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Mariages d'aventure

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La seconde lettre, destinée à M. Gerbeau, était ainsi conçue:

Dans cette seconde missive, Lorilleux renferma soigneusement le billet de M. de Saint-Roch. Puis il plia les deux lettres anonymes, mit l’adresse à la première, et rejoignit Pascal pour savoir de lui où il fallait adresser la seconde. Le médecin était tout heureux, comme un homme qui vient de voir se briser en éclats, à deux pas de lui, une tuile qui semblait devoir lui tomber inévitablement sur la tête.

—Eh bien! demanda-t-il à Pascal, maintenant que nous voici seuls, vas-tu au moins me raconter le roman de tes amours, affreux cachottier?

Le jeune ingénieur ne demandait pas mieux. Quelle excellente occasion pour parler d’Antoinette! Il ne s’en fit pas faute, et fut prolixe comme un amoureux. Mais il eut bien soin d’omettre les noms de l’ambassadeur et du chevalier son compère. Il dit qu’une personne de ses connaissances lui avait adressé l’ancien fabricant qui avait besoin d’un architecte; il avait eu le bonheur de sauver la fortune de ce brave homme, et leur intimité datait de ce service. Il avait vu la jeune fille, il l’avait demandée, on la lui avait accordée, c’était tout.

—Tu as oublié, dit le médecin, le nom de cet estimable fabricant?

—Il s’appelle Gerbeau.

—Je ne m’étais pas trompé, pensa Lorilleux. Et où demeure, ajouta-t-il tout haut, l’heureux père de cette fille charmante?

—Rue Pavée, au numéro 5, répondit Pascal sans défiance.

—Quoi! tu te maries au Marais! Oh! fi, le bourgeois!

—Mon cher, le Marais est, après le faubourg Saint-Germain, le quartier des héritières; ne t’y trompe pas. C’est aussi un des rares recoins de Paris où l’on trouve encore des maisons habitables, avec de vrais appartements, et des escaliers où l’on peut passer deux de front.

—Allons, tu es un heureux mortel, fit le médecin. Mais, étourdi que je suis, j’ai oublié quelque chose dans l’épître que je viens de griffonner.

Et passant dans le cabinet de Pascal, il écrivit, en déguisant son écriture, comme il l’avait déjà déguisée, sur l’adresse de la seconde lettre anonyme:

A monsieur
Monsieur
GERBEAU, ancien négociant,
5, rue Pavée, au Marais.

PARIS.

—Adieu, dit-il à Pascal quand il eut fini, je te laisse en tête à tête avec le souvenir de la belle Antoinette. Je vais mettre ma lettre à la poste et rentrer chez moi. Je tâcherai de rêver que j’ai trouvé une Antoinette, moi aussi.

Certes, Lorilleux n’avait aucun remords de l’infâme trahison dont il se rendait coupable. A ses yeux, la conduite de Pascal, le dommage qu’il lui causait, auraient excusé bien d’autres perfidies. Mais le coup qui l’avait frappé était trop récent pour qu’il n’en eût pas gardé quelques traces. Il avait beau être maître de soi, sa figure, si pâle d’ordinaire, semblait livide. Ses efforts pour se contraindre faisaient perler le long de ses tempes des gouttelettes de sueur. Sa main tremblait encore en serrant la main loyale de son ami.

—Tu as quelque chose d’extraordinaire ce soir, dit Pascal en le regardant fixement. As-tu éprouvé quelque vive contrariété? serais-tu malade?

—Je n’ai rien, en vérité, répondit Lorilleux sans rougir, jamais je ne me suis mieux porté.

Puis il sortit rapidement. Il sentait le besoin d’être seul. Les deux lettres qu’il avait dans sa poche le brûlaient. Arrivé devant le bureau de poste, il réfléchit:

—Si je mets à la poste ce soir, se dit-il, la lettre de M. Gerbeau, il fermera sa porte à Pascal très probablement; mais très probablement aussi Pascal trouvera le moyen d’avoir une explication, et il est possible qu’il s’ensuive une réconciliation. Si, au contraire, je laisse à M. Divorne le temps d’arriver, la colère des deux pères brouillera si bien les cartes que le mariage sera rompu à tout jamais. Il faut à M. Divorne quatre jours pour recevoir la lettre et accourir, c’est donc dans quatre jours seulement que je lancerai mon brûlot chez M. Gerbeau.

Et Lorilleux alla se coucher, content comme Titus lorsqu’il n’avait pas perdu sa journée.

VIII

Il était huit heures du matin. Pascal, levé depuis l’aube, c’est-à-dire depuis un quart d’heure, parcourait son logis, un mètre à la main.

—Décidément, disait-il, tout en prenant des mesures, impossible de rester ici, c’est trop petit. Quand je rétablirais les cloisons qui divisaient mon appartement en sept pièces, je ne l’agrandirais pas d’un pouce, bien que mon propriétaire croie précisément le contraire. Il faudra chercher ailleurs. C’est fâcheux, je regretterai plus d’une fois la verdure du square; comme compensation, il est vrai, je n’aurai plus la vue du faîte de ce Théâtre-Lyrique, lequel ressemble, à s’y méprendre, à une grande malle qui a perdu sa poignée...

L’entrée de M. Divorne père interrompit brusquement le monologue de Pascal.

—Mon père! s’écria-t-il, laissant, de surprise, tomber le mètre qu’il tenait.

—Oui, moi, répondit l’avoué. Mais avant tout, un mot, un seul: te maries-tu? est-ce vrai?

—Je vous l’ai écrit.

—Et par l’intermédiaire d’un marchand d’héritières?

Pascal s’était bien gardé de souffler mot de M. de Saint-Roch dans sa lettre; aussi fut-il bien étonné, et plus contrarié encore, de voir l’avoué si bien au fait. Il n’eut pourtant pas l’idée de nier, sachant bien qu’en toute sûreté il pouvait se confier à son père.

—C’est vrai, dit-il.

—Malheureux!

—Au moins, écoutez comment les choses se sont passées. C’est une plaisanterie qui se trouve avoir un dénoûment sérieux, je lui devrai mon bonheur.

Le récit du jeune homme fut long, parce qu’il n’omit pas la circonstance la plus insignifiante: M. Divorne l’écouta avec cette attention patiente qu’il prête à ses clients lorsqu’ils le mettent au courant d’un procès. Quand enfin Pascal eut achevé:

—Pauvre jeune homme! s’écria M. Divorne, et tu ne vois pas le piége, et tu ne comprends pas que tu es la dupe d’une comédie préparée à ton intention!

—Cependant, mon père, il me semble que le hasard seul...

—Et tu donnes dans ces hasards, toi? Mais comprends donc bien que ces gens-là ne cousent pas leurs malices de fil blanc; s’ils n’étaient pas habiles, ils ne prendraient personne. J’avoue, cependant, que leur traquenard est assez ingénieux; un plus fin que toi y serait pris. Mais on ne refait pas au même un vieil avoué retors. Et je suis là, moi, morbleu!

L’avoué venait d’éveiller au fond du cœur de son fils la nichée vipérine des soupçons. Pourtant Pascal voulut défendre encore la famille Gerbeau. Son père l’interrompit.

—Voyons, continua-t-il, que sais-tu de ces gens-là? à qui en as-tu parlé? quelles personnes t’ont répondu d’eux? Tout ce que tu en connais, tu le tiens de deux intrigants, ligués pour te pousser dans le panneau, c’est-à-dire pour te faire entrer dans une famille tarée et ruinée.

—Oh! ruinée.

—Toi-même m’as dit que sans toi la fortune de ce M. Gerbeau était compromise ou allait l’être dans une affaire. Es-tu certain qu’il n’ait pas beaucoup d’affaires de ce genre?

—Si ce n’était que l’argent, je suis assez riche pour deux.

—Soit, j’admets qu’il soit riche, très riche, cela prouve-t-il qu’il soit honnête homme? Je connais, pardieu! nombre de coquins millionnaires. Mais rien qu’à leur manière d’agir, je crois pouvoir te prédire à coup sûr qu’il faut renoncer à ce mariage.

Pascal ne répondit rien. Aux discours de son père, il lui semblait que des écailles lui tombaient des yeux. N’avait-il pas agi bien légèrement?

—Écoute, garçon, reprit l’avoué, raisonnons un peu. Lorsqu’un père de famille honorable veut marier sa fille, s’adresse-t-il, pour lui trouver un mari, à un monsieur... comment l’appelles-tu, ton intrigant?

—De Saint-Roch.

—Va pour Saint-Roch. Si tu avais une fille, t’y prendrais-tu ainsi? Non. Cela seul devait t’éclairer. Et ensuite, comment as-tu été admis dans cette famille? tout à coup, sans informations, sans renseignements, sur la soi-disant parole d’un compère. Tu entres dans la maison comme un mendiant dans une église, et aussitôt on te permet de faire la cour à la demoiselle..... Tiens, vois-tu, ces gens-là...

—Cependant, mon père, ils sont reçus dans d’honorables familles. C’est à une soirée chez un ancien magistrat....

—Ainsi, tu crois encore à l’ancien magistrat.... un magistrat où ton chevalier d’industrie a ses grandes entrées! Pauvre garçon! mais on t’a fait danser dans un bal d’occasion, avec des figurants loués à la soirée...

—Oh! par exemple! mon père, je me connais en physionomies, et....

—Mon cher ami, en y mettant le prix, on trouve fort bien des intrigants à mine honnête! Mais veux-tu que je te donne raison sur tous ces points? Soit. La famille Gerbeau est riche et honorable, très honorable, je le veux bien; alors c’est la fille qui...

—Oh! mon père! s’écria Pascal atteint au cœur, de grâce! ne parlez pas ainsi. Elle, si pure, si belle! Oh! si vous la connaissiez, rien qu’à voir cette figure si suave, ces yeux si candides! vous reconnaîtriez votre injustice et votre erreur.

M. Divorne haussa les épaules.

—Comment, c’est toi, à trente ans, qui parles ainsi! Mais, mon garçon, à dix-huit ans, je savais déjà la foi qu’on doit ajouter à ces airs de candeur. Tu crois encore que de beaux yeux, tendres et timides, sont le reflet fidèle d’une belle âme! Mais qu’une femme veuille te tromper, ses yeux ne te révéleront rien de son cœur, pas plus que la surface calme et unie d’un lac ne te dira les vases et les scories amassées dans les profondeurs des eaux si limpides...

—Mais je l’aime! s’écria Pascal qui avait presque les larmes aux yeux, je l’aime!

—Hélas! mon pauvre ami, dit M. Divorne, je crains bien que ce soit sans espoir. Avant de rien décider, pourtant, il faut voir, s’informer, et c’est ce que je vais faire aujourd’hui même, après que tu m’auras donné à manger, toutefois, car je meurs de faim.

Tout en déjeunant, M. Divorne s’efforçait de consoler son fils.

—Voyons, disait-il, ne te désole donc pas, nous te trouverons une autre femme, si tu ne peux épouser celle-là. Ta mère en avait déjà une toute prête, et même je dois te dire que la nouvelle de ton mariage a fait beaucoup de peine à ta mère, beaucoup; elle a pleuré. Si tu l’avais consultée, tout ceci n’arriverait pas. Tu serais venu à Lannion, tu aurais vu la jeune fille qu’elle te destine, tu l’aurais aimée. Mais rien n’est perdu, si ce mariage-ci échoue, tu l’aimeras....

—Je ne puis aimer qu’Antoinette, soupira le triste Pascal.

—Vraiment! fit l’avoué en hochant la tête, c’est si sérieux que cela! Eh bien, il ne faut pas rester plus longtemps dans l’incertitude; ce soir même tu seras fixé. Fais-moi venir une voiture, et donne-moi l’adresse du père de la jeune personne et de tes deux intrigants. Ah! çà, tu ne connais aucun des amis, ou des ennemis, l’un vaut l’autre, de la famille Gerbeau?

—Je ne sais même pas quelles sont leurs relations.

—Prodigieux! je te trouve prodigieux! Ah! ce serait pourtant bien important. Voyons, réfléchis, cherche un peu.

—J’ai beau chercher, je ne vois personne absolument, sauf peut-être leur notaire...

—Leur notaire? Tu connais le notaire de la famille et tu ne le dis pas! et tu ne t’es pas adressé à lui! Mais, cher ami, lorsqu’il s’agit d’un mariage, les notaires sont la source même des renseignements, on ne consulte qu’eux, ils ont été institués exprès pour cela. Son nom, vite...

—Maître Bertaud.

—Bertaud....... Je ne le connais pas, mais peu importe. Son titre me suffit. Il est mon ami ou doit l’être, tous les officiers ministériels sont mes amis; nous sommes confrères, ou peu s’en faut. Je commence ma tournée par lui. Allons, je pars, ne te tourmente pas.

Bien certainement, si M. Divorne avait pensé qu’il trouverait des renseignements, je ne dis pas excellents, mais seulement passables, il ne se serait pas mis en quête; il aurait purement et simplement refusé son consentement; il aurait profité du premier moment de surprise de Pascal pour lui arracher la promesse de ne pas passer outre.

Mais il s’attendait à recueillir de singulières histoires sur ces parents, qui mettaient leur fille en étalage dans la boutique d’un négociateur matrimonial; il s’apprêtait à entendre des révélations déplorables, des confidences étranges; il s’en réjouissait d’avance en montant en voiture; il s’en réjouissait, parce qu’en quittant Lannion il avait bien promis à sa femme de faire manquer ce mariage. Il allait ainsi se trouver rompu, sans manœuvres de sa part, sans acte d’autorité. Et non-seulement Pascal ne pourrait lui en vouloir, mais encore il lui saurait gré d’être entré dans ses idées et de n’avoir décidé la rupture définitive qu’après des démarches qui prouvaient combien était nécessaire cette extrémité. Voilà ce que pensait l’avoué en montant l’escalier de maître Bertaud.

Pascal, resté seul, se désolait. Avait-il ou non été pris pour dupe? Les apparences, il est vrai, étaient pour l’avoué, mais les apparences sont trompeuses. Comment, pourquoi le nom de mademoiselle Gerbeau se trouvait-il sur le répertoire aux héritières de M. de Saint-Roch? Il devait y avoir quelque motif caché. Ah! qu’il regrettait amèrement de s’être tant avancé, comme cela, à l’aveuglette. L’expérience, la raison, lui disaient, lui prouvaient que son père était dans le vrai. Mais il était amoureux, et son cœur plaidait chaudement la cause d’Antoinette.

Le bruit d’une vive discussion dans l’antichambre tira Pascal de ses réflexions. Presque aussitôt le chevalier de Jeuflas entra ou plutôt fit irruption, violant la consigne sévère, donnée au domestique, de ne laisser entrer personne.

Le premier mouvement de Pascal—ce n’était pas le bon—fut de sauter au cou du chevalier pour l’étrangler. Par bonheur, il se contint, et toute sa colère tomba lorsqu’il eut envisagé l’ami et courtier de M. de Saint-Roch.

Pauvre M. de Jeuflas! il semblait vieilli de dix ans. En une nuit, le chagrin avait creusé des rides le long de ses tempes. Lui si droit la veille, il marchait courbé, le chef branlant. Sa toilette n’avait pas sa correction habituelle, sa cravate était chiffonnée, ses souliers maculés de boue. La disposition si naturellement symétrique des quelques cheveux qui lui restaient était dérangée.

Il devait, lui aussi, avoir reçu un rude coup. Il ne paraissait guère moins affligé que son jeune ami. Il était visiblement très ému. Son visage exprimait l’abattement; sa voix tremblait; cependant il grasseyait encore.

—Eh bien! dit-il d’un ton piteux, tout est manqué. Mais vous savez le malheur; je le vois à votre tristesse...

Et le chevalier, accablé, s’assit ou plutôt se laissa tomber sur un fauteuil.

—Oui, répondit Pascal, l’arrivée de mon père...

—Il s’agit bien de votre père, ma foi!..... Vous n’avez donc pas reçu la lettre de M. Gerbeau?

—J’ai reçu des lettres, dit Pascal, mais je ne les ai pas ouvertes. Elles sont toutes là, sur ma cheminée.

Le chevalier se leva avec effort et, prenant la correspondance intacte de son jeune ami, chercha un instant parmi les lettres, les journaux, les imprimés arrivés dans la matinée.

—Voici la lettre de Gerbeau, dit-il enfin; je reconnais son écriture. Vous permettez, n’est-ce pas?

Et, sans attendre la réponse de Pascal, il brisa l’enveloppe et parcourut rapidement la lettre.

—Oh! tout est bien fini, dit-il lorsqu’il eut achevé. Je sais mon Gerbeau par cœur: il périrait plutôt que d’avouer qu’il s’est trompé. Tenez, ajouta-t-il en passant la lettre au jeune homme, lisez... et du calme surtout.

Le calme était fort nécessaire, en effet. M. Gerbeau avait écrit sous l’impression d’une violente colère, et il n’avait pas ménagé ses termes. Il disait à Pascal:

«Ne prenez plus la peine, monsieur, de vous présenter chez moi. Vous n’y trouverez personne, désormais. Je sais tout. J’ai appris vos perfides manœuvres pour surprendre ma confiance. Je connais les odieux complices qui vous ont ménagé l’accès de ma maison. Je n’ignore pas davantage votre expulsion de l’École. Mon regret le plus cuisant est d’être votre obligé. Fixez vous-même le prix de vos services, demandez-moi la moitié de ma fortune, mais ne songez plus à ma fille.»

Pascal lut avec une lenteur extrême cette lettre injurieuse. Il n’y comprenait pas grand’chose, il est vrai, mais le sens le tourmentait peu. Il était plus inquiet du motif qui avait fait agir M. Gerbeau.

—Serait-ce une comédie? se disait-il; mais pourquoi? Sans doute pour aller au-devant d’une rupture, pour prévenir l’enquête de mon père. Mais comment a-t-on pu savoir l’arrivée de mon père?

A toutes ces questions, il ne trouvait pas de solution satisfaisante. Enfin, il reposa tranquillement la lettre sur la table, et M. de Jeuflas, qui l’observait et s’attendait à une explosion de fureur, fut très surpris de ce calme.

—Eh bien! demanda le chevalier, que dites-vous de cela?

—Rien. M. Gerbeau est sans doute devenu fou. Il m’écrit des injures, et je veux être pendu si je sais pourquoi.

—Comment, vous ne comprenez pas?

—Pardon! Je vois très bien qu’il ne veut plus me donner sa fille, mais c’est tout ce que je vois. Ce n’était pas la peine de me la faire proposer par M. de Saint-Roch.

—Mais, malheureux! s’il vous repousse, c’est qu’il a su la part que Saint-Roch prenait à cette affaire.

—Pardieu! c’est trop fort, répondit Pascal; espérez-vous me faire entendre que c’est à l’insu de M. Gerbeau que le nom de sa fille se trouve sur les registres de votre ami,—avec titres à l’appui, pour parler comme lui!

—Je vous jure qu’il l’ignorait.

—Alors, je n’y suis plus du tout.

—C’est cependant bien simple. Dans les mariages que fait Saint Roch, il arrive presque toujours que l’une des deux parties ignore son entremise. Vous imaginez-vous donc qu’il connaît tous les gens qu’il marie? Pas le moins du monde. Il a des agents, des coopérateurs, qui travaillent pour lui, qui lui donnent les renseignements et qui...

—... Partagent les honoraires; à merveille! Ainsi vous, chevalier, vous êtes un de ces coopérateurs, je trouve le mot très-joli.

M. de Jeuflas, sous le regard sardonique de Pascal, ne put s’empêcher de rougir. Un instant il resta muet, embarrassé. Enfin, reprenant tout à coup courage:

—Eh bien! oui, répondit-il, je suis un des agents de Saint-Roch. Il faut vivre, n’est-ce pas, et je vois de pires métiers. La honte, si honte il y a, je la partage avec plus d’un homme bien posé et largement décoré, avec nombre de vieilles femmes très estimées, très honorées et très dévotes. Ah! je connais à Saint-Roch plus d’un agent qu’on ne soupçonne guère, et dont personne n’aurait l’idée de se défier... Mais après tout, où est le mal quand on agit loyalement?

—Oh! loyalement! fit Pascal...

—Oui, monsieur. Ainsi, je puis très bien vous expliquer le mécanisme de Saint-Roch. Il a des agents, moi, par exemple. Je dresse la liste de toutes les demoiselles à marier que je connais parmi mes relations, dont les parents sont mes amis. Je prends des renseignements sur la fortune, sur la moralité, etc. J’agis de même pour les jeunes gens, et je porte le tout à Saint-Roch. Ses autres coopérateurs agissent de même. Il recopie nos listes, et peut ensuite offrir les jeunes gens ou les demoiselles qu’on lui indique, et cela à leur insu. C’est ce qui est arrivé pour mademoiselle Gerbeau. Quelquefois même les mariages se concluent sans qu’on se soit adressé à Saint-Roch directement, et c’est en cela que consiste son habileté; tout se fait par ses agents, qu’il met en rapport.

Pascal gardait toujours son air triste; au fond, il était ravi. Volontiers il aurait embrassé le coopérateur matrimonial, car il ne doutait pas de sa véracité: on n’imite pas l’air et le ton qu’avait l’affligé chevalier. Le jeune homme renaissait à l’espérance.—«Ainsi donc, se disait-il, Antoinette n’est pas perdue pour moi.»

—Maintenant, demanda-t-il au chevalier, comment M. Gerbeau a-t-il été informé?...

—J’aurais dû vous le dire d’abord, c’est une lettre anonyme...

—Oh!

—Oui, une lettre anonyme, et qui, de plus, doit être d’un de vos amis.

—Sachez, monsieur, dit Pascal, que mes amis ne font pas de ces infamies.

—C’est au moins de quelqu’un qui a accès chez vous, car à la lettre était joint le billet par lequel Saint-Roch vous annonçait ma visite.

—C’est impossible! s’écria le jeune homme.

Et il courut à son bureau, pour retrouver le fameux billet. Mais c’est en vain qu’il chercha, fouilla tous les tiroirs, bouleversa ses cartons, secoua un à un tous les papiers; le billet ne se retrouva pas. Il vint se rasseoir fort découragé.

—C’est incroyable, disait-il, une lettre anonyme! Mais au fait, qui a prévenu mon père?

—Ah! répondit le chevalier, vous avez quelque ennemi bien perfide.

—Oh! je le trouverai. Si j’avais seulement cinq minutes entre les mains la lettre adressée à M. Gerbeau...

—Allez la lui demander si vous voulez, dit M. de Jeuflas avec découragement; quant à moi, je ne m’en sens pas le courage. Il m’a traité ce matin d’une façon indigne, il m’a presque jeté à la porte...

—Aussi, comment diable un homme comme vous se met-il à la solde d’un négociant en mariages?

—Eh! monsieur! la misère! J’ai été riche, je suis ruiné. Est-ce à mon âge qu’on se met à travailler? Et encore, à quoi serais-je bon...

—Pauvre chevalier! vrai, je vous plains...

—Vous auriez tort de me railler, en tout cas. Cette affaire avec Gerbeau me perd à tout jamais. Qu’adviendra-t-il si elle s’ébruite? C’en est fait de mon honneur, de mon crédit, de ma considération, toutes les maisons me seront fermées.

Pascal eut pitié de cet homme malheureux.

—Quoi qu’il advienne, lui dit-il, je vous promets le silence le plus absolu.

—Et Gerbeau, se taira-t-il? Ce matin, il m’a chassé de chez lui, ô honte! moi le chevalier de Jeuflas. A cette heure, il a sans doute raconté l’aventure à vingt personnes.

—Je me trompe peut-être, reprit Pascal, mais il me semble que, dans l’intérêt même de sa fille, M. Gerbeau doit se taire. Vous vous alarmez à tort.

Mais Pascal eut beau faire, il ne put ramener le sourire sur les lèvres de l’infortuné coopérateur. Il avait la mort dans l’âme, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Lorsqu’enfin il se retira, il serra affectueusement la main du jeune homme, et sa dernière parole fut un conseil.

—Vous avez un ennemi bien dangereux, dit-il, tenez-vous sur vos gardes.

Cet avis était au moins inutile.

Frappé au cœur dans son amour, Pascal était bien résolu à découvrir le misérable qui trahissait ainsi l’amitié. M. Gerbeau pouvait ne pas vouloir revenir sur sa décision, alors c’en était fait du bonheur de sa vie. Il voulait se venger.

IX

Assis à son bureau, devant les fameux cartons verts qui renferment tant et de si terribles secrets, devant ses registres en caractères hiéroglyphiques, M. de Saint-Roch, l’œil illuminé par l’inspiration, travaillait au bonheur de l’humanité.

L’apôtre du mariage rédigeait une réclame, une de ces réclames superbes qui, placées à la quatrième page, font quelquefois de l’Ami de la Religion un journal amusant.

La tâche était pénible et le travail hérissé de difficultés. On le voyait au papier couvert de ratures et de surcharges. C’est que l’annonce est le côté sérieux de la mission de l’illustre ambassadeur: chaque ligne lui coûte gros, et les marchands de publicité ont un petit instrument pour mesurer l’espace; aussi faut-il dire beaucoup en peu de mots.

C’est ce que s’efforçait de faire le propagateur-initiateur. Sa réclame, destinée à faire battre la chamade à tous les cœurs célibataires, s’adressait plus spécialement qu’à l’ordinaire aux pères de famille:

«Pères prudents, disait-il, je suis la sauvegarde de l’honneur des familles. C’est moi, Saint-Roch,—pas de succursales,—qui ai inventé le mariage il y a quarante ans. Mon laboratoire est l’antichambre de la mairie, ma bienveillance vaut presque le sacrement. Vos demoiselles vous embarrassent-elles, adressez-les à moi, je leur trouverai un placement avantageux. Ecrivez-moi—lisiblement,—je viens de recevoir un assortiment complet de princes souverains à marier, de la plus belle qualité. Pères de famille, vous me bénirez, moi, Saint-Roch, car...»

Six coups frappés sur un timbre firent tressaillir l’ambassadeur.

—Oh! dit-il, un client dans le salon gris-perle.

Aussitôt il cacha son prospectus dans un tiroir, et ouvrant une armoire, il en tira un habit bleu barbeau, exactement semblable à celui qu’il avait sur lui, à cette seule différence près que le premier était fort râpé, et le second tout flamboyant de neuf.

Ce changement à vue, si important pour une négociation matrimoniale, terminé, il s’approcha de la glace pour donner un coup d’œil sur sa toilette.

Il tira ses manchettes de malines, rajusta son jabot, disposa gracieusement les cataractes de ses chaînes de montres, frotta les pierreries de ses bagues pour leur donner plus d’éclat, et enfin, d’un geste coquet de la tête, imprima à sa blonde chevelure bouclée un tour plus gracieux.

Alors, il s’adressa dans la glace un dernier et charmant sourire et se dirigea vers le salon gris-perle, où sans doute «la pratique» s’impatientait.

Il entra. Suivant sa noble et affable habitude, il salua gracieusement le nouveau client, en trois temps, ainsi que le prescrivent les professeurs de maintien de la bonne école, les talons sur la même ligne, la pointe du pied en dehors, le buste légèrement incliné, le coude arrondi, la main à la hauteur de la poitrine...

Il exécutait le deuxième temps de son salut, il préparait déjà le troisième, lorsque le client lui sauta à la gorge, sans pitié pour le jabot, en l’appelant: Misérable!

Ce pauvre M. de Saint-Roch eut une terrible frayeur. Il fit un bond de côté, cherchant à mettre la table entre lui et ce visiteur peu parlementaire.

Ce rapide mouvement de retraite lui réussit; mais, dans son évolution, il heurta la table et entraîna sept à huit ex-voto de porcelaine, qui tombèrent et se brisèrent avec éclat.

—Bon, pensait l’ambassadeur, ce doit être quelque nouveau marié qui n’est pas content. Je connais ça.

Ce n’était pas un nouveau marié, mais bien M. Gerbeau en personne. La lettre anonyme de Lorilleux produisait son petit effet. Ce n’était plus l’honnête et digne négociant qu’on connaît, c’était un tigre déchaîné. Savoir le nom de sa fille sur les registres de M. de Saint-Roch l’avait jeté hors de ses gonds. Il s’était promis de donner des coups de canne à l’ambassadeur, et il venait à la seule fin de tenir sa promesse.

Cependant, l’inventeur du mariage, retranché derrière sa table, avait repris un peu de courage.

—Je vous préviens, dit-il à son adversaire, que si vous usez encore de violence, j’appelle mes domestiques. Maintenant, si vous voulez causer, causons, mais doucement. Qui êtes-vous et que...

—Qui je suis, coquin, répondit l’ex-fabricant, un père dont tu as failli compromettre la fille, infâme tripoteur! Je suis monsieur Gerbeau, à qui tu voulais donner pour gendre un homme taré, vil brocanteur! un certain Pascal Divorne, renvoyé honteusement de l’École.

—Taisez-vous, cria M. de Saint-Roch, et n’insultez pas un jeune homme qui vaut mieux dans son petit doigt que vous dans toute votre personne.

—Ah! tu m’insultes, coquin! reprit M. Gerbeau. Attends, attends!

Et il tournait autour de la table pour tâcher de saisir le négociateur. Mais M. de Saint-Roch n’était pas moins leste que lui; la discussion cependant continuait.

—Qui t’a permis de te mêler du mariage de ma fille?

—Je n’ai pas de comptes à rendre.

—Je m’adresserai aux tribunaux.

—Je m’en soucie peu, j’ai des arrêts qui sanctionnent mon honorable profession.

De guerre lasse, essoufflés, n’en pouvant plus, les deux adversaires s’arrêtèrent. Mais quel désordre, justes dieux! dans la toilette si bien ordonnée de M. de Saint-Roch! Les chaînes d’or battaient au hasard sa poitrine, le jabot pendait comme une loque, une des manchettes était arrachée à demi; et la belle chevelure blonde qui s’était déplacée!

Il n’avait pas cependant, cet illustre ambassadeur, perdu sa faconde si brillante; il entreprit, à force d’éloquence, de dompter le farouche M. Gerbeau.

—Vous avez parlé de tribunaux, monsieur, s’écria-t-il, mais n’aurais-je pas le droit de me plaindre moi-même de vos transports? Vous avez insulté la plus noble des professions, vous calomniez mon sacerdoce.

—Gredin! répétait M. Gerbeau entre ses dents.

—D’autres aussi ont essayé de me ternir aux yeux de mes contemporains et de la postérité: j’en ai obtenu justice. Connaissez-vous les arrêts en ma faveur?

—Je m’en moque.

—Avez-vous lu la plaidoirie de mes avocats?

—Je m’en soucie!

—Enfin, une consultation imprimée à mes frais?

M. Gerbeau commençait à être un peu honteux de son emportement.

—Il ne s’agit pas de tout cela, dit-il avec humeur. Vous avez osé mêler le nom de ma fille à vos tripotages malpropres, c’est ce que je ne puis souffrir. Je ne sortirai pas d’ici avant d’avoir déchiré de ma main la page où vous avez écrit le nom de ma fille. Je vous défends, désormais, de vous occuper d’elle. Il me faut votre promesse et des garanties.

—Soit, répondit l’ambassadeur; veuillez, monsieur, me suivre dans mon cabinet, nous nous expliquerons.

Une explication, commencée si vivement, devait être longue. Elle fut interminable. Et pourtant, jamais le célèbre négociateur n’avait été si beau, si touchant, si pathétique. Oubliant le désordre de sa toilette, qui dans un autre moment l’eût rempli de confusion et eût paralysé ses moyens, il entassait raisons sur raisons, non pour se disculper, mais pour convaincre son adversaire.

En dépit des difficultés, il espérait encore renouer ce mariage rompu; un si beau mariage, si merveilleusement assorti! il le savait mieux que personne.

Il attaqua tout d’abord les préjugés de M. Gerbeau. Pour s’assurer les susceptibilités de ce négociant, l’ambassadeur ne craignit pas de déchirer à ses yeux le voile mystérieux qui pour le profane environne ses opérations. Il mit à nu les rouages ingénieux de sa maison. Il vanta ensuite la grandeur de sa mission, les bienfaits de son intermédiaire. N’est-elle pas, cette profession, un progrès heureux de notre civilisation, tout comme la vapeur, le gaz, les vêtements confectionnés, les omnibus et le télégraphe électrique?

Mais il atteignit réellement au sublime, lorsqu’il parla de Pascal, lorsqu’il énuméra les belles qualités de ce jeune ingénieur, si riche, si économe, véritable merle blanc des gendres. Même, emporté par son sujet, il lui arriva d’enfreindre son vœu de discrétion, et, pour disculper Pascal, lâchement calomnié et accusé d’avoir été renvoyé de l’École, il raconta l’histoire de ce qui l’avait fait renoncer à son brevet.

L’ambassadeur prêchait dans le désert. M. Gerbeau restait plus froid que marbre; il se bornait à élever la voix de temps à autre, pour rappeler le but de sa visite. Enfin, voyant que l’éloquence de M. de Saint-Roch ne tarissait pas:

—Brisons là-dessus, dit-il, je ne crois pas un mot de tout ce que vous me dites; je me trompe, je crois que vous avez un grand intérêt à marier M. Divorne.

—Eh! monsieur, les notaires aussi ont intérêt à marier leurs clients...

—Oui, mais ils sont officiers ministériels; on sait qu’on peut se fier à eux; leur probité et leur discrétion...

L’ambassadeur vit jour à porter, croyait-il, un coup décisif.

—Leur discrétion! s’écria-t-il, ah! je vois bien, monsieur, que vous ne connaissez pas la mienne; j’ai cependant dépensé plus de cent mille francs pour l’annoncer au monde entier. Un secret est chez moi plus en sûreté que votre argent à la Banque de France. Ma maison est le confessionnal de l’univers, le tombeau des secrets du monde entier. Rien ne transpirera jamais des mystères dont je suis le confident. La mort même ne me fera rien révéler. A ma mort, tout doit me suivre au cercueil, tout, cabinet, titres, mémoires. Je n’ai jamais formé d’élève. Quant à mes registres, vous pouvez les ouvrir. Jetez les yeux sur cette nomenclature de toutes les héritières des cinq parties du monde, vous ne comprendrez rien aux caractères hiéroglyphiques que seul je puis déchiffrer...

Le bruit d’un timbre, qui résonna dans le lointain des appartements, coupa brusquement la parole au négociateur. Il prêta l’oreille et compta cinq coups.

—Peste soit de l’importun! murmura-t-il, c’est une visite, au salon bleu-ciel.

Presque aussitôt un domestique entrebâilla une des portes du cabinet et fit un signe à M. de Saint-Roch.

—Mille pardons! dit l’ambassadeur à M. Gerbeau, je suis à vous à l’instant. Et il s’approcha du domestique.

—Monsieur, dit celui-ci à voix basse, il y a un monsieur dans le salon bleu.

—Je le sais, j’ai entendu, il était inutile de me déranger.

—C’est que monsieur ne sait pas que ce monsieur paraît furieux. Il ne voulait pas attendre et menaçait de tout casser.

—Diable! quelle espèce d’homme est-ce?

—Un grand qui a des lunettes d’or; assez vieux, bien mis, l’air de province, il m’a donné sa carte.

M. de Saint-Roch prit la carte, y jeta les yeux et poussa une exclamation de joie; il avait lu:

Pierre Divorne,

Avoué licencié.

—Le père! pensa-t-il, l’avoué! c’est le ciel qui me l’envoie.

Et saisi d’une de ces inspirations sublimes qui décident des batailles, il repoussa le domestique, et s’élança dans le corridor, laissant son visiteur seul et stupéfait.

M. Divorne, le père, sortait précisément de chez maître Bertaud. Le notaire lui avait donné sur la famille d’Antoinette des détails si inespérés, des renseignements si brillants, qu’il regretta amèrement la promesse faite à sa femme de rompre le mariage. Mais, esclave de sa parole, il s’affermit dans sa résolution de refuser malgré tout son consentement. S’il venait chez le négociateur, c’est qu’il voulait passer un peu sa colère, et lui laver convenablement la tête.

C’est dire qu’il accueillit fort mal M. de Saint-Roch qui accourait. Mais l’ambassadeur ne s’amusa pas à répondre, il prit le bras de l’avoué, et le poussant presque devant lui:

—Dans mon cabinet, dit-il, dans mon cabinet.

Une fois entrés:

—Monsieur, prononça-t-il, en s’adressant à son premier visiteur, j’ai l’honneur de vous présenter M. Pierre Divorne, avoué licencié près le tribunal de Lannion, père de M. Pascal.

Puis, se retournant vers l’avoué:

—Je vous présente, monsieur, dit-il, M. Gerbeau, ancien fabricant à Roubaix, père de mademoiselle Antoinette.

Les deux pères se saluèrent froidement, tandis que M. de Saint-Roch allait s’asseoir derrière son bureau, en homme désormais parfaitement désintéressé dans la question.

Il y eut un moment de silence assez long entre l’avoué et le fabricant. Puis, ils commencèrent à parler ensemble, très vivement, chacun espérant faire taire l’autre et le forcer à l’écouter.

M. Gerbeau, qui n’avait pas eu de renseignements et qui persistait à se croire pris pour dupe, était le plus irrité. Il parlait de beaucoup le plus haut; il reprenait sans discontinuer la même phrase:

—Je ne veux rien entendre, je refuse positivement votre fils...

Cette obstination injurieuse à refuser Pascal exaspéra M. Divorne, à la fin.

—Allons chez maître Bertaud nous expliquer, proposa-t-il.

—Soit, dit M. Gerbeau.

Et ils sortirent,—par le couloir d’introduction, au risque de rencontrer quelqu’un!—sans même saluer M. de Saint-Roch.

Mais cette impolitesse n’attrista pas le négociateur.

—Ils vont chez le notaire, se dit-il en se frottant joyeusement les mains, c’est bon signe. Ça m’a donné du mal, mais l’affaire est dans le sac: ici dix mille francs au moins, dont trois mille pour Jeuflas; bénéfice net, sept mille livres.

Et s’asseyant à son bureau, il se remit à la confection de sa réclame, qui se terminait ainsi:

«Ce qui distingue surtout M. de Saint-Roch, c’est que jamais l’intérêt ne le guide. Moraliser l’espèce humaine, voilà son but; faire fonctionner le mariage, tel est son moyen. Mystère et désintéressement sont sa devise.»

L’illustre négociateur avait deviné juste. Tout s’arrangea dans l’étude du notaire. Maître Bertaud savait mettre en pratique ces belles et nobles paroles d’un tabellion à son successeur: «Souvenez-vous, jeune homme, qu’un notaire est un tampon destiné à amortir le choc des intérêts.» Il s’interposa habilement entre ces deux pères, entre M. Gerbeau, qui ne voulait pas donner sa fille, et M. Divorne, qui s’obstinait à vouloir cette fille, depuis qu’on la refusait à son fils.

Grâce à l’inépuisable patience de maître Bertaud, le plus patient et le plus onctueux des notaires, on finit par s’entendre.

Après moins de cinq heures de pourparlers, le mariage fut arrêté, décidé, conclu, presque signé.

Il y était stipulé, entre autres conditions, que M. Gerbeau donnait à sa fille cent mille écus comptants. C’était au moins cinquante mille francs de plus que n’aurait voulu l’ancien fabricant, mais il avait eu la main forcée, tant par le notaire que par M. Divorne.

L’avoué, intraitable sur l’article dot, était bien loin de se douter qu’il travaillait bien moins pour son fils que pour l’ambassadeur matrimonial.

Enfin, la date du mariage fut fixée, et les deux pères, devenus les meilleurs amis du monde, sortirent ensemble de l’étude de maître Bertaud. M. Divorne avait hâte d’annoncer la bonne nouvelle à son fils.

La visite du chevalier de Jeuflas avait singulièrement rassuré Pascal, mais il était bien loin de s’attendre à une solution si prompte.

Il faillit tomber à la renverse, en voyant entrer son père et M. Gerbeau. Mais on n’est pas longtemps à revenir des commotions que donne un bonheur inespéré.

Pascal fut vite mis au courant de ce qui s’était passé, tant chez le propagateur-initiateur que chez le notaire, et bientôt il se trouva qu’il était le moins surpris des trois.

—Qui jamais se serait attendu à cela? répétait M. Divorne.

Et dans le fait, l’avoué eût été bien embarrassé d’expliquer comment, tout à coup, il avait oublié les serments faits à sa femme.

—Ce que je ne comprendrai jamais, disait M. Gerbeau, c’est que ce cher Pascal ait eu l’idée incroyable, impossible, de s’adresser à ce M. de Saint-Roch.

—Oh! pour cela, répondit Pascal, je jure bien que je croyais simplement faire une très innocente plaisanterie.

—Comme si on plaisantait avec le mariage, dit gravement M. Divorne: c’est jouer avec le feu.

—Et encore, continua Pascal, qui jamais se serait douté du rôle de mon ambassadeur, sans un de mes amis qui s’est empressé de vous écrire? Le malheureux croyait me nuire, il m’a rendu le plus grand des services. Mais je voudrais bien savoir qui je dois remercier.

—Il faudrait voir l’écriture, dit M. Gerbeau; voici ma lettre.

—Et la mienne, fit M. Divorne.

Mais l’écriture, habilement contrefaite, n’apprenait rien à Pascal. Il tournait et retournait les deux lettres anonymes, tout en se creusant la tête à chercher le mobile de leur auteur, lorsqu’il aperçut ses initiales à lui, un P et un D en relief, aux angles des deux feuilles de papier.

—Morbleu! dit-il, ces lettres ont été écrites chez moi.

—Mais par qui? demandèrent ensemble M. Gerbeau et l’avoué.

—Ah! voilà, répondit Pascal; il vient beaucoup d’amis chez moi.

Mais en même temps le jeune homme se disait que, seuls, Lorilleux ou Jean Lantier avaient pu s’emparer du billet de M. de Saint-Roch. Le doute à cet égard n’était pas possible.

C’est alors que Pascal se souvint de la pâleur de son ami, la dernière fois qu’il l’avait vu. Il se rappela encore que le médecin était resté seul, ce soir-là, dans son cabinet, pour y écrire, disait-il, une lettre.

Évidemment Lorilleux était le coupable.

Cette trahison si lâche d’un ami d’enfance accabla Pascal. Les déceptions en amitié sont plus cruelles qu’en amour, parce qu’elles sont plus inattendues. Cependant il se garda bien de dire tout haut ce nom qu’il venait de deviner. Indigné contre le médecin, il sentait qu’il l’aimait encore et qu’il répugnait à livrer au mépris le nom d’un ancien camarade de collége; il avait honte d’avouer qu’il avait été dupe d’apparences trompeuses.

Aussi, lorsque M. Gerbeau, après un assez long silence, lui demanda:

—Eh bien! devinez-vous? êtes-vous sur la trace?

—Non, répondit-il. Je n’ai pas même un soupçon.

—Il faut faire une enquête, proposa l’avoué. Si tu restes dans l’incertitude, te voilà condamné à te défier de tous tes amis.

—J’aime mieux ne plus penser à cette infamie, dit résolûment Pascal.

Et il froissa les lettres et les jeta dans un coin, se réservant bien de les reprendre plus tard, pour confondre et accabler le traître Lorilleux.

—Soit! s’écria M. Gerbeau, n’y pensons plus, non plus qu’au Saint-Roch et à son acolyte Jeuflas. Pardon universel. Et moi, je vais, de ce pas, consoler ma pauvre fille, que j’avais laissée dans les larmes, je puis le dire maintenant.

Pascal ne fut pas désolé d’apprendre que mademoiselle Antoinette avait beaucoup pleuré; et, sans doute pour remercier son futur beau-père de l’aveu, il l’embrassa de bon cœur.

X

A l’exemple des mineurs prudents, qui s’éloignent bien vite lorsque, la mine chargée, ils ont mis le feu à la mèche, Lorilleux s’était tenu à l’écart en attendant l’explosion de ses bombes anonymes.

Il ne reparut que le lendemain de ce jour si rempli où le mariage de Pascal avait été décidé. Le médecin dissimulait assez bien ses graves inquiétudes sous un air agréablement badin.

—Quoi de neuf? demanda-t-il en s’installant dans le fauteuil de son ami. Moi, je suis accablé de besogne: tous mes clients se sont donné le mot pour tomber malades le même jour. Et ton mariage, à propos?

—Je me marie toujours avec mademoiselle Gerbeau.

—Ah! fit le médecin, qui pâlit. Et ton père?

—Il est ici depuis hier matin.

—Il consent?

—Qui l’en empêcherait?

Lorilleux, fort décontenancé, se demandait anxieusement s’il ne s’était pas trompé en écrivant les adresses, lorsque Pascal, qui s’était levé fort tranquillement, lui tendit les lettres anonymes en lui disant d’un ton fort calme:

—Tiens, mon ami, voici deux lettres qui ont failli faire échouer mon mariage; reprends-les, et surtout aie soin de les brûler. Que personne ne se doute que tu es capable d’une semblable action.

En venant chez son ami, le médecin était préparé à tout, à tout, excepté à cela. Il balbutia quelques paroles d’excuse; il voulut essayer de nier, il n’en eut pas la force. La honte, l’émotion le suffoquaient.

Il se leva, cachant sa figure entre ses mains, et se dirigea vers la porte en chancelant comme un homme ivre.

Pascal l’arrêta.

—Je n’oublie pas ainsi, lui dit-il, vingt années d’une amitié dévouée; Lorilleux, je te pardonne.

—Ah! s’écria l’infortuné docteur, que les larmes gagnaient, c’est grand ce que tu fais là, car tu ne sais pas quelles pensées me guidaient.

—Je ne veux pas le savoir.

—Il serait généreux de m’entendre; de grâce, écoute-moi. Ton mariage, mon ami, est le coup le plus rude que puisse me porter la destinée. C’en est fait des rêves de ma vie.

—Quoi! parce que j’épouse mademoiselle Gerbeau?

—Oui! je voulais te donner une femme. Cette femme, c’est ma sœur. Seul, tu me semblais digne d’elle. Je croyais ainsi assurer ton bonheur et le sien. Voilà plus de quinze ans que je désire ce mariage...

—Eh! que ne l’as-tu dit plus tôt. J’aurais peut-être déjà quatre enfants à cette heure...

—J’ai voulu attendre.

—Mon cher ami, je te l’ai répété vingt fois, les gens qui attendent toujours que la poire soit mûre, finissent par n’en jamais manger.

—Accable-moi, soupira le médecin, je le mérite, mais, au nom du ciel, ne me raille pas.

—Je n’ai jamais été plus sérieux, reprit Pascal; mais vois la vanité des projets: tu voulais me marier avec ta sœur, ma mère élevait exprès pour moi une héritière, Lantier me destinait une de ses filles... Folies. Je me marie, et c’est par hasard. Vois-tu bien, mon cher, on n’épouse jamais avec préméditation.

Lorilleux était trop accablé pour répondre.

—Écoute, continua Pascal, veux-tu, veux-tu faire une fois en ta vie une action sensée? Accepte, mais là, tout à coup, les yeux fermés, une proposition que je vais te faire, et qui te prouvera que je t’avais déjà pardonné.

—Je suis prêt à faire tout ce qu’il te plaira.

—Lantier voulait me donner une de ses filles, l’aînée, avec deux cent mille francs de dot. Je déclare la jeune personne charmante; mais Lantier ne m’a prévenu que ce matin, il était trop tard, j’en aime une autre. Seulement, pour calmer le chagrin de ce père, je lui ai proposé un autre gendre; et cet autre, c’est toi. Tu lui conviens, acceptes-tu? est-ce dit?

—Au moins, laisse-moi quelques jours de réflexion.

—Pas une heure. Oui ou non, sur-le-champ.

Incertain, éperdu, presque fou d’avoir à prendre ainsi subitement une décision si grave, Lorilleux ferma les yeux, comme le voyageur ébloui qui tout à coup, sous ses pas, entrevoit un abîme béant. Lui qui mûrissait ses actions les plus indifférentes, se résoudre ainsi à l’acte le plus important de la vie, quelle épreuve! Mais enfin, triomphant des habitudes de toute son existence:

—Soit, dit-il, j’accepte.

Et tout bas, il ajouta: La fortune de ma femme rejaillira sur ma sœur.

—Ainsi, reprit Pascal, je puis prévenir Lantier.

—Oui, j’ai toujours été malheureux, peut-être la chance me viendra-t-elle par ton entremise.

—Eh! cher ami, pour que le bonheur entre dans une maison, il faut lui tenir la porte ouverte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même, pour prévenir toute occasion de chagrin à venir, Pascal, après bien des hésitations, osa,—contre l’avis de M. Divorne et même de M. Gerbeau,—instruire mademoiselle Antoinette de tout ce qui s’était passé; il lui dit le rôle joué par l’ambassadeur matrimonial et le chevalier de Jeuflas Pour toute réponse, la jeune fille lui tendit la main, comme je souhaite, ami lecteur, que te la tende la femme que tu aimes, lorsque tu auras quelque requête à lui présenter.

Cependant le chevalier de Jeuflas ne fut point invité à la noce, qui eut lieu quinze jours plus tard.

XI

Depuis un mois, le jeune ménage était installé dans une ravissante maison des Champs-Elysées, arrangée, Dieu sait avec quels soins! par Jean Lantier, devenu le beau-père du docteur Lorilleux; M. et madame Divorne étaient repartis pour Lannion, enchantés de leur belle-fille, lorsqu’un matin, un monsieur se présenta qui tenait essentiellement, disait-il, à parler à Pascal.

Ce visiteur était coquettement vêtu, malgré l’heure matinale. Il portait, par-dessus son habit bleu-barbeau, une douillette de couleur claire, doublée de satin blanc, il avait des gants paille. Pour ne pas déranger l’ordre merveilleux de sa chevelure blonde, il tenait son chapeau à la main.

Le domestique pensa d’abord que cet étranger si bien frisé sortait de quelque bal et se trompait de porte; mais, comme il insistait sous prétexte d’affaires très urgentes, il se décida à l’introduire dans le cabinet de son maître.

—Bonjour, cher enfant, dit la voix de miel de M. de Saint-Roch; j’ai voulu vous surprendre dans votre bonheur; me pardonnez-vous cette indiscrétion qui est ma seule récompense?

Pascal ne jugea pas à propos d’offrir un siége à l’ambassadeur.

—Eh bien, cher client, continua le négociateur, bénissons-nous notre ami? Je ne vous avais pas trompé, hein? papa Gerbeau s’est gentiment exécuté; peste! trois cent mille francs....

—Je suis fort pressé ce matin, interrompit Pascal.

M. de Saint-Roch poussa un gros soupir.

—Ingrat! murmura-t-il, ingrat! il oublie que j’ai été son initiateur à la félicité du mariage.

—De quoi s’agit-il?

—C’est la moindre des choses, reprit l’ambassadeur; nous avons un petit traité, vous savez, cinq pour cent de la dot. Vous avez eu cent mille écus, il me revient quinze mille francs.

—Et si je refusais de payer? demanda Pascal en souriant.

—Oh! fit M. de Saint-Roch, pâlissant sous son vermillon, quelle plaisanterie, marchander votre bonheur...

—Mais si je ne plaisantais pas, si je marchandais?

—Nous plaiderions, alors, j’ai la douleur de vous le dire, et je gagnerais certainement. J’ai, vous le savez, des arrêts en ma...

—Assez, assez, dit Pascal... Tenez, ô le plus désintéressé des ambassadeurs, voici votre argent.

—Ah! cher enfant, s’écria l’homme illustre d’une voix doucement émue, je n’attendais pas moins de votre reconnaissance. C’est la dette du bonheur que vous acquittez... Puis, avisant sur le bureau un petit presse-papier:—J’emporte ceci, dit-il; ce souvenir me sera plus précieux que les billets de banque que vous venez de me donner. Ne suis-je pas votre second père, en voyant ce don pieux d’une...

—Au revoir, cher monsieur de Saint-Roch, dit Pascal, en poussant son second père vers la porte.

Mais le diou de l’hymen s’arrêta sur le seuil.

—Cher enfant, dit-il à demi-voix, si jamais,—Dieu vous préserve de ce malheur!—vous veniez à perdre votre épouse, souvenez-vous de mes bons offices, et conservez-moi votre clientèle.

II

PROMESSES DE MARIAGE

I

Au dire de tous, même de ses amis, et on sait l’impartialité des amis, Hector Malestrat était et méritait d’être le lion de la jeunesse bordelaise.

C’était, en 1859, un fort joli garçon, un peu fat, légèrement prétentieux, et fier comme il convient de ses avantages. Il avait vingt-neuf ans, une agréable figure, beaucoup d’argent, et un bon tailleur. On citait comme une merveille son hôtel de Bordeaux, on admirait ses chevaux et ses voitures, on copiait servilement ses livrées; son chalet d’Arcachon avait rendu malade de jalousie un Anglais spleenique. Enfin, la capricieuse fortune s’était complue à vider sur la tête de cet heureux mortel le coffre-fort de ses faveurs.

Hector était le fils unique d’un armateur fabuleusement riche et néanmoins d’une honnêteté si rare, qu’à Bordeaux son nom était devenu le synonyme de probité commerciale. Sur la fin de sa carrière, et comme il songeait sérieusement à jouir enfin de ses millions, ce négociant fut atteint de malheurs que nul ne pouvait prévoir. La faillite de plusieurs maisons d’Angleterre et de Hollande, trois sinistres en mer, une baisse énorme sur les vins, le mirent à deux doigts de sa perte. Tout autre que lui eût succombé, son immense crédit lui permit de faire face à tout, l’orage passa sans le renverser.

Mais s’il ne fut pas ruiné complétement, ses capitaux subirent une telle diminution qu’il se trouva pauvre, en comparant le passé au présent. Il en prit un grand chagrin, comme tout homme habitué au bonheur, qui ne sait ce que c’est que la lutte et se laisse abattre au premier revers. La mort de sa femme, sa compagne de vingt-cinq ans, qu’il aimait de tout ce que le commerce lui avait laissé de cœur, compliqua des peines déjà au-dessus de son énergie. Il baissa la tête sous ce dernier coup, languit une année à peu près, et mourut avec le regret de n’avoir pu réparer ce qu’il appelait son désastre, en demandant pardon à son fils de l’avoir mis sur la paille par son imprudence.

A vingt-trois ans, Hector se trouva donc orphelin, libre et maître d’une fortune qui s’élevait encore à bien près de cent mille livres de rentes. Son père, en mourant, lui avait recommandé de continuer les affaires; mais, après quelques jours de réflexions, il pensa qu’il n’avait pas de goût dispendieux, que par conséquent il était assez riche. Il liquida à tout prix les opérations en train, ferma le comptoir et ne voulut plus entendre parler d’affaires. Il disait qu’il n’avait pas trop de tout son temps pour s’occuper sérieusement de ses plaisirs.

De ce moment, il donna le vol à toutes ses fantaisies, et commença d’éparpiller ses revenus le plus joyeusement du monde, en compagnie de quelques beaux de son cercle qui, dès les premiers jours, voulurent bien lui former une petite cour, et devinrent plus tard les satellites de cet astre.

Hector, cependant, en vrai fils de son siècle calculateur, prétendit mettre à son désordre un ordre infini. Il se le promit et se tint parole, fermant les oreilles lorsqu’il le fallait, et même le cœur, à tous les entraînements. Il eut pour ses prodigalités la prudence d’un avoué. Il s’accorda pour soixante mille francs de folies par an, et jamais il ne dépensa dix louis de plus.

C’en était assez pour lui assurer une belle position; il eut l’art de prendre la première place. Une aventure scandaleuse dans le grand monde fut la première marche de son piédestal. Il ne mentit pas à de si heureux débuts, et la chronique assure que rarement il trouva des cruelles. Sans doute il eut l’adresse de bien choisir, et il ne compromit pas sa réputation de conquérant, en livrant des batailles perdues d’avance, ou même douteuses.

Il avait d’ailleurs une vie fort occupée. Une danseuse arrivait-elle au Grand-Théâtre avec de niaises prétentions à la vertu? on était sûr de le trouver à la tête de la cabale qui chutait ce sylphe à préjugés et le forçait de partir ou de se rendre. D’ordinaire il tyrannisait la première forte chanteuse, heureuse de s’assurer, à ce prix, la protection d’un homme qui régnait despotiquement dans la loge infernale de l’Opéra, et dont le veto était sans appel au moment critique des débuts. Elle avait droit, en échange de sa confiance, à des succès orageux payés comptant, à des avalanches de bouquets et de couronnes, à une ovation lors de son bénéfice, et à un compte ouvert à la caisse de son tyran, à l’article amour.

Que fallait-il à Hector pour couronner l’édifice de sa réputation? Deux ou trois duels. Il les eut, heureux pour lui, pas trop malheureux pour ses adversaires. La gloire sans le remords, le triomphe sans l’odieux de la victoire. Sa bravoure devint un fait notoire, et il fut à l’abri des méchancetés directes. On redoutait d’ailleurs son esprit un peu brutal, comme celui de tous les hommes avantageux qui, après avoir tout osé, croient pouvoir tout dire.

Pour varier ces occupations si nobles et si graves, Hector, suivant la saison, chassait ou s’aventurait en mer, sur un yacht à lui. Puis il dressait ses attelages et montait à cheval. Quand il passait, bien des gens s’arrêtaient au bord du trottoir ou tout au moins se retournaient. Les petites grisettes, si agaçantes sous leurs bonnets à ruches de rubans, n’avaient pas pour le regarder d’assez grands yeux. Il pouvait recueillir sur sa route comme un murmure d’admiration. On disait:

—Voilà M. Malestrat qui passe.

Et c’est là une jouissance vive et délicate, la plus grande des villes de province. A Paris, on ignore ce plaisir, qui transporte la vanité: Rastignac et de Marsay passent inaperçus dans la foule qui roule sur les boulevards. La majorité ne connaît pas M. de Rothschild de vue.

Hector eût peut-être fait courir; la déconfiture d’un sien ami qui avait dépensé un million pour gagner un prix de huit cents francs, vint l’éclairer fort à propos sur le danger d’une écurie. Ce fut comme un poteau de salut placé près de l’abîme. Sa plus grosse dépense resta le jeu. On joue beaucoup à Bordeaux; quiconque s’est promené passé minuit aux alentours du Grand-Théâtre, a pu facilement s’en convaincre. A travers les volets des clubs, fermés par ordre de la police, filtrent de vives lueurs, et dans le silence de la nuit on entend le tintement de l’or sur les tapis. C’est comme une provocation de la fortune, comme une enseigne au-dessus de la porte: Ici l’on gagne. Par malheur, on y perd souvent aussi, mais Hector était heureux au jeu.

Aussi ce roi absolu était à la fois très envié, très adulé, très calomnié. Les uns le disaient avare, les autres prodigue. On ne peut contenter tout le monde. Quelques hommes, de ceux qui le gagnaient plus que de raison au baccarat, l’accusaient d’être joueur. Certains soupeurs émérites avaient bien été jusqu’à dire du mal de sa cave et à déconsidérer son cuisinier. Enfin deux ou trois belles dames, après s’être inutilement compromises pour lui, en étaient venues à déchiqueter sa réputation de leurs trente-deux fausses dents. Mais il avait pour lui l’escadron charmant des demoiselles à marier,—on le disait si dangereux!—et la phalange sacrée des mamans qui le guignaient pour leurs fillettes,—on assurait qu’il ne tiendrait pas à la dot;—et aussi ceux qui lui empruntaient de l’argent. En tout, une armée respectable. Amis et ennemis, flatteurs et calomniateurs, il avait tout ce qui consacre la supériorité.

Eh bien! cet homme heureux s’ennuyait.

Comme nombre de gens, Hector valait mieux que sa réputation. Qui l’eût jugé sur sa façon de vivre, se fût grossièrement trompé. Il avait fait nombre de folies, mais sans passion, le cœur y était resté étranger. Il agissait suivant certaines formules que le monde impose, et qui souvent rendent un homme d’esprit tributaire des imbéciles. Devenir un homme à la mode l’avait flatté en commençant; son but atteint, il avait cru son honneur intéressé à maintenir sa réputation. Sa vanité était devenue comme un boulet qu’il traînait, sans oser rompre la chaîne. Il avait bonne envie de donner un but a son existence, mais il ne savait lequel. Une fausse honte, une certaine défiance de soi, et aussi les mille fils de l’habitude le retenaient.

Il se demandait comment s’y prendre pour faire autrement qu’il n’avait fait jusqu’alors, cherchait et ne trouvait pas. Qu’entreprendre à son âge? Se remettre aux affaires? Mais l’argent fait tout l’intérêt du commerce, et il se trouvait plus riche que ses désirs. Il eût fallu se mettre résolûment à travailler, mais à quoi? et que dirait Bordeaux? Brave l’épée à la main, il se sentait sans courage contre l’opinion. N’était-il pas lui-même l’homme de l’opinion, et ne lui devait-il pas tout? Il ne savait que rougir de son peu de résolution. Il méprisait un peu ses bons amis, mais leurs railleries lui inspiraient une véritable terreur. Jusqu’alors il avait vécu non pour soi, mais pour les autres; il le comprenait fort bien, et cette idée l’exaspérait. En jugeant l’avenir d’après le passé, il se sentait le cœur affadi, mais il ne se décidait à rien.

Le fait est qu’il était excédé de cette existence, plus aride qu’un éloge académique, et, malgré son apparente variété, plus monotone que les évolutions d’un pendule.

Le soir, en rentrant chez lui, il se laissait aller sur son fauteuil, plus fatigué qu’un acteur après six heures de planches, bâillait et se répétait avec un énorme découragement:

—C’est toujours la même chose, toujours la même chose!

Ah! si les amis l’avaient vu! Mais il cachait soigneusement cet écrasant ennui, que nul ne soupçonnait, pas même son valet de chambre.

Enfin, un matin, il eut une inspiration qu’il jugea envoyée d’en haut.

—Si je faisais une fin, murmura-t-il, si je me mariais?

Il saisit l’inspiration au vol, et, séance tenante, sans trouble, sans hésitations, il décida qu’avant trois mois il serait marié; lui qui jusqu’alors n’avait pensé au mariage que comme un jeune sous-chef du ministère, ambitieux et remuant, pense à sa retraite.

Son esprit ne s’arrêta pas une minute à ces mille détails futiles ou graves, tristes ou charmants, qui font du mariage une si belle ou si terrible chose. Il ne songea pas davantage aux sept ravissements qui, dit le poète arabe, attendent le cœur de l’époux. Même il ne se posa pas ce terrible problème, fantôme de la dernière nuit de ceux qui vont se lier pour toujours:—Serai-je heureux? serai-je malheureux?

Non, il se disait simplement:—J’ai assez de la vie de garçon, cela me changera.

Et il bâtissait ainsi son château en Espagne:

—Ma femme sera jolie, spirituelle et très riche. Nous aurons la meilleure maison de Bordeaux. Elle fera admirablement les honneurs de son salon, nous recevrons beaucoup, je serai le plus envié et, partant, le plus heureux des hommes.

Après avoir vécu pour le monde, il allait se marier pour le monde. Toujours la même folie.

Le soir même, avant de quitter le cercle, il fit part à ses amis de sa grande résolution; il dit que c’était chose arrêtée irrévocablement.

Il était à peine sorti, qu’il y eut un tolle général.—Quelle mouche l’avait piqué? devenait-il fou? Se mettre la corde au cou, à son âge!

Si encore il avait demandé conseil à ses amis! A quoi servent les amis, si on ne les consulte pas? Les intimes se déclarèrent très blessés, disant qu’il avait conduit toute cette affaire avec peu de délicatesse.

Mais les commensaux habituels d’Hector, hôtes de tous les jours, étaient sérieusement affectés. Ils prévoyaient que la caisse d’un homme marié est de plus difficile composition que celle d’un célibataire. Au fond, ils se trouvaient lésés, et leur figure prit le deuil que bientôt, sans doute, allait prendre leur fourchette.

La conversation sur ce texte du mariage d’Hector fut infinie. La table de baccarat fut délaissée, tant était grand l’intérêt.

Comme il avait gagné toute la soirée, on vit bien que le dépit ne l’avait pas fait parler. Aussi ne songea-t-on qu’à découvrir la femme mystérieuse qui avait triomphé de l’irrésistible. Toutes les demoiselles et veuves à marier de la ville et des environs furent passées en revue, sans que le moindre indice pût mettre sur la trace.

Enfin, à deux heures du matin, on se sépara sur cette conclusion, qu’il devait y avoir un amour sous roche.

Il y avait bien une épouse sous roche, en effet, mais d’amour point. Hector était simplement promis à une jeune fille que, depuis dix-sept ans passés, on lui tenait en réserve. Elle s’appelait Aurélie Blandureau et habitait Paris. Les amis ignoraient ce détail.

Autrefois, lorsqu’il commençait timidement les affaires avec les capitaux d’autrui, M. Malestrat avait eu un associé, M. Blandureau.

Bientôt cet associé se lassa. Il ne comprenait pas grand’chose aux opérations qu’il faisait, puis il trouvait la fortune trop lente à venir à Bordeaux. Il partit pour Paris, fonda une maison de commission et se maria. Mariage et maison prospérèrent; il avait déjà mieux de cinq cent mille francs lorsque sa femme lui donna une fille. M. Malestrat, choisi pour parrain, fit, à cette occasion, le voyage de Paris avec son fils, âgé de dix ans.

Le soir même du baptême, après un magnifique dîner où l’on but prodigieusement à la santé de l’accouchée, les deux associés se jurèrent de marier ensemble leurs enfants. Il n’y eut pas de billets échangés ni de dédit stipulé; mais on sait ce que vaut une bonne parole.

Pour les deux familles, cette union devint une chose aussi certaine que si le maire y eût passé avec son écharpe. Lorsque M. Blandureau écrivait, toujours il demandait des nouvelles du mari de sa fille. M. Malestrat, de son côté, ne manquait jamais de s’informer de la femme de son fils.

Hector avait toujours entendu parler «de cette affaire» comme de chose arrêtée. On ne lui demanda pas son avis. D’ailleurs, que lui importait? Il avait seulement été prévenu que les dix-huit ans de mademoiselle Blandureau étaient l’échéance.

Lors des revers de M. Malestrat, il eût pu y avoir rupture. L’armateur écrivit à son ami, dès qu’il vit clair dans sa situation, pour lui avouer qu’il n’avait même plus cent mille livres de rentes, et lui rendre sa parole. Mais M. Blandureau n’entendit pas de cette oreille.

«Ce qui est fait est fait, écrivit-il noblement par le retour du courrier. Ma fille aura quinze cent mille francs de dot; je me soucie peu de l’argent. N’eussiez-vous plus une obole, nos paroles tiennent toujours.»

A la mort de son père, Hector ne voulut pas laisser protester sa parole. Il continua la correspondance avec M. Blandureau. Chaque année, au premier janvier et le jour de la Sainte-Aurélie, il faisait porter au chemin de fer une caisse de cadeaux. Ces attentions valaient un engagement formel et expliquent la brusque décision d’Hector: ce n’était plus qu’une question de «probité commerciale.»

Du reste, il ne savait rien de sa fiancée, sinon qu’elle s’appelait Aurélie, qu’elle était grande et brune, et qu’elle avait été élevée au Sacré-Cœur.

II

Un excellent système pour ne pas revenir sur une détermination, est de s’en ôter les moyens. Ainsi fit Hector: il brûla ses vaisseaux en écrivant à son futur beau-père pour lui annoncer «que, fin septembre, il irait lui rappeler un engagement cher à son cœur.»

Aussitôt il s’occupa sérieusement de son départ. Ce n’était pas une petite besogne: il avait à mettre ordre à ses affaires et à liquider un passé orageux.

Comptant ne revenir à Bordeaux qu’avec sa femme, il ne voulait rien laisser en arrière qui pût trahir le secret des années écoulées. Il redoutait le sort de certains maris que des spectres oubliés viennent tirer par les pieds lorsqu’ils s’endorment dans la quiétude. Il prit des précautions et voulut des garanties. Avant de jeter ses souvenirs à la mer, il eut soin de les lester d’une bonne grosse pierre qui les empêchât de revenir jamais flotter à la surface.

Le dernier acte de ce sacrifice fut l’inventaire de ses trophées de séducteur. Il s’était enfermé avec un grand feu dans la cheminée pour l’auto-da-fé. En fouillant à pleines mains dans le tiroir de son secrétaire, il lui semblait qu’il remuait les cendres de son cœur. C’était un retour sur lui-même, un examen de conscience qui plus d’une fois le fit rougir.

Tout y passa sans pitié, sinon sans regrets: rubans fanés, bouquets flétris, portraits microscopiques, bagues, boucles soyeuses brunes ou blondes, billets parfumés de violette ou de verveine, tout, tout. A chaque lettre cependant il s’arrêtait. Une nouvelle écriture, n’était-ce pas un nouveau chapitre?

Il regardait en soupirant s’envoler la fumée, roulant dans ses spirales des bluettes de papier où les lettres un instant apparaissaient en traits de feu.

Cette fumée, n’était-ce pas sa jeunesse?

Et tandis qu’avec les pincettes il attisait la flamme, il se demandait tout ce que représentaient au juste ces reliques de promesses oubliées, de serments menteurs, d’illusions, d’amour vrai, de larmes ou de remords.

Lorsqu’il n’y eut plus qu’un monceau de cendres au-dessus duquel voltigeaient quelques débris, comme des papillons noirs, il poussa un soupir de satisfaction.

—Allons! se dit-il, c’est fini, je suis libre, je suis un autre homme.

Le lendemain, il fit venir son tapissier. Il s’agissait, en son absence, de changer tous les ameublements. Puis il livra son hôtel aux peintres, qui, des caves aux greniers, devaient tout refaire, tout restaurer. Par ce dernier acte de sa volonté, il se mettait bénévolement à la porte de chez lui.

On était à la fin de juin, lorsque, ses dernières visites P. P. C. faites, Hector quitta Bordeaux. Trois mois encore le séparaient de sa première entrevue avec sa future. Il n’en était pas embarrassé. Il avait pensé qu’un voyage en Suisse est la préface indispensable d’un mariage, et il était parti.

C’était prendre le chemin des écoliers, mais tout chemin mène à Rome. Hector se réjouissait d’avoir un peu de temps devant lui pour réfléchir et se préparer convenablement. On n’entre pas dans une idée aussi facilement que dans une paire de pantoufles, et il devait se familiariser avec la sienne. Il s’exerçait au genre grave qui sied à l’homme sur le point de devenir père de famille, et il trouvait que cet air lui allait bien. Il avait commandé à son tailleur des vêtements d’une coupe sérieuse, parce qu’il avait reconnu la vérité du vieux proverbe: l’habit fait le moine.

Après moins d’un mois d’exercice, une véritable métamorphose s’était accomplie en lui. Plusieurs fois il se surprit à croire qu’il était réellement marié, et depuis plusieurs années; avait-il l’occasion de causer avec une jeune femme, il prenait involontairement un ton paternel.

Mais il eut beau se promener six semaines durant à travers la Suisse, il avait des yeux pour ne pas voir, il ne regarda rien. Les plus beaux paysages le trouvèrent indifférent, son esprit était ailleurs.

Peu à peu, sans s’en rendre compte, il était parvenu à se monter l’imagination. Peu pressé d’arriver, au départ, voilà que tout à coup il fut dévoré d’impatience. Il comptait les jours et même les heures. Le miroitement de l’inconnu l’attirait invinciblement. Il lui arriva de soupirer pour mademoiselle Aurélie, et, symptôme plus grave, il ne se trouvait pas ridicule.

Tant et si bien qu’un mois avant l’époque fixée, il s’éveilla à Tours, à six heures de Paris. Comment cela s’était-il fait? Il se le demanda quand la raison lui revint.

Il brûlait d’arriver. Dans le lointain du calendrier, la maison de M. Blandureau lui apparaissait comme la terre promise. Là régnait Aurélie. Il n’avait qu’à se rendre à la gare, à prendre un billet, le soir même il serait près d’elle. Quelle tentation!

Mais quoi! arriver ainsi à l’improviste, tomber dans une maison comme un avis de démolition! N’y verrait-on pas une preuve de mauvais goût, une défiance peu délicate, un sentiment d’infériorité? L’exactitude en matière d’échéance consiste moins à être prêt quinze jours à l’avance qu’à se trouver en mesure à l’heure juste. Il se fit violence et décida qu’il attendrait.

Mais que faire, à Tours, seul, pendent quatre éternelles semaines?

Il avait à choisir entre ces deux alternatives: revenir sur ses pas, ou mettre à profit ses dernières heures de liberté, en étudiant incognito la vie parisienne.

Justement Hector ne connaissait pas Paris. Il y était venu tout enfant; mais, depuis qu’il était en âge de raison, il n’avait jamais voulu y remettre les pieds. Il redoutait les désenchantements du retour. Après six mois du boulevard des Italiens, se contenterait-il des Fossés de l’Intendance? Peut-être Bordeaux lui paraîtrait-il alors mesquin et petit, il aurait des regrets. Il ne tenta pas l’aventure, ne voulant pas quitter sa ville, où il avait une supériorité que ne consacrerait pas Paris. Il aimait mieux être le premier dans la seconde ville de France, que le second dans la première: du César tout pur.

Mais, à la veille d’un mariage, il eut peur de Paris et aussi de lui-même. La conversion était trop fraîche. De fait, on aurait tort de choisir la grande ville, pour y faire retraite avant ses noces. Toutes les tentations de saint Antoine y paient leurs impositions et s’y promènent en robes de soie. Hector se dit qu’une fois marié il aurait tout le temps d’aller à la découverte. C’était un expédient à tenir en réserve, une poire pour la soif future.

Cependant, continuer le métier d’amoureux errant lui souriait peu.

Il était à bout de délibérations et d’expédients, lorsque fort à point il se souvint d’un de ses bons amis d’enfance, qui devait avoir planté sa tente sur les bords de la Loire, quelque part, entre Blois et Tours.

Cet ami l’était venu voir souvent à Bordeaux, et à chaque fois l’avait conjuré de lui rendre ses visites. Il avait promis, parce que les promesses ne coûtent rien; il avait songé, qui plus est, à tenir sa parole, mais toujours au dernier moment quelque empêchement était survenu. Cependant il aimait beaucoup cet ancien camarade de collége, il l’estimait, et il éprouvait à le revoir un extrême plaisir.

En ce moment, il s’accrocha à ce souvenir avec l’empressement que met l’homme qui se noie à saisir une branche. Il s’habilla en toute hâte et courut aux informations.

Tout le monde à Tours connaît M. Ferdinand Aubanel. Il habite, à cinq petites lieues, une belle propriété, la Fresnaie. A l’éloge pompeux qu’on lui fit de son ami, Hector conclut que la tente devait être un château.

Il n’avait plus rien à apprendre. Il eut vite trouvé une calèche, et, tout en roulant sur le chemin qui mène à la Fresnaie, il se répétait qu’il est bon d’avoir des amis un peu partout.

III

Le véhicule avançait lentement, les chevaux, comme on dit, trottaient sur place, le conducteur dormait à demi. Hector ne songeait pas à s’en plaindre. Enfoncé dans une rêverie sans but, il se laissait aller au balancement monotone de la voiture; son esprit se reposait à contempler ces paysages si tranquilles de la Touraine.

La route était belle. Tantôt accrochée au flanc d’une colline ombreuse, elle dominait le cours de la Loire; tantôt elle s’enfonçait dans quelque fraîche vallée, avec mille sinuosités qui adoucissaient les pentes.

Bientôt on prit un chemin de traverse.

—Voici que nous avançons, dit le conducteur.

Et d’un coup de fouet, il éveilla ses maigres chevaux, dont l’allure ne changea pourtant pas.

Déjà tout annonçait le voisinage de quelque riche habitation. L’œil du maître devait veiller par là. Les haies vives étaient bien entretenues, alignées et sans espaces vides, les fossés relevés soigneusement, les arbres taillés de façon à donner de l’ombre sans que le chemin fût endommagé par l’humidité.

On dépassa deux fermes, tapies dans des massifs d’ormeaux comme des nids; plus loin, c’était le toit pointu d’un pigeonnier qu’on apercevait dominant les cimes. On coupait, dans une prairie, le regain un peu en retard cette année, et l’odeur des foins embaumait l’air. Dans un enclos soigneusement entouré de barrières, des chevaux de race paissaient. Au bruit de la voiture, ils relevaient leurs têtes intelligentes; l’un d’eux, le favori sans doute, s’avança jusqu’aux poteaux de la petite porte, allongeant son col fin par-dessus les planches.

Puis l’habitation apparut, au loin, à l’extrémité d’une longue, longue avenue de marronniers. Ce n’était pas un château à proprement parler, mais une de ces bonnes grosses maisons bourgeoises sans prétention, flanquées de deux ailes un peu en retour, commodes, hospitalières, avec tout un étage consacré aux chambres d’amis.

Près de la grille un domestique était debout, comme en vedette, la main devant les yeux, à cause du soleil; il semblait interroger la voiture, probablement pour signaler plus vite le visiteur.

—On attend quelqu’un sans doute, se dit Hector; je n’ai pas de chance en vérité, je serai peut-être importun.

Mais en avançant il reconnut le domestique pour l’avoir vu à Bordeaux avec son ami. Lui semblait aussi reconnaître Hector, car il faisait des signes avec son chapeau.

Lorsque la voiture s’arrêta dans la cour:

—Ah! monsieur, dit cet homme à Hector, enfin vous voici! mon maître se mourait d’impatience en vous attendant.

—On m’attendait, moi?

Il ne put entendre la réponse, Ferdinand était accouru et le serrait dans ses bras à l’étouffer.

—Ah! merci! lui disait-il, merci, c’est très bien ce que tu fais là. Tu es un ami véritable, toi, et tu le prouves; je savais bien que tu viendrais. Tu as reçu ma lettre et tu as tout quitté.

—Mon cher ami, depuis trois mois je suis absent de Bordeaux, le désir de te voir m’a seul amené. Je n’ai pas reçu ta lettre, et le hasard...

—Soit! c’est le hasard, bénissons-le. Il a tout fait, mais je n’en suis pas surpris; le hasard est à mes ordres désormais. Je suis l’homme le plus heureux. Que désires-tu? Je vais le souhaiter pour toi, tu seras exaucé. Mon bonheur me fait trembler; ce n’est pas naturel. Mais je te tiens là, au milieu de la cour, je perds la tête, suis-moi. J’ai le plus pressant besoin de tes conseils, viens; peut-être désires-tu te rafraîchir?

Et Ferdinand, à pleine voix, appela ses domestiques pour leur donner des ordres: toute la maison fut en l’air. Alors il entraîna son ami, mais il ne lâchait toujours pas son bras, il le pressait sous le sien, autant dans la crainte de le voir s’enfuir que pour s’assurer de la réalité de sa présence.

Et le long des corridors, dans l’escalier, il continuait, s’essoufflant à parler:

—Si je t’ai écrit d’accourir, c’est que je veux ta signature à mon contrat, tu es mon témoin, je me marie, cher Hector, après-demain. Une jeune fille, non, un ange, et belle, belle... Mais tu la verras: je l’aime, ou plutôt je l’adore. Et dire qu’après-demain elle sera à moi, à moi tout seul, pour toujours; tiens, cette idée me rend fou. Je tremble que ce ne soit un rêve; si tu es mon ami, ne m’éveille pas. Après-demain... mais que c’est long! c’est une éternité, vivrai-je jusque-là? Les jours ont vingt-quatre heures et les heures soixante minutes: j’aurai des cheveux blancs d’ici là. Et elle m’aime, oui, mon ami, elle m’aime, elle me l’a dit, elle te le répétera si tu veux, elle s’appelle Herminie. Tout à l’heure nous monterons au grenier, je te montrerai sa maison; elle, tu la verras ce soir; mais viens, viens.

—C’est une rage, pensa Hector, tout le monde se marie; j’ai bien fait de me décider, je n’aurais plus trouvé de femme si j’avais attendu. Sois béni, ô mon père, de ta sage prévoyance!

On était au premier étage. Ferdinand ouvrit une porte, et s’effaçant devant son ami:

—Entre, lui dit-il, entre, c’est ma chambre, ma chambre de garçon; je ne l’habiterai pas longtemps, nous en aurons une autre, ici, à côté; les tapissiers y mettent la dernière main. C’est un chef-d’œuvre, un nid de satin... Mais pardon, cher Hector, attends, prends garde, je vais te trouver une chaise.

Il y parvint, non sans peine. Le chaos avait élu domicile dans la chambre de garçon, la confusion y tenait cour plénière. Les objets les plus disparates y avaient été entassés comme à plaisir, lit, table, commode, chaises; tout était encombré. Le parquet même n’était pas libre, ni sans danger; deux caisses à peine éventrées étaient placées en travers; à côté gisaient des débris, des planches avec leurs clous en l’air, des tenailles, un marteau, un ciseau de menuisier.

Près de la fenêtre, un monsieur bien mis se tenait debout. Il s’inclina respectueusement lorsqu’entrèrent les deux amis. Il tenait à la main une petite bande de toile cirée, avec des chiffres en or, son mètre enfin.

—C’est mon tailleur, dit Ferdinand à son ami, il arrive de Paris avec ces deux caisses qui sont pleines d’habits. Depuis un mois il ne travaille que pour moi.

—Et tu prétends essayer tout cela?

—Sans aucun doute, tu vas bien le voir. Au surplus, tu seras juge. Voilà où tes conseils me deviennent indispensables; n’es-tu pas le roi de la mode, ou plutôt la mode en personne? Rien qu’à regarder un gilet, tu dois lui donner bonne façon.

Il parlait ainsi, tout en se déshabillant. Le tailleur, d’un air grave, présentait les vêtements que Ferdinand endossait les uns après les autres. Il ne se lassait pas, il n’en trouvait aucun à son gré.

—Hélas! gémissait-il, ma tournure est piteuse, je m’en aperçois aujourd’hui; j’avais des illusions. Regarde, Hector, regarde, suis-je assez commun, assez balourd? tu me trouves grotesque, n’est-il pas vrai? Mon cher tailleur, vos habits vont abominablement; ce pantalon est trop court, ce gilet trop long: l’un me grossit outre mesure, l’autre m’écrase la poitrine.

Le tailleur se donnait beaucoup de mal. Tout allait au mieux et «avantageait monsieur.» Jamais il n’avait vu plus charmante tournure ni trouvé plus difficile client.

Et on essayait encore.

—Aussi, c’est vrai, dit Ferdinand, vit-on jamais modes plus ridicules que les nôtres! Le chapeau tuyau de poêle a tué l’héroïsme. Soyez donc beau, noble, poétique avec cette loque qu’on appelle un habit noir! L’humanité entière a l’air de sortir du même moule! Apollon du Belvédère aurait aujourd’hui l’air d’un coiffeur. La galanterie a disparu avec les bas à coins, l’esprit s’est enfui avec la poudre.

—Levez un peu le bras, monsieur, disait le tailleur; bien, ainsi. Maintenant, tournez la tête, c’est cela.

—Avec tes idées, reprenait Hector, il fallait te marier en carnaval, tu aurais pu choisir un costume à ton gré, prendre la cuirasse des croisades, les souliers à la poulaine, les bottes Louis XIII, le chapeau galonné d’or, le justaucorps à brevet, et la cravate des merveilleux. Tu avais pour faire ton choix le magasin aux costumes de la Porte-Saint-Martin.

—Tu crois rire, mon ami, et tu viens d’émettre une grande et fructueuse idée. Mais là, sérieusement, vois... suis-je digne d’elle, d’elle, si belle, si gracieuse, si poétique? Non, je suis affreux, je voudrais avoir une marraine pour fée; comme Peau-d’Ane, j’aurais un pantalon fait d’un pan de la nue, un gilet couleur soleil, et un habit taillé dans l’aile d’un papillon.

—Monsieur est très bien ainsi, affirma le tailleur; si monsieur veut marcher un peu.

Ferdinand fit quelques pas.

—Très bien! insista Hector.

Il était temps, les caisses étaient vides. Restait à régler la façon de porter l’habit noir.

Ferdinand le voulait boutonné jusqu’au col, à la manière de M. de Girardin.

Hector tenait pour l’habit ouvert; c’est plus cérémonie.

Le tailleur insistait pour qu’il fût maintenu par «un double bouton;» il en avait apporté exprès. Il cita sept ou huit de ses clients, tous plus nobles les uns que les autres, qui ont adopté cette mode.

On discuta, mais on ne décida rien. Ferdinand déclara qu’il s’en remettait à l’inspiration qui vient toujours au moment suprême.

Le tailleur fut libre, mais non Hector. Il avait à dire son avis sur la corbeille.

Elle avait été déposée dans le grand salon, sur la table à thé.

C’était un meuble d’un goût exquis, comme il en sort quelquefois de chez Tahan, le travail était d’une délicatesse infinie. C’était un grand coffre ovale, en bois de rose avec des incrustations. Les poignées et les serrures d’argent avaient dû être ciselées par des fées.

Hector pensa qu’il achèterait la pareille pour mademoiselle Blandureau.

—Eh bien! qu’en dis-tu? demanda Ferdinand.

—Admirable.

—C’était mon avis. Ce qui me désole, c’est qu’elle sera bien trop petite, et alors comment faire?

Ce joli meuble paraissait à Hector d’une taille fort respectable. Mais, en regardant autour du salon, il comprit les inquiétudes de son ami.

Sans doute il avait dévalisé les dix plus somptueux magasins de Paris pour réunir toutes la merveilles qu’il voulait offrir à sa femme.

Hector admira sérieusement les cachemires et les dentelles, les coffrets, les étoffes, les bijoux, les éventails. Il évalua le tout à une somme considérable.

—Ma tante et moi avons couru quinze jours pour acheter tout cela, dit Ferdinand.

—Eh bien, elle a prêté la main à de belles folies. As-tu par hasard hérité d’un royaume, ou comptes-tu te ruiner?

—Me ruiner, moi! impossible. Je l’ai essayé trois fois, pour me distraire, avant de connaître Herminie. Je n’ai pas réussi. Sitôt que j’écornais mon capital, vlan! il me tombait un héritage. A ce train j’aurais réduit ma famille à moi seul. Je me suis arrêté. Ceci ne me coûte rien, c’est la succession d’un de mes oncles. Tout y a passé, mais ce n’est pas trop payer un sourire d’Herminie. Pourvu que la corbeille ne soit pas trop étroite. Enfin, c’est l’affaire de ma tante, elle sera ici demain de bonne heure, car c’est demain que j’envoie la corbeille. Allons dîner.

—Décidément, pensa Hector, la tête n’y est plus.

Au moins, l’estomac était toujours solide. Ferdinand le prouva bien à table. Il mangea comme quatre, tout en parlant. Mais il avait à peine avalé la dernière bouchée, qu’il se leva, et, bon gré mal gré, entraîna Hector.

—Je vais faire ma visite à ma fiancée, lui dit-il, ce sera la troisième aujourd’hui. Je dois te présenter, tu le comprends; n’es-tu pas mon meilleur ami? J’ai souvent parlé de toi, on te connaît. C’est à une demi-lieue d’ici; nous irons à pied, si tu le veux, j’ai besoin d’air et de mouvement.

A mesure qu’ils avançaient sur la route qui mène de la Fresnaie à Cormes-Ecluse qu’habitait la future famille de Ferdinand, Hector put remarquer que la verve de son ami allait en s’éteignant. Lorsqu’il entra au salon, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel parurent tour à tour sur sa figure, il balbutiait en présentant Hector.

—Diable, pensa celui-ci, il paraît que c’est très sérieux.

Et il observait du coin de l’œil la contenance de mademoiselle Herminie. Elle était devenue plus rouge qu’une pivoine. Elle s’était levée pour faire une petite révérence, bien timide, mais presque aussitôt elle s’était rassise. Une broderie qu’elle tenait paraissait absorber toute son attention. Mais Hector remarqua que ses mains tremblaient si fort, qu’à peine elle pouvait tenir son aiguille. Puis, bien qu’elle eût la tête penchée sur son ouvrage et les yeux baissés, il put voir le regard qu’elle adressa à Ferdinand.

Toute son âme avait passé dans ce regard humide et doux, plein d’aveux naïfs et de candides promesses.

—Elle l’aime, se dit-il, eh bien! tant mieux! c’est un brave garçon, il le mérite.

Et tandis que Ferdinand s’approchait de sa fiancée, il resta près des parents; il parlait de choses indifférentes, de la Suisse qu’il n’avait pas vue, de Bordeaux. Lorsqu’il s’arrêtait un instant, il entendait le chuchotement des amoureux assis près de la table à ouvrage, si près que leurs cheveux se confondaient.

Toute la maison était en mouvement. A côté, il y avait des couturières qui achevaient le trousseau. A la cuisine, à l’office, on préparait le grand dîner qui le lendemain devait précéder le contrat.

Il fallut aller voir les robes. Ferdinand sortit avec sa fiancée et sa mère. Hector resta seul avec le père, qui profita de cette occasion pour entamer l’éloge de son futur gendre. Il semblait ne pas devoir tarir.

Les deux amis revinrent le soir, par un sentier qui avait la réputation de couper au plus court, et beaucoup plus long que la route en réalité. Ferdinand allait le premier, éclairant la marche, il écartait les clôtures à claire-voie qui séparent les champs et avertissait son ami quand il y avait un fossé à sauter.

Sur le seuil de la chambre préparée pour le voyageur, ils se séparèrent avec une dernière poignée de main, se souhaitant mutuellement bonne nuit.

Hector reconnut une de ces bonnes grandes chambres, qui attendent le visiteur aimé dans les maisons riches de la campagne, et s’entendent avec les maîtres pour l’y retenir longtemps. Le confortable de la vie de famille éclatait de toutes parts. Là, du moins, ni l’air ni l’espace n’avaient été mesurés par un architecte complice de la sordide lésinerie du propriétaire. Le plafond s’élevait à quatre mètres, on eût pu entrer en voiture par les fenêtres. Dès votre entrée, un bon fauteuil vous tendait les bras et vous invitait aux douceurs de la vie contemplative.

Hector eut un cri de joie, il se retrouvait comme chez lui. Et il y avait deux mois qu’il essuyait la poussière des auberges, se brisant aux durs fauteuils, se courbaturant à l’humidité des lits, doutant de tout, même quelquefois de la scrupuleuse virginité du linge. Aussi, avec quelles délices il respira le parfum d’iris des serviettes de fine toile, comme il s’émerveillait de la blancheur des draps, éclatante comme la neige.

Et il se déshabillait à la hâte, il promettait à son pauvre corps dix heures de bon sommeil, ni plus ni moins, les poings fermés.

Il comptait sans son hôte.

Ses idées s’embrouillaient à peine, que Ferdinand entra en robe de chambre; il s’assit sans façon sur le pied du lit.

Il avait mille choses de la plus haute importance à confier à son ami. Et sous ce prétexte, il débita les extravagances les plus inouïes. Hector riait de ses folies, et de temps à autre essayait de le renvoyer. Mais Ferdinand bravait le sommeil, et toujours il avait quelque chose à ajouter.—«Tiens, écoute encore, je m’en vais après.»

Enfin sur le matin, comme cinq heures sonnaient, Hector réussit à le mettre à la porte, à force de raisonnements, et aussi en le poussant un peu par les épaules.

Mais c’est peine perdue de courir après le sommeil enfui. Hector le vit bien. Déjà la maison s’emplissait de rumeurs matinales.

Dans la cour, on venait d’amener la voiture neuve, le carrosse des noces; on ouvrait les portes de la remise, les garçons d’écurie s’appelaient. Dans les corridors retentissaient les sabots bruyants des servantes, le ban et l’arrière-ban des vassales avaient été convoqués pour «prêter la main» en cette solennité. Le glacier de Tours arrivait, avec ses ustensiles sonores, moules de cuivre ou de fer-blanc, seaux et sabotières; on eût dit le carillon d’une église de village voyageant en carriole. On déballait le tout à grand bruit. Les escaliers gémissaient, ébranlés sous les pas d’un bataillon d’ouvriers. Les tapissiers montaient des banquettes pour le bal; le long de la rampe ils hissaient leurs échelles doubles. Tout le bâtiment tremblait au choc des marteaux, tandis qu’à grand renfort de clous on montait les tentures.

Bientôt, dominant le tumulte, la voix de Ferdinand retentit, il appelait tout le monde à la fois, hommes et femmes, il criait tout le calendrier par la fenêtre. Sa tante, la vieille demoiselle Aubanel, venait d’arriver.

Hector prit un parti héroïque. Il se leva et descendit. Ferdinand battait décidément la campagne; il le remplaça et se fit l’aide de camp de la tante. Sous ses ordres il dirigea l’armée indisciplinée des domestiques et des ouvriers. Il veilla à tout avec le sang-froid et la présence d’esprit du capitaine de vaisseau un jour de tempête.

Ferdinand avait disparu.

—Tu ferais bien, mon neveu, lui avait dit sa tante, d’aller rendre visite à ta future.

Il ne se l’était pas fait répéter deux fois.

Enfin, tout fut terminé, ou à peu près. Il manque toujours quelque chose, mais on doit savoir s’arrêter: le mieux est ennemi du bien. A peine restait-il le temps de courir au dîner, éloigné d’une demi-lieue en ne prenant pas le plus court.

C’était un dîner en cinq points, long et plantureux, un repas comme on les ordonne en Touraine; Gamache, s’il revenait sur terre, choisirait ce pays pour ses noces. La table ployait sous le faix des bouteilles et des verres, la lumière étincelait sur la facette des cristaux. Il y avait trente-huit personnes autour de la table, et deux plats au moins par convive. Tous se connaissaient et même étaient un peu parents. Hector aurait semblé étranger, mais Ferdinand avait parlé, beaucoup parlé. On vit leur intimité, les regards reconnaissants de la tante à son aide de camp, et il fut traité comme de la famille. Un vieux cousin s’écria: «Il n’y a qu’un parent de plus.» On rit. Ce soir-là on riait de tout et de rien. Hector eut de l’esprit, et parut spirituel, ce qui est mieux, quoi qu’on dise. Le futur était fier de son ami, encore un peu et il en eût paré sa boutonnière. Par instants il cessait de regarder sa fiancée pour lui sourire des yeux et le remercier d’avoir apporté sa part d’entrain et de gaîté.

Mais voilà que, sur la fin, deux messieurs tout de noir habillés, le col tendu par l’empois d’une cravate blanche, se levèrent et silencieusement passèrent dans le salon.

—Ces messieurs sont les notaires, dit à Hector une de ses voisines.

On les suivit. Les chaises, dans le salon, avaient été préparées à l’avance, en cercle. On prit place. Au milieu, sur la table, des plumes de cygne, immaculées, attendaient pour la signature, près d’une grosse écritoire de vermeil.

Le plus vieux des deux notaires était debout, il avait mis ses lunettes, il tenait le contrat à la main. Le silence s’établit, profond. En prêtant l’oreille, on eût entendu battre le cœur du futur.

La lecture commença.

Le vieux notaire, d’un ton monotone, énumérait les clauses et conditions, les noms et prénoms «des conjoints;» il hésitait de temps à autre, lorsqu’il trouvait un mot difficile, et même il ânonnait. Il bredouillait toutes les fois qu’il arrivait à ces passages techniques, aussi obligatoires qu’inutiles, qui sont comme le cadre de tous les actes. A la fin de chaque phrase, il élevait la voix et reprenait haleine; il faisait des «tenues» en tournant les feuillets. Les phrases étaient si longues, si longues, qu’il lui fallait s’y reprendre à trois fois, et, entortillées qu’elles étaient, et hérissées de mots barbares, des nids de procès devaient se cacher dans leurs replis.

Le vieux cousin, de tempérament apoplectique, grommelait entre ses dents. Une pareille lecture, après un de ces dîners qui font un labeur de la digestion, lui paraissait comme un guet-apens. Hector se sentait pris d’un invincible sommeil. Ferdinand s’agitait sur sa chaise comme Guatimozin sur son gril, il n’était pas sur un lit de roses.

Enfin il s’acheva, ce contrat interminable; le notaire lut d’un ton joyeux les dernières phrases, chacun se leva pour signer.

Hector, à demi éveillé, avait fait comme tout le monde.

Debout, il attendait son tour, le notaire avait d’abord «passé la plume aux dames.» Son regard errait insoucieusement autour du salon, se complaisant aux figures satisfaites, lorsque par hasard ses yeux s’arrêtèrent sur la table.

Il vit alors, tenant la plume, une main si mignonne, si délicate, si parfaite, qu’il en eut comme un éblouissement.

Elle avait, cette petite main, une grâce indicible; les doigts étaient longs et fuselés, légèrement infléchis à la première phalange et coquettement retroussés; les ongles étaient roses et étroits, avec des reflets nacrés à la racine; ils se détachaient nettement sur la peau d’une blancheur ferme et vive; elle avait une carnation d’enfant, aux lumières elle semblait transparente, et sous le tissu souple de la peau on suivait les sinuosités bleues des veines, comme si le sang eût coulé à ciel ouvert. Un poignet d’une pureté divine, d’une délicatesse infinie, rattachait cette main au bras blanc, à demi perdu sous la dentelle des manches.

Hector s’émerveillait à ces détails charmants. Par un mouvement instinctif il se rapprocha, écartant les hommes debout devant lui, et qui lui cachaient celle à qui appartenait cette main d’une si magnifique perfection.

—Malheureusement, se disait-il, une femme d’au moins trente-cinq ans peut seule avoir une main pareille.

Il se trompait. C’était la main d’une toute jeune fille, de dix-huit ans à peine, belle comme un rêve, poétique à faire éclore des sonnets dans le cerveau d’un agent de change. Elle avait les cheveux d’un admirable blond, lumineux, avec ces teintes chaudes qui font l’orgueil des belles Vénitiennes. Tordus sans art par le poignet vigoureux d’une rustique camériste, ils étaient retenus par un peigne qui disparaissait entièrement sous les flots dorés; si souples, si abondants, qu’à tout instant on pouvait craindre ou espérer de les voir briser le lien qui les retenait, et s’épandre, comme un manteau d’or, sur des épaules dont on devinait les contours exquis sous une petite guimpe à la vierge, fermée au col par une ruche de dentelles.

—Où donc avais-je les yeux? se demandait Hector. Quoi! je n’avais pas remarqué encore cette rayonnante beauté.

Et il oubliait de prendre la plume, bien que son tour fût venu et que le notaire l’eût appelé trois fois.

Puis on partit pour la mairie du bourg, distante de quelques centaines de pas à peine. Hector avait offert son bras à la vieille demoiselle Aubanel, il l’entraînait, vite, trop vite; il avait hâte de retrouver la jeune fille blonde.

Il ne put la rejoindre que dans la salle de la mairie. Elle s’appuyait sur le bras du vieux cousin, insoucieuse, ignorante de son admirable beauté. Il parlait, et elle souriait en l’écoutant. Une innocente malice pétillait dans ses grands yeux bleus. A quelque plaisanterie plus amusante que les autres, elle éclatait de rire; alors ses lèvres roses découvraient ses dents, fines et brillantes comme des perles.

—On n’est pas plus belle, murmurait Hector en regagnant la maison de son ami.

Il s’enferma dans sa chambre, et lorsque Ferdinand, comme la veille, voulut entrer, il refusa énergiquement d’ouvrir, jurant qu’il dormait, et qu’il ne se lèverait pas même pour éteindre le feu s’il prenait à la maison.

Mais une douce vision le tint longtemps éveillé.

—Si mademoiselle Aurélie pouvait lui ressembler!

Le lendemain, c’était le grand jour. Longtemps encore le mariage à la mairie ne sera qu’une formalité ennuyeuse, un acte par devant un gros monsieur qu’on connaît souvent trop, et auquel l’écharpe tricolore ne prête aucune majesté.

A onze heures,—on se marie en plein soleil, en Touraine,—une douzaine de grandes voitures découvertes vinrent prendre les invités. Il faisait le plus beau temps du monde, le ciel se mettait de la fête. Jamais on ne vit noce plus gaie, plus souriante. C’était comme une de ces belles matinées qui promettent un jour radieux.

Il y avait des fleurs partout; les cochers avaient de gros bouquets à leur poitrine, avec des flots de rubans blancs; les chevaux étaient plus enguirlandés qu’un mouton de procession de la Saint-Jean. Le long des sentiers s’arrêtaient des groupes de paysans et de paysannes. Les hommes agitaient leurs chapeaux, les femmes poussaient de joyeux vivats.

Les voitures roulaient doucement sur le sable des allées, au milieu de ces beaux paysages de la Loire qui inspirent le désir de se faire laboureur, par des routes charmantes qui réduisent les promeneurs à envier le sort du facteur rural qui les parcourt tous les jours.

Après la cérémonie, sous le porche, Hector retrouva la jeune fille de la veille. Son ami passait, il l’appela.

—Quelle est, je t’en prie, lui demanda-t-il, cette délicieuse personne?

—Une de nos voisines, fit l’autre négligemment.

Et, allongeant le bras dans la direction de l’horizon:

—Tiens, sa mère habite ce petit château, que tu vois là-bas à mi-côte, comme un point blanc au milieu des arbres.

Elle était demoiselle d’honneur de la mariée, et l’usage faisait Hector son cavalier servant.

Tout le reste du jour, rieuse, babilleuse comme les libres oiseaux qui gazouillaient dans les ormes du parc, elle se suspendit à son bras. Ils allaient, tous deux, suivant les groupes amis dans les grandes allées du jardin et le long des charmilles.

Il fallut qu’il lui contât l’histoire de son amitié avec Ferdinand, et comment il s’était décidé à venir. Ses questions avaient cette superbe assurance d’une candeur qui ignore tout. Une ou deux fois, Hector fut si surpris, qu’il le laissa voir. Alors elle arrêtait sur lui ses grands yeux tremblants. Mais bientôt elle reprenait sa sérénité insouciante. Et lui bénissait le thème facile de causerie qu’elle lui donnait, car vraiment il n’eût su que lui dire. Près d’elle il était à court, même de ces frivoles niaiseries, de ces platitudes élégantes, qui sont la fausse monnaie d’une conversation spirituelle qu’échangent des inconnus.

Parfois, tout en écoutant, elle se baissait pour saisir au vol une fleur, qu’elle effeuillait machinalement. Elle s’appuyait alors plus fortement sur le bras d’Hector pour ne pas tomber, et il admirait l’élégante souplesse de sa taille; ou bien, c’était une branche qui s’embarrassait dans les plis de sa robe de crêpe blanc, et qu’elle arrachait en riant. Elle se piquait les doigts et vivement les portait à sa bouche, et les mordillait du bout de ses petites dents blanches.

Surpris, ravi, Hector s’abandonnait doucement à cette irrésistible séduction de l’innocence. Tant de grâces pudiques et naïves le tenaient si bien sous le charme, qu’il n’essayait même pas d’analyser les sensations nouvelles qui l’enivraient.

Placé près d’elle, à table, il maudissait ceux qui lui adressaient la parole et le forçaient à répondre, mais il l’observait curieusement et souriait lorsque, timidement, elle trempait sa lèvre au vin précieux qu’on versait dans les verres de mousseline.

A six heures précises,—il faisait encore grand jour,—des violons grincèrent. Le bal commençait sous la charmille, plus tard il devait continuer dans le salon.

Aux premiers accords elle s’était levée, Hector l’avait suivie.

Toute la nuit il dansa, comme un collégien en vacances, s’essuyant le front après chaque quadrille, tendant la main à tous les plateaux.

Valses, polkas, masurkes, il ne reculait devant rien. On eût pu le prendre pour un de ces pauvres surnuméraires qui ont leur nomination dans leurs escarpins. Mademoiselle Aubanel ne put s’empêcher de lui faire compliment. Il ne l’entendit pas. Un reste de prudence murmurait à son oreille:

—Tu peux au plus l’inviter une fois sur cinq.

Et il invitait toutes les femmes, jeunes, laides, vieilles, jolies, et pour toutes, il avait des attentions charmantes, des phrases spirituellement flatteuses.

De sa vie il n’avait été aussi satisfait. Il se souciait bien du monde vraiment, en ce moment; il jouissait pour lui; même il espérait probablement que le bal durerait toujours, jusqu’au jugement dernier, puisqu’il avait fait des invitations pour la trente-septième contredanse.

Mais voici que, tout à coup, sur les trois heures du matin, on n’aperçut plus la mariée. La mariée avait disparu.—Qu’est devenue la mariée?

Ce fut le signal de la retraite, qui bientôt se changea en déroute, malgré les efforts du vieux cousin, qui essayait d’organiser un cotillon et menaçait du garde champêtre les danseuses qui s’enfuyaient. Il invoquait à grands cris l’assistance d’Hector.

Hector venait d’offrir son bras à la charmante blonde et la reconduisait avec sa mère jusqu’à leur voiture. Le vestibule était encombré; on cherchait les châles et les manteaux.

Elle faisait une petite moue mutine.

—Comme nous partons de bonne heure, maman, disait-elle.

—Et vite, vite, ma fille, disait la mère, couvre bien ton cou, et tes épaules, et tes bras; l’air est froid au dehors, les fluxions de poitrine courent les chemins, guettant les imprudentes, et vite, vite, ce châle, et cette sortie de bal, et cette écharpe, et ce bon gros manteau, et encore ce foulard sur ta tête.

Et la jeune fille grelottait et riait. Embarrassée dans les étoffes, comme une momie dans ses bandelettes, elle pouvait à peine marcher. Hector la soutint ou plutôt la porta jusqu’à la voiture; il aida ensuite la mère à étendre sur elle une grande couverture de voyage; toutes deux le remerciaient.

Le cocher fouetta les chevaux.

Hector resta seul sur le perron, surpris, triste, comme le rêveur qui voit s’envoler un rêve heureux, comme l’enfant qui regarde à terre les débris de son jouet favori.

Il avait remarqué que la voiture avait des lanternes plus brillantes que les autres: tant qu’il le put, il suivit leurs lueurs à travers les sinuosités de la route; elles se montraient ou disparaissaient suivant les pentes, comme des feux follets dans la campagne.

Il les perdit de vue, mais il espéra les revoir encore des fenêtres du salon. Il remonta très vite, et, le front contre la vitre, il les chercha longtemps à travers les arbres, dans l’ombre.

Le salon était vide. Au loin, on entendait le roulement des dernières voitures qui se perdaient dans la nuit. Les domestiques, fatigués, allaient et venaient d’un pas traînant. Ils éteignaient les lampes et soufflaient les bougies.

Hector se résignait à regagner sa chambre, lorsque Ferdinand, l’air effaré, traversa le salon comme un ouragan.

Il l’arrêta par le bras, malgré lui, presque de force.

—Comment s’appelle-t-elle? demanda-t-il.

—Elle, qui? ma femme? Herminie.

—Eh! il s’agit bien de ta femme!

Mais Ferdinand avait réussi à se dégager, il était déjà loin.

IV

Elle s’appelait Louise d’Ambleçay et venait d’avoir dix-sept ans.

Sa mère, madame la baronne d’Ambleçay, était restée veuve après peu d’années d’un mariage heureux. Jeune encore, riche, décidée à ne jamais se remarier, elle n’eut pas le courage de se séparer de sa fille unique, et voulut elle-même se charger de son éducation.

Elle eut pour aides, dans cette tâche si difficile, un vieil abbé fort savant, très spirituel, plus original encore, et une institutrice anglaise. Par miracle, cette Anglaise était excellente musicienne; par un miracle plus grand, elle n’était nullement romanesque. Le prêtre et l’institutrice font encore aujourd’hui partie de la famille; sans aucun doute, ils finiront leurs jours au château d’Ambleçay, à discuter, sans pouvoir se mettre d’accord, leur système d’éducation. Car ils ont chacun un système. Il est vrai qu’ils n’en ont pas fait l’essai sur leur élève.

Ainsi, Louise eut le rare bonheur d’éviter les pensions et les couvents, dont l’air est si souvent fatal aux jeunes filles. Une brebis malsaine a plus tôt fait qu’un loup de mettre à mal tout un troupeau, et la plus sévère vigilance souvent ne peut pas écarter de telles brebis. Enfin les demoiselles rapportent de la meilleure des maisons d’éducation nombre de préjugés et de sottes idées, dont plus tard, dans le monde, elles ont mille peines à se défaire.

A cette éducation, sous les yeux de sa mère, Louise devait cette ignorance adorable, cette grâce instinctive, cette naïveté sereine, ses plus grands charmes, bien avant sa rare beauté.

Madame d’Ambleçay vivait fort retirée. Abîmée dans sa douleur, à la mort de son mari, elle s’était réfugiée dans son château, se refusant à voir personne. Plus tard, lorsque le temps eut séché ses larmes et ramené un sourire sur ses lèvres, elle ne voulut plus changer son genre de vie. Elle pensait que les plaisirs du monde ne valent pas ceux d’une calme retraite.

Elle recevait cependant quelques-uns de ses parents de Tours, qui tous les ans, à tour de rôle, venaient passer une quinzaine au château. Elle avait aussi les visites de quatre ou cinq voisins de campagne, autrefois amis de son mari, bons gentilshommes qui, malgré leur noblesse, avaient le bon esprit de ne pas être ou de ne pas paraître mécontents, et qui, par extraordinaire, ne parlaient jamais politique, au moins devant des femmes.

Plusieurs fois déjà, dans le pays, on s’était étonné que madame d’Ambleçay ne parût pas songer à «l’établissement» de sa fille. Quelques indiscrètes même,—de ces mamans qui conduisent leurs demoiselles à tous les bals de la préfecture et de la recette générale, avec l’idée fixe d’y trouver un bon parti,—l’avaient, à cet égard, interrogée à brûle-pourpoint.

Madame d’Ambleçay répondait ordinairement que rien ne pressait.

Là-dessus, les bonnes âmes avaient charitablement répandu le bruit que la baronne sacrifiait Louise à son égoïsme maternel, qu’elle la séquestrait impitoyablement, bien décidée à lui faire, bon gré mal gré, coiffer sainte Catherine.

Hector sut très vite tous ces détails et beaucoup d’autres encore, par la femme de son ami. Madame Aubanel était précisément la meilleure, ou plutôt la seule amie de Louise. Aussi devint-elle la confidente du jeune homme, sans qu’il s’en doutât. Il recherchait les occasions de se trouver seul avec elle, et, toutes les fois qu’il le pouvait, il s’emparait de son bras. Il faisait assaut d’empressements avec Ferdinand, qu’il trouvait fort ridicule avec sa galanterie de jeune marié.

Il faut dire que, tout en parlant toujours et sans cesse de mademoiselle d’Ambleçay, Hector essayait et croyait prendre l’air le plus détaché et le plus désintéressé du monde. Mais il réussissait mal. Sans sa préoccupation, il eût surpris de malins sourires sur les lèvres de la jeune femme. Elle croyait voir clair dans le cœur de l’ami de Ferdinand.

Hélas! il n’y voyait rien lui-même, au moins dans les premiers jours. S’il dissimulait, c’était de très bonne foi. Il était le premier à prendre le change.

S’il restait à la Fresnaie, lui qui s’était si bien promis de partir dès le lendemain du mariage de son ami, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. Il se le prouvait.

Les prétextes ne lui manquaient pas, ni les excellentes raisons. Il n’y a pas, en Touraine, de bonne fête sans lendemain, de noce sans «retour.» C’est à qui, des parents et des amis, recevra les nouveaux mariés. Les broches tournent quinze jours durant, les violons font rage toutes les nuits; les bals, les dîners, les parties de campagne se succèdent sans interruption. Pour que cette folie de plaisirs se calme, il faut que toute la parenté soit sur les dents.

Hector pouvait-il refuser les invitations qui pleuvaient dru comme grêle? Non certes. C’eût été faire injure à son ami.

Et partout il retrouvait mademoiselle d’Ambleçay, dont la mère, pour ce fait du mariage d’une amie de sa fille, avait renoncé à ses habitudes d’isolement.

Moins prévenu, Hector aurait à coup sûr remarqué le singulier changement qui s’opérait dans le caractère de la jeune fille. Elle, si rieuse, si expansive le premier jour, elle devenait de plus en plus réservée. A l’encontre de ce qui arrive d’ordinaire, il l’intimidait davantage à mesure qu’elle le connaissait mieux.

Il ne fit pas cette remarque, lui qui se flattait de connaître les femmes, parce que le séducteur le plus habile perd ses moyens dès l’instant où il aime sérieusement, de même que le meilleur acteur deviendrait exécrable s’il ressentait vraiment la passion qu’il s’efforce de rendre.

Cependant les jours se passaient, et chaque soir Hector faisait sa malle pour la défaire le lendemain. Il se maudissait d’être si faible; il se trouvait inconvenant et même un peu ridicule, de demeurer là, en tiers dans une lune de miel, de jouer le rôle de trouble-fête, d’épouvantail à amoureux. Parfois il était pris de remords.

—Le pauvre Ferdinand, pensait-il, doit être excédé de moi. Il y a longtemps qu’à sa place j’aurais très poliment jeté à la porte mon bon ami Hector.

Mais Ferdinand n’avait pas si mauvais caractère. La présence de son ami l’enchantait. Il disait les plus jolies choses sur l’amour et l’amitié, et ne se reprochait rien, sinon l’excès de son bonheur, qui commençait à l’inquiéter sérieusement. Il aurait vécu cent ans ainsi, sans se douter des perplexités de son ami. Il fut averti par sa femme.

C’était un matin, les jeunes mariés déjeunaient en tête-à-tête. Dès l’aube, Hector avait gagné les champs sous le prétexte très plausible de tirer quelques perdrix, en réalité pour aller rôder un peu du côté du château de madame d’Ambleçay. Ferdinand bénissait ce phénix des amis, qui, en dépit de ses affaires,—car il devait avoir des affaires,—leur consacrait ainsi plusieurs semaines.

—Es-tu bien sûr, mon ami, demanda madame Aubanel, que sa seule amitié pour toi, pour nous, retienne M. Malestrat à la Fresnaie?

—Parbleu! répondit Ferdinand, la bouche pleine, quelle autre raison.....

—Qui sait? quelque gentille raison, toute jeune, bien blonde.....

—Bah!...

—Mademoiselle d’Ambleçay, par exemple?

—Comment, ton amie, tu crois? quelle idée! Mais au fait, pourquoi non? on la dit fort bien, cette demoiselle.

—On la dit... comme si tu ne la connaissais pas.

—Je la connais; mais vous savez bien, madame, que depuis deux ans je n’ai pas regardé d’autre femme que vous.

—Et j’espère bien que ce sera toujours ainsi.

—Je le jure, dit gravement Ferdinand. Mais revenons à ta découverte. Hector amoureux, c’est invraisemblable! Comment ne m’a-t-il rien dit? ce serait le comble de la dissimulation, un crime de lèse-amitié; j’en aurai raison, et certainement je le confesserai.

La confession était toute faite.

Les indécisions d’Hector avaient cessé, après trois semaines des plus cruelles et des plus comiques perplexités qui aient jamais troublé le cœur et l’esprit d’un amoureux.

La première fois, la nuit du bal, après une journée délicieuse, Hector n’avait pas eu le loisir de la réflexion. Il n’était pas une de ses pensées qui ne fût à cette adorable jeune fille, à mademoiselle d’Ambleçay. Il subissait le charme.

Le lendemain seulement, le souvenir de mademoiselle Blandureau, de cette inconnue qu’il devait épouser, vint méchamment troubler son bonheur. Il chassa vite cette idée importune, se disant qu’il aurait bien assez de toute sa vie pour penser à celle qui allait être sa femme, et il ne songea plus qu’à Louise.

Mais il revint à la charge, ce souvenir, plus vif, plus pressant. Au milieu des rêves d’Hector, mademoiselle Aurélie Blandureau se dressait devant lui, froide et sévère comme le remords. Elle disait:

—Que fais-tu, fiancé coupable, que fais-tu, tandis que je t’attends? Tu oublies, je le vois, cette lettre qu’il y a deux mois à peine tu écrivais à mon père. C’est une horrible trahison.

—Daignez m’excuser, ombre irritée, murmurait Hector. Vous devez bien comprendre qu’il n’y a rien de sérieux dans tout ceci; je vais partir et j’oublierai celle que vous croyez, bien à tort, votre rivale.

—Je suis ta femme, ou c’est tout comme, reprenait l’ombre de mademoiselle Aurélie; désormais toutes tes pensées m’appartiennent. Tu n’as plus le droit d’ouvrir ton cœur à une autre femme. Ton père a-t-il, oui ou non, donné sa parole? Tu as, toi, reconnu la dette. Est-ce ainsi que tu prétends remplir des engagements deux fois sacrés? Que dira M. Blandureau, mon trop crédule père?

—Hélas, oui! murmura Hector, que dira M. Blandureau?

Et il baissait la tête comme un coupable. Il ne pouvait s’empêcher d’avouer que l’ombre de la fiancée inconnue avait raison, et il cherchait à la désarmer par de belles promesses.

Enfin, le jour arriva où, après un examen de conscience, il dut s’avouer qu’il était sérieusement épris de mademoiselle d’Ambleçay, mais là, sérieusement, pour tout de bon. Il était amoureux comme jamais il ne l’avait été, comme il ne croyait pas qu’on pût l’être.

Ce fut le comble. L’ombre d’Aurélie devint inexorable. Elle le pressait, le tourmentait, le harcelait, le torturait nuit et jour. Il n’avait plus un instant de répit.

Pris comme dans un inextricable labyrinthe, entre le passé et le présent, il ne voyait pas d’issue à l’avenir. Il se creusait l’esprit à chercher un expédient pour concilier ce qu’il appelait son devoir et ses désirs les plus chers. Mais comme tous les hommes d’imagination, il n’arrivait qu’à des combinaisons romanesques et impossibles.

Il était bien disposé à ne pas épouser mademoiselle Blandureau, mais il ne voulait pas reprendre sa parole. L’idée d’une banqueroute au jour de l’échéance lui faisait horreur. C’était le seul moyen pourtant. Il le repoussa, ce moyen, le reprit, l’écarta, le discuta longtemps, et finalement dut se résoudre à l’admettre.

—Mon père, se disait-il, a pris des engagements; il n’en avait pas le droit. J’ai eu le tort de ratifier moi-même ces engagements. Mais qu’ai-je promis en définitive? d’aimer mademoiselle Blandureau. Or, l’amour n’est si beau que parce qu’il est involontaire, et j’en aime une autre. Si je tenais ma parole, je serais un malhonnête homme, car j’assurerais mon malheur et celui d’Aurélie. Donc, je dois m’abstenir. Il y a force majeure; ce n’est plus une banqueroute, c’est une faillite simple.

J’ai droit à un concordat.

Résolu à ne pas laisser échapper le bonheur qui passait à portée de sa main, il poursuivit son idée de rupture dans tous ses développements.

Quel tort faisait-il à mademoiselle Aurélie? Aucun certainement. Elle ne l’avait jamais vu, et ainsi elle ne pouvait l’aimer; donc, aucune souffrance. Étant très riche, elle n’aurait qu’à choisir entre tous les partis qui se présenteraient; donc, aucun préjudice.

Tout le difficile pour Hector n’était plus que de redemander sa parole à M. Blandureau. Cette terrible perspective le tint en suspens deux jours encore. Mais il usa ce remords comme les autres. Il décida qu’il écrirait lorsque tout serait terminé, c’est-à-dire lorsqu’il aurait demandé la main de mademoiselle d’Ambleçay.

Dès lors il bannit tout souci, donna congé au souvenir fâcheux de mademoiselle Aurélie, et, tout entier à son amour, il attendit une occasion favorable pour se déclarer bravement.

Bravement est peut-être de trop. L’audacieux Hector était devenu fort timide. Il aurait sans doute attendu longtemps encore, lorsque madame Aubanel précipita les événements. Pour la centième, la millième fois, il venait d’amener—maladroitement—la conversation sur mademoiselle d’Ambleçay.

—Ma présence ici la contrarie donc? demanda-t-il; c’était votre meilleure amie, madame, et depuis votre mariage elle n’est pas venue vous rendre visite une seule fois.

—Ah! vous avez remarqué cela? C’est grave, dit madame Aubanel.

Ferdinand se mit à rire. Hector rougit, balbutia, s’embrouilla, mais n’en continua pas moins. Deux minutes plus tard, il en était à cette question qui lui brûlait les lèvres:

—Elle ne songe donc pas à se marier?

—Eh! le sais-je? répondit la jeune femme en souriant. Il fallait le lui demander, vous qui avez dansé si souvent avec elle.

—J’y ai bien pensé, dit naïvement Hector, mais je n’ai pas osé.

—Il fallait oser.

—Quoi! vous croyez... je pourrais espérer... elle vous aurait parlé...

—Comme vous y allez! Je ne crois rien, je ne sais rien, on ne m’a rien dit.

—Ah! madame, vous êtes cruelle, reprit Hector avec découragement; moi qui déjà songeais...

—A la demander en mariage? Essayez... Seulement vous rencontrerez, je le crains, certaines difficultés...

—Je ne suis pas noble, c’est vrai.

—Oh! ce ne serait pas une raison.

—Qu’est-ce, alors? Oh! madame, dites-le moi, je vous en prie...

—C’est un secret.

C’en était trop pour Ferdinand, qui depuis cinq minutes faisait, pour s’empêcher de rire, des efforts surhumains. En voyant la figure piteuse de son ami, sur ces mots: «C’est un secret,» il éclata. Il ne riait pas, il se tenait les côtes, il se tordait. A peine le fou rire lui laissait-il le moyen d’articuler quelques lambeaux de phrases.

—Parle, mon ami, disait-il, continue, cher Hector, tu me ravis... Ah! si tu pouvais te voir! tu es trop drôle... Non, de ta vie tu n’as été si amusant...

Le rire de son mari avait gagné madame Aubanel. Hector se leva furieux.

—Eh bien, oui! s’écria-t-il, j’aime mademoiselle Louise; qu’y a-t-il de si risible à cela?

Et comme on ne lui répondait pas:

—Oui, je l’aime, continua-t-il, et mon plus ardent désir est de l’épouser. Et au fait, j’en aurai le cœur net. Je vais aller demander sa main, aujourd’hui même, sur-le-champ. Je me rends de ce pas chez madame d’Ambleçay...

—Et tu lui diras? demanda Ferdinand.

—Je lui dirai: «Madame, j’aime votre fille, je crois que je ne lui suis pas indifférent...»

—Tu n’es qu’un fat.

—Je répète ce que ta femme m’a dit...

—Oh! par exemple, quelle horreur! fi! monsieur, interrompit madame Aubanel...

Hector lança à la jeune femme un regard furibond.

—Je puis, reprit-il, m’être cruellement trompé sur le sens de certaines de vos paroles; alors je ne dirai pas cela. Non, je dirai.... je dirai... je... Eh! par ma foi! je ne sais pas ce que je dirai; mais je parlerai, je m’expliquerai. Dans tous les cas je sortirai de cette affreuse incertitude qui me tue. Je ne puis supporter l’incertitude, c’est pour moi comme une rage de dents. Et quand une dent m’empêche de dormir, je n’hésite pas... je la fais arracher.

Et il sortit, laissant ses amis dans un nouvel accès de gaîté.

—Parbleu! s’écria Ferdinand, d’un ton suffisant, le pauvre garçon a perdu la cervelle; je n’étais certes pas plus fou la veille de mes noces.

—Eh bien! monsieur? dit gaîment madame Aubanel en menaçant son mari du doigt...

—Je serai fou très longtemps encore, rassure-toi. Mais sérieusement, je voudrais bien que ce mariage d’Hector réussît, nous fonderions ici une colonie d’amis. A-t-il des chances, au moins?...

—J’ai de bonnes raisons pour croire que Louise ne dira pas non.

—C’est déjà quelque chose.

—Malheureusement, je suis au moins aussi sûre d’une vive résistance de la part de madame d’Ambleçay.

—Bast! quand on se sent aimé on est bien fort; je jure pour ma part que si tes parents s’étaient opposés à notre mariage...

—Chut!... le voici.

Hector reparut, plus grave qu’un député le jour du vote de l’Adresse, tout de noir vêtu comme un notaire où un maître d’hôtel. Il achevait de mettre ses gants paille.

—Je pars pour le château d’Ambleçay, dit-il d’un ton résolu.

Ses amis essayèrent quelques représentations des plus justes, mais tous leurs efforts échouèrent contre son obstination.

—Je veux être fixé, répondit-il; je me sens en veine de courage, j’en profite, le sort en est jeté. La voiture doit être attelée, adieu; souhaitez-moi bonne chance.

Lorsque Hector fut parti, madame Aubanel conjura son mari de courir après cet imprudent, qui par une démarche inconsidérée allait certainement tout compromettre.

—Je ne me dérangerai certes pas, répondit Ferdinand; crois-tu donc, chère amie, qu’il ira chez la baronne? que nenni. Le château est à près d’une heure d’ici, il aura le temps de la réflexion, et nous allons le voir revenir tout penaud.

V

Une fois seul, en voiture, sur la route du château de la baronne, Hector réfléchit en effet.

Quelle aventure courait-il? n’était-ce pas une folie? Aller ainsi, seul, de but en blanc, demander à madame d’Ambleçay la main de sa fille, c’était marcher au-devant d’un refus. Qui le forçait à risquer ainsi, sur une seule carte, le bonheur de toute sa vie? Il pouvait attendre, se faire mieux apprécier de la mère de Louise, intéresser ses amis à son succès...

Il se dit tout cela. Mais il n’en poursuivit pas moins sa route. Ce n’est pas qu’il redoutât les railleries de Ferdinand, mais il obéissait à une voix secrète, inexplicable pressentiment qui lui conseillait de poursuivre.

En chemin il rencontra un pauvre, et vida sa bourse entre les mains du mendiant, surpris d’une semblable générosité. S’il était passé devant une église, il y serait entré pour faire brûler un cierge. Le bruit de la voiture ayant effrayé des pies en train de picoter au milieu de la route, il remarqua avec satisfaction qu’elles étaient trois et qu’elles avaient pris leur vol à droite. Cet augure est infaillible.

Dans la cour du château, un gros dogue assez laid et passablement malpropre vint à lui, le flaira, et se mit à lui lécher les mains. Il le flatta doucement. Les caresses de ce chien lui semblaient encore un heureux présage. L’inquiétude et l’attente doivent avoir donné naissance à la superstition.

Comme il traversait le jardin, il crut apercevoir derrière les massifs une robe blanche qui fuyait. Il reconnut ou plutôt devina Louise.

Enfin, on l’introduisit dans le salon, en le priant d’attendre. On était allé prévenir madame d’Ambleçay. Il eut ainsi le temps de se remettre un peu. Il en avait besoin. Sa démarche en ce moment lui apparaissait comme un acte de démence insigne. Pour un peu il se serait enfui comme un voleur, lorsque la baronne entra.

C’est une femme d’une quarantaine d’années, mais jamais on ne lui donnerait cet âge. Le calme et la quiétude de sa vie lui ont laissé cette fleur de jeunesse que dès la vingtième année perdent les femmes de la ville. On ne se douterait jamais de ses souffrances passées, sans ses cheveux blancs, qui forment avec sa figure juvénile le contraste le plus étrange, et attestent la profondeur de ses chagrins. Sa voix est douce, un peu traînante, son geste affable et digne. Toute sa personne est empreinte de cette distinction suprême que la fortune ne donnera jamais.

Ses yeux, fort beaux, trahirent, en apercevant Hector, une légère surprise. Mais ce ne fut qu’un éclair. Elle pensa que sans doute il quittait la Fresnaie et venait lui faire une visite d’adieu. D’un geste gracieux, elle indiqua un fauteuil à son visiteur, et prit place elle-même sur une causeuse.

Hector était fort pâle à ce moment, comme un homme qui s’est jeté à l’étourdie dans un grand péril et s’aperçoit qu’il ne peut plus reculer. Son mariage à cette heure pouvait n’être plus qu’une question d’habileté. Il le comprit, et parvint à dominer un peu son angoisse. «Pas de phrases entortillées, pensa-t-il, droit au but; je m’expliquerai après.» Sa voix était fort tremblante, mais très distincte pourtant.

—Madame, dit-il, je n’ai pu voir sans l’aimer mademoiselle votre fille. Si j’avais le bonheur d’être par vous jugé digne d’elle, je n’aurais pas assez de toute ma vie pour payer la dette de ma reconnaissance.

Madame d’Ambleçay se leva brusquement, en portant la main à son front. Une foule de circonstances qui lui avaient échappé ou lui avaient paru insignifiantes, se présentaient tout à coup à son esprit comme un faisceau lumineux. Elle s’accusa d’imprévoyance et d’aveuglement.

—Imprudente! murmura-t-elle en reprenant sa place, imprudente...

—Pardonnez-moi, madame, continua Hector avec un geste suppliant, pardonnez-moi la singularité, l’inconvenance même de ma démarche. J’ai obéi à un sentiment dont je ne suis plus le maître. D’ordinaire, dans le monde, un ami, un parent, se chargent de la demande que j’ai osé vous faire moi-même. Mais, hélas! je n’ai plus de parents, je suis seul, isolé. Vous me connaissez à peine, je le sais, mais toute une ville, le jour où vous le voudrez, se lèvera pour témoigner de l’honneur de ma famille. Pour moi, madame, demandez-moi, si vous le voulez, des années d’épreuves...

Le regard froid et sévère de la baronne glaça les paroles sur les lèvres d’Hector; il y eut un moment de silence aussi embarrassant pour l’un que pour l’autre.

—Croyez, monsieur, dit enfin madame d’Ambleçay, mal remise encore de son émotion et de sa surprise, croyez que je me tiens pour très honorée de votre démarche. Mieux eût valu, pourtant, me la faire pressentir; prévenue, je vous aurais épargné la douleur d’un refus, car il m’est impossible d’accueillir votre demande...

—Oh! madame! s’écria douloureusement Hector...

—Impossible! monsieur.

Un cri étouffé, qui semblait venir de la pièce voisine, répondit à ce mot, prononcé d’un ton ferme qui annonçait une inébranlable résolution.

—Écoutez... dit la baronne avec inquiétude, imposant silence à Hector.

Presque aussitôt on entendit comme le bruit sourd d’un corps qui s’affaisse sur lui-même, et madame d’Ambleçay s’élança vers une des portes du salon.

Elle écarta la tapisserie, ouvrit vivement la porte, embrassa d’un coup d’œil l’appartement, et se retournant vers Hector qui l’avait suivie:

—Je vous prie de m’attendre, dit-elle.

La porte se referma sur la baronne, et le jeune homme demeura seul.

Qui avait poussé ce cri? mademoiselle d’Ambleçay, évidemment. Elle écoutait donc aux portes!...

En toute autre circonstance, Hector se serait beaucoup amusé de cette situation à la fois triste et comique, et d’une vulgarité désolante. Mais il n’avait pas le cœur à la raillerie. A peine osa-t-il se réjouir de cet aveu si formel arraché à la jeune fille. Quelle serait l’influence de cet aveu involontaire sur la décision de madame d’Ambleçay? Là était pour lui toute la question.

Dévoré d’inquiétudes et d’angoisses, ne sachant s’il devait craindre ou espérer encore, il se laissa tomber sur un fauteuil, prêtant l’oreille à tous les bruits de la maison. Son sort se décidait en ce moment. Un mot allait consommer son désespoir ou le faire renaître au bonheur.

Il était si profondément plongé dans ses sombres réflexions, qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir et ne s’aperçut pas de la présence de l’ancien précepteur de Louise. Il fallut que celui-ci lui touchât légèrement le bras.

Hector tressaillit comme un dormeur éveillé par un seau d’eau froide. Sa figure exprima un si naïf ébahissement, il roulait des yeux si effarés, que l’abbé ne put s’empêcher de sourire.

—Monsieur, dit le prêtre, madame la baronne ne tardera pas sans doute à revenir, mais elle a craint pour vous l’ennui, et m’envoie vous tenir compagnie.

Le jeune homme s’inclina.

—Ce cher abbé, pensa-t-il, va, sans s’en douter, me raconter tout ce qui se passe.

Folle présomption! En vain Hector se mit en frais de ruses et de diplomatie. A toutes ses questions insidieuses ou directes, le spirituel prêtre trouva moyen, tout en parlant beaucoup, de ne répondre absolument rien. Si bien, qu’après une heure et plus de conversation, le triste amoureux n’était pas plus avancé qu’auparavant. Il était fort déconcerté, lorsqu’à sa grande satisfaction la baronne vint rompre le tête-à-tête. L’abbé, presque aussitôt, s’esquiva discrètement.

La physionomie de madame d’Ambleçay accusait une douleur profonde. Il était aisé de voir qu’elle avait pleuré; elle avait encore quelque peine à retenir ses larmes. Hector aurait eu pitié de l’altération des traits de la pauvre mère, si lui-même n’avait beaucoup souffert. La douleur est égoïste.

—Avant tout, monsieur, dit la baronne avec des prières dans la voix, jurez-moi, quoi qu’il puisse arriver, de ne jamais ouvrir la bouche sur ce qui vient de se passer.

—Je vous le jure, madame.

L’accent inimitable de sincérité d’Hector dut rassurer madame d’Ambleçay. Elle le remercia d’un seul regard, mais ce regard valait toutes les actions de grâces de la terre.

—Tout à l’heure, monsieur, reprit-elle, à votre demande si imprévue, j’ai répondu: impossible. Alors,—elle rougit en prononçant ces mots,—alors, je n’avais pas consulté ma fille. Maintenant, c’est avec son assentiment que je viens vous dire: Je ne crois pas qu’il me soit possible de vous accorder jamais sa main.

Hector saisit parfaitement la nuance de cette seconde réponse. Pourtant ce fut comme une seconde blessure. Ce n’était pas là ce qu’il attendait. Il retombait rudement à terre, de toute la hauteur de ses espérances. La baronne continua:

—Voici bien longtemps déjà que le mariage de ma fille est inexorablement arrêté. Le baron d’Ambleçay, à son lit de mort, a désigné lui-même l’époux qu’il destinait à sa fille. J’ai juré d’obéir à ses volontés; on ne trahit pas un serment fait au chevet d’un mourant. Dût mon cœur se briser, dût le cœur de Louise être brisé de même, nous tiendrons une promesse sacrée. On n’est jamais complètement malheureux lorsqu’on a la conscience d’avoir rempli son devoir.

—N’est-il donc plus d’espoir? murmura Hector accablé.

—Je vous en fais juge, monsieur, écoutez-moi: A la Révolution, le grand-père de mon mari émigra avec toute sa famille, sa femme et ses cinq enfants. Tous ses biens furent mis en séquestre, et il ne tarda pas à tomber dans une détresse profonde. C’est à Londres qu’il s’était réfugié. Lui et les siens faillirent périr de misère, de froid et de faim, dans cette ville où ils ne connaissaient personne. Pour donner un peu de pain à ses enfants, il se plaça comme homme de peine chez un riche fabricant, et sa femme, une Cinq-Cygne, fit des ménages dans le voisinage. Mais que pouvaient leurs efforts!... La femme tomba dangereusement malade. Un propriétaire inexorable allait, faute de paiement, jeter toute la malheureuse famille dans la rue, c’en était fait d’eux, lorsque la Providence, dont il ne faut jamais désespérer, leur envoya un sauveur. Un riche baronnet recueillit le grand-père de mon mari et lui offrit, ainsi qu’à tous les siens, la plus noble des hospitalités. Et cela, non pour quelques jours, pour quelques mois, mais pour des années. Les d’Ambleçay doivent leur salut à cet homme si généreux, à cet ami des jours malheureux. Et plus tard, lorsque la tempête révolutionnaire fut calmée, c’est grâce à lui qu’ils purent regagner la France et recouvrer une partie de leurs biens. Le souvenir de ce bienfait s’est transmis comme héritage dans notre famille, monsieur.

—Je le comprends, répondit faiblement Hector.

—Eh bien, monsieur, nous pouvons aujourd’hui acquitter cette dette. A son tour, la famille de ce noble Anglais a connu le malheur; son fils a été ruiné. Plusieurs fois mon mari est allé mettre à ses pieds toute notre fortune; jamais il n’a voulu accepter une obole de ceux qui devaient plus que la vie à son père. Il aurait pu travailler, entreprendre quelque chose, tenter de relever sa fortune; mais vous savez l’horreur profonde, insurmontable, de la noblesse anglaise pour tout ce qui touche au commerce. Le baronnet, enfermé dans le château de ses pères, refusa toutes les propositions, préférant sa médiocrité, héroïquement supportée, à toutes les jouissances de richesses acquises au prix de ce qu’il appelait son honneur. Enfin, il est mort, ne léguant à son fils que sa pauvreté et un nom sans tache.

C’est ce fils, monsieur, qui doit être le mari de Louise.

—Ah! s’écria Hector, emporté par son désespoir, l’Anglais n’avait fait que partager sa fortune, et vous, madame, vous sacrifiez votre fille.

—Cette union, monsieur, dit sévèrement la baronne, a été arrêtée entre le père de ce jeune homme et mon mari. Nous n’avions aucun autre moyen de venir en aide à une famille cruellement éprouvée, trop fière pour accepter la restitution d’une aumône.—Car ils ont fait l’aumône aux d’Ambleçay. Depuis longtemps le jeune baronnet est prévenu, il connaît nos conventions, il sait que ma fille lui est destinée, l’époque fixée pour ce mariage approche, et enfin, pour tout vous dire...

La pâleur livide d’Hector effraya la baronne; aussi hésita-t-elle une minute après ces dernières paroles.

Elle s’arma cependant de courage, et détournant la tête:

—Nous l’attendons, dit-elle d’une voix faible.

—Vous êtes cruelle! madame, répondit Hector avec amertume, il ne fallait pas revenir sur votre refus...

—Je suis revenue sur mes premières paroles, parce que j’étais contre vous avant d’avoir parlé à Louise; maintenant je suis pour vous. J’aurais tout fait pour hâter la conclusion de ce mariage, désormais je ne ferai rien...

—Qu’espérez-vous alors?...

—J’espère en Dieu, monsieur. Le fiancé de ma fille peut oublier sa promesse, Louise peut lui déplaire... que sais-je?...

Hector secoua tristement la tête.

—Si encore on pouvait aider à cet oubli. Ah! si je le connaissais, j’irais lui dire...

—Vous ne lui diriez rien, monsieur. Si seulement vous prononciez le nom de ma fille devant lui, vous auriez alors moins de chances qu’aujourd’hui.

—Mais je suis riche. Si la moitié de ma fortune...

—Si c’était une question d’argent, elle serait déjà résolue.

—Oh! murmura Hector, arrêter ainsi par avance des mariages! fatale imprudence. Mon père aussi, madame, reprit-il plus haut, avait décidé que j’épouserais la fille d’un de ses amis. Il m’attend, cet ami...

—C’est encore un obstacle dont vous ne parliez pas.

—S’il n’y avait que celui-là! ajouta-t-il étourdiment.

—Je vous excuse, monsieur, reprit madame d’Ambleçay avec dignité, ce n’est pas votre raison qui parle. Sachez même que si le baronnet venait à oublier la parole de son père, je ne vous accorderais pas la main de Louise avant le mariage de votre fiancée..... Mais permettez-moi d’aller rejoindre ma fille, et reposez-vous sur la Providence. J’aurai cependant encore un service à réclamer de vous...

Hector arrêta du geste madame d’Ambleçay.

—Je vous comprends, madame, dit-il; ce soir même j’aurai quitté la Fresnaie.

Et, prenant congé de la baronne, il se retira désespéré, la tête vide, le cœur gonflé de sanglots. Il sentait qu’il laissait son âme dans ce petit château de Touraine.

Comme il traversait lentement la cour pour regagner sa voiture, cherchant à deviner laquelle de toutes ces fenêtres était celle de Louise, il fut rejoint par l’abbé. Il salua tristement ce prêtre dont il enviait le bonheur.

Ne vivait-il pas presque de la même vie que mademoiselle d’Ambleçay? il la voyait tous les jours, il pouvait lui parler à toute heure.

—Cher monsieur, lui dit le vieux précepteur, excusez-moi de courir ainsi après vous, mais ne m’avez-vous pas dit tantôt que vous comptiez partir prochainement pour Paris?

—J’y serai demain, répondit Hector avec un soupir.

—Ma foi! cela tombe bien. Je vous serais fort obligé s’il vous convenait de vous charger pour moi d’une petite commission...

—Je suis tout à votre service, monsieur...

—Oh! c’est simplement une lettre à remettre de ma part au fiancé de mademoiselle Louise, sir James Wellesley, qui habite pour le moment la capitale, rue de Rivoli, hôtel des Etrangers.

Hector prit la lettre en tremblant de plaisir, et l’abbé qui se confondait en remercîments le reconduisit jusqu’à sa voiture.

—Que veut dire ceci? pensait Hector, lorsqu’il se trouva seul; madame d’Ambleçay ne m’avait pas dit le nom de cet Anglais de malheur; prendrait-elle ce moyen détourné? M’autorise-t-elle tacitement ainsi à faire tous mes efforts pour amener une rupture? Non, ce n’est pas probable. Est-ce Louise qui... Oh! non, non, impossible, l’idée doit venir de l’abbé, je le soupçonne très fin, avec son air bonhomme. Le chagrin de son élève m’aura valu sa protection. Il sait le proverbe: «Aide-toi, le ciel t’aidera,» et il me conseille, c’est évident, de donner un coup de main à la Providence. Il m’en fournit les moyens. A bon entendeur, salut! Je ne parlerai jamais de madame d’Ambleçay à M. Wellesley; mais que je perde l’amour de Louise s’il vient jamais en Touraine!

Hector trouva ses amis de la Fresnaie fort inquiets de sa longue absence, et sa figure bouleversée ne les rassura pas.

—Vous avez échoué? lui demanda madame Aubanel.

—Hélas, oui!... il me reste bien peu d’espoir.

Strict observateur de sa parole, Hector ne parla pas de la scène du salon, mais en peu de mots il résuma sa conversation avec la mère de Louise. Lorsqu’il en arriva à la lettre dont il était chargé par l’abbé, madame Aubanel partagea son avis.

—C’est une branche de salut qu’il vous tend, dit-elle, mais soyez circonspect. Je connais la baronne depuis mon enfance, jamais je ne l’ai vue revenir sur une décision. Pas un mot de Louise à sir James. Si je suis surprise d’une chose, c’est qu’elle ne vous ait pas repoussé absolument. Il y a pour moi là-dessous un mystère que je pénétrerai. Je dois vous avouer que je connaissais l’histoire de la famille d’Ambleçay, et l’échange des paroles...

—Et je n’en savais rien, moi! s’écria Ferdinand; ma femme a des secrets, c’est une trahison. Mais toi, pauvre ami, que vas-tu faire?

—D’abord, partir ce soir même; puis, j’agirai selon les circonstances. Toi-même, à ma place, que ferais-tu?

—Vrai, je n’en sais absolument rien. Tout ce que je puis dire, c’est que si entre Herminie et moi j’avais aperçu un rival, un homme, un Anglais surtout...

—Eh bien?

—Je l’aurais étranglé, net, sans remords. Moi, d’abord, je ne puis souffrir les Anglais.

—Hélas! j’avais la faiblesse d’aimer ce peuple.

—Quel aveuglement!

—J’en reviens. C’est égal, ton moyen est violent.

—Surtout, conclut madame Aubanel, de la prudence, monsieur Hector, de la prudence.

Quelques heures plus tard, Ferdinand conduisait son ami à la station de chemin de fer la plus voisine, distante encore de trois lieues.

Hector expliquait à Ferdinand une combinaison ingénieuse et infaillible qu’il venait d’imaginer.

—Vois-tu bien, cher ami, je vais trouver cet Anglais maudit, je l’accable de prévenances, je lui ouvre mon cœur, ma maison, ma bourse...

—C’est aimable de ta part.

—N’est-ce pas? Le voilà donc séduit. Il est mon ami, mon inséparable, nous ne faisons plus qu’un, il ne voit que par mes yeux.

—Jusqu’ici, tout va bien; et après?

—Après, ami Ferdinand, j’inocule à ce fils de la perfide Albion le virus de tous les vices de notre civilisation gangrenée. J’éveille en lui toutes les passions qui ruinent le cœur, l’esprit, la santé et la bourse. Je le fais joueur, ivrogne, libertin. Je le plonge au plus profond du cloaque infect de la débauche. Je le veux, d’ici un an, perdu d’honneur et de dettes, chauve, et sans un sou...

—Tais-toi, Hector, la passion te fait perdre le sens moral.

—Ce n’est rien encore. Il est ruiné, je viens à son secours; je lui prête de l’argent, tant qu’il en veut, plus qu’il n’en veut. Je nourris royalement ses vices. Je lui jette en pâture cent, deux cent, cinq cent mille francs, s’il le faut... C’est bien le diable si madame d’Ambleçay accepte un pareil gendre. J’admets pourtant qu’elle se résigne à immoler sa fille à ce sacripant, alors j’use de mes droits. J’ai pris mes précautions, l’Anglais m’a signé des lettres de change, je l’exécute, et je l’envoie pourrir à Clichy...

—Diable! dit Ferdinand, tu es un ingénieux scélérat. Mon procédé était brutal, le tien est plus doux, mais bien autrement abominable.

—Rassure-toi! cher ami; dès le lendemain de mon mariage avec mademoiselle d’Ambleçay, je lui assure une rente perpétuelle de vingt mille livres. Quant au reste, tant pis pour lui. De quoi s’avise-t-il, cet intrigant, de vouloir épouser la femme que j’aime?

Les deux amis venaient d’entrer à la gare.

Hector avait pris son billet et faisait enregistrer ses bagages. Ferdinand l’attira dans un coin.

—Écoute, dit-il mystérieusement, il est venu cet été à la Fresnaie un photographe...

—Ah ça! que me chantes-tu là?

—Patience donc. Il n’était pas fort habile, cet artiste, cependant je l’ai autorisé à faire le portrait de ma femme. Mademoiselle d’Ambleçay a profité de l’occasion pour avoir le sien. Il en était resté une épreuve à ma femme, je l’ai volée pour toi, la voici...

—Oh! donne, cher Ferdinand, donne vite, tu es le meilleur des amis..... Te faut-il tout mon sang?

—Merci pour aujourd’hui. Il est assez laid, ce portrait; mais tu sais, les blondes viennent mal. Allons, adieu! le train va partir, envoie-moi ton adresse, nous te tiendrons au courant...

Hector monta en wagon, bénissant au fond du cœur l’abbé, madame Aubanel, Ferdinand, la photographie et les photographes.

Il n’était pas seul dans son compartiment, ce qui le chagrina beaucoup. Mais il profita du sommeil des autres voyageurs pour sortir plus de cent fois de sa poche le portrait de mademoiselle Louise et lui dire les plus jolies choses.

VI

A Paris, on attendait Hector.

Sa lettre à la famille Blandureau donnait trois mois de répit, ils furent bien employés. Tout était prêt à temps pour la venue de l’époux. La maison se tenait sous les armes, comme un régiment à la veille de l’inspection. Les domestiques faisaient envie à voir, sous leurs livrées neuves. Le mobilier du salon avait été renouvelé, depuis les bourrelets des fenêtres et des portes, jusqu’aux tableaux de «grands maîtres» que l’ancien négociant se plaît à acheter,—à des prix raisonnables, pour encourager les arts.

M. Blandureau avait des agitations fébriles, en pensant à l’arrivée de son gendre futur. Les préparatifs étaient terminés, pourquoi tardait-il? Et il comptait les jours. Madame Blandureau, aussi, paraissait tourmentée, plutôt par la curiosité, il est vrai, que par l’inquiétude.

Seule, mademoiselle Aurélie ne semblait en aucune façon troublée par l’approche du grand événement. Ses anxiétés, si elle en avait, ne se trahissaient guère. Elle attendait, avec l’impatience la plus paisible et la plus calme, comme il convient à une ancienne élève du Sacré-Cœur.

Tout le monde a connu, connaît ou connaîtra la famille Blandureau.

C’est l’épreuve très nette et très distincte, bien qu’après la lettre, d’un tableau réaliste: intérieur d’un négociant retiré avec une énorme fortune. Ce tableau sera vrai, à quelques détails près, tant que le commerce enrichira des commerçants, c’est-à-dire longtemps encore.

Les gens qui ont pratiqué M. Blandureau, commissionnaire pour les États-Unis,—une industrie qui a beaucoup perdu,—affirment qu’en affaires c’était un homme tout rond. Il l’est encore au physique. Son ventre majestueux semble appeler une écharpe; il a les jambes trop courtes, et ses bras ne sont pas assez longs. Sa tête petite, un peu dénudée, ne manque pas de finesse. Il a les yeux remuants qui disent bien son caractère, il ne saurait rester une heure en place.

M. Blandureau serait le meilleur des hommes, s’il pouvait oublier sa grande fortune. Il l’oublie quelquefois, alors il est charmant. Vous parlez, il vous écoute d’un air affable, ses réponses sont simples et bienveillantes.

Mais si tout à coup ses millions lui reviennent à l’esprit, bonsoir! l’homme poli disparaît; vous n’avez plus qu’un interlocuteur maussade, brusque, impertinent. Il tranche du gros traitant, coupe la conversation, et, d’un ton qui n’admet pas de discussion, affirme les plus grosses absurdités. C’est alors le plus détestable et le plus assommant des parvenus.

M. Blandureau s’ennuie, voilà son malheur. Il voulait une grande fortune, il l’a. Ses vœux sont comblés, son but est atteint, sa vie n’a plus de raison d’être. Il maudit, j’en suis convaincu, la vanité qui l’a fait se retirer du commerce. Tous les trente-un du mois, il a des crispations en songeant qu’il n’a pas d’échéance «à faire.» Pour lui les journées sont interminables, bien qu’il use pour tuer le temps de tous les expédients possibles: les journaux sont sa plus grande distraction, et il ferait peut-être de l’opposition, s’il était bien convaincu que ces affreux libéraux n’en veulent pas à ses propriétés.

Tous ceux qui l’entourent ont souvent à souffrir de ses brusques changements d’humeur. On lui pardonne, parce qu’on le sait très bon en réalité. On n’ignore pas que ce petit tyran est aussi, lui, lourdement opprimé. Il est en effet le plus esclave des despotes. Sa fille, l’impérieuse Aurélie, le domine et l’écrase de sa supériorité. De sa vie, il n’a su résister à cette enfant, objet d’un culte qui n’est pas exempt de crainte. Au souffle de ses inspirations, il obéit plus vite que la girouette aux quatre vents du ciel. Il a honte parfois de sa faiblesse, et il s’en venge sur sa femme.

Aussi madame Blandureau est-elle comme une ilote entre son mari qu’elle craint et vénère,—il a fait fortune,—et sa fille qu’elle admire et redoute pour son esprit et ses manières hautaines.

Un employé aux passeports tracerait bien le portrait de madame Blandureau: front moyen, yeux moyens, taille moyenne, tout en elle est moyen, sauf l’esprit. Sa plus grande jouissance intellectuelle est l’absorption d’un drame de M. d’Ennery, et elle a contribué, par sa présence, au succès si mérité du Pied de mouton.

Cette pauvre femme se réjouit d’être riche, et pourtant sa fortune est son plus grand malheur.

Elle a trente-six robes, toutes plus magnifiques les unes que les autres, mais elle est mal à l’aise dedans. Elle souhaiterait une mise simple, son mari exige d’elle des toilettes millionnaires. Elle aimerait à se promener à pied, son mari ne veut la laisser sortir qu’en voiture, avec un valet sur le siége, à côté du cocher. Enfin, dernier supplice, elle est obligée de commander à des domestiques dont la mine impertinente et la belle tenue l’intimident et lui imposent énormément.

Mademoiselle Blandureau ne tient en rien de sa mère. Souveraine absolue de la maison, elle règne sans contrôle; devant sa volonté, toutes les volontés plient. Les bourgeois vaniteux aiment à se donner des maîtres dans leurs enfants.

A voir mademoiselle Aurélie, on devine son caractère. Hautaine, capricieuse, elle n’est et ne peut être sensible qu’aux jouissances idiotes de la vanité. Elle traverse la vie en jouant les emplois de reine.

C’est une grande jeune fille à la démarche superbe, très brune, au regard dur. Ses yeux noirs ont le froid et l’éclair de l’acier. Jamais on n’y surprit une lueur de sensibilité, ni d’autres larmes que des larmes de colère. Sa voix sèche et brève est plus impérieuse encore que son regard.

Elle aime peut-être ses parents. Si elle traite sa mère assez mal, à peu près comme une première femme de chambre, elle sait bon gré à son père d’avoir amassé une grande fortune. Il est vrai qu’elle ne lui pardonne pas de s’appeler Blandureau.

Ce nom ridicule, trivial, commun,—pour parler comme elle,—a empoisonné sa jeunesse et fait encore son désespoir.

Son horreur pour ce nom date du couvent.

Placée dans une maison peuplée des filles de la vieille aristocratie, elle eut le tort immense de vouloir humilier des compagnes moins riches.

On se vengea. Ses jeunes amies lui prouvèrent qu’une demoiselle dont le père s’appelle Blandureau ne peut prétendre à rien, sinon à redorer le blason de quelque gentilhomme ruiné, et qu’il n’est en ce bas monde qu’un avantage social vraiment digne d’envie: avoir eu un aïeul aux croisades.

Les railleries de ses compagnes exaspérèrent Aurélie. Elle y répondit par un étalage tout à fait ridicule; les épigrammes redoublèrent, on lui avait donné un surnom, on ne l’appelait plus que Blandurette. Dire ce qu’elle souffrit est impossible.

Enfin comme, un jour de sortie, son père, sur ses ordres exprès, l’avait envoyée chercher dans un véritable carrosse de gala, ses ennemies, pendant la récréation, improvisèrent une longue complainte sur l’air de Cadet-Roussel.

Cette complainte commençait ainsi:

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