← Retour

Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir-vivre

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir-vivre

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Manuel de la politesse des usages du monde et du savoir-vivre

Author: Jules Rostaing

Release date: March 16, 2012 [eBook #39171]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Wilelmina Mailliere and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MANUEL DE LA POLITESSE DES USAGES DU MONDE ET DU SAVOIR-VIVRE ***

MANUEL
DE
LA POLITESSE DES
USAGES DU MONDE
ET
DU SAVOIR-VIVRE

PAR

Madame J.-J. LAMBERT

PARIS

DELARUE, LIBRAIRE-ÉDITEUR

5, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5


LE SAVOIR-VIVRE

Appliquez-vous surtout, c'est le grand livre,
A vous former dans l'art du savoir-vivre.

J.-B. Rousseau.

Soyez toujours à la pensée d'autrui, c'est en cela surtout que consiste le savoir-vivre.

Boileau.

... Il parlait comme un livre,
Toujours d'un ton confit en savoir-vivre.

Gresset.

Faire connaître les usages, les convenances, tous les égards de politesse que les hommes se doivent réciproquement dans la société,—c'est le but de ce livre. Son titre l'annonce assez clairement pour dispenser de tous prolégomènes.

Cela dit, nous entrons en matière.

L'ÉTIQUETTE

Il y a deux sortes d'étiquette: l'étiquette de cour et l'étiquette des salons.

L'étiquette des salons, est, à proprement parler, le cachet, l'estampille qui distingue la bonne compagnie. C'est l'ensemble des obligations, des bienséances, qu'elle a cru devoir s'imposer dans les relations sociales, afin de les rendre plus agréables.

L'étiquette préside à tous les salons: sévère, rigoureuse dans quelques-uns, mitigée dans d'autres; c'est à l'homme du monde qui les fréquente, à consulter ce thermomètre et à régler ses allures en conséquence.

Quant à l'étiquette de cour, elle a disparu avec la monarchie; elle n'est plus qu'une tradition, qu'un souvenir des temps passés. Mais comme ce souvenir revient souvent encore sous la plume des ennemis de la royauté, comme ils se plaisent à le charger et à le noircir, il est bon de lui restituer ses véritables couleurs. C'est pourquoi, si vous le voulez bien, nous allons nous rendre à Versailles et pénétrer un instant dans les grands et petits appartements.

UNE JOURNÉE DE LOUIS XIV

Nous sommes dans une grande chambre carrée, tendue de soie et d'or, devant un lit resplendissant de velours: c'est la chambre du roi.

Bontemps, premier valet de chambre, qui a passé la nuit, couché sur un lit de camp, auprès de Sa Majesté, est allé s'habiller dans l'antichambre. Il rentre et attend en silence que la pendule ait marqué sept heures, selon la consigne qu'il a reçue. Alors il s'approche du lit, tire les rideaux en disant: «Sire, l'horloge a sonné.»

Et il s'en va aussitôt annoncer le réveil du roi. C'est le petit lever; ou, suivant l'expression des courtisans: «Il fait petit jour chez le roi.»

La porte s'ouvre à deux battants pour livrer passage au Dauphin et à ses enfants, à Monsieur, et au duc de Chartres, qui viennent souhaiter le bonjour à Sa Majesté et s'enquérir de sa santé.

Le duc du Maine, le comte de Toulouse, le duc de Beauvilliers, premier gentilhomme de la chambre, le duc de la Rochefoucauld, grand-maître de la garde-robe, entrent, suivis du premier valet de la garde-robe et d'autres officiers, qui tiennent les habits du roi.

Le premier médecin et le premier chirurgien sont présents: ils assistent toujours au lever ainsi qu'au coucher.

Bontemps prend une soucoupe de vermeil et verse de l'eau spiritueuse sur les mains du roi. Le duc de Beauvilliers présente le bénitier, et Sa Majesté, après une courte prière, quitte son lit. Le duc lui aide à passer une somptueuse robe de chambre; M. de Saint-Quentin étale plusieurs perruques aux yeux du roi, qui en choisit une et l'ajuste lui-même. Bontemps lui passe ses chaussons, ses bas, et le duc de Beauvilliers offre de nouveau le bénitier.

Le roi sort de la balustrade qui entoure le lit, et va s'asseoir dans un fauteuil. Il donne l'ordre de la première entrée, ordre que le duc répète à haute voix.

Immédiatement un page introduit ceux qui, par leur charge ou par une faveur toute spéciale, sont admis au petit lever.

En tête figurent les quatre secrétaires: le maréchal de Villeroy, le comte de Grammont, le marquis de Dangeau et M. de Beringhem; puis viennent Colin et Baurepas, lecteurs de la chambre; le baron de Breteuil et quelques officiers de la garde-robe, dont ce n'est pas le jour de service; enfin les gardes de la vaisselle d'or et d'argent.

Voici l'heure de la barbe.

Bontemps tient la glace, Charles de Guignes le bassin; Saint-Quentin ajuste la serviette et procède à l'opération. Il lave ensuite le visage du roi, d'abord avec une éponge trempée dans de l'eau de senteur, puis avec de l'eau pure: le roi s'essuie.

Pendant que le marquis de la Salle et le marquis de Louvois, tous deux maîtres de la garde-robe, s'occupent de compléter la toilette, le roi ordonne les grandes entrées, autrement dit le grand lever. On sait combien cet honneur était ambitionné et recherché des gens de cour.

A mesure qu'un personnage se présentait dans l'antichambre, un des huissiers, le sieur de Rassé, après avoir pris son nom, le transmettait à voix basse au duc de Beauvilliers, qui le répétait au roi. Si Sa Majesté ne faisait aucune objection, l'introduction avait lieu. Ainsi défilèrent successivement maréchaux de France, cardinaux et évêques, gouverneurs de province, présidents de parlements, etc., etc.

Tout à coup l'on entendit frapper discrètement un petit coup, suivi d'un second. Le duc de Beauvilliers s'était à peine détourné pour recevoir le nom du nouveau venu, que la porte s'ouvrait toute large comme pour un prince du sang. Alors, à la stupéfaction générale, l'on vit entrer tout de go, sans être le moins du monde annoncés:—Racine d'abord, puis Boileau, puis Molière, puis enfin l'architecte Jules Mansard.

C'était une surprise ménagée par Louis XIV à tous ces grands seigneurs, si fiers d'être admis en sa présence. Il voulait leur faire comprendre que le génie doit marcher de pair avec la naissance et les plus hautes dignités.


Cependant le roi se trouvait engagé dans les grands apprêts de sa toilette. Il mit ses bas et agraffa ses jarretières de diamants. Un officier lui passa le haut-de-chausses; un autre mit les souliers. Puis deux pages, magnifiquement vêtus, enlevèrent les habits que Sa Majesté venait de quitter.

Le déjeuner est prêt.

Louis XIV ordonne à Racine de s'asseoir à sa table.

Deux officiers du gobelet apportent le service. Le Dauphin ôte son chapeau et ses gants, les remet au premier gentilhomme de la chambre, et donne la serviette au roi.

Alors, sur un signe, l'écuyer tranchant découpe les viandes dont un gentilhomme fait l'essai, avant d'en servir au roi. Quand Sa Majesté manifeste le désir de boire, l'officier de l'échansonnerie crie aussitôt: «A boire au roi!» Et il s'en va prendre au buffet deux carafes de cristal contenant, l'une du vin, l'autre de l'eau, et goûte à ce double breuvage. Le duc de Beauvilliers présente à Sa Majesté une coupe de vermeil dans laquelle elle verse à sa guise de l'eau et du vin. Et, après avoir bu, elle reçoit des mains du Dauphin une nouvelle serviette pour essuyer ses lèvres.

Le déjeuner fini, le roi, à l'aide du marquis de la Salle et de Bontemps, quitte sa robe de chambre et sa veste de nuit. Il remet sa bourse à Bontemps, qui la transmet à François de Belloc, pour être renfermée dans une boîte, dont celui-ci a la garde spéciale.

Arrivons maintenant à la cérémonie de la chemise.

L'honneur de la servir appartient de droit à un fils de France ou, en son absence, à un prince du sang. C'est donc le Dauphin qui va remplir encore cette fonction.

Le duc de la Rochefoucauld aide au roi à mettre sa soubreveste; puis on apporte la veste, l'épée et le ruban bleu, avec les croix du Saint-Esprit et de Saint-Louis. Le duc agraffe l'épée, le marquis de la Salle soutient l'habit que Sa Majesté endosse, et lui passe une riche cravate de dentelle qu'Elle attache elle-même. Enfin le sieur de Saint-Michel lui présente sur une salve ou plateau d'argent, trois mouchoirs bordés de points, dont Elle prend un ou deux.

Le roi repasse alors derrière la balustrade, s'agenouille et dit une prière. Les cardinaux et les évêques présents l'accompagnent à voix basse.

On jette une courte-pointe sur le lit, et l'on tire le rideau en avant et au pied.

Maintenant Louis XIV est prêt à recevoir ceux des ambassadeurs qui en ont fait la demande. Il se place sur un fauteuil, ayant à ses côtés les princes du sang, et près de lui le duc de Beauvilliers, le duc de la Rochefoucauld, et le marquis de la Salle. Ensuite il ordonne qu'on introduise l'ambassadeur d'Espagne.

L'ambassadeur, à son entrée, fait un profond salut; après quelques pas, un second salut aussi respectueux; et, une fois arrivé devant Sa Majesté, un troisième pareil aux deux autres. Louis XIV se lève, se découvre et salue; puis il remet son chapeau et se rassied. Cependant l'ambassadeur, qui a commencé sa harangue, se couvre à son tour, et les princes du sang font de même.

L'audience terminée, l'ambassadeur se retira à reculons, en s'inclinant profondément à trois reprises différentes.

Un lieutenant général, commandant une des provinces du royaume, fut ensuite introduit pour prêter le serment d'office. Ayant remis son épée, son chapeau et ses gants à un officier de la chambre, il s'agenouilla et, les mains placées dans celles du roi, lui jura obéissance et fidélité.

Ce fut la fin de la cérémonie des grandes entrées.


Louis XIV s'était levé en prononçant à haute voix ces mots: «Au Conseil!»

Il se dirigea aussitôt vers son cabinet où l'attendaient plusieurs officiers de service, et leur donna ses ordres pour le jour. Il dit à l'évêque d'Orléans, premier aumônier, qu'il entendrait la messe à midi, au lieu de dix heures et demie, comme il en avait eu l'intention; au marquis de Sivry, son premier maître d'hôtel, qu'il dînerait dans son appartement particulier, et souperait au Grand Couvert; à Bontemps, qui lui présentait sa montre et son reliquaire, qu'il visiterait le jeu de paume; à l'officier de la garde-robe, qu'il ferait un tour de promenade après son dîner, et qu'il revêtirait son manteau.

Sa Majesté alla s'asseoir au bout de la table que recouvrait un tapis de velours vert. Le Dauphin, les ministres et autres grands personnages se rangèrent à ses côtés dans l'ordre hiérarchique. La discussion commença, et Louis XIV ne laissa passer aucune affaire sans l'avoir mûrement examinée, sans avoir exposé et motivé son avis. Ainsi faisait-il pour toutes les ordonnances qu'il discutait article par article; jamais il n'a signé une lettre sans se l'être fait lire.

Après le Conseil, il se rendit à la chapelle, et, en passant, donna le mot d'ordre aux gendarmes, aux dragons et aux mousquetaires.

Pendant la messe les musiciens du Roi exécutèrent un motet composé par l'abbé Robert.

A une heure, le marquis de Sivry, bâton en main, vint annoncer que le dîner était servi. Le roi y fit honneur, selon son habitude, car il était doué d'un robuste appétit.

Après le repas, ayant reçu son manteau des mains du maître de la garde-robe, il descendit dans la cour de marbre, au milieu d'une double haie de seigneurs, rangés de chaque côté de l'escalier, monta dans son carrosse et se rendit au jeu de paume, où il s'entretint quelque temps avec les ducs de Chartres, de Bourgogne et du Maine.

De là Sa Majesté alla faire sa visite à Madame de Maintenon, et la trouva en grande conversation avec Racine et Boileau. Il s'agissait de l'art théâtral. Racine, qui possédait son sujet à plein fond, l'assaisonna si bien d'anecdotes piquantes, que Louis XIV, pris au charme, faillit oublier l'heure du souper. Il était près de dix heures lorsqu'il sortit pour se rendre au grand Couvert.

A son entrée dans le salon, toutes choses étant disposées, les plats furent dressés à l'instant même. Ayant pris place, le roi dit au Dauphin et aux princes de s'aller ranger à l'autre extrémité de la table, où chacun des augustes convives trouva, debout derrière son siège, un gentilhomme pour le servir.

Après la récitation du bénédicité par le grand aumônier, et la présentation de la serviette par le Dauphin, le souper commença. On a vu plus haut le cérémonial en usage pour la distribution du manger et du boire. Ces formalités ne variaient pas. Seulement, au grand couvert, le service était fait par un personnel beaucoup plus nombreux, et l'on y déployait un luxe, un apparat des plus imposants. Quant aux menus, ils étaient toujours composés de même.

Pour le dîner: deux grands potages, deux moyens potages, quatre petits potages, hors-d'œuvre;—deux grandes entrées, deux moyennes entrées six petites entrées, hors-d'œuvre;—deux grands plats de rôt, deux plats de rôt, hors-d'œuvre.

A souper, le même nombre de plats, mais deux potages en moins.

Plusieurs morceaux de musique furent exécutés pendant le repas auquel assistait un groupe d'hommes de la cour, de seigneurs, se tenant debout ou occupant des sièges autour de la table.

Le Roi se leva et, après les grâces dites par l'aumônier, passa dans le grand salon. Là, il s'entretint familièrement avec quelques personnes, puis salua les dames, et rejoignit sa famille.


Cependant les préparatifs se faisaient pour le coucher. On apportait la collation de nuit; on mettait tout en ordre, le fauteuil et la toilette de Sa Majesté.

Minuit sonne!

Le Roi, précédé d'un huissier qui ouvre la foule, entre dans sa chambre: c'est le grand coucher.

Il donne son chapeau, ses gants et sa canne au marquis de la Salle, et tandis qu'il détache le ceinturon de son épée par devant, la Salle le détache par derrière. L'épée est placée sur la table de toilette.

Pendant que l'aumônier récite à voix basse des oraisons, le Roi s'agenouille et prie. Ensuite, précédé toujours d'un huissier qui fait faire place, il s'approche de son fauteuil, donne sa montre et son reliquaire à Bontemps, et désigne le duc de Chartres pour porter le bougeoir, ce qui était, comme on le sait, une très haute faveur.

Sa Majesté enlève alors son cordon bleu et ôte son justaucorps. Puis s'étant assise, Bontemps et Bachelin détachent les jarretières; deux valets déchaussent chacun un soulier, tirent chacun un bas. Un page de la chambre à droite, un page de la chambre à gauche, lui mettent chacun une pantoufle. Le Roi retire son haut-de-chausses qu'un valet de chambre enveloppe dans une toilette de taffetas rouge. Le Dauphin présente ensuite la chemise de nuit au Roi, qui, après avoir endossé sa robe de chambre, fait une révérence à la compagnie.

Aussitôt l'huissier crie: «Allons, Messieurs, passez.»

La foule s'écoule.

Nous voici au petit coucher. Il n'est resté que les princes et ceux qui le matin ont assisté au petit lever. Le Roi, assis sur un pliant, est peigné par un valet de chambre. Le duc de la Rochefoucauld lui présente, sur un plat d'argent, un bonnet de nuit avec deux mouchoirs unis; le duc de Beauvilliers lui apporte, entre deux assiettes de vermeil, une serviette dont un coin est mouillé, et avec laquelle le Roi se lave et s'essuie le visage.

Sa Majesté donne ensuite ses ordres pour l'heure du lever. Tout le monde se retire. Seul, le médecin et le chirurgien demeurent quelques instants. Après leur sortie, le Roi se couche, Bontemps tire les rideaux, visite les portes et se jette sur le lit préparé pour lui dans la même chambre.

Silence profond jusqu'au lendemain.


Voilà ce qui a soulevé si fort la colère des beaux-esprits de l'école libérale, ce qui a excité outre mesure leur verve sarcastique. Ils n'ont vu ou voulu voir qu'une mascarade, là, où se révèle bien clairement une idée politique profonde, un instrument de règne puissant.

En effet, c'est grâce à l'étiquette, à cette vaste hiérarchie de rangs, de préséances et de fonctions, où tout était réglé comme les heures sur un cadran, mais où chaque heure, chaque minute qui s'écoulait, rapportait gros au titulaire, que Louis XIV tint en haleine toutes les ambitions, toutes les convoitises, qu'il arriva à avoir toute sa noblesse dans les mains, et par sa noblesse, le royaume, si bien qu'un jour il a pu dire:

«L'État, c'est moi!»

Naturellement cela ne faisait pas le compte de nos égalitaires; aussi quand Louis Courier eut écrit: «L'étiquette est la muraille de Chine des Tuileries et de Versailles; elle sépare le roi de son peuple», la chose fut aussitôt répétée par les journaux, colportée dans toute la France, criée sur tous les toits. L'esprit tout fait est si facile à faire. En admettant même que le mot soit spirituel, toujours est-il qu'il est faux, complètement faux. L'étiquette n'existait en réalité que pour le cérémonial de cour; elle ne visait que les grands et ne s'appliquait jamais au peuple.

Un grand seigneur, un prince du sang, n'auraient pas été admis à adresser la parole au Roi, alors qu'il sortait de ses appartements pour se rendre soit à la promenade, soit au conseil des ministres ou ailleurs. Mais voici une pauvre vieille femme qui, un placet à la main, aborde Louis XIV, se rendant à la chapelle de Versailles.

—Retirez-vous, fit brusquement un capitaine des gardes. On ne parle pas au Roi!

—Vous avez tort, on parle au Roi, reprit Louis XIV d'un ton sévère. Cette femme a un placet à me présenter.

Et la faisant approcher, il lui prit des mains sa requête, à laquelle il fut répondu favorablement, le lendemain même. Voltaire qui rapporte le fait ajoute que Louis XIV renfermait les pétitions qu'on lui adressait dans une cassette dont lui seul avait la clef.

Passant seul un matin dans un appartement peu fréquenté du château de Versailles, il y vit un ouvrier qui, monté sur une échelle, détachait une magnifique pendule. Le parquet ciré était très glissant et le Roi, consultant beaucoup plus les lois de l'équilibre, que les règles de l'étiquette, tint le pied de l'échelle pour l'empêcher de tomber. Le plus drôle de l'aventure, c'est que le prétendu ouvrier n'était qu'un hardi voleur, qui emporta la pendule. Le soir, on raconta l'aventure dans les petits appartements, et le Roi en rit tout le premier; il ordonna même de ne point poursuivre le coupable.

Un jour, le Dauphin, fils de Louis XIV, étant à la chasse, vit une pauvre femme qui tâchait de faire sortir son ânesse d'un fossé où elle était tombée. Il descendit de cheval et lui aida à remettre l'animal sur pied.

Autre fait:

Le Nôtre, charmé de ce que Louis XIV lui disait de bienveillant et de flatteur pour sa création du jardin des Tuileries, chef-d'œuvre de grandeur et d'harmonie, sauta au cou du Roi et l'embrassa, ce dont les courtisans se montrèrent très scandalisés.

«Laissez faire, dit Louis XIV, le bon le Nôtre est heureux de me voir content.»

Voilà ce qu'était l'étiquette à la cour de Versailles. Aujourd'hui—par ce bienheureux temps de liberté, d'égalité et de fraternité, qui court—nous serions curieux de savoir de quelle façon seraient reçus le jardinier de l'Elysée ou le jardinier des Tuileries, s'ils s'avisaient jamais l'un ou l'autre de sauter au cou de M. le Président de la République ou de M. le préfet de la Seine.


Une très jolie histoire qui nous revient à l'occasion de la cassette du Roi:

Un jour, le 14 mars 1670, Louis XIV reçut un mémoire sur l'utilité qu'il y aurait à convertir l'ancien rempart en un boulevard devant servir de promenade aux Parisiens. L'auteur de ce Mémoire, nommé Louis Pasquier, contrôleur au sel, signalait également quelques abus administratifs et en sollicitait le redressement.

Le Roi que ce rapport avait vivement intéressé, écrivit en marge du Mémoire: A renvoyer au prévôt des marchands, Claude Le Peletier.—L'auteur ferait un excellent échevin!...

Malheureusement, Louis Pasquier avait eu la fâcheuse idée d'adresser une copie de son Mémoire au lieutenant-général de police. Le magistrat qui dirigeait alors cette administration, s'appelait Gabriel Nicolas de la Reynie. C'était un homme de grand talent, un administrateur vraiment habile, mais très chatouilleux à l'endroit de ses prérogatives. La Reynie examina avec la plus grande attention le document administratif qui lui était soumis. La lecture achevée, le lieutenant-général de police prit un papier imprimé, dont il remplit les blancs avec rapidité.

Voici ce que contenait ce papier, écriture et imprimé: L'exempt Sarrazin conduira aujourd'hui, 17 mars 1670, au For-l'Evêque, le nommé Louis Pasquier, pour avoir insulté le gouvernement du Roy.

Le pauvre écrivain qui traitait dans son Mémoire des embellissements de Paris, n'était pas un conspirateur bien redoutable. Le trône de France n'était pas mis en péril par la franchise spirituelle du contrôleur du grenier à sel, dont toute l'intervention dans la politique s'était bornée à écrire que Paris pouvait être plus heureusement éclairé et mieux assaini.

Le lieutenant-général n'avait pas été de cet avis, et le contrôleur méditait dans sa prison sur le malheur d'avoir déplu à M. de la Reynie, et l'inconvénient d'avoir mis un peu trop de sel dans un mets administratif que nos magistrats n'assaisonnent guère de cette façon.

Heureusement, Louis Pasquier avait pour protecteur et parrain le duc de Gesvres. Etonné de l'absence de son filleul, il en chercha la cause et finit par découvrir qu'il était claquemuré au For-l'Evêque.

A l'instant le gentilhomme alla conter l'affaire à Louis XIV, qui fit mander le lieutenant-général de police.

—Monsieur, qu'avez-vous fait, dit Sa Majesté, d'un nommé Louis Pasquier?

—Sire, répliqua le magistrat, j'ai fait conduire en prison cet écrivailleur, pour s'être permis d'insulter le gouvernement de Votre Majesté.

—Entendons-nous, monsieur de la Reynie: serait-ce pour ce Mémoire que vous avez emprisonné son auteur?

—Oui, sire.

—Monsieur le lieutenant-général de police, continua Louis le Grand d'un ton sévère, je vous ai choisi pour faire respecter mon gouvernement, non pour le faire haïr. Le Mémoire de Louis Pasquier est l'œuvre d'un fidèle sujet, d'un homme de talent et de cœur; mon devoir sera de récompenser celui qu'un faux amour-propre vous a fait punir injustement.—Allez bien vite réparer votre faute, et gardez-vous désormais de tirer sur les soldats du Roi...

De la Reynie s'inclina et sortit.

Le lieutenant-général de police se fit conduire dans la rue Saint-Germain-l'Auxerrois, où s'élevait le For-l'Evêque.

—Monsieur Pasquier, vous êtes libre, dit le magistrat au prisonnier; permettez-moi de vous reconduire dans mon carrosse à votre domicile.


Le 16 août 1671, le contrôleur au grenier à sel, l'écrivailleur Louis Pasquier, était élu à l'unanimité, moins sa voix, échevin de la bonne ville de Paris, en récompense du Mémoire qui l'avait fait emprisonner.

Quelques jours après cette nomination, il y avait fête à l'Hôtel de ville. Dans le cabinet qui précède la grande salle des prévôts, deux hommes parlaient à voix basse; l'un était le lieutenant-général de police, l'autre l'échevin Louis Pasquier.

—Monsieur de la Reynie, dit l'ancien prisonnier du magistrat, un échevin vaut un lieutenant-général de police, n'est-ce pas?

—C'est selon, maître Pasquier.

—J'ai à vous réclamer le payement d'une dette. Tenez, reconnaissez-vous ce billet?

—Je ne nie jamais ma signature, répliqua le lieutenant-général de police.

—Très bien, monsieur; en ce cas, j'espère que vous viendrez vous acquitter à sept heures du matin, derrière le clos des Chartreux.

—J'y serai avec ce qu'il faut pour cela.

—C'est une galanterie dont je vous tiendrai compte.

Le lendemain soir, le lieutenant-général de police et l'échevin assistaient au souper du Roi.

—Mais qu'a donc M. de la Reynie pour porter à chaque instant sa main gauche sur son bras droit? demanda Louis XIV au duc de Gesvres.

—Sire, peu de chose, une légère piqûre que lui a faite l'échevin Pasquier.

—Maître Louis Pasquier, dit le Roi en s'adressant à l'échevin, allez serrer la main du lieutenant-général de police, celle que vous n'avez pas endommagée.

«Rappelez-vous désormais, l'un et l'autre, que je ne vous ai pas fait magistrats pour tirer l'épée, mais bien et uniquement pour utiliser au profit de la ville de Paris vos talents et votre prud'hommie.»

LA POLITESSE

«C'est à la cour de Louis XIV, dit Voltaire, à la société qui s'est formée de son temps que l'Europe a dû la politesse et l'esprit de sociabilité qu'on y a vus régner depuis.»

Louis XIV éleva, en effet, la cour de Versailles à un tel degré de splendeur que l'Europe la reconnut désormais comme l'arbitre du bon goût, des grâces et des belles manières, comme le type, le prototype des bienséances dans le monde. Aujourd'hui même, après deux siècles révolus, quand il s'agit de beau langage, de questions de haute élégance, d'étiquette de cour, de cérémonial diplomatique, Versailles fait encore autorité.

Nous aurons occasion de lui emprunter plus d'un modèle, plus d'un exemple.

La politesse est une façon de s'exprimer ou d'agir qui suppose une culture suivie des qualités de l'âme ou l'art de les feindre; beaucoup de bonté et de douceur dans le caractère, de finesse, d'esprit, de délicatesse, afin de pouvoir discerner à l'instant ce qu'il y a de mieux à faire, dans telle ou telle circonstance.

Etre affable et prévenant envers tout le monde, ne montrer ni raideur, ni obséquiosité avec ses supérieurs, ni hauteur, ni familiarité avec ses inférieurs, constitue une des obligations de la politesse.

Elle s'impose à nous dans la vie privée comme dans la vie publique, dans les rapports d'intérieur ou de famille, comme dans ceux du dehors.

Entre femme et mari, il existe une politesse qui les unit jusqu'à la fin. C'est un échange nécessaire, indispensable, d'égards et de bons procédés. Veut-on arriver à la somme possible du bonheur domestique? il faut alors s'astreindre, de part et d'autre, aux mêmes petits soins qu'avant le mariage.

S'il vient à s'élever quelque différend, quelque contestation, que l'on se garde d'en rendre les enfants témoins: ce serait leur donner prise, et compromettre le respect et l'obéissance auxquels ils sont tenus.

Cultivez leur cœur et leur esprit; inspirez-leur le sentiment des vertus morales; faites marcher de pair l'éducation et l'instruction, c'est-à-dire, joignez aux connaissances scolastiques celle du savoir-vivre, de l'usage de la bonne compagnie, et ainsi formerez-vous des sujets qui vous feront honneur dans le monde.

LE TUTOIEMENT

C'est une question très controversée que celle du tutoiement.

Un mari et une femme, appartenant au grand monde, pourront bien se tutoyer dans l'intimité, mais jamais devant une tierce personne, et encore moins en public.

Il est encore beaucoup de familles qui persistent à repousser cette circonstance atténuante de l'intimité.

Autrefois, dans la classe bourgeoise et même parmi le peuple, les enfants ne tutoyaient pas leurs parents, et certes ils ne les aimaient pas moins pour cela. Mais vinrent les Immortels principes, qui supprimèrent, avec tant d'autres choses, cette marque de respect.

Le vous échappa à la guillotine, mais non pas à la proscription. Un traité de politesse présenté à la Convention, porte en toutes lettres:

Article premier.—La politesse de la République est celle de la nature.

Article second.—Il n'y a pas de vous dans la République; tous les citoyens sont des tu, des toi.

Est-ce assez grotesque?

Le Vaudeville n'eut garde de laisser échapper cette occasion de bon rire. Nous nous rappelons avoir vu jouer, sous la Restauration, une pièce intitulée les Trois Innocents, dans laquelle un des personnages, se jetant aux pieds de sa maîtresse, lui disait avec autant d'esprit que de bonheur:

Je ne connais à vos genoux
Que toi de plus joli que vous.

Les partisans, les défenseurs du tutoiement auront beau dire. Il est tout au moins choquant d'entendre un jeune homme de vingt ans tutoyer son grand-père, vieillard de soixante-dix ou quatre-vingts ans, ou bien un oncle, une tante du même âge. L'on rencontre même aujourd'hui des gendres qui poussent l'oubli des convenances jusqu'à tutoyer leur belle-mère.

Où s'arrêtera le progrès?


La politesse entre amis est surtout nécessaire. L'on se voit tous les jours, plusieurs fois même par jour;—raison de plus pour apporter dans ces entrevues une certaine réserve de ton et de manières. Le tutoiement conduit à une grande familiarité, laquelle mène à son tour à des brouilles plus ou moins fâcheuses.

On fera donc bien de ne se point laisser aller à cette privauté de langage qui, du reste, n'est pas une preuve probante d'affection, d'une sincère et solide amitié. Mme de Sévigné n'a jamais tutoyé sa fille, et Dieu sait si elle l'aimait! «Ma fille, aimez-moi donc toujours, c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié...

«Je ne puis me représenter d'amitié au delà de celle que je sens pour vous; ce sont des terres inconnues...»

Que d'autres personnages célèbres, qui furent liés entre eux d'une étroite amitié, ne pourrait-on pas citer à l'appui! Et puis notons qu'il y a danger, et danger sérieux à notre époque, de trop se familiariser. Ce temps est si fertile en naufrages de toute sorte, que l'on s'y trouve exposé à de terribles avaries. Votre ami du jour peut être reconnu, le lendemain, pour un homme tout à fait indigne d'estime.

Quelques conseils pour en finir avec les amis.

Règle générale et sans exception:

Ne prêtez ni n'empruntez jamais d'argent à vos amis, si vous ne voulez pas vous exposer à de fâcheux mécomptes.

«Conduisez-vous avec votre ami, dit un sage de l'antiquité, comme si vous deviez être un jour ennemis, et avec votre ennemi, comme si plus tard vous deviez devenir amis.»

Tout attaché qu'il nous paraisse, le cœur d'un ami peut changer. Mme de Maintenon devait en avoir fait la douloureuse épreuve, lorsqu'elle a écrit ces mots: «On est souvent trompé par des amis de trente ans.»

LE COSTUME OU VÊTEMENT

Le costume! cette science qui demande tant d'art et de goût, pour arriver à une simplicité savante, à cette espèce de laisser-aller, qui n'est point le négligé, à ce résultat élégant et harmonieux, qui est presque du génie... Nos pères en avaient bien compris l'importance. Ils en avaient fait un tout complet jusque dans ses moindres détails.

Rappelez-vous ces somptueux habits de velours ou de soie, ces vestes de drap d'or et de toile d'argent; cette cravate d'un tissu si fin, roulée nonchalamment autour du cou, pour laisser à la tête toute sa grâce et son balancement naturel; et ces manchettes en points d'Angleterre, ces jabots en point de Venise qui coûtaient jusqu'à mille écus; et ces chapeaux, empanachés de plumes, avec broderies, galons et diamants; et la poudre qui faisait la tête si gracieuse, si odorante; et ces bas de soie à coins brodés, ces souliers à talons rouges et à boucles d'or; et ces riches épées, à la garde étincelante, si artistement travaillée.

Nous avons remplacé tout cela par une mesquinerie sans nom. Nous avons jeté sur nos épaules un morceau de drap noir—habit ou redingote—qui nous sert pour le salon et la rue, le bal et l'enterrement. Nos jambes, nous les insérons dans un double entonnoir, afin d'en dissimuler les grosseurs ou les indigences. Nos bottes et bottines, bien gentilles, ma foi! elles nous font un pied en forme de sole. Et le chapeau, ce fameux tuyau de poêle, qui n'abrite ni du soleil, ni de la pluie, qui écrase la tête en été, ne la tient pas chaude en hiver, ne dirait-on pas qu'il a été inventé pour résoudre un problème d'équilibre sur notre occiput?

N'oublions pas la cravate blanche qui, jointe à cet accoutrement, nous donne l'air d'un croque-mort, en deuil de quelqu'un ou de quelque chose.

Quand on pense que toutes ces belles choses-là nous sont venues en ligne directe de la perfide Albion, on serait tenté de s'écrier comme le vieux Caton: «Delenda est Albion

Heureusement, nos femmes se sont gardées de nous suivre dans cette voie du laid et du ridicule. Elles créent, elles inventent tous les jours et à toute heure. Elles prennent partout, empruntent à tous les siècles et à tous les pays. La soie, le velours, le satin, le cachemire, les dentelles, les étoffes tramées d'or et d'argent, les diamants et les fleurs, sont par elles mis à contribution.

Il y a de l'imprévu et de la variété dans la toilette des femmes. Notre costume, à nous, est stéréotypé: toujours le même, à part quelques minces changements,—et le même pour tous!

Avec lui, plus de luxe possible. L'habit d'un millionnaire ou d'un descendant des Croisés ressemble à s'y tromper, à l'habit du premier ou du dernier venu. Allez trouver le tailleur le plus en renom; moyennant cent écus, il vous fournira un habillement complet, tout pareil à celui de M. le baron de Rothschild ou de M. le président de la République. Or, quel est le bourgeois, quel est l'ouvrier, qui, pour cette modique somme, ne voudra pas se donner la satisfaction d'être mis comme un archimillionnaire, ou comme le chef de l'État?

Oui, avec de l'argent, on peut se passer ce petit luxe de vanité, et mieux encore, se livrer aux fantaisies les plus somptueuses. Mais ce que l'on ne saurait se procurer contre écus, c'est l'élégance et le savoir-vivre. Aussi conseillerons-nous aux parvenus de la fortune, ainsi qu'aux parvenus des révolutions, de refaire de fond en comble leur éducation.

Ils apprendront, avec le temps, à se familiariser avec cette grande existence qui est venue les surprendre tout à coup; ils arriveront, à la longue, à façonner leur nature commune aux délicatesses et aux belles manières, qui sont chez ceux qui les possèdent le résultat des traditions de famille.

TYPES DE L'ÉLÉGANCE PARISIENNE

De tout temps, en France, un nom plus ou moins fantaisiste a servi à désigner ceux que l'élégance réelle ou la prétention au succès en ce genre, mettaient particulièrement en relief.

On compte une très longue succession de ces types. Les raffinés, les mignons, les muguets, sous Charles IX et Henri III; les beaux fils, sous la Fronde; les menins, sous Louis XIV; les roués, pendant la Régence; les hommes à bonnes fortunes, sous Louis XV et Louis XVI; les incroyables, les merveilleux du Directoire; les fashionables, et les dandys de la Restauration; sous Louis-Philippe, les lions et les tigres dont nous allons nous occuper.

Puis vinrent, après la révolution de Février, les daims, les gandins, puis les cocodès, puis enfin les gommeux, qui forment aujourd'hui la dynastie régnante.

Cette dynastie se partage en deux branches; branche aînée—Haute gomme; branche cadette,—gomme. Jusqu'à présent, elles n'ont produit aucune célébrité marquante. Nous ne nous y arrêterons donc pas plus longtemps, et nous passerons aux lions et tigres civilisés.

LIONS ET TIGRES CIVILISÉS

Le mot lion, venu du monde anglais, indique un personnage sorti de la ligne ordinaire par ses aventures, ses excentricités, sa beauté, ou simplement par un faste bizarre et hardiment exceptionnel.

Le tigre se distingue par un luxe effréné, par sa mise, par son langage, et des manières qui ne sont qu'à lui. C'est un fantaisiste de haute volée, qui se met au-dessus de toutes les convenances sociales.

Bien que l'aristocratie anglaise ait été féconde en tigres, le roi Georges IV et Brumell, surnommé le roi de Bath, sont encore cités comme les spécimens les plus remarquables de l'espèce. Ils luttaient entre eux d'excentricités les plus extravagantes.

Le roi s'avisait-il de porter un pantalon de daim tellement collant, qu'il fallait deux domestiques pour le précipiter dans ce double entonnoir, où il ne pénétrait que par la force d'impulsion: Brumell se faisait coudre le sien (son pantalon) sur place. Si le tigre royal ornait son parc de temples et de mosquées, le tigre domestique mettait le feu à son château pour en chasser les rats. L'un dépensait des milliers de livres sterling pour entretenir des poissons dans un ruisseau bourbeux; l'autre, pour pêcher plus commodément les siens, lâchait les écluses de ses étangs et inondait dix lieues de pays.

Le roi d'Angleterre attachait des fausses queues à ses chevaux; le roi de Bath coupait les oreilles aux siens. Georges IV s'habillait en chef écossais; le beau Brumell arriva à ne pas s'habiller du tout, et se promena un jour dans ce costume adamique à Saint-James-Park.

Cette excentricité fut la dernière.

A quelques jours de là, dans une orgie, le tigre domestique osa dire au tigre royal: «Georges, sonnez pour avoir ma voiture!»

Soit que le tigre royal eût pris, ce soir-là, plus que sa pâture habituelle, soit par toute autre raison, il accueillit fort mal cette innocente familiarité, lui qui en avait toléré d'autres que l'on n'oserait raconter. Sa Majesté féline rompit avec son ami; et quand il devint officiel que le brillant Brumell n'était plus l'heureux émule du roi, la faveur publique l'abandonna.

A cette funeste nouvelle, ses créanciers le menacèrent de faire saisir ses revenus. Devant un commencement d'exécution, il s'enfuit à Boulogne-sur-mer, mettant ainsi la Manche entre lui et les poursuites de cette sotte espèce d'individus, qui s'imaginent que les dettes sont faites pour être payées! C'est là que s'est éteint le vieux beau, cet astre de la fashion britannique, entouré encore à son coucher des admirations de la foule:

Le tigre s'était fait lion.


Après la mort de Brumell et celle de Georges IV, le trône de la mode demeura vide. Ce fut lord Byron qui s'en empara. Le dandysme anglais conserve encore ses belles traditions de luxe, et le cite comme l'un des plus grands novateurs, l'un des puissants génies en matière de goût et d'élégance.

De 1830 à 1845, trois ou quatre tigres se disputèrent le sceptre, parmi lesquels M. Haine tint le premier rang. Jeunesse, beauté, fortune, il avait tout pour lui. Les journaux n'étaient occupés que de son luxe et de ses prodigalités; on parlait de sa toilette en palissandre qu'il paya quarante mille francs. Il a longtemps brillé à Paris, où nous le vîmes porter un habit vert-pomme, au printemps de 1825, et un habit feuille-morte, pendant l'automne de la même année.

Il fut remplacé par M. Bayly, que la trop grande splendeur de son luxe rejeta bientôt sur le continent. Quand vint le dernier jour de cette magnifique excentricité, lorsque les membres du jury furent appelés à prononcer sur les droits des parfumeurs, des tailleurs, etc., etc., dont il avait usé et abusé pendant son règne, des mystères incroyables se révélèrent: un seul tailleur (et il en occupait six) produisit un compte d'une année sur lequel figuraient quatre-vingt-quatre habits,—cent vingt-six pantalons,—trois cent cinquante-deux gilets blancs,—trois cent seize idem de fantaisie,—et deux mille trois cent cinquante cravates.

Mais le tigre par excellence, celui auquel toutes les cours de l'Europe ont accordé des lettres de naturalisation, fut assurément le comte d'Orsay, notre compatriote. D'un consentement unanime, on l'a proclamé le plus parfait modèle de l'espèce. Il n'appartenait à aucune école; ses créations, ses inventions fantastiques, déroutaient ses émules aussi bien que ses imitateurs; quoi qu'ils fissent, il était toujours en avance sur eux.

Surpris un jour par un violent orage, il n'eut d'autre ressource pour s'en préserver un peu, que d'emprunter une lourde capote à un invalide de la marine. Il sut si bien assouplir à ses mouvements ce drap grossier et rebelle, et lui imprimer le cachet de sa propre distinction, qu'il en fit un vêtement à la mode.

Le véritable élégant procède de lui-même, il n'attend pas les inspirations de son tailleur.


La vie du tigre est impossible en France. Indépendamment de la fortune fabuleuse qu'en fin de compte il faut se résoudre à y engloutir, elle a des exigences de mouvement et de plaisir, des obligations forcées, qui ne permettent pas de distraire la moindre parcelle de son temps pour se livrer à d'autres occupations, à d'autres préoccupations que les siennes; on lui appartient corps et âme, on s'absorbe, on s'identifie complétement en elle.

Confessons donc en toute humilité que le tigre pur sang n'existe pas en France. Contentons-nous des variétés ou sous-variétés de l'espèce, et des lions que l'on y a vus fleurir, depuis les dernières années du XVIIIe siècle.

En voici une esquisse assez complète:

Nous avons eu David en costume romain, Garat avec ses cravates monstres, ses gilets microscopiques et ses bottes jaunes. Peut-être aurions-nous eu notre tigre royal, dans la personne de Murat, si Napoléon n'eût réprimé ses goûts de parure somptueuse et théâtrale.

«Allez mettre votre habit de maréchal de France, lui dit-il, le jour de l'entrevue des deux empereurs sur le Niémen; vous ressemblez à Franconi.»

Murat s'était présenté, ruisselant d'or sur toutes les coutures, le chef surmonté d'une toque, avec force plumes éclatantes et une grosse perle par devant.

Chodruc-Duclos, dans sa jeunesse, fut un instant assez bon tigre; mais son règne fut court. Il passa bientôt aux lions et conserva ce titre jusqu'à sa mort.

Balzac essaya de se classer parmi les tigres, à l'aide de sa fameuse canne et d'un habit bleu à boutons d'or. Il eut voiture et groom; il donna des déjeuners fabuleux, endossa trente gilets différents en un mois... Tout cela en pure perte!

LA LOGE DES LIONS

Cette loge, qui a fait tant de bruit, s'est d'abord appelée la loge des mauvais sujets. Les dames en particulier ne la désignaient pas autrement, ce qui ne les empêchait pas de lorgner avec beaucoup d'attention tous ceux qui s'y montraient. Or ces jeunes gens, au nombre de huit, ne méritaient pas cette qualification, bien qu'ils affectassent des airs tout à fait régence.

Venus parfois au théâtre, après une orgie de limonade ou d'eau sucrée, ils interrompaient la représentation par leurs rires ou leurs conversations à haute voix; mais le public se montrait si mal disposé à leur égard qu'ils durent changer de rôle. C'est alors qu'ils affichèrent la prétention de remplacer le Coin du roi et le Coin de la reine; qu'ils se posèrent en juges et arbitres du bon goût. C'est de ce moment là aussi, que les figurantes du corps de ballet leur donnèrent ce nom de lions qui leur est resté.

Ils arrivaient pimpants et frais, tirés à quatre épingles, les cheveux artistement bouclés, la fleur à la boutonnière, étalant avec affectation leurs gants sur le devant de la loge, gants glacés, jaune serin, jaune citron, jaune jonquille; jaune patte-de-canard pour les petits jours.

Parmi eux figurait un journaliste du petit format, Lautour-Mezeray. Nous le signalons en toutes lettres, car ce fut un bien grand coupable. C'est lui qui mit à la mode ces pantalons d'une longueur et d'une ampleur si disgracieuses. Il est mort préfet d'Alger, sous l'Empire. Dieu veuille avoir son âme... et ses pantalons!

Le comte Gilbert des Voisins était un des habitués les plus assidus de la loge. Gentilhomme parfait et de haute élégance, don Juan aussi heureux que prodigue, il savait répandre l'or avec une délicatesse exquise.

Un jour, ou plutôt un soir, qu'il offrait un bal à ses amis et aux premiers sujets du chant et de la danse, au foyer de l'Opéra, il fit circuler sur des plateaux, en guise de glaces, de boissons chaudes ou froides, de gâteaux et de bonbons, tout un assortiment de riches bijoux: broches, boucles d'oreille, bagues, bracelets; il y en avait pour quarante mille francs! Vous pensez quel bruit cela dut faire; le lendemain, il n'était question que de cela dans Paris.

Une autre fois, il assistait à une soirée chez un honnête bourgeois du Marais. Dans ce monde, les choses ne se pratiquent pas précisément comme au faubourg Saint-Germain. Quand l'heure de se retirer est venue, on n'entend pas crier:—Les gens de monsieur le comte!—les gens de madame la duchesse! De grands valets de pied ne se présentent pas, tenant sur leur bras la sortie de bal qu'on pose sur les épaules, en attendant que la voiture soit avancée.

Non! tout se fait beaucoup plus simplement. La bonne de la maison apporte les chapeaux, les châles, les socques ou même les chaussons, que l'on a déposés au vestiaire, et chacun reprend son bien, s'il le trouve; on se couvre, on s'emmitouffle de son mieux, pendant que le maître ou la maîtresse de la maison vous recommande,—suprême attention de son hospitalité!—de prendre garde au chaud et froid. Les trois quarts des invités s'en vont à pied, surtout si le temps est beau. Par les temps douteux, il y a des files de parapluies en guise de files de voitures. Les plus huppés s'en retournent en fiacre.

Cette simplicité n'empêche pas la grâce et la séduction de s'épanouir en ces modestes logis, tout aussi bien que dans les salons les plus distingués. La beauté a des duchesses dans tous les quartiers et à tous les étages.

C'est sans doute en vertu de ce principe égalitaire que le comte Gilbert des Voisins se trouvait dans l'antichambre de cette maison bourgeoise, où il avait été prié à un concert d'amateurs. Il venait d'offrir son bras à une jeune et jolie femme qui ne pouvait retrouver son châle.

Le mari s'impatientait et la tançait de belle sorte: «C'était toujours la même chose!... Elle ne savait jamais où elle mettait ses affaires... son étourderie serait cause qu'il faudrait payer une heure de fiacre, quand une simple course aurait pu suffire... Et patati et patata...»

La pauvre dame au châle, ou plutôt sans châle, souffrait péniblement de ces reproches de mauvaise humeur, faits en présence du cavalier accompli qui l'honorait de ses soins, et le trouble où la jetait son mari paralysait d'autant ses recherches. On y voyait d'ailleurs fort mal. Dans ces réunions à la bonne franquette, le salon n'est pas éclairé a giorno et l'antichambre ne possède souvent qu'un quinquet fumeux.

«Madame n'y voit pas bien», dit le comte Gilbert, au moment où le mari sans vergogne déplorait les quelques sous de dépense en plus que sa femme allait lui occasionner. Là-dessus, sortant de son portefeuille un billet de cinq cents francs, le gentilhomme le roula entre ses doigts; puis, l'ayant allumé, il éclaira, de cette torche en miniature, la dame qui retrouva son châle.

Cette allumette de vingt-cinq louis, brûlée à son intention, éblouit la candide bourgeoise. Elle se sentit superbement vengée de l'humeur parcimonieuse de son mari; aussi, en descendant l'escalier, la main qui avait tenu l'allumette fut-elle récompensée par la pression reconnaissante et émue d'une petite main qui tremblait.


La loge des lions s'ouvrait rarement pour des dames. Or il advint qu'un jour,—c'était un mardi gras,—elle se trouva exclusivement occupée par des femmes. Qu'étaient devenus ses hôtes habituels? où diable avaient-ils passé? Mystère et chuchotement général. Cependant la représentation de Gustave III n'en poursuivait pas moins son cours.

Tout à coup, au cinquième acte, voilà qu'apparaissent huit ours se tenant gravement par la main, ou plutôt par la patte. Ils s'avancent vers la rampe et saluent le public; puis, se mêlant au groupe des danseurs, ils prennent part assez gauchement au galop général. De temps à autre on voyait un d'eux lever brusquement la patte de derrière; cette patte, qui n'était pas toujours lancée en mesure, avait subi le contact un peu rude d'un pied de figurant.

La plaisanterie n'eût pas été complète si le public n'avait pas su à qui il avait affaire. Voici donc que nos ours se réunissent en troupe, prennent leur tête sous le bras, et, tirant de leur manche un énorme éventail, se mettent à en jouer avec toute la désinvolture d'une marquise de l'ancien régime:

Les lions s'étaient faits ours!

Jamais acteurs ne furent accueillis par de plus vifs applaudissements.


Revenons aux tigres.

L'espèce la plus vivace dans le genre, c'est encore celle des auteurs et des artistes; mais bien qu'elle réunisse les physionomies les plus tranchées, les penchants les plus bizarres, les barbes les plus splendides, elle n'offre aucun type complet. On peut citer feu Pradier, le sculpteur, que tout Paris a pu voir en pantalon de tricot blanc, et en habit de velours bleu de ciel, ou vert céladon, pêcher des goujons sur les bateaux amarrés le long du quai Voltaire.

Eugène Sue ne soutint ses prétentions au titre de tigre qu'à l'aide de nombreuses chaînes d'or et de boutons plus nombreux encore, égarés dans les volutes d'une chemise fantastique. Il ressemblait à un Mondor de l'ancien répertoire.

Parlerons-nous maintenant de ceux qui essayèrent de se singulariser par un déguisement perpétuel? Horace Vernet, qui s'efforçait de ressembler à un vieux de la vieille; Duret, à un Arabe, etc., etc. Ces nuances-là échappent à la foule, qui a besoin d'être frappée profondément par une façon d'être et d'agir tout à fait exceptionnelle, par des procédés qui s'adressent à son imagination, la soulèvent d'étonnement, la séduisent et l'entraînent d'admiration.

Ce n'est qu'à ce prix qu'on peut se hisser à la hauteur du tigre britannique.


DU SALUT ET DE SON IMPORTANCE

Le salut a une haute importance dans les relations sociales; c'est la pierre de touche qui sert à reconnaître l'homme de bon ton, de l'homme sans éducation.

Le salut se règle d'après l'âge, la condition et le sexe des personnes auxquelles il s'adresse.

Dans la rue, sur les boulevards ou toute autre promenade, saluez le premier les gens de votre connaissance, et n'allez pas calculer la valeur de votre salut. Laissez au faquin, à l'enrichi, au nouveau venu, toutes ces distinctions, ces façons de s'y prendre, qui sont d'un homme mal élevé.

Avez-vous été prévenu dans cet acte de politesse? répondez-y avec empressement, quand bien même il émanerait d'une personne inconnue, que vous ne vous rappelez pas avoir rencontrée dans le monde. Le prince de Condé avait pour principe que l'on doit toujours rendre politesse pour politesse.

Comme il entrait dans Avignon et qu'il traversait ce beau pont dont la ville est si fière qu'elle en a fait une chanson:

Sur le pont d'Avignon
L'on y danse tout en rond...

le prince reçut de belles révérences de quelques demoiselles qui le regardaient passer, et y répondit par un salut plein de courtoisie. Un de ses compagnons lui ayant dit:

—Il me semble, Monseigneur, que vous saluez là des femmes bien légères!...

—Monsieur, répondit le prince, un salut en vaut un autre, et de la sorte je ne suis pas exposé à ne pas saluer les honnêtes femmes.

C'était bien dire. Et en ceci il suivait l'exemple du roi Louis XIV qui ne passa jamais devant une femme,—fût-elle de la domesticité du château, sans se découvrir. «Voilà ce qui s'appelle un grand roi!» s'écriait Mme de Sévigné, voulant dire par là un roi bien élevé. En fait de royauté, c'est même chose.


La question du salut a donné lieu à de nombreuses controverses. On s'en est occupé au Jockey-Club, et voici comment elle fut résolue d'un commun accord:

«A qui incombe, disait-on, l'initiative du salut lorsque deux hommes, accompagnés chacun d'une dame, se rencontrent sur les degrés d'un escalier?»

C'est évidemment à celui des deux qui tient à passer pour le mieux élevé. C'est de ce principe, à l'époque où nous sommes, qu'il faut nécessairement s'inspirer dans les relations du monde.

Il n'existe plus de hiérarchie sociale que dans les corps constitués; il ne peut donc résulter pour personne, en dehors des fonctions officielles, l'obligation de saluer le premier. L'initiative du salut résulte du désir de manifester tout à la fois le respect d'autrui et l'oubli de soi.

Autrefois il était de règle que l'homme d'un rang modeste saluât le premier celui qui appartenait à une classe supérieure; aujourd'hui aucune prééminence n'est imposée par l'organisation sociale. Il n'y a plus que la supériorité individuelle qui établisse une différence. Mais comment la déterminer, par exemple, entre un avocat, un médecin, un professeur, un millionnaire honnête, un manufacturier, un armateur, un grand artiste, un écrivain de renom ou un homme de naissance indépendant par caractère et par position? Nul n'oserait prononcer, tous sont également honorables.

Le manant d'autrefois était tenu de se découvrir devant son seigneur; aujourd'hui il n'y a plus de seigneur; plus on a de valeur, moins on doit paraître le savoir. Saluer le premier, c'est faire acte de dignité et de modestie; c'est faire preuve d'une certaine abnégation de fierté, et même souvent d'orgueil, ce qui est de bon goût.

Remarquez bien que sur dix personnes qui se posent et attendent qu'on prenne à leur égard l'initiative du salut, neuf cèdent à des prétentions non justifiées, ou bien ce sont des parvenus, des enrichis d'hier, des gens de condition douteuse et qui veulent se donner un air de rang, une importance qu'ils n'ont pas. Jamais cette restriction ne se rencontre chez un homme de race et de grande éducation.

Il existe des procédés de convenance entre gens comme il faut, que le simple bon sens indique et explique sans avoir besoin d'étudier le cérémonial. Ainsi, lorsque deux personnes se croisent dans un escalier, l'une montant, l'autre descendant, celle qui, après avoir pris sa droite, se trouve du côté de la muraille, devra se ranger pour laisser passer l'autre, plus empêchée, qui est du côté de la rampe.

Pour nous résumer, disons que, si deux hommes qui se connaissent et se rencontrent, le mieux élevé sera toujours le plus empressé à saluer le premier.

Si un homme rencontre une femme qui est de sa société habituelle, il saluera le premier; s'il n'est pour elle qu'une simple connaissance, il attendra au contraire, qu'elle le salue.

Et maintenant que cette question du salut est vidée, rappelons quelques faits historiques où il a joué un rôle considérable.

En Suisse, le tyran Gessler fait placer son chapeau sur un poteau portant une inscription qu'ordonne, sous peine de mort, à tout passant de s'incliner et de se découvrir devant cet emblème du pouvoir. Guillaume Tell, indigné, se révolte et refuse le salut; il en appelle aux armes, renverse le tyran, et assure ainsi par son courageux refus la liberté de l'Helvétie.

Cinq cents ans après, Rossini, qui s'est emparé du sujet, lui a dû son plus beau chef-d'œuvre.

Il est telle famille, riche et puissante aujourd'hui dont la fortune a pour origine un coup de chapeau donné par un de ses aïeux. Un roi d'Espagne—son nom nous échappe—étant un jour à la chasse avec un de ses courtisans, fut contraint de se retirer dans une chaumière pour éviter la pluie qui tombait à torrents. Le toit de la chaumière était en si mauvais état que l'eau passait à travers.

Touché de la situation désagréable de son compagnon, situation à laquelle s'ajoutait encore un rhume très violent, le roi lui dit: Couvrez-vous! Le courtisan se couvrit; et, au retour de la chasse un décret royal lui conféra le titre de Grand d'Espagne, afin qu'il ne fût pas dit qu'un sujet de Sa Majesté catholique eût manqué à la majesté du trône, avec l'assentiment du roi.

L'on sait jusqu'à quel point Louis XIV poussait la politesse du salut. Le sort lui devait bien de l'en récompenser dignement un jour; c'est ce qui arriva dans les dernières années de son règne.

Les finances étaient alors complètement épuisées, la France ruinée et aux abois. Déjà la noblesse avait dû vendre son argenterie, et le Roi, le Grand Roi lui-même, était sur le point d'envoyer la sienne à la Monnaie pour subvenir aux frais de sa Maison.

Le contrôleur-général n'ignorait pas la présence à Paris d'un fameux banquier, nommé Samuel Bernard, le Rothschild de ce temps-là, et qui jouissait d'un crédit illimité en Europe. Lui seul pouvait sauver le Roi et le royaume; mais on lui avait si souvent manqué de parole, qu'il ne voulait plus donner ni fonds, ni papier.

En vain Desmarets lui représentait l'urgence, l'excès des besoins de l'État; en vain essaya-t-il de le toucher au cœur avec les grands mots de patrie, du salut du royaume, etc. Un financier ne connaît que les chiffres, il n'est sensible qu'aux signatures et aux endos de bon aloi:—Samuel demeurait inébranlable.

—Cependant, disait Desmarets au roi, il n'y a que lui, que lui seul, qui puisse nous tirer de là; mais il faudrait peut-être que Votre Majesté lui parlât elle-même.

—Eh bien! finit par répondre le Roi, invitez-le de ma part à venir me trouver à Marly, je lui parlerai.

Le lendemain Samuel était présenté au Roi, à la promenade. Louis XIV, du plus loin qu'il le vit, lui ôta son chapeau et lui dit:

—Vous êtes bien homme à n'avoir jamais vu Marly... Venez, nous allons le visiter ensemble.

Le banquier rentré chez lui, ne pouvait trouver d'expressions capables d'exalter un prince si bon, si grand, si affable, si généreux, etc. Il courut offrir au contrôleur-général ses caisses, ses billets, son crédit et sa signature sur toutes les banques de l'Europe, ne cessant de répéter à tout venant: «Le grand Roi! il m'a ôté son chapeau!! Ma vie, mes trésors, tous mes biens, sont à lui... Il m'a ôté son chapeau!!!»

Et la France fut sauvée par un coup de chapeau.

LA POIGNÉE DE MAIN

Tandis que le salut s'envoie respectueusement à distance, la poignée de main, familière de sa nature, se distribue à bout portant—et à bout de champ.

Elle a cela de commun avec le tutoiement, qu'elle est comme lui un vrai trompe-l'œil. Elle semble dire: «Je suis votre ami, votre ami tout dévoué».—Eh bien! ne vous fiez pas trop à cette affirmation; vous pourriez avoir à vous en repentir.

Autrefois, dans les relations de la vie, la poignée de main jouissait d'une juste considération. Elle avait la force d'un contrat réputé inviolable. L'on se montrait plus fidèle à un engagement pris de la sorte, qu'à un engagement par écrit.

Molière lui reconnaissait ce pouvoir, lorsqu'il fait dire à Gros-René, dans le Dépit amoureux:

«Un hymen qu'on souhaite, entre gens comme nous, est chose bientôt faite. Je te veux, me veux-tu?»

MARINETTE

Avec plaisir!

GROS RENÉ, tendant la main:

Touche, il suffit.

Marinette touche et le mariage est conclu; et cette étreinte l'emportera sur la paille qu'ils veulent rompre et qu'ils ne rompront pas.

Mais alors la poignée de main n'avait rien de commun avec cette chose banale, importée en France par les Anglais, et qui, par sa prodigalité même, a perdu toute valeur.

Dans un certain monde, cet usage a envahi jusqu'au beau sexe; et c'est d'autant plus à regretter, qu'en dehors de sa familiarité de mauvais goût, il se traduit par un geste très disgracieux. Il est tout au plus tolérable chez une femme d'un certain âge. Au moins peut-il avoir l'air, en pareille circonstance, d'être une preuve de bienveillance et d'affection véritable.


Bonnes et vigilantes mères qui, dans un bal, couvrez votre fille bien-aimée de votre sauvegarde, qui suivez avec une attentive sollicitude tous ses mouvements, veillez bien au contact magnétique, à cette étreinte de deux mains qui se parlent et se répondent à la muette, qui, grâce à l'agitation de la contredanse, et surtout à l'emportement du galop, peuvent se dire sans que personne l'entende: «Je vous aime!—M'aimez-vous?»

Mères prudentes, surveillez le langage des mains!


LES VISITES

Les visites sont un des devoirs les plus importants de la société.

Il y a deux sortes de visites: les unes obligatoires, les autres que l'on rend de son plein gré et à ses heures.

Au nombre des premières il faut ranger:

1o Les visites de digestion qui ont lieu dans la huitaine, à la suite d'un déjeuner ou d'un dîner prié. Si un motif quelconque vous empêchait de remplir ce devoir, excusez-vous par lettre.

2o Avez-vous accepté une invitation à un grand bal ou à une grande soirée? vous êtes tenu à rendre visite, dans les huit jours, à la personne qui vous a fait cette politesse.

3o Apprenez-vous qu'un événement heureux est arrivé à un de vos amis ou une personne de votre connaissance? Visite de félicitation. Le plus tôt est le mieux.

4o Les visites de condoléance pour témoigner de la part qu'on prend à la mort de quelqu'un, se font aux amis intimes, le jour même de l'enterrement; pour toute autre personne, quinze jours au plus.

5o Les visites de noces doivent être rendues dans la quinzaine au père et à la mère qui vous ont invité à la bénédiction nuptiale de leur enfant. Vous attendrez la visite des nouveaux mariés pour la leur rendre.

6o Les visites du jour de l'an ont lieu le jour même, pour les père et mère, oncle et tante, frère et sœur aînés; c'est la veille que l'on va voir les grands parents.

Inscrivez votre nom chez vos supérieurs, ou déposez votre carte.

On a les huit premiers jours de janvier pour faire sa visite à ses amis, et la quinzaine pour les personnes moins intimes.

Telles sont les règles à suivre, si l'on veut conserver de bonnes relations.

Maintenant est-il nécessaire de dire qu'une toilette soignée, pour les hommes comme pour les femmes, est de rigueur? Assurez-vous donc bien de celle qui est adoptée pour le quart d'heure, sans quoi vous vous exposeriez à vous trouver en faute. L'on est si friand d'innovations en France, que tout y change souvent, du soir au matin:—Modes et gouvernement.


Il est généralement reçu dans la Société de ne pas faire de visites avant trois heures, et après six heures.

Arriver trop tôt, ce serait courir le risque de gêner la maîtresse de la maison dans les apprêts de sa toilette; et trop tard, de la déranger également. Un peu de répit est toujours nécessaire avant le dîner. En outre, il est bon de ne pas se donner l'air d'un parasite en quête.

Règle générale: Ne dérangeons jamais personne à l'heure de son dîner, et encore moins pendant son dîner.

Le maréchal de Thémines en fit l'épreuve un jour qu'il était allé rendre visite à un surintendant des finances. Il fut reçu de fort mauvaise grâce et à peine reconduit.

—Vous m'excuserez, Monsieur le maréchal, lui dit le financier, si je ne vous accompagne pas jusqu'à votre carrosse, mais vous savez, il est l'heure dînatoire.

—Il est vrai, Monsieur, répliqua le maréchal; et de plus, la rue est fort crotatoire.

Autre preuve:

Henri II, prince de Condé et père du grand Condé, s'était rendu à la Ferté-Milon pour y affermer une de ses terres, la terre de Muret. Il était midi, quand le prince se présenta en habit de voyage chez le tabellion de l'endroit, Me Arnould Cocault. Arnould dînait, et sa femme, qui était sortie de table, se trouvait sur le pas de la porte, attendant que le garde-notes eût fini son repas.

Le prince demanda maître Arnould.

—Y daine, répondit la chère femme.

—Mais ne pourrait-on pas lui parler?

—Y daine; et quand Arnould daine, on ne l'y parle pas.

Le prince insiste:

—Je vous dis que non, encore une fois; il faut qu'Arnould daine; assisez-vous sur c'banc, en attendant.

Le dîner terminé, le prince est enfin introduit et dit au tabellion de dresser un bail pour la terre de Muret.

—Vous êtes le fondé de pouvoirs?

—Oui.

—Vos nom et prénoms?

—Henri de Bourbon.

—Henri de Bourbon!—Vos qualités?

—Prince de Condé, premier prince du sang, seigneur de Muret.

Le tabellion, tout abasourdi, se jeta aux pieds de Son Altesse, excusant de son mieux sa femme et lui, de leur ignorance et de leur erreur.

—Il n'y a pas de mal, s'écria le prince en riant: «Il faut qu'Arnould daine!»

L'aventure passa de bouche en bouche, et donna lieu au proverbe qui est encore resté dans le pays. Quand on est forcé d'attendre, on se dit en manière de consolation:

«Il faut qu'Arnould daine!»


Revenons à notre sujet:

Vous vous présentez dans un salon. Le maître et la maîtresse, ou seulement l'un des deux, vous reçoivent. Après les salutations d'usage, vous vous informez de leur santé et de celle de la famille. C'est le préliminaire obligé de toute visite comme de toute rencontre à la ville;—formule banale, si l'on veut, mais très commode évidemment pour entrer en conversation.

Si, au contraire, lorsque vous arrivez, plusieurs personnes sont déjà réunies au salon, faites une très légère inclination de tête, et allez droit au maître ou à la maîtresse du logis. Vous leur adressez un salut particulier, et vous tournant aussitôt vers le demi-cercle formé par la compagnie, vous vous inclinez de nouveau, mais silencieusement.

Ne quittez pas votre chapeau à moins d'une nécessité absolue, auquel cas vous le poserez à terre ou sur une chaise,—jamais sur un meuble.

Vous pouvez être déganté d'une main; mais ne partez pas sans avoir remis votre gant.

Lorsqu'après un laps de temps convenable, vous jugez à propos de prendre congé, retirez-vous discrètement et sans attirer l'attention.

Dans une réunion quelconque où la foule est nombreuse, on peut à la rigueur s'éclipser. Le procédé est un peu leste; mais il est toléré, grâce à son estampille britannique. Cela s'appelle le Départ à l'Anglaise.

A l'Anglaise! mot véritablement magique, qui comprend tout, qui explique tout, qui dispense de tout aujourd'hui. Déjà, sous Louis XV, le prononçait-on.

Un jour que le Roi se rendait à Marly, un jeune seigneur de sa suite trottait à la portière, sur un cheval très fringant. La bête, avec ses soubresauts, lançait de la boue jusque dans l'intérieur de la voiture. Alors Sa Majesté se penchant quelque peu en dehors, cria à l'écuyer.

—Vous me crottez, Monsieur!

Mais notre anglomane, tout entier à sa nouvelle manière de monter à cheval, crut que le roi l'en félicitait et répondit aussitôt:

—Oui, sire! A l'Anglaise!


Quand vous vous levez pour prendre congé, si vous êtes seul, laissez-vous reconduire jusqu'à la porte du salon, mais pas au delà. Dans le cas où votre hôte insisterait, cédez de bonne grâce, afin de couper court à ses façons cérémonieuses; ne vous exposez pas à renouveler,—quoique dans des proportions minuscules,—la lutte que soutint le duc de Coislin.

Le duc passait à juste titre pour le modèle le plus complet de l'homme de cour, sous Louis XIV. C'est à ce point que sa politesse était devenue proverbiale. Il arriva cependant qu'il eut affaire un jour à quelqu'un de même force que lui.

Un ambassadeur étant venu lui rendre visite, le duc le voulut reconduire jusqu'à la rue. Refus et prière de l'ambassadeur. Insistance acharnée du duc. Si bien que l'ambassadeur, voyant qu'il n'aurait pas le dernier mot, prit le parti de fermer à double tour la porte du vestibule, et d'empêcher ainsi M. de Coislin d'aller plus loin.

Jamais renard pris au piège ne fut plus stupéfait. Comment se sortir de là? Le duc s'y perdait, lorsqu'une idée lui traversa le cerveau. Il ouvre la fenêtre de l'antichambre, et ne trouvant pas l'espace à franchir trop considérable, il saute dans la rue, court au carrosse de l'étranger, et s'y présente encore assez à temps pour le saluer une dernière fois avant qu'il ne soit monté sur le marchepied.

—Eh! Monsieur le duc, c'est donc le diable qui vous a porté ici?

—C'est le respect que je vous dois, Monsieur l'ambassadeur, répondit M. de Coislin, et pas autre chose.

—Mais vous avez déchiré vos chausses; hélas! vous seriez-vous blessé?

—N'y prenez pas garde, je vous prie; il suffit que je vous aie rendu mes devoirs. Mais souvenez-vous une autre fois de ne plus vous opposer à mes désirs.

M. de Coislin s'était démis le pouce de la main droite en sautant par la fenêtre. Louis XIV ayant appris la chose, envoya son chirurgien Félix.

Après un pansement assez douloureux, le duc voulut faire honneur au praticien et le reconduire jusqu'aux escaliers. Celui-ci s'y refusa naturellement, et les voilà aux prises, tirant la porte, l'un par la clef, l'autre par la serrure. M. de Coislin se démit de nouveau le pouce, et il fallut procéder immédiatement à une seconde opération, plus douloureuse que la première.

L'excès en tout est un défaut, comme le dit un vieil adage.

LA CARTE DE VISITE

Cette petite monnaie de convention, qui sert à nous alléger dans nos obligations si nombreuses, ne laisse pas que d'avoir une importance relative très réelle. Il faut donc savoir la placer à propos.

Dans les occasions où la carte peut tenir lieu d'une visite personnelle, on devra la remettre soi-même, en la marquant d'une petite corne au coin.

Immédiatement après avoir reçu une invitation pour un bal ou une grande soirée, on portera sa carte, ou on l'enverra par un domestique, chez la personne qui nous a fait cette gracieuseté.

Ce n'est qu'au nouvel an qu'il est permis d'adresser sa carte par la poste, sous enveloppe. Les uns en mettent autant qu'il y a de personnes dans la famille; d'autres se contentent d'une seule: d'autres enfin plient la carte par le milieu, ce qui veut dire qu'elle est pour toute la famille.

A cette époque du renouvellement de l'année, il faut envoyer sa carte non seulement à ses amis, mais à tous ceux avec qui l'on a entretenu des rapports dont on n'a eu qu'à se louer. Cela ne vous dispensera pas, pour la plupart d'entre eux, de la visite de rigueur; mais on vous en saura très bon gré.

Rappelons-nous toujours que si l'on fait attention aux cartes qu'on reçoit, on fait beaucoup plus encore attention à celles qu'on ne reçoit pas. Bien des gens ont eu à se repentir de l'avoir oublié, et il est de bonne pratique, en toute circonstance, d'observer les obligations consacrées par l'usage.


LA PRESENTATION

Encore un usage qui nous vient de l'Angleterre, Quousque tandem, etc.?

On sait que nos aimables voisins ne se parleraient pas de toute une soirée, avant d'avoir été l'un à l'autre présentés. Plutôt mourir, plutôt sécher d'ennui sur place, que de manquer à cette cérémonie. Etonnez-vous après cela des ravages du spleen, du nombre des victimes qu'il fait chaque année à Londres. Ce sont autant de présentations manquées, autant de présentations rentrées.

Voici le rite suivi en pareille circonstance:

Un élégant, un gommeux—appelez-le comme vous voudrez—arrive, flanqué d'un sien ami. Après les salutations d'usage, il le présente à la maîtresse de la maison.

—Madame la baronne, mon ami intime, monsieur de ***.

La baronne s'incline gracieusement et avec un sourire aimable:

—Monsieur!...

Nouvelle révérence respectueuse du récipiendaire, qui répond:

—Madame!...

Quelquefois, on allonge ce discours; on l'agrémente d'une formule banale empruntée à la civilité puérile et honnête:

—Je suis enchanté, ou je suis très reconnaissant Madame, de l'honneur que vous voulez bien me faire, etc.

Elle répondra:

—Votre nom, Monsieur, ne m'est pas inconnu; je l'ai souvent entendu prononcer chez madame de ***, etc.

Et tout est dit: voilà qui est fait.

Il n'en allait pas ainsi autrefois.

Un gentilhomme se présentait bien différemment. Tout d'abord il avait envoyé un message pour solliciter la faveur d'être reçu. Puis, au jour fixé, il arrivait en habit de gala. Après une révérence des plus décentes et des plus gracieuses,—car l'on apprenait alors la politesse du corps, des bras et des jambes, de la tête et des yeux,—il s'approchait de la dame, lui prenait la main, qu'il portait respectueusement à ses lèvres, puis il lui adressait un compliment des mieux tournés. Alors, c'était une affaire d'État que le compliment! Chacun s'y escrimait de son mieux, chacun y voulait raffiner.

Convenons que les monsieur et madame d'aujourd'hui sont bien plus expéditifs et surtout plus faciles à débiter. Cela met la présentation à la portée de tout le monde. Et, par ce temps de démocratie qui déborde, de très prochain avénement des nouvelles couches, la précaution n'est pas inutile.

En attendant, il faut se conformer aux règles établies. Si donc, après votre réception, on vous a invité à revenir, remettez ou faites remettre votre carte, le lendemain même, en ayant soin de la marquer d'une petite corne, ou de la plier par le milieu.

Une présentation qui eut dans le monde un grand succès d'esprit, est celle du marquis de Jaucourt à Louis XVIII. Elle se rattache à une aventure tragi-comique, arrivée quelque temps avant la première révolution, et qui caractérise bien la différence des mœurs galantes de l'ancien régime avec celles de nos jours.

Le marquis de Jaucourt était beau et très aimable de sa personne, mais de cette beauté mélancolique et douce qui l'avait fait surnommer à la cour Clair de Lune. Bien venu de la duchesse de La Châtre, dont il était le chevalier assidu, un soir, à une heure assez avancée de la nuit, il dut la quitter par suite du retour inopiné du duc.

Pour ne pas déranger les gens de la duchesse, le marquis avait appris à manœuvrer le ressort d'une petite porte située au bout du parc. Mais, pressé comme il l'était de disparaître au plus vite, il négligea la précaution indispensable, et la porte en se refermant, saisit et arrêta net au passage un de ses doigts.

Quelque vive que fût la douleur, elle n'était rien comparativement au cruel embarras où se trouvait placé le marquis. Impossible d'appeler à son aide..., c'eût été compromettre la duchesse. Que faire alors? M. de Jaucourt se posa la question et l'eut bientôt résolue. «Quand on ne peut pas dénouer le nœud, se dit-il, il ne reste qu'à le trancher.» Et tirant aussitôt son épée, il se coupa le doigt à la jointure demeurée prisonnière.

Grâce à ce sacrifice, le marquis croyait bien avoir sauvé la situation moralement. Mais il avait compté sans le jardinier, qui, en faisant sa tournée du matin, aperçut et ramassa ce débris sanguinolent.

—Mon Dieu! s'écria notre homme tout effaré, Qu'est-ceci? Qu'a-t-il bien pu se passer céans? Quelque lutte assurément, entre voleurs et assassins qui n'auront pas pu s'entendre.

Et tout aussitôt il courut, la pièce de conviction en main, conter la chose au duc de La Châtre.

A la vue de ce doigt bien blanc, à ongle rosé, le duc comprit tout de suite que ce n'était ni à sa bourse, ni à sa vie, qu'on en voulait. Mais pour ne point se trahir aux yeux du jardinier, il abonda dans son sens, exagéra même sa frayeur, et, après l'avoir généreusement récompensé, il le congédia en lui recommandant le secret le plus absolu.

Le duc tenait à garder pour lui le mot de l'énigme qu'il avait parfaitement devinée.

La révolution éclata. Le duc et la duchesse émigrèrent, et convinrent entre eux de divorcer. M. de Jaucourt, qui était resté leur ami, épousa la duchesse.

Puis vint la Restauration. Le marquis ayant sollicité d'être présenté à Louis XVIII, le hasard voulut que, le jour même de la présentation, le duc de La Châtre fût de service auprès de Sa Majesté. C'était donc à lui qu'incombaient les fonctions d'introducteur; et voici la façon spirituelle dont il s'y prit:

—Sire, dit-il, je présente au roi le mari de ma femme.

Louis XVIII, malgré son humeur peu joviale, ne put s'empêcher de rire, et les assistants firent de même. Le mot eut un grand succès et fut répété le soir, de bouche en bouche, au cercle du roi et des princes.

C'est que l'esprit était tenu alors en grande estime, à la cour aussi bien que dans la haute société.


LES SALONS

JADIS ET AUJOURD'HUI

De l'esprit, il y en a toujours beaucoup en France; mais il est dispersé, abandonné à lui-même; il se dépense en petite monnaie. Ce qui lui manque, ce sont ces centres de réunion, ces foyers d'autrefois, où il venait se former, se polir au contact de l'intelligence, du génie et de la beauté, et où il rencontrait des modèles de perfection en tout genre.

Depuis bientôt un siècle, nous assistons à la ruine continue de toutes les distinctions sociales; et les femmes, malheureusement, n'ont pas été épargnées dans le naufrage.

«Le glas de la haute société a sonné, disait un jour le prince de Talleyrand à un personnage de l'Empire, et le premier coup qui a tinté est votre mot moderne de femme comme il faut!...»

Le prince avait raison. En effet, cette femme, venue de la noblesse ou de la bourgeoisie, pourra bien réunir le bon goût, la grâce et la distinction, en être proclamée l'oracle, et donner ce que l'on appelle le ton; mais il lui manquera toujours ce cachet particulier, ce parfum de délicatesse, qui ne se rencontraient que dans le monde de la cour. Il en est de même pour les hommes. Demandez aux vieillards à qui il a été donné de voir les derniers types du grand seigneur et de la grande dame de Versailles, et dites-vous bien que leur admiration n'est pas exagérée.


Un des salons où se réunissaient de préférence ces débris de l'ancienne cour, était celui de la princesse de Vaudemont, si spirituelle, si bonne, si parfaitement distinguée, que ces qualités morales faisaient oublier en elle les disgrâces physiques. Elle portait, en Montmorency, dans sa personne aussi bien que dans ses armes. Là venaient les Montmorency, les Noailles, les Grammont, les Vaudreuil, les Mouchy, les Polignac, les Louvois, les Maillé, les La Châtre, les Jaucourt, etc., tous les grands noms de la monarchie.

Il y avait le salon de madame la comtesse de Vaudreuil, où se trouvaient la plupart de ces personnages. Le comte de Vaudreuil, malgré son âge, rappelait on ne peut mieux le type de l'homme de l'ancienne cour. D'un dévouement à toute épreuve, il eut un jour une discussion assez vive avec le comte d'Artois. Il lui écrivit presque aussitôt pour lui exprimer la peine qu'il ressentait d'être ainsi brouillés après trente ans d'amitié.

—Tais-toi, vieux fou, lui répondit le prince; tu as perdu la mémoire, car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami.

Il y avait aussi le salon de madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu. C'était le rendez-vous de l'aristocratie intelligente, ce groupe modéré et pratique de l'aristocratie, qui acceptait les conquêtes de la Révolution dans ce qu'elles avaient de bon et de raisonnable, qui prenait l'honneur national pour drapeau, et pour devise—l'égalité par le talent. Là, se rencontraient presque tous les jours MM. Lainé, Molé, Pasquier, Pozzo-di-Borgo, l'ambassadeur de Russie, l'abbé de Féletz, Villemain, etc., etc.

Chez madame la duchesse de Duras, l'élément aristocratique dominait, mais toutes les sommités de l'intelligence y étaient parfaitement accueillies. C'était un temple où brûlait sans cesse une cassolette en l'honneur de Chateaubriand. Madame de Duras s'était fait en quelque sorte le machiniste passionné de la politique et de la gloire de son ami.

Dans le salon de madame de Saint-Aulaire, la littérature tenait plus de place que la politique. Toutes les intelligences, toutes les célébrités y avaient accès, sans acception de partis. Le duc Decazes, le comte Beugnot; MM. Villemain, Cousin, de Barante; les amis du prince de Talleyrand et la belle duchesse de Dino. Des libéraux, des doctrinaires, étaient les hôtes habituels de ce salon, où affluaient aussi un grand nombre de jeunes et jolies femmes, élégantes et lettrées.

Citons également le salon de la duchesse de Broglie, fille de madame de Staël. C'était le foyer de l'opposition parlementaire et des sympathies orléanistes. L'on y coudoyait Lafayette, Benjamin Constant, des tribuns, des publicistes, des pamphlétaires; on eût dit d'un salon de la Ligue, où l'on jouait à la popularité, comme les enfants jouent avec le feu.

On recevait chez madame Gay, où trônait déjà sa fille, la belle Delphine, qui fut plus tard madame Emile de Girardin, et dont vers ce temps et à son insu, quelques personnages de la cour voulaient unir, par un mariage secret, l'éblouissante jeunesse à la vieillesse mélancolique du comte d'Artois, resté fidèle à la mémoire de la marquise de Polastron.

MM. de Lamartine, Victor Hugo, Balzac, Nodier, Alfred de Vigny, Mérimée, Sainte-Beuve, de Girardin,—nous en passons—s'y rencontraient côte à côte avec les débris du Directoire, dont les entretiens n'étaient pas moins curieux qu'instructifs.

Le salon de madame Récamier mérite une place à part, en raison de sa célébrité et du rôle considérable qu'il a tenu pendant près de quarante ans. Pour s'en rendre compte, il faut lire dans Lamartine le récit des Soirées de l'Abbaye-au-Bois. En voici un fragment qui, certes, est un des beaux morceaux de la langue française.

Après avoir passé en revue la vie de son héroïne, l'auteur conclut par les réflexions suivantes:

«Ainsi tout finit, et les toiles d'araignées tapissent maintenant les salons vides où brillèrent naguère toute la grâce, toute la passion, tout le génie de la moitié d'un siècle.

«Quand je repasse par hasard dans cette grande rue suburbaine et tumultuaire de Sèvres, devant la petite porte de la maison où vécut et mourut Ballanche, je m'arrête machinalement devant la grille de fer de la cour silencieuse de l'abbaye, sur laquelle ouvrait l'escalier de Julienne. Je regarde et j'écoute si personne ne monte ou ne descend encore les marches de cet escalier.

«Voilà pourtant, me dis-je à moi-même, ce seuil qu'ont foulé tous les jours, pendant tant d'années, les pas de tant de femmes charmantes, de tant d'hommes illustres, aimables ou lettrés, dont les noms, groupés par l'histoire, formeront bientôt la gloire intellectuelle des cinq règnes sous lesquels la France a saigné, pleuré, gémi, chanté, parlé, écrit; tantôt libre, tantôt esclave, mais toujours la France, l'écho précurseur de l'Europe, le réveille-matin du monde.

«Voilà ce seuil que Chateaubriand, vieilli et infirme de corps, mais valide d'esprit et devenu tendre de cœur, foula deux fois par jour pendant trente années de sa vie; ce seuil qu'abordèrent tour à tour Victor Hugo, d'autant plus respectueux pour les gloires éteintes qu'il se sentait plus confiant dans sa renommée future; Béranger qui souriait trop malignement des aristocraties sociales, mais qui s'inclinait plus bas qu'aucun autre devant les aristocraties de Dieu: la vertu, les talents, la beauté;

«Mathieu de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Doudeauville, Sosthène de Larochefoucauld, son fils, Camille Jordan, leur ami; M. de Genoude, une de leurs plumes apportant dans ces salons les piétés actives de leur foi; Lamennais, dévoré de la fièvre intermittente des idées contradictoires, mais sincères, dans lesquelles il vécut et mourut, du oui et du non, sans cesse en lutte sur ses lèvres; M. de Frayssinous, prêtre politique, ennemi de tous les excès et prêchant la modération dans ses vérités, pour que la foi ne scandalisât jamais sa raison;

«Madame Swetchine, maîtresse d'un salon religieux tout voisin de ce salon profane, élève du comte de Maistre, femme virile, mais douce, dont la bonté tempérait l'orthodoxie, dont l'agrément attique amollissait les controverses, et qui pardonnait de croire autrement qu'elle, pourvu qu'on fût par l'amour au diapason de ses vertus;

«L'empereur Alexandre de Russie, vainqueur demandant pardon de son triomphe à Paris, comme le premier Alexandre demandait pardon à Athènes ou à Thèbes; la reine Hortense, jouet de fortunes contraires, favorite d'un premier Bonaparte, mère alors bien imprévue d'un second; la reine détrônée de Naples, Caroline Murat, descendue d'un trône, luttant de grâce avec madame Récamier dans son salon; la marquise de Lagrange, amie de cette reine, quoique ornement d'une autre cour, écrivant dans l'intimité, comme la duchesse de Duras, des nouvelles, des poèmes féminins, qui ne cherchent leur publicité que dans le cœur;

«Madame Desbordes-Valmore, femme saphique et pindarique, trempant sa plume dans ses larmes et chantée par Béranger, le poète du rire amer; madame Tastu, aux beaux yeux maintenant aveuglés, auxquels il ne reste que la voix de mère qui fait son inspiration; madame Delphine de Girardin, ne disputant d'esprit qu'avec sa mère, disputant de poésie avec tout le siècle, hélas! morte avant la première ride sur son beau visage et sur son esprit;

«La duchesse de Maillé, âme sérieuse, qui faisait penser en l'écoutant; son amie inséparable, la duchesse de Larochefoucauld, d'une trempe aussi forte, mais plus souple de conversation; la princesse de Belgiojoso, belle et tragique comme la Cinci du Guide, éloquente et patricienne comme une héroïne du moyen-âge de Rome ou de Milan; mademoiselle Rachel, ressuscitant Corneille devant Hugo et Racine devant Chateaubriand;

«Liszt, ce Beethoven du clavier, jetant sa poésie à gerbes de notes dans l'oreille et dans l'imagination d'un auditoire ivre de sons; Vigny, rêveur comme son génie trop haut entre ciel et terre; Sainte-Beuve, caprice flottant et charmant que tout le monde se flattait d'avoir fixé et qui ne se fixait pour personne; Emile Deschamps, écrivain exquis, improvisateur léger quand il était debout, poète pathétique quand il s'asseyait, véritable pendant en homme de madame de Girardin en femme, seul capable de donner la réplique aux femmes de cour, aux femmes d'esprit, comme aux hommes de génie;

«M. de Fresnel, modeste comme le silence, mais roulant déjà à des hauteurs où l'art et la politique se confondent dans son jeune front de la politique et de l'art; Ballanche, le dieu Terme de ce salon; Aimé Martin, son compatriote de Lyon et son ami, qui y conduisait sa femme, veuve de Bernardin de Saint-Pierre et modèle de l'immortelle Virginie: il était le plus cher de mes amis, un de ces amis qui vous comprennent tout entier, et dont le souvenir est une providence que vous invoquez, après leur disposition d'ici-bas dans le ciel;

«Ampère, savant aussi profond que brillant écrivain; Brifaut, esprit gâté par des succès précoces et par des femmes de cour, qui était devenu morose et grondeur contre le siècle, mais dont les épigrammes émoussées amusaient et ne blessaient pas; de Latouche, esprit républicain qui exhumait André Chénier, esprit grec en France, et qui jouait, dans sa retraite de la Vallée-aux-Loups, tantôt avec Anacréon, tantôt avec Béranger, tantôt avec Chateaubriand, insoucieux de tout, hormis de renommée, mais incapable de dompter le monstre, c'est-à-dire la gloire.

«Enfin, une ou deux fois, le prince Louis-Napoléon, entre deux fortunes, esprit qui ne se révélait qu'en énigmes, et qui offrait avec bon goût l'hommage d'un neveu de Napoléon à Chateaubriand, l'anti-napoléonien converti par popularité.

«L'oppresseur, l'opprimé n'ont que même asile; moi-même enfin, de temps en temps, quand le hasard me ramenait à Paris.

«A ces hommes retentissants du passé et de l'avenir se joignaient, comme un fond de table ou de cheminée, quelques hommes assidus, quotidiens, modestes, tels que le marquis de Sérac, le comte de Belisle; ceux-là personnages de conversation et non de littérature, apportant dans ce salon le plus facile des caractères, une amabilité réelle et désintéressée, ce que l'on appelle les hommes sans prétention.

«C'était la tapisserie des célébrités, le parterre, juge intelligent de la scène, souvent plus dignes d'y figurer que les acteurs.

«Et maintenant, célébrités politiques, célébrités littéraires, hommes de gloire, hommes d'agrément, femmes illustres et charmantes, acteurs de cette scène ou parterre de ce salon, qu'est-ce que tout cela est devenu, depuis le jour où un modeste cercueil, couvert d'un linceul blanc et suivi d'un cortège d'amis, est sorti de cette grille de l'Abbaye-au-Bois?

«Chateaubriand, qui s'était préparé depuis longtemps son tombeau, comme une scène éternelle de sa mémoire, sur un écueil de la rade de Saint-Malo, dort dans son lit de granit battu par l'écume vaine et par le murmure aussi vain de l'Océan breton; Ballanche repose, comme un serviteur fidèle, dans le caveau de famille des Récamier, couché aux pieds de la morte à laquelle il n'aurait pas voulu survivre!

«Ampère voyage, pareil à l'esprit errant, des déserts d'Amérique aux déserts d'Egypte, sans trouver le repos dans le silence ni l'oubli dans la foule, et rapportant de loin en loin dans sa patrie de la science, de la poésie, de l'histoire, qu'il jette comme les fleurs de la vie, sur le cercueil de son amie.

«Les Mathieu de Montmorency dorment dans une terre jonchée des débris du trône qu'ils ont tant aimé; le sauvage Sainte-Beuve écrit, dans une retraite de faubourg qu'il a refermée jeune sur lui, des critiques quelquefois amères d'humeur, toujours étincelantes de bile, splendida bilis (Horace); il étudie l'envers des évènements et des hommes, en se moquant souvent de l'endroit, et il n'a pas toujours tort, car dans la vie humaine l'endroit est le côté des hommes, l'envers est le côté de Dieu.

«Hugo, exilé volontaire et enveloppé, comme César mourant, du manteau de sa renommée, écrit dans une île de l'Océan l'épopée des siècles auxquels il assiste du haut de son génie.

«Béranger a été enseveli, comme il avait vécu, dans l'apothéose ambiguë du peuple et de l'armée, de la République et de l'Empire!

«Le prince Louis-Napoléon, rapporté par le reflux d'une orageuse liberté qui a eu lâchement peur d'elle-même; règne sur le pays qui s'était confié à son nom, nom qui est devenu depuis Marengo jusqu'à Waterloo, le dé de la fortune avec lequel les soldats des Gaules jouent sur leur tambour le sort du monde, la veille des batailles!

«Et moi, comme un ouvrier levé avant le jour pour gagner le salaire quotidien de ceux qu'il doit nourrir de son travail, écrasé d'angoisses et d'humiliations par la justice ou l'injustice de ma patrie, je cherche en vain quelqu'un qui veuille mettre un prix à mes dépouilles, et j'écris ceci avec ma sueur, non pour la gloire, mais pour le pain!...»

Avril 1869.


A cette liste des salons marquants de la Restauration, l'on pourrait en ajouter bien d'autres qui furent, pour la jeunesse d'alors, autant d'écoles vivantes où elle se formait à la vie politique et littéraire, en même temps qu'aux traditions élégantes du monde.

Toutes les supériorités s'y rencontraient, sans acception de partis, de condition sociale. Le mérite et le talent y marchaient de pair avec le blason. C'est ainsi qu'aux soirées du comte de Chabrol, préfet de la Seine, et aux fêtes de l'Hôtel-de-Ville, on voyait les écrivains en renom, les hommes éminents dans les arts et dans les sciences, mêlés et confondus avec les premiers personnages de l'État.

Il en était de même chez le duc d'Aumont, un des quatre premiers gentilshommes de la chambre du roi, cordon-bleu, grand d'Espagne, etc. Ses bals et ses concerts réunissaient l'élite de la population parisienne. Une particularité de très bon goût les faisait rechercher avec fureur: ainsi, à côté des grandes dames de la cour et de la ville, on voyait figurer les grandes dames du théâtre.

Mesdames Malibran, Pradher, de l'Opéra-Comique, mademoiselle Noblet, à la danse si suave et si décente; mademoiselle Cinti-Montaland, qui fut depuis madame Cinti-Damoreau, etc., s'y montraient dans tout l'éclat de leur beauté et de leur talent, et les femmes les plus titrées les accueillaient et les traitaient d'égales à égales.

Si nous insistons de nouveau sur ce point, c'est à cause des accusations sans cesse renouvelées contre la prétendue arrogance de l'ancienne aristocratie et contre l'étiquette de cour. Voici un dernier fait qui fera justice de ces attaques ridicules:

Le duc de Berry avait contracté l'habitude, pendant l'émigration, de souper tous les ans, le soir de sa fête, chez le comte de Vaudreuil. Cette habitude continua après le retour de la famille royale en France, et chaque année la comtesse prenait soin d'arranger une soirée qui pût amuser le prince.

Sachant qu'il désirait entendre Garat, elle invita l'artiste à venir chanter chez elle. A cette époque, Garat, qui commençait à vieillir, avait épousé une jeune personne dont la voix était fort belle; et tous deux, étant sans fortune, vivaient de leur talent. En conséquence, il est inutile de dire qu'ils avaient été rémunérés d'avance très largement, et plus inutile encore d'ajouter qu'ils chantèrent à ravir l'un et l'autre.

Le concert fini, le duc s'aperçut que Garat se disposait à partir.

—Est-ce que Garat ne soupe pas avec nous? demanda-t-il à la comtesse.

—Monseigneur, répondit-elle, je n'ai pas osé prendre sur moi de l'inviter à la table de Votre Altesse Royale.

—Allons donc, reprit vivement le prince, je ne veux point de ces choses-là; je vais l'inviter moi-même.

Et s'approchant de Garat, qui tenait son chapeau à la main:

—Est-ce que vous ne nous restez pas, monsieur Garat? lui dit-il avec une aimable familiarité. Quand on chante comme vous venez de le faire, avec une voix aussi jeune, on est loin de l'âge où c'est un besoin de se coucher de bonne heure; et puis, je vous avertis que nous garderions Madame.

Garat et sa femme prirent place à table, et furent pendant tout le repas, l'objet des attentions les plus courtoises de la part du prince. Garat s'en montra profondément touché; il rappelait souvent le fait dans ses conversations, et toujours avec une émotion nouvelle.


La révolution de Juillet vint jeter une grande perturbation dans le monde parisien. Elle lui enleva toutes ses notabilités, toutes les personnes de distinction qui se faisaient remarquer par cette délicatesse de ton élégante, par cette dignité simple et naturelle qu'on ne rencontrait qu'à la cour des Bourbons de la branche aînée.

Les héros de Juillet n'étaient pas précisément des héros de salon. Ils ne brillaient ni par l'élégance, ni par le savoir-vivre. C'est à ce point que, dans les premiers temps, on en vit beaucoup se présenter aux Tuileries dans un négligé de toilette singulier vraiment remarquable. Ils y venaient en redingote, pantalon de couleur, cravate item, et bottes crottées.

Les aides-de-camp de Louis-Philippe qui remplissaient alors les fonctions de chambellans, furent obligés—ceci est à la lettre—d'établir au bas du grand escalier, des décrotteurs en permanence. Et ce n'est pas sans peine qu'on obtenait de ces étranges visiteurs de se laisser approprier, tout au moins par les pieds.

Disons, à leur décharge, qu'ils pouvaient en quelque sorte se croire autorisés à ce laisser aller par l'exemple même de Louis-Philippe.

Sans parler des poignées de main devenues légendaires, le roi-citoyen, dans ses façons d'être et d'agir, poussait la simplicité jusqu'à l'oubli complet de la Majesté royale. Il se donnait en spectacle sur le balcon du Palais-Royal, il s'y montrait, entouré de ses enfants, jeunes filles vêtues de blanc, jeunes princes revenant du collège. Puis, comme intermède, il chantait la Parisienne ou la Marseillaise, aux applaudissements réitérés de la multitude.

Dans la rue, on le rencontrait, coiffé d'un chapeau gris émaillé d'une cocarde tricolore, portant son parapluie sous le bras, comme un bon bourgeois du Marais. Ce qui fit dire à l'ambassadeur d'une grande puissance étrangère, qu'il eût mieux valu abolir tout de suite la royauté que de la rabaisser ainsi aux yeux du peuple.

Il faut bien le reconnaître, un gouvernement a quelque ressemblance avec le théâtre; il commet toujours une faute en négligeant la mise en scène. Du reste, toutes ces concessions faites en vue de flatter la vanité des masses, de conquérir leur sympathie et leur appui, ne servirent à rien. Elles ne sauvèrent pas plus le trône de Juillet, au jour du danger, que le développement donné par lui aux intérêts matériels et à la prospérité publique.

C'est de cette époque que date l'ère des affaires et de l'agiotage. Un goût de luxe et de bien-être excessif, et par contre un besoin impérieux d'argent, se répandirent dans toutes les classes. Enrichissez-vous! avait dit, dans un banquet fameux, le ministre dirigeant du règne. Le mot fut à l'ordre du jour; il devint le guide des consciences, le but de tous les efforts. Nos mœurs, déjà fort entamées, en reçurent une funeste atteinte; elles s'altérèrent profondément sous l'action dissolvante de cette fièvre de l'or.

Puis éclata la révolution de Février, qui livrait la Société aux mains de la démocratie. L'air malsain de la rue pénétra dans les appartements, et en chassa ce qui restait encore de l'élégance et de la courtoisie françaises.

Muselée par Napoléon III, la démocratie reparut triomphante au 4 Septembre. Depuis lors, elle n'a cessé de grandir, de s'étendre comme une lèpre: c'est assez dire où en est aujourd'hui la politesse. En vain quelques âmes d'élite ont tenté de lui ouvrir un dernier refuge. Les lundis de madame de Blocqueville, les jeudis académiques de madame d'Haussonville, les raoûts intimes de madame de Janzé, les réceptions de madame Drouyn de Lhuys et de la princesse Lise de Troubetzkoi, n'avaient pas d'autre but que de recueillir les épaves de ce qui fut autrefois le monde. On sait le sort qu'ont eu ces tentatives.

La démocratie a tué le règne des femmes et des salons.

Elle n'a que faire d'élégance et de belles manières, qui la gêneraient dans ses allures. Pour elle le savoir-vivre consiste en ceci: s'affranchir de toutes les bienséances publiques et privées, parler un langage qui n'est rien moins que parfumé; en un mot agir à sa guise, sans le moindre égard pour les convenances d'autrui.

Telle est la note dominante du jour.

Cependant, les grandes traditions de l'ancienne Société subsistent encore chez quelques familles, qui les gardent très soigneusement, comme ces conserves de fruits excellents qu'on renferme dans des boîtes, pour les soustraire à l'influence de l'air du dehors.

LA CONVERSATION

En tuant les salons, la démocratie a tué du même coup la conversation, et privé la société de son charme le plus puissant. Le mélange de toutes les classes a fait du monde un assemblage confus, hétérogène, un pêle-mêle inextricable. Quel rapprochement, quels entretiens sont possibles désormais entre gens de condition toute différente, qui n'ont reçu ni la même instruction, ni la même éducation? Il n'en peut résulter que des contacts, des froissements d'amour-propre tout à fait désagréables,—témoin l'aventure suivante arrivée dans un bal de la cour, en 1834 ou 1835.

Une jeune femme charmante, mariée depuis peu à un lieutenant-général, avait été invitée à valser par un capitaine de la garde nationale. Elle venait de lui donner la main, lorsqu'elle reconnut en lui un de ses fournisseurs attitrés. Une subite rougeur couvrit son visage, mais il était trop tard pour dégager sa parole. Déjà le coup d'archet avait retenti, et les groupes tourbillonnaient.

Piquée au vif d'un tel manque de savoir-vivre, elle résolut d'en punir l'auteur. En conséquence, après quelques tours de valse, elle feignit de se trouver indisposée, et demanda à son cavalier de vouloir bien la reconduire à sa place. Quel fâcheux contre-temps pour la vanité de notre homme! En vain s'efforça-t-il de retenir sa charmante partenaire, de lui prouver que l'agitation même de la valse ferait disparaître ce malaise passager.

—Non, répondit-elle, je souffre trop.

—Mais où souffrez-vous, Madame?

—Eh! mon Dieu, capitaine, ne voyez-vous pas que vous m'avez fait ma chaussure beaucoup trop juste?


Après l'aventure du Cordonnier pour dames, celle du Changeur du Palais-Royal:

Un sergent de la garde nationale avait été invité au château, à son tour de légion. Il ne manquait jamais, quand cette bonne fortune lui arrivait, de se poser gracieusement devant le maître de la maison et de lui sourire avec une bienveillance affectée. Ce manège s'étant renouvelé à diverses reprises, pendant la soirée, l'auguste amphytrion voulut en avoir le cœur net. Il s'approche du sergent-major et l'interroge sur ce qui peut lui valoir ses politesses réitérées.

Celui-ci, sans se déconcerter, répond aussitôt:

—Sire, nous sommes de vieilles connaissances. C'est chez moi que, depuis dix ans, Altesse Royale ou Majesté, vous envoyez chaque mois changer vos pièces d'or contre des pièces de cent sous...

Le roi se mordit les lèvres et tourna le dos.

Que si l'on demande maintenant:

«Comment en vil argent l'or pur se changeait-il?»

Nous dirons que le Trésor public avait l'habitude de payer en or la Liste Civile. Et comme il y avait à réaliser sur le change un bénéfice assez rondelet, le roi des Français n'avait garde d'y manquer, tous les 30 ou 31 du mois.


Ce fut à l'hôtel de Rambouillet, dit l'historien de Mme de Maintenon, que naquit réellement la conversation: cet art si charmant, dont les règles ne peuvent se dire, qui s'apprend à la fois par la tradition et par un sentiment de l'exquis et de l'agréable; où la bienveillance, la simplicité, la politesse nuancée, s'étiquette même et la science des usages, la variété des tons et des sujets, le choc des idées différentes, les récits piquants et animés, une certaine forme de dire et de conter, les bons mots qui se répètent, la finesse, la grâce, la malice, l'abandon, l'imprévu, se trouvent sans cesse mêlés, et forment un des plaisirs les plus vifs que les esprits délicats peuvent goûter.

Essayons d'indiquer, tout au moins par aperçu, ce qu'était la conversation du XVIIe siècle. Généralement on s'en fait une fausse idée; on croit que, soumise aux exigences d'une inflexible étiquette, elle était gourmée et solennelle. On va voir qu'il n'en est rien et qu'elle se distingue, au contraire, par une grande liberté d'allure et de mouvement.

Le marquis de Vardes est rappelé de son gouvernement d'Aigues-Mortes, à la suite d'un exil de vingt ans.

Après une première entrevue, raconte Mme de Sévigné, le Roi fit appeler le Dauphin et le présenta comme un jeune courtisan. M. de Vardes le reconnut et le salua. Le Roi lui dit en riant:

—Vardes, voilà une sottise; vous savez bien qu'on ne salue personne devant moi.

—Sire, je ne sais plus rien, j'ai tout oublié; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu'à trente sottises.

—Eh bien! je le veux, dit le Roi; reste à vingt neuf...

Et tout se passe sur ce ton de liberté et d'agrément.

Partons maintenant pour Saint-Cyr; allons voir jouer Esther.

Nous voici dans la compagnie du Roi, de Mme de Maintenon, de Mme de Sévigné, du maréchal de Bellefond, etc., etc.

Il s'agit d'une première représentation; et l'on peut juger à la manière dont en parlent ses augustes auditeurs, combien leur langage diffère de celui des feuilletons d'aujourd'hui, du ton du monde actuel.

«J'en fus charmée, écrit Mme de Sévigné, et le maréchal de Bellefond aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au Roi combien il était content, et qu'il se trouvait auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir vu Esther.

Le Roi vint vers nos places et, après avoir tourné, il s'adressa à moi et me dit:

—Madame, je suis assuré que vous avez été contente.

Moi, sans m'étonner, je répondis:

—Sire, je suis charmée; ce que je ressens est au-dessus des paroles.

Le Roi me dit:

—Racine a bien de l'esprit...

—Sire, il en a beaucoup, mais en vérité les jeunes personnes en ont beaucoup aussi; elles entrent dans le sujet comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.

—Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai.

Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'envie.

Comme il n'y avait que moi de nouvelle venue, le Roi eut plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit et sans éclat. M. le Prince et Mme la Princesse vinrent me dire un mot. Mme de Maintenon un éclair; elle s'en allait avec le Roi.»

Quel goût dans cette admiration sans bruit et sans éclat!

Remarquons d'abord que l'auteur de ce délicieux compte-rendu ne se livre à aucune théorie sur la tragédie ou sur l'art scénique. Rien n'empêchait, cependant, Mme de Sévigné de citer, avec toute l'autorité voulue, Sophocle, Euripide, ou Lopez de Vega.

Ensuite, pas d'exclamation, pas d'épithète admirative. «Elle est charmée», c'est tout.

Racine a bien de l'esprit, dit le Roi.—Il en a beaucoup, répond Mme de Sévigné.

Pas d'étonnement de leur part. N'est-ce pas parce qu'ils se sentent naturellement de plain-pied avec le génie? Nous soupçonnerions fort Racine, s'il ressuscitait, d'être plus flatté de cet éloge sec que des dissertations prolixes et exaltées faites depuis sur ses œuvres.

Aujourd'hui, veut-on complimenter un auteur sur le succès de sa pièce? on y dépense plus de transports que n'en excitèrent de leur temps Corneille et Racine.

Et les artistes donc! comparez les applaudissements frénétiques et les couronnes dont on les accable, avec cet éloge si simple, si concis, et qui pourtant dit tout:

«Les jeunes personnes entrent dans le sujet, comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.»

N'est-ce pas à nous, plutôt qu'au XVIIe siècle, qu'on pourrait adresser le reproche d'emphase?


Ce langage simple et naturel était tellement dans les habitudes de la Société d'alors qu'on ne s'en départait même pas en traitant les affaires les plus sérieuses. Ecoutons ce récit.

Le Roi fit appeler dans son cabinet le maréchal de Bellefond, dont il connaissait les embarras extrêmes.

—Monsieur le maréchal, lui dit-il, je veux savoir pourquoi vous voulez me quitter. Est-ce dévotion, envie de vous retirer à la Trappe? ou bien serait-ce l'accablement de vos dettes? si c'est ce dernier motif, j'y veux donner ordre et entrer dans le détail de vos affaires.

Le maréchal fut sensiblement touché de cette générosité.

—Sire, répondit-il, ce sont mes dettes: Je suis abîmé. Je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui m'ont assisté et que je ne puis satisfaire.

—Eh bien! ajouta le Roi, il faut assurer leurs créances; je vous donne... etc.

Voilà certes qui fait honneur à la bonté de Louis XIV; mais voici qui n'est pas moins à l'honneur du caractère du maréchal, chargé du poids de sa reconnaissance.

Quelque temps après, le Roi parla de nouveau au maréchal. Il lui dit que son intention était que dans la prochaine campagne, il obéît à M. de Turenne, sans que cela toutefois pût tirer à conséquence.

Le maréchal, sans demander du temps et chercher à voiler son refus, répondit qu'il ne serait point digne de la haute faveur que Sa Majesté avait bien voulu lui conférer antérieurement, s'il se déshonorait par une obéissance sans exemple.

Le Roi le pria fort bonnement de bien peser ses paroles, ajoutant qu'il attendait cette preuve de son amitié, et qu'il la désirait d'autant plus vivement qu'il y allait de sa disgrâce.

Le maréchal répliqua qu'il voyait bien qu'il perdait les bonnes grâces de Sa Majesté et sa fortune, mais qu'il s'y résignait plutôt que de perdre son estime. Il ne pouvait se placer sous les ordres de M. de Turenne, sans compromettre la dignité dont le Roi avait daigné l'investir.

—Alors, monsieur le maréchal, il faut se séparer.

Le maréchal fit une profonde révérence et sortit.

«Il est abîmé, mais il est content, ajoute Mme de Sévigné, et l'on ne doute pas qu'il ne se retire à la Trappe.»

En présence de ce sentiment de la dignité personnelle poussé jusqu'à l'abnégation complète de la fortune, les réflexions naissent en foule. Que la balle serait belle à renvoyer à tous ces gens qui, prosternés et aplatis aux pieds de la plèbe, osent parler encore de la servilité des courtisans!

Nous ne pouvons mieux finir ce court exposé de la conversation au XVIIe siècle que par le passage suivant extrait d'une étude de Sainte-Beuve sur le maréchal de Villars. C'est un modèle achevé de ce beau langage de la cour dans lequel Louis XIV était passé maître:

«Villars, en 1712, n'allait plus avoir affaire qu'au seul prince Eugène, et la Cour aussi devait lui laisser plus de liberté d'action. Louis XIV, en le recevant à Marly, dans le courant de mars, au plus fort de tous ses deuils de famille, lui avait dit ces paroles qu'il faut savoir gré au maréchal de nous avoir textuellement conservées:

«Vous voyez mon état, monsieur le maréchal. Il y a peu d'exemples de ce qui m'arrive, et que l'on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite-belle-fille et leurs fils, tous de grande espérance et très aimés. Dieu me punit, je l'ai bien mérité. J'en souffrirai moins dans l'autre monde. Mais suspendons mes douleurs sur les malheurs domestiques, et voyons ce qui se peut faire pour prévenir ceux du royaume.

«La confiance que j'ai en vous est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l'État. Je connais votre zèle et la valeur de mes troupes: mais enfin la fortune peut vous être contraire. S'il arrivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j'aurais à prendre pour ma personne?...

«Je sais les raisonnements des courtisans: presque tous veulent que je me retire à Blois et que je n'attende pas que l'armée ennemie s'approche de Paris, ce qui lui serait possible si la mienne était battue. Pour moi je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière: elle est très difficile à passer; il y a des places qu'on peut rendre bonnes.

«Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l'État; car je ne consentirai jamais à laisser approcher l'ennemi de ma capitale. Voilà comme je raisonne: dites-moi présentement votre avis.»

Sainte-Beuve fait suivre ces paroles de Louis XIV, aussi touchantes qu'héroïques, des observations qui suivent:

«Notez bien une distinction très essentielle, selon moi. Si Louis XIV nous paraît un peu auguste et solennel, il était naturel aussi, il n'était jamais emphatique, il ne visait pas à l'effet. Dans le cas présent, ces paroles du grand Roi sont d'autant plus belles qu'elles lui sortaient du cœur et n'étaient pas faites pour être redites. Et on en a la preuve particulière:

«Lorsqu'en 1714 Villars fut nommé de l'Académie française et qu'il fit son discours de réception, il eut l'idée de l'orner de ces paroles généreuses de Louis XIV, à lui adressées avant la campagne de Denain, et qui l'y avaient enhardi. Il demanda au Roi la permission de les citer et de s'en décorer. Le Roi rêva un moment et lui répondit:

«On ne croira jamais que, sans m'en avoir demandé la permission, vous parliez de ce qui s'est passé entre vous et moi. Vous le permettre et vous l'ordonner serait la même chose, et je ne veux pas que l'on puisse penser ni l'un ni l'autre.»

«Ce n'est pas Louis XIV, ajoute Sainte-Beuve, dont certes le jugement n'est pas suspect, qui manquera jamais à une noble et délicate convenance. Tout s'ajoute donc, et même une sorte de modestie, pour rendre plus respectable et plus digne de mémoire le sentiment qui dicta ces royales et patriotiques paroles.»

Nous accusera-t-on de partialité quand nous dirons à notre tour que rien n'est plus noble et plus véritablement patriotique, que ce langage de Louis XIV? Il y a des sentiments et des idées que l'on ne commente pas, parce qu'ils parlent assez d'eux-mêmes à tous les cœurs, à tous les esprits.

Bornons-nous à ajouter que Louis XIV avait soixante-treize ans quand il manifestait ainsi sa résolution de combattre avec Villars et de périr avec lui, s'il ne sauvait l'État. Le grand Roi avait donc bien raison de dire: L'État, c'est moi!

Il prouva en cette mémorable circonstance, qu'il ne faisait qu'un avec la nation, qu'il s'était complètement identifié avec son honneur et sa gloire.

DE L'A-PROPOS

L'à-propos tient une place brillante dans la conversation. C'est une fusée qui part soudain, et illumine le discours ou la situation d'une douce et agréable lumière.

Vaugelas travaillait au Dictionnaire de l'Académie, lorsque le cardinal de Richelieu lui accorda une pension. Il vint pour l'en remercier.

—J'espère, dit le cardinal en l'apercevant, que vous n'oublierez pas le mot Pension dans votre dictionnaire.

—Non, Monseigneur, répliqua l'académicien, et encore moins celui de Reconnaissance.

Un jour à la suite d'un grand dîner, où Fontenelle avait déployé toutes les grâces de son esprit pour faire sa cour à madame Helvétius, il passa par inadvertance devant elle sans s'arrêter.

—Eh bien! Monsieur le galant, lui dit-elle, quel cas voulez-vous donc que je fasse de vos déclarations? Vous passez devant moi, sans même me regarder.

—Madame, répondit aussitôt Fontenelle, si je vous avais regardée, je ne serais pas passé.

Personne n'a jamais su mieux que Louis XIV s'identifier à la situation du moment, et personne n'a jamais exprimé en de meilleurs termes ce qu'il avait à dire. Il incrustait en quelque sorte ses pensées et ses sentiments dans des paroles en relief et faites pour l'histoire.

C'est ainsi qu'après la victoire de Senef, voyant le prince de Condé monter l'escalier de Versailles, le roi qui l'attendait en haut des marches, lui dit avec cette présence d'esprit et cette politesse toute royale qui ne l'abandonnaient jamais:

—Mon cousin, quand on est chargé de lauriers comme vous, on ne peut marcher bien vite.

Plus tard, dans des temps malheureux, Louis XIV trouvera un de ces mots partis du cœur, pour consoler le maréchal de Villeroi de ses défaites successives:

—Monsieur le maréchal, à notre âge, on n'est plus heureux.

Racine fut très bien inspiré le jour où, accompagné de Boileau, il causait du passage du Rhin avec le roi. Louis XIV leur ayant dit:

—Je suis fâché que vous ne soyez point venus à cette dernière campagne, vous auriez vu la guerre et votre voyage n'eût pas été long.

Racine répondit aussitôt:

—Sire, nous ne sommes que deux bourgeois qui n'avons que des habits de ville; nous en commandâmes de campagne, mais les places que vous attaquiez furent plus tôt prises que nos habits ne furent faits.

Cela fut reçu très agréablement.

LA RÉPLIQUE

Venant à propos, la réplique est d'autant plus piquante qu'elle répond à une attaque imprévue. Notre tempérament national veut que nous nous portions de préférence du côté de celui qui est attaqué.

Voici, par exemple, deux poëtes—Lebrun (Ecouchard) et Baour-Lormian—qui croisent la plume. C'est Lebrun qui porte le premier coup:

Sottise entretient la santé,
Baour s'est toujours bien porté.

—Touché! s'écrient les témoins. Mais la riposte ne se fait pas attendre:

Lebrun de gloire se nourrit,
Aussi voyez comme il maigrit.

—Bravo! fait la galerie qui se range en riant du côté de Baour.

M. de Talleyrand eut à son tour à regretter de s'être lancé à la légère, sans provocation aucune, contre Fouché.

On parlait de la police générale, de son rôle si compliqué, si ardu. Fouché faisait observer que pour le bien remplir, il y faudrait un coquin devenu honnête homme.

—Voilà pourquoi, dit aussitôt Talleyrand, monsieur le duc d'Otrante est un excellent ministre de la police générale.

—Et voilà comme quoi, reprit Fouché, monsieur le prince de Bénévent n'aurait pas encore toutes les qualités requises pour faire un bon ministre de la police.

La Fontaine, dans ses fables les plus hardies, n'avait jamais osé mettre deux renards en présence.

LES NUANCES

Les nuances consistent à régler ses manières et son langage sur le degré d'estime et de considération que l'on doit aux personnes avec lesquelles l'on se trouve en rapport.

L'art des nuances ne s'apprend pas, on n'en saurait fixer la pratique. C'est une chose d'instinct et d'appréciation.

L'on a souvent cité à ce propos la Leçon du bœuf,—les cinq ou six manières imaginées par M. de Talleyrand, pour offrir du bœuf à ses convives:

1o Monseigneur, disait-il avec une grande déférence, et en choisissant le meilleur morceau, aurai-je l'honneur d'offrir du bœuf à Votre Altesse?

2o Monsieur le marquis (avec un sourire plein de grâce), aurai-je le plaisir de vous offrir du bœuf?

3o Cher comte (avec un signe d'affabilité familière), vous offrirai-je du bœuf?

4o Baron (avec bienveillance), accepterez-vous du bœuf?

5o Monsieur le conseiller,—non titré et de noblesse de robe—voulez-vous du bœuf?

6o Enfin le prince, en indiquant le plat avec son couteau, disait à un monsieur placé au bout de la table: un peu de bœuf? et il accompagnait ces quatre mots d'un petit signe de tête et d'un léger sourire.

N'en déplaise à leurs admirateurs, ces sortes de nuances nous ont toujours paru d'un ridicule achevé. Si c'est un honneur d'offrir du bœuf, que sera-ce quand vous aurez à présenter quelqu'un? et de quelle expression vous servirez-vous alors? Cette assimilation d'un morceau de bœuf bouilli ou rôti à un être vivant, est d'une bouffonnerie exhilarante.

Quant au plaisir d'offrir du bœuf... c'est un comble que le proverbe «Chacun prend son plaisir où il le trouve» pourrait seul expliquer.

Mais voici qui va nous dédommager des nuances de M. de Talleyrand, et qui, en même temps, aura l'avantage de faire ressortir jusqu'à quel point extrême Napoléon portait le sentiment de la dignité impériale:

«C'était à Montereau... raconte Balzac. L'empereur fut obligé de donner personnellement pour se dégager d'une place où il pouvait être surpris. Il regarde ceux qui l'entouraient; il aperçoit les débris d'un régiment de la vieille-garde, et les restes de cette brillante garde d'honneur, commandée par M. de Mathan.

Cette garde fut alors la dernière goutte de sang de la France, ses derniers fils de famille, ses derniers chevaux. Malheureusement il n'y en eut pas encore assez! S'il y avait eu alors plus de dévouement, les immenses efforts de Bautzen et de Lutzen, n'eussent pas été nuls faute de cavalerie. On ne comptait que des gens comme il faut dans les Gardes d'honneur.

Napoléon vit encore près de lui son escorte; elle était heureusement complète. Après avoir mesuré le danger par un coup d'œil d'aigle, il sent la nécessité d'encourager ces trois masses d'hommes:

Soldats, cria-t-il à ses grenadiers, sauvons la France! Compagnons, cria-t-il à son escorte, faisons notre devoir! Puis, se tournant vers les Gardes d'honneur, il leur dit: Et vous, Messieurs, suivez-moi!»

Assurément, trouver de pareilles nuances au milieu de la mitraille et du feu, c'est être à la fois un homme de génie et parler en Louis XIV.

DES ÉCUEILS A ÉVITER

«L'esprit de la conversation, dit Labruyère, consiste bien moins à montrer beaucoup d'esprit qu'à en faire trouver aux autres.» Il ne suffit donc pas de mêler l'utile à l'agréable, selon le précepte d'Horace, il faut encore intéresser l'amour-propre de ses auditeurs, de manière qu'en nous quittant, ils soient aussi satisfaits d'eux-mêmes que de nous. Les hommes cherchent moins à s'amuser et à s'instruire qu'à être goûtés et applaudis.

La première règle à observer dans la conversation c'est de s'abstenir de tout sujet irritant, de toute discussion politique ou religieuse. Ces controverses amènent presque toujours des scissions fâcheuses, même entre amis, sans aboutir jamais à convaincre l'adversaire auquel on s'adresse.

Evitez de vous prononcer pour l'un ou pour l'autre des discoureurs. Si l'on vous prend pour juge, apportez dans cette tâche délicate tous les ménagements possibles; cherchez à concilier le différend plutôt qu'à le trancher.

Laissez le dé de la conversation aux mains des virtuoses de la parole; ne le ramassez qu'autant que vous vous sentez en passe de le tenir avec avantage. Si toutefois vous êtes forcé de rompre le silence renfermez-vous autant que possible dans les généralités. C'est encore faire preuve de savoir-vivre que de parler sans rien dire. On a même vu des gens, rompus à ce métier, arriver à n'en penser pas plus qu'ils n'en disent.

Lorsque quelqu'un a la parole, gardez-vous de l'interrompre, si c'est un vieillard surtout. Ecoutez avec attention, ou tout au moins ayez-en l'air.

Le prince K..., conteur fort agréable, adressait un jour des compliments au marquis de Custine sur la manière avec laquelle il semblait prendre plaisir à entendre ses récits. «On reconnaît, lui disait-il, l'homme bien élevé à l'air dont vous paraissez écouter.

—Prince, répliqua-t-il avec autant d'esprit que de politesse, la meilleure façon de paraître écouter, c'est... d'écouter.»

Une dernière recommandation:

Un homme d'honneur s'abstiendra de tout propos léger, inconsidéré, qui pourrait compromettre la réputation d'autrui. Celle d'une femme surtout, devra toujours trouver en lui un défenseur. C'est ainsi que se montra le colonel d'Entragues dans l'occasion suivante.

Entendant un jour dénigrer l'honnêteté d'une femme à qui on donnait pour amant un homme qu'elle recevait habituellement chez elle, il demanda à celui qui tenait cet imprudent propos, s'il avait été témoin du fait.

—Non... Mais...

—Alors, répliqua le colonel, vous nous mettez à l'aise en nous permettant de croire que ceux qui vous l'ont dit s'en sont rapportés, comme cela arrive trop fréquemment, à de fausses apparences, ou qu'ils ont eu quelque intérêt à vous tromper dans une circonstance qui touche d'aussi près à la réputation d'une femme.

Un peu confus, notre homme crut pouvoir se tirer de ce mauvais pas en affirmant la chose.

—Et si je vous disais, colonel, que je l'ai vu?

—En ce cas, répondit celui-ci, cette femme a dû compter sur la discrétion d'un galant homme, et nous ne pouvons que vous savoir très bon gré d'avoir la même confiance en la nôtre.


DES LETTRES DIVERSES

DES PÉTITIONS, BILLETS, ETC.

Une lettre n'est pas autre chose qu'une conversation par écrit entre deux personnes que l'éloignement empêche de communiquer de vive voix: Absentium mutuus sermo, comme disaient les anciens.

Il faut donc prendre ce ton aisé et naturel qui fait le charme des entretiens, en se réglant toutefois d'après les circonstances et la position de la personne à laquelle on écrit.

Cette facilité de style s'acquiert par la fréquentation de la bonne compagnie, et aussi par la lecture des écrivains-modèle dans le genre, tels que les Sévigné, les Maintenon, les Voltaire, etc.

LETTRES DE DEMANDE

Une lettre de demande doit être très courte, exposer les faits d'une manière simple et concise, en même temps que respectueuse. Quelque juste et fondée que soit votre requête, laissez toujours entrevoir à la personne à qui vous l'adressez, que le mérite du succès lui en reviendra.

Bussy-Rabutin écrivit plus de cinquante lettres à Louis XIV pour qu'il lui permît d'aller se faire tuer à l'armée, au lieu de le laisser se morfondre dans un exil stérile. Il rappelait son dévouement, il parlait de sa condition, il vantait son esprit... Il n'obtint rien. C'est que l'amour-propre demande à être flatté. Celui qui rend un service tient à ce qu'il lui soit compté comme une grâce, comme une faveur, et non pas comme une chose due.

Louez donc avec finesse ceux à qui vous avez recours, intéressez leur vanité. Pour obtenir quelque chose des hommes, le plus sûr moyen est de parler à leurs passions. Nous sommes tous un peu comme M. Jourdain du Bourgeois gentilhomme, qui se serait fait un scrupule de laisser sans récompense les termes obligeants que lui prodiguait son tailleur.


Ce serait une impolitesse marquée que de ne rien dire à quelqu'un qui nous adresserait la parole dans une réunion; c'en serait une non moins grande que de ne pas répondre à une lettre.

Il y a même impolitesse à trop tarder, à moins de motifs sérieux, et alors on doit les faire connaître et s'en excuser.

Une seule chose peut dispenser d'une réponse, c'est quand la lettre reçue est inconvenante. Le silence est ce qu'il y a de mieux à opposer; c'est un blâme tacite qui en dit plus que tout ce que l'on pourrait écrire.

Si dans une affaire quelconque, vous avez à répondre d'une manière entièrement contraire à ce que l'on attendait de vous, rejetez-en la faute sur les circonstances, sur les entraves que vous avez rencontrées; témoignez enfin tous vos regrets de la non-réussite.

S'agit-il d'un emprunt d'argent auquel on ne peut ou l'on ne veut pas satisfaire? Opposez, dans le premier cas, votre bonne volonté—malheureusement impuissante; dans l'autre, colorez votre refus des raisons les plus vraisemblables. C'est bien le moins que d'accorder cette fiche de consolation et de s'abstenir de la franchise par trop franche de feu le marquis d'Aligre.

En pareille occurrence, le marquis ne manquait jamais de prendre dans son secrétaire un livre de comptes dont les feuillets étaient couverts de chiffres et de signatures. Puis, il priait l'emprunteur d'y ajouter son nom et la somme qu'il désirait. Ces préliminaires accomplis, il serrait le livre en disant:

—Cette somme ajoutée aux autres, forme un total de...

Ce total était énorme!

—Eh bien! reprenait-il, c'est ce qui m'a été demandé depuis un an. Si j'avais souscrit à toutes ces demandes, il y a longtemps que je serais ruiné. J'ai donc été obligé de faire pour les autres ce que je fais pour vous... de refuser nettement!

Et le marquis vous reconduisait, avec une extrême politesse, jusqu'à l'escalier.

DES PÉTITIONS

Les pétitions ne diffèrent des lettres de demande que par les formules et les formalités auxquelles elles sont astreintes.

Elles doivent être écrites sur grand papier ou papier ministre, que l'on plie en deux dans toute sa longueur. Tout en haut de la page, se place le nom du personnage auquel on s'adresse; puis, au milieu, sur le côté droit, et en vedette: Sire, ou Madame, quand c'est à une tête couronnée.

Entre la vedette et le commencement de la pétition, il faut laisser un espace assez grand, n'écrire que trois ou quatre lignes pour laisser un blanc au bas de la page. La première ligne du verso ne doit venir qu'au dessous de la vedette. L'adresse se place au bas de la page; et, de l'autre côté sur la même ligne, la date, le jour, le mois et l'année. On plie alors la pétition en quatre, et on la met sous enveloppe que l'on cachète avec de la cire.

Voici le protocole suivi de nos jours par la République Française:

AUX SOUVERAINS ÉTRANGERS

Sur papier carré, doré sur tranches
En vedette

Sire (ou Madame),
(Deux ou trois lignes de texte au bas du 1er recto.)

Traitement Votre Majesté (ou Votre Majesté Impériale—Majesté Impériale et Royale.)
Fin

Je suis avec respect,
Sire (ou Madame),
De Votre Majesté,
le très humble et très obéissant serviteur,
A Paris, le...

On donne le titre d'Altesse Impériale ou Royale, ou les deux à la fois, aux fils et petits-fils des souverains.

Quand on écrit au Pape, on le qualifie de: «Très-Saint-Père», et l'on se sert dans le courant de la pétition ou de la lettre, des termes de: «Votre Sainteté, Votre Béatitude.»

Une femme ne doit jamais écrire directement au pape.

Continuons à faire connaître le formulaire en usage dans la Chancellerie française:

AUX CARDINAUX
Inscription en vedetteMonsieur le Cardinal,
Traitement

Votre Eminence,
Agréez les assurances de la respectueuse considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,

Courtoisie

Monsieur le Cardinal,
De Votre Eminence,
Le très humble et très obéissant serviteur,

DateA Paris, le...
RéclameA Son Eminence Monsieur le Cardinal N...

Si les cardinaux sont princes, on écrira: «Votre Altesse éminentissime» et, dans le courant de la lettre ou de la pétition, «Monseigneur».

La République a supprimé le «Monseigneur» aux archevêques et évêques; elle les appelle: «Monsieur». C'est plus court... de trois lettres. Elle leur a enlevé aussi la «Grandeur». La République n'admet pas la grandeur.

En fait de courtoisie, les archevêques, évêques, n'ont droit qu'à la «haute considération», du reste, comme les maréchaux, les amiraux, le grand chancelier de la Légion d'honneur, les sénateurs et les députés. Ce qui n'empêche pas les particuliers, dans leurs rapports intimes avec les archevêques et évêques, de continuer à leur donner du «Monseigneur» et de la «Grandeur».

Le mot «Excellence» ayant paru jurer par trop avec la R. F., le protocole l'a supprimé.

Dans ses formules de courtoisie, le protocole accorde du «profond respect» au président de la République; de la «très haute considération» aux Présidents du sénat et de la chambre des députés.

Le chef du cabinet du Président a la «considération la plus distinguée», de même que les conseillers d'Etat et les préfets. Les maires des grandes villes et les premiers secrétaires d'ambassade l'ont «très distinguée», et les simples particuliers l'ont «parfaite».

C'est parfait!

Ce qui ne l'est pas moins, c'est le sentiment de convenance de la République envers les «dames».

A Athènes, l'on ne devait pas être plus galant.

AUX DAMES[1]
En vedette Madame,
Courtoisie Agréez, Madame, l'hommage de mon respect,
ou
En ligne Madame, vous...
Courtoisie J'ai l'honneur d'être, Madame, votre très humble serviteur,
Chargement de la publicité...