être semée, pur don du ciel! — ô beauté! le plus radieux diadème dont le hasard puisse couronner un front, — tu es admirable et précieuse comme tout ce qui est hors de la portée de l'homme, comme l'azur du firmament, comme l'or de l'étoile, comme le parfum du lis séraphique! — On peut échanger son escabeau pour un trône; on peut conquérir le monde, beaucoup l'ont fait; mais qui pourrait ne pas s'agenouiller devant toi, pure personnification de la pensée de Dieu?
Je ne demande que la beauté, il est vrai; mais il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai probablement jamais. J'ai bien vu çà et là, dans quelques femmes, des portions admirables médiocrement accompagnées, et je les ai aimées pour ce qu'elles avaient de choisi, en faisant abstraction du reste; c'est toutefois un travail assez pénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi la moitié de sa maîtresse, et de faire l'amputation mentale de ce qu'elle a de laid ou de commun, en circonscrivant ses yeux sur ce qu'elle peut avoir de bien. — La beauté? c'est l'harmonie, et une personne également laide partout est souvent moins désagréable à regarder qu'une femme inégalement belle. Rien ne me fait peine à voir comme un chef-d'oeuvre inachevé et comme une beauté à qui il manque quelque chose; — une tache d'huile choque moins sur une bure grossière que sur une riche étoffe.
Rosette n'est point mal; elle peut passer pour belle, mais elle est loin de réaliser ce que je rêve; c'est une statue dont plusieurs morceaux sont amenés à point. Les autres ne sont pas si nettement dégagés du bloc; il y a des endroits accusés avec beaucoup de finesse et de charme, et quelques-uns d'une manière plus lâche et plus négligée. — Aux yeux vulgaires, la statue parait entièrement finie et d'une beauté complète; mais un observateur plus attentif y découvre bientôt des places où le travail n'est pas assez serré, et des contours qui, pour atteindre à la pureté qui leur est propre, ont besoin que l'ongle de l'ouvrier y passe et y repasse encore bien des fois; — c'est à l'amour à polir ce marbre et à l'achever, c'est dire assez que ce ne sera pas moi qui le finirai.
Au reste, je ne circonscris point la beauté dans telle ou telle sinuosité de lignes. — L'air, le geste, la démarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout ce qui est la vie entre pour moi dans la composition de la beauté; tout ce qui embaume, chante ou rayonne y revient de droit. — J'aime les riches brocarts, les splendides étoffes avec leurs plis amples et puissants; j'aime les larges fleurs et les cassolettes, la transparence des eaux vives et l'éclat miroitant des belles armes, les chevaux de race et ces grands chiens blancs comme on en voit dans les tableaux de Paul Véronèse. — Je suis un vrai païen de ce côté, et je n'adore point les dieux qui sont mal faits: quoiqu'au fond je ne sois pas précisément ce qu'on appelle irréligieux, personne n'est de fait plus mauvais chrétien que moi. — Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui fait l'essence du christianisme, je trouve que c'est une action sacrilège que de frapper sur l'oeuvre de Dieu, et je ne puis croire que la chair soit mauvaise, puisqu'il l'a pétrie lui-même de ses doigts et à son image. — J'approuve peu les longs sarraus de couleur sombre d'où il ne sort qu'une tête et deux mains, et ces toiles où tout est noyé d'ombre, excepté quelque front qui rayonne. — Je veux que le soleil entre partout, qu'il y ait le plus de lumière et le moins d'ombre possible, que la couleur étincelle, que la ligne serpente, que la nudité s'étale fièrement, et que la matière ne se cache point d'être, puisque, aussi bien que l'esprit, elle est un hymne éternel à la louange de Dieu.
Je conçois parfaitement le fol enthousiasme des Grecs pour la beauté; et, pour mon compte, je ne trouve rien d'absurde à cette loi qui obligeait les juges à n'entendre plaider les avocats que dans un lieu obscur, de peur que leur bonne mine, la grâce de leurs gestes et de leurs attitudes ne les prévinssent favorablement et ne fissent pencher la balance.
Je n'achèterais rien d'une marchande qui serait laide; je donne plus volontiers aux mendiants dont les haillons et la maigreur sont pittoresques. — Il y a un petit Italien fiévreux, vert comme un citron, avec de grands yeux noirs et blancs qui lui tiennent la moitié de la figure; — on dirait un Murillo ou un Espagnolet sans cadre qu'un brocanteur aurait exposé contre la borne: — celui-là a toujours deux sous de plus que les autres. — Je ne battrais jamais un beau cheval ou un beau chien, et je ne voudrais pas d'un ami ou d'un domestique qui ne serait point d'un extérieur agréable. — C'est un véritable supplice pour moi que de voir de vilaines choses ou de vilaines personnes. — Une architecture de mauvais goût, un meuble d'une mauvaise forme m'empêchent de me plaire dans une maison, si confortable et attrayante qu'elle soit d'ailleurs. Le meilleur vin me paraît presque de la piquette dans un verre mal tourné, et j'avoue que je préférerais le brouet le plus lacédémonien sur un émail de Bernard de Palissy au plus fin gibier sur une assiette de terre. — L'extérieur m'a toujours pris violemment, et c'est pourquoi j'évite la compagnie des vieillards; cela me contriste et m'affecte désagréablement, parce qu'ils sont ridés et déformés, quoique cependant quelques-uns aient une beauté spéciale; et, dans la pitié que j'ai d'eux, il y a beaucoup de dégoût: — de toutes les ruines du monde, la ruine de l'homme est assurément la plus triste à contempler.
Si j'étais peintre (et j'ai toujours regretté de ne pas l'être), je ne voudrais peupler mes toiles que de déesses, de nymphes, de madones, de chérubins et d'amours. — Consacrer ses pinceaux à faire des portraits, à moins que ce ne soit de belles personnes, me paraît un crime de lèse-peinture; et, loin de vouloir doubler ces figures laides ou ignobles, ces têtes insignifiantes ou vulgaires, je pencherais plutôt à les faire couper sur l'original. — La férocité de Caligula, détournée en ce sens, me semblerait presque louable.
La seule chose au monde que j'ai enviée avec quelque suite, c'est d'être beau. — Par beau j'entends aussi beau que Paris ou Apollon. N'être point difforme, avoir des traits à peu près réguliers, c'est-à-dire avoir le nez au milieu de la figure, ni camard, ni crochu, des yeux qui ne soient ni rouges ni éraillés, une bouche convenablement fendue, cela n'est pas être beau: à ce compte, je le serais, et je me trouve aussi éloigné de l'idée que je me forme de la beauté virile que si j'étais un de ces jaquemarts qui frappent l'heure sur les clochers; j'aurais une montagne sur chaque épaule, les jambes torses d'un basset, le nez et le museau d'un singe que j'y ressemblerais autant. — Bien des fois je me regarde, des heures entières, dans le miroir avec une fixité et une attention inimaginables, pour voir s'il n'est pas survenu quelque amélioration dans ma figure; j'attends que les lignes fassent un mouvement et se redressent ou s'arrondissent avec plus de finesse et de pureté, que mon oeil s'illumine et nage dans un fluide plus vivace, que la sinuosité qui sépare mon front de mon nez se comble, et que mon profil prenne ainsi le calme et la simplicité du profil grec, et je suis toujours très surpris que cela n'arrive pas. J'espère toujours qu'un printemps ou l'autre je me dépouillerai de cette forme que j'ai, comme un serpent qui laisse sa vieille peau. — Dire qu'il faudrait si peu de chose pour que je sois beau, et que je ne le serai jamais! Quoi donc! une demi-ligne, un centième, un millième de ligne de plus ou de moins dans un endroit ou dans un autre, un peu moins de chair sur cet os, un peu plus sur celui-ci, — un peintre, un statuaire auraient rajusté cela en une demi-heure. Qu'est-ce que cela faisait aux atomes qui me composent de se cristalliser de telle ou telle façon? En quoi importait-il à ce contour de sortir ici et de rentrer là, et où était la nécessité que je fusse ainsi et pas autrement? — En vérité, si je tenais le hasard à la gorge, je crois que je l'étranglerais. — Parce qu'il a plu à une misérable parcelle de je ne sais quoi de tomber je ne sais où et de se coaguler bêtement en la gauche figure qu'on me voit, je serai éternellement malheureux! N'est-ce pas la plus sotte et la plus misérable chose du monde? Comment se fait-il que mon âme, avec l'ardent désir qu'elle en a, ne puisse laisser tomber à plat la pauvre charogne qu'elle fait tenir debout, et aller animer une de ces statues dont l'exquise beauté l'attriste et la ravit? Il y a deux ou trois personnes que j'assassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas les meurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrer les âmes d'un corps à l'autre. — Il m'a toujours semblé que, pour faire ce que je veux (et je ne sais pas ce que je veux), j'avais besoin d'une très grande et très parfaite beauté, et je m'imagine que, si je l'avais, ma vie, qui est si enchevêtrée et si tiraillée, aurait été d'elle-même.
On voit tant de belles figures dans les tableaux! — pourquoi aucune de celles-là n'est-elle la mienne? — tant de têtes charmantes qui disparaissent sous la poussière et la fumée du temps au fond des vieilles galeries! Ne vaudrait-il pas mieux qu'elles quittassent leurs cadres et vinssent s'épanouir sur mes épaules? La réputation de Raphaël souffrirait-elle beaucoup si un de ces anges qu'il fait voler par essaims dans l'outremer de ses toiles m'abandonnait son masque pour trente ans? Il y a tant d'endroits et des plus beaux de ses fresques qui se sont écaillés et sont tombés de vétusté! On n'y prendrait pas garde. Que font autour de ces murs ces beautés silencieuses que le vulgaire des hommes regarde à peine d'un regard distrait? et pourquoi Dieu ou le hasard n'a-t-il pas l'esprit de faire ce dont un homme vient à bout avec quelques poils emmanchés d'un bâton et quelques pâtes de différentes couleurs délayées sur une planche?
Ma première sensation devant une de ces têtes merveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et se prolonger à l'infini est le saisissement et une admiration qui n'est pas sans quelque terreur: mes yeux se trempent, mon coeur bat; puis, quand je suis un peu familiarisé avec elle, et que je suis entré plus avant dans le secret de sa beauté, je fais une comparaison tacite d'elle à moi; la jalousie se tord au fond de mon âme en noeuds plus entortillés qu'une vipère, et j'ai toutes les peines du monde à ne pas me jeter sur la toile et à ne pas la déchirer en morceaux.
Être beau, c'est-à-dire avoir en soi un charme qui fait que tout vous sourit et vous accueille; qu'avant que vous ayez parlé tout le monde est déjà prévenu en votre faveur et disposé à être de votre avis; que vous n'avez qu'à passer par une rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans la foule, des amis ou des maîtresses. N'avoir pas besoin d'être aimable pour être aimé, être dispensé de tous ces frais d'esprit et de complaisance auxquels la laideur vous oblige, et de ces mille qualités morales qu'il faut avoir pour suppléer la beauté du corps; quel don splendide et magnifique!
Et celui qui joindrait à la beauté suprême la force suprême, qui, sous la peau d'Antinoüs, aurait les muscles d'Hercule, que pourrait-il désirer de plus? Je suis sûr qu'avec ces deux choses et l'âme que j'ai, avant trois ans, je serais empereur du monde! - - Une autre chose que j'ai désirée presque autant que la beauté et que la force, c'est le don de me transporter aussi vite que la pensée d'un endroit à un autre. — La beauté de l'ange, la force du tigre et les ailes de l'aigle, et je commencerais à trouver que le monde n'est pas aussi mal organisé que je le croyais d'abord. - - Un beau masque pour séduire et fasciner sa proie, des ailes pour fondre dessus et l'enlever, des ongles pour la déchirer; — tant que je n'aurai pas cela, je serai malheureux.
Toutes les passions et tous les goûts que j'ai eus n'ont été que des déguisements de ces trois désirs. J'ai aimé les armes, les chevaux et les femmes: — les armes, pour remplacer les nerfs que je n'avais pas; les chevaux, pour me servir d'ailes; les femmes, pour posséder au moins dans quelqu'une la beauté qui me manquait à moi-même. — Je recherchais de préférence les armes les plus ingénieusement meurtrières, et celles dont les blessures étaient inguérissables. Je n'ai jamais eu l'occasion de me servir d'aucun de ces kriss ou de ces yatagans: néanmoins j'aime à les avoir autour de moi; je les tire du fourreau avec un sentiment de sécurité et de force inexprimable, je m'en escrime à tort et à travers très énergiquement, et, si par hasard je viens à voir la réflexion de ma figure dans une glace, je suis étonné de son expression féroce. — Quant aux chevaux, je les surmène tellement qu'il faut qu'ils crèvent ou qu'ils disent pourquoi. — Si je n'avais pas renoncé à monter Ferragus, il y a longtemps qu'il serait mort, et ce serait dommage, car c'est un brave animal. Quel cheval arabe pourrait avoir les jambes aussi promptes et aussi déliées que mon désir? — Dans les femmes je n'ai cherché que l'extérieur, et, comme jusqu'à présent celles que j'ai vues sont loin de répondre à l'idée que je me suis faite de la beauté, je me suis rejeté sur les tableaux et les statues; — ce qui, après tout, est une assez pitoyable ressource quand on a des sens aussi allumés que les miens. — Cependant il y a quelque chose de grand et de beau à aimer une statue, c'est que l'amour est parfaitement désintéressé, qu'on n'a à craindre ni la satiété ni le dégoût de la victoire, et qu'on ne peut espérer raisonnablement un second prodige pareil à l'histoire de Pygmalion. — L'impossible m'a toujours plu.
N'est-il pas singulier que moi, qui suis encore aux mois les plus blonds de l'adolescence, qui, loin d'avoir abusé de tout, n'ai pas même usé des choses les plus simples, j'en sois venu à ce degré de blasement de n'être plus chatouillé que par le bizarre ou le difficile?
La satiété suit le plaisir, c'est une loi naturelle et qui se conçoit. — Qu'un homme qui a mangé à un festin de tous les plats et en grande quantité n'ait plus faim et cherche à réveiller son palais endormi par les mille flèches des épices ou des vins irritants, rien n'est plus facile à expliquer; mais qu'un homme qui ne fait que s'asseoir à table, et qui à peine a goûté des premiers mets soit pris déjà de ce dégoût superbe, ne puisse toucher sans vomir qu'aux plats d'une saveur extrême et n'aime que les viandes faisandées, les fromages jaspés de bleu, les truffes et les vins qui sentent la pierre à fusil, c'est un phénomène qui ne peut résulter que d'une organisation particulière; c'est comme un enfant de six mois qui trouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter que de l'eau-de-vie. — Je suis aussi las que si j'avais exécuté toutes les prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été fort chaste et tranquille en apparence: c'est une erreur de croire que la possession soit la seule route qui mène à la satiété. On y arrive aussi par le désir, et l'abstinence use plus que l'excès. — Un désir tel que le mien est quelque chose d'autrement fatigant que la possession. Son regard parcourt et pénètre l'objet qu'il veut avoir et qui rayonne au- dessus de lui plus promptement et plus profondément que s'il y touchait: qu'est-ce que l'usage lui apprendrait de plus? quelle expérience peut équivaloir à cette contemplation constante et passionnée?
J'ai traversé tant de choses, quoique j'aie fait le tour de bien peu, qu'il n'y a plus que les sommets les plus escarpés qui me tentent. — Je suis attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes puissants dans leur vieillesse: — l'impossible. — Tout ce que je peux faire n'a pas le moindre attrait pour moi. — Tibère, Caligula, Néron, grands Romains de l'empire, ô vous que l'on a si mal compris, et que la meute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votre mal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié! Moi aussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver les flots; j'ai rêvé de brûler des villes pour illuminer mes fêtes; j'ai souhaité d'être femme pour connaître de nouvelles voluptés. — Ta maison dorée, ô Néron! n'est qu'une étable fangeuse à côté du palais que je me suis élevé; ma garde- robe est mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide. — Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants que les vôtres, mes parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclaves plus nombreux et mieux faits; j'ai aussi attelé à mon char des courtisanes nues, j'ai marché sur les hommes d'un talon aussi dédaigneux que vous. — Colosses du monde antique, il bat sous mes faibles côtés un coeur aussi grand que le vôtre, et, à votre place, ce que vous avez fait je l'aurais fait et peut-être davantage. Que de Babels j'ai entassées les unes sur les autres pour atteindre le ciel, souffleter les étoiles et cracher de là sur la création! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu, — puisque je ne puis être homme?
Oh! je crois qu'il faudra cent mille siècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces vingt années de vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur moi? dans quelle ombre me plongerez-vous? à quel Léthé me ferez-vous boire? sous quelle montagne enterrerez-vous le Titan? Suis-je destiné à souffler un volcan par ma bouche et à faire des tremblements de terre en me changeant de côté?
Quand je pense à cela, que je suis né d'une mère si douce, si résignée, de goûts et de moeurs si simples, je suis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quand elle me portait. Comment se fait-il qu'aucune de ses pensées, calmes et pures, n'ait passé dans mon corps avec le sang qu'elle m'a transmis? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que de sa chair et non de son esprit? La colombe a fait un tigre qui voudrait pour proie à ses griffes la création tout entière.
J'ai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâssée aussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, à l'ombre du fauteuil maternel, avec les petites soeurs et le chien de la maison. Je n'ai vu autour de moi que de bonnes têtes douces et tranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et en quelque sorte héréditaires, de parents ou d'amis graves et sentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants l'un après l'autre sur le bord de leur chapeau; quelques tantes d'un certain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du linge éblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mains sur la ceinture comme des personnes qui sont de religion; des meubles sévères jusqu'à la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures de cuir, tout un intérieur d'une couleur sobre et étouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. — Le jardin était humide et sombre; le buis qui en dessinait les compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapins aux bras pelés étaient chargés d'y représenter de la verdure et y réussissaient assez mal; la maison de briques, avec un toit très haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose de morne et d'assoupi. — Certes, rien n'était propre à une vie séparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Il semblait impossible que tous les enfants élevés dans une telle maison ne finissent pas par se faire prêtres ou religieuses: eh bien! dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit à petit, et sans qu'il en parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au sein de cette famille honnête, pieuse, sainte, j'étais parvenu à un degré de dépravation horrible. — Ce n'était pas le contact du monde, puisque je ne l'avais pas vu; ni le feu des passions, puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de ces braves murailles. — Le ver ne s'était pas traîné du coeur d'un autre fruit à mon coeur. Il était éclos de lui-même au plus plein de ma pulpe qu'il avait rongée et sillonnée en tous sens: en dehors rien ne paraissait et ne m'avertissait que je fusse gâté. Je n'avais ni tache ni piqûre; mais j'étais tout creux par dedans, et il ne me restait qu'une mince pellicule, brillamment colorée, que le moindre choc eût crevée. — N'est-ce pas là une chose inexplicable qu'un enfant né de parents vertueux, élevé avec soin et discrétion, tenu loin de toute chose mauvaise, se pervertisse tout seul à un tel point, et arrive où j'en suis arrivé? Je suis sûr qu'en remontant jusqu'à là sixième génération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul atome pareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de ma famille; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, mais un champignon vénéneux poussé par quelque lourde nuit d'orage entre ses racines moussues; et pourtant personne n'a eu plus d'aspirations et d'élans vers le beau que moi, personne n'a essayé plus opiniâtrement de déployer ses ailes; mais chaque tentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui devait me sauver m'a perdu.
La solitude m'est plus mauvaise que le monde, quoique je désire plus la première que le second. — Tout ce qui m'enlève à moi-même m'est salutaire: la société m'ennuie, mais m'arrache forcément à cette rêverie creuse dont je monte et je descends la spirale, le front penché et les bras en croix. — Aussi, depuis que le tête-à- tête est rompu, et qu'il y a du monde ici avec lequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujet à me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins travaillé de ces désirs démesurés qui me fondent sur le coeur comme une nuée de vautours dès que je reste un moment inoccupé. Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables et fort gais; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou trois jours; — il m'a plu tout d'abord, et je l'ai pris en affection, rien qu'à le voir descendre de son cheval. Il est impossible d'avoir meilleure grâce; il n'est pas très grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille; il a quelque chose de moelleux et d'onduleux dans la démarche et dans les gestes, qui est on ne peut plus agréable; bien des femmes lui envieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu'il ait, c'est d'être trop beau et d'avoir des traits trop délicats pour un homme. Il est muni d'une paire d'yeux les plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard; mais, comme il est fort jeune et n'a pas d'apparence de barbe, la mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunelles d'aigle; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. — Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant devant moi! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne sois pas une femme! — Cet Adonis, qui, à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouit encore de ce privilège d'avoir à mettre au service de ses bons mots et de ses plaisanteries une voix d'un timbre argentin et mordant qu'il est difficile d'entendre sans être ému. — Il est vraiment parfait. — Il parait qu'il partage mes goûts pour les belles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés, son cheval très fringant et de race; et, pour que tout fût complet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petit cheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli comme un séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la course qu'il venait de faire que son maître a été obligé de l'enlever de sa selle et de l'emporter dans ses bras jusqu'à sa chambre. Rosette lui a fait beaucoup d'accueil, et je pense qu'elle a formé le dessein de s'en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortir ainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passion éteinte. — Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, je suis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraîné vers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pour avoir son amitié.
Chapitre 6
En cet endroit, si le débonnaire lecteur veut bien nous le permettre, nous allons pour quelque temps abandonner à ses rêveries le digne personnage qui, jusqu'ici, a occupé la scène à lui tout seul et parlé pour son propre compte, et rentrer dans la forme ordinaire du roman, sans toutefois nous interdire de prendre par la suite la forme dramatique, s'il en est besoin, et en nous réservant le droit de puiser encore dans cette espèce de confession épistolaire que le susdit jeune homme adressait à son ami, persuadé que, si pénétrant et si plein de sagacité que nous soyons, nous devons assurément en savoir là-dessus moins long que lui-même.
…Le petit page était tellement harassé qu'il dormait sur les bras de son maître et que sa petite tête toute déchevelée allait et venait comme s'il eût été mort. Il y avait assez loin du perron à la chambre que l'on avait désignée pour être celle du nouvel arrivant, et le domestique qui le précédait s'offrit à porter l'enfant à son tour; mais le jeune cavalier, pour qui, du reste, ce fardeau semblait n'être qu'une plume, le remercia et ne voulut pas s'en dessaisir: il le déposa sur le canapé tout doucement et en prenant mille précautions pour ne pas le réveiller; une mère n'eût pas mieux fait. Quand le domestique se fut retiré et que la porte fut fermée, il se mit à genoux devant lui et essaya de lui tirer ses bottines; mais ses petits pieds gonflés et endoloris rendaient cette opération assez difficile, et le joli dormeur poussait de temps en temps quelques soupirs vagues et inarticulés, comme une personne qui va se réveiller; alors le jeune cavalier s'arrêtait et attendait que le sommeil l'eût repris. Les bottines cédèrent enfin, c'était le plus important; les bas firent peu de résistance. — Cette opération achevée, le maître prit les deux pieds de l'enfant, et les posa l'un à côté de l'autre sur le velours du sofa; c'étaient bien les deux plus adorables pieds du monde, pas plus grands que cela, blancs comme de l'ivoire neuf et un peu rosés par la pression de la chaussure où ils étaient en prison depuis dix-sept heures, des pieds trop petits pour une femme, et qui semblaient n'avoir jamais marché; ce qu'on voyait de la jambe était rond, potelé, poli, transparent et veiné, et de la plus exquise délicatesse; — une jambe digne du pied.
Le jeune homme, toujours à genoux, contemplait ces deux petits pieds avec une attention amoureusement admirative; il se pencha, prit le gauche et le baisa, et puis le droit et le baisa aussi; et puis, de baisers en baisers, il remonta le long de la jambe jusqu'à l'endroit où l'étoffe commençait. — Le page souleva un peu sa longue paupière, et laissa tomber sur son maître un regard bienveillant et assoupi, où ne perçait aucune surprise. — Ma ceinture me gêne, dit-il en passant son doigt sous le ruban, et il se rendormit. — Le maître déboucla la ceinture, releva la tête du page avec un coussin? et touchant ses pieds qui étaient devenus un peu froids, de brûlants qu'ils étaient, il les enveloppa soigneusement dans son manteau, prit un fauteuil, et s'assit au plus près du sofa. Deux heures se passèrent ainsi, le jeune homme regardant dormir l'enfant et suivant sur son front les ombres de ses rêves. Le seul bruit qu'on entendit par la chambre était sa respiration régulière et le tic-tac de la pendule.
C'était un tableau assurément fort gracieux. — Il y avait dans l'opposition de ces deux genres de beauté un moyen d'effet dont un peintre habile eût tiré bon parti. — Le maître était beau comme une femme, — le page beau comme une jeune fille. — Cette tête ronde et rose, ainsi posée dans ses cheveux, avait l'air d'une pêche sous ses feuilles; elle en avait la fraîcheur et le velouté, quoique la fatigue de la route lui eût enlevé quelque peu de son éclat habituel; la bouche mi-ouverte laissait apercevoir de petites dents d'un blanc laiteux, et sous ses tempes pleines et luisantes s'entre-croisait un réseau de veines azurées; les cils de ses yeux, pareils à ces fils d'or qui s'épanouissent dans les missels autour de la tête des vierges, lui venaient presque au milieu des joues; ses cheveux longs et soyeux tenaient à la fois de l'or et de l'argent, — or dans l'ombre, argent dans la lumière; son cou était en même temps gras et frêle, et n'avait rien du sexe indiqué par ses habits; deux ou trois boutons du justaucorps, défauts pour faciliter la respiration, permettaient d'entrevoir, par l'hiatus d'une chemise de fine toile de Hollande, un losange de chair potelée et rebondie d'une admirable blancheur, et le commencement d'une certaine ligne ronde difficile à expliquer sur la poitrine d'un jeune garçon; en y regardant bien, on eût peut-être trouvé aussi que ses hanches étaient un peu trop développées. — Le lecteur en pensera ce qu'il voudra; ce sont de simples conjectures que nous lui proposons: nous n'en savons pas là-dessus plus que lui, mais nous espérons en apprendre davantage dans quelque temps, et nous lui promettons de le tenir fidèlement au courant de nos découvertes. — Que le lecteur, s'il a la vue moins basse que nous, enfonce son regard sous la dentelle de cette chemise et décide en conscience si ce contour est trop ou trop peu saillant; mais nous l'avertissons que les rideaux sont tirés, et qu'il règne dans la chambre un demi-jour peu favorable à ces sortes d'investigations.
Le cavalier était pâle, mais d'une pâleur dorée, pleine de force et de vie; ses prunelles nageaient sur un cristallin humide et bleu; son nez droit et mince donnait à son profil une fierté et une vigueur merveilleuses, et la chair en était si fine que, sur le bord du contour, elle laissait transpercer la lumière; sa bouche avait le sourire le plus doux à de certains moments, mais d'ordinaire elle était arquée à ses coins, comme quelques-unes de ces têtes qu'on voit dans les tableaux des vieux maîtres italiens, plutôt en dedans qu'en dehors; ce qui lui donnait quelque chose d'adorablement dédaigneux, une smorfia on ne peut plus piquante, un air de bouderie enfantine et de mauvaise humeur très singulier et très charmant.
Quels étaient les liens qui unissaient le maître au page et le page au maître? Assurément il y avait entre eux plus que l'affection qui peut exister entre le maître et le domestique. Étaient-ce deux amis ou deux frères? — Alors, pourquoi ce travestissement? — Il eût été cependant difficile de croire à quiconque eût vu la scène que nous venons de décrire que ces deux personnages n'étaient en vérité que ce qu'ils paraissaient être.
— Ce cher ange, comme il dort! dit à voix basse le jeune homme; je crois qu'il n'avait jamais tant fait de chemin de sa vie. Vingt lieues à cheval, lui qui est si délicat! j'ai peur qu'il ne soit malade de fatigue. Mais non, cela ne sera rien; demain il n'y paraîtra plus; il aura repris ses belles couleurs, et sera plus frais qu'une rose après la pluie. — Est-il beau comme cela! Si je ne craignais de l'éveiller, je le mangerais de caresses. Quelle adorable fossette il a au menton! quelle finesse et quelle blancheur de peau! — Dors bien, cher trésor. — Ah! je suis vraiment jaloux de ta mère et je voudrais t'avoir fait. — Il n'est pas malade? Non; — sa respiration est réglée, et il ne bouge pas. — Mais je crois qu'on a frappé…
En effet, on avait frappé deux petits coups aussi doucement que possible sur le panneau de la porte.
Le jeune homme se leva, et, craignant de s'être trompé, attendit, pour ouvrir, que l'on heurtât de nouveau. — Deux autres coups, un peu plus accentués, se firent entendre de nouveau, et une douce voix de femme dit sur un ton très bas: — C'est moi, Théodore.
Théodore ouvrit, mais avec moins de vivacité qu'un jeune homme n'en met à ouvrir à une femme dont la voix est douce, et qui est venue gratter mystérieusement à votre huis vers la tombée du jour. — Le battant entrebâillé donna passage, devinez à qui? à la maîtresse du perplexe d'Albert, à la princesse Rosette en personne, plus rose que son nom, et les seins aussi émus que les eut jamais femme qui soit entrée le soir dans la chambre d'un beau cavalier.
— Théodore! dit Rosette.
Théodore leva le doigt et le posa sur sa lèvre de manière à figurer la statue du silence, et, lui montrant l'enfant qui dormait, il la fit passer dans la pièce voisine.
— Théodore, reprit Rosette qui semblait trouver des douceurs singulières à répéter ce nom, et chercher en même temps à rallier ses idées, — Théodore, continua-t-elle sans quitter la main que le jeune homme lui avait présentée pour la conduire à son fauteuil, — vous nous êtes donc enfin revenu? Qu'avez-vous fait tout ce temps? où êtes-vous allé? — Savez-vous qu'il y a six mois que je ne vous ai vu? Ah! Théodore, cela n'est pas bien; on doit aux gens qui nous aiment, même quand on ne les aime pas, quelques égards et quelque pitié.
THEODORE. — Ce que j'ai fait? — Je ne sais. — J'ai été et je suis venu, j'ai dormi et j'ai veillé, j'ai chanté et j'ai pleuré, j'ai eu faim et soif, j'ai eu trop chaud et trop froid, je me suis ennuyé, j'ai de l'argent de moins et six mois de plus, j'ai vécu, voilà tout. — Et vous, qu'avez-vous fait?
ROSETTE. — Je vous ai aimé.
THEODORE. — Vous n'avez fait que cela?
ROSETTE. — Oui, absolument. J'ai mal employé mon temps, n'est-ce pas?
THEODORE. — Vous auriez pu l'employer mieux, ma pauvre Rosette; par exemple, à aimer quelqu'un qui pût vous rendre votre amour.
ROSETTE. — Je suis désintéressée en amour comme en tout. — Je ne prête pas de l'amour à usure; c'est un pur don que je fais.
THEODORE. — Vous avez là une vertu bien rare, et qui ne peut naître que dans une âme choisie. J'ai désiré bien souvent pouvoir vous aimer, du moins comme vous le voudriez; mais il y a entre nous un obstacle insurmontable, et que je ne puis vous dire — Avez-vous eu un autre amant depuis que je vous ai quittée?
ROSETTE. — J'en ai eu un que j'ai encore.
THEODORE. — Quelle espèce d'homme est-ce?
ROSETTE. — Un poète.
THEODORE. — Diable! quel est ce poète, et qu'a-t-il fait?
ROSETTE. — Je ne sais trop, une manière de volume que personne ne connaît, et que j'ai essayé de lire un soir.
THEODORE. — Ainsi donc vous avez pour amant un poète inédit. — Cela doit être curieux. — A-t-il des trous au coude, du linge sale et des bas en vis de pressoir?
ROSETTE. — Non; il se met assez bien, se lave les mains, et n'a pas de tache d'encre au bout du nez. C'est un ami de C***; je l'ai rencontré chez madame de Thémines, vous savez, une grande femme qui fait l'enfant et se donne de petits airs d'innocence.
THEODORE. — Et peut-on savoir le nom de ce glorieux personnage?
ROSETTE. — Oh! mon Dieu, oui! il se nomme le chevalier d'Albert!
THEODORE. — Le chevalier d'Albert! il me semble que c'est un jeune homme qui était sur le balcon quand je suis descendu de cheval.
ROSETTE. — Précisément.
THEODORE. — Et qui m'a regardé avec tant d'attention.
ROSETTE. — Lui-même.
THEODORE. — Il est assez bien. — Et il ne m'a pas fait oublier?
ROSETTE. — Non. Vous n'êtes pas malheureusement de ceux qu'on oublie.
THEODORE. — Il vous aime fort sans doute?
ROSETTE. — Je ne sais trop. — Il y a des moments où l'on croirait qu'il m'aime beaucoup; mais au fond il ne m'aime pas, et il n'est pas loin de me haïr, car il m'en veut de ce qu'il ne peut m'aimer. — Il a fait comme plusieurs autres plus expérimentés que lui; il a pris un goût vif pour de la passion, et s'est trouvé tout surpris et tout désappointé quand son désir a été assouvi. — C'est une erreur que, parce que l'on a couché ensemble, on se doit réciproquement adorer.
THEODORE. — Et que comptez-vous faire de ce susdit amoureux qui ne l'est pas?
ROSETTE. — Ce qu'on fait des anciens quartiers de lune ou des modes de l'an passé. — Il n'est pas assez fort pour me quitter le premier, et, quoiqu'il ne m'aime pas dans le sens véritable du mot, il tient à moi par une habitude de plaisir, et ce sont celles-là qui sont les plus difficiles à rompre. — Si je ne l'aide pas, il est capable de s'ennuyer consciencieusement avec moi jusqu'au jour du jugement dernier, et même au-delà; car il a en lui le germe de toutes les nobles qualités; et les fleurs de son âme ne demandent qu'à s'épanouir au soleil de l'éternel amour. — Réellement, je suis fâchée de n'avoir pas été le rayon pour lui. — De tous mes amants que je n'ai pas aimés, c'est celui que j'aime le plus; — et, si je n'étais aussi bonne que je le suis, je ne lui rendrais pas sa liberté, et je le garderais encore. — C'est ce que je ne ferai pas; — j'achève en ce moment-ci de l'user.
THEODORE. — Combien cela durera-t-il?
ROSETTE. — Quinze jours, trois semaines, mais à coup sûr moins que cela n'eût duré si vous n'étiez pas venu. — Je sais que je ne serai jamais votre maîtresse. — Il y a, dites-vous, pour cela une raison inconnue à laquelle je me rendrais s'il vous était permis de me la révéler. Ainsi donc toute espérance de ce côté me doit être interdite, et cependant je ne puis me résoudre à être la maîtresse d'un autre quand vous êtes là: il me semble que c'est une profanation, et que je n'ai plus le droit de vous aimer.
THEODORE. — Gardez celui-ci pour l'amour de moi.
ROSETTE — Si cela vous fait plaisir, je le ferai. — Ah! si vous avez pu être à moi, combien ma vie eût été différente de ce qu'elle a été! — Le monde a une bien fausse idée de moi, et j'aurai passé sans que nul se soit douté de ce que j'étais, — excepté vous, Théodore, le seul qui m'ayez comprise, et qui m'ayez été cruel. — Je n'ai jamais désiré que vous pour amant, et je ne vous ai pas eu. — Si vous m'aviez aimée, ô Théodore! j'aurais été vertueuse et chaste, j'aurais été digne de vous: au lieu de cela, je laisserai (si quelqu'un se souvient de moi) la réputation d'une femme galante, d'une espèce de courtisane qui n'avait de différent de celle du ruisseau que le rang et la fortune. — J'étais née avec les plus hautes inclinations; mais rien ne déprave comme de ne pas être aimée. — Beaucoup me méprisent qui ne savent pas ce qu'il m'a fallu souffrir pour arriver où j'en suis. — Étant sûre de ne jamais appartenir à celui que je préférais entre tous, je me suis laissée aller au courant, je n'ai pas pris la peine de défendre un corps qui ne pouvait être à vous. — Pour mon coeur, personne ne l'a eu et ne l'aura jamais. — Il est à vous, quoique vous l'ayez brisé; — et, différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes, pourvu qu'elles n'aient pas passé d'un lit dans un autre, quoique j'aie prostitué ma chair, j'ai toujours été fidèle d'âme et de coeur à votre pensée. — Au moins, j'aurai fait quelques heureux, j'aurai envoyé danser autour de quelques chevets de blanches illusions. J'ai trompé innocemment plus d'un noble coeur; j'ai été si misérable d'être rebutée par vous que j'ai toujours été épouvantée à l'idée de faire subir un pareil supplice à quelqu'un. — C'est le seul motif de bien des aventures qu'on a attribuées à un pur esprit de libertinage! — Moi! du libertinage! Ô monde! — Si vous saviez, Théodore, combien il est profondément douloureux de sentir qu'on a manqué sa vie, que l'on a passé à côté de son bonheur, de voir que tout le monde se méprend sur votre compte et qu'il est impossible de faire changer l'opinion qu'on a de vous, que vos plus belles qualités sont tournées en défaut, vos plus pures essences en noirs poisons, qu'il n'a transpiré de vous que ce que vous aviez de mauvais; d'avoir trouvé les portes toujours ouvertes pour vos vices et toujours fermées pour vos vertus, et de n'avoir pu amener à bien, parmi tant de ciguës et d'aconits, un seul lis ou une seule rose! vous ne savez pas cela, Théodore.
THEODORE. — Hélas! hélas! ce que vous dites là, Rosette, est l'histoire de tout le monde; la meilleure partie de nous est celle qui reste en nous, et que nous ne pouvons produire. — Les poètes sont ainsi. — Leur plus beau poème est celui qu'ils n'ont pas écrit; ils emportent plus de poèmes dans la bière qu'ils n'en laissent dans leur bibliothèque.
ROSETTE. — J'emporterai mon poème avec moi.
THEODORE. — Et moi, le mien. — Qui n'en a fait un dans sa vie? qui est assez heureux ou assez malheureux pour n'avoir pas composé le sien dans sa tête ou dans son coeur? — Des bourreaux en ont peut-être fait qui sont tout humides des pleurs de la plus douce sensibilité; des poètes en ont peut-être fait aussi qui eussent convenu à des bourreaux, tant ils sont rouges et monstrueux.
ROSETTE. — Oui. — On pourrait mettre des roses blanches sur ma tombe. — J'ai eu dix amants, — mais je suis vierge, et mourrai vierge. Bien des vierges, sur les fosses desquelles il neige à perpétuité du jasmin et des fleurs d'oranger, étaient de véritables Messalines.
THEODORE. — Je sais ce que vous valez, Rosette.
ROSETTE. — Vous seul au monde avez vu ce que je suis; car vous m'avez vue sous le coup d'un amour bien vrai et bien profond, puisqu'il est sans espoir; et qui n'a pas vu une femme amoureuse ne peut pas dire ce qu'elle est; c'est ce qui me console dans mes amertumes.
THEODORE. — Et que pense de vous ce jeune homme qui, aux yeux du monde, est aujourd'hui votre amant?
ROSETTE. — La pensée d'un amant est un gouffre plus profond que la baie de Portugal, et il est bien difficile de dire ce qu'il y a au fond d'un homme; la sonde serait attachée à une corde de cent mille toises de longueur, et on la déviderait jusqu'au bout, qu'elle filerait toujours sans rien rencontrer qui l'arrêtât. Cependant j'ai touché quelquefois le fond de celui-ci en quelques endroits, et le plomb a rapporté tantôt de la boue, tantôt de beaux coquillages, mais le plus souvent de la boue et des débris de coraux mêlés ensemble. — Quant à son opinion sur moi, elle a beaucoup varié; il a commencé d'abord par où les autres finissent, il m'a méprisée; les jeunes gens qui ont l'imagination vive sont sujets à cela. — Il y a toujours une chute énorme dans le premier pas qu'ils font, et le passage de leur chimère à la réalité ne peut se faire sans secousse. — Il me méprisait, et je l'amusais; maintenant il m'estime, et je l'ennuie. — Aux premiers jours de notre liaison, il n'a vu dans moi que le côté banal, et je pense que la certitude de ne pas éprouver de résistance était pour beaucoup dans sa détermination. Il paraissait extrêmement empressé d'avoir une affaire, et je crus d'abord que c'était une de ces plénitudes de coeur qui ne cherchent qu'à déborder, un de ces amours vagues que l'on a dans le mois de mai de la jeunesse, et qui font qu'à défaut de femmes on entourerait les troncs d'arbres avec ses bras, et qu'on embrasserait les fleurs et le gazon des prairies. — Mais ce n'était pas cela; — il ne passait à travers moi que pour arriver à autre chose. J'étais un chemin pour lui, et non un but. — Sous les fraîches apparences de ses vingt ans, sous le premier duvet de l'adolescence, il cachait une corruption profonde. Il était piqué au coeur; — c'était un fruit qui ne renfermait que de la cendre. Dans ce corps jeune et vigoureux s'agitait une âme aussi vieille que Saturne, — une âme aussi incurablement malheureuse qu'il en fut jamais. — Je vous avoue, Théodore, que je fus effrayé et que le vertige faillit me prendre en me penchant sur les noires profondeurs de cette existence. — Vos douleurs et les miennes ne sont rien, comparées à celles-là. - - Si je l'avais plus aimé, je l'aurais tué. — Quelque chose l'attire et l'appelle invinciblement qui n'est pas de ce monde ni en ce monde, et il ne peut avoir de repos ni jour ni nuit; et, comme l'héliotrope dans une cave, il se tord pour se tourner vers le soleil qu'il ne voit pas. — C'est un de ces hommes dont l'âme n'a pas été trempée assez complètement dans les eaux du Léthé avant d'être liée à son corps, et qui garde du ciel dont elle vient des réminiscences d'éternelle beauté qui la travaillent et la tourmentent, qui se souvient qu'elle a eu des ailes, et qui n'a plus que des pieds. — Si j'étais Dieu, je priverais de poésie pendant deux éternités l'ange coupable d'une pareille négligence. — Au lieu d'avoir à bâtir un château de cartes brillamment coloriées pour abriter pendant un printemps une blonde et jeune fantaisie, il fallait élever une tour plus haute que les huit temples superposés de Bélus. — Je n'étais pas de force, je fis semblant de ne pas l'avoir compris, et je le laissai ramper sur ses ailes et chercher un sommet d'où il pût s'élancer dans l'espace immense. — Il croit que je n'ai rien aperçu de tout cela, parce que je me suis prêtée à tous ses caprices sans avoir l'air d'en soupçonner le but. — J'ai voulu, ne pouvant le guérir, et j'espère qu'il m'en sera un jour tenu compte devant Dieu, lui donner au moins ce bonheur de croire qu'il avait été passionnément aimé. Il m'inspirait assez de pitié et d'intérêt pour aisément pouvoir prendre avec lui un ton et des manières assez tendres pour lui faire illusion. J'ai joué mon rôle en comédienne consommée; j'ai été enjouée et mélancolique, sensible et voluptueuse; j'ai feint des inquiétudes et des jalousies; j'ai versé de fausses larmes, et j'ai appelé sur mes lèvres des essaims de sourires composés. — J'ai paré ce mannequin d'amour des plus brillantes étoffes; je l'ai fait promener dans les allées de mes parcs; j'ai invité tous mes oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes fleurs dahlias et daturas à le saluer en inclinant la tête; je lui ai fait traverser mon lac sur le dos argenté de mon cygne chéri; je me suis cachée dedans, et je lui ai prêté ma voix, mon esprit, ma beauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une apparence si séduisante que la réalité ne valait pas mon mensonge. Quand le temps sera venu de briser en éclats cette creuse statue, je le ferai de manière à ce qu'il croie que tout le tort est de mon côté et à lui en épargner le remords. — C'est moi qui donnerai le coup d'épinglé par où doit s'échapper le vent dont ce ballon est plein. — N'est-ce pas là une sainte prostitution et une honorable tromperie? J'ai dans une urne de cristal quelques larmes que j'ai recueillies au moment où elles allaient tomber. — Voilà mon écrin et mes diamants, et je les présenterai à l'ange qui me viendra prendre pour m'emmener à Dieu.
THEODORE. — Ce sont les plus beaux qui puissent briller au cou d'une femme. Les parures d'une reine ne valent pas celles-là. — Pour moi, je pense que la liqueur que Madeleine versa sur les pieds du Christ était faite des anciens pleurs de ceux qu'elle avait consolés, et je pense aussi que c'est de pareilles larmes qu'est semé le chemin de saint Jacques, et non, comme on l'a prétendu, des gouttes de lait de Junon. — Qui fera donc pour vous ce que vous avez fait pour lui?
ROSETTE. — Personne, hélas! puisque vous ne le pouvez.
THEODORE. — Ô chère âme! que ne le puis-je! — Mais ne perdez pas l'espoir. — Vous êtes belle et bien jeune encore. — Vous avez bien des allées de tilleuls et d'acacias en fleurs à parcourir avant d'arriver à cette route humide, bordée de buis et d'arbres sans feuilles, qui conduit du tombeau de porphyre où l'on enterrera vos belles années mortes au tombeau de pierre brute et couverte de mousse où l'on se hâtera de pousser le reste de ce qui fut vous et les spectres ridés et branlants des jours de votre vieillesse. Il vous reste beaucoup à gravir de la montagne de la vie, et de longtemps vous ne parviendrez à la zone où se trouve la neige. Vous n'en êtes qu'à la région des plantes aromatiques, des cascades limpides où l'iris suspend ses arches tricolores, des beaux chênes verts et des mélèzes parfumés. Montez encore quelque peu, et de là, dans l'horizon plus large qui se déploiera à vos pieds, vous verrez peut-être s'élever la fumée bleuâtre du toit où dort celui qui vous aimera. Il ne faut pas, dès l'abord, désespérer de sa vie, il s'ouvre, comme cela, dans notre destinée, des perspectives à quoi nous ne nous attendions plus. — L'homme, dans la vie, m'a souvent fait penser à un pèlerin qui suit l'escalier en colimaçon d'une tour gothique. Le long serpent de granit tord dans l'obscurité ses anneaux dont chaque écaille est une marche. Après quelques circonvolutions, le peu de jour qui venait de la porte s'est éteint. L'ombre des maisons qu'on n'a pas encore dépassées ne permet pas aux soupiraux de laisser entrer le soleil: les murs sont noirs, suintants; on a plutôt l'air de descendre dans un cachot d'où l'on ne doit jamais sortir que de monter à cette tourelle qui, d'en bas, vous paraissait si svelte et si élancée, et couverte de dentelles et de broderies, comme si elle allait partir pour le bal. — On hésite si l'on doit aller plus haut, tant ces moites ténèbres pèsent lourdement sur votre front. — L'escalier tourne encore quelquefois, et des lucarnes plus fréquentes découpent leurs trèfles d'or sur le mur opposé. On commence à voir les pignons dentelés des maisons, les sculptures des entablements, les formes bizarres des cheminées; quelques pas de plus, et l'oeil plane sur la ville entière; c'est une forêt d'aiguilles, de flèches et de tours qui se hérissent de toutes parts, dentelées, tailladées, évidées, frappées à l'emporte-pièce et laissant transparaître le jour par leurs mille découpures. — Les dômes et les coupoles s'arrondissent comme les mamelles de quelque géante ou des crânes de Titans. Les îlots de maisons et de palais se détachent par tranches ombrées ou lumineuses. Quelques marches encore, et vous serez sur la plate-forme; et alors vous verrez, au-delà de l'enceinte de la ville, verdoyer les cultures, bleuir les collines et blanchir les voiles sur le ruban moiré du fleuve. Un jour éblouissant vous inonde, et les hirondelles passent et repassent auprès de vous en poussant de petits cris joyeux. Le son lointain de la cité vous arrive comme un murmure amical ou le bourdonnement d'une ruche d'abeilles; tous les clochers égrènent dans les airs leurs colliers de perles sonores; les vents vous apportent les senteurs de la forêt voisine et des fleurs de la montagne: ce n'est que lumière, harmonie et parfum. Si vos pieds s'étaient lassés, ou que le découragement vous eût prise et que vous fussiez restée assise sur une marche inférieure, ou que vous fussiez tout à fait redescendue, ce spectacle eût été perdu pour vous. — Quelquefois cependant la tour n'a qu'une seule ouverture au milieu ou en haut. — La tour de votre vie est ainsi construite; — alors il faut un courage plus obstiné, une persévérance armée d'ongles plus crochus pour s'accrocher, dans l'ombre, aux saillies des pierres, et parvenir au trèfle resplendissant par où la vue s'échappe sur la campagne; ou bien les meurtrières ont été remplies, ou l'on a oublié d'en percer, et alors il faut aller jusqu'au faîte; mais plus on s'est élevé sans voir, plus l'horizon semble immense, plus le plaisir et la surprise sont grands.
ROSETTE — Ô Théodore, Dieu veuille que je parvienne bientôt à l'endroit où est la fenêtre! Voilà bien assez longtemps que je suis la spirale à travers la nuit la plus profonde; mais j'ai peur que l'ouverture n'ait été maçonnée et qu'il ne faille gravir jusqu'au sommet; et si cet escalier aux marches innombrables n'aboutissait qu'à une porte murée ou à une voûte de pierres de taille?
THEODORE. — Ne dites pas cela, Rosette; ne le pensez pas. — Quel architecte construirait un escalier qui n'aboutirait à rien? Pourquoi supposer le paisible architecte du monde plus stupide et plus imprévoyant qu'un architecte ordinaire? — Dieu ne se trompe pas, et n'oublie rien. On ne peut pas croire qu'il se soit amusé, pour vous faire pièce, à vous enfermer dans un long tube de pierre sans issue et sans ouverture. Pourquoi voulez-vous qu'il dispute à de pauvres fourmis comme nous sommes leur misérable bonheur d'une minute, et l'imperceptible grain de mil qui leur revient dans cette large création? — Il faudrait pour cela qu'il eût la férocité d'un tigre ou d'un juge; et, si nous lui déplaisions tant, il n'aurait qu'à dire à une comète de se détourner un peu de sa course et à nous étrangler tous avec un crin de sa queue. — Comment diable voulez-vous que Dieu se divertisse à nous enfiler un à un dans une épingle d'or, comme faisait des mouches l'empereur Domitien? — Dieu n'est pas une portière ni un marguillier, et, quoiqu'il soit vieux, il n'est pas encore tombé en enfance. — Toutes ces petites méchancetés sont au-dessous de lui, et il n'est pas assez niais pour faire de l'esprit avec nous et nous jouer des tours. — Courage, Rosette, courage! Si vous êtes essoufflée, arrêtez-vous un peu et reprenez haleine, et puis continuez votre ascension: vous n'avez peut-être plus qu'une vingtaine de marches à gravir pour arriver à l'embrasure d'où vous verrez votre bonheur.
ROSETTE. — Jamais! oh! jamais! et si je parviens au sommet de la tour, ce ne sera que pour m'en précipiter.
THEODORE. — Chasse, ma pauvre affligée, ces idées sinistres qui voltigent autour de toi comme des chauves-souris, et jettent sur ton beau front l'ombre opaque de leurs ailes. Si tu veux que je t'aime, sois heureuse, et ne pleure pas. (Il l'attire doucement contre lui et l'embrasse sur les yeux.)
ROSETTE. — Quel malheur pour moi de vous avoir connu! et pourtant, si la chose était à refaire, je voudrais encore vous avoir connu. — Vos rigueurs m'ont été plus douces que la passion des autres; et, quoique vous m'ayez beaucoup fait souffrir, tout ce que j'ai eu de plaisir m'est venu de vous; par vous, j'ai entrevu ce que j'aurais pu être. Vous avez été un éclair de ma nuit, et vous avez illuminé bien des endroits sombres de mon âme; vous avez ouvert dans ma vie des perspectives toutes nouvelles. — Je vous dois de connaître l'amour, l'amour il est vrai; mais il y a à aimer sans être aimé un charme mélancolique et profond, et il est beau de se ressouvenir de ceux qui nous oublient. — C'est déjà un bonheur que de pouvoir aimer même quand on est seul à aimer, et beaucoup meurent sans l'avoir eu, et souvent les plus à plaindre ne sont pas ceux qui aiment.
THEODORE. — Ceux-là souffrent et sentent leurs plaies, mais du moins ils vivent. Ils tiennent à quelque chose; ils ont un astre autour duquel ils gravitent, un pôle auquel ils tendent ardemment. Ils ont quelque chose à souhaiter; ils se peuvent dire: Si je parviens là, si j'ai cela, je serai heureux. Ils ont d'effroyables agonies, mais en mourant ils peuvent au moins se dire: — Je meurs pour lui. — Mourir ainsi, c'est renaître. — Les vrais, les seuls irréparablement malheureux sont ceux dont la folle étreinte embrasse l'univers entier, ceux qui veulent tout et ne veulent rien, et que l'ange ou la fée qui descendrait et leur dirait subitement: — Souhaitez une chose, et vous l'aurez, — trouverait embarrassés et muets.
ROSETTE. — Si la fée venait, je sais bien ce que je lui demanderais.
THEODORE. — Vous le savez, Rosette, et voilà en quoi vous êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas. Il s'agite en moi beaucoup de désirs vagues qui se confondent ensemble, et en enfantent d'autres qui les dévorent ensuite. Mes désirs sont une nuée d'oiseaux qui tourbillonnent et voltigent sans but; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur le soleil, et que le manque d'air empêche de se soulever sur ses ailes déployées. — Ah! si je pouvais savoir ce que je veux; si l'idée qui me poursuit se dégageait nette et précise du brouillard qui l'entoure; si l'étoile favorable ou fatale apparaissait au fond de mon ciel; si la lueur que je dois suivre venait à rayonner dans la nuit, feu follet perfide ou phare hospitalier; si ma colonne de feu marchait devant moi, fût-ce à travers un désert sans manne et sans fontaines; si je savais où je vais, dussé-je n'aboutir qu'à un précipice! — j'aimerais mieux ces courses insensées de chasseurs maudits, par les fondrières et les halliers, que ce piétinement absurde et monotone. Vivre ainsi, c'est faire un métier pareil à celui de ces chevaux qui, les yeux bandés, tournent la roue de quelque puits, et font des milliers de lieues sans rien voir et sans changer de place. — Il y a assez longtemps que je tourne, et le seau devrait bien être remonté.
ROSETTE. — Vous avez avec d'Albert beaucoup de points de ressemblance, et, quand vous parlez, il me semble quelquefois que ce soit lui qui parle. — Je ne doute pas que, lorsque vous le connaîtrez plus, vous ne vous attachiez beaucoup à lui; vous ne pouvez manquer de vous convenir. — Il est travaillé, comme vous, de ces élans sans but; il aime immensément sans savoir quoi, il voudrait monter au ciel, car la terre lui paraît un escabeau bon à peine pour un de ses pieds, et il a plus d'orgueil que Lucifer avant sa chute.
THEODORE. — J'avais d'abord eu peur que ce ne fût un de ces poètes comme il y en a tant, et qui ont chassé la poésie de la terre, un de ces enfileurs de perles fausses qui ne voient au monde que la dernière syllabe des mots, et qui, lorsqu'ils ont fait rimer _ombre _avec _sombre, flamme _avec _âme, _et _Dieu _avec _lieu, _se croisent consciencieusement les bras et les jambes, et permettent aux sphères d'accomplir leur révolution.
ROSETTE. — Il n'est point de ceux-là. Ses vers sont au-dessous de lui, et ne le contiennent pas. On prendrait, d'après ce qu'il a fait, une idée très fausse de sa personne; son véritable poème, c'est lui, et je ne sais pas s'il en fera jamais d'autre. — Il a au fond de son âme un sérail de belles idées qu'il entoure d'un triple mur, et dont il est plus jaloux que jamais sultan ne le fut de ses odalisques. — Il ne met dans ses vers que celles dont il ne se soucie pas ou dont il est rebuté; c'est la porte par où il les chasse, et le monde n'a que ce dont il ne veut plus.
THEODORE. — Je conçois cette jalousie et cette pudeur. — De même bien des gens ne conviennent de l'amour qu'ils ont eu que lorsqu'ils ne l'ont plus, et de leurs maîtresses que lorsqu'elles sont mortes.
ROSETTE. — L'on a tant de peine à posséder quelque chose en propre dans ce monde! tout flambeau attire tant de papillons, tout trésor attire tant de voleurs! — J'aime ces silencieux qui emportent leur idée dans leur tombe et ne la veulent point livrer aux sales baisers et aux impudiques attouchements de la foule. Ces amoureux me plaisent qui n'écrivent le nom de leur maîtresse sur aucune écorce, qui ne le confient à aucun écho, et qui, en dormant, sont poursuivis de cette crainte qu'un rêve ne le leur fasse prononcer. Je suis de ce nombre; je n'ai pas dit ma pensée, et nul ne saura mon amour… Mais voici qu'il est bientôt onze heures, mon cher Théodore, et je vous empêche de prendre un repos dont vous devez avoir besoin. Quand il faut que je vous quitte, j'éprouve toujours un serrement de coeur, et il me semble que c'est la dernière fois que je vous verrai. Je retarde le plus que je peux; mais il faut bien s'en aller à la fin. Allons, adieu, car j'ai peur que d'Albert ne me cherche; adieu, ami.
Théodore lui mit le bras autour de la taille, et la conduisit ainsi jusqu'à la porte: là il s'arrêta, et la suivit longtemps de l'oeil; le corridor était percé de loin en loin de petites fenêtres à carreaux étroits, éclairées par la lune, et qui faisaient une alternative d'ombre et de lumière très fantastique. À chaque fenêtre, la forme blanche et pure de Rosette étincelait comme un fantôme d'argent; puis elle s'éteignait pour reparaître plus brillante un peu plus loin; enfin elle disparut entièrement.
Théodore, comme abîmé dans de profondes réflexions, resta quelques minutes immobile et les bras croisés, puis il passa sa main sur son front, et rejeta ses cheveux en arrière par un mouvement de tête, rentra dans la chambre, et fut se coucher après avoir embrassé au front le page, qui dormait toujours.
Chapitre 7
Dès qu'il fit jour chez Rosette, d'Albert se fit annoncer avec un empressement qui ne lui était pas habituel.
— Vous voilà, fit Rosette, je dirais de bien bonne heure, si vous pouviez jamais arriver de bonne heure. — Aussi, pour vous récompenser de votre galanterie, je vous octroie ma main à baiser.
Et elle tira de dessous le drap de toile de Flandre garni de dentelles la plus jolie petite main que l'on ait jamais vue au bout d'un bras rond et potelé.
D'Albert la baisa avec componction: — Et l'autre, la petite soeur, est-ce que nous ne la baiserons pas aussi?
Mon Dieu si! rien n'est plus faisable. Je suis aujourd'hui dans mon humeur des dimanches; tenez. — Et elle sortit du lit son autre main dont elle lui frappa légèrement la bouche. — Est-ce que je ne suis pas la femme la plus accommodante du monde?
— Vous êtes la grâce même, et l'on vous devrait élever des temples de marbre blanc dans des bosquets de myrtes. — En vérité, j'ai bien peur qu'il ne vous arrive ce qui est arrivé à Psyché, et que Vénus ne devienne jalouse de vous, dit d'Albert en joignant les deux mains de la belle et en les portant ensemble à ses lèvres.
— Comme vous débitez tout cela d'une haleine! on dirait que c'est une phrase apprise par coeur, dit Rosette avec une délicieuse petite moue.
— Point: vous valez bien que la phrase soit tournée exprès pour vous, et vous êtes faite à cueillir des virginités de madrigaux, répliqua d'Albert.
— Oh çà! décidément, qui vous a piqué aujourd'hui? est-ce que vous êtes malade que vous êtes si galant? Je crains que vous ne mouriez. Savez-vous que, lorsque quelqu'un change tout à coup de caractère, et sans raison apparente, cela est de mauvais augure? Or, il est constaté, aux yeux de toutes les femmes qui ont pris la peine de vous aimer, que vous êtes habituellement on ne peut plus maussade, et il est non moins sûr que vous êtes on ne peut plus charmant en ce moment-ci et d'une amabilité tout à fait inexplicable. — Là, vraiment, je vous trouve pâle, mon pauvre d'Albert: donnez-moi le bras, que je vous tâte le pouls; et elle lui releva la manche, et compta les pulsations avec une gravité comique. — Non… Vous êtes au mieux, et vous n'avez pas le plus léger symptôme de fièvre. Alors il faut que je sois furieusement jolie ce matin! Allez donc me chercher mon miroir, que je voie jusqu'à quel point votre galanterie a tort ou raison.
D'Albert fut prendre un petit miroir qui était sur la toilette, et le posa sur le lit.
— Au fait, dit Rosette, vous n'avez pas tout à fait tort. Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet sur mes yeux, monsieur le poète? — Vous n'avez aucune raison pour n'en pas faire. — Voyez donc, que je suis malheureuse! avoir des yeux comme cela et un poète comme ceci, et manquer de sonnets, comme si l'on était borgne et que l'on eût un porteur d'eau pour amant! Vous ne m'aimez pas, monsieur; vous ne m'avez pas même fait un sonnet acrostiche. — Et ma bouche, comment la trouvez-vous! Je vous ai pourtant embrassé avec cette bouche-là, et je vous embrasserai peut-être encore, mon beau ténébreux; et en vérité c'est une faveur dont vous n'êtes guère digne (ce que je dis n'est pas pour aujourd'hui, car vous êtes digne de tout); mais, pour ne pas parler toujours de moi, vous êtes, ce matin, d'une beauté et d'une fraîcheur nonpareilles, vous avez l'air d'un frère de l'Aurore; et, quoiqu'il fasse à peine jour, vous êtes déjà paré et godronné comme pour un bal. D'aventure, est-ce que vous avez des desseins à mon endroit? et auriez-vous monté un coup de Jarnac à ma vertu? voudriez-vous faire ma conquête? Mais j'oubliais que c'était déjà fait et de l'histoire ancienne.
— Rosette, ne plaisantez pas comme cela; vous savez bien que je vous aime.
— Mais c'est selon. Je ne le sais pas bien; et vous?
— Très parfaitement, et à telles enseignes que si vous aviez la bonté de faire défendre votre porte, j'essayerais de vous le démontrer, et j'ose m'en flatter, d'une manière victorieuse.
— Pour cela, non: quelque envie que j'aie d'être convaincue, ma porte restera ouverte; je suis trop jolie pour l'être à huis clos; le soleil luit pour tout le monde, et ma beauté fera aujourd'hui comme le soleil, si vous le trouvez bon.
— D'honneur, je le trouve fort mauvais; mais faites comme si je le trouvais excellent. Je suis votre très humble esclave, et je dépose mes volontés à vos pieds.
— Voilà qui est on ne peut mieux; restez en de pareils sentiments, et laissez, ce soir, la clef à la porte de votre chambre.
— M. le chevalier Théodore de Sérannes, dit une grosse tête de nègre souriante et joufflue qui se fit voir entre les deux battants de la porte, demande à vous rendre ses hommages et vous supplie que vous daigniez le recevoir.
— Faites entrer M. le chevalier, dit Rosette en remontant le drap jusqu'à son menton.
Théodore fut tout d'abord au lit de Rosette, à laquelle il fit le salut le plus profond et le plus gracieux, qu'elle lui rendit d'un signe de tête amical, et ensuite il se tourna vers d'Albert, qu'il salua d'un air libre et courtois.
— Où en étiez-vous? dit Théodore. J'ai peut-être interrompu une conversation intéressante: continuez, de grâce, et mettez-moi au fait en quelques mots.
— Oh non! répondit Rosette avec un sourire malicieux; nous parlions d'affaires.
Théodore s'assit au pied du lit de Rosette, car d'Albert avait pris place du côté du chevet, par droit de premier arrivé; la conversation flotta quelque temps de sujet en sujet, très spirituelle, très gaie et très vive, et c'est pourquoi nous n'en rendrons pas compte; nous craindrions qu'elle ne perdît trop à être transcrite. L'air, le ton, le feu des paroles et des gestes, les mille manières de prononcer un mot, tout cet esprit, semblable à de la mousse de vin de Champagne qui pétille et s'évapore sur- le-champ, sont des choses qu'il est impossible de fixer et de reproduire. C'est une lacune que nous laissons à remplir au lecteur, et dont il s'acquittera assurément mieux que nous; qu'il imagine à cette place cinq ou six pages remplies de tout ce qu'il y a de plus fin, de plus capricieux, de plus curieusement fantasque, de plus élégant et de plus pailleté.
Nous savons bien que nous usons ici d'un artifice qui rappelle un peu celui de Timanthe, qui, désespérant de pouvoir bien rendre la figure d'Agamemnon, lui jeta une draperie sur la tête; mais nous aimons mieux être timide qu'imprudent.
Il ne serait peut-être pas hors de propos de chercher les motifs pour lesquels d'Albert s'était levé si matin, et quel aiguillon l'avait poussé à venir chez Rosette d'aussi bonne heure que s'il en eût encore été amoureux, — il y a apparence que c'était un petit mouvement de jalousie sourde et inavouée. Assurément il ne tenait pas beaucoup à Rosette, et il eût même été fort aise d'en être débarrassé, — mais au moins il voulait la quitter lui-même et ne pas en être quitté, chose qui blesse toujours profondément l'orgueil d'un homme, si bien éteinte d'ailleurs que soit sa première flamme. — Théodore était si beau cavalier qu'il était difficile de le voir survenir dans une liaison sans appréhender ce qui en effet était déjà arrivé bien des fois, c'est-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son côté et que les coeurs ne suivissent les yeux; et chose singulière, quoiqu'il eût enlevé bien des femmes, aucun amant n'avait gardé ce long ressentiment que l'on a d'ordinaire pour les personnes qui vous ont supplanté. Il y avait dans toutes ses façons un charme si vainqueur, une grâce si naturelle, quelque chose de si doux et de si fier que les hommes mêmes y étaient sensibles. D'Albert, qui était venu chez Rosette avec l'envie de parler fort sèchement à Théodore, s'il l'y rencontrait, fut tout surpris de ne pas se sentir en sa présence le moindre mouvement de colère, et de se laisser aller avec autant de facilité aux avances qu'il lui fit. — Au bout d'une demi- heure, vous eussiez dit deux amis d'enfance, et pourtant d'Albert était intimement convaincu que, si jamais Rosette devait aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu d'être jaloux, pour l'avenir du moins, car pour le présent il ne supposait rien encore; qu'eût-ce été, s'il avait vu la belle en peignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur un rayon de lune dans la chambre du beau jeune homme, et n'en sortir que trois ou quatre heures après avec des précautions mystérieuses? Il eût pu, en vérité, se croire plus malheureux qu'il ne l'était, car ce sont de ces choses que l'on ne voit guère, qu'une jolie femme amoureuse qui sort de la chambre d'un cavalier non moins joli exactement comme elle y était entrée.
Rosette écoutait Théodore avec beaucoup d'attention et comme on écoute quelqu'un qu'on aime; mais ce qu'il disait était si amusant et si varié que cette attention n'avait rien que de naturel et s'expliquait facilement. — Aussi d'Albert n'en prit-il pas autrement d'ombrage. Le ton de Théodore envers Rosette était poli, amical, mais rien de plus.
— Que ferons-nous aujourd'hui, Théodore? dit Rosette: — si nous allions nous promener en bateau? que vous en semble? ou si nous allions à la chasse?
— Allons à la chasse, cela est moins mélancolique que de glisser sur l'eau côte à côte avec quelque cygne ennuyé et de plier les feuilles de nénuphar à droite et à gauche, — n'est-ce pas votre avis, d'Albert?
— J'aimerais peut-être autant me laisser couler dans le batelet au fil de la rivière que de galoper éperdument à la poursuite d'une pauvre bête; mais où que vous alliez, j'irai; il ne s'agit maintenant que de laisser madame Rosette se lever, et d'aller prendre un costume convenable. — Rosette fit un signe d'assentiment, et sonna pour qu'on la vînt lever. Les deux jeunes gens s'en allèrent bras dessus bras dessous, et il était facile de conjecturer, à les voir si bien ensemble, que l'un était l'amant en pied et l'autre l'amant aimé de la même personne.
Tout le monde fut bientôt prêt. D'Albert et Théodore étaient déjà à cheval dans la première cour, quand Rosette, en habit d'amazone, parut sur les premières marches du perron. Elle avait sous ce costume un petit air allègre et délibéré qui lui allait on ne peut pas mieux: elle sauta sur la selle avec sa prestesse ordinaire, et donna un coup de houssine à son cheval qui parut comme un trait. D'Albert piqua des deux et l'eut bientôt rejointe. — Théodore les laissa prendre quelque avance, étant sûr de les rattraper dès qu'il le voudrait. — Il semblait attendre quelque chose, et se retournait souvent du côté du château.
— Théodore! Théodore! arrivez donc! est-ce que vous êtes monté sur un cheval de bois? lui cria Rosette.
Théodore fit prendre un temps de galop à sa bête et diminua la distance qui le séparait de Rosette, sans toutefois la faire disparaître.
Il regarda encore du côté du château, qu'on commençait à perdre de vue; un petit tourbillon de poussière, dans lequel s'agitait très vivement quelque chose qu'on ne pouvait encore discerner, parut au bout du chemin. — En quelques instants le tourbillon fut à côté de Théodore, et laissa voir, en s'entrouvrant comme les nuées classiques de _l'Iliade, _la figure rose et fraîche du page mystérieux.
— Théodore, allons donc! cria une seconde fois Rosette, donnez donc de l'éperon à votre tortue et venez à côté de nous.
Théodore lâcha la bride à son cheval qui piaffait et se cabrait d'impatience, et en quelques secondes il eut dépassé de plusieurs têtes d'Albert et Rosette.
— Qui m'aime me suive, dit Théodore en sautant une barrière de quatre pieds de haut. Eh bien! monsieur le poète, dit-il quand il fut de l'autre côté, — vous ne sautez pas? votre monture est pourtant ailée, à ce qu'on dit.
— Ma foi, j'aime mieux faire le tour; je n'ai qu'une tête à casser, après tout; si j'en avais plusieurs, j'essayerais, répondit d'Albert en souriant.
— Personne ne m'aime donc, puisque personne ne me suit, dit Théodore en faisant descendre encore plus que de coutume les coins arqués de sa bouche. Le petit page leva sur lui ses grands yeux bleus d'un air de reproche, et rapprocha les deux talons du ventre de son cheval.
Le cheval fit un bon prodigieux.
— Si! quelqu'un, la barrière.
Rosette jeta sur l'enfant un regard singulier et rougit jusqu'aux yeux; puis, appliquant un furieux coup de cravache sur le cou de sa jument, elle franchit la traverse de bois vert pomme qui barrait l'allée.
— Et moi, Théodore, croyez-vous que je ne vous aime pas?
L'enfant lui lança une oeillade oblique et en dessous et s'approcha de Théodore.
D'Albert était déjà au milieu de l'allée, vit rien de tout cela; car, depuis un temps immémorial, les pères, les maris et les amants sont en possession du privilège de ne rien voir.
— Isnabel, dit Théodore, vous êtes un fou, et vous, Rosette, une folle! Isnabel, vous n'avez pas pris assez de champ pour sauter, et vous, Rosette, vous avez manqué d'accrocher votre robe dans les poteaux. — Vous auriez pu vous tuer.
— Qu'importe? répliqua Rosette avec un son de voix si triste et si mélancolique qu'Isnabel lui pardonna d'avoir aussi sauté la barrière.
On chemina encore quelque temps, et l'on arriva au rond-point où se devaient trouver la meute et les piqueurs. Six arches, coupées à travers l'épaisseur de la foret, aboutissaient à une petite tour de pierre à six pans sur chacun desquels était gravé le nom de la route qui venait s'y terminer. Les arbres s'élevaient si haut qu'ils semblaient vouloir carder les nuages laineux et floconneux qu'une brise assez vive faisait flotter sur leurs cimes, une herbe haute et drue, des buissons impénétrables offraient des retraites et des forts au gibier, et la chasse promettait d'être heureuse. C'était une vraie forêt d'autrefois, avec de vieux chênes plus que séculaires et comme on n'en voit plus maintenant que l'on ne plante plus d'arbres, et qu'on n'a pas la patience d'attendre que ceux qui le sont soient poussés; une forêt héréditaire, plantée par les arrière-grands-pères pour les pères, par les pères pour les petits-fils, avec des allées d'une largeur prodigieuse, l'obélisque surmonté d'une boule, la fontaine de rocaille, la mare de rigueur, et les gardes poudrés à blanc, en culotte de peau jaune et en habit bleu de ciel; — une de ces forêts touffues et sombres où se détachent admirablement les croupes satinées et blanches des gros chevaux de Wouvermans et les larges pavillons de ces trompes à la Dampierre, que le Parrocel aime à faire rayonner au dos des piqueurs. — Une multitude de queues de chiens pareilles à des croissants ou à des serpes s'arrondissaient en frétillant dans un nuage poussiéreux. — On donna le signal, on découpla les chiens qui tendaient leur corde à s'étrangler, et la chasse commença. — Nous ne décrirons pas très exactement les détours et les crochets du cerf à travers la forêt; nous ne savons même pas très au juste si c'était un cerf dix cors, et, quelques recherches que nous ayons faites, nous n'avons pu nous en assurer, — ce qui est véritablement affligeant. — Néanmoins, nous pensons que dans une telle forêt, si antique, si ombreuse, si seigneuriale, il ne devait se trouver que des cerfs dix cors, et nous ne voyons pas pourquoi celui après lequel galopaient, sur des chevaux de différentes couleurs et non _passibus oequis, _les quatre principaux personnages de cet illustre roman n'en eût pas été un.
Le cerf courait comme un vrai cerf qu'il était, et une cinquantaine de chiens qu'il avait aux trousses n'étaient pas un médiocre éperon à sa vélocité naturelle. — La course était si rapide qu'on n'entendait que quelques rares abois.
Théodore, comme le mieux monté et le meilleur écuyer, talonnait la meute avec une ardeur incroyable. D'Albert le suivait de près. Rosette et le petit page Isnabel suivaient, séparés par un intervalle qui s'augmentait de minute en minute.
L'intervalle fut bientôt assez grand pour ne pouvoir plus espérer de rétablir l'équilibre.
— Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette, pour laisser souffler les chevaux? — La chasse va du côté de l'étang, et je sais un chemin de traverse par lequel nous pourrons arriver en même temps qu'eux.
Isnabel tira la bride de son petit cheval des montagnes, qui baissa la tête en secouant sur ses yeux les mèches pendantes de sa crinière, et se mit à creuser le sable avec ses ongles.
Ce petit cheval formait avec celui de Rosette le contraste le plus parfait; il était noir comme la nuit, l'autre d'un blanc de satin: il était tout hérissé et tout échevelé; l'autre avait la crinière nattée de bleu, la queue peignée et frisée. Le second avait l'air d'une licorne et le premier d'un barbet.
La même différence antithétique se faisait remarquer dans les maîtres et dans les montures. — Rosette avait les cheveux aussi noirs qu'Isnabel les avait blonds; ses sourcils étaient dessinés très nettement et d'une manière très apparente; ceux du page n'avaient guère plus de vigueur que sa peau et ressemblaient au duvet de la pêche. — La couleur de l'une était éclatante et solide comme la lumière du midi; le teint de l'autre avait les transparences et les rougeurs de l'aube naissante.
— Si nous tâchions maintenant de rattraper la chasse? dit Isnabel à Rosette; les chevaux ont eu le temps de reprendre haleine.
— Allons! répondit la jolie amazone, et ils se lancèrent au galop dans une allée transversale assez étroite qui conduisait à la mare; les deux bêtes couraient de front et en occupaient presque toute la largeur.
Du côté d'Isnabel, un arbre entortillé et noueux avançait une grosse branche comme un bras et semblait montrer le poing aux chevaucheurs. — L'enfant ne la vit pas.
— Prenez garde, cria Rosette, couchez-vous sur la selle! vous allez être désarçonné.
L'avis était donné trop tard; la branche frappa Isnabel au milieu du corps. La violence du coup lui fit perdre les étriers, et, son cheval continuant son galop et la branche étant trop forte pour ployer, il se trouva enlevé de la selle et tomba rudement en arrière.
L'enfant resta évanoui sur le coup. — Rosette, fort effrayée, se jeta à bas de sa bête et fut au page, qui ne donnait pas signe de vie.
Sa toque s'était détachée, et ses beaux cheveux blonds ruisselaient de toutes parts éparpillés sur le sable. — Ses petites mains ouvertes avaient l'air de mains de cire, tant elles étaient pâles: Rosette s'agenouilla auprès de lui et tâcha de le faire revenir. — Elle n'avait sur elle ni sels, ni flacon, et son embarras était grand. — Enfin elle avisa une ornière assez profonde où l'eau de pluie s'était amassée et clarifiée; elle y trempa ses doigts, au grand effroi d'une petite grenouille qui était la naïade de cette onde, et elle en secoua quelques gouttes sur les tempes bleuâtres du jeune page. — Il ne parut pas les sentir, et les perles d'eau roulaient au long de ses joues blanches comme les larmes d'une sylphide au long d'une feuille de lis. Rosette, pensant que ses habits le pouvaient gêner, déboucla sa ceinture, défit les boutons de son justaucorps et ouvrit sa chemise pour que sa poitrine pût jouer plus librement. — Rosette vit alors quelque chose qui aurait été pour un homme la plus agréable des surprises du monde, mais qui ne parut pas à beaucoup près lui faire plaisir, — car ses sourcils se rapprochèrent, et sa lèvre supérieure trembla légèrement, — c'est-à-dire une gorge très blanche, encore peu formée, mais qui fusait les plus admirables promesses, et tenait déjà beaucoup; une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieuse à baisser.
— Une femme! dit-elle, une femme! ah! Théodore! Isnabel, car nous lui conservons ce nom, quoique ce ne soit pas le sien, commença à respirer un peu, et souleva languissamment ses longues paupières; il n'était blessé en aucune sorte, mais seulement étourdi. — Il se mit bientôt sur son séant, et, avec l'aide de Rosette, il put se dresser sur ses pieds et remonter sur son cheval qui s'était arrêté dès qu'il n'avait plus senti son cavalier.
Ils s'en furent à petits pas jusqu'à la mare, où en effet ils, ou plutôt elles, retrouvèrent le reste de la chasse. Rosette raconta en peu de mots à Théodore ce qui venait de se passer. — Celui-ci changea plusieurs fois de couleur pendant le récit de Rosette, et tout le reste de la route tint son cheval à côté de celui d'Isnabel.
On rentra au château de très bonne heure! cette journée, commencée si joyeusement, se termina d'une manière assez triste.
Rosette était rêveuse, et d'Albert semblait aussi plongé dans de profondes réflexions. — Le lecteur saura bientôt ce qui y avait donné lieu.
Chapitre 8
Non, mon cher Silvio, non, je ne t'ai pas oublié; je ne suis pas de ceux qui marchent dans la vie sans jamais jeter un regard en arrière; mon passé me suit et empiète sur mon présent, et presque sur mon avenir; ton amitié est une des places frappées du soleil qui se détachent le plus nettement à l'horizon déjà tout bleu de mes dernières années; — souvent, du faîte où je suis, je me retourne pour la contempler avec un sentiment d'ineffable mélancolie.
Oh! quel beau temps c'était — que nous étions angéliquement purs! — Nos pieds touchaient à peine la terre; nous avions comme des ailes aux épaules, nos désirs nous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler autour de nos fronts la blonde auréole de l'adolescence.
Te souviens-tu de cette petite île plantée de peupliers à cet endroit où la rivière forme un bras? — Il fallut pour y aller passer sur une planche assez longue, très étroite et qui ployait étrangement par le milieu; un vrai pont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère qu'à elles: c'était délicieux. — Un gazon court et fourni, où le _souviens-toi de moi _ouvrait en clignotant ses jolies petites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin qui faisait une ceinture à la robe verte de l'île et lui serrait la taille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliers n'étaient pas les moindres agréments de ce paradis: - - il y avait de grandes pièces de toile que les femmes vendent étendre pour les blanchir à la rosée; on eût dit des carrés de neige; — et cette petite fille, toute brune et toute hâlée, dont les grands yeux sauvages brillaient d'un éclat si vif sous les longues mèches de ses cheveux, et qui courait après les chèvres en les menaçant et en agitant sa baguette d'osier, quand elles faisaient mine de vouloir marcher sur les toiles dont elle avait la garde, — te la rappelles-tu? — Et les papillons couleur de soufre, au vol inégal et tremblotant, et le martin-pêcheur que nous avons tant de fois essayé d'attraper et qui avait son nid dans ce fourré d'aunes? et ces descentes à la rivière avec leurs marches grossièrement taillées, leurs poteaux et leurs pieux tout verdis par le bas et presque toujours fermées par une claire-voie de plantes et de branchages? Que cette eau était limpide et miroitante! comme elle laissait voir un fond de gravier doré! et quel plaisir c'était, assis sur la rive, d'y laisser pendre le bout de ses pieds! Les nénuphars à fleurs d'or, qui s'y déroulaient gracieusement, avaient l'air de verts cheveux flottant sur le dos d'agate de quelque nymphe au bain. — Le ciel se regardait à ce miroir avec des sourires azurés et des transparences d'un gris de perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes les heures de la journée, c'étaient des turquoises, des paillettes, des ouates et des moires d'une variété inépuisable. — Que j'aimais ces escadres de petits canards à cous d'émeraude, qui naviguaient incessamment d'un bord à l'autre et formaient quelques rides sur cette pure glace!
Que nous étions bien faits pour être les figures de ce paysage! — comme nous allions à cette nature si douce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilement avec elle! Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur l'églantine, poésie chantant dans notre coeur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le coeur qui bat, l'eau qui remue un caillou, un brin d'herbe ou une pensée qui pousse, une goutte d'eau qui roule au long d'un calice, une larme qui déborde au long d'une paupière, un soupir d'amour, un bruissement de feuille… — quelles soirées nous avons passées là a nous promener à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied dans l'eau et l'autre sur la terre.
Hélas! — cela a peu duré, chez moi du moins, — car toi, en acquérant la science de l'homme, tu as su garder la candeur de l'enfant. — Le germe de corruption qui était en moi s'est développé bien vite, et la gangrène a dévoré impitoyablement tout ce que j'avais de pur et de sain. — Il ne m'est resté de bon que mon amitié pour toi.
J'ai l'habitude de ne te rien cacher, — ni actions ni pensées. — J'ai mis à nu devant toi les plus secrètes fibres de mon coeur; si bizarres, si ridicules, si excentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que je te les décrive; mais, en vérité, ce que j'éprouve depuis quelque temps est d'une telle étrangeté que j'ose à peine en convenir devant moi-même. Je t'ai dit quelque part que j'avais peur, à force de chercher le beau et de m'agiter pour y parvenir, de tomber à la fin dans l'impossible ou dans le monstrueux. — J'en suis presque arrivé là; quand donc sortirai-je de tous ces courants qui se contrarient et m'entraînent à gauche et à droite? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il de trembler sous mes pieds et d'être balayé par les vagues de toutes ces tempêtes? où trouverai-je un port où je puisse jeter l'ancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des flots où je puisse me sécher et tordre l'écume de mes cheveux?
Tu sais avec quelle ardeur j'ai recherché la beauté physique, quelle importance j'attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible: — cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. — J'ai perdu complètement la science du bien et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu à l'ignorance du sauvage et de l'enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les plus étranges actions ne m'étonnent que peu. — Ma conscience est une sourde et muette. L'adultère me paraît la chose la plus innocente du monde; je trouve tout simple qu'une jeune fille se prostitue; il me semble que je trahirais mes amis sans le moindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule de pousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si je marchais sur le bord avec eux. — Je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans les malheurs de l'humanité quelque chose qui ne me déplaît pas. — J'éprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le même sentiment de volupté âcre et amère que l'on éprouve quand on se venge enfin d'une vieille insulte.
Ô monde, que m'as-tu fait pour que je te haïsse ainsi? Qui m'a donc enfiellé de la sorte contre toi? qu'attendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancoeur de m'avoir trompé? à quelle haute espérance as-tu menti? quelles ailes d'aiglon as-tu coupées? — Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à l'autre?
Rien ne me touche, rien ne m'émeut; — je ne sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête aux pieds. — Tout cela me paraît même quelque peu niais. — Aucun accent n'est assez profond pour mordre les fibres détendues de mon coeur et les faire vibrer: — je vois couler les larmes de mes semblables du même oeil que la pluie, à moins qu'elles ne soient d'une belle eau, et que la lumière ne s'y reflète d'une manière pittoresque et qu'elles ne coulent sur une belle joue. — Il n'y a guère plus que les animaux pour qui j'aie un faible reste de pitié. Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et je ne supporterais pas patiemment qu'on en fit autant d'un cheval ou d'un chien en ma présence; et pourtant je ne suis pas méchant, je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et n'en ferai probablement jamais; mais cela tient plutôt à ma nonchalance et au mépris souverain que j'ai pour toutes les personnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de m'en occuper, même pour leur nuire. — J'abhorre tout le monde en masse, et, parmi tout ce tas, j'en juge à peine un ou deux dignes d'être haïs spécialement. — Haïr quelqu'un, c'est s'en inquiéter autant que si on l'aimait; — c'est le distinguer, l'isoler de la foule; c'est être dans un état violent à cause de lui; c'est y penser le jour et y rêver la nuit; c'est mordre son oreiller et grincer des dents en songeant qu'il existe; que fait-on de plus pour quelqu'un qu'on aime? Les peines et les mouvements qu'on se donne pour perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire à une maîtresse? — J'en doute — pour haïr bien quelqu'un, il faut en aimer un autre. Toute grande haine sert de contrepoids à un grand amour: et qui pourrais-je haïr, moi qui n'aime rien?
Ma haine est comme mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et qui ne le peut; j'ai en moi un trésor de haine et d'amour dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les répandre l'un ou l'autre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprai comme ces sacs trop bourrés d'argent qui s'éventrent et se décousent. — Oh! si je pouvais abhorrer quelqu'un, si l'un de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m'insulter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat et que tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière au chef branlant; si la mort de quelqu'un pouvait être ma vie; — si le dernier battement du coeur d'un ennemi se tordant sous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissons délicieux, et si l'odeur de son sang devenait plus douce à mes narines altérées que l'arôme des fleurs, oh! que volontiers je renoncerais à l'amour, et que je m'estimerais heureux!
Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements de boa, pieds d'éléphant posés sur une poitrine qui craque et s'aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux de l'euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, et vous éteignez dans le sang, c'est vous qui remplacerez pour moi les roses effeuillées, les baisers humides et les enlacements de l'amour!
Je n'aime rien, ai-je dit, hélas! j'ai peur maintenant d'aimer quelque chose. — Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que d'aimer comme cela! — Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je l'ai rencontré. — J'ai trouvé le corps de mon fantôme; je l'ai vu, il m'a parlé, je lui ai touché la main, il existe; ce n'est pas une chimère. Je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentiments ne mentaient jamais. — Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de ma vie; — ma chambre est ici, la sienne est là; je vois trembler d'ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe. Son ombre vient de passer sur le rideau: dans une heure nous allons souper ensemble.
Ces belles paupières turques, ce regard limpide et profond, cette chaude couleur d'ambre pâle, ces longs cheveux noirs lustrés, ce nez d'une coupe fine et fière, ces emmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d'ovale qui donnent tant d'élégance et d'aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que j'aurais été heureux de trouver disséminé dans cinq ou six personnes, j'ai tout cela réuni dans une seule personne!
Ce que j'adore le plus entre toutes les choses du monde, — c'est une belle main. — Si tu voyais la sienne! quelle perfection! comme elle est d'une blancheur vivace! quelle mollesse de peau! quelle pénétrante moiteur! comme le bout de ses doigts est admirablement effilé! comme l'oeil de ses ongles se dessine nettement! quel poli et quel éclat! on dirait des feuilles intérieures d'une rose, — les mains d'Anne d'Autriche, si vantées, si célébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse de dindons ou de laveuse de vaisselle. — Et puis quelle grâce, quel art dans les moindres mouvements de cette main! comme ce petit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté de ses grands frères! — La pensée de cette main me rend fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. — Je ferme les yeux pour ne plus la voir; mais du bout de ses doigts délicats elle me prend les cils et m'ouvre les paupières, fait passer devant moi mille visions d'ivoire et de neige.
Ah! sans doute, c'est la griffe de Satan qui s'est gantée de cette peau de satin; — c'est quelque démon railleur qui se joue de moi; — il y a ici du sortilège. — C'est trop monstrueusement impossible.
Cette main… Je m'en vais partir en Italie voir les tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme je la sens; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de cette espèce d'obsession.
J'ai désiré la beauté; je ne savais pas ce que je demandais. — C'est vouloir regarder le soleil sans paupières, c'est vouloir toucher la flamme. — Je souffre horriblement. — Ne pouvoir s'assimiler cette perfection, ne pouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n'avoir aucun moyen de la rendre et de la faire sentir! — Quand je vois quelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même, partout et en même temps. Je voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et l'écrire, en être aimé comme je l'aime; je voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourra jamais.
Ta lettre m'a fait mal, — bien mal, moi ce que je te dis là. — Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, — ces longues causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur le front; cette vie séparée et sereine; ces jours, si vite passés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plus tempétueuses les agitations intérieures où je vis. — Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois; tous les obstacles sont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à tout jamais. Votre félicité présente s'augmente de toute votre félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d'être plus heureux bientôt. — Quel sort que le vôtre! — Ton amie est belle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n'est pas la beauté morte et palpable, la beauté matérielle, c'est la beauté invisible et éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l'âme. — Elle est pleine de grâce et de candeur; elle t'aime comme savent aimer ces âmes-là. — Tu n'as pas cherché si l'or de ses cheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et du Giorgione; mais ils t'ont plu, parce que c'étaient ses cheveux. Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais pas seulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglais ou italien. — Ô Silvio! combien sont rares les coeurs qui se contentent de l'amour pur et simple et qui ne souhaitent ni ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lac Majeur.
Si j'avais le courage de m'arracher d'ici, j'irais passer un mois avec vous; peut-être me purifierais-je à l'air que vous respirez, peut-être l'ombre de vos allées jetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant; mais non, c'est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. — À peine doit-il m'être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux beaux anges qui s'y promènent la main dans la main, les yeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans l'Eden que sous la forme d'un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais pas être le serpent de ton Ève.
Quel effroyable travail s'est-il donc fait dans mon âme depuis ces derniers temps? qui a donc fait tourner mon sang et l'a changé en venin? Monstrueuse pensée, qui déploie tes rameaux d'un vert pâle et tes ombelles de ciguë dans l'ombre glaciale de mon coeur, quel vent empoisonné y a déposé le germe dont tu es éclose! C'était donc là ce qui m'était réservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins si désespérément tentés! — Ô sort, comme tu te joues de nous! — Tous ces élans d'aigle vers le soleil, ces pures flammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amour profond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie si curieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie plus en fleur que l'aubépine de mai? toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient servir qu'à me mettre au-dessous du dernier des hommes!
Je voulais aimer. — J'allais comme un forcené appelant et invoquant l'amour; — je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance; j'allumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs; j'ai serré à l'étouffer contre mon coeur aride une femme et belle et jeune et qui m'aimait; — j'ai couru après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et j'ai fait comme une vierge qui s'en irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu d'attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que l'ange que Dieu me réserve m'apparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces années que j'ai perdues à m'agiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps, j'aurais dû les passer dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendre digne d'être aimé; — c'eût été sagement fait; — mais l'avais des écailles sur les yeux et je marchais droit au précipice. J'ai déjà un pied suspendu sur le vide, et le crois que je m'en vais bientôt lever l'autre. J'ai beau résister, je le sens, il faut que je roule jusqu'au fond de ce nouveau gouffre qui vient de s'ouvrir en moi.
Oui, c'est bien ainsi que je m'étais figuré l'amour. Je sens maintenant ce que j'avais rêvé. — Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d'un nuage doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait l'ivresse, ces bourdonnements d'oreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée: c'est bien cela; les poètes ne mentent pas.
Quand je suis au moment d'entrer au salon où nous avons l'habitude de nous trouver, mon coeur bat avec une telle violence qu'on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu'il ne s'échappe. — Si je l'aperçois au bout d'une allée, dans le parc, la distance s'efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe: il faut que le diable l'emporte ou que j'aie des ailes. — Rien ne peut m'en distraire: je lis, son image s'interpose entre le livre et mes yeux; — je monte à cheval, je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle tiède qui m'effleure la joue. Cette image m'obsède et me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois pas.
Tu m'as plaint de ne pas aimer, — plains-moi maintenant d'aimer, et surtout d'aimer qui j'aime. Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée! — quelle passion insensée, coupable et odieuse s'est emparée de moi! — C'est une honte dont la rougeur ne s'éteindra jamais sur mon front. — C'est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n'y conçois rien, je n'y comprends rien, tout en moi est brouillé et renversé; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, j'ai horreur de moi-même, j'éprouve des mouvements singuliers et inexplicables, et il y a des moments où il me semble que ma raison s'en va, et où le sentiment de mon existence m'abandonne tout à fait. Longtemps je n'ai pu croire à ce qui était; je me suis écouté et observé attentivement. J'ai tâché de démêler cet écheveau confus qui s'enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dont elle s'enveloppait, j'ai découvert l'affreuse vérité… Silvio, j'aime… Oh! non, je ne pourrai jamais te le dire… l'aime un homme!
Chapitre 9
Cela est ainsi. — J'aime un homme, Silvio. — J'ai cherché longtemps à me faire illusion; j'ai donné un nom différent au sentiment que j'éprouvais, je l'ai vêtu de l'habit d'une amitié pure et désintéressée; j'ai cru que cela n'était que l'admiration que j'ai pour toutes les belles personnes et les belles choses; je me suis promené plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute passion naissante; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et terrible voie je me suis engagé. Il n'y a pas à se le cacher: je me suis bien examiné, j'ai pesé froidement toutes les circonstances; je me suis rendu raison du plus mince détail; j'ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cette sûreté que donne l'habitude d'étudier sur soi- même; je rougis d'y penser et de l'écrire; mais la chose, hélas! n'est que trop certaine, j'aime ce jeune homme, non d'amitié, mais d'amour; — oui, d'amour.
Toi que j'ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, mon seul camarade, tu ne m'as jamais rien fait éprouver de semblable, et cependant, s'il y eut jamais sous le ciel amitié étroite et vive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sont parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deux âmes. Quelles heures ailées nous avons passées ensemble! quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées! que de choses nous nous sommes dites, que l'on ne s'est jamais dites! — Nous avions au coeur l'un pour l'autre cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de l'homme. - - Que j'étais fier d'être ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si raisonnable!
Ce que je sens pour ce jeune homme est vraiment incroyable: jamais aucune femme ne m'a troublé aussi singulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donne sur les nerfs et m'agite d'une manière étrange; mon âme se suspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boire le miel de ses paroles. — Je ne puis l'effleurer en passant sans frissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment de nous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée, toute ma vie se porte à la place qu'il a touchée, et une heure après je sens encore la pression de ses doigts.
Ce matin, je l'ai regardé très longtemps sans qu'il me vît. — J'étais caché derrière mon rideau. — Lui était à sa fenêtre, qui est précisément en face de la mienne. — Cette partie du château a été bâtie, à la fin du règne de Henri IV; elle est moitié briques, moitié moellons, selon l'usage du temps; la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon de pierre, — Théodore, — car tu as déjà sans doute deviné que c'est lui dont il s'agit, — était accoudé mélancoliquement sur la rampe et paraissait rêver profondément. — Une draperie de damas rouge à grandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière lui et lui servait de fond. — Qu'il était beau, et que sa tête brune et pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre! Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pareilles aux grappes de raisin de l'Érigone antique, lui pendaient gracieusement le long des joues et encadraient d'une manière charmante l'ovale fin et correct de sa belle figure. Son cou rond et potelé était entièrement nu, et il avait une espèce de robe de chambre à larges manches qui ressemblait assez à une robe de femme. — Il tenait en main une tulipe jaune qu'il déchiquetait impitoyablement dans sa rêverie, et dont il jetait les morceaux au vent.
Un des angles lumineux que le soleil dessinait sur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le tableau se dora d'un ton chaud et transparent à faire envie à la toile la plus chatoyante du Giorgione.
Avec ces longs cheveux que la brise remuait doucement, ce cou de marbre ainsi découvert, cette grande robe serrée autour de la taille, ces belles mains sortant de leurs manchettes comme les pistils d'une fleur du milieu de leurs pétales, — il avait l'air non du plus beau des hommes, mais de la plus belle des femmes, — et je me disais dans mon coeur: — C'est une femme, oh! c'est une femme! — Puis je me souvins tout à coup d'une folie que je t'ai écrite il y a longtemps, — tu sais, — à l'endroit de mon idéal et de la manière dont je le devais assurément rencontrer: la belle dame du parc de Louis XIII, le château rouge et blanc, la grande terrasse, les allées de vieux marronniers et l'entrevue à la fenêtre; je t'ai fait autrefois tout ce détail. — C'était bien cela, — ce que je voyais était la réalisation précise de mon rêve. — C'était bien le style d'architecture, l'effet de lumière, le genre de beauté, la couleur et le caractère que j'avais souhaités; — il n'y manquait rien, seulement la dame était un homme; — mais je t'avoue qu'en ce moment-là je l'avais entièrement oublié.
Il faut que Théodore soit une femme déguisée; la chose est impossible autrement. — Cette beauté excessive, même pour une femme, n'est pas la beauté d'un homme, fût-il Antinoüs, l'ami d'Adrien; fut-il Alexis, l'ami de Virgile. — C'est une femme, parbleu, et je suis bien fou de m'être ainsi tourmenté. De la sorte tout s'explique le plus naturellement du monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais.
Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges de soie si longues et si brunes à de sales paupières d'homme? Est-ce qu'il teindrait de ce carmin si vif et si tendre nos vilaines bouches lippues et hérissées de poils? Nos os taillés à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent point qu'on les emmaillote d'une chair aussi blanche et aussi délicate; nos crânes bossués ne sont point faits pour être baignés des flots d'une si admirable chevelure.
— Ô beauté! nous ne sommes créés que pour t'aimer et t'adorer à genoux si nous t'avons trouvée, pour te chercher éternellement à travers le monde si ce bonheur ne nous a pas été donné; mais te posséder, mais être nous-mêmes toi, cela n'est possible qu'aux anges et aux femmes. Amants, poètes, peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à t'élever un autel, l'amant dans sa maîtresse, le poète dans son chant, le peintre dans sa toile, le sculpteur dans son marbre; mais l'éternel désespoir, c'est de ne pouvoir faire palpable la beauté que l'on sent et d'être enveloppé d'un corps qui ne réalise point l'idée du corps que vous comprenez être le vôtre.
J'ai vu autrefois un jeune homme qui m'avait volé la forme que j'aurais dû avoir. Ce scélérat était juste comme j'aurais voulu être. Il avait la beauté de ma laideur, et à côté de lui j'avais l'air de son ébauche. Il était de ma taille, mais plus svelte et plus fort; sa tournure ressemblait à la mienne, mais avec une élégance et une noblesse que je n'ai pas. Ses yeux n'étaient pas d'une couleur autre que mes propres yeux, mais ils avaient un regard et un éclat que les miens n'auront jamais. Son nez avait été jeté au même moule que le mien, seulement il semblait avoir été retouché par le ciseau d'un statuaire habile; les narines en étaient plus ouvertes et plus passionnées, les méplats plus nettement accusés, et il avait quelque chose d'héroïque dont cette respectable partie de mon individu est totalement dénuée: on eût dit que la nature se fût essayée en ma personne à faire ce moi- même perfectionné. — J'avais l'air d'être le brouillon raturé et informe de la pensée dont il était la copie en belle écriture moulée. Quand je le voyais marcher, s'arrêter, saluer les dames, s'asseoir et se coucher avec cette grâce parfaite qui résulte de la beauté des proportions, il me prenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles qu'en doit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche et se fendille obscurément dans un coin de l'atelier, tandis que l'orgueilleuse statue de marbre, qui sans lui n'existerait pas, se dresse fièrement sur son socle sculpté et attire l'attention et les éloges des visiteurs. Car enfin ce drôle, ce n'est que moi un peu mieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et qui s'est insinué plus exactement dans les creux du moule. Je le trouve bien hardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire l'insolent comme s'il était un type original: il n'est, au bout du compte, que mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi la nature n'eût point eu l'idée de le faire ainsi. — Quand les femmes louaient ses bonnes façons et les agréments de sa personne, j'avais toutes les envies du monde de me lever et de leur dire: Sottes que vous êtes, louez-moi donc directement, car ce monsieur est moi, et c'est un détour inutile que de lui envoyer ce qui me revient. D'autres fois j'avais d'horribles démangeaisons de l'étrangler et de mettre son âme à la porte de ce corps qui m'appartenait, et je rôdais autour de lui les lèvres serrées, les poings crispés comme un seigneur qui rôde autour de son palais où une famille de gueux s'est établie en son absence et qui ne sait comment les jeter dehors. — Ce jeune homme, au reste, est stupide, et il réussit d'autant plus. — Et quelquefois j'envie sa stupidité plus que sa beauté. — Le mot de l'Évangile sur les pauvres d'esprit n'est pas complet: ils auront le royaume du ciel; je n'en sais rien, et cela m'est bien égal; mais à coup sûr ils ont le royaume de la terre, — ils ont l'argent et les belles femmes, c'est-à-dire les deux seules choses désirables qui soient au monde. — Connais-tu un homme d'esprit qui soit riche, et un garçon de coeur et de quelque mérite qui ait une maîtresse passable? — Quoique Théodore soit très beau, je n'ai cependant pas désiré sa beauté, et j'aime mieux qu'il l'ait que moi.
— Ces amours étranges dont sont pleines les élégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nous ne pouvions concevoir, sont donc vraisemblables et possibles. Dans les traductions que nous en faisions, nous mettions des noms de femmes à la place de ceux qui y étaient. Juventius se terminait en Juventia, Alexis se changeait en Ianthé. Les beaux garçons devenaient de belles filles, nous recomposions ainsi le sérail monstrueux de Catulle, de Tibulle, de Martial et du doux Virgile. C'était une fort galante occupation qui prouvait seulement combien peu nous avions compris le génie antique.
Je suis un homme des temps homériques; — le monde où je vis n'est pas le mien, et je ne comprends rien à la société qui m'entoure. Le Christ n'est pas venu pour moi; je suis aussi païen qu'Alcibiade et Phidias. — Je niai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion, et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge au monde ne m'a pas baigné de ses flots: — mon corps rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de l'âme, et ma chair n'entend point qu'on la mortifie. — Je trouve la terre aussi belle que le ciel, et je pense que la correction de la forme est la vertu. La spiritualité n'est pas mon fait, j'aime mieux une statue qu'un fantôme, et le plein midi que le crépuscule. Trois choses me plaisent: l'or, le marbre et la pourpre, éclat, solidité, couleur. Mes rêves sont faits de cela, et tous les palais que je bâtis à mes chimères sont construits de ces matériaux.
Quelquefois j'ai d'autres songes, — ce sont de longues cavalcades de chevaux tout blancs, sans harnais et sans bride, montés par de beaux jeunes gens nus qui défilent sur une bande de couleur bleu foncé comme sur les frises du Parthénon, ou des théories de jeunes filles couronnées de bandelettes avec des tuniques à plis droits et des sistres d'ivoire qui semblent tourner autour d'un vase immense. — Jamais ni brouillard ni vapeur, jamais rien d'incertain et de flottant. Mon ciel n'a pas de nuage, ou, s'il en a, ce sont des nuages solides et taillés au ciseau, faits avec les éclats de marbre tombés de la statue de Jupiter. Des montagnes aux arêtes vives et tranchées le dentellent brusquement par les bords, et le soleil accoudé sur une des plus hautes cimes ouvre tout grand son oeil jaune de lion aux paupières dorées. — La cigale crie et chante, l'épi craque; l'ombre vaincue et n'en pouvant plus de chaleur se pelotonne et se ramasse au pied des arbres: tout rayonne, tout reluit, tout resplendit. Le moindre détail prend de la fermeté et s'accentue hardiment; chaque objet revêt une forme et une couleur robustes. Il n'y a pas là de place pour la mollesse et la rêvasserie de l'art chrétien. — Ce monde-là est le mien. — Les ruisseaux de mes paysages tombent à flots sculptés d'une urne sculptée; entre ces grands roseaux verts et sonores comme ceux de l'Eurotas, on voit luire la hanche ronde et argentée de quelque naïade aux cheveux glauques. Dans cette sombre forêt de chênes, voici Diana qui passe la trousse au dos avec son écharpe volante et ses brodequins aux bandes entrelacées. Elle est suivie de sa meute et de ses nymphes aux noms harmonieux. — Mes tableaux sont peints avec quatre tons, comme les tableaux des peintres primitifs, et souvent ce ne sont que des bas-reliefs coloriés; car j'aime à toucher du doigt ce que j'ai vu et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans ses replis les plus fuyants; je considère chaque chose sous tous les profils et je tourne à l'entour une lumière à la main. — J'ai regardé l'amour à la lumière antique et comme un morceau de sculpture plus ou moins parfait. Comment est le bras? Assez bien. — Les mains ne manquent pas de délicatesse. — Que pensez-vous de ce pied? Je pense que la cheville n'a pas de noblesse, et que le talon est commun. Mais la gorge est bien placée et d'une bonne forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les épaules sont grasses et d'un beau caractère. — Cette femme serait un modèle passable, et l'on en pourrait mouler plusieurs portions. — Aimons-la.
T'a; ans té ainsi. J'ai pour les femmes le regard d'un sculpteur et non celui d'un amant. Je me suis toute ma vie inquiété de la forme du flacon, jamais de la qualité du contenu. J'aurais eu la boîte de Pandore entre les mains, je crois que je ne l'eusse pas ouverte. Tout à l'heure je disais que le Christ n'était pas venu pour moi; Marie, l'étoile du Ciel moderne, la douce mère du glorieux bambin, n'est pas venue non plus.
Bien longtemps et bien souvent je me suis arrêté sous le feuillage de pierre des cathédrales, aux tremblantes clartés des vitraux, à l'heure où l'orgue gémissait de lui-même, quand un doigt invisible se posait sur les touches et que le vent soufflait dans les tuyaux, — et j'ai plongé profondément mes yeux dans l'azur pâle des longs yeux de la Madone. J'ai suivi avec piété l'ovale amaigri de sa figure, l'arc à peine indiqué de ses sourcils, j'ai admiré son front uni et lumineux, ses tempes chastement transparentes, les pommettes de ses joues nuancées d'une couleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur du pêcher; j'ai compté un à un les beaux cils dorés qui y jettent leur ombre palpitante; j'ai démêlé, dans la demi-teinte qui la baigne, les lignes fuyantes de son cou frêle et modestement penché; j'ai même, d'une main téméraire, soulevé les plis de sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge et gonflé de lait qui n'a jamais été pressé que par les lèvres divines; j'en ai poursuivi les minces veines bleues jusque dans leurs plus imperceptibles ramifications, j'y ai posé le doigt pour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste; j'ai effleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique.
— Eh bien! je l'avoue, toute cette beauté immatérielle, si ailée, et si vaporeuse qu'on sent bien qu'elle va prendre son vol, ne m'a touché que médiocrement. — J'aime mieux la Vénus Anadyomène, mille fois mieux. — Ces yeux antiques retroussés par les coins, cette lèvre si pure et si fermement coupée, si amoureuse et qui convie si bien au baiser, ce front bas et plein, ces cheveux ondulés comme la mer et noués négligemment derrière la tête, ces épaules fermes et lustrées, ce dos aux mille sinuosités charmantes, cette gorge petite et peu détachée, toutes ces formes rondes et tendues, cette largeur de hanche, cette force délicate, ce caractère de vigueur surhumaine dans un corps aussi adorablement féminin me ravissent et m'enchantent à un point dont tu ne peux te faire une idée, toi le chrétien et le sage.
Marie, malgré l'air humble qu'elle affecte, est beaucoup trop fière pour moi; c'est à peine si le bout de son pied, entouré de blanches bandelettes, effleure le globe déjà bleuissant où se tord l'antique dragon. — Ses yeux sont les plus beaux du monde, mais ils sont toujours tournés vers le ciel, ou baissés; jamais ils ne regardent en face, — jamais ils n'ont servi de miroir à une forme humaine. — Et puis, je n'aime pas ces nimbes de chérubins souriants, qui s'arrondissent autour de sa tête dans une blonde vapeur. Je suis jaloux de ces grands anges éphèbes avec des chevelures et des robes flottantes qui s'empressent si amoureusement dans ses assomptions; ces mains qui s'enlacent pour la soutenir, ces ailes qui s'agitent pour l'éventer me déplaisent et me contrarient. Ces petits-maîtres du ciel, si coquets et si triomphants, en tunique de lumière, en perruque de fils d'or, avec leurs belles plumes bleues et vertes, me semblent beaucoup trop galants, et, si j'étais Dieu, je me garderais de donner de tels pages à ma maîtresse.
La Vénus sort de la mer pour aborder au monde, — comme il convient à une divinité qui aime les hommes, — toute nue et toute seule. — Elle préfère la terre à l'Olympe et a pour amants plus d'hommes que de dieux: elle ne s'enveloppe pas des voiles langoureux de la mysticité; elle se tient debout, son dauphin derrière elle, le pied sur sa conque de nacre; le soleil frappe sur son ventre poli, et de sa blanche main elle soutient en l'air les flots de ses beaux cheveux où le vieux père Océan a semé ses perles les plus parfaites. — On la peut voir: elle ne cache rien, car la pudeur n'est faite que pour les laides, et c'est une invention moderne, fille du mépris chrétien de la forme et de la matière.
Ô vieux monde! tout ce que tu as révéré est donc méprisé; tes idoles sont donc renversées dans la poussière; de maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués, des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigres de tes cirques se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux si beaux et si charmants: - - le Christ a enveloppé le monde dans son linceul. Il faut que la beauté rougisse d'elle-même et prenne un suaire. — Beaux jeunes gens aux membres frottés d'huile qui luttez dans le lycée ou le gymnase, sous le ciel éclatant, au plein soleil de l'Attique, devant la foule émerveillée; jeunes filles de Sparte qui dansez la bibase, et qui courez nues jusqu'au sommet du Taygète, reprenez vos tuniques et vos chlamydes: — votre règne est passé. Et vous, pétrisseurs de marbre, Prométhées du bronze, brisez vos ciseaux: - - il n'y aura plus de sculpteurs. — Le monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse et lugubre remplit seule l'immensité du vide. — Cléomène va voir chez les tisserands quels plis fait le drap ou la toile.
Virginité, plante amère, née sur un sol trempé de sang, et dont la fleur étiolée et maladive s'ouvre péniblement à l'ombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale; — rose sans parfum et toute hérissée d'épines, tu as remplacé pour nous les belles et joyeuses roses baignées de nard et de falerne des danseuses de Sybaris!
Le monde antique ne te connaissait pas, fleur inféconde; jamais tu n'es entrée dans ses couronnes aux odeurs enivrantes; — dans cette société vigoureuse et bien portante, on t'eût dédaigneusement foulée aux pieds. — Virginité, mysticisme, mélancolie, — trois mots inconnus, — trois maladies nouvelles apportées par le Christ. — Pâles spectres qui inondez notre monde de vos larmes glacées, et qui, le coude sur un nuage, la main dans la postent, dites pour toute parole: Ô mort! ô mort! vous n'auriez pu mettre le pied sur cette terre si bien peuplée de dieux indulgents et folâtres!
Je considère la femme, à la manière antique, comme une belle esclave destinée à nos plaisirs. — Le christianisme ne l'a pas réhabilitée à mes yeux. C'est toujours pour moi quelque chose de dissemblable et d'inférieur que l'on adore et dont on joue, un hochet plus intelligent que s'il était d'ivoire ou d'or, et qui se relève lui-même si on le laisse tomber à terre. — On m'a dit, à cause de cela, que je pensais mal des femmes; je trouve, au contraire, que c'est en penser fort bien.
Je ne sais pas, en vérité, pourquoi les femmes tiennent tant à être regardées comme des hommes. — Je conçois que l'on ait envie d'être serpent boa, lion ou éléphant; mais que l'on ait envie d'être homme, c'est ce qui me passe tout à fait. Si j'avais été au concile de Trente quand s'y agita cette importante question, à savoir si la femme est un homme, j'aurais assurément opiné pour la négative.
J'ai fait en ma vie quelques vers amoureux ou du moins qui avaient la prétention de passer pour tels. — Je viens d'en relire une partie. Le sentiment de l'amour moderne y manque totalement. — Si cela était écrit en distiques latins au lieu d'être en rimes françaises, on le pourrait prendre pour l'oeuvre d'un mauvais poète du temps d'Auguste. Et je m'étonne que les femmes, pour qui ils étaient faits, au lieu d'en être fort charmées, ne s'en soient pas fâchées sérieusement. — Il est vrai que les femmes ne s'entendent pas plus en poésie que les choux et les roses, ce qui est très naturel et très simple, étant elles-mêmes la poésie ou tout au moins les meilleurs instruments de poésie: la flûte n'entend ni ne comprend l'air que l'on joue sur elle.
Dans ces vers, il n'est parlé que de l'or ou de l'ébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la peau, de la rondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme délicate de la main, et le tout se termine par une humble supplique à la divinité d'octroyer au plus vite la jouissance de toutes ces belles choses. — Aux endroits triomphants, ce ne sont que guirlandes suspendues au seuil, pluies de fleurs, parfums brûlés, addition de baisers catullienne, nuits blanches et charmantes, querelles à l'Aurore, avec injonctions à la susdite Aurore de retourner se cacher derrière les rideaux de safran du vieux Tithon; — c'est un éclat sans chaleur, une sonorité sans vibration. — Cela est exact, poli, fait avec une égale curiosité; mais, à travers tous les raffinements et les voiles de l'expression, on devine la voix brève et dure du maître qui tâche de s'adoucir en parlant à l'esclave. — Ce n'est point, comme dans les poésies érotiques faites depuis l'ère chrétienne, une âme qui demande à une autre âme de l'aimer, parce qu'elle l'aime; ce n'est point un lac azuré et souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans son sein pour refléter ensemble les étoiles du ciel; — ce n'est point un couple de colombes ouvrant les ailes en même temps pour voler au même nid. Cinthia, vous êtes belle; hâtez-vous. Qui sait si vous vivrez demain? — Votre chevelure est plus noire que la peau lustrée d'une vierge éthiopienne. Hâtez-vous; dans quelques années d'ici, de minces fils d'argent se glisseront dans ces touffes épaisses; - - ces roses sentent bon aujourd'hui, demain elles auront l'odeur de la mort et ne seront plus que des cadavres de roses. — Respirons tes roses tant qu'elles ressemblent à tes joues; embrassons tes joues tant qu'elles ressemblent à tes roses. — Lorsque vous serez vieille, Cinthia, personne ne voudra plus de vous, pas même les valets du licteur quand vous les payeriez, et vous courrez après mot que vous rebutez maintenant. Attendez que Saturne ait rayé de son ongle ce front pur et luisant, et vous verrez comme votre seuil si assiégé, si supplié, si tiède de larmes et si fleuri sera évité, maudit, couvert d'herbes et de ronces. — Hâtez-vous, Cinthia; la plus petite ride peut servir de fosse au plus grand amour.
C'est dans cette formule brutale et impérieuse que se résume toute l'élégie antique: elle en revient toujours là; c'est sa plus grande raison, c'est le plus fort, c'est l'Achille de ses arguments. Après cela elle n'a plus grand-chose à dire, et, quand elle a promis une robe de byssus teint deux fois et une union de perles d'égale grosseur, elle est au bout de son rouleau. — C'est aussi à peu près tout ce que je trouve de plus concluant en pareille occurrence. — Je ne m'en tiens cependant pas toujours à ce programme assez exigu, et je brode mon maigre canevas avec quelques fils de soie de différentes couleurs arrachés çà et là. Mais ces brins sont courts ou renoués vingt fois et tiennent mal au fond de la trame. Je parle assez élégamment d'amour, parce que j'ai lu beaucoup de belles choses là-dessus. Il ne faut pour cela que le talent d'un acteur. Avec beaucoup de femmes, cette apparence suffit; l'habitude d'écrire et d'imaginer fait que je ne reste pas à court sur ces matières, et tout esprit un peu exercé, en s'appliquant, parviendra aisément à ce résultat; mais je ne sens pas un mot de ce que je dis, et je répète tout bas comme le poète antique: — Cinthia, hâtez-vous.
On m'a accusé souvent d'être fourbe et dissimulé. — Personne au monde n'aimerait autant que moi à parler franchement et à vider son coeur! — mais, comme je n'ai pas une idée et un sentiment pareils à ceux des gens qui m'entourent, — comme, au premier mot vrai que je lâcherais, ce serait un hurrah et un tollé général, j'ai préféré garder le silence, ou, si je parle, ne dégorger que des sottises reçues et ayant droit de bourgeoisie. — Je serais bienvenu, si je disais aux dames ce que je viens de t'écrire! je ne pense pas qu'elles goûteraient beaucoup ma manière de voir et mes façons d'envisager l'amour. — Pour les hommes, je ne peux pas non plus leur dire en face qu'ils ont tort de ne pas aller à quatre pattes; et, en vérité, c'est ce que je pense de plus favorable à leur égard. — Je n'ai pas envie de me faire une querelle à chaque mot. — Qu'importe, au bout du compte, ce que je pense ou ce que je ne pense pas; que je sois triste lorsque je semble gai, joyeux quand j'ai l'air mélancolique? On ne trouve pas à redire à ce que je n'aille pas nu: ne puis-je habiller ma figure comme mon corps? Pourquoi un masque serait-il plus répréhensible qu'une culotte, et un mensonge qu'un corset?
Hélas! la terre tourne autour du soleil, rôtie d'un côté et gelée de l'autre. Il y a une bataille où six cent mille hommes se déchiquettent; il fait le plus beau temps du monde; les fleurs sont d'une coquetterie sans pareille, et elles ouvrent effrontément leur gorge luxuriante jusque sous le pied des chevaux. Aujourd'hui il s'est commis un nombre fabuleux de bonnes actions; il pleut à verse, neige et tonnerre, éclairs et grêles; on dirait que le monde va finir. Les bienfaiteurs de l'humanité ont de la boue jusqu'au ventre et sont crottés comme des chiens, à moins qu'ils n'aient voiture. La création se moque impitoyablement de la créature et lui décoche à toute minute des sarcasmes sanglants. Tout est indifférent à tout, et chaque chose vit ou végète par sa propre loi. Que je fasse ceci ou cela, que je vive ou que je meure, que je souffre ou que je jouisse, que je dissimule ou que je sois franc, qu'est-ce que cela fait au soleil et aux betteraves et même aux hommes? Un fétu de paille est tombé sur une fourmi et lui a cassé la troisième patte à la deuxième articulation; un rocher est tombé sur un village et l'a écrasé: je ne crois pas que l'un de ces malheurs arrache plus de larmes que l'autre aux yeux d'or des étoiles. Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là n'est pas aussi creux qu'un grelot; je mourrais, il est bien évident, si éploré que tu sois, que tu ne te passeras pas de dîner seulement deux jours, et que, malgré cette épouvantable catastrophe, tu n'en continueras pas moins de jouer fort agréablement au trictrac. — Quel est celui de mes amis, quelle est celle de mes maîtresses qui saura mes nom et prénoms dans vingt ans d'ici, et qui me reconnaîtrait dans la rue, si je venais à y passer avec un habit percé au coude? — Oubli et néant, c'est tout l'homme.
Je me sens aussi parfaitement seul que possible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et des choses à moi se sont rompus un à un. Il y a peu d'exemples d'un homme qui, ayant conservé l'intelligence des mouvements qui se font en lui, soit parvenu à un degré d'abrutissement pareil. Je ressemble à ces flacons de liqueurs qu'on a laissés débouchés et dont l'esprit s'est évaporé complètement. Le breuvage a la même apparence et la même couleur; goûtez-le, vous n'y trouverez que l'insipidité de l'eau.
Quand j'y songe, je suis effrayé de la rapidité de cette décomposition; si cela continue, il faudra que je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers se mettront après moi, puisque je n'ai plus d'âme, et que cela seul fait la différence du corps au cadavre. — Il y a un an, pas plus, j'avais encore quelque chose d'humain; — je m'agitais, je cherchais. J'avais une pensée caressée entre toutes, une espèce de but, un idéal; je voulais être aimé, je faisais les rêves que l'on fait à cet âge, - - moins vaporeux, moins chastes, il est vrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependant en de justes bornes. Peu à peu ce qu'il y avait d'incorporel s'est dégagé et s'est dissipé, et il n'est resté au fond de moi qu'une épaisse couche de grossier limon. Le rêve est devenu un cauchemar, et la chimère un succube; — le monde de l'âme a fermé ses portes d'ivoire devant moi: je ne comprends plus que ce que je touche avec les mains; j'ai des songes de pierre; tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rien ne vacille, il n'y a pas d'air ni de souffle; la matière me presse, m'envahit et m'écrase; je suis comme un pèlerin qui se serait endormi un jour d'été les pieds dans l'eau et qui se réveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace. Je ne souhaite plus ni l'amour ni l'amitié de personne; la gloire même, cette auréole éclatante que j'avais tant désirée pour mon front, ne me fait plus la moindre envie. Il n'y a plus, hélas! qu'une chose qui palpite en moi, c'est l'horrible désir qui me porte vers Théodore. — Voilà où se réduisent toutes mes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est mal. — Je verrais une belle femme, que je saurais avoir l'âme la plus scélérate du monde, qui serait adultère et empoisonneuse, j'avoue que cela me serait parfaitement égal et ne m'empêcherait nullement de m'y complaire, si je trouvais la forme de son nez convenable.
Voici comme je me représente le bonheur suprême: — c'est un grand bâtiment carré sans fenêtre au dehors: une grande cour entourée d'une colonnade de marbre blanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argent à la manière arabe, des caisses d'orangers et de grenadiers posées alternativement; par là-dessus un ciel très bleu et un soleil très jaune; — de grands lévriers au museau de brochet dormiraient çà et là; de temps en temps des nègres pieds nus avec des cercles d'or aux jambes, de belles servantes blanches et sveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraient entre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelque amphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sous un dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lion privé sous mon coude, la gorge nue d'une jeune esclave sous mon pied en manière d'escabeau, et fumant de l'opium dans une grande pipe de jade.
Je ne me figure pas le paradis autrement; et, si Dieu veut bien que j'y aille après ma mort, il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosque sur ce plan-là. — Le paradis tel qu'on le dit être me parait beaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suis parfaitement incapable de supporter une sonate qui durerait seulement dix mille ans.
— Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre promise: c'est un rêve comme un autre; mais il a cela de spécial, que je n'y introduis jamais aucune figure connue; que pas un de mes amis n'a franchi le seuil de ce palais imaginaire; qu'aucune des femmes que j'ai eues ne s'est assise à côté de moi sur le velours des coussins: j'y suis seul au milieu d'apparences. Toutes ces figures de femmes, toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, je n'ai jamais eu l'idée de les aimer; je n'en ai jamais supposé une amoureuse de moi. — Dans ce sérail fantastique, je ne me suis pas créé de sultane favorite. Il y a des négresses, des mulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges, des Grecques et des Circassiennes, des Espagnoles et des Anglaises; mais ce ne sont pour moi que des symboles de couleur et de linéament, et je les ai comme l'on a toute sorte de vins dans sa cave, et toutes les espèces de colibris dans sa collection. Ce sont des machines à plaisir, des tableaux qui n'ont pas besoin de cadre, des statues qui viennent à vous quand on les appelle et que l'envie vous prend de les considérer de près. Une femme a sur une statue cet incontestable avantage qu'elle se tourne toute seule du côté où l'on veut, et qu'il faut faire soi-même le tour de la statue et se placer au point de vue; — ce qui est fatigant.
Tu vois bien qu'avec des idées semblables je ne puis rester ni dans ce temps ni dans ce monde-ci; car on ne peut subsister ainsi à côté du temps et de l'espace. Il faut que je trouve autre chose.
En pensant ainsi, il est simple et logique que l'on aboutisse à une pareille conclusion. — Comme on ne cherche que la satisfaction de l'oeil, le poli de la forme et la pureté du linéament, on les accepte partout où on les rencontre. C'est ce qui explique les singulières aberrations de l'amour antique.
Depuis le Christ on n'a plus fait une seule statue d'homme où la beauté adolescente fût idéalisée et rendue avec ce soin qui caractérise les anciens sculpteurs. — La femme est devenue le symbole de la beauté morale et physique: l'homme est réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem. La femme est la reine de la création; les étoiles se joignent en couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloire de s'arrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pour lui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les anges leur donnent des figures de femmes, et certes ce n'est pas moi qui les en blâmerai. — Avant le doux et galant conteur de paraboles, c'était tout le contraire; on ne féminisait pas les dieux ou les héros que l'on voulait faire séduisants; ils avaient leur type, vigoureux et délicat en même temps, mais toujours mâle, si amoureux que fussent leurs contours, si polis et si dénués de muscles et de veines que l'ouvrier eût fait leurs jambes et leurs bras divins. On faisait plus volontiers revenir à ce caractère la beauté spéciale de la femme. On élargissait les épaules, on atténuait les hanches, on donnait peu de saillie à la gorge, on accentuait plus robustement les attaches des bras et des cuisses. — Il n'y a presque pas de différence entre Paris et Hélène. Aussi l'hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment caressées de l'antiquité idolâtre.
C'est en effet une des plus suaves créations du génie païen que ce fils d'Hermès et d'Aphrodite. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux beautés si égales et si différentes qui n'en forment plus qu'une supérieure à toutes deux, parce qu'elles se tempèrent et se font valoir réciproquement: pour un adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes si fines et si fortes que l'on ne sait si l'on doit les attribuer à Mercure prêt à s'envoler ou à Diane sortant du bain? Le torse est un composé des monstruosités les plus charmantes: sur la poitrine potelée et pleine de l'éphèbe s'arrondit avec une grâce étrange la gorge d'une jeune vierge. Sous les flancs bien enveloppés et d'une mollesse toute féminine, on devine les dentelés et les côtes, comme aux flancs d'un jeune garçon; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toute l'habitude du corps a quelque chose de nuageux et d'indécis qu'il est impossible de rendre, et dont l'attrait est tout particulier. — Théodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre de beauté; cependant je trouve que la portion féminine l'emporte chez lui, et qu'il lui est plus resté de Salmacis qu'à l'Hermaphrodite des Métamorphoses.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que je ne pense presque plus à son sexe et que je l'aime avec une sécurité parfaite. Quelquefois je cherche à me persuader que cet amour est abominable, et je me le dis à moi-même le plus sévèrement possible; mais cela ne vient que des lèvres, c'est un raisonnement que je me fais et que je ne sens pas: il me semble réellement que c'est la chose la plus simple du monde et que tout autre à ma place en ferait autant.
Je le vois, je l'écoute parler ou chanter, car il chante admirablement, et j'y prends un indicible plaisir. — Il me fait tellement l'effet d'une femme qu'un jour, dans la chaleur de la conversation, il m'est échappé de l'appeler madame, ce qui l'a fait rire d'un rire assez forcé, à ce qu'il m'a paru.
Si c'était une femme cependant, quels seraient ses motifs pour se travestir ainsi? Je ne puis me les expliquer d'aucune manière. Qu'un cavalier très jeune, très beau et parfaitement imberbe se déguise en femme, cela se conçoit; il s'ouvre ainsi mille portes qui lui seraient restées obstinément fermées, et le quiproquo peut le jeter dans une complication d'aventures tout à fait dédalienne et réjouissante. On peut arriver de cette façon jusqu'à une femme étroitement gardée, ou brusquer quelque bonne fortune à la faveur de la surprise. Mais je ne sais trop les avantages qu'il y a pour une belle et jeune femme à courir le pays en habits d'homme: elle ne peut qu'y perdre. Une femme ne doit pas renoncer ainsi au plaisir d'être courtisée, madrigalisée et adorée; elle renoncerait plutôt à la vie, et elle aurait raison, car qu'est-ce que la vie d'une femme sans tout cela? — Rien, — ou quelque chose de pis que la mort. Et je m'étonne toujours que les femmes qui ont trente ans ou la petite vérole ne se jettent pas du haut d'un clocher en bas.
Malgré tout cela, quelque chose de plus fort que tous les raisonnements me crie que c'est une femme, et que c'est elle que j'ai rêvée, elle que je dois aimer uniquement, et qui m'aimera uniquement: — oui, c'est elle, la déesse aux regards d'aigle, aux belles mains royales, qui me souriait avec condescendance du haut de son trône de nuées. Elle s'est présentée à moi sous ce déguisement pour m'éprouver, pour voir si je la reconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait les voiles dont elle s'était enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où les fées apparaissent d'abord sous des figures de mendiantes, puis se relèvent tout à coup resplendissantes d'or et de pierreries.
Je t'ai reconnue, ô mon amour! À ton aspect, mon coeur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans le ventre de sainte Anne, lorsqu'elle fut visitée par la Vierge; une lueur flamboyante s'est répandue dans l'air; j'ai senti comme une odeur de divine ambroisie; j'ai vu à tes pieds la traînée de feu, et j'ai compris sur le champ que tu n'étais pas une simple mortelle.
Les sons mélodieux de la viole de sainte Cécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont rauques et discordants en comparaison des cadences perlées qui s'envolent de ta bouche de rubis: les Grâces jeunes et souriantes dansent autour de toi une ronde perpétuelle; les oiseaux, lorsque tu passes dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite tête panachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolis refrains; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pour te baiser de ses pâles lèvres d'argent, car elle a abandonné son berger pour toi; le vent se garde d'effacer sur le sable la délicate empreinte de ton adorable pied; la fontaine, quand tu l'y penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rider et de déformer la réflexion de ton visage céleste; les pudiques violettes elles-mêmes t'ouvrent leur petit coeur et font mille coquetteries devant toi; la fraise jalouse se pique d'émulation et tâche d'égaler le divin incarnat de ta bouche; l'imperceptible moucheron bourdonne joyeusement et t'applaudit en battant des ailes: — toute la nature t'aime et t'admire, ô toi, sa plus belle oeuvre!
Ah! je vis maintenant; — jusqu'à présent je n'avais été qu'un mort: me voilà débarrassé du linceul, et je tends hors de la fosse mes deux maigres mains vers le soleil; ma couleur bleue de spectre m'a quitté. Mon sang circule rapidement dans mes veines. L'effrayant silence qui régnait autour de moi est rompu à la fin. La voûte opaque et noire qui me pesait sur le front s'est illuminée. Mille voix mystérieuses me chuchotent à l'oreille; de charmantes étoiles scintillent au-dessus de moi, et sablent de leurs paillettes d'or les sinuosités de mon chemin; les marguerites me rient doucement, et les clochettes murmurent mon nom avec leur petite langue tortillée: je comprends une multitude de choses que je ne comprenais pas, je découvre des affinités et des sympathies merveilleuses, j'entends la langue des roses et des rossignols, et je lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. J'ai reconnu que j'avais un ami dans ce vieux chêne respectable tout couvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche si langoureuse et si frêle, dont le grand oeil bleu déborde toujours de larmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrète et contenue: c'est l'amour, c'est l'amour qui m'a dessillé les yeux et donné le mot de l'énigme. — L'amour est descendu au fond du caveau où transissait mon âme accroupie et somnolente; il l'a prise par le bout de la main et lui a fait monter l'escalier raide et étroit qui menait au dehors. Toutes les portes de la prison étaient crochetées, et pour la première fois cette pauvre Psyché est sortie du moi où elle était enfermée.
Une autre vie est devenue la mienne. Je respire par la poitrine d'un autre, et le coup qui le blesserait me tuerait. — Avant cet heureux jour, j'étais semblable à ces mornes idoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre. J'étais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que je jouais; je me regardais vivre, et j'écoutais les oscillations de mon coeur comme le battement d'une pendule. Voilà tout. Les images se peignaient dans mes yeux distraits; les sons frappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieur n'arrivait jusqu'à mon âme. L'existence de qui que ce soit ne m'était nécessaire; je doutais même de toute autre existence que de la mienne, dont encore je n'étais guère sûr. Il me semble que j'étais seul au milieu de l'univers, et que tout le reste n'était que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitives destinées à peupler ce néant. — Quelle différence!
Et pourtant, si mon pressentiment me trompait, si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde le croit! On a vu quelquefois de ces merveilleuses beautés; — la grande jeunesse prête à cette illusion. — C'est une chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendrait fou; cette graine tombée d'hier dans le rocher stérile de mon coeur l'a déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments; elle s'y est cramponnée robustement, et il serait impossible de l'arracher. C'est déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord ses racines musculeuses. — Si je venais à savoir avec certitude que Théodore n'est pas une femme, hélas! je ne sais point si je ne l'aimerais pas encore.
Chapitre 10
Ma belle amie, tu avais bien raison de me détourner du projet que j'avais conçu de voir les hommes, — et de les étudier à fond, avant de donner mon coeur à aucun d'eux. — J'ai à tout jamais éteint en moi l'amour et jusqu'à la possibilité de l'amour.
Pauvres jeunes filles que nous sommes; élevées avec tant de soin, si virginalement entourées d'un triple mur de précautions et de réticences, — nous, à qui on ne laisse rien entendre, rien soupçonner, et dont la principale science est de ne rien savoir, dans quelles étranges erreurs nous vivons, et quelles perfides chimères nous bercent entre leurs bras!
Ah! Graciosa, trois fois maudite soit la minute où m'est venue l'idée de ce travestissement; que d'horreurs, que d'infamies et que de grossièretés dont j'ai été forcée d'être témoin ou auditeur! quel trésor de chaste et précieuse ignorance j'ai dissipé en peu de temps!
C'était par un beau clair de lune, t'en souviens-tu? nous nous promenions ensemble tout au fond du jardin, dans cette allée triste et peu fréquentée, terminée, d'un côté par une statue de Faune jouant de la flûte, qui n'a plus de nez et dont tout le corps est couvert d'une lèpre épaisse de mousse noirâtre, et de l'autre côté par une perspective feinte, dessinée sur le mur et à moitié effacée par la pluie. — À travers le feuillage encore rare de la charmille, on voyait par places les étoiles étinceler et s'arrondir la serpe d'argent. Une odeur de jeunes pousses et de plantes nouvelles nous arrivait du parterre avec les souffles languissants d'une petite brise; un oiseau caché sifflait un air langoureux et bizarre; nous, comme de vraies jeunes filles, nous causions d'amour, de galants, de mariage, du beau cavalier que nous avions vu à la messe; nous mettions en commun le peu de notions du monde et des choses que nous pouvions avoir; nous retournions de cent manières une phrase que nous avions entendue par hasard et dont la signification nous semblait obscure et singulière; nous nous faisions mille de ces questions saugrenues que la plus parfaite innocence peut seule imaginer. — Que de poésie primitive, que d'adorables sottises dans ces furtifs entretiens de deux petites niaises sorties la veille de pension!
Toi, tu voulais pour amant un jeune homme hardi et fier, avec des moustaches et des cheveux noirs, de grands éperons, de grandes plumes, une grande épée, une espèce de matamore amoureux, et tu donnais en plein dans l'héroïque et le triomphant: tu ne rêvais que duels et escalades, dévouement miraculeux, et tu aurais volontiers jeté ton gant dans la fosse aux lions pour que ton Esplandian l'y allât chercher: cela était fort comique de voir une petite fille comme tu l'étais alors, toute blonde, toute rougissante, ployant au moindre souffle, vous débiter ces généreuses tirades d'une seule haleine et de l'air le plus martial du monde.
Moi quoique je n'eusse que six mois de plus que toi, j'étais de six ans moins romanesque: une chose m'inquiétait principalement, c'était de savoir ce que les hommes se disaient entre eux et ce qu'ils faisaient lorsqu'ils étaient sortis des salons et des théâtres: je pressentais dans leur vie beaucoup de côtés défectueux et obscurs, soigneusement voilés à nos regards, et qu'il nous importait beaucoup de connaître; quelquefois, cachée derrière un rideau, j'épiais de loin les cavaliers qui venaient à la maison, et il me semblait alors démêler dans leur allure quelque chose d'ignoble et de cynique, une insouciance grossière ou une préoccupation farouche que je ne leur retrouvais plus dès qu'ils étaient entrés, et qu'ils semblaient dépouiller comme par enchantement sur le seuil de la chambre. Tous, les jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir adopté uniformément un masque de convention, des sentiments de convention et un parler de convention lorsqu'ils étaient devant les femmes. — De l'angle du salon où je me tenais droite comme une poupée et sans appuyer le dos a mon fauteuil, tout en roulant mon bouquet entre mes doigts, j'écoutais, je regardais; mes yeux étaient baissés cependant, et je voyais tout à droite, à gauche, devant et derrière moi: — comme les yeux fabuleux du lynx, mes yeux perçaient les murailles, et j'aurais dit ce qui se passait dans la pièce à côté.
Je m'étais aussi aperçue d'une notable différence dans la manière dont on parlait aux femmes mariées; ce n'étaient plus les phrases discrètes et polies, enjolivées puérilement comme on en adressait à moi ou à mes compagnes, c'était un enjouement plus libre, des façons moins sobres et plus dégagées, les claires réticences et les détours aboutissant vite d'une corruption qui sait qu'elle a devant elle une corruption semblable: je sentais bien qu'il y avait entre eux un élément commun qui n'existait pas entre nous, et j'aurais tout donné pour savoir quel était cet élément.
Avec quelle anxiété et quelle furie curieuse je suivais de l'oeil et de l'oreille les groupes bourdonnants et rieurs de jeunes gens qui, après s'être abattus sur quelques points du cercle, reprenaient leur promenade tout en causant et en jetant au passage des oeillades ambiguës. Sur leurs bouches dédaigneusement bouffies voltigeaient des ricanements incrédules; ils avaient l'air de se moquer de ce qu'ils venaient de dire, et de rétracter les compliments et les adorations dont ils nous avaient comblées. Je n'entendais pas leurs paroles; mais je comprenais, au mouvement de leurs lèvres, qu'ils prononçaient des mots d'une langue qui m'était inconnue et dont personne ne s'était servi devant moi. Ceux mêmes qui avaient l'air le plus humble et le plus soumis redressaient la tête avec une nuance très sensible de révolte et d'ennui; — un soupir d'essoufflement, pareil au soupir d'un acteur qui est arrivé au bout d'un long couplet, s'échappait malgré eux de leur poitrine, et ils faisaient en nous quittant un demi-tour sur les talons d'une manière vive et pressée qui dénonçait une espèce de satisfaction intérieure d'être délivrés de la rude corvée d'être honnêtes et galants.
J'aurais donné un an de ma vie pour entendre, sans être vue, une heure de leur conversation. Souvent je comprenais, à de certaines attitudes, à quelques gestes détournés, à des coups d'oeil lancés obliquement, qu'il était question de moi et que l'on parlait ou de mon âge ou de ma figure. Alors j'étais sur des charbons ardents; les quelques mots étouffés, les demi-lambeaux de phrase qui m'arrivaient par intervalles irritaient au plus haut point ma curiosité sans pouvoir la satisfaire, et j'entrais dans des doutes et des perplexités étranges.
Le plus souvent ce qu'on disait avait une apparence favorable, et ce n'était pas ce qui m'inquiétait: je me souciais assez peu que l'on me trouvât belle; mais les menues observations coulées dans le tuyau de l'oreille et presque toujours suivies de longs ricanements et de singuliers clignements d'yeux, — voilà ce que j'aurais voulu savoir; et, pour une de ces phrases dites tout bas derrière un rideau ou dans l'encoignure d'une porte, j'aurais quitté sans regret l'entretien le plus fleuri et le plus parfumé du monde.
Si j'avais eu un amant, j'aurais beaucoup aimé connaître la manière dont il eût parlé de moi à un autre homme, et en quels termes il se serait vanté de sa bonne fortune à ses camarades d'orgie avec un peu de vin dans la tête et les deux coudes sur la nappe.
Je le sais maintenant, et en vérité je suis fâchée de le savoir. -
- C'est toujours ainsi.
Mon idée était folle, mais ce qui est fait est fait, et l'on ne peut désapprendre ce qu'on a appris. Je ne t'ai pas écoutée, ma chère Graciosa, je m'en repens; mais on n'écoute pas toujours la raison, surtout quand elle sort d'une aussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais pourquoi on ne se peut figurer qu'un conseil soit sage, à moins qu'il ne soit donné par quelque vieille tête toute chenue et toute grise, comme si avoir été bête soixante ans pouvait vous rendre spirituel.
Mais tout cela me tourmentait trop, et je n'y pouvais tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaigne sur la poêle. La pomme fatale s'arrondissait dans le feuillage au-dessus de ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coup de dent, sauf à la jeter après, si la saveur m'en paraissait amère.
J'ai fait comme Ève la blonde, ma très chère grand-mère, — j'ai mordu.
La mort de mon oncle, le seul parent qui me restât, me laissant libre de mes actions, j'exécutai ce que je rêvais depuis si longtemps. — Mes précautions étaient prises avec le plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe: j'avais appris à tirer l'épée et le pistolet; je montais parfaitement à cheval et avec une hardiesse dont peu d'écuyers eussent été capables; j'étudiai bien la manière de porter le manteau et de faire siffler la cravache, et, en quelques mois, je parvins à faire d'une fille qu'on trouvait assez jolie un cavalier beaucoup plus joli, et à qui il ne manquait guère que la moustache. — Je réalisai ce que j'avais de bien, et je sortis de la ville, décidée à n'y revenir qu'avec l'expérience la plus complète.
C'était le seul moyen d'éclaircir mes doutes: avoir des amants ne m'aurait rien appris, ou du moins cela ne m'eût donné que des lueurs incomplètes, et je voulais étudier l'homme à fond, l'anatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur ma table de dissection; pour cela il fallait le voir seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre à la promenade, à la taverne et ailleurs. — Avec mon déguisement, je pouvais aller partout sans être remarquée; on ne se cachait pas devant moi, on jetait de côté toute réserve et toute contrainte, je recevais des confidences et j'en faisais de fausses pour en provoquer de vraies. Hélas! les femmes n'ont lu que le roman de l'homme et jamais son histoire.
C'est une chose effrayante à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et que nous épouserons. Leur existence réelle nous est aussi parfaitement inconnue que s'ils étaient des habitants de Saturne ou de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule sublunaire: on dirait qu'ils sont d'une autre espèce, et il n'y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes; — les vertus de l'un font les vices de l'autre, et ce qui fait admirer l'homme fait honnir la femme.
Nous autres, notre vie est claire et se peut pénétrer d'un regard. — Il est facile de nous suivre de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison; — ce que nous faisons n'est un mystère pour personne; chacun peut voir nos mauvais dessins à l'estompe, nos bouquets à l'aquarelle composés d'une pensée et d'une rose grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de couleur tendre: les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos pères ou de nos grands-pères n'ont rien en soi de bien occulte et de bien inquiétant. — Nos sonates et nos romances sont exécutées avec la plus désirable froideur. Nous sommes bien et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes vertueusement verrouillées et cadenassées jusqu'au lendemain matin. La susceptibilité la plus éveillée et la plus jalouse ne trouverait rien à cela.
Le cristal le plus limpide n'a pas la transparence d'une pareille vie.
Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à partir de la minute où nous avons été sevrées et même avant, s'il veut pousser ses recherches jusque-là. — Notre vie n'est pas une vie, c'est une espèce de végétation comme celle de la mousse et des fleurs; l'ombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres boutons de rose étouffés qui n'osons pas nous ouvrir. Notre affaire principale, c'est de nous tenir bien droites, bien corsées, bien busquées, l'oeil convenablement baissé, et de surpasser en immobilité et en raideur les mannequins et les poupées à ressorts.
Il nous est défendu de prendre la parole, de nous mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et non, si l'on nous interroge. Aussitôt que l'on veut dire quelque chose d'intéressant, l'on nous renvoie étudier notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. Les modèles suspendus dans nos chambres sont d'une anatomie très vague et très esquivée. Les dieux de la Grèce, pour se présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin préalablement d'acheter à la friperie de très amples carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne l'air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres à nous enflammer l'imagination.
À force de vouloir nous empêcher d'être romanesques, l'on nous rend idiotes. Le temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque chose, mais à nous empêcher d'apprendre quelque chose.
Nous sommes réellement prisonnières de corps et d'esprit; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l'argent, qui peut en gagner et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier l'emploi de son temps? — quel est l'homme qui voudrait dire à la personne aimée ce qu'il a fait pendant sa journée et pendant sa nuit? — Aucun, même de ceux qui sont réputés les plus purs.
J'avais envoyé mon cheval et mes vêtements à une petite métairie que j'ai à quelque distance de la ville. Je m'habillai, je montai en selle et je partis, non sans un singulier serrement de coeur. - - Je ne regrettai rien, je ne laissai rien en arrière, ni parents, ni amis, pas un chien, pas un chat, et cependant j'étais triste, j'avais presque les larmes aux yeux; cette ferme où je n'avais été que cinq ou six fois n'avait pour moi rien de particulier et de cher, et ce n'était pas la complaisance que l'on prend à de certains endroits et qui vous attendrit lorsqu'il les faut quitter, mais je me retournai deux ou trois fois pour voir encore de loin monter entre les arbres sa vrille de fumée bleuâtre.
C'était là où, avec mes robes et mes jupes, j'avais laissé mon titre de femme; dans la chambre où j'avais fait ma toilette étaient serrées vingt années de ma vie qui ne devaient plus compter et qui ne me regardaient plus. Sur la porte on eût pu écrire: Ci-gît Madeleine de Maupin; car en effet je n'étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de Sérannes, — et personne ne devait plus m'appeler de ce doux nom de Madeleine.
Le tiroir où étaient renfermées mes robes, désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanches illusions; — j'étais un homme, ou du moins j'en avais l'apparence: la jeune fille était morte.
Quand j'eus totalement perdu de vue la cime des châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que je n'étais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actions anciennes comme des actions d'une personne étrangère auxquelles j'aurais assisté, ou comme du début d'un roman dont je n'aurais pas achevé la lecture.
Je me rappelais complaisamment mille petits détails dont l'enfantine naïveté me faisait venir sur les lèvres un sourire d'indulgence un peu moqueuse quelquefois, comme celui d'un jeune libertin qui écouterait les confidences arcadiques et pastorales d'un écolier de troisième; et, au moment où je m'en détachais pour toujours, toutes mes puérilités de petite fille et de jeune fille accouraient sur le bord du chemin en me faisant mille signes d'amitié et m'envoyant des baisers du bout de leurs doigts blancs et effilés.
Je piquai mon cheval pour me dérober à ces énervantes émotions; les arbres filaient rapidement à droite et à gauche; mais l'essaim folâtre, plus bourdonnant qu'une ruche d'abeilles, se mit à courir dans les allées latérales et à m'appeler: — Madeleine! Madeleine!
Je donnai sur le cou de ma bête un grand coup de cravache qui la fit redoubler de vitesse. Mes cheveux se tenaient presque droits derrière ma tête, mon manteau était horizontal, comme si des plis eussent été sculptés dans la pierre, tant ma course était rapide; je regardai une fois en arrière, et je vis, comme un petit nuage blanc bien loin à l'horizon, la poussière que les pieds de mon cheval avaient soulevée.
Je m'arrêtai un peu.
Dans un buisson d'églantier, sur le bord de la route, je vis remuer quelque chose de blanc, et une petite voix claire et douce comme l'argent me vint frapper l'oreille: — Madeleine, Madeleine, où allez-vous si loin, Madeleine? Je suis votre virginité, ma chère enfant; c'est pourquoi j'ai une robe blanche, une couronne blanche et une peau blanche. Mais vous, pourquoi avez-vous des bottes, Madeleine? Il me semblait que vous aviez le pied fort joli. Des bottes et un haut-de-chausses, et un grand chapeau à plume comme un cavalier qui va à la guerre! Pourquoi donc cette longue épée qui bat et meurtrit votre cuisse? Vous avez un singulier équipage, Madeleine, et je ne sais trop si je dois vous accompagner.
— Si tu as peur, ma chère, retourne à la maison, va arroser mes fleurs et soigner mes colombes. Mais en vérité tu as tort, tu serais plus en sûreté sous ces vêtements de bon drap que sous ta gaze et ton lin. Mes bottes empêchent qu'on ne voie si j'ai un joli pied; cette épée, c'est pour me défendre, et la plume qui s'agite à mon chapeau est pour effaroucher tous les rossignols qui me viendraient chanter à l'oreille de fausses chansons d'amour.
Je continuai ma route: dans les soupirs du vent je crus reconnaître la dernière phrase de la sonate que j'avais apprise pour la fête de mon oncle, et, dans une large rose qui levait sa tête épanouie au-dessus d'un petit mur, le modèle de la grosse rose d'après quoi j'avais fait tant d'aquarelles; en passant devant une maison, je vis flotter à une fenêtre le fantôme de mes rideaux. Tout mon passé semblait se cramponner après moi pour m'empêcher d'aller en avant et d'arriver à un nouvel avenir.
J'hésitai deux ou trois fois, et je tournai la tête de mon cheval de l'autre côté.
Mais la petite couleuvre bleue de la curiosité me sifflait tout doucement des paroles insidieuses, et me disait: — Marche, marche, Théodore; l'occasion est bonne pour t'instruire; si tu n'apprends pas aujourd'hui, tu ne sauras jamais. — Et ton noble coeur, tu le donneras donc au hasard, à la première apparence honnête et passionnée? — Les hommes nous cachent des secrets bien extraordinaires, Théodore!
Je repris le galop.
Le haut-de-chausses était bien sur mon corps et non dans mon esprit; j'éprouvai un certain malaise et comme un frisson de peur, pour nommer la chose par son nom, à un endroit sombre de la forêt; un coup de fusil tiré par un braconnier manqua me faire évanouir. Si c'eût été un voleur, les pistolets placés dans mes fontes et ma formidable épée ne m'eussent pas été à coup sûr d'un grand secours. Mais peu à peu je m'aguerris, et je n'y fis plus attention.
Le soleil descendait lentement sous l'horizon comme le lustre d'un théâtre qu'on abaisse quand la représentation est finie. Des lapins et des faisans traversaient la route de temps à autre; les ombres s'allongeaient, et tous les lointains se nuançaient de rougeurs. Certaines portions du ciel étaient d'un lilas très doux et très fondu, d'autres tenaient du citron et de l'orange; les oiseaux de nuit commençaient à chanter, et il se dégageait du bois une foule de bruits singuliers: le peu de lumière qu'il y avait encore s'éteignit, et l'obscurité devint complète, augmentée qu'elle était par l'ombre portée des arbres. Moi, qui n'étais jamais sortie seule de nuit, me trouver à huit heures du soir dans une grande forêt! Conçois-tu cela, ma Graciosa, moi qui me mourais déjà de peur au bout du jardin? L'effroi me reprit de plus belle, et le coeur me battit terriblement; ce fut, je t'avoue, avec une grande satisfaction que je vis poindre et scintiller au revers d'un coteau les lumières de la ville où j'allais. Dès que je vis ces points brillants semblables à de petites étoiles terrestres, ma frayeur se passa complètement. Il me semblait que ces lueurs indifférentes étaient les yeux ouverts d'autant d'amis qui veillaient pour moi.
Mon cheval n'était pas moins content que moi, et humant un doux parfum d'écurie plus agréable pour lui que toutes les odeurs des marguerites et des fraises des bois, il courut tout droit à l'hôtel du Lion-Rouge.
Une blonde lueur rayonnait à travers le vitrage de plomb de l'auberge, dont l'enseigne de fer-blanc se balançait à droite et à gauche, et geignait comme une vieille femme, car la bise commençait à fraîchir. — Je remis mon cheval aux mains d'un palefrenier, et j'entrai dans la cuisine.
Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa gueule rouge et noire, avalait un fagot à chaque bouchée, et de chaque côté des chenets, deux chiens, assis sur leur derrière et presque aussi grands que des hommes, se faisaient cuire avec le plus grand flegme du monde, se contentant de lever un peu leurs pattes et de pousser une espèce de soupir quand la chaleur devenait plus intense; mais, à coup sûr, ils eussent mieux aime être réduits en charbon que de reculer d'un pas.
Mon arrivée ne parut pas leur faire plaisir, et ce fut en vain que, pour faire connaissance avec eux, je leur passai, à plusieurs reprises, la main sur la tête; ils me jetaient des regards en dessous qui ne signifiaient rien de bon. — Cela m'étonna, car les animaux viennent a moi volontiers.
L'hôtelier s'approcha pour me demander ce que je voulais à souper.
C'était un homme pansu, avec un nez rouge, des yeux vairons et un sourire qui lui faisait le tour de la tête. À chaque mot qu'il disait, il montrait une double rangée de dents pointues et séparées comme celles des ogres. Le grand couteau de cuisine qui pendait à son côté avait un air douteux et semblait pouvoir servir à plusieurs usages. Quand je lui eus dit ce que je désirais, il alla à un des chiens, et lui donna un coup de pied quelque part. Le chien se leva, et se dirigea vers une espèce de roue où il entra avec un air piteux et rechigné, et en me lançant un regard de reproche. Enfin, voyant qu'il n'y avait pas de grâce à espérer, il se mit à faire tourner sa roue, et par contre-coup la broche où était enfilé le poulet dont je devais souper. Je me promis de lui en jeter les reliefs pour le payer de sa peine, et je me mis à considérer la cuisine en attendant qu'il fût prêt.