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Mariages d'aventure

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The Project Gutenberg eBook of Mariages d'aventure

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Title: Mariages d'aventure

Author: Emile Gaboriau

Release date: July 11, 2014 [eBook #46253]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MARIAGES D'AVENTURE ***

MARIAGES

D ’ A V E N T U R E

      PARIS.—IMPR. DE E. DONNAUD, RUE CASSETTE, 9.      

MARIAGES
D ’ A V E N T U R E

PAR

ÉMILE GABORIAU
————

Troisième édition

colofon

PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
Libraire de la Société des Gens de Lettres
PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D’ORLÉANS
——
1873
Tous droits réservés

A
Madame Georges COINDREAU

Cet automne, chère sœur, au retour de nos courses dans les montagnes des Eaux-Chaudes, j’ai écrit ce volume.

Je te le dédie—témoignage de notre inaltérable affection.

Émile GABORIAU.

TABLE

I

MONSIEUR J.-D. DE SAINT-ROCH

AMBASSADEUR MATRIMONIAL

I

Pourquoi Pascal Divorne donna sa démission moins de quinze jours après sa sortie de l’École des ponts-et-chaussées, dont il était un des élèves distingués, on ne l’a jamais su au juste.

Il ne prit pas la peine de l’expliquer, et ne donna aucune raison, peut-être parce qu’il n’en avait pas de bonnes à donner. J’entends de ces raisons admirables, basées sur un intérêt certain et un égoïsme prudent, seules admissibles et concluantes pour des juges payant patente.

Les occasions ne lui manquèrent pourtant pas de dire la vérité ou même de mentir. Tout ce qu’il avait à Paris de parents éloignés et de connaissances, le sondèrent habilement. On croyait flairer quelque secret, qui sait, quelque petit scandale-c’était tentant. Il eut la cruauté de tromper l’attente de ces excellents curieux, qui, pour s’immiscer dans les affaires d’autrui, ont l’éternel et banal prétexte d’un intérêt tendre qu’ils n’eurent jamais. Il rit au nez de ces obligeants, toujours prêts à ouvrir leur cœur à une confidence, leur bouche à un bon conseil, mais qui pour rien au monde n’ouvriraient leur bourse s’il en était besoin.

Quelques-uns s’acharnaient. Ceux-là, Pascal les prit à part, et tout bas, mystérieusement, après avoir jeté de tous côtés des regards de conspirateur inquiet, il prononça ce gros mot de politique, lui qui de sa vie ne s’était occupé de politique. Le moyen lui réussit, les entêtés s’enfuirent pleins d’épouvante, croyant déjà voir s’entrebâiller pour les engloutir les portes du mont Saint-Michel.

De guerre lasse, on laissa Pascal tranquille, mais non sans déclarer que c’était un jeune homme peu sociable, qui manquait de franchise et dont il était prudent de se défier, d’autant qu’il avait des opinions par trop avancées.

Restaient les amis. Il leur avoua simplement, sans détails, que, bien que Français et même très bon Français, il avait en horreur toute espèce d’uniforme, fût-il plus brodé qu’une châsse, et qu’un emploi du gouvernement ne pouvait convenir à son caractère; les chances aléatoires de la fortune lui semblaient préférables à des appointements fixes, petits ou gros, gagnés ou non; enfin, son indépendance lui paraissait plus précieuse mille fois que tous les honneurs administratifs, qu’un portefeuille de ministre même, fût-ce de Dieu le père.

Naturellement, ses amis se souciaient infiniment peu du motif caché de ses actions; que leur importait qu’il fît une chose ou une autre? Ils déclarèrent en chœur que la sagesse elle-même parlait par sa bouche et qu’il avait incontestablement raison.

Un seul blâma hautement le jeune ingénieur, et d’un ton paterne lui reprocha son imprudente précipitation. Mais c’était l’intime de Pascal, son confident, son copain du collége Henri IV. Ils avaient fait leurs études ensemble, et depuis ils étaient inséparables.

Ce fidèle Achate transformé en Mentor se nommait Eugène Lorilleux. Il était de deux ou trois ans plus âgé que Pascal. Muni depuis dix-huit mois du diplôme de docteur en médecine, il cherchait péniblement à se faire une clientèle.

Il en était encore aux débuts, plus difficiles, plus hasardeux dans cette carrière que dans toute autre. Il avait des clients, mais des clients qui payaient mal ou même ne payaient pas. Ses malades habitaient les étages supérieurs, tristes habitants des mansardes. Il lui fallait gravir quatre-vingts marches pour signer une ordonnance. Il avait des consultations gratuites et des consultations payantes; mais, comme aux unes et aux autres il ne venait que des pauvres, ce n’était vraiment pas la peine d’établir une distinction.

Mais il prenait patience. Il attendait cette occasion heureuse qui, trois fois dans la vie, dit-on, passe à la portée de chaque homme et qu’il s’agit de savoir saisir.

Travailleur acharné, il comptait sur sa science et sur son talent pour arriver à la réputation et à la fortune. En quoi il se trompait et se trompe encore aujourd’hui. Il est savant, c’est incontestable, mais il lui manque le coup d’œil, le sang-froid, l’audace. Sûr de lui dans son cabinet, imperturbable en théorie, il n’a pas, près du lit du malade, ce sens divinatoire, cette inspiration soudaine qui font les grands, les véritables guérisseurs.

Lorilleux n’est cependant pas un homme ordinaire. Son grand malheur est de n’avoir jamais connu l’enthousiasme. Il n’a eu ni adolescence ni jeunesse. Il est né vieux. Tel vous le voyez aujourd’hui, tel il était à quatorze ans, sur les bancs du lycée, lorsqu’il achevait sa troisième. Rien de changé en lui: ni la taille, ni le caractère.

C’est un petit homme compassé et solennel. Il exagère la gravité, la dignité et le respect de soi-même, au point d’en paraître parfois ridicule.

Sa figure insignifiante n’est certes pas le miroir de son esprit, c’est une page blanche où il n’y a rien à déchiffrer. Plus délié qu’un paysan normand, il a la faiblesse de supposer à tout le monde la même manie de finasserie. Il ne croit pas aux actions indifférentes, et toujours il veut découvrir un but caché.

Vous ne lui ferez pas entendre qu’on agit souvent spontanément, sans plan médité; il vous répondra invariablement: «—Il y a quelque chose là-dessous.» Ses jours se passent à déjouer par d’habiles manœuvres des complots fantastiques, ou à démêler laborieusement le fil imaginaire de quelque trame bien compliquée. Ces craintes exagérées, ces investigations font le malheur de sa vie. Souvent ses amis se sont moqués de ces singulières appréhensions. Lorsqu’ils le rencontrent plus préoccupé qu’à l’ordinaire:

—Eh bien! Lorilleux, lui demandent-ils, as-tu trouvé la petite bête?

Enfin, ce calculateur traite la vie comme une suite de problèmes d’algèbre dont les gens habiles ont toujours la solution en poche. Depuis dix ans, il s’est tracé une règle de conduite qui, croit-il, ne laisse aucune prise au hasard, il ne s’en est jamais écarté d’une ligne.

Faut-il, après cela, s’étonner de son esprit borné, de ses idées étroites? Il est le contraste vivant de Pascal, qui a, lui, des idées larges, une certaine audace de conception et un grand courage d’initiative. Aussi lui reproche-t-il d’être romanesque.

L’opposition des caractères suffirait à expliquer la grande amitié des deux jeunes gens, mais il y avait autre chose encore.

Depuis longtemps déjà le médecin avait des vues sur son ami, qui ne s’en doutait guère. Cela datait du collége.

Lorilleux avait une sœur de dix ans plus jeune que lui, qu’il aimait avec passion. Souvent, à l’âge où les autres adolescents n’ont que des idées de plaisir, il s’inquiétait de cet enfant. Leur mère, madame Lorilleux, était veuve; une rente viagère composait presque toute sa fortune et devait s’éteindre avec elle. Que deviendrait la jeune fille si sa mère venait à mourir? Et même, en écartant ce malheur, quel serait son sort plus tard? Une demoiselle sans dot ne se marie guère, et sa famille, qui avait déjà de la peine à joindre les deux bouts tous les ans, ne pourrait certes lui en donner; son frère n’aurait pas encore eu le temps de lui en amasser une, lorsqu’elle atteindrait ses vingt ans. Où lui trouver un mari?

Voilà les idées qui tourmentaient ce précoce calculateur de dix-sept ans, lorsqu’il vint à penser que son ami Pascal serait plus tard—dans une dizaine d’années—un excellent parti pour cette sœur chérie.

Cette idée parut sublime au prévoyant collégien. Il s’y accrocha, elle ne le quitta plus. A force de la tourner dans tous les sens, de l’envisager sous toutes ses faces, de calculer toutes les probabilités, il en vint à la considérer non-seulement comme admirable, comme nécessaire, mais encore comme devant réussir avec un peu de patience et d’habileté.

—La fortune, se disait-il, ne sera pas un obstacle: la famille de Pascal est riche, et lui est le plus désintéressé des hommes. Ma sœur sera jolie, modeste, bien élevée, elle fera le bonheur de son mari et sera la meilleure des mères de famille. Elle plaira certainement à Pascal. D’ailleurs, s’il ne l’épouse pas pour l’amour d’elle, il l’épousera par affection pour moi, son meilleur ami, afin de resserrer les liens de notre amitié et de devenir mon frère. Ainsi j’assure le bonheur de deux êtres que je chéris. Toutes mes actions doivent tendre vers ce but.

Et voilà pourquoi Lorilleux devint et resta l’intime de Pascal, pourquoi il prit un si tendre intérêt à tout ce qui le touchait. Il savait, à un centime près, le chiffre de la fortune qui devait lui revenir un jour, et il était allé passer quinze jours en Bretagne dans la famille de son «futur beau-frère,» uniquement pour étudier le caractère des parents qu’aurait sa sœur. Il revint convaincu qu’il ne trouverait pas d’obstacles de ce côté.

D’ailleurs, jamais un mot, une allusion ne lui échappèrent. Il ne dit rien qui pût faire soupçonner ses projets ou donner l’éveil. Il était trop prudent pour cela. Sa sœur était encore trop jeune, Pascal n’était pas même sorti du collége. Il fallait attendre, il attendit.

Mais aussi de quels soins il entoura cet ami! Comme il le choyait! comme il s’informait avec sollicitude de tout ce qui avait trait à sa famille! N’y avait-il pas, comme cela arrive si souvent en province, quelque petite cousine élevée à la brochette, quelques projets d’union? Non, rien de tout cela.

Lorsque Pascal fut reçu à l’École polytechnique, Lorilleux était certainement le plus content des deux. Comme il félicita son ami! Quel hymne il chanta à sa gloire! Et en lui-même il disait:

—Allons, ma sœur épousera un officier d’artillerie.

Mais Pascal sortit avec le numéro trois et opta pour l’École des ponts et chaussées.

—Bravo! se dit Lorilleux, qui n’était pas étranger à cette décision, la vie de garnison eût déplu à ma sœur, elle sera la femme d’un ingénieur. Cela m’arrange beaucoup mieux.

Et il se frottait les mains.

On peut juger de son désappointement lorsque le jeune ingénieur donna sa démission, sans l’avoir consulté, sans rien lui avoir fait pressentir. Cet acte d’indépendance déplut fort au médecin; même il le considéra comme une indélicatesse: abandonner une position sûre, une carrière magnifique!

—Peste soit de l’étourdi! répétait-il du ton dont il aurait dit: Ma pauvre sœur a un mari qui fait des folies.

Cependant il cacha un peu son ressentiment. Pascal était Breton, c’est-à-dire qu’il tenait assez à ses idées. Le faire revenir sur une détermination était chose impossible. Lorilleux ne l’essaya pas. C’eût été jeter inutilement du froid sur des relations toujours si chaudement amicales. Mais il blâma énergiquement l’étourdi. La folie était faite, il fallait en tirer parti, et déjà le médecin avait en vue certaine position d’ingénieur.

—Que vas-tu faire, maintenant? demanda-t-il à Pascal, voici cinq années de perdues.

—Tu trouves, cher ami, moi qui croyais avoir mis le temps à profit.

—Mais, encore une fois, à quoi vas-tu te décider?

—Tu verras, j’ai mon projet.

—Ah! fit Lorilleux avec dépit, tu ne m’en avais pas parlé.

—C’est une surprise.

—Enfin! nul plus vivement que moi ne souhaite que tu réussisses. Mais la vie n’est pas un roman. Attends-toi à des déceptions. En tout cas, mon amitié me commande de ne te pas cacher mon opinion: tu as fait une sottise.

II

Malheureusement l’avis de Lorilleux fut aussi l’avis de M. Divorne le père, avoué licencié près le tribunal de première instance de Lannion (Côtes-du-Nord).

La nouvelle de cette démission intempestive le frappa comme un coup de foudre; il fut atteint au cœur. C’en était fait de ses plus chers désirs, des projets qu’en bon père de famille il avait bâtis sur la tête de ce fils unique.

Voir Pascal, l’héritier de sa fortune et de son nom, ingénieur à Lannion, se promener par les rues avec ce fils, superbe sous l’uniforme brodé, épée au côté, claque sur la tête, tel avait été le rêve de sa vie, et voilà que, par un incompréhensible caprice, il s’évanouissait au moment de devenir une réalité. M. Divorne disait «caprice,» parce que Pascal annonçait purement et simplement qu’il se retirait, sans explication aucune, sans excuse.

On eût été furieux à moins. L’avoué ne se fit pas faute de se mettre en colère. Il envoya à Pascal sa malédiction. Il y avait certes de quoi justifier vingt malédictions.

Cependant, le premier étourdissement passé, le père malheureux essaya de réfléchir. Peut-être eût-il dû commencer par là. Il se demanda jusqu’à quel point un jeune homme de vingt-quatre ans qu’on a réussi à faire admettre à l’École polytechnique d’abord, à l’École des ponts et chaussées ensuite, dont l’éducation représente un capital de plus de trente mille francs, a le droit de donner sa démission sans le consentement de ses parents ou de ses tuteurs. En avait-il vraiment le droit?

L’avoué essaya d’en douter. Il consulta. Hélas! il dut se rendre à l’évidence, et c’est avec une profonde amertume qu’il reconnut une lacune dans la loi. Il maudit le législateur et l’accusa d’imprévoyance, lui, l’interprète, l’admirateur passionné des décrets et ordonnances.

Puis, comme s’il eût été besoin d’aviver sa douleur et d’attiser sa colère, il ne rencontrait dans les rues de Lannion que des figures dolentes; on semblait s’être donné le mot. C’est qu’en moins de rien, la nouvelle avait fait le tour de la ville. Le soir même on en parla en dix endroits différents.

On plaignait le père, on condamnait le fils sans appel.

De ce jour, Pascal fut un homme toisé. Ses compatriotes décidèrent que c’était un garçon perdu, qui n’arriverait jamais à rien, et qui certes finirait mal. Un avoué était bien malheureux d’avoir un fils semblable qui le déshonorerait peut-être quelque jour.

Quelqu’un avança même que M. Divorne avait en deux jours vieilli de dix ans. Encore un peu on eût affirmé que ses cheveux avaient blanchi dans une nuit; on cite des exemples de ce miracle, après d’épouvantables catastrophes.

Bref, Pascal eût ruiné sa famille, fait des faux, mérité le bagne, qu’il n’eût guère été plus honni; tant est grande l’aménité des âmes charitables de province.

Madame Divorne reçut vingt visites dans la semaine; jamais elle n’avait eu tant d’amies. Toutes les femmes qui la connaissaient un peu trouvèrent un bon prétexte pour venir savoir au juste ce qui en était, s’assurer par elles-mêmes de la vérité, et retourner un peu le poignard dans la blessure, si blessure il y avait.

Il faut dire que, tout en condamnant le fils, en compatissant à la douleur du père, on trouvait généralement que cette punition frappait juste. L’avoué avait toujours été heureux, et le bonheur est un tort qui se pardonne difficilement dans les petites villes de province. Le succès de l’un est pour tous une cruelle injure. La jalousie dort au fond de tous les cœurs. Que de haines sourdes et envenimées qui n’ont pas eu d’autre point de départ!

Plus que tout autre M. Divorne était envié. On l’avait connu pauvre, et il était riche. On se souvenait de sa veste de ratine lorsqu’il était petit clerc chez son prédécesseur, et il avait une des plus jolies maisons de la ville. Ah! il avait fait de bonnes affaires.

—Quelle chance il a! disaient ceux qu’une prudence imbécile ou qu’une notoire incapacité attachaient à une immuable médiocrité, quelle chance il a!

Un petit héritage lui avait permis de faire quelques études, la dot de sa femme lui avait payé sa charge d’avoué, et depuis il avait toujours prospéré. Ses économies avaient fait la boule de neige.

Et que de pères il avait humiliés jadis, en comparant leurs fils au sien! Avait-il assez fait parade de la satisfaction que lui donnait cet enfant qui tous les ans revenait chargé de couronnes et n’avait que des boules blanches à ses examens! Et, plus tard, avait-il chanté assez haut ses espérances!

Ce qui arrivait était donc une punition méritée, une preuve qu’il faut se défier de ces collégiens modèles, de ces jeunes gens de tant d’esprit: ils croient à leur supériorité, ils veulent faire autrement que n’ont fait leurs pères, et tournent mal. Il y a longtemps qu’on l’a dit, l’esprit est immoral.

Ainsi, pendant quinze jours, tous les gens qui abordaient l’avoué, ravis au fond de l’âme, croyaient de bon goût de mettre leur visage au diapason supposé de la douleur paternelle. Au palais, il recevait des compliments quotidiens de condoléance; au cercle, des poignées de main de consolation.

Son irritation s’accroissait d’autant, il n’était pas loin de croire que Pascal avait commis un crime. Il rentrait chez lui plus furieux que jamais, et, faute de mieux, il s’en prenait à sa femme dont la faiblesse maternelle, aveugle et imprudente, comme on sait, avait causé tout le mal.

Cependant, à force d’envisager la situation, de l’étudier, M. Divorne finit par se persuader que le mal n’était pas irréparable.

Il songeait sérieusement à écrire au ministre de l’intérieur, à faire le voyage de Paris pour solliciter une audience, lorsque Pascal, un beau soir, tomba comme une bombe dans la maison paternelle. Il arrivait par la voiture qui fait le service entre Rennes et Brest.

Certes, on ne l’attendait guère! Josette, la vieille bonne, qui était allée ouvrir en grondant contre l’impertinent qui se permettait de sonner si fort à pareille heure, faillit tomber à la renverse en reconnaissant son jeune maître. Car elle le reconnut du premier coup, ainsi qu’elle s’en vantait plus tard, bien qu’il fût terriblement changé, et «grandi et renforci,» depuis trois ans passés qu’elle ne l’avait vu.

Elle poussa un cri de joie, de surprise, et, lâchant la chandelle, s’élança dans les escaliers en appelant à elle tout le monde, comme si le feu eût été à la maison.

Pascal, pendant ce temps, avait fermé la porte et s’avançait à tâtons.

—C’est moi, criait-il en riant, c’est moi, n’ayez pas peur.

Aux cris perçants de Josette, la porte du salon s’était ouverte.

—Eh bien! qu’est-ce, qu’est-ce donc? demandait l’avoué surpris de ce désordre.

Josette, tout émue, n’était pas près de recouvrer la parole. Mais déjà madame Divorne avait reconnu la voix de son fils et se précipitait à sa rencontre. Et l’avoué répétait encore: «Qu’est-ce, qu’est-ce?» que déjà Pascal était dans les bras de sa mère qui pleurait de bonheur, tout en le serrant à l’étouffer sur son cœur.

Par lui, par ce fils chéri, elle avait bien souffert depuis quinze jours; mais sa présence seule était une justification complète, une compensation plus que suffisante. Il parut, et tout fut pardonné, ou plutôt oublié.

Quant à M. Divorne, il crut de sa dignité de rester impassible. Pouvait-il faire moins pour le principe d’autorité paternelle? Il réussit, ma foi, à dominer son émotion, non sans peine, non sans une légère grimace qui dissimulait une larme. Mais enfin il demeura convenablement froid et sévère, et sa figure exprima le mécontentement, même en embrassant ce fils, autrefois sa joie et son orgueil.

Par exemple, c’est tout ce qu’il put prendre sur lui. A l’étreinte de son fils, il sentit que sa colère se fondait comme les neiges aux brises d’avril. L’attendrissement le gagnait. «Il ne voulut pas donner sa faiblesse en spectacle,» et, prétextant une affaire urgente,—une affaire urgente à Lannion, à neuf heures du soir!—il sortit précipitamment, en se mouchant plus fort que de raison.

L’enfant prodigue était revenu, et le père, comme celui de l’Ecriture, n’avait pas ordonné de tuer le veau gras pour fêter le retour. Il est vrai que le père de l’Ecriture n’était pas un avoué au tribunal de première instance.

Pascal resta donc seul avec sa mère. Il fallait s’occuper de faire souper le voyageur.

Il avait l’appétit d’un homme qui depuis deux jours vit d’à-comptes dérobés à la hâte aux buffets des chemins de fer, c’est-à-dire que, n’ayant pas voulu s’étouffer, il mourait de faim. Josette s’empressait de dresser la table devant la cheminée. Elle allait, venait, du salon à la cuisine, de la cuisine au salon, perdant la tête, faisant dix tours pour un; de temps à autre elle essuyait une larme ou cassait une assiette, preuves manifestes de son émotion.

Madame Divorne s’était assise vis-à-vis de son fils qui dévorait. Elle était en extase, elle l’admirait, elle eût voulu pouvoir rester ainsi des années. Mais une explication était imminente entre Pascal et son père, cette explication pouvait être orageuse. Ne fallait-il pas prévenir Pascal, obtenir de lui quelque concession? Elle voulait s’interposer, au risque d’attirer sur elle le poids de deux colères.

—Ton père est bien irrité, méchant enfant, dit-elle; tu nous donnes, tu lui donnes du moins bien des tourments.

—Mais non, chère mère, je t’assure; va, sois tranquille, ce ne sera rien.

—Au moins fallait-il le prévenir, lui demander conseil.

—Certain d’avance d’un refus! Quelle folie! j’aurais passé outre: juge alors.

—Au moins promets-moi d’être raisonnable s’il te gronde, de ne pas te mettre en colère.

—Je te le promets; mais tu verras comme j’ai eu raison.

—Ah! je le souhaite, murmura tristement madame Divorne.

Pascal l’embrassa, et sa cause fut gagnée. Désormais elle était prête à se ranger du côté de son fils, sûre qu’il ne pouvait avoir tort.

Voilà pourtant comme toutes les mères sont difficiles à convaincre! Ah! elles ne se paient pas de mauvaises raisons!

Il paraît que l’avoué ne recouvra pas son courage en route. Lorsqu’il revint, l’affaire urgente terminée, sa figure était loin d’avoir gagné en sévérité. Il ne fut question de rien. Il causa fort amicalement avec son fils. Il rit, plaisanta, mais de la démission, pas un mot.

Il n’en fut pas question davantage le lendemain, ni les jours suivants. Dieu sait pourtant qu’on ne se faisait pas faute de lui demander partout où il paraissait:

—Votre fils est donc ici? Eh bien?...

Le bruit de ce retour s’était en effet répandu très vite. On avait vu le facteur entrer chez l’avoué avec une malle et un carton à chapeau: les visites assiégèrent la maison. Mais madame Divorne défendit sa porte. Elle s’est fait ce jour-là des ennemis qui ne lui ont pas encore pardonné.

Une fois, Pascal s’avisa de sortir. Il n’avait pas fait cent pas dans la rue que cinq personnes déjà, dont deux qu’il ne connaissait guère et une qu’il ne connaissait pas du tout, étaient venues lui serrer la main et lui demander hypocritement des nouvelles de l’École des ponts et chaussées.

Il rentra tout courant, maudissant ses compatriotes, et se jurant bien de ne plus mettre le nez dehors.

Les jours se passaient, et M. Divorne semblait avoir complétement oublié ses griefs contre son fils. Vingt fois celui-ci, que cet état d’incertitude tourmentait, serait allé au-devant de l’explication qu’il était venu chercher; sa mère le retint toujours.

—Attends, lui disait-elle. Je connais ton père, il est très long à prendre un parti. Il réfléchit depuis ton arrivée. Lorsque sa décision sera bien arrêtée, il t’en fera part, sois tranquille.

Un matin, en effet, après déjeuner, lorsque la nappe fut ôtée, l’avoué, d’un air grave, pria son fils de lui prêter toute son attention.

—Allons, pensa Pascal, le moment est venu.

M. Divorne était prolixe d’ordinaire, on le lui reprochait au palais; mais jamais, comme en cette circonstance solennelle, il n’abusa du don précieux de la parole.

L’exorde de son discours fut une sorte d’invocation à l’amour paternel. Qui mieux que lui en avait compris les devoirs? Il en faisait son fils juge: avait-il assez donné de preuves de son affection? Et quelle avait été sa récompense?

Puis il passa à l’énumération des soucis sans nombre que donnent les enfants. Rien ne fut oublié, ni les inquiétudes de la première dentition, ni un voyage en poste à Paris, à une époque où Pascal avait été malade. Ce fut le premier point.

Le second traita des sacrifices pécuniaires. Ce fut le plus long. L’avoué calcula, chiffra tout ce qu’il avait déboursé,—à une paire de souliers près,—pour donner à son fils les bienfaits de cette éducation qui lui avait manqué à lui-même.

Enfin, comme de juste, dans une troisième partie, il aborda le chapitre des compensations: il tint compte des satisfactions de tout genre qu’il devait à Pascal. Elles étaient nombreuses, il n’en omit pas une seule.

En un mot, ce discours fut comme la lecture du grand-livre en partie double de la paternité, avec ses chagrins, ses pertes d’une part, ses joies, ses bénéfices de l’autre. Jusqu’alors, M. Divorne le constatait, la balance était en faveur de son fils, et lui, le père, se reconnaissait débiteur.

—Et maintenant, ajouta-t-il en manière de conclusion, j’espère, Pascal, que tu ne voudras pas changer cet état de choses. Tu as dû réfléchir depuis que tu es ici, tu dois regretter d’avoir si follement brisé ta carrière. Reviens sur ta décision, adresse-toi au ministre, il ne te refusera pas ta réintégration, et je suis prêt à te pardonner le vif chagrin que tu m’as causé.

L’effet produit fut loin d’être celui qu’attendait M. Divorne. Pascal garda quelques instants le silence, comme s’il eût rassemblé toutes ses forces. On eût pu croire qu’il hésitait à répondre. Enfin, d’une voix ferme:

—Mon père, dit-il, ce que vous désirez est impossible. Ma demande, croyez-le, serait repoussée; d’ailleurs, je ne saurais me décider à la faire.

—Fort bien, reprit l’avoué de l’air le plus mécontent; il est si facile aujourd’hui de se faire une position. Sans doute, vous avez trouvé mieux?

—Sinon mieux, au moins plus à mon goût. Vous devez penser que j’ai réfléchi avant d’agir. Quant à mes intentions, je suis venu ici précisément pour vous en faire part. C’était d’autant plus nécessaire, que j’aurai besoin de vous.

—C’est vraiment fort heureux. Je comprends alors que tu aies songé à moi. Et en quoi pourrai-je t’être utile?

—Avant de rien entreprendre, il est nécessaire que je me procure des fonds, et j’ai compté...

—Ah! nous y voici donc, dit l’avoué d’un ton goguenard; il te faut des fonds... Mais il me semble qu’avant de quitter une position toute faite, tu devais t’assurer de ma bonne volonté. Si je te refusais... et certes, je refuserai...

—Mais, mon père, reprit Pascal avec un peu d’impatience, il me semble qu’il y a dix ans à peu près une de mes tantes m’a laissé par son testament une quarantaine de mille francs.

Une vieille plaideuse de soixante ans, à peu près certaine du gain d’un de ses procès, serait venue dire à l’avoué: «—J’y renonce,» elle l’eût certes moins surpris qu’il ne le fut aux paroles de son fils.

—C’est-à-dire que tu me demandes des comptes, prononça-t-il avec amertume. Ah! c’est une surprise cruelle.

Pascal eut beau se défendre, le coup était porté. Il essaya d’expliquer ses projets à venir, il voulut se justifier, faire connaître l’emploi de l’argent qu’il demandait, M. Divorne se refusa même à l’écouter.

—Eh! que m’importe, disait-il, je ne veux rien savoir.

En effet, il était bien loin de la discussion présente. Il avait oublié jusqu’à la démission; il ne songeait plus qu’au moyen de sauver cet argent que Pascal, il devait bien se le dire, était en droit de réclamer.

Il cherchait quelque moyen pour donner le moins possible, convaincu qu’un si jeune homme ne pouvait faire qu’un détestable usage d’une somme aussi forte.

—Voyons, Pascal, dit-il enfin, je comprends que tu aies besoin d’argent. Cependant, tu pouvais t’y prendre d’une autre façon pour m’en demander. Suis-je donc un père ridicule? T’en ai-je jamais refusé? Tu n’as pas abusé, je le reconnais. Mais voici cinq ans que tu travailles beaucoup, peut-être désires-tu te distraire, faire un voyage...

—Mais non, mon père, si vous me laissiez parler, je vous...

—Tais-toi, écoute: tu as sans doute des dettes. Eh! mon Dieu! tous les jeunes gens en ont...

—Je ne dois pas un sou.

—Mais écoute-moi donc, je ne te demande rien. Sois franc, tu as besoin de cinq mille francs?

—Mon cher père...

—Il te faut davantage... soit, tu auras dix mille francs.

Et l’avoué, se levant, comme pour annoncer que la discussion était close, se dirigea vers la porte. Pascal comprit qu’il fallait en finir.

—Mon père, dit-il, j’ai besoin de tout ou de rien.

—Rien alors, répondit M. Divorne d’un ton menaçant, en revenant sur ses pas; rien. Crois-tu que je vais, jeune insensé, te laisser dissiper ta petite fortune?

—Cet argent m’est nécessaire, pourtant, indispensable.

—Ah! c’est indispensable; soit. Ta tante t’a laissé une ferme, une ferme que je te rendrai en bon état, avec un bail avantageux. Soit, reprends tes biens et arrange-toi. Qu’en feras-tu?

—Je les vendrai.

—Et tu crois que cela te donnera de l’argent du jour au lendemain? Il faut attendre une occasion, chercher un acquéreur, poser des affiches...

—Je chercherai, je poserai des affiches.

—Mais tu n’y penses pas, malheureux! et que dirait-on à Lannion, si on te voyait vendre seulement un franc de terre! Sais-tu ce qu’on dirait?

—Eh! que m’importe! s’écria Pascal avec vivacité. Je vais commander les affiches de ce pas.

M. Divorne connaissait son fils. Il comprit que sa détermination était prise.

—Arrêtez, dit-il, je veux vous éviter cette honte. Je trouverai l’argent, dussé-je faire un sacrifice.

Pascal, qui regrettait de s’être un instant laissé emporter, voulut prendre les mains de son père; mais il le repoussa.

—Epargnez-vous d’inutiles protestations, fit-il; et il ajouta d’un air d’ironie: Vous voudrez bien, je l’espère, m’accorder huit jours.

Et il sortit en fermant la porte avec violence.

Pendant cette discussion, madame Divorne n’avait pas prononcé une parole; elle pleurait. Pascal, que la colère paternelle avait affermi dans sa résolution, se sentit faible devant les larmes de sa mère.

Il s’agenouilla près d’elle, et lui prenant les mains:

—Mère, dit-il, chère mère, un mot, dis un mot, et je renonce à mes projets, et j’essaie de retirer ma démission.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de madame Divorne, éclair de triomphe aussi. Comme son fils l’aimait! que ne lui sacrifiait-il pas, lui si ferme tout à l’heure!

—Non, mon Pascal, non, suis tes inspirations, j’ai confiance, moi.

—Chère mère, au moins faut-il que tu saches...

—Rien, je ne veux rien savoir. Je te le répète, j’ai confiance; comprendrais-je, d’ailleurs?

Et comme il s’obstinait, elle lui ferma la bouche de ses deux mains.

La maison fut bien triste pendant les jours qui suivirent. L’avoué était sombre et ne disait mot. On ne le voyait qu’aux heures des repas; le reste du temps il s’enfermait dans son cabinet. Madame Divorne se cachait pour pleurer.

Pascal n’avait pas idée d’un tel supplice. Il aurait donné deux ans de sa vie pour pouvoir partir. Si encore il avait pu causer de ses projets, étaler ses plans. Mais non, il fit près de son père deux ou trois tentatives inutiles, et sa mère lui répondait toujours: «—J’ai confiance,» sans vouloir lui laisser dire une parole.

Enfin, le jour indiqué, M. Divorne conduisit son fils dans son cabinet.

—Voici, dit-il, en lui montrant une liasse d’actes, vos comptes de tutelle. Voyez si j’ai administré vos biens en bon père de famille. Lisez, et donnez-moi quittance.

Pascal prit une plume.

—Non, lisez, insista l’avoué.

Et comme le jeune homme s’y refusait, il prit les actes, et lui-même lut à haute voix, insistant sur certains détails, et de temps à autre s’arrêtant pour demander:

—Êtes-vous satisfait de ma gestion?

Les actes étaient longs. Pascal se mourait d’impatience, lorsqu’enfin cette lecture, véritable supplice qui dura près de trois heures, fut terminée.

—Maintenant, dit le père, voici votre argent. Il vous revient, comme vous avez pu vous en convaincre, quarante-trois mille sept cent cinquante-six francs soixante centimes. Comptez si tout y est.

Pascal mit les billets et l’argent dans sa poche; son père l’arrêta:

—Non, comptez, vous dis-je, j’y tiens.

Il fallut obéir.

—Nous sommes quittes, n’est-ce pas? dit alors l’avoué. Quand partirez-vous?

—Mais le plus tôt possible, dès demain, si je puis avoir une place dans la voiture... On m’attend à Paris.

—En effet, vous auriez tort de vous faire attendre.

—Cependant, mon père, je ne voudrais pas nous quitter ainsi; vous êtes injuste à mon égard, et je...

—Chansons que tout cela! fit l’avoué avec impatience; laissez-moi, j’ai à travailler.

Le lendemain matin, à neuf heures, le garçon des messageries vint avertir Pascal qu’on attelait les chevaux à la diligence, et qu’il n’avait que le temps de se rendre au bureau.

Les adieux furent pénibles. Madame Divorne sanglotait. A la voir étreindre son fils, on aurait pu croire qu’elle l’embrassait pour la dernière fois. Pascal n’était guère moins ému que sa mère; à peine s’il pouvait retenir ses larmes; il lui eût été impossible de prononcer une parole.

C’est en cette circonstance que M. Divorne montra bien quelle était la force de son caractère et l’énergie de sa volonté,—une volonté de fer.—Non-seulement il ne voulut pas embrasser son fils, mais encore il refusa de lui donner la main. Il affecta même un ton railleur et dégagé.

—Souvenez-vous, dit-il à son fils, que vous portez avec vous toute votre fortune. Lorsqu’elle sera dissipée, ce qui, je présume, ne sera pas long, vous me ferez sans doute l’honneur de recourir à moi; je vais toujours faire préparer votre chambre.

Pascal se rendit seul à la diligence. Les gens de Lannion en conclurent qu’il venait d’être chassé par son père.

III

Il y aura six ans, vienne le mois de février, que Pascal est de retour à Paris après son expédition en Bretagne. Il arriva à la gare de Montparnasse par le train de cinq heures du matin.

Il faisait un joli petit froid de sept à huit degrés au-dessous de zéro. On ne trouva cependant aucun voyageur de gelé dans les wagons: cet accident arrivait parfois en hiver, avant l’heureuse idée, qu’ont eue les Compagnies, d’utiliser au profit des voyageurs la vapeur perdue de la locomotive.

Pascal avait fait un triste voyage. Il adorait ses parents, et l’idée du chagrin qu’il venait de leur causer lui pesait sur le cœur comme un remords. Jamais route ne lui parut plus longue; il lui semblait que la locomotive roulait sur place: il lui tardait d’être à Paris. Quelques heures de sommeil auraient trompé son impatience, mais c’est vainement qu’à plusieurs reprises il prit ses dispositions pour reposer: à peine fermait-il les yeux, qu’il était réveillé par quelqu’un des nombreux agents que la Compagnie entretient et paie pour empêcher les voyageurs de dormir; à chaque moment on lui demandait son billet, pour y faire des trous de forme variée avec un petit instrument de fer.

Il faut dire aussi que le jeune ingénieur n’avait pas été élevé à se promener avec 40,000 francs dans son porte-monnaie. La liasse de billets de Banque qu’il avait en poche ne laissait pas de l’inquiéter un peu. En homme prudent, il garda la main dessus, de Lannion à Paris. En arrivant, il avait le bras engourdi.

Harassé de fatigue, les jambes brisées, il gagna la salle où il est d’usage que les voyageurs attendent leurs bagages pendant quelques quarts d’heure. Il venait de s’asseoir, lorsqu’il s’entendit appeler par une voix joyeuse.

—Eh! monsieur l’ingénieur! monsieur l’ingénieur!

Il se retourna, et le long de la grille si ingénieusement disposée pour séparer les arrivants de leurs amis venus au-devant d’eux, il aperçut un gros homme à face épanouie qui lui faisait toutes sortes de signes d’amitié. Il courut à lui.

—Enfin, vous voilà, monsieur l’ingénieur, dit l’homme, j’ai reçu votre lettre, je vous attendais. Avez-vous fait bon voyage, au moins?

—Pas des meilleurs. Ah! père Lantier, si vous n’aviez pas eu ma parole! Enfin, j’ai l’argent.

—Chut!... plus bas, au nom du ciel... si on vous entendait! Est-ce qu’on parle d’argent comme cela tout haut? Le mien est prêt aussi; je l’ai porté à la Banque. Chez moi, il m’empêchait de dormir. Nous allons le faire un peu travailler, cet argent, s’il vous plaît.

—Oui, dit Pascal avec un soupir, il s’agit de ne pas perdre la partie.

—Perdre la partie, monsieur l’ingénieur, avec tous les atouts en main; vous voulez rire, sans doute. Ah çà! vous descendez chez moi, ici, à deux pas.

—Mais, mon brave ami, je vais vous gêner horriblement.

—Me gêner! un homme comme vous. Ah! vous ne me feriez pas l’injure de descendre à l’hôtel! Vous ferez un bon somme jusqu’au déjeuner, nous causerons après. Allez, j’ai déniché une fameuse affaire. Je vais toujours chercher une voiture.

Si Lantier ne tira pas le canon pour M. l’ingénieur, c’est qu’il n’avait pas de canon. Mais la maison avait été mise sens dessus dessous; une bonne chambre bien chaude, une bouteille de vieux vin, un bouillon délicieux attendaient Pascal. Lorsqu’il fut prêt à se mettre au lit:

—Je vous quitte, lui dit Lantier; s’il vous manque quelque chose, appelez...

—Merci, je n’ai besoin que de sommeil. A tantôt, mon cher associé.

Le brave homme referma doucement la porte et s’éloigna sur la pointe du pied.

—C’est pourtant vrai, se disait-il, je suis son associé. Qui m’aurait dit cela, que je deviendrais l’associé d’un homme comme lui, qui était le premier des ponts et chaussées!

Jean Lantier, l’associé de Pascal, est à cette heure un des entrepreneurs aisés de Paris. Il ne sera jamais très riche, parce qu’il n’est pas ambitieux. Il compte se retirer des affaires aussitôt qu’il pourra donner 50,000 écus à chacune de ses filles; il en a trois, tout en gardant pour lui une vingtaine de mille livres de rentes.

Il y a vingt ans, Jean Lantier roulait la brouette sur une grande route, au service des ponts et chaussées. Il était gai et bien portant. Comme il gagnait 67 francs par mois,—déduction faite d’une retenue pour la caisse des retraites,—comme il avait une bonne conduite et qu’il n’était pas mal de sa personne, il trouva un bon parti pour s’établir.

Il se maria, et reçut en dot, de son beau-père, une somme ronde de 6,000 francs en bons écus sonnants. Sa femme était douce, jolie, bonne ménagère; il se trouva le plus heureux des hommes.

Mais les enfants vinrent. La famille augmenta, les appointements restèrent les mêmes, la gêne entra dans le ménage. Jean Lantier ne gagna plus que juste de quoi s’empêcher de mourir de faim, lui et les siens. On mettait de côté autrefois, il fallut prendre au sac.

—«Cela ne peut durer ainsi,» grommelait sans cesse Lantier. Et un beau jour il fit un coup de tête.

—«Au petit bonheur,» dit-il. Il rendit à l’administration pelle et brouette, malgré sa femme qui l’engageait à patienter.

A la tête d’un capital de 2,000 écus, il se lança dans les entreprises de terrassements. Mais en tout il faut un apprentissage: il l’apprit à ses dépens. Sa première affaire engloutit la moitié de son avoir. Il ne se découragea pas. Sentant l’insuffisance de son instruction, il travailla, le soir, et même fit la dépense de quelques leçons. Après deux ou trois entreprises de blanc, c’est-à-dire sans profits ni pertes, il regagna le capital perdu, le risqua de nouveau, l’augmenta, et finalement le doubla.

A quarante ans, il était à la tête de 40,000 francs qui ne devaient pas un centime à personne. Et il avait bien vécu, et ni la femme ni les enfants n’avaient enduré de privations.

C’est vers ce temps que Jean Lantier fit la connaissance de Pascal, qui dirigeait les travaux dont il avait la concession.

Le jeune ingénieur se prit d’amitié pour son entrepreneur. C’était un homme laborieux, intelligent, on pouvait compter sur lui. Tous ceux qui le connaissaient l’estimaient. Ses confrères l’appelaient un gâte-métier, parce qu’une fois un traité signé, il avait l’habitude de l’exécuter, dût-il y perdre.

Il arriva que Pascal eut l’occasion de rendre un assez grand service à son entrepreneur. Contre l’ordinaire, l’obligé fut reconnaissant. Jean Lantier, qui avait toujours professé une grande vénération pour les ponts et chaussées, reporta tout cette vénération sur le jeune ingénieur. Bientôt son admiration n’eut plus de bornes, il allait partout chantant ses louanges, et tout le bien qu’il disait, il le pensait.

Les travaux terminés, l’entrepreneur ne perdit point Pascal de vue. Il allait le voir assez souvent, tantôt pour le seul plaisir de causer avec lui, tantôt pour lui demander un conseil. Sans trop savoir pourquoi, Lantier se serait jeté dans le feu pour son ami l’ingénieur.

Cependant, la dernière année d’études de Pascal touchait à sa fin, et déjà il songeait sérieusement à donner sa démission. S’il hésitait, s’il tardait encore, c’est qu’il désirait trouver tout de suite à utiliser son activité et ses aptitudes. Il attendait avec impatience le résultat de certaines démarches qu’il venait de faire près d’une grande Compagnie de chemin de fer.

La réponse tardait à venir.

Jean Lantier, sans s’en douter, mit fin aux incertitudes du jeune homme.

On était alors au fort des démolitions de Paris, si toutefois elles ont diminué. Des quartiers entiers recevaient congé, des rues populeuses tombaient, et étaient comme par enchantement remplacées par des voies nouvelles. Lantier rêvait de devenir démolisseur.

C’est une profession toute moderne, qui a ses héros et ses dupes, mais qui compte bon nombre de millionnaires.

Avant de rien tenter, cependant, avant de confier son sort et son argent à une soumission cachetée, l’entrepreneur était venu consulter le jeune ingénieur. Le brave homme se grisait de ses espérances, ses projets lui montaient à la tête. Il en parlait sans cesse, et avec la volubilité de l’enthousiasme; il les exposait avec la clarté de la conviction.

Il eut vite mis Pascal au courant. Il lui expliqua les mystères d’un métier alors bien moins connu qu’aujourd’hui, et lui en montra le fort et le faible. Il parlait en expert, ayant longtemps étudié «le bâtiment,» aussi bien pour la démolition que pour la construction. Lorsqu’on a mis quarante ans à amasser sou à sou 40,000 francs, on ne les expose pas volontiers sur une seule carte.

Mais Lantier était sûr de son fait. Il avait déjà essayé quelques petites spéculations qui lui avaient réussi; il avait eu des huitièmes, des douzièmes de lots, et il ne regrettait qu’une chose, d’avoir été trop timide, trop prudent. Il avait au reste la vocation. Jamais démolisseur ne tira plus ingénieusement parti des vieux matériaux: il est le premier qui ait eu l’idée d’entreprendre en grand la vente des bois de démolition comme bois à brûler. Il occupe vingt hommes dans le vaste chantier qu’il a établi près de l’ancienne barrière de Monceaux, et chaque jour il s’y débite des centaines de stères de gros bois, qu’achètent les gens aisés, et des milliers de petits fagots à cinq sous, chauffage économique des pauvres ménages.

Involontairement, Pascal prêta toute son attention à un homme si sûr de réussir qu’il se faisait fort de doubler son capital en moins d’un an.

—Voyez-vous, monsieur l’ingénieur, disait Lantier, voici comment la chose se passe: La ville veut démolir un quartier pour le reconstruire, n’est-ce pas? Il lui faut bien déblayer le terrain et jeter bas les vieilles constructions. Que fait-elle, alors? elle divise son quartier par lots de deux, de quatre, de dix maisons, cela dépend; puis elle met ces lots en adjudication. Les entrepreneurs soumissionnent, et celui qui offre les conditions les plus avantageuses a le lot. Vous comprenez bien qu’entre gens du métier, on est assez raisonnable pour s’entendre et ne pas laisser tomber les prix. Qu’on ait donc une adjudication sur cinq ou six, et on fait joliment ses affaires...

—Mais il faut beaucoup d’argent, objecta Pascal.

—Pas tant que vous croyez. La ville fait crédit. Elle se contente d’un cautionnement qui varie selon l’importance du lot. Mais on n’est pas longtemps à se faire de l’argent comptant. Tout se vend, voyez-vous, dans une maison, du pignon aux fondations, de la cave au grenier. On construit, si on démolit, et ceux qui font construire ont du bénéfice à acheter du vieux qui fait d’ailleurs tout aussi bon usage que du neuf; ils ont vite débarrassé les démolisseurs de leurs marchandises. On leur cède les ardoises, les portes, les fenêtres, les cheminées, les carreaux, les escaliers, tout enfin, de la pierre, du bois et du fer. Des lattes de la toiture, on fait des fagots à deux sous, on débite les poutres trop vieilles pour resservir, on nettoie les briques, et on trouve encore à se défaire des platras...

—Mais gagne-t-on vraiment de l’argent?

—A boisseaux, monsieur l’ingénieur, à boisseaux...

Et tenez, vous connaissez bien le grand Joigny, n’est-ce pas, qui travaillait avec moi? eh bien! à cette heure il a une voiture, oui, monsieur, une voiture, et il l’a payée, et elle est à lui... Pourtant il était bête et paresseux, et il a commencé avec deux sous qu’il avait empruntés. Ah! si j’avais cent mille francs au lieu de quarante mille, et le bonheur d’avoir un homme comme vous avec moi...

Lantier s’arrêta, s’apercevant que son auditeur ne l’écoutait plus.

—Ah! murmurait Pascal, répondant à ses pensées secrètes, c’est bien tentant.

—Quoi! comment! que dites-vous! s’écria l’entrepreneur, le cœur vous en dirait-il? Non, ce serait trop de chance. C’est pour le coup que ma fortune serait faite. Qu’est-ce qui me manque à moi? c’est de voir en grand. Les grosses affaires me font peur, et je manque les meilleures occasions. Ensuite il faut se faire des relations, comme on dit, voir l’un, voir l’autre, causer avec les gros bonnets pour se tenir au courant, et moi je n’ose pas; tandis qu’avec vous!... ah! je n’aurais plus peur de m’enfoncer; j’irais trouver le préfet lui-même, oui, et je lui dirais: «Vous voulez démolir Paris; soit, je m’en charge, et voilà monsieur l’ingénieur qui vous le rebâtira, et un peu mieux, j’ose le dire, que tous vos architectes.»

L’enthousiasme du brave homme fit sourire Pascal.

—Vous riez, continua-t-il, je ferais pourtant comme je le dis. Ce n’est pas tout d’abattre, il faut reconstruire: voilà votre affaire. Et à cela encore on gagne gros. De trois vieilles maisons on en fait une neuve. Ce n’est pas plus malin que ça... Mais bast, est-ce que vous songez seulement à ce que je vous débite là?

—Écoutez, Lantier, reprit Pascal, j’ai besoin de réfléchir à tout ce que vous venez de me dire. Je puis compléter les cent mille francs, et il est possible que je réalise votre idée d’association. Repassez dans trois jours, et je vous rendrai réponse.

Au jour indiqué, longtemps avant l’heure, Lantier, qui ne vivait plus, se présentait chez l’ingénieur, le cœur battant de crainte et d’espoir.

—Eh bien! lui dit Pascal, dès qu’il entra, j’ai réfléchi, c’est une affaire conclue.

Lantier faillit devenir fou de joie.

—A nous Paris! s’écria-t-il.

Et dans son exaltation, il embrassa son ingénieur, et ensuite lui demanda pardon de la liberté grande.

Il fut alors convenu que Pascal allait partir pour la Bretagne afin de se procurer l’argent nécessaire. L’entrepreneur, de son côté, devait, pendant le voyage de son associé, réunir ses capitaux et se mettre en quête de quelque bonne affaire, car il s’agissait de ne pas perdre une minute.

Les deux associés prouvèrent bien qu’ils connaissaient la valeur du temps. Dès le jour de son arrivée, Pascal trouva la besogne préparée. Il avait à peine déjeuné, après s’être bien reposé, que Lantier alla chercher une grande feuille de papier sur laquelle il avait pris ses notes, et lui démontra la nécessité d’acheter une demi-douzaine de maisons de la rue de la Harpe, qu’on démolissait alors pour faire place au boulevard Saint-Michel.

Lorsque Lantier eut fini, ils convinrent d’aller ensemble le lendemain visiter leurs acquisitions futures. Il s’y rendirent en effet, et, après une journée passée à mesurer, à calculer, à estimer la valeur approximative de chaque chose, ils arrêtèrent leur prix définitif, et le soir même Pascal rédigea la première soumission de la société Pascal et Lantier.

Ils avaient toutes chances d’être adjudicataires, car leur offre était élevée; mais pour leur première affaire ils étaient décidés à se contenter d’un très-petit bénéfice, suffisant cependant, eu égard aux chances de perte: une trentaine de mille francs environ, à leur estimation. Cela fait, ils n’avaient plus qu’à attendre le résultat.

Cependant Pascal ne pouvait demeurer éternellement chez son associé, bien que celui-ci l’eût vivement désiré. Il se mit à la recherche d’un domicile, recherche pénible, et, après avoir gravi une centaine d’étages, il finit par arrêter un petit logement tout meublé qui ne lui convenait pas le moins du monde; mais cet appartement était à deux pas de l’Hôtel de Ville, désormais le centre de ses opérations. C’est en effet sous les combles de l’hôtel de la préfecture de la Seine, dans une galerie vitrée, à cent quatre-vingts marches au-dessus du sol, que se traitent toutes les affaires de grande voirie.

Pascal était à peine installé dans son nouveau domicile, qu’il vit accourir Lorilleux, prévenu enfin de son retour. Le médecin n’avait pas été sans inquiétude depuis un mois. Qu’était devenu le futur mari de sa sœur? que comptait-il faire? reviendrait-il? Et il se désespérait. Aussi venait-il vite prendre de ses nouvelles.

En entrant chez son ami, il se heurta contre Jean Lantier qui sortait, mais il ne prit pas garde à cet homme qui portait le costume des ouvriers aisés.

—Enfin, je tiens mon déserteur, cria-t-il dès la porte; le voici revenu, le pigeon voyageur; laisse-moi te serrer les mains et me poser en point d’interrogation. Ah çà! que signifie cette fugue, daigneras-tu me l’apprendre?

—Oh! très volontiers, d’autant qu’il n’y a plus à revenir maintenant sur ma détermination...

—C’est-à-dire que tu redoutais mes conseils, ta folie se défiait de ma sagesse. Très bien! je suis fixé; tu as dû faire des choses insensées.

—Je ne le pense pas.

—Excuse-toi, alors, défends-toi, j’écoute.

—Eh bien, mon cher ami, je suis marchand de maisons en vieux, maçon en gros, entrepreneur de démolitions, si tu l’aimes mieux.

—Oh! c’est impossible! exclama le médecin, toi, un ancien élève de l’École polytechnique?... tu veux sans doute plaisanter.

—Pas le moins du monde, et ce gros homme couvert de plâtre que tu as heurté en entrant est mon associé; il venait m’apprendre que nous sommes adjudicataires de neuf maisons rue de la Harpe; nous allons y mettre le pic dès demain.

Alors il raconta au médecin l’histoire de l’association, du voyage en Bretagne, des quarante mille francs, de la colère de M. Divorne.

Lorilleux, en l’écoutant, semblait plus surpris qu’un homme qui tombe des nues. A chaque instant il poussait des exclamations d’étonnement, des oh! des ah! il levait vers le ciel des bras désespérés. Enfin, lorsque Pascal eut fini:

—Cher ami, lui dit-il, tu as perdu la tête, il n’y a rien à faire à cela. Tu crois que la vie est un roman, et tu as agi comme un héros de feuilleton. Quand Paul Féval veut du bien à un de ses personnages, il lui fait cadeau d’un million, sans bourse délier. Mais dans la vie réelle, on ne trouve pas de millions comme cela.

—Qui sait? répondit Pascal avec une nuance de fatuité.

—Ce n’est pas un conseil qu’il te faut, reprit le médecin, mais bien une douche. Tu n’es qu’un poète égaré à l’École des ponts et chaussées, qui pourtant est bien loin du Parnasse. Aurait-on cru cela d’un mathématicien? Mon pauvre ami, tu ne sais rien de l’existence, ni de ses difficultés, et je vois avec douleur que tu vas l’apprendre à tes dépens. Je devais pourtant te servir d’exemple.

—Sais-tu bien que tu n’es pas encourageant!

—Hélas! c’est que je suis dans le vrai.

Sur ce sujet, la conversation en resta là. Comme l’avait dit Pascal, il était trop tard pour revenir sur ses pas, et Lorilleux aurait inutilement froissé son ami.

Mais le médecin sortit plus mécontent qu’il ne l’avait jamais été. Cette frasque de son ami coûtait, il se le disait au moins, quarante mille francs à sa sœur; car il considérait cet argent comme perdu, et il en faisait son deuil. Une chose cependant le consolait, c’est que probablement cette expérience refroidirait singulièrement Pascal, et le ramènerait à des idées plus positives. On dit que les folies passées sont un gage de sagesse pour l’avenir. Mieux valait que l’étourdi dépensât quarante mille francs avant son mariage que de se ruiner lorsqu’il serait père de famille. Cette école, d’ailleurs, ne le ruinait pas. Il avait encore à attendre de sa famille une jolie aisance.

Telles étaient les réflexions de Lorilleux. Enfin, comme à quelque chose malheur est toujours bon, il songeait, non sans une certaine satisfaction, que cet événement mettait Pascal sous sa main. Ainsi, il restait près de lui, et il comptait bien redoubler de soins et l’entourer d’une plus sévère surveillance. Ainsi, il ne lui échapperait certainement pas; tandis que, nommé ingénieur en province, il aurait fort bien pu se marier sans prévenir son ami. Que seraient alors devenus ses projets?...

On peut penser après cela que le médecin fut l’hôte fidèle de Pascal, il venait presque tous les jours passer la soirée avec lui.

—Comment va le roman? demandait-il de temps à autre.

—Mais pas mal, répondait l’associé de Jean Lantier.

En effet, si l’entreprise était romanesque, les bénéfices étaient réels. Les maisons de la rue de la Harpe avaient donné moins qu’on ne l’espérait, mais quelques autres avaient rendu davantage. Deux lots importants près de Saint-Lazare avaient surtout procuré des bénéfices tout à fait inespérés.

Il est vrai que les deux associés, Pascal la tête et Lantier les bras, ne ménageaient pas leurs peines, ni leurs démarches. Pascal courait du matin au soir, faisait dix visites, rédigeait les marchés et les soumissions, assiégeait les commissions et les bureaux de l’Hôtel de Ville. Lantier, dans le plâtre jusqu’aux genoux, comptait les pierres et les poutres, et ne reculait pas devant les litres de vin nécessaires à la conclusion des petites ventes.

Cette activité donnait beaucoup à penser à Lorilleux, et il n’était pas sans remarquer l’air heureux des deux associés. Pascal prenait plus d’assurance, on devinait à son aplomb l’homme qui réussit. Le ventre de Lantier s’arrondissait.

—Il ne me trompe donc pas, se disait le médecin, il réussit donc. C’est prodigieux, c’est invraisemblable; mais enfin, tant mieux, c’est pour ma sœur qu’il travaille, et je dois doublement me réjouir, comme ami et comme beau-frère.

Les parents de Pascal avaient naturellement été les premiers instruits du succès de ses entreprises. On n’avait pas voulu l’écouter lorsqu’il était à Lannion, il savait bien qu’on le lirait. Il ne se faisait pas faute d’écrire souvent; mais madame Divorne seule répondait. Toutes les semaines, régulièrement, elle adressait à son fils une bonne lettre, bien longue, bien tendre, comme savent seules en écrire les mères. Pour l’avoué, il s’obstinait à garder le silence; il semblait avoir perdu l’usage de la plume.

Dans les commencements, Pascal s’affligea beaucoup de cette obstination de son père; peu à peu, il s’en inquiéta moins, sachant bien qu’il se rendrait et que sa rancune ne tiendrait pas devant de bons et solides arguments, sur l’État ou sur première hypothèque.

Et ces arguments, le jeune ingénieur était en état de les fournir. Les affaires allaient de mieux en mieux, les démolisseurs ne savaient où donner de la pioche; si bien que les associés, lorsqu’ils firent leur inventaire, au bout de deux ans, trouvèrent que chacun d’eux possédait un peu plus de cent soixante mille francs. Les pièces de vingt sous étaient devenues des pièces de cinq francs, pour parler comme Jean Lantier.

Ce résultat féerique éblouit Lorilleux. Il voulut douter, mais il fallut bien se taire, les chiffres étaient là.

—Peut-être devrais-tu t’arrêter, dit-il à son ami; ne compromettras-tu pas dans tes spéculations futures ce que tu as si heureusement gagné?

Pascal n’entendait pas de cette oreille. Il ne s’était pas fait, comme il le disait, maçon en gros pour s’arrêter en si beau chemin. Le médecin dut imposer silence à la voix inquiète qu’il nommait sa prudence. Il se résigna à penser que sa sœur aurait voiture, et il se promit bien de la lui emprunter quelquefois, pour éblouir certains clients qui s’obstinent à ne pas croire au talent qui va à pied.

Mais Pascal ne songeait pas encore à la voiture, ou du moins n’en parlait pas. Seulement, comme il se trouvait fort mal dans son petit logement, il résolut de se donner un peu ses aises. Il aimait le confortable, et pensait l’avoir bien gagné.

En conséquence, il loua dans la rue de Rivoli un joli appartement dont les fenêtres donnaient sur le square Saint-Jacques. Il ne le paya guère plus de trois fois ce qu’il valait. La vue, il faut tout dire, était comprise dans le prix.

Cette vue était une des plus belles de Paris, elle n’était pas encore masquée par ces deux malencontreux théâtres, niaises et prétentieuses constructions, près desquelles la tour Saint-Jacques, cet inimitable bijou, semble une protestation de l’art et du bon goût.

En homme prudent qui veut pouvoir faire une réparation ou un embellissement, sans risquer le lendemain d’être augmenté ou de recevoir congé, Pascal fit un bail. Outre le prix de son loyer, il avait à acquitter divers petits frais qui augmentaient d’un sixième le prix convenu; mais il ne voulut pas chicaner pour si peu: il faut bien se conformer à l’usage.

Il paya six mois d’avance, prêta entre les mains du portier le serment de se conformer aux usages de la maison, signa un état de lieux qui lui coûta cent dix-sept francs cinquante-cinq centimes, remplit diverses autres formalités, et enfin fut chez lui. A Paris, avoir un chez-soi n’est pas plus difficile que ça.

Puis il mit les ouvriers dans son appartement. Des sept pièces qui le composaient, il en fit trois, et alors il put recevoir plus de deux personnes à la fois, étendre les bras sans danger de se faire du mal aux mains, et éternuer sans risquer de casser le globe de sa pendule.

Le propriétaire le laissa tailler à sa fantaisie, se promettant bien de lui faire payer très cher, plus tard, ces dégradations à son immeuble.

C’est alors que Pascal fit vraiment des folies. Il trancha du Crésus, et ne dépensa pas moins d’une douzaine de mille francs pour dorer ses lares. Pour ce prix il eut quelques beaux meubles, des tapis, des étoffes de bon goût et trois ou quatre de ces bronzes qu’on ne rencontre pas sur toutes les pendules des coiffeurs élégants.

Chose singulière! Lorilleux en cette circonstance parut oublier son rôle de Mentor. Loin de prêcher l’économie, il poussa presque à la dépense. Il avait calculé que l’appartement serait assez grand pour un jeune ménage, et il pensait que l’achat des meubles était une dépense nécessaire qu’il valait autant faire de suite. S’il s’intéressait si vivement aux dispositions de l’appartement, au bois des meubles, à la couleur des tentures, c’est qu’il meublait par la pensée l’appartement de sa sœur. Sa conviction était telle, qu’il empêcha son ami d’acheter un petit tableau de Boucher, un chef-d’œuvre, parce qu’il trouvait le sujet peu convenable.

C’était cependant une occasion unique.

C’est vers cette époque que, tout à coup, le bruit des immenses richesses de Pascal se répandit à Lannion. Il avait remué ses louis d’or, et leurs tintements étaient venus aux oreilles de ses compatriotes. Toute la ville sut bientôt à n’en pas douter que le fils de M. Divorne était trois ou quatre fois millionnaire, pour le moins.

Cette incroyable nouvelle avait été apportée par deux enfants de la ville, qui, après être venus tenter fortune à Paris, retournaient au pays, Gros-Jean comme devant, plus pauvres de quelques mille écus, mais riches de cette conviction qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Ils avaient eu besoin de Pascal et l’avaient trouvé au moment critique.

Les braves gens mesurèrent le luxe de leur compatriote à leur reconnaissance, et ils racontèrent à qui voulut les entendre qu’il roulait voiture et habitait dans la capitale un palais des Mille et une nuits.

On ne les croyait qu’à demi, lorsque tous les faits qu’ils avaient avancés furent confirmés et au-delà par un jeune étudiant auquel Pascal avait prêté une fois quatre-vingts francs pour aller au bal masqué, et cent francs un autre jour pour apaiser un tailleur menaçant.

Ce jeune homme, qui avait dîné quelquefois chez Pascal, ne tarissait pas à son sujet. Les meubles de chêne et les bronzes l’avaient ébloui: on ne sait pas encore au Quartier Latin tout ce qui se fabrique à Paris de vieux chêne avec du carton-pâte verni, et de bronze florentin avec du mastic préparé par la galvanoplastie.

Cet étudiant, qui en était encore à s’étonner des magnificences et de la générosité de Pascal, stupéfia ses compatriotes par ses descriptions, faites de bonne foi. Selon lui, l’ingénieur se lavait les mains dans l’or, et, la nuit, reposait sur des matelas de billets de banque.

Les exagérations admises comme choses certaines, Pascal fut plus admiré qu’il n’avait été honni. Les pères qui avaient tremblé autrefois d’avoir un pareil fils, le citèrent en exemple à leurs enfants; ceux qui l’avaient le plus maltraité ne se pardonnaient pas cette offense, ce crime de lèse-capital. Ah! l’argent est un avocat puissant!

Le résultat immédiat et le plus clair de ce revirement d’opinion fut pour Pascal une avalanche de lettres: on se rappelait à son souvenir, on sollicitait sa protection pour un neveu, on lui dénonçait les gens qui avaient mal parlé de lui. Un conseiller municipal se hasarda à lui écrire et à faire un appel à «son bon cœur, au nom des pauvres de Lannion, sa ville natale.»

Pascal ne répondit à personne, mais il mit sous pli cinq cents francs pour les pauvres. A cette munificence royale, on vit bien que sa fortune n’avait pas été exagérée; on reconnut à ce trait l’homme dont la signature sur un chiffon de papier donne à ce chiffon la valeur de l’argent comptant. On le salua millionnaire. Quant à demander où et comment il avait gagné cette fortune énorme, personne n’en eut l’idée. Ce sont là d’indiscrètes questions qu’on adresse seulement aux pauvres diables.

Par suite de ces petits événements, l’importance de M. Divorne s’accrut singulièrement; sa considération grandit de cent coudées. Il recueillit les bénéfices des succès de son fils. Il rejaillit sur son front quelques-uns des rayons d’or qui faisaient l’auréole de Pascal. On salua avec vénération le père d’un homme si riche.

Et pourtant, l’avoué était le seul à ne pas ajouter foi à ce qu’il appelait des cancans de petite ville. Pascal avait bien écrit qu’il gagnait de l’argent; mais était-ce probable? Il avait prédit à son fils qu’il se ruinerait; la prédiction devait s’accomplir, car un père ne doit pas se tromper, et tous les jours il s’attendait à le voir revenir réduit à la besace.

L’envoi des cinq cents francs, bien vite connu de tout le monde, ébranla ses convictions. Qui lui garantissait la fausseté de tous ces on-dit? Tous les jours on voit des choses plus surprenantes. Il s’inquiéta, et son esprit fut singulièrement troublé. Toutes ses idées étaient bouleversées, et il ne savait pas encore au juste s’il devait s’affliger d’avoir été mauvais prophète, ou de se réjouir du succès de son fils, à supposer que ce succès fût réel.

Cet état d’incertitude était insoutenable pour l’avoué. Mais il ne voulait pas que l’idée d’aller s’assurer des faits parût venir de lui. Il amena fort adroitement sa femme, qui ne demandait pas mieux, à le presser de faire le voyage de Paris. Pour sauver les apparences, il résista quelque temps, faiblement il est vrai, et enfin eut l’air de se rendre aux sollicitations d’une mère inquiète. Un beau jour il s’avoua vaincu, et comme il avait pris ses mesures à l’avance, il se décida tout à coup, et partit sans crier gare. Il voulait surprendre son fils, qu’il ne surprit pas le moins du monde.

Pascal causait fort tranquillement avec Lorilleux, qui lui consacrait presque toutes ses soirées, lorsque son père entra. Il fut médiocrement étonné, mais très-joyeux; depuis longtemps il espérait et attendait ce petit triomphe. C’est avec un bonheur réel qu’il embrassa son père, lequel en cette circonstance se départit de sa froideur habituelle, et s’attendrit, bien qu’il y eût un témoin de sa faiblesse.

Du premier coup d’œil, l’avoué comprit qu’il devait y avoir du vrai dans les lettres de Pascal; aussi fut-il un peu honteux de sa longue «fermeté,» mais il n’en laissa rien paraître, et prit à tâche de se montrer aimable et affectueux.

Comme il voulait des renseignements, il raconta longuement et gaiement les bruits qui avaient agité Lannion. Pascal, tout en riant beaucoup de l’imagination fertile de ses compatriotes, ne voulut pas laisser plus longtemps son père dans le doute, et en quelques mots il lui exposa le chiffre de sa fortune. Il possédait environ huit mille livres de rentes, gagnées en un peu plus de deux ans.

Il y avait loin de ce revenu modeste aux millions dont on l’avait gratifié; c’était peu en comparaison. Mais ce peu sembla encore énorme à l’avoué. Faisant un retour sur lui-même, il se rappela qu’à l’âge de vingt-six ans, qu’avait alors son fils, il était, lui, simple second clerc dans une étude de province, aux maigres appointements de mille francs l’an. Tant d’argent gagné en si peu de temps choquait toutes ses idées. Il ne put s’empêcher de dire que ce bien était, à son avis, trop facilement acquis. Il vanta l’époque où l’on mettait vingt-cinq ans à amasser quatre mille livres de rentes, sans penser que cent mille livres de cet âge d’or représentaient presque cent mille écus de notre âge de fer.

Puis, comme il était de ces hommes qui veulent avoir raison encore, lorsque l’évidence leur a démontré leur erreur, il remonta son dada favori, et prouva clair comme le jour à son fils qu’il avait eu le plus grand tort de donner sa démission et de ne pas écouter les conseils sensés d’un père qui avait plus d’expérience que lui. Mais il le fit sans amertume et uniquement pour conserver ses avantages.

—Tu aurais les millions qu’on te prête, dit-il à son fils, je te le répéterais encore: tu as eu tort. Je suis trop ferme en mes principes pour qu’un succès les fasse varier. Tu as réussi, mais tu devais échouer. Une exception ne fait rien à la règle, et tu es une exception.

Pascal convint de tout avec la meilleure grâce du monde. A quoi lui aurait servi de combattre des opinions plus solides que le roc, que la mer use à la longue? Il aurait eu d’ailleurs affaire à deux adversaires, car Lorilleux prêtait à l’avoué l’appui de son éloquence. Lorilleux triomphait enfin, il trouvait quelqu’un qui entendait la vie comme lui; il abusa de ses avantages.

Cette première soirée mit au mieux l’avoué et le médecin, et les quinze jours qui suivirent ne firent qu’accroître l’estime et l’amitié qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Plus ils causaient, et mieux il leur était démontré qu’ils s’entendaient sur tous les points. Le machiavélique Lorilleux profita très habilement de cette bonne fortune pour s’établir solidement dans le cœur du père de son ami. Même, avec des précautions et une délicatesse infinies, il osa parler de l’établissement futur de Pascal, et fut au comble du bonheur lorsqu’il crut découvrir que M. Divorne ne regarderait pas à la dot de la femme que choisirait son fils.

Quinze jours passèrent comme un songe pour l’avoué; il aurait été parfaitement satisfait, si Pascal avait eu quelqu’un de ces titres qui font si bon effet sur une carte de visite; mais il n’en avait aucun, car on ne peut décemment s’intituler «démolisseur.» Il ne put s’empêcher de communiquer son chagrin à son fils.

—Si on me demande ce que tu fais, lui dit-il, que répondrai-je?

—Eh! cher père, répondit Pascal, ne suis-je pas toujours ingénieur et plus que jamais architecte? Dites, si vous le voulez, que j’ai rebâti Paris.

—Tu plaisantes toujours, fit l’avoué avec humeur. Quand donc seras-tu sérieux comme M. Lorilleux! voilà un homme posé, au moins, et qui entend la vie. Tu es heureux en tout, car tu peux te vanter d’avoir là un ami qui t’est dévoué, et c’est chose rare.

Jean Lantier aussi plut beaucoup à M. Divorne. Il avait bien été un peu surpris de voir à son fils un tel associé qui aurait porté la veste ronde avec plus d’aisance que la redingote, mais la rondeur du bonhomme le charma. L’entrepreneur, en l’honneur du père de son associé, avait donné un grand dîner, et l’ordonnance du repas, la magnificence de la vaisselle, l’excellence des vins, mirent le comble à l’étonnement de l’avoué, qui ne se doutait pas que le même homme pût passer ses journées dans les débris et les gravats, et rentrer le soir dans un intérieur si confortable, pour ne pas dire si luxueux.

Enfin, M. Divorne partit enchanté, en faisant promettre à son fils de venir tous les ans au moins une fois passer quelques jours à Lannion.

—Décidément, dit-il à sa femme, lorsqu’il fut de retour, notre fils est dans une très belle position.

On peut juger du ravissement de madame Divorne.

—Sans doute, se disait-elle, Pascal songera bientôt à se marier, et c’est à moi de chercher une jeune fille digne d’avoir un tel mari.

La même idée, à peu près, était venue à Jean Lantier.—Si je pouvais marier une de mes filles à monsieur l’ingénieur, quel bonheur pour elle, quel honneur pour moi: avoir dans ma famille un homme qui était le premier à l’École des ponts et chaussées! Il faudra voir. J’ai trois filles qui seront bientôt en âge, elles sont jolies, bien élevées... ma foi! je lui donnerai le choix.

Ainsi, de trois côtés à la fois, la liberté de Pascal était menacée; lui ne s’en doutait guère.

IV

La visite de M. Divorne, deux voyages en Bretagne pour embrasser sa mère, tels furent, pendant six ans, c’est-à-dire jusqu’à l’année dernière, les plus grands événements de l’existence de Pascal.

C’est dire le calme de sa vie, la régularité de ses habitudes. Tous les plaisirs étaient à sa portée, il avait ce qui manque si souvent à la jeunesse, l’argent et la liberté, mais il n’en abusa pas. Le diable s’était fait ermite avant d’être vieux. Jamais jeune homme ne vécut plus loin des jouissances stupides et peu avouables où se ruent avec fureur la jeune finance, monnaie de billon des gros traitants du siècle passé, et la phalange grotesque des gandins, troupe idiote qui vise aux vices des princes de la fatuité et n’atteint qu’au ridicule. Sans être l’idéal de la vertu, Pascal eût bien mérité d’une belle-mère.

Mais il ne faudrait pas lui faire trop honneur de cette sagesse exemplaire. Une bonne partie des éloges doit revenir à Lorilleux, qui veillait sur son ami avec la sollicitude d’une mère, non sur son fils, mais sur sa fille. Nuit et jour, Argus aux cent yeux toujours ouverts, le médecin montait la garde autour de son futur beau-frère. Il aurait rendu des points au dragon qui faisait sentinelle devant la porte du jardin des Hespérides, et qu’Hercule tua dans sa guérite, autant pour voler des pommes que pour donner une grande leçon aux factionnaires à venir.

Une ou deux fois Pascal faillit avoir une liaison un peu sérieuse. C’est alors que le médecin montra toute son habileté. Il était bien l’homme des petits moyens; petites ficelles, petites ruses, il ne recula devant rien pour se jeter à la traverse. S’il dépassa les bornes de la stricte honnêteté, il ne s’en inquiéta guère. Pascal était pour lui un dépôt dont il devait compte. Il le défendit avec la conscience d’un dépositaire scrupuleux, et avec tant d’adresse qu’il n’éveilla aucun soupçon, à ce qu’il crut au moins.

Ce que redoutait surtout Lorilleux, c’était de voir son ami s’en aller dans le monde. Les bals parisiens sont tapissés de toiles d’araignées ourdies par les mamans jalouses de se débarrasser de leurs fillettes, et où viennent se prendre les célibataires étourdis. Le jeune homme à marier marche dans les salons, au milieu de piéges toujours tendus. Qu’il perde la tête un soir, c’en est fait de lui; il est guigné, amadoué, circonvenu, étourdi, pris, lié et marié avant d’avoir eu le temps de se reconnaître. Il n’est pas encore bien décidé à prendre femme, il n’est pas encore sûr de son choix, que déjà il a prononcé le oui fatal.

Le médecin savait fort bien tout cela, sinon par expérience, au moins de bonne source. Aussi mit-il tout en œuvre pour empêcher Pascal de profiter des belles relations qu’il avait et qui lui ouvraient à deux battants toutes les portes. Ne voulant pas que son ami allât dans le monde où il n’aurait pu le suivre toujours, il fit venir le monde à lui. Par ses soins, le salon de Pascal devint le centre, le point de réunion d’un groupe d’hommes de son âge, de société agréable, de relations sûres, tous remarquables à un titre quelconque. Lorilleux les avait sévèrement passés au crible avant de les admettre. Aucun d’eux n’avait de sœur à marier.

Pascal laissait faire. Il s’était fort bien aperçu des petites manœuvres du médecin, mais il ne s’en était pas inquiété. Il était loin d’en deviner le but. Il l’aurait su, qu’il ne s’en serait pas épouvanté. Les gens seuls qui se savent assez faibles pour céder à une obsession, pour sacrifier leur volonté à la volonté d’autrui, redoutent la tyrannie; ils connaissent leur irrésolution, et croient partout voir des attentats à leur liberté: ces gens-là, toujours flottants entre l’opinion de Pierre et l’avis de Paul, sont de terribles compagnons; au moindre mot, ils lèvent l’étendard de l’indépendance, se posent en révoltés, et finissent par en passer où l’on veut. S’ils se marient, leurs femmes portent sous leur crinoline le vêtement qui en ménage est le privilége, à ce qu’on prétend, du sexe fort.

Lorilleux n’eut pas à combattre ces petites révoltes à propos de rien. Pascal était beaucoup trop sûr de sa volonté pour redouter l’influence d’autrui, et, loin d’en vouloir à son ami, il était fort touché de ses attentions. Ce genre de vie, au surplus, était tout à fait dans ses goûts; il n’aimait pas à sortir, et pourtant il aimait la causerie. Jamais il n’était si content que lorsqu’il avait quatre ou cinq bons camarades, et cela arrivait presque tous les soirs, au grand désespoir du portier qui, les jours de pluie surtout, trouvait très mauvais qu’on osât faire monter tant de monde par des escaliers cirés.

Tout le reste du temps de Pascal était pris par ses travaux, dont l’importance croissait de jour en jour. Il suffisait à tout, descendant sans peine aux plus menus détails. Jamais on ne vit entrepreneur plus actif, et cette fièvre d’activité, il avait l’art de la communiquer à tous ceux qui l’entouraient. Il savait reconnaître le zèle, et ne lésinait jamais; il se défiait des économies ruineuses. Aussi ses employés ne se ménageaient pas, et ne gaspillaient jamais son temps; certains de recevoir double salaire s’ils faisaient un travail double, ils se jetaient sur la besogne en gens qui voient au bout un bénéfice assuré. Ainsi, il obtint de si prodigieux résultats, que les confrères rivaux se demandaient s’il n’était pas un peu sorcier. Ils se creusaient la tête à chercher une chose bien simple: Pascal savait se faire aimer et sacrifier à propos un billet de 1,000 francs.

Après avoir bien démoli, les deux associés avaient abordé «la bâtisse,» spéculation épineuse, où le plus habile est exposé à se tromper. Mais en cela aussi ils furent heureux, parce qu’ils avaient raisonné juste.

Pascal et Lantier, sans avoir besoin d’un livre de statistique, savaient que le nombre des gens riches, à Paris comme ailleurs, est fort limité. Ils firent leurs calculs là-dessus. Malheureusement, nos seigneurs les propriétaires, détenteurs aimables du capital, ne sont pas encore convaincus de cette fâcheuse vérité. Leurs architectes ne construisent plus que des palais, somptueuses demeures aux balcons sculptés, aux vestibules dallés de marbre. Le premier étage est destiné aux millionnaires, et il faut avoir des intelligences avec la Banque pour habiter sous les combles. On dit bien à ces entêtés qu’ils font fausse route, que le nombre de ceux qui peuvent mettre plus de 1,000 écus à leur loyer n’est pas grand: paroles et peines perdues.

Plus tard, quand ces palais n’auront trouvé d’autre habitant qu’un portier maussade et insolent, quand les écriteaux auront pendant bien des termes essuyé la pluie et le vent sans amener un locataire, alors les tristes propriétaires de ces improductifs monuments écouteront les plaintes de leur bourse lésée. A grand renfort de cloisons, ils diviseront et subdiviseront leurs appartements magnifiques; mais ils n’en feront pas des logements commodes, et encore seront-ils forcés de les louer très cher. Beaucoup se ruineront à ce métier, et cela sans doute fera réfléchir; ils renonceront aux palais, et reviendront aux maisons.

Plus modestes et plus sensés, Pascal et son associé se contentaient de bâtir des habitations habitables. Un honnête homme qui avait des enfants et moins de vingt mille livres de rentes,—il en est dans ce cas—y pouvait loger. Aussi, à peine terminées, étaient-elles louées de la cave au grenier, à des prix raisonnables, assez avantageux cependant, pour faire suer à l’argent placé sept ou huit pour cent, bénéfice qui n’est pas à dédaigner.

De telles maisons, si facilement louées, se vendaient plus aisément encore. Le bouquet de fête que les maçons placent sur la dernière cheminée n’avait pas le temps de se faner que les acheteurs se présentaient. Pascal se faisait un nom parmi les architectes sérieux, et le capital social grossissait à vue d’œil.

Ce bonheur constant, dû à beaucoup d’habileté et de savoir-faire, taquinait prodigieusement Lorilleux. Faute de savoir se l’expliquer, il se consolait en répétant ce refrain banal, pavé dont les sots qui restent en chemin assomment les gens d’esprit qui réussissent:

—Il a de la chance.

Et lui, Lorilleux, n’avait pas de chance, il le reconnaissait, non sans amertume. Semeur patient, il ne récoltait rien, à l’encontre de ce que promet l’Évangile. Chaque matin il était éveillé par quelque petite déception; tous les jours il trouvait dans ses combinaisons si savantes une erreur de calcul. Et au lieu de s’en prendre à lui, il s’en prenait aux événements; comme si toute l’habileté ne consistait pas en cela: dominer les événements, ou tout au moins les faire tourner à son avantage.

Le médecin avait rêvé la gloire et la fortune, et gloire et fortune semblaient le fuir. Son nom était toujours obscur, et son plus gros client était un droguiste retiré, qui, depuis qu’il habitait la campagne et respirait un air pur, ne pouvait plus respirer.

Aussi, insensiblement, le caractère de Lorilleux s’était aigri; son teint avait pris ce ton bilieux qui est la livrée de l’envie; il devenait tyrannique, susceptible, cassant. Il prenait les choses au pis, et ne cachait plus sa haine ni son mépris pour les hommes. Partout il voyait les intrigants et les fourbes plus adroits que lui, et il déplorait son peu d’adresse.

Le médecin avait encore d’autres soucis qui troublaient son sommeil et assombrissaient son front. Pascal allait être décidément très riche. Cette fortune, venue si vite qu’elle avait déconcerté toutes ses prévisions, l’inquiétait horriblement. Ne serait-elle pas un obstacle? A ne considérer que l’expérience, Pascal, avec vingt mille livres de rentes, devait être beaucoup moins désintéressé que lorsqu’il était relativement pauvre. Lui qui jadis, à chaque spéculation heureuse de son ami, se frottait les mains en pensant à sa sœur, il en était réduit à lui souhaiter quelque bonne petite faillite qui ébréchât un peu son capital.

Il se reprocha amèrement d’avoir tant attendu et résolut de démasquer ses batteries, non tout d’un coup, mais avec une sage lenteur.

Démasquer est bien le mot. Personne au monde ne pouvait se douter des intentions de Lorilleux; sa mère même n’était pas dans la confidence. Ce profond diplomate n’avait jamais rien laissé percer de son secret. Sa sœur, aussi bien que son ami, ignorait ce projet amoureusement caressé pendant quatorze ans. Et quel secret! le rêve d’une vie entière.

Avec une prudence au-dessus de son âge, Lorilleux s’était bien gardé d’admettre son ami dans l’intimité de sa famille. Il avait deviné qu’un mariage est presque impossible entre deux jeunes gens qui ont grandi ensemble. Se voir tous les jours ne peut conduire qu’à une douce et fraternelle amitié. Grâce à d’habiles précautions, mademoiselle Lorilleux et Pascal s’étaient à peine entrevus dans de rares occasions, ménagées avec un art infini. Ils ne s’étaient pas parlé en tout dix fois.

Il s’agissait maintenant pour le médecin de mettre les jeunes gens en présence. Grave affaire; pourtant il lui semblait que toutes les difficultés, sauf cette fortune maudite, étaient aplanies. Pascal allait avoir trente ans, il était doué de tous ces avantages extérieurs qui séduisent une femme. Mademoiselle Lorilleux avait, elle, dix-huit ans, elle était remarquablement jolie, brune, et ravissante de grâces et de distinction. Elle devait à son frère une éducation beaucoup plus sérieuse que ne l’est ordinairement celle des femmes. Enfin, ce frère prévoyant et rigide s’était appliqué à briser la volonté de la jeune fille, exagérant à plaisir sa tyrannie, lui préparant ainsi d’heureux jours pour le temps où elle trouverait un joug moins rude que le sien.

Lorsque le médecin les considérait tous deux, cet ami entouré de tant de soins, cette sœur si tendrement aimée, il ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller et de s’applaudir de son œuvre, tant il les trouvait bien faits l’un pour l’autre. Il les unissait par la pensée, s’installait dans le ménage, et le bonheur dont il les voyait jouir était sa récompense.

Décidé à presser le dénouement, Lorilleux comprit qu’avant tout il devait peu à peu habituer Pascal à l’idée du mariage, le lui faire désirer. C’était affaire de temps. Encore, dans ce travail préparatoire, le médecin avait, sans s’en douter, deux auxiliaires puissants. Madame Divorne ne voulait pas avoir vainement cherché et trouvé une héritière, une belle-fille selon son cœur. Dans toutes ses lettres elle glissait, à côté d’un éloge de sa perle bretonne, quelque délicate allusion matrimoniale. Jean Lantier, en véritable orfèvre, répétait sans cesse qu’un homme était bien fou de se résigner à vivre seul, quand il y a de par le monde tant de charmantes demoiselles qui ont reçu la meilleure des éducations dans les pensionnats les plus renommés de Paris; établissements modèles, où la moins intelligente des élèves apprend bien vite à faire trois toilettes par jour.

Mais Lorilleux, par le fait de ses relations quotidiennes avec Pascal, pouvait agir bien plus directement. Il avait trouvé pour endoctriner son ami une petite combinaison assez ingénieuse. Il avait feint d’être lui-même atteint de matrimoniomanie. Grâce à ce détour, il pouvait tout dire, ses insinuations ne pouvant être regardées que comme les épanchements d’une confiante amitié.

Aussi, comme il disait bien les amertumes de la solitude, les tristesses du célibat! Comme il chantait les douceurs de l’hyménée, le chaste bonheur de deux âmes qui se comprennent et dont l’union a été sanctifiée par l’Église et reconnue par la loi.

Puis il détaillait à plaisir les «causes déterminantes» qui le décidaient. Un homme doit se marier jeune. N’est-ce pas folie que d’attendre pour choisir une compagne l’heure de la décadence? Ainsi font ces vieux éhontés qui semblent moins chercher une épouse qu’une garde-malade.

Qu’apportent-ils, ceux-là, à la chaste jeune fille qu’ils conduisent à l’autel, en échange de ses trésors de jeunesse et de candeur? Un cœur éteint, une imagination flétrie, un corps usé, des ruines, des débris de toutes sortes. Aussi, quel sort les attend! Il faut voir l’intérieur de ces ménages, un an après la signature du contrat. Ah! qu’on est plus sensé mille fois en Angleterre, en Amérique, en Allemagne! Là, chacun épouse la femme qu’il aime, et l’épouse pour elle-même. Pas de ces considérations honteuses qui font, en France, du mariage une spéculation, une affaire d’argent que discutent froidement des notaires, et dont la conclusion dépend d’un chiffre au total. En ces pays heureux, ce n’est pas la dot qui attire les épouseurs; aussi, toutes les jeunes filles se marient, riches ou pauvres, pourvu qu’elles soient belles et aimables; il n’y a que les laides à coiffer sainte Catherine, et encore lorsqu’elles ne savent pas sauver leur figure à force de bonnes qualités.

Ainsi parlait Lorilleux avec l’éloquence de la conviction. Chaque jour, pour reproduire ces quelques idées, il inventait une forme nouvelle. Pour décrire les enchantements de la lune de miel, il devenait presque poète. On aurait pu croire que tous les matins il étudiait, pour les paraphraser le soir, quelques pages de ce livre aimable et ingénieux qui, après avoir fait la réputation et la fortune de M. Legouvé le père, n’a pas été sans contribuer aux succès littéraires et à la renommée de M. Legouvé le fils.

A tous ces propos, Pascal prêtait une oreille distraite. Lorsque Lorilleux, après avoir décrit la femme de ses rêves, c’est-à-dire après avoir fait le portrait de sa sœur, s’écriait:

—Oui, c’est bien décidé, le jour où je trouve cette femme, je me marie.

—Marie-toi, lui répondait simplement Pascal.

Il fallait alors une grande force de caractère au médecin pour ne pas dire à son ami:

—Eh bien! et toi?

Mais déjà à deux ou trois reprises le jeune ingénieur était venu au-devant de cette question, toujours suspendue aux lèvres de Lorilleux.

—Je me marierai très probablement, disait-il, comme tout le monde, mais je suis assez jeune pour attendre encore. Je me trouve fort heureux tel que je suis; la solitude ne me pèse en aucune façon. D’ailleurs, à notre époque, une femme est un luxe encore au-dessus de mes moyens. Il faut vraiment de la fortune à celui qui ne se sent pas l’utile courage de considérer la dot avant tout; et je veux, moi, pouvoir choisir sans m’inquiéter de l’argent.

Si le peu d’empressement de Pascal désolait Lorilleux, au moins il était ravi de son désintéressement. Et Dieu sait s’il l’approuvait!

—Une femme doit tout tenir de son mari, disait-il.

Mais au fond du cœur il maudissait les femmes qui ont amené les hommes à penser ainsi: «Une femme est un luxe, il faut être riche pour se marier.» C’est pourtant cette maxime désolante qui peuple les couvents. Dix coquettes font cent vieilles filles. Pour une femme qui ruine son mari, cinquante hommes jurent de vivre et de mourir célibataires.

Au moins la persistance de Lorilleux n’avait pas tardé à produire d’excellents effets. Sa manie de mariage était devenue un des textes favoris de conversation des amis qui presque tous les soirs se réunissaient chez Pascal. Il avait semé une idée, elle germait, elle ne devait pas tarder à porter ses fruits.

Dans les groupes de jeunes gens, il est rare qu’il n’en soit pas ainsi: qu’un seul se décide, les autres arrivent bien vite à partager ses désirs. L’éternelle histoire des moutons de Panurge.

En attendant, on plaisantait le médecin; c’était à qui le taquinerait, en affectant de caresser sa marotte.

—Docteur, disait l’un, j’ai votre affaire: cent vingt mille francs et des espérances. J’ai vu le portrait de la fortune des parents chez un notaire.

—Lorilleux, affirmait un autre, j’ai vu à deux pas de chez Pascal, dans la montre de Badié, la photographie d’une jeune fille charmante; elle vous conviendra, allez donc demander son adresse...

Contre son ordinaire, le docteur prenait fort bien les plaisanteries.

—Parbleu, répondait-il, vous devez tous avoir mon affaire, on a toujours l’affaire d’un homme bien posé qui désire se marier; le malheur est qu’on ne lui offre que des jeunes filles auxquelles il conviendrait fort bien, mais qui ne lui conviennent pas du tout.

Et tout bas, Lorilleux se disait:—Allez, mes amis, allez, riez à votre aise! Le dresseur ramène mille fois, s’il le faut, son cheval devant l’obstacle qu’il veut lui faire franchir, et le cheval finit par sauter. Vous sauterez tous, ce dont je me soucie fort peu; mais Pascal aussi sautera, et c’est ce que je veux.

Voilà où en était de sa marche savante le machiavélique Lorilleux, lorsqu’un soir, un des amis arriva porteur des plus séduisantes propositions.

Cet ami, tout en riant, avait pris la chose au sérieux; il s’était enquis d’un bon parti près de cinq ou six vieilles dames de sa connaissance, et on n’avait pas tardé à lui trouver ce qu’il demandait. Il venait donc offrir à Lorilleux de le présenter. Voir n’engage à rien.

Le médecin écouta fort attentivement les détails qu’on lui donnait, fit quelques objections, et finit par refuser.

—Cet homme-là est par trop difficile à la fin, dit un des jeunes gens, nous ne le marierons jamais. S’il ne veut pas mourir garçon, il n’y a plus qu’une ressource, M. de Saint-Roch, la providence des célibataires.

Il n’est personne assurément qui n’ait au moins entendu parler de cet excentrique et mystérieux personnage. C’est lui qui s’intitule l’ambassadeur des familles. Il se glorifie d’avoir inventé la profession matrimoniale, et se flatte d’avoir rendu au mariage un lustre nouveau, alors qu’il était bien près de tomber dans la déconsidération.

Aussi, la proposition faite à Lorilleux de s’adresser à cet habile homme eut un succès de rires. Le médecin ne sourcilla pas.

—Pourquoi non? dit-il fort sérieusement. Mais je voudrais savoir avant si M. de Saint-Roch a jamais marié quelqu’un?

—Comment, malheureux, répondit l’auteur de la motion, vous avez l’audace de douter? Vous n’avez donc de votre vie lu un journal? Ouvrez le premier venu, vous serez édifié. Le célèbre ambassadeur ne dédaigne pas de louer, de temps à autre, la quatrième page des cinq grands journaux. C’est là qu’il brille dans sa gloire. Il annonce aux familles qu’il tient à leur disposition un riche assortiment de demoiselles et dames veuves, de seize à soixante ans, toutes ornées des avantages sociaux les plus recherchés, esprit, beauté, naissance, et embellies de quelque petit million de dot.

—Oh! reprit Lorilleux, je sais tout cela parfaitement. J’ai lu que M. de Saint-Roch est honoré de la confiance des premières familles de la noblesse, de la magistrature, de l’armée et de la finance. J’ai lu que toutes les maisons princières de l’Europe ont l’habitude de solliciter ses bons offices; je sais aussi qu’il faut écrire lisiblement son adresse, mais tout cela ne m’a pas convaincu. J’en reviens donc à ma question: A-t-il jamais marié quelqu’un?

—Mais, docteur, à Paris seulement il y a au moins une douzaine de négociants en mariages.

—Qu’est-ce que cela prouve?

—Qu’ils n’auraient pas un magasin s’ils n’avaient pas des pratiques.

—J’ai vu des magasins sans pratiques.

—Enfin, vous croyez, cher Esculape, que c’est uniquement pour son plaisir et sa gloire que l’inventeur de la profession matrimoniale dépense cent mille francs par an à louer des quatrièmes pages de journaux?

Cette dernière raison parut concluante à Lorilleux, il s’avoua convaincu. Mais la conversation continua sur le chapitre. Qui M. de Saint-Roch mariait-il, où, comment? Quels étaient ses procédés? Autant de questions que nul des amis ne pouvait résoudre.

—Eh bien! messieurs, dit enfin l’un d’eux, je dois vous avouer une faiblesse, dix fois j’ai été sur le point d’écrire à M. de Saint-Roch.

—Et pourquoi? grands dieux! demanda le docteur.

—Par curiosité.

—Ma foi, dit Pascal, j’ai eu la même idée; cet homme m’intrigue.

—Alors, objecta Lorilleux, il faut non écrire, mais y aller toi-même.

—Au fait, ce serait plus intéressant et plus instructif.

—Puisque c’est ainsi, reprit Pascal en riant, je satisferai d’un coup votre curiosité et la mienne, j’irai trouver l’homme mystérieux.

—C’est vraiment un beau projet, fit le médecin en haussant les épaules, je te reconnais bien là.

—Y verrais-tu quelque inconvénient?

—Oh! aucun en vérité, si cela peut vous amuser. Je trouve seulement qu’il est inconvenant d’aller chez un homme avec l’intention de se moquer de lui. Cet enfantillage n’est plus guère de notre âge.

On imposa silence à ce trouble-fête.

—C’est convenu, dirent les amis, Pascal va à la découverte; s’il est satisfait, nous donnons tous, d’emblée, notre clientèle à M. de Saint-Roch.

V

Le fondateur de la profession matrimoniale occupe tout le premier étage d’une magnifique maison située à l’angle de deux des plus belles rues du quartier de la Chaussée-d’Antin.

Son appartement n’a pas moins de seize fenêtres de façade, et les riches rideaux qu’on aperçoit du dehors donnent aux passants une haute idée de l’intérieur.

Le choix seul de cette maison est un coup de maître. Sa situation lui donne deux entrées sur des rues différentes. Deux escaliers conduisent chez le négociateur, et encore, en cherchant bien, on trouverait au moins un escalier de service et un couloir obscur qui aboutit à une troisième rue.

Dans ses annonces, M. de Saint-Roch fait sonner bien haut ces trois issues, gages d’incognito pour les pratiques. Il n’est pas fier, et ne tient pas à ce que ses visiteurs se fassent annoncer à son de trompe. Enfin, comme pour préparer des excuses, des prétextes, aux hommes aussi bien qu’aux femmes, une modiste en renom occupe le troisième étage, tandis qu’au deuxième demeure un banquier dont on entend tinter les écus dans l’escalier. Trois fois heureux présage!

Cette maison mystérieuse a sans doute un portier, deux portiers plutôt, puisqu’il y a deux portes, mais personne jamais ne les a vus. Il y a deux loges, mais jamais au carreau de l’une ni de l’autre ne se montre une tête maussade; jamais une voix insolente ne crie aux visiteurs: «Où allez-vous?» Cette question pourrait être embarrassante.

Des écriteaux à lettres dorées sur un fond de laque noire, remplacent avantageusement les portiers absents. Ils prennent pour ainsi dire l’étranger par la main, le suivent tout le long de l’escalier, et le conduisent où il désire aller: chez le banquier, chez la modiste, où chez l’homme aux mariages.

Dans cette bienheureuse maison, d’un côté ou de l’autre, on entre comme chez soi. C’est ainsi qu’y entra Pascal. Guidé par les mains à l’index tendu dessinées sur le mur, il gravit l’escalier. Sur le palier du premier étage donnent trois portes; sur toutes trois, en lettres brillantes, on lit le nom illustre de l’ambassadeur matrimonial.

Pascal sonna au hasard à l’une de ces entrées. Le timbre vibrait encore que la porte s’ouvrait, et il se trouvait face à face avec un superbe domestique, plus doré sur tranche qu’un suisse de cathédrale.

—M. de Saint-Roch? demanda Pascal.

—Si monsieur veut bien prendre la peine de me suivre, répondit respectueusement le magnifique valet, je vais conduire monsieur.

Et écartant une portière de damas, il précéda le jeune homme dans un couloir éclairé par des verres dépolis. Un épais tapis assourdissait le bruit des pas.

Tout en marchant, Pascal riait; il songeait aux réclames du négociateur qui dépeignent sa maison sous un aspect fantastique: portes mystérieuses, escaliers dérobés, corridors sombres, rien n’y manque; peut-être cependant les valets devraient-ils être sourds et muets.

Enfin, le domestique introduisit le visiteur dans un petit salon tendu de reps lilas tendre, d’une nuance audacieuse.

—Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir, dit-il, je vais prévenir monsieur.

Et en même temps il frappait trois coups sur un timbre placé au milieu de la table.

—Me faudra-t-il attendre longtemps?

—Monsieur est prévenu que monsieur l’attend dans le salon lilas, répondit en s’inclinant le domestique. Monsieur ne tardera pas à venir retrouver monsieur.

Il s’inclina de nouveau et se retira sans bruit, refermant discrètement la porte.

—Diable! pensa Pascal, il paraît qu’il y a des salons de toutes les couleurs, ici; examinons toujours celui-ci.

Ce salon lilas est, à vrai dire, une petite merveille de luxe malentendu et de richesse de mauvais goût. Une revendeuse à la toilette y aurait des éblouissements. Tout est doré, depuis le bras des fauteuils jusqu’à la rosace du plafond. La tapisserie des meubles est brodée à la main; il n’en est pas un qui ressemble à l’autre. Le tapis à personnages est le chef-d’œuvre du grotesque: il doit représenter la toilette de madame de Pompadour, ou autre chose, l’auteur du carton peut seul savoir quoi.

Le reste est à l’avenant. Mais ce qui donne au salon lilas une physionomie particulière, c’est le nombre des tableaux de tout genre accrochés aux lambris, et la profusion incroyable de menus objets disposés sur la cheminée, sur les tables, sur quatre ou cinq étagères.

Bronzes, plâtres, marbres, porcelaines, bois sculptés, il y a de tout. Un magasin de bric-à-brac peut seul donner une idée de cet encombrement d’objets d’art. Et quels objets d’art! Des choses inouïes, prodigieuses, des statuettes à faire frémir, des peintures à donner le frisson. Un bon tableau, trois médiocres, quelques bronzes de chez Barbedienne, trouveraient grâce; mais tout le reste!...

Pascal, horripilé, allait d’un objet à l’autre. Sous chaque bibelot il y avait une étiquette et une devise; on lisait: A notre bon ami.—A l’auteur de mon bonheur.—Souvenir d’une heureuse mère.—Gage de reconnaissance, etc., etc...

Évidemment tous ces objets d’art étaient des dons, mais de qui? Le sujet de la pendule était un Amour joufflu soufflant de tous ses poumons sur un brasier. Au-dessous du Cupidon, on avait gravé au burin: «Ainsi sera toujours notre flamme!...»

Le nouveau client de M. de Saint-Roch se perdait en conjectures.

Il était là, ébahi, devant cet Amour et cette flamme, lorsqu’une porte s’ouvrit doucement et l’ambassadeur matrimonial lui-même parut sur le seuil.

C’est un petit homme grassouillet, dodu et frais à faire plaisir. Les lis et les roses que les parfumeurs vendent en petits pots s’épanouissent sur sa joue scrupuleusement rasée. Sa bouche en cœur, qui sourit comme un bouquet à Chloris, découvre un écrin de perles fines et blanches, dernier mot de l’art du dentiste. Son œil a la tendre gaîté d’un madrigal.

Coquet, soigné, musqué, il exhale les plus pénétrantes senteurs. Fait-il un mouvement, un geste, on dirait un sachet qu’on agite. Il a les grâces juvéniles d’un berger de Watteau, et des précieusetés de poses à ravir le cœur. Vestris l’eût aimé pour sa façon de cambrer la jambe, c’est le dieu Menuet en personne.

Son gilet à transparents est un souvenir du premier empire. C’est lui qui usera le dernier des habits bleu-barbeau, à boutons d’or ciselé, à basques longues et effilées. Il a renoncé à la culotte courte, mais des boucles de brillants ornent les fins escarpins de castor qui emprisonnent ses gros pieds. Des manchettes de malines cachent à demi ses mains potelées et poilues.

Il a la passion des bijoux. Toute sa personne resplendit et scintille comme le ciel d’une nuit de décembre. Des bagues s’enfilent à tous ses doigts. Ouvre-t-il son habit, on croit voir s’ouvrir la boutique d’un orfèvre. Epingles, boutons, étincelles, constellent sa cravate, sa chemise et son jabot. Des chaînes d’or tombent en triples cascades le long des plis de son gilet. Il n’a jamais moins de trois montres sur lui; leurs breloques formeraient un musée. Il ne porte pas de boucles d’oreilles, mais sa perruque blonde et frisée est un poème.

Tel il apparut radieux sur le seuil du salon, et Pascal fut ébloui.

L’ambassadeur matrimonial ne sembla pas trop fier de l’effet qu’il produisait. Sa vanité sur ce point doit être blasée. Mais comme la surprise du nouveau client ressemblait fort à une timidité exagérée, il entreprit de le rassurer. Aussi, est-ce d’une voix enchanteresse qu’il modula ces simples paroles:

—Vous étiez, je le vois, monsieur, en contemplation devant mes pauvres ex-voto.

—Ex-voto! répéta Pascal comme un écho.

—Si je me sers de cette expression, continua l’illustre négociateur, c’est que je dois à la reconnaissance tous les objets que vous voyez ici. C’est en pensant à moi que des mains amies ont brodé ces fauteuils; ces bronzes, ces tableaux, sont pour moi les gages d’un impérissable souvenir.

Pascal s’inclina. Les paroles lui manquaient pour peindre sa stupéfaction.

—Aussi, continua l’ambassadeur matrimonial d’une voix attendrie, j’aime à m’entourer de ces dons pieux. Ils sont mon trésor le plus cher, la plus précieuse récompense de mes labeurs. Mais tout n’est pas ici, je vous prie de le croire. J’ai sept autres salons encore, aussi encombrés que celui-ci.

—Monsieur, dit Pascal, vous avez, je le vois, marié bien du monde.

—Le tiers de la France, à peu près, répondit M. de Saint-Roch d’un air modeste. Beaucoup ne s’en doutent guère, beaucoup m’ont oublié.

—Est-ce possible?

—Cela est ainsi, du moins. Ah! monsieur, et l’attendrissement semblait gagner l’ambassadeur, j’ai fait bien des ingrats! On a calomnié mes intentions si pures, on m’a intenté des procès. Mais j’ai des arrêts et jugements en ma faveur, par mes soins ils ont été imprimés, avec les plaidoiries des dix avocats. J’ai des consultations qui confirment la moralité et la légalité de mes actes! j’ai encore... Mais tous ces présents que vous voyez ici ne sont-ils pas la plus éloquente des plaidoiries, le panégyrique le plus glorieux...

—Monsieur, essaya Pascal, je n’ai jamais eu l’idée de contester...

—Heureusement, continua M. de Saint-Roch, il n’est pas que des ingrats en ce monde. Tenez, ce petit groupe que vous voyez là m’a été ce matin envoyé par un jeune ménage que j’ai marié l’an passé. Je dois ce tableau à deux jeunes époux dont j’ai négocié l’union il y a quatre ans. Ah! ceux-là me donnent bien de la satisfaction; ils en sont à leur cinquième enfant, c’est une fille, et ils m’ont choisi pour parrain. Que de couples ont gardé ma mémoire au fond de leur cœur! ils m’écrivent, ils m’informent de tout ce qui leur arrive d’heureux..... Survient-il une petite brouille dans le ménage, ils me prennent pour arbitre, et j’ai bientôt rétabli la paix.

—Voilà des faits qui honorent un homme.

—Et une profession, monsieur. Ah! si les heures n’étaient pas si courtes, je voudrais, après avoir allumé le flambeau de l’hyménée, entretenir sa flamme toujours pure et brillante. Que faudrait-il pour cela? Une maison d’assurance contre les querelles de ménage. Les époux soumettraient leurs petits griefs à un jury composé de personnes des deux sexes. Le jugement rendu, d’habiles négociateurs feraient entendre raison à celui des époux qui serait dans son tort. Mais, pardon, j’abuse de vos instants, monsieur; veuillez donc prendre la peine de passer dans mon cabinet.

Et l’homme surprenant s’effaça devant Pascal, pour lui livrer passage, avec la grâce flexible d’un professeur de maintien.

Le cabinet de M. de Saint-Roch ressemble à tous les laboratoires d’affaires possibles. A la malpropreté, à la poussière près, un avoué s’y croirait chez lui. Mais les valets du négociateur font la chasse aux araignées, et essuient soigneusement le cuir doré des nombreux cartons qui tapissent la pièce.

L’ambassadeur matrimonial daigna, de sa main, avancer un fauteuil à son jeune client, et lui-même prit place devant un vaste bureau chargé de papiers et de dossiers ornés de ficelles roses.

—Monsieur, dit alors Pascal, je suis venu vous trouver parce que je désire me marier.

—Bien, monsieur, bien, très bien! répondit M. de Saint-Roch, voilà une bonne pensée. Le mariage, monsieur, est la véritable fin de l’homme. Je puis vous en parler, moi qui seul ai le droit de me dire son rénovateur. Dieu et moi avons dit à l’homme: Prends une compagne. Et si moi-même je ne suis pas père de famille, c’est que j’exerce un sacerdoce trois fois saint. Je suis voué au célibat, comme le confesseur. Je porte en moi trop de secrets pour ne pas redouter et fuir la présence d’une femme aimée.

—Aussi ai-je toute confiance.

—Loyauté et discrétion, monsieur, voilà ma devise. Ah! vous avez mille fois raison de vous adresser à moi. Comment se font, s’il vous plaît, les mariages dans le monde? Je ne parle pas des exceptions. Ils se font par hasard, par un ami, un parent, une simple connaissance. Les vieilles femmes ordinairement ont la rage de marier les gens. Oh! les vieilles femmes! Mais quelles garanties avez-vous, quel contrôle? Vous épousez de confiance, les yeux fermés. Si vous êtes délicat, on exploite votre délicatesse; on vous promettait des monts d’or, on ne vous donne rien. Mais vous êtes engagé, une fausse honte vous retient, vous êtes furieux, mais vous n’osez dire: Non.

Pascal fit un geste de dénégation.

—Oh! reprit M. de Saint-Roch, je sais qu’il y a des exceptions. Mais enfin, chez moi, jamais de surprise, jamais de déception. Ce qui honore mes actes, monsieur, ce qui les distingue, c’est que vous pouvez toujours faire vérifier par votre notaire les pièces et documents que je fournis; et cela, sans être engagé. Voilà d’où découle ma réputation hors ligne...

—C’est fort bien, monsieur, interrompit Pascal, mais ne serait-il pas temps d’en revenir à mon affaire?

—Nous y voici; mais je tenais, mon cher client, à vous donner ces explications nécessaires.

Et sur ce, l’interrogatoire de Pascal commença. Nom, profession, famille, demeure, fortune, caractère, détails intimes, le négociateur en mariages n’oublia rien. Il prenait des notes, à mesure que le jeune homme répondait. Lorsqu’il fut à bout de questions:

—Maintenant, mon cher client, dit-il, vous pouvez dormir tranquille, nous trouverons chaussure à votre pied, et cela, avant longtemps.

—Comment, répondit Pascal surpris, avant longtemps; mais je croyais que ce serait de suite...

—Oh! fit l’ambassadeur qui parut extrêmement choqué, comme vous y allez! Ah! bouillante jeunesse, continua-t-il d’un ton badin, vous croyez qu’un mariage se fait ainsi...

—Pardon, je supposais...

—Que j’avais là, dans un carton, une épouse à vous présenter? Mais parlons sérieusement. Nous sommes aujourd’hui jeudi, revenez mercredi prochain, je me serai occupé de vous.

M. de Saint-Roch se leva sur ces mots, l’audience était finie. A ce moment, quatre coups frappés sur un timbre retentirent.

—Ah! fit l’ambassadeur, quelqu’un m’attend dans le salon rose.

—Alors, dit Pascal, à mercredi.

Et il se dirigea vers la porte. M. de Saint-Roch le retint.

—Pas par là, pas par là, dit-il. Peste! vous pourriez rencontrer quelqu’un. On ne doit rencontrer personne chez moi, la maison est disposée en conséquence. J’y recevrais vingt personnes à la fois, que chacun se croirait seul. Par ici, venez.

Et, ouvrant une porte dissimulée par des cartons, il remit Pascal aux mains d’un domestique, qui le conduisit, par un couloir assez obscur, jusqu’à la rue.

Le soir même, Pascal racontait, sans omettre le plus léger détail, sa visite au négociateur. Jamais récit n’eut plus grand succès. Mais ce n’était là qu’un premier acte, et chacun engagea le jeune ingénieur à pousser l’aventure. Lorilleux lui-même, que les exhortations matrimoniales de l’ambassadeur avaient beaucoup réjoui, fut de cet avis.

Pascal fut donc fidèle au rendez-vous. Cette fois on le fit attendre dans un salon vert-pomme, à la couleur près exactement semblable au premier. Il n’eut pas le temps de s’impatienter. M. de Saint-Roch parut presque aussitôt.

Mais combien cette seconde réception fut différente de la première! Pascal fut accueilli comme un fils attendu avec impatience, l’ambassadeur ne savait quelle fête lui faire.

—Eh bien! lui dit-il, j’ai pensé à vous. Ah! vous êtes un jeune homme bien honnête, et je vous dois des félicitations: pourquoi tous mes clients ne vous ressemblent-ils pas?

—Comment cela, en quoi?

—Eh! vous êtes trop modeste, mon cher enfant, vous m’avez caché une partie de votre fortune. Que me disiez-vous donc, que votre père possède dix mille livres de rentes et une étude qui vaut quarante mille francs? Son étude vaut trente mille écus, et il a bien près de vingt mille livres de rente. Sa seule ferme de Kerpris rapporte douze mille francs par an. Il a près de Guingamp des bois magnifiques, et de superbes prés le long du Trieux.

Jamais homme ne fut plus stupéfait que Pascal en écoutant ces détails. Comment! un étranger connaissait mieux ses affaires que lui-même? D’où diable M. de Saint-Roch tenait-il ces détails?

—Ce n’est pas tout, continua le fondateur de la profession matrimoniale, vous annonciez une fortune personnelle de trois cent mille francs; vous avez beaucoup mieux que cela. Le docteur Lorilleux dit partout que vous avez le double, mais votre associé, M. Lantier, calcule sur quatre cent cinquante mille francs.

—Morbleu! monsieur, dit Pascal, d’où savez-vous tout cela?

—Eh! eh! fit M. de Saint-Roch en riant, on est allé aux renseignements.

—Monsieur!

—N’allez-vous pas vous fâcher? Ah çà, croyez-vous donc que je marie les gens sans savoir ce que je fais? Ce serait de belle besogne, vraiment! Sachez que je n’ignore aucun détail de l’existence de mes clients. Je sais toutes les particularités de votre vie mieux que votre meilleur ami, le docteur Lorilleux. Ainsi, je pourrais vous dire ce que vous lui avez caché: par exemple, pourquoi vous avez donné votre démission il y a six ans.

—Oh! pour cela!...

—Eh! cher client, vous vous êtes retiré parce que vous deviez être nommé en province, et qu’à aucun prix, à ce moment, vous ne vouliez quitter Paris, à aucun prix! Certaine affaire de cœur...

Pascal devint cramoisi. Il eut presque peur.—«Ah çà, pensait-il, c’est un sorcier, cet homme, ou un employé de la préfecture de police.» Il regrettait fort sa démarche, et était bien près de se fâcher.

—Je sais que tout est fini depuis longtemps, ajouta M. de Saint-Roch. D’ailleurs, soyez sans inquiétude; ma maison, je vous l’ai dit, est un confessionnal. Effrayé de l’immense responsabilité qui pèse sur moi, jamais, par discrétion, je n’ai formé aucun élève. J’emporterai mes secrets au tombeau; cabinet, titres, notes, correspondances, tout mourra avec moi, et alors, la profession matrimoniale retombera dans l’enfance et la déconsidération.

Il prononça ces dernières paroles d’une voix émue, sa figure fardée exprimait une douleur profonde. Pascal ne savait s’il devait rire ou se mettre en colère. Était-ce un charlatan ou un homme convaincu? «—Quel comédien!» pensa le jeune homme. Peu à peu cependant le sourire habituel revint sur les lèvres de l’homme singulier.

—Maintenant, parlons de vous, dit-il. Vous êtes jeune, joli garçon, spirituel, riche, vous êtes très facile à marier, l’affaire sera vite faite. Répondez-moi comme à votre confesseur: Vous mariez-vous par spéculation, voulez-vous beaucoup d’argent?

—L’argent est une belle chose, je ne le méprise pas, mais je veux aimer la femme que j’épouserai.

—Eh bien! vous êtes dans le vrai. Parfois, je suis forcé de me prêter à des spéculations, mais cela me fâche toujours. Ainsi, nous disons une fortune qui réponde à la vôtre, une femme que vous puissiez aimer.

—Vous l’avez dit.

M. de Saint-Roch se leva, et, prenant un énorme registre, l’ouvrit sur son bureau.

—J’ai là, dit-il en frappant sur le registre, là, les plus riches fortunes de France et des divers pays, toujours avec titres à l’appui.

Pascal s’avança pour jeter un coup d’œil sur ce répertoire de toutes les héritières de l’Europe.

—Oh! vous pouvez regarder, dit l’ambassadeur, vous n’y comprendrez rien. Tous mes registres sont écrits en caractères hiéroglyphiques, et seul j’en ai la clef.

Tout en parlant, il feuilletait son registre:

—Quinze cent mille francs, c’est trop. Cent mille francs, pas assez. Là, il faut être noble, baron au moins; ici, on veut un militaire; il y a des parents singuliers! Ah! voici, peut-être: un million comptant, une veuve, cinquante-trois ans...

—Bien obligé.

—Cherchons encore. Ici, on désire que le mari continue à gérer une fabrique. Cette demoiselle exige que l’homme qu’elle prendra ne fume pas; des exigences et pas de dot! Cette autre n’épousera qu’un blond, et vous êtes brun; belle fortune pourtant. Ah! une de mes meilleures clientes, elle s’est remariée trois fois, toujours par mes soins: vingt-neuf ans, cinq enfants...

—Passons...

—Voici peut-être votre affaire: deux cent mille francs, dix-huit ans, excellente éducation, parents honorables...

—Cela pourrait aller.

—D’autant que je vous donne le chiffre du comptant. Il y a de belles espérances, très belles, superbes. La mère est âgée, sa santé est déplorable, vous comprenez.... et toute la fortune est de son côté. Quant à la jeune fille, elle est très jolie, ma foi! grande, bien faite, blonde. S’il faut tout dire, je lui crois un caractère inégal, les domestiques ne restent jamais plus de deux mois dans cette maison-là.

—Diable!

—Oui, quand on se marie, c’est pour plus longtemps. Les parents exigeront que leur gendre demeure avec eux...

—Alors, merci. Puis, je dois vous l’avouer, je n’aime pas les blondes.

—Fort bien! Et M. de Saint-Roch continua sa revue. Ah! pour le coup, s’écria-t-il, nous y voici. La demoiselle est charmante, oui, charmante, et brune. Elle a vingt ans, et n’est jamais allée en pension. Excellente éducation cependant, la mère est un peu rigoriste. La jeune personne a le meilleur caractère, elle est aimable, vive, enjouée, un peu enfant peut-être; mais elle n’est pas coquette et sait tenir une maison. Le père est un ancien fabricant de Roubaix, retiré depuis trois ans, un brave et excellent homme, nullement taquin. Grande fortune, ma foi! en immeubles, s’il vous plaît, bien près d’un million. Ils donneront cent mille écus.

—Arrêtons-nous, dit Pascal, il me semble difficile de trouver mieux.

—N’est-ce pas? Certainement la demoiselle vous plaira. Par exemple, je ne puis vous garantir, à cinquante mille francs près, le chiffre de la dot. Le père est un peu serré.

—Peu importe, je vous ai dit mes prétentions. Je ne suis pas exigeant. Et maintenant, quel est le nom de cette jeune fille, quand la verrai-je?

—Patience, vous saurez son nom quand il le faudra; on ne tardera pas à vous présenter. Il ne nous reste plus qu’une formalité à remplir, la plus simple au monde.

M. de Saint-Roch présenta alors un petit papier à son nouveau client, en le priant de vouloir bien le signer.

Pascal s’y engageait à compter à l’ambassadeur matrimonial cinq pour cent sur la dot, le lendemain de son mariage avec mademoiselle...

Le nom était en blanc.

—«Voilà le fond du sac, pensa Pascal. Dois-je signer? Bah! je ne crois pas que cette signature puisse jamais me coûter un centime.» Et, de sa plus belle écriture, il traça son nom au bas du papier.

M. de Saint-Roch prit la plume à son tour. Il mit sa signature à côté de celle de Pascal. Puis, dans le blanc laissé à la place du nom de la jeune fille, il écrivit: Antoinette Gerbeau.

—Antoinette, dit Pascal. Ce nom me plaît assez.

—C’est d’un heureux augure, répondit gracieusement M. de Saint-Roch; vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Il mit ensuite son client à la porte avec les mêmes précautions que la première fois.

Les détails de cette seconde entrevue égayèrent encore beaucoup les amis du jeune ingénieur, sauf vers la fin. L’épisode du papier à signer leur parut inconvenant. L’homme d’affaires en cela perçait trop sous l’habit bleu-barbeau du commis-voyageur de l’hymen. Presque tous affirmèrent qu’ils n’auraient certes pas oublié leur signature dans ce mystérieux laboratoire, et ils déclarèrent que M. de Saint-Roch n’aurait pas leur pratique.

Lorilleux profita de ces dispositions pour en revenir à ses moutons et répéter, avec plus d’assurance, que jamais l’ambassadeur matrimonial n’avait marié personne. On partagea son avis, et on l’engagea, puisqu’il était toujours décidé à prendre femme, à s’adresser ailleurs.

VI

Il y avait trois jours que, pour la dernière fois, à ce qu’il croyait, Pascal avait salué M. de Saint-Roch; il ne songeait plus guère à l’ambassadeur matrimonial, lorsqu’un soir, comme il rentrait, son domestique lui remit une lettre apportée dans la matinée.

Pascal brisa le cachet et lut:

—Diable! se dit Pascal, à neuf heures! Il est huit heures et demie passées, je n’ai que le temps de fuir si je veux éviter le personnage.

Mais, au même instant, le domestique annonça:

—Monsieur le chevalier de Jeuflas.

Le chevalier est un homme du meilleur monde, aimable, poli, distingué. Il serait difficile de lui assigner un âge, il doit avoir entre trente et soixante-cinq ans.

Ce qui se voit du premier coup d’œil, c’est qu’il a un excellent tailleur. Deux ou trois ordres, dont un marron clair, fleurissent à sa boutonnière. Il grasseye légèrement en parlant.

M. de Jeuflas n’eut aucunement l’air embarrassé de se présenter ainsi chez un étranger. Il salua gracieusement Pascal.

—Monsieur, dit-il, un de mes bons amis, qui a pour vous une estime singulière, m’a dit votre désir d’aller dans le monde. Je me tiendrai pour très honoré de présenter dans les quelques maisons où je suis reçu un homme aussi distingué que vous.

La pose, le geste, le ton, tout était parfait. Voilà ce que remarqua Pascal tout en se confondant en excuses. Il expliqua que, rentré depuis quelques minutes à peine, il n’avait été prévenu qu’à l’instant de la venue du chevalier. Dans le fait, bien que fort intrigué, il hésitait à suivre l’ami de M. de Saint-Roch.

—Je ne suis pas prêt, monsieur, ajouta-t-il, et je craindrais d’abuser de votre obligeance...

—Oh! qu’à cela ne tienne, répondit le chevalier, rien ne nous presse, et je puis fort bien vous attendre.

La curiosité triompha, et Pascal, après quelques façons, se décida à suivre M. de Jeuflas. Pour lui faire prendre patience pendant qu’il s’habillerait, il lui offrit des cigares; mais le chevalier refusa, bien qu’amateur, avoua-t-il, de bons cigares, parce qu’il ne fumait jamais lorsqu’il devait aller dans un salon où se trouveraient des femmes.

Tout en s’habillant, Pascal se disait:

—Où diable M. de Saint-Roch pêche-t-il de pareils compères? C’est qu’il est fort bien. Il n’y a plus que les gentilshommes et les coiffeurs, à craindre d’empester le tabac lorsqu’ils se présentent chez une femme; évidemment le chevalier est un gentilhomme. Allons, l’intrigue se complique.

Le chevalier avait sa voiture. Lorsqu’il y fut installé à côté de Pascal:

—Pour ce soir, dit-il, nous allons chez un ancien magistrat, fort de mes amis, qui donne deux ou trois soirées dansantes par hiver. C’est une bonne et agréable maison, où vous vous plairez, j’en suis sûr.

A la façon dont la maîtresse de la maison le reçut, lorsque M. de Jeuflas l’eut présenté comme un de ses meilleurs et de ses plus anciens amis, Pascal vit bien que le chevalier était effectivement très considéré, et plus aimé encore. A sa seule recommandation il dut cet accueil amical et gracieux qu’on réserve pour les hôtes aimés.

Quant à la maison, elle était vraiment ce qu’avait dit le compère de l’ambassadeur.

Pascal se sentit soulagé d’une assez grande inquiétude. Il n’avait pas craint une avanie, mais il redoutait fort d’être conduit dans un monde au moins équivoque.

La présentation terminée, M. de Jeuflas tira son très nouvel ami un peu à l’écart.

—Voyez donc là-bas, lui dit-il du ton le plus désintéressé, sur la banquette qui touche la fenêtre, cette jolie personne, au premier rang, la troisième après le rideau. Oui, là. N’est-ce pas, qu’elle est ravissante? C’est mademoiselle Antoinette Gerbeau. J’aime beaucoup son père; sa mère est le modèle achevé de toutes les vertus. Je suis un de leurs intimes.

Il s’éloigna sur ces mots, laissant son jeune ami, comme il disait, à ses réflexions.

Pascal aurait été bien difficile s’il n’avait été de l’avis du chevalier. Mademoiselle Gerbeau était une admirable jeune fille. D’épais cheveux bruns encadraient sa figure d’une expression charmante, et faisaient ressortir l’admirable blancheur de son teint; sa bouche était mutine et rieuse, ses grands yeux noirs pétillaient de malice et de gaîté. On valsait, à ce moment, et sans doute elle regrettait de rester à sa place. De temps à autre, elle se retournait vers sa mère, placée derrière elle, comme pour lui reprocher de l’avoir privée d’un grand plaisir.

—«M. de Saint-Roch ne m’avait pas trompé,» pensa Pascal. Mais à ce moment, en présence de cette jeune fille si belle, le souvenir de l’ambassadeur matrimonial le gênait; il eût voulu l’oublier et ne devoir qu’au hasard le plaisir d’admirer cette beauté si parfaite.—«Je vais toujours l’inviter à danser,» se dit-il; et tournant autour du salon, en longeant les banquettes pour éviter les valseurs, il arriva jusqu’à mademoiselle Gerbeau.

Elle était engagée pour tous les quadrilles, sauf pour le prochain. Personne n’avait eu l’idée de le lui demander, pensant qu’elle l’avait promis. Elle s’inquiétait même un peu de faire encore tapisserie pendant une contredanse, après n’avoir pas valsé. Aussi Pascal fut admirablement accueilli, non parce qu’il était homme d’esprit et beau cavalier, mais uniquement parce qu’il était le danseur désiré.

Pascal n’aimait pas la danse; il trouvait le quadrille moderne un divertissement fort ridicule, et pourtant celui qu’il dansa avec mademoiselle Gerbeau lui sembla trop court. Il aurait été, il est vrai, bien embarrassé de dire pourquoi. Sa conversation avec la jeune fille n’avait eu rien de bien attachant. Il avait, entre les figures, chuchoté quelques-uns de ces riens qui sont le hors-d’œuvre obligé de la contredanse, et que chaque danseur met dans la poche de son habit noir avec son foulard. Mademoiselle Gerbeau avait murmuré bien timidement quelques monosyllabes, et voilà tout.

Cependant, quand l’orchestre s’arrêta, essoufflé d’avoir couru après les ritournelles, découpées dans l’opéra en vogue ou dans quelque mélodie de Beaumann, il avait envie de crier: Encore!

Il lui fallait reconduire sa danseuse à sa place. Tout en prenant le plus long, pour avoir le plaisir de la sentir s’appuyer à son bras quelques minutes de plus, il la pria de lui accorder une mazurque, puisqu’elle avait promis tous les quadrilles.

—Je ne danse pas la mazurque, monsieur, dit-elle d’un petit air triste.

—Je vous en prie, mademoiselle, insista Pascal, permettez-moi de solliciter cette faveur en présence de madame votre mère; je suis sûr qu’elle ne me refusera pas.

Elle leva les yeux sur Pascal, et rougit de se voir devinée. Elle brûlait de la danser, cette mazurque séduisante, mais sa mère était inflexible. Bien bas, sans avoir grand espoir dans une démarche plusieurs fois renouvelée, elle répondit:

—Je le veux bien, monsieur.

Il est très-éloquent, au moins, cet intrigant de Pascal Divorne, mon ami; il le montra bien. Il emporta d’emblée le consentement de madame Gerbeau. Et ce n’était pas chose facile, car elle a des principes arrêtés, très arrêtés, et ne s’en départ pas volontiers. Jusqu’à ce jour elle avait juré, au su de tout le monde, que jamais, au grand jamais, sa fille ne se mêlerait à ces danses inconvenantes où un jeune homme a le droit d’enlacer de son bras la taille d’une jeune fille.

Oui, elle l’avait juré et crié sur les toits; c’était l’article premier de la charte maternelle octroyée le jour où, pour la première fois, elle avait conduit sa fille au bal. Tout le monde le savait bien. Aussi lorsqu’on vit mademoiselle Antoinette mazurker avec ce beau jeune homme que personne ne connaissait, on pensa qu’il y avait quelque chose, et que le danseur heureux était un futur mari.

Pascal, lui, fut héroïque; il dansa avec d’autres jeunes filles trois ou quatre quadrilles, espérant ainsi mériter une mazurque nouvelle. Mais lorsque, vers deux heures du matin, il chercha madame Gerbeau pour lui arracher un second consentement, elle avait disparu.

Son dépit fut vif. Il regretta de s’être donné tant de mouvement pour rien. Alors seulement il se souvint de son introducteur. Il eut quelque peine à le découvrir; enfin il l’aperçut dans le salon de jeu.

Le chevalier de Jeuflas était assis à une table d’écarté. Il gagnait. Ce n’était plus le même homme, sa froideur l’avait quitté, sa figure exprimait une joie passionnée, bien que contenue. Son regard s’était allumé et lançait des éclairs fauves comme l’or amassé devant lui.

—Voilà donc le secret! pensa Pascal, cet homme est un joueur. C’est par le jeu que M. de Saint-Roch le tient. Pauvre homme! quelle servitude!

En apercevant son protégé, le chevalier lui fit an signe amical. Attendez-moi, semblait-il lui dire. De ce moment, il ne fut plus à son jeu. Ses traits reprirent leur calme, son regard s’éteignit.

Dès qu’il put quitter la table d’écarté, il se leva et vint rejoindre Pascal.

—Eh bien! lui demanda-t-il, non sans une certaine anxiété, qui se lisait bien dans ses yeux.

—Vous me voyez ravi, répondit le jeune homme, enchanté, sous le charme. De ma vie je n’ai vu une aussi charmante jeune fille.

—N’est-ce pas? dit avec une satisfaction non moins visible que son anxiété le chevalier de Jeuflas. Eh bien, je l’aurais parié. Voulez-vous que je vous présente à son père, qui est, je vous l’ai dit, mon ami?

—Je le voudrais, mais je crois que ces dames sont parties.

Le chevalier tira sa montre.

—Trois heures bientôt. Il est trop tard en effet, ces dames se retirent toujours à deux heures. Madame Gerbeau est inflexible, excepté pour vous, cependant. Ah! il faut que vous lui plaisiez bien.

—Comment! cette mazurque...

—Si vous connaissiez cette mère, vous sauriez quelle immense faveur. Mais, dites-moi, êtes-vous libre, demain matin?

—Pourquoi cela?

—Je vous ferais déjeuner avec M. Gerbeau.

—Je suis libre comme l’air, répondit Pascal avec empressement.

—Eh bien! demain, ou plutôt aujourd’hui, à onze heures précises, promenez-vous dans le passage Jouffroy, je vous rencontrerai par hasard.

—J’y serai, comptez sur moi.

A onze heures trois minutes, Pascal en était à son second tour dans le passage Jouffroy, lorsqu’il vit venir de loin le chevalier de Jeuflas, donnant le bras à un homme d’une soixantaine d’années, à la figure prospère, à la physionomie bienveillante. C’était M. Gerbeau.

Le chevalier parut enchanté de rencontrer son jeune ami; il lui raconta qu’il était allé le matin même débaucher son vieil ami Gerbeau; bref, il finit par l’inviter à venir déjeuner avec eux. Ce que Pascal accepta avec un visible plaisir.

En route, bien qu’on n’eût pas loin à aller, M. de Jeuflas trouva le moyen de raconter, à l’oreille de M. Gerbeau, la biographie de Pascal. Si bien qu’en arrivant à la porte du restaurant, l’ancien fabricant savait qu’il allait déjeuner avec un jeune homme charmant, remarquable autant par sa conduite que par son talent, ancien élève de l’École polytechnique, appartenant à une famille honorable et riche, et orné d’une fortune personnelle de quatre cent mille francs.

Le chevalier dit tout cela entre deux bouffées de son cigare, car il fumait le matin.

Au moins son adresse ne fut pas perdue. Le dessert n’était pas servi, que déjà Pascal avait séduit le père d’Antoinette. Au café, la conquête était achevée.

M. Gerbeau, fabricant très habile, était un fort médiocre connaisseur en maisons. Or, depuis dix-huit mois, il se trouvait à la tête d’une assez mauvaise affaire. Saisi tout à coup de la passion de bâtir, passion qui a troublé la cervelle de tant de pauvres rentiers, il avait eu la fâcheuse idée de vendre des propriétés qu’il avait en Saintonge, pour acheter des terrains à Paris. Sur ces terrains, acquis de seconde main, et fort cher, il avait eu l’idée non moins malheureuse de faire bâtir.

Une maison en construction, pour qui n’est pas initié, est une véritable bouteille à l’encre: impossible de rien voir aux dépenses. Voilà où en était M. Gerbeau. Il comprenait instinctivement qu’on le pillait, mais qui? mais comment? Il était sérieusement inquiet, parce qu’il savait vaguement qu’il en est de la spéculation comme de l’engrenage d’une machine: qu’on laisse s’engager un doigt sous la roue, il faut bientôt couper le bras, si on ne veut pas que le corps suive le doigt. Dans la spéculation, un billet de banque attire l’autre, une fortune est vite à sa fin.

M. Gerbeau conta sa mésaventure à Pascal, et Pascal lui promit de le tirer de là, en faisant la part au feu, s’il le fallait absolument, mais en la faisant aussi petite que possible.

Il tint parole, et après huit jours de courses, de démarches, de calculs du jeune ingénieur, le fabricant put voir clair dans son affaire. Cette petite expérience lui coûtait soixante mille francs net. Il entrevit non sans frémir la profondeur du gouffre où il avait failli être précipité. Il comprit que sans Pascal il était peut-être ruiné: sa reconnaissance fut grande.

Toutes ces démarches, on le comprend, ces arrangements à prendre, amenèrent souvent Pascal chez M. Gerbeau pendant les jours qui suivirent leur première rencontre. Il y fut invité à dîner à plusieurs reprises. Ainsi, il eut de fréquentes occasions de voir mademoiselle Antoinette, et loin de revenir sur sa première impression, il ne fit que subir davantage le charme. Il trouvait dans cette famille un parfum d’honnêteté, de bonheur, d’aisance, qui lui rappelait le doux souvenir de sa famille. En madame Gerbeau, cette mère si digne sans raideur, si tendre sans faiblesse, il croyait revoir sa mère. Enfin, il le sentait, il le comprenait, il aimait Antoinette.

C’est alors que Pascal eût souhaité voir l’ambassadeur matrimonial descendre au tombeau avec tous ses secrets, titres, actes et registres écrits en caractères hiéroglyphiques. L’ombre de l’onctueux et paternel M. de Saint-Roch le poursuivait plus terrible et plus fardée que celle de Jézabel. Il n’osait le maudire, car enfin c’était à lui qu’il devait de connaître celle qu’il aimait, mais comme il l’aurait anéanti de bon cœur!

Puis il se rappelait sa signature au bas d’un traité, en caractères très lisibles. Il l’avait devant les yeux, ce traité, écrit en caractères de feu; il lui semblait avoir signé un pacte diabolique.

Et ce terrible chevalier de Jeuflas, autre démon, autre remords! Celui-là semblait peut-être plus effrayant à Pascal, car le négociateur sort peu de son laboratoire, et ce chevalier, il devait le rencontrer à chaque pas, c’était un ami de la famille dans laquelle il voulait entrer. N’assisterait-il pas au mariage? Alors sans doute un sourire satanique viendrait errer sur ses lèvres!

Oh! comme Pascal aurait volontiers donné la moitié de ce qu’il possédait pour connaître Antoinette sans avoir jamais connu les deux complices du pacte.

Et personne à qui conter ses peines, pas un ami à consulter! Pour rien au monde Pascal n’eût voulu que son meilleur ami, que Lorilleux sût ce qui se passait. Il tremblait à cette seule idée qu’un jour, peut-être, quelqu’un viendrait à savoir qu’il s’était marié par l’entremise de M. de Saint-Roch.

Cependant il fallait se décider à quelque chose. Pascal avoua à M. Gerbeau qu’il aimait sa fille. Le fabricant fut ravi de cet aveu; seulement il demanda quelques jours pour consulter sa femme et sa fille.

La réponse fut favorable: trois jours après sa demande, Pascal était admis à faire sa cour—officiellement.

Mais à qui devait-il cette décision si prompte, qui comblait ses vœux les plus chers?

Au chevalier de Jeuflas, qui avait évité du temps perdu à courir aux renseignements, et avait répondu sur sa tête de son jeune ami; au chevalier de Jeuflas qui, pendant tout un après-midi, enfermé avec madame Gerbeau, avait chanté les louanges de son protégé: il était descendu aux moindres de ces détails, si précieux pour une mère inquiète du bonheur de sa fille; il avait dit jour par jour la vie du jeune ingénieur; au chevalier de Jeuflas enfin, qui avait parlé de la famille de Pascal comme s’il la connaissait depuis vingt ans, et avait tracé de M. et de madame Divorne le portrait le plus flatteur et le plus ressemblant.

Le chevalier n’avait certes rien dit que de très vrai. Mais devoir son bonheur à un pareil homme! être son complice!—car enfin il mentait en réalité, puisqu’il avançait des choses dont il n’était pas sûr, des faits qu’il ignorait,—quel supplice et quelle honte!

Pascal ne savait pas au juste s’il était furieux ou au comble de la joie.

VII

Depuis quinze jours, Pascal, autrefois si casanier, n’habitait plus chez lui. Ses amis venaient et ne le trouvaient pas.

Le domestique avait tous les jours la même réponse à la bouche:

—Monsieur est sorti, il a dit qu’il ne rentrerait pas de la soirée.

Jean Lantier cherchait en vain son associé pour une affaire qui ne souffrait, disait-il, aucun retard: pas d’associé.

Lorilleux se perdait en conjectures et se mourait d’inquiétude.

Cela ne pouvait durer, et un soir la même préoccupation réunit l’entrepreneur et le médecin. Tous deux, à dix heures du soir, attendaient Pascal dans son cabinet.

Jean Lantier, pressé par sa femme, voulait parler d’une de ses filles.

Lorilleux était décidé à inviter son ami à venir dîner en famille, le surlendemain, comptant lui présenter sa sœur.

A onze heures, Pascal rentra radieux. Il avait passé la soirée près de mademoiselle Antoinette, elle n’avait pas répondu: Non, à une question qu’il avait osé lui adresser tout bas.

Pascal rentrait avec la résolution bien arrêtée d’écrire à sa famille pour solliciter l’autorisation nécessaire, et d’annoncer hautement son mariage. C’était bien le meilleur moyen de détourner les soupçons, si quelqu’un pouvait en avoir. Ainsi il laissait M. de Saint-Roch et le chevalier de Jeuflas dans la coulisse dont ils ne devaient pas sortir. Les constructions de M. Gerbeau expliquaient parfaitement l’introduction de Pascal dans cette famille: les relations d’affaires sont souvent le prélude d’une bonne et sincère amitié.

—Ce n’est pas malheureux! s’écria Lorilleux, dès que le jeune ingénieur parut, voici deux heures que nous t’attendons. Te voir devient furieusement difficile. Mais tu es superbe! chez quel prince souverain as-tu dîné? Je ne te savais pas si beau.

Depuis sa première entrevue avec mademoiselle Gerbeau, Pascal en effet tournait au dandy.

—Il faut bien corriger un peu la feuille de figuier, répondit-il gaîment; quand on veut faire des conquêtes, on doit autant que possible revêtir l’armure du conquérant. Donc, tu es satisfait de mon armure?

—Conquêtes! conquérant, balbutia Lorilleux.

—Certainement. Ne vas-tu pas te fâcher de ce que j’ai adopté les idées dont tu me rebats les oreilles depuis un temps infini? Mais, à propos, depuis deux semaines que je t’ai à peine entrevu, as-tu découvert enfin ta jeune fille idéale?

Le médecin eut le pressentiment d’un horrible malheur.

—Non, pas encore, répondit-il; trouver une femme comme je la veux n’est pas facile.

—Je crois bien, dit Jean Lantier, mettre la main sur l’anguille dans le sac de vipères.

—Vous êtes aussi trop exigeants, reprit Pascal. Et, ma foi! comme je ne poursuis pas une chimère, j’ai trouvé. J’espère bien avoir pris l’anguille, comme dit Jean Lantier. Bref, mes amis, vous qui êtes mes meilleurs amis, vous saurez les premiers la grande nouvelle: Je me marie, c’est décidé.

Ce fut comme un coup de massue pour les deux amis du jeune ingénieur.

Lantier s’affaissa lourdement sur un fauteuil. Lorilleux demeura pétrifié, plus immobile que la femme de Loth après la métamorphose, plus pâle que sa cravate blanche de docteur. Pascal les regardait avec stupéfaction.

—Eh! mais, dit-il, la nouvelle de mon mariage ne paraît pas vous causer une joie folle. Je pensais que vous partageriez mon bonheur, je m’attendais à des félicitations...

—Ce n’est donc pas une plaisanterie? demanda Lantier.

—Une plaisanterie! J’espère bien qu’avant trois semaines nous célébrerons la noce, et je compte que vous en serez, Lantier, mon vieil ami. Et nous allons nous occuper de me bâtir une jolie petite maison, où nous pendrons la crémaillère avant l’hiver prochain.

—Je ferai tout ce qu’il vous plaira, dit l’entrepreneur avec un soupir. J’étais venu, ajouta-t-il, pour vous parler d’une affaire que j’ai, c’est-à-dire que j’avais en vue; mais comme rien ne presse, ce sera pour une autre fois. Il se fait tard aujourd’hui, et l’instant ne me paraît pas bien choisi.

En saluant Lorilleux qui ne le voyait pas, il serra la main de Pascal et sortit. On put entendre son pas lourd dans l’escalier que, deux heures auparavant, il avait monté leste et joyeux.

En même temps que Lantier sortait, Pascal passa dans une autre pièce, laissant Lorilleux seul dans son cabinet.

Alors seulement le médecin sortit de son immobilité. Mais ce fut pour se livrer à un de ces accès de rage froide que connaissent seuls les gens de cette trempe.

La bile, et non le sang, lui montait à la tête à flots pressés, lui serrait la gorge à l’étouffer, et l’aveuglait. D’un mot, Pascal venait de renverser le laborieux édifice de sa vie, il était enseveli sous les décombres.

Tout est perdu, plus d’espérance! Voilà les mots qui bourdonnaient à son oreille, et sa fureur redoublait. Il se sentait capable des plus grands crimes. Comme il haïssait cet homme qu’hier encore il nommait son ami! Et en quelques minutes sa haine avait pris d’effroyables proportions.

—L’infâme, disait-il d’une voix sourde, les dents serrées, le misérable, trahir ainsi notre amitié... Oh! il me paiera cher les horribles souffrances qu’il me donne. Le bonheur de sa vie ne suffira pas à me payer de tels moments.

Et il marchait çà et là, dans le cabinet, avec l’agitation fiévreuse d’un fou, l’œil hagard, plus effrayant que le tigre qui tourne autour de sa loge. Ses doigts crispés heurtaient les murailles. Avec quel bonheur il aurait poignardé Pascal! Mais il cherchait, il voulait une vengeance plus raffinée.

Mais c’était déjà plus que n’en pouvait supporter le médecin. Cet accès furieux ne dura qu’une minute; il fut obligé de s’asseoir. Sa colère n’avait pas diminué, il était homme à l’entretenir pendant des années, mais peu à peu il recouvrait son sang-froid.

Sa figure contractée reprenait son masque habituel. Il réfléchissait, tout en froissant machinalement quelques papiers placés devant lui sur une table.

Tout à coup un nom au bas d’une lettre lui sauta aux yeux, un nom qui lui révélait l’énigme de la conduite de Pascal.—«Une lettre de M. de Saint-Roch,» se dit-il; et il lut ce billet qu’avait écrit l’ambassadeur matrimonial pour annoncer à son client la venue d’un de ses amis.

La date de cette lettre, qui concordait si bien avec la disparition de Pascal, valait pour Lorilleux les plus longues et les plus complètes explications.

—Plus de doute, pensa-t-il, c’est cette demoiselle Gerbeau qu’il épouse! S’il me faut une assurance encore pour me prouver que je ne me trompe pas, Pascal lui-même va me la donner tout à l’heure. Se marier par l’intermédiaire d’un M. de Saint-Roch! c’est horrible. Mais tout n’est pas perdu encore, murmura-t-il après un moment de réflexion. Je puis parer ce coup terrible et imprévu.

Et obéissant à une inspiration soudaine, qui illumina d’un rayon de joie sa pâle figure, il prit une plume et se prépara à écrire.

A ce moment la voix de Pascal retentit dans la pièce à côté.

—Eh bien! docteur, tu ne viens pas te chauffer? Il fait un froid de loup dans mon cabinet, nous serons ici beaucoup mieux pour causer. Apporte donc la boîte aux cigares.

—Je suis à toi, cria le médecin; laisse-moi achever une lettre...

Lorilleux écrivit en effet, non pas une lettre, mais deux. Voici la première:

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