Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 2
LIVRE VIII[94]
Literary Fund. — Grenier de Holborn. — Dépérissement de ma santé. — Visite aux médecins. — Émigrés à Londres. — Peltier. — Travaux littéraires. — Ma société avec Hingant. — Nos promenades. — Une nuit dans l'église de Westminster. — Détresse. — Secours imprévu. — Logement sur un cimetière. — Nouveaux camarades d'infortune. — Nos plaisirs. — Mon cousin de la Boüétardais. — Fête somptueuse. — Fin de mes quarante écus. — Nouvelle détresse. — Table d'hôte. — Évêques. — Dîner à London-Tavern. — Manuscrits de Camden. — Mes occupations dans la province. — Mort de mon frère. — Malheurs de ma famille. — Deux Frances. — Lettres de Hingant. — Charlotte. — Retour à Londres. — Rencontre extraordinaire. — Défaut de mon caractère. — L'Essai historique sur les révolutions. — Son effet. — Lettre de Lemierre, neveu du poète. — Fontanes. — Cléry.
Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa réunion annuelle; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York[95] occupait le fauteuil du président; à sa droite étaient le duc de Somerset, les lords Torrington et Bolton; il m'a fait placer à sa gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont répété: «Quoique la personne de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il commença sa carrière par exposer les principes du christianisme; il l'a continuée en défendant ceux de la monarchie, et maintenant il vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux États par les liens communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes.»
Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt; il y a presque le même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a réunis ici? Que feraient au banquet des Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de France? C'est Georges Canning et François de Chateaubriand qui s'y sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur félicité passées; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers pour un morceau de pain.
Si le Literary fund eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à Londres, le 21 mai 1793, il aurait peut-être payé la visite du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La Boüétardais[96], fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à la vie d'un soldat; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma poitrine s'entreprit; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment, je respirais avec peine; j'avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant: T'is done, dear sir: «C'est fait, cher monsieur.» Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses ordonnances, fut plus généreux: il m'assista gratuitement de ses conseils; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, que je pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. «Ne comptez pas sur une longue carrière;» tel fut le résumé de ses consultations.
La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à la tête de l'Essai historique[97], et cet autre passage de l'Essai même: «Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les objets d'un œil tranquille; l'air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées[98].» L'amertume des réflexions répandues dans l'Essai n'étonnera donc pas: c'est sous le coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que j'ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde.
Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé? J'aurais pu vivre ou mourir promptement de mon épée: on m'en interdisait l'usage; que me restait-il? une plume? elle n'était ni connue, ni éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l'attention du public? L'idée d'écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées m'était venue; je m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux intérêts du jour; mais qui se chargerait de l'impression d'un manuscrit sans prôneurs, et, pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à Londres avaient tous des occupations: les uns s'étaient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez de la fortune; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on ne lui redemandait pas.
Charlotte.
Peltier[99], auteur du Domine salcum fac regem[100] et principal rédacteur des Actes des Apôtres, continuait à Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices; mais il était rongé d'une vermine de petits défauts dont on ne pouvait l'épurer: libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services en qualité de Breton. Je lui parlai de mon plan de l'Essai; il l'approuva fort: «Ce sera superbe!» s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente; lui, Peltier, emboucherait la trompette dans son journal l'Ambigu, tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier[101]. Peltier ne doutait de rien: il parlait de me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une chambre, au prix d'une guinée par mois.
J'étais en face de mon avenir doré; mais le présent, sur quelle planche le traverser? Peltier me procura des traductions du latin et de l'anglais; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à l'Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins étalés sur les échoppes.
Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, à dix heures, je déjeunais avec lui; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti de mon édifice de nuit, l'Essai; puis je retournais à mon œuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser.
Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver autrefois ma sylphide, lorsque après l'avoir parée de toutes mes folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard sur l'étranger assis au pied d'un pin? Quelque belle femme avait-elle deviné l'invisible présence de René?
À Westminster, autre passe-temps: dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies! Puis se montraient les sépulcres des monarques: Cromwel n'y était plus, et Charles Ier n'y était pas. Les cendres d'un traître, Robert d'Artois, reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La destinée de Charles Ier venait de s'étendre sur Louis XVI; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient déjà creusées.
Les chants des maîtres de chapelle et les causeries des étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m'était nécessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fumées de la Cité.
Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler au jour tombé l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment de la vastité sombre des églises chrestiennes (Montaigne), j'errais à pas lents et je m'anuitai: on ferma les portes. J'essayai de trouver une issue; j'appelai l'usher, je heurtai aux gates: tout ce bruit, épandu et délayé dans le silence, se perdit; il fallut me résigner à coucher avec les défunts.
Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la chapelle des Chevaliers et de Henri VII. À l'entrée de ces escaliers, de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur, vis-à-vis d'une mort de marbre armée de sa faux, m'offrit son abri. Le pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche: à l'exemple de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement.
J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel amas de grandeurs renfermé sous ces dômes! Qu'en reste-t-il? Les afflictions ne sont pas moins vaines que les félicités; l'infortunée Jane Grey n'est pas différente de l'heureuse Alix de Salisbury; son squelette est seulement moins horrible, parce qu'il est sans tête; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs? Oh! la vie n'est pas tout cela! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas: le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre œil et la lumière.
Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j'écoutais le vent: un souffle et une ombre sont de nature pareille.
Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires gothiques les événements passés et les années qui furent: l'édifice entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés.
J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge; le marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain était le seul être vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman, voilà tout: ces bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres.
Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes: je regardais fixement croître la lumière progressive; émanait-elle des deux fils d'Édouard IV, assassinés par leur oncle? «Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés ensemble; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent l'une l'autre.» Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes; mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille: c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui contai mon aventure; elle me dit qu'elle était venue remplir les fonctions de son père malade: nous ne parlâmes pas du baiser.
J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous enfermer à Westminster; mais nos misères nous appelaient chez les morts d'une manière moins poétique.
Mes fonds s'épuisaient: Baylis et Deboffe s'étaient hasardés, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer l'impression de l'Essai; là finissait leur générosité, et rien n'était plus naturel; je m'étonne même de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus; Peltier, homme de plaisir, s'ennuyait d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire une bonne œuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi s'amoindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possédions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne; il prêtait l'oreille, et avait l'air d'écouter quelqu'un; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit; il se fâchait si je lui niais ses imaginations. L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances.
Elles étaient grandes pourtant: cette diète rigoureuse, jointe au travail, échauffait ma poitrine malade; je commençais à avoir de la peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçut pas de ma détresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner.
Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière; que nous n'y mettrions point de thé; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier.
Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était horrible. Par une rude soirée d'hiver je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais: j'aurais mangé, non seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.
Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez Hingant; je heurte à la porte, elle était fermée; j'appelle; Hingant est quelque temps sans répondre; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait d'un air égaré; sa redingote était boutonnée; il s'assit devant la table à thé: «Notre déjeuner va venir,» me dit-il d'une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise; je déboutonne brusquement sa redingote: il s'était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse[102].
Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n'avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux émigrés: j'écrivis à M. de Barentin[103] et lui révélai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée; il me sembla voir tout l'or du Pérou: le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé.
Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par mois; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en avait d'autres, plus nécessiteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble de la prospérité); ils m'installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street, dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetière: chaque nuit la crécelle du watchman m'annonçait que l'on venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de danger.
Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de draps; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l'avait retournée.
Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d'un taudis irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable; un vicaire bas breton lui prêta un lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne; il ne possédait pas un mouchoir pour s'envelopper la tête; mais il avait déserté avec armes et bagages, c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre à mes cotés. Facétieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi lHymne à Vénus de Métastase: Scendi propizia, il fut frappé d'un vent coulis; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux faits.
Ceux qui lisent cette partie de mes Mémoires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois: une fois, pour offrir un grand dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre; une autre fois, pour donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs[104]. Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de brillantes voitures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité ministérielles avait fait trêve: lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre, lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité à ces leçons: la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant.
J'étais l'homme aux quarante écus; mais le niveau des fortunes n'étant pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double fléau de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l'hôpital ou la Tamise.
Des domestiques d'émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes! Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait! Toutes les victoires de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard on doutait d'une restauration immédiate, on était déclaré Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James: «Monseigneur, disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin?—Mais, monseigneur, répondait l'autre après avoir mûrement réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient.»
L'homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk, et qu'on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits français du xiie siècle, de la collection de Camden[105]. Le parson, ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, c'était à lui qu'il se fallait adresser. «Voilà votre affaire, me dit Peltier, partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses; vous continuerez à envoyer de la copie de l'Essai à Baylis; je forcerai ce pleutre à reprendre son impression; vous reviendrez à Londres avec deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère!»
Je voulus balbutier quelques objections: «Eh! que diable, s'écria mon homme, comptez-vous rester dans ce palais où j'ai déjà un froid horrible? Si Rivarol, Champcenetz[106], Mirabeau-Tonneau et moi avions eu la bouche en cœur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Apôtres! Savez-vous que cette histoire de Hingant fait un boucan d'enfer? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux? Ah! ah! ah! pouf!... Ah! ah!...» Peltier, plié en deux, se tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force, avec La Boüétardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se trouvèrent sous sa main, dîner à London-Tavern. Il nous fît boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. «Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers?» La Boüétardais, moitié choqué, moitié content, expliquait la chose de son mieux; il racontait qu'il avait été tout à coup saisi en chantant ces deux mots: O bella Venere! Mon pauvre paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa bella Venere, que Peltier se renversa d'un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.
À la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de Peltier, je partis pour Beccles avec quelque argent que me prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l'Essai. Je changeai mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les gentlemen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des leçons de français dans le voisinage.
Je repris des forces; les courses que je faisais à cheval me rendirent un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais charmante; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient charmées de rencontrer un Français pour parler français.
Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma douleur), augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes; celle de sa fille, madame la présidente de Rosambo; celle de sa petite-fille, madame la comtesse de Chateaubriand; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand, mon frère, immolés ensemble, le même jour, à la même heure, au même échafaud[107]. M. de Malesherbes était l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais; mon alliance de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de mes hôtes.
Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle avait tant aimé. Ma femme et ma sœur Lucile, dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence; il avait été question de les enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'État: on accusait leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que nos chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés dans leur patrie? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la persécution de nos proches!
Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-sœur fut ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette; on me l'apporta; il était brisé; les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient enlacés l'un à l'autre; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. Comment cette bague s'était-elle retrouvée? Dans quel lieu et quand avait-elle été perdue? La victime, emprisonnée au Luxembourg, avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice? Avait-elle laissé tomber la bague du haut du tombereau? Cette bague avait-elle été arrachée de son doigt après l'exécution? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole qui, par sa brisure et son inscription, me rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal s'attachait à cet anneau que ma belle-sœur semblait m'envoyer du séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis à son fils; puisse-t-il ne pas lui porter malheur!
Cher orphelin, image de ta mère,
Au ciel pour toi, je demande ici-bas,
Les jours heureux retranchés à ton père
Et les enfants que ton oncle n'a pas[108].
Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié.
Un autre monument m'est resté de ces malheurs: voici ce que m'écrit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et sa famille à l'échafaud:
«Monsieur le vicomte,
«Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes les fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête l'illustration et la vertu.
«Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps, et avec lesquels je suis, monsieur le vicomte,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«A. de Contencin.»
Hôtel de la préfecture de la Seine.
Paris, le 28 mars 1835.
Voici ma réponse à cette lettre:
«J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas trouvé l'ordre que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été présentés à Fouquier au tribunal de Dieu: il lui aura bien fallu reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur lesquels on écrit des volumes d'admiration! Au surplus, j'envie mon frère: depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je vous remercie infiniment, monsieur, de l'estime que vous voulez bien me témoigner dans votre belle et noble lettre, et vous prie d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.»
Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis: des noms sont mal orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient point les bourreaux; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort: à cinq heures précises. Voici la pièce authentique, je la copie fidèlement:
exécuteur des jugements criminels
TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE
«L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell, Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart), et Parmentier;—14, à la peine de mort. L'exécution aura lieu aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de cette ville.
«L'accusateur public,
«H.-Q. Fouquier.»
Fait au Tribunal, le 3 floréal, l'an II de la République française.
Deux voitures.
Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère; mais elle fut oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva: «Que fais-tu là, citoyenne? lui dit-il; qui es-tu? pourquoi restes-tu ici?» Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir dans la prison ou ailleurs. «Mais tu as peut-être d'autres enfants?» répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes sœurs détenues à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l'on contraignit ma mère de sortir.
Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses peines de la diversité des climats et de la différence des mœurs des peuples.
En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense; et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout sexe, une idée fixe conservée; la vieille France voyageuse avec ses préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Église de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs.
En dedans de la France, tout s'opérant par masse: Barère annonçant des meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres étrangères; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées; nos flottes abîmées dans les flots; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des rois morts au visage des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l'épée du soldat.
Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort remarquables: il m'écrivait au mois de septembre 1795: «Votre lettre du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le jour que J.-J. Rousseau vint pleurer dans sa prison, à Vincennes: Voyez comme mes amis m'aiment. Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette fièvre des extraits du Phédon et du Timée. Ces livres-là donnent appétit de mourir, et je disais comme Caton:
It must be so, Plato; thou reason' st well!
Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup d'objets nouveaux dans le monde des esprits (comme l'appelle Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des dangers du voyage.»
À quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, demeurait un ministre anglais, le révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui madame Pasta[109]. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais miss Ives en silence.
La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature; elle me demandait des plans d'études; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme. Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'âme: j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le gant de miss Ives; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante.
Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître: ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge, les inconvénients augmentent: le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fût au monde; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour: l'un a marché dans une solitude en deçà d'un berceau, l'autre traversera une solitude au delà d'une tombe; le passé fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cœur, de goût, de caractère, de grâces et d'années.
Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'était l'hiver; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée; elle cessa de m'apporter des fleurs; elle ne voulut plus chanter.
Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir: il ne manque à l'amour que la durée pour être à la fois l'Éden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la félicité souveraine qu'il est poursuivi de la chimère d'être toujours; il ne veut prononcer que des serments irrévocables; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser ses douleurs; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au séjour incorruptible; son espérance est de ne cesser jamais; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations intarissables.
Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives: elle était dans un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait; elle-même séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ôtait la parole: «Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion: je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de tromper une mère; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés; vous nous convenez sous tous les rapports; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait donc vous rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous.»
De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette; elle appela son mari et sa fille: «Arrêtez! m'écriai-je; je suis marié!» Elle tomba évanouie.
Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé de copie.
Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait privé; qu'apportais-je en compensation de tout cela? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi; je devais croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à l'intérêt dont j'ai pu être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou politiques, n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des empressements.
Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre: enseveli dans un comté de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur: pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition? Si je pouvais mettre à part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m'eût fait tout cela? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie? Dépasserai-je ma tombe? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles? Mes idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante: «Poeta fui e cantai: Je fus poète, et je chantai[110]?»
Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos: j'avais fui devant ma destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects, de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu qu'elle avait accueilli, auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui tenaient des mœurs patriarcales! Je me représentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait m'adresser: car enfin j'avais mis de la complaisance à m'abandonner à une inclination dont je connaissais l'insurmontable illégitimité. Était-ce donc une séduction que j'avais vainement tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite? Mais en m'arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par dessus l'obstacle pour me livrer à un penchant flétri d'avance par ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction dans le regret ou la douleur.
De ces amères réflexions, je me laissais aller à d'autres sentiments non moins remplis d'amertume: je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus indépendante.
Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément triste: l'image de Charlotte; cette image finissait par dominer mes révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, pour offrir à cette femme, à travers le ciel, l'inexprimable ardeur de mes vœux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un ministre dans ce temple:
«Ô Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez dans leurs cœurs une sincère amitié. Regardez d'un œil favorable votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, qu'elle obtienne une heureuse fécondité; faites, Seigneur, que ces époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse.»
Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais reçus d'elle, me servaient de talisman; attachée à mes pas par ma pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés; elle était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même que le sang passe par le cœur; elle me dégoûtait de tout, car j'en faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de l'âme et qui gâterait le pain des anges.
Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire: je voyais le sourire de l'épouse qui m'avait été destinée; je touchais respectueusement ses cheveux noirs; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis que j'aurais portée à mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas.
Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de Charlotte. À la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur ma main, je regardais les sites dédaignés; quand leur impression pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir: j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.
À Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait: mes anciens camarades me soupçonnaient atteint de folie.
Qu'arriva-t-il à Bungay après mon départ? Qu'est devenue cette famille où j'avais apporté la joie et le deuil?
Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de Georges IV, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à Londres en 1795.
Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser monter cette dame.
J'étais dans mon cabinet; on a annoncé lady Sulton; j'ai vu entrer une femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil: l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé vers l'étrangère; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher. Elle m'a dit d'une voix altérée: «Mylord, do you remember me? Me reconnaissez-vous?» Oui, j'ai reconnu miss Ives! les années qui avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses côtés. Je ne lui pouvais parler; mes yeux étaient pleins de larmes; je la regardais en silence à travers ces larmes; je sentais que je l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui dire à mon tour: «Et vous, madame, me reconnaissez-vous?» Elle a levé les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m'a adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit: «Je suis en deuil de ma mère; mon père est mort depuis plusieurs années. Voilà mes enfants.» À ces derniers mots, elle a retiré sa main et s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son mouchoir.
Bientôt elle a repris: «Mylord, je vous parle à présent dans la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse: excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de revenir.» Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire à sa voiture Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon cœur.
Je me rendis le lendemain chez lady Sulton; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la série de ces vous souvient-il, qui font renaître toute une vie. À chaque vous souvient-il, nous nous regardions; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte: «Comment votre mère vous apprit-elle...?» Charlotte rougit et m'interrompit vivement: «Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux enfants de l'amiral Sulton: l'aîné désirerait passer à Bombay. M. Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant.» Elle appuya sur ces derniers mots.
«Ah! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous? Quel bouleversement de destinées! Vous qui avez reçu à la table hospitalière de votre père un pauvre banni; vous qui n'avez point dédaigné ses souffrances; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa protection dans votre pays! Je verrai M. Canning; votre fils, quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait ma fortune nouvelle? Comment me voyez-vous aujourd'hui? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur.»
Charlotte répliqua: «Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était toujours le titre de mylord que je vous donnais; il me semblait que vous le deviez porter: n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, my lord and master, mon seigneur et maître?» Cette gracieuse femme avait quelque chose de l'Ève de Milton, en prononçant ces paroles: elle n'était point née du sein d'un autre femme; sa beauté portait l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie.
Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry; ils me firent des difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en France; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois: à ma quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay. Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. «Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom; maintenant, qui l'ignore? Savez-vous que je possède un ouvrage et plusieurs lettres, écrits de votre main? Les voilà.» Et elle me remit un paquet. «Ne vous offensez pas si je ne veux rien garder de vous,» et elle se prit à pleurer. «Farewell! farewell! me dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher à Bungay.—J'irai, m'écriai-je; j'irai vous porter le brevet de votre fils.» Elle secoua la tête d'un air de doute, et se retira.
Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études, avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré trouver une lettre de Charlotte; il n'y en avait point; mais j'aperçus aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.
Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence: des passions se sont interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des tristesses; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien! si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après m'avoir été offertes.
Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme le premier de cette espèce entré dans mon cœur; il n'était cependant point sympathique à ma nature orageuse; elle l'aurait corrompu; elle m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin d'outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que les folles idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et faisaient de moi l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord une nuée de fantômes: ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans l'abîme; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses apparitions.
Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus complètement pour l'Essai sur les Révolutions, et il m'importait de les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. Mais d'où m'était venu mon dernier malheur? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.
En aucun temps il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me touche.
Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. Sincère et véridique, je manque d'ouverture de cœur: mon âme tend incessamment à se fermer; je ne dis point une chose entière et je n'ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. Si j'essaye de commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de tout: la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de l'esprit français; la moquerie et la calomnie, le résultat certain d'une confidence.
Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée? d'être devenu, parce que j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition, et je n'en ai aucune. Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du sentimental: ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner, d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même; le côté petit et ridicule des objets m'apparaît tout d'abord; de grands génies et de grandes choses, il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes; dans l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père.
Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout m'étant égal, je n'insistais pas; un comme vous voudrez m'a toujours débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son gîte: là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline.
Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu'involontaire: si elle n'est pas une fausseté, elle en a l'apparence; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, plus communicatives que la mienne. Souvent elle m'a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails et apologie.
Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne prévoyant pas où mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été atteint de cet odieux travers d'esprit, toute méprise devenant impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus généreuse hospitalité; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne m'excusait pas: un mal réel n'en avait pas moins été fait.
Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproche que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans un pompe extraordinaire, son globe s'ouvrit et il en sortit une brillante créature qui dit aux Ceylanais: «Je viens régner sur vous.» Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi.
Abandonnons-les, ces souvenirs; les souvenirs vieillissent et s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couché!
On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre: il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie: il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est à la publication de l'Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la première partie du grand travail que je m'étais tracé; j'en écrivis le dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un rêve évanoui: In somnis venit, imago conjugis[111]. Imprimé chez Baylis, l'Essai parut chez Deboffe en 1797[112]. Cette date est celle d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion.
L'Essai offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va sans dire: nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races futures; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, qu'elles ne se fondront pas comme les paroles gelées de Rabelais.
L'Essai devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul volume publié est déjà une assez grande investigation; j'en avais la suite en manuscrit; puis venaient, auprès des recherches et annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les Natchez, etc. Je comprends à peine aujourd'hui comment j'ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à l'ouvrage explique cette fécondité: dans ma jeunesse, j'ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait perdre de cette faculté d'application: aujourd'hui mes correspondances diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires, sont entièrement de ma main.
L'Essai fit du bruit dans l'émigration: il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d'infortune; mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti: j'ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de la liberté de la presse, qu'ils détestaient: j'ai rallié les libéraux au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par amour-propre, à ma personne: les Revues anglaises ayant parlé de moi avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidèles.
J'avais adressé des exemplaires de l'Essai à La Harpe, Ginguené et de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des poésies de Gray, m'écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succès. Il est certain que si l'Essai fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié: une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.
Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à Londres. Je fis mon chemin de rue en rue; je quittai d'abord Holborn-Tottenham-Courtroad, et m'avançai jusque sur la route d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, veuve irlandaise, mère d'une très-jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.
Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a peint cette scène dans Corinne chez lady Edgermond: «Ma chère, croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé:—Ma chère, je crois que ce serait trop tôt[113].»
Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait: You carry your heart in a sling (vous portez votre cœur en écharpe). Je portais mon cœur je ne sais comment.
Madame O'Larry partit pour Dublin; alors m'éloignant derechef du canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique.
Peltier m'était revenu; il s'était marié à la venvole; toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de ses voisins plus que leur personne.
Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où j'avais des rapports de famille: Christian de Lamoignon[114], blessé grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à madame Lindsay, attachée à Auguste de Lamoignon, son frère[115]: le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.
Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit sec, d'une humeur un peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la noblesse d'âme et de l'élévation de caractère: les émigrés de mérite passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers, de bracelets, de pendants d'oreilles, qu'on exhume en Étrurie. Je rencontrai à ce rendez-vous M. Malouet[116] et madame du Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panat[117]. Ce dernier avait une réputation méritée d'esprit, de malpropreté et de gourmandise: il appartenait à ce parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la société française; oisifs dont la mission était de tout regarder et de tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les journaux, sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur grande influence populaire.
Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond[118]. En quittant la France, il se rendit à Coblentz: mal reçu des princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l'épée passait par derrière: «De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui tâtèrent.—Alors ce n'est rien, répondit Montlosier: monsieur, retirez votre botte.»
Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction du Courrier français[119]. Outre son journal, il écrivait des ouvrages physico-politico-philosophiques: il prouvait dans l'une de ces œuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu; comme j'aime beaucoup le bleu, j'étais tout charmé.
Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées disparates; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles sont quelquefois belles, surtout énergiques: antiprêtre comme noble, chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été, sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de l'esclavage en pratique, faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom de la liberté du genre humain. Brise-raison, ergoteur, roide et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins des condescendances au pouvoir; il sait ménager ses intérêts, mais il ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Auvernat fumeux, avec ses romances du Mont-d'Or et sa polémique de la Plaine; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite. Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec parenthèses, bruits de gorge et oh! oh! chevrotants, m'ennuient (le ténébreux, l'embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables); mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée; j'aime ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux: je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré, dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un cimetière des Gaulois par lui découvert[120].
L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du chancelier de l'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort, chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, était venu aussi s'établir à Londres[121]. L'émigration le comptait avec orgueil dans ses rangs; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup; il le fallait bien, car madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez lui; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges: on prétend que madame Delille le souffletait; je n'en sais rien; je dis seulement ce que j'ai vu.
Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers? Il racontait très-bien; sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à merveille à la nature coquette de son débit, au caractère de son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'œuvre de l'abbé Delille est sa traduction des Géorgiques, aux morceaux de sentiment près; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV.
La littérature du XVIIIe siècle, à part quelques beaux génies qui la dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du XVIIe siècle et la littérature romantique du XIXe, sans manquer de naturel, manque de nature; vouée à des arrangements de mots, elle n'est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de même que le troubadour était le poète des vieux châteaux; les vers de l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la décrépitude: l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans les manoirs où les troubadours chantaient des croisades et des tournois.
Les personnages distingués de notre Église militante étaient alors en Angleterre: l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant la vie de ma sœur Julie; l'évêque de Saint-Pol-de-Léon[122], prélat sévère et borné, qui contribuait à rendre M. le comte d'Artois de plus en plus étranger à son siècle; l'archevêque d'Aix[123], calomnié peut-être à cause de ses succès dans le monde; un autre évêque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne l'aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d'esprit: il faut que je sois bien bête.
Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boigne, aimable, spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de toutes; elle a depuis représenté avec son père, le marquis d'Osmond[124], la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents reproduiront à merveille ce qu'elle a vu[125].
Mesdames de Caumont[126], de Gontaut[127] et du Cluzel habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont et de madame du Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles.
Très-certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à Londres: je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a manquée que d'un horizon et d'un jour de voile! J'écris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir.
De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce et d'une opinion nouvelles; il se formait diverses couches d'exilés: la terre renferme des lits de sable ou d'argile déposés par les flots du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie.
On a lu, dans un des livres de ces Mémoires, que j'avais connu M. de Fontanes[128] en 1789: c'est à Berlin, l'année dernière, que j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille noble et protestante: son père avait eu le malheur de tuer en duel son beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite, vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du XVIIIe siècle lui inspira ses premiers vers: ses essais poétiques furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse, il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction du Modérateur. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils: pendant le siége de la ville que les révolutionnaires avaient nommée Commune affranchie, de même que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras Ville franchise, madame de Fontanes était obligée de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes. Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le Mémorial[129] avec M. de La Harpe et l'abbé de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.
M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école classique de la branche aînée: sa prose et ses vers se ressemblent et ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui connaissait seulement l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du Jour des Morts, comme l'empreinte de l'époque où il a vécu; elle fixe la date de sa venue; elle montre qu'il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de l'école classique[130].
Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants du poème de la Grèce sauvée, des livres d'odes, des poésies diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même: car ce critique si fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de Garat, sur la Forêt de Navarre, pensa l'arrêter net au début de sa carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua l'école affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui touchait à son terme avec la langue de Racine.
Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l'Anniversaire de sa naissance: elle a tout le charme du Jour des Morts, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes:
La vieillesse déjà vient avec ses souffrances:
Que m'offre l'avenir? De courtes espérances.
Que m'offre le passé? Des fautes, des regrets.
Tel est le sort de l'homme; il s'instruit avec l'âge:
Mais que sert d'être sage,
Quand le terme est si près?
Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige.
La vie à son déclin est pour moi sans prestige;
Dans le miroir du temps elle perd ses appas.
Plaisirs! allez chercher l'amour et la jeunesse;
Laissez-moi ma tristesse,
Et ne l'insultez pas!
Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite romantique, une révolution dans la littérature française: toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez, d'Atala, de René; il ne pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau; il voyait une nature nouvelle; il comprenait une langue qu'il ne parlait pas. Je reçus de lui d'excellents conseils; je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style; il m'apprit à respecter l'oreille; il m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux d'exécution de mes disciples.
Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de l'émigration; on lui demandait des chants de la Grèce sauvée; on se pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi; nous ne nous quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces temps d'infortune: Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses Mémoires manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI raconter, témoin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple! Le Directoire, effrayé des Mémoires de Cléry, en publia une édition interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, et Louis XVI comme un portefaix: entre les turpitudes révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales[131].
M. du Theil[132], chargé des affaires de M. le comte d'Artois à Londres, s'était hâté de chercher Fontanes: celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de Piccadilly, d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolfe[133]. Frappé de son air, je m'enquis de sa personne: un de mes voisins me répondit: «Ce n'est rien; c'est un paysan vendéen, porteur d'une lettre de ses chefs.»
Cet homme, qui n'était rien, avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamps, en qui revivait Bayard; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle; d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d'embrasser la mort debout; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n'était rien, avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux; il avait aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires commandées par des Conventionnels; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.
Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que «les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des peuples soldats». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville: «Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples.» Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats de la Vendée «des combats de géants».
Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'invasion étrangère: il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indifférent du sauvage; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents engourdis, mais prêts à se redresser; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la puissance des mœurs, au service d'intérêts et d'idées contraires à cette nature; la fidélité native du vassal, la simple foi du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et de l'intrépidité de son cœur. Il ne parlait pas plus qu'un lion; il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de forêts.
Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la gorge, il avait crié: «Entrez; passez derrière moi; elle ne vous fera aucun mal; elle ne bougera pas; je la tiens.» Personne ne voulut passer: alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette brisa son épée.
PROMENADES AVEC FONTANES.
Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait plaisamment le contrôleur général des finances: il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible d'être meilleur homme: timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l'amitié; il me le prouva lors de ma démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En politique, il déraisonnait; les crimes conventionnels lui avaient donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à Bonaparte, quand il s'approcha du maître de l'Europe.
Nous allions nous promener dans la campagne; nous nous arrêtions sous quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de Westminster; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse.
Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare: ils avaient vu ce que nous voyions; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant autour de chaque réverbère: ainsi s'écoule la vie du poète.
Nous vîmes Londres en détail: ancien banni, je servais de cicerone aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution prenait, jeunes ou vieux: il n'y a point d'âge légal pour le malheur. Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontrâmes le duc de Bourbon: je vis pour la première fois, à ce Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé.
Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage! Fata viam invenient.
Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des vœux pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la lettre suivante:
«28 juillet 1798.
«Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination et un cœur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma pensée la plus chère et la plus constante, depuis que je vous ai quitté, se tourne sur les Natchez. Ce que vous m'en avez lu, et surtout dans les derniers jours, est admirable, et ne sortira plus de ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que vous m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne.
«Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le mal même n'a été que fort léger; on menace plus qu'on ne frappe, et ce n'était pas à ceux de ma date qu'en voulaient les exterminateurs. Le dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté. Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne puis-je dire aussi les Natchez! L'orage inattendu qui vient d'avoir lieu à Paris est causé, j'en suis sûr, par l'étourderie des agents et des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les mains. D'après cette certitude, j'écris Great-Pulteney-street (rue où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je veux choisir.
«Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je souhaite du fond du cœur que les espérances d'utilité qu'on peut fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues à votre personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez: l'avenir est à vous. J'espère que la parole si souvent donnée par le contrôleur général des finances est au moins acquittée en partie. Cette partie me console, car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de quelques secours. Écrivez-moi; que nos cœurs communiquent, que nos muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant: j'ai fait la moitié d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content que de tout le reste.
«Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami.
«Fontanes[134].»
Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne peut jamais tout ravir au poète; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas.
L'avenir est à vous: Fontanes disait-il vrai? Dois-je me féliciter de sa prédiction? Hélas! cet avenir annoncé est déjà passé: en aurai-je un autre?
Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon isolement progressif. Fontanes n'est plus; un chagrin profond, la mort tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure[135]. Presque toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces Mémoires ont disparu; c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents.
Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai besoin de guide: je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; ensuite, j'ai ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière: à chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait; la terre, en comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à la surface du cercueil.
Fontanes! vous m'avez écrit: Que nos muses soient toujours amies; vous ne m'avez pas écrit en vain.(Retour à la table des matières.)
LIVRE IX[136]
Mort de ma mère. — Retour à la religion. — Génie du christianisme. — Lettre du chevalier de Panat. — Mon oncle, M. de Bedée: sa fille aînée. — Littérature anglaise. — Dépérissement de l'ancienne école. — Historiens. — Poètes. — Publicistes. — Shakespeare. — Romans anciens. — Romans nouveaux. — Richardson. — Walter Scott. — Poésie nouvelle. — Beattie. — Lord Byron. — L'Angleterre de Richmond à Greenwich. — Course avec Peltier. — Bleinheim. — Stowe. — Hampton-Court. — Oxford. — Collège d'Eton. — Mœurs privées. — Mœurs politiques. — Fox. — Pitt. — Burke. — George III. — Rentrée des émigrés en France. — Le ministre de Prusse me donne un faux passe-port sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en Suisse. — Mort de lord Londonderry. — Fin de ma carrière de soldat et de voyageur. — Je débarque à Calais.
Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac? at, certe, semper amabo?
«Ne te parlerai-je plus? jamais n'entendrai-je tes paroles? Jamais, frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je? Ah! toujours je t'aimerai!»
Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère: il faut toujours répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée de larmes, ainsi qu'aux enfers, il est je ne sais quelle plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des lamentations humaines; on l'entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.
Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif: Fontanes m'invitait à travailler, à devenir illustre; ma sœur m'engageait à renoncer à écrire; l'un me proposait la gloire, l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy qu'elle était dans ce train d'idées; elle avait pris la littérature en haine, parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.
«Saint-Servan, 1er juillet 1798.
«Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères; je t'annonce à regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non-seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire; et si le ciel touché de nos vœux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être inquiètes de ton sort.»
Ah! que n'ai-je suivi le conseil de ma sœur! Pourquoi ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle?
Ainsi, j'avais perdu ma mère; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême de sa vie! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres! Je me promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour les essuyer!
La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma mère. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra: je jetai au feu avec horreur des exemplaires de l'Essai, comme l'instrument de mon crime; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux: telle fut l'origine du Génie du christianisme.
«Ma mère,» ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, «après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles: ma conviction est sortie du cœur; j'ai pleuré et j'ai cru.»
Je m'exagérais ma faute; l'Essai n'était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme de l'Essai à la certitude du Génie du christianisme.
Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de Génie du christianisme que je trouvai sur-le-champ m'inspira; je me mis à l'ouvrage; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours; je les avais étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise intention, au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu.
Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé en composant l'Essai sur les Révolutions. Les authentiques de Camden que je venais d'examiner m'avaient rendu familières les mœurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible manuscrit des Natchez, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le Génie du christianisme avait besoin en descriptions de la nature; je pouvais prendre largement dans cette source, comme j'y avais déjà pris pour l'Essai.
J'écrivis la première partie du Génie du christianisme. MM. Dulau[137], qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré, se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier volume furent imprimées.
L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu'en 1802[138]: voyez les différentes préfaces du Génie du christianisme. Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma composition: on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, Atala et René, et de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail de conception des autres parties du Génie du christianisme. Le souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et, pour m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination exaltée.
Ce désir me venait de la tendresse filiale; je voulais un grand bruit, afin qu'il montât jusqu'au séjour de ma mère, et que les anges lui portassent ma sainte expiation.
Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais: je fus entraîné dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l'ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse.
Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer. Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne remplit pas, ou dépasse la juste mesure.
Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante, l'esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre, document de mon histoire, bien qu'elle soit entachée d'un bout à l'autre de mon éloge, comme si le malin auteur se fût complu à verser son encrier sur son épître:
«Ce lundi.
«Mon Dieu! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre extrême complaisance! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs de grands génies, d'illustres Pères de l'Église: ces athlètes avaient manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement; l'incrédulité était vaincue; mais ce n'était pas assez: il fallait montrer encore tous les charmes de cette religion admirable; il fallait montrer combien elle est appropriée au cœur humain et les magnifiques tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il exige: vous appartenez à un autre siècle...
«Ah! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre religion; vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les cœurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur et si antique.
«Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a rapproché de vous; je ne puis plus oublier que c'est un bienfait de Fontanes; je l'en aime davantage, et mon cœur ne séparera jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la Providence nous ouvre les portes de notre patrie.
«Cher de Panat.»
L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du Génie du christianisme. Il parut surpris, et il me fit l'honneur, peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire fontaine.
L'édition inachevée du Génie du christianisme, commencée à Londres, différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois: leur personne, leur honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire. Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les Rois athées, et d'en disséminer çà et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.
Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée: hélas! c'est prendre congé de la première joie de ma vie: «freno non remorante dies, aucun frein n'arrête les jours[139].» Voyez les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes: eux-mêmes vaincus par l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment.
J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère; il me répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques mots touchants de regrets; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du quartier des Bedée, confié à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la Révolution; rien n'avait passé, rien n'était advenu; il en était toujours aux États de Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de ses parents et de ses amis.
Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où il est mort, à six lieues de Monchoix sans l'avoir revu. Ma cousine Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore[140]. Elle est restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son ancienne jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans orthographe, où elle me tutoie, m'appelle chevalier, et me parle de notre bon temps: in illo tempore. Elle était nantie de deux beaux yeux noirs et d'une jolie taille; elle dansait comme la Camargo, et elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renommée: «Oui, chère Caroline, ton chevalier, etc.» Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontrés: le ciel en soit loué! car, Dieu sait, si nous venions à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions!
Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre siècle est passé! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines; on naît et l'on meurt maintenant un à un. Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Éternité et de se débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de leurs habitudes; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le convoi au cimetière; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la dernière bénédiction paternelle!
Adieu, mon oncle chéri! Adieu, famille maternelle, qui disparaissez ainsi que l'autre partie de ma famille! Adieu, ma cousine de jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur l'Épervier, ou lorsque vous assistiez au relèvement du vœu de ma nourrice, à l'abbaye de Nazareth! Si vous me survivez, agréez la part de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous: mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes.
Mes études corrélatives au Génie du christianisme m'avaient de proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1793 je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens, Hume[141] était réputé écrivain tory et rétrograde: on l'accusait, ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes; on lui préférait son continuateur Smollett[142]. Philosophe pendant sa vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon[143] demeurait, en cette qualité, atteint et convaincu d'être un pauvre homme. On parlait encore de Robertson[144], parce qu'il était sec.
Pour ce qui regarde les poètes, les elegant Extracts servaient d'exil à quelques pièces de Dryden; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickenham et que l'on coupât des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa renommée.
Blair[145] passait pour un critique ennuyeux à la française: on le mettait bien au-dessous de Johnson[146]. Quant au vieux Spectator[147], il était au grenier.
Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les traités économiques sont moins circonscrits; les calculs sur la richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes.
Burke[148] sortait de l'individualité nationale politique: en se déclarant contre la Révolution française; il entraîna son pays dans cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo.
Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d'Élisabeth et de Jacques Ier, entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres? Prononcèrent-ils jamais le nom, si barbare en français, de Shakespeare? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, viendraient s'abîmer? Eh bien! le comédien chargé du rôle du spectre, dans Hamlet, était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen âge achevait de descendre parmi les morts: siècles énormes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare.
Dans le Précis historique de Whitelocke[149], contemporain du chantre du Paradis perdu, on lit: «Un certain aveugle, nommé Milton, secrétaire du Parlement pour les dépêches latines.» Molière, l'histrion, jouait son Pourceaugnac, de même que Shakspeare, le bateleur, grimaçait son Falstaff.
Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre s'asseoir à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires; nous ignorons leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se transfigurent, et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie: «Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur.» Mais si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se méconnaissent point entre elles. «Qu'a besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un siècle?» Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie:
Pur fuss' io tal. . .
Per l' aspro esilio suo con sua virtute
Darei del mondo più felice stato.
«Que n'ai-je été tel que lui! Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerais toutes les félicités de la terre!»
Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de renommée. Est-il rien de plus admirable que cette société d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls comprise?
Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter? S'il l'était en effet, le Boy de Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses:
..... lame by fortune's dearest spite.
«Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune.»
Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait un par sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets de Shakspeare? On peut en douter: la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme; ils la parent et ne peuvent l'embellir.
«Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la main qui les a tracés; je vous aime tant que je veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile, ne redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie[150].»
Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne croyait à autre chose: une femme pour lui était un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société, en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux.
Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes, ses destructions de monastères, ses fous, ses épouses, ses maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier comptait seize ans.
Ainsi, d'une main, Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfonça dans la tombe; il remplit l'intervalle des jours où il vécut de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les réalités du passé aux réalités de l'avenir.
Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité: Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises; Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott.
On renie souvent ces maîtres suprêmes; on se révolte contre eux; on compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs; partout s'impriment leurs traces; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de lumière; ils sèment des idées, germes de mille autres; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts: leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.
De tels génies occupent le premier rang; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonier de l'abîme. Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après l'épuisement des cataractes du ciel: pieux enfants, bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.
Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie: que lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, que fait à Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui? Chrétien? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant du monde? Déiste? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il a passé? Athée? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre.
Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson[151] dormait oublié; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding[152] se soutenait; Sterne[153], entrepreneur d'originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Wakefield[154].
Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité: l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère, en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur.
De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les mœurs de l'ouest de la ville firent une irruption dans le domaine des fictions: les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à l'Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat, un caquetage qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie; les amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d'âme à attendrir les lions: le lion répandit des pleurs! un jargon de bonne compagnie fut adopté.
Dans ces milliers de romans qui ont inondé l'Angleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur place: Caleb Williams et le Moine[155]. Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres; mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des Communes, fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe[156] font une espèce à part. Ceux de mistress Barbauld[157], de miss Edgeworth[158], de miss Burney[159], etc., ont, dit-on, des chances de vivre. «Il y devroit, dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéans. On banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres. L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé.»
Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de lord Byron.
L'illustre peintre de l'Écosse débuta dans la carrière des lettres, lors de mon exil à Londres, par la traduction du Berlichingen de Gœthe[160]. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir créé un genre faux; il a perverti le roman et l'histoire: le romancier s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans doute; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde[161]. Il faut de plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre que pour plaire en passant toute mesure; il est moins facile de régler le cœur que de le troubler.
Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott refoula les Anglais jusqu'au moyen âge: tout ce qu'on écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique: livres, meubles, maisons, églises, châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui campe dans les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles qui s'apprêtent à les en chasser.
En même temps que le roman passait à l'état romantique, la poésie subissait une transformation semblable. Cowper[162] abandonna l'école française pour faire revivre l'école nationale; Burns[163], en Écosse, commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce qu'on appelait Lake school (nom qui est resté), parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.
Thomas Moore[164], Campbell[165], Rogers[166], Crabbe[167], Wordsworth[168], Southey[169], Hunt[170], Knowles[171], lord Holland[172], Canning[173], Croker[174], vivent encore pour l'honneur des lettres anglaises; mais il faut être né Anglais pour apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait particulièrement sentir aux hommes du sol.
Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos langes; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques: ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons; ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à Gœttingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce qu'on n'y lit pas.
Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays: oui, les beautés de sentiment et de pensée; non les beautés de style. Le style n'est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.
Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant 1800 et en 1800[175]; ils finissaient le siècle; je le commençais. Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil[176].
Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le Minstrel, ou le Progrès du génie, est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une tempête; tantôt il quitte les jeux du village pour écouter à l'écart, dans le lointain, le son des musettes.
Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les discoverers. Beattie se proposait de continuer son poème; en effet, il en a écrit le second chant: Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond d'une vallée; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite instruit le jeune minstrel et lui révèle le secret de son génie. L'idée était heureuse; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes; la mort de son fils brisa son cœur paternel: comme Ossian après la perte de son Oscar, il suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de Beattie était-il ce jeune minstrel qu'un père avait chanté et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne.
On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du Minstrel: à l'époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui; il avait été élevé sur les bruyères de l'Écosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer; il aima d'abord la Bible et Ossian, comme je les aimai[177]; il chanta dans Newstead-Abbey les souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de Combourg:
«Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère, et gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête qui s'amoncelaient à mes pieds[178]...»
Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au moment où je revenais de la Palestine:
Spot of my youth! whose hoary branches sigh,
Swept by the breeze that fans thy cloudless sky, etc.
«Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées par la brise qui rafraîchit ton ciel sans nuage! Lieu où je vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que j'aimais, ton gazon mol et vert; quand la destinée glacera ce sein qu'une fièvre dévore, quand elle aura calmé les soucis et les passions;... ici où il palpita, ici mon cœur pourra reposer. Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances,... mêlé à la terre où coururent mes pas,... pleuré de ceux qui furent en société avec mes jeunes années, oublié du reste du monde![179]»
Et moi je dirai: Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant s'abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais René sous ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour rêver Childe-Harold! Byron demandait au cimetière, témoin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée: inutile prière que n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a été; je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise: au bout de quelques années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux; ils n'entendent plus les hennissements de son cheval: il en est de même à Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.
Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron enfant y respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, écrivait:
«Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage; l'agriculture n'y est pas plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable dans un pays enclos; le peuple y est presque aussi sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus sales et les plus rudes que l'on puisse voir: des maisons de terre sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais aucune aisance.—Cependant il s'y trouve un château, et il est même habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant d'ordures et de pauvreté? Au-dessous de cet amas hideux de misère est un beau lac environné d'enclos bien boisés[180].»
Ce M. de Chateaubriand était mon père; la retraite qui paraissait si hideuse à l'agronome de mauvaise humeur n'en était pas moins une belle et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos moissons?
Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en 1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840: elles achèveront le morceau de lord Byron; ce morceau se trouvera surtout complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant à Venise.
Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise, ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des mœurs, à peu près pareilles: l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous deux voyageurs dans l'Orient, assez souvent l'un près de l'autre, et ne se voyant jamais: seulement la vie du poète anglais a été mêlée à de moins grands événements que la mienne.
Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce: dans Childe-Harold, il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de l'Itinéraire. Au commencement de mon pèlerinage, je reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château; Byron dit un égal adieu à sa demeure gothique.
Dans les Martyrs, Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome: «Notre navigation fut longue, dit-il,... nous vîmes tous ces promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux; moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe[181].»
Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre de Sulpicius à Cicéron[182];—une rencontre si parfaite m'est singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre immortel au rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous avons commémoré les mêmes ruines.
J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord Byron, dans la description de Rome: les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les aspirations d'un beau génie.
Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé, on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses Chansons, a dit: «Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je parle des lyres que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique, qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est, avec raison, glorifiée souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du Génie du christianisme s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de Childe-Harold est de la famille de René.»
Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain[183] a renouvelé la remarque de M. de Béranger: Quelques pages incomparables de René, dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait de génie.»
Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée entre le chroniqueur de René et le chantre de Childe-Harold n'ôte pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de la Dee, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans luth? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en ait exprimé, comme moi et comme Gœthe avant nous, la passion et le malheur; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.
D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir des conceptions pareilles sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne: cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature, ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais.
S'il était vrai que René entrât pour quelque chose dans le fond du personnage unique mis en scène sous des noms divers dans Childe-Harold, Conrad, Lara, Manfred, le Giaour; si, par hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la faiblesse de ne jamais me nommer? J'étais donc un de ces pères qu'on renie quand on est arrivé au pouvoir? Lord Byron peut-il m'avoir complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français ses contemporains? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New-Times a fait un parallèle de l'auteur du Génie du christianisme et de l'auteur de Childe-Harold?
Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses susceptibilités, ses défiances: on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la Littérature[184]. Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à l'empire; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admiré; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au culte; on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d'envie.
Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces Mémoires au plus grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une chose: le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse.
Lord Byron a ouvert une déplorable école: je présume qu'il a été aussi désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis des René qui rêvent autour de moi.
La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de calomnies: les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques; les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec frayeur, par ce monstre, à consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un cœur aussi vaste que le sien. Byron, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce humaine; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères de la matière et de l'intelligence, qui ne trouve point de mot à l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie sans cause, comme un sourire pervers du mal; c'est le fils du désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout ce qui l'approche; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et maudit de Dieu; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est le damné du néant.
Tel est le Byron des imaginations échauffées: ce n'est point, ce me semble, celui de la vérité.
Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron: l'homme de la nature et l'homme du système. Le poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en rêverie: cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages.
Quant à son génie, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est assez réservé; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une plainte, une imprécation; en cette qualité, elle est admirable: il ne faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.
Quant à son esprit, il est sarcastique et varié, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste: l'écrivain avait bien lu Voltaire, et il l'imite.
Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher à sa naissance; l'accident même qui le rendait malheureux et qui rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine n'aurait pas dû le tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon: «La voix est la fleur de la beauté.»
Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées fuient aujourd'hui. Au bout de quelques années, que dis-je? de quelques mois, l'engouement disparaît; le dénigrement lui succède. On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron; son génie est mieux compris de nous; il aura plus longtemps des autels en France qu'en Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde: s'ils brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il?
Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la terre: il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie; il m'a précédé dans la mort; il a été appelé avant son tour; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Childe-Harold aurait dû rester: le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma route, madame Guiccioli[185] à Rome, lady Byron[186] à Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues: la première avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.
Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses sites, de ses châteaux, de ses mœurs privées et politiques.
Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu'à Greenwich et au-dessous.
Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires; ceux-ci, à chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions: les plus petits d'abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les fenêtres de la taverne où festoient les étrangers.
Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses maisons de campagne, ses parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre: à l'ouest l'aristocratie, à l'est la démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.
Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de Lamoignon, m'occupant du Génie du christianisme. Je faisais des nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres fût le Richmond du traité Honor Richemundiæ, car alors je me serais retrouvé dans ma patrie, et voici comment: Guillaume le Bâtard fit présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis le comté de Richmond[187]: les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain, inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard: le Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Édouard III.
Là expira, en 1377, Édouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy: n'aimez qu'à l'âge où vous pouvez être aimé. Henri VIII et Élisabeth moururent aussi à Richmond: où ne meurt-on pas? Henri VIII se plaisait à cette résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet abominable homme; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et la servitude du Parlement; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant:
Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme[188].
On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d'observatoire à Henri VIII pour épier la nouvelle du supplice d'Anne Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupté! le fer avait tranché le col délicat, ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses fatales caresses.
Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles: accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils étaient fatigués; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew[189] les kanguroos, ridicules bêtes, tout juste l'inverse de la girafe: ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules pleureurs: un couple nouvellement marié était venu passer la lune de miel dans ce paradis.
Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche: «Quel sempiternel tonnerre de brouillard! s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là? j'ai fait ma liste: Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam æternam, que vous ne verriez rien.»
Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, Peltier m'énuméra ses espérances; il en avait des relais; une crevée sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe de çà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet: Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour second James Mackintosh; condamné devant les tribunaux, il fit une nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pièces de son procès[190].
Bleinheim me fut désagréable: je souffrais d'autant plus d'un ancien revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent affront; un bateau en amont de la Tamise m'aperçut sur la rive; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir: ces succès de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du sang de mes compatriotes.
Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques: j'aime mieux ses ombrages. Le cicerone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les volets étaient fermés: pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine!
Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de Charles II: voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait chasser sa race.
Nous vîmes, à Slough, Herschell[191] avec sa savante sœur et son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles planètes: cela faisait rire Peltier qui s'en tenait aux sept vieilles.
Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette république d'Alfred le Grand; elle représentait les libertés privilégiées et les mœurs des institutions lettrées du moyen âge. Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce prince.
Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de Gray sur le Cimetière de campagne:
The curfew tolls the knell of parting day.
Imitation de ce vers de Dante:
Squilla di lontano
Che paja 'l giorno pianger che si muore[192].
Peltier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, ma traduction[193]. À la vue d'Oxford, je me souvins de l'ode du même poète sur une vue lointaine du collège d'Eton:
«Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis mon enfance insouciante errait étrangère à la peine! je sens les brises qui viennent de vous: elles semblent caresser mon âme abattue, et, parfumées de joie et de jeunesse me souffler un second printemps.
«Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la balle fugitive. Hélas! sans souci de leur destinée, folâtrent les petites victimes! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin d'outre-journée.»
Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute la douceur de la muse? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre la vie? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des ruines vues au flambeau.
VIE PRIVÉE DES ANGLAIS.
Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, à la fin du dernier siècle, leurs mœurs et leur caractère national. Il n'y avait encore qu'un peuple, au nom duquel s'exerçait la souveraineté par un gouvernement aristocratique; on ne connaissait que deux grandes classes amies et liées d'un commun intérêt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas: rien ne s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. «L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des eaux.» Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait: «Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi était vêtu d'une redingote quand on lui coupa la tête?»
Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiter Londres; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient vivat au roastbeef, se plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-Bretagne ne périrait point tant qu'on chanterait God save the King, que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix sous le nom de lions et d'autruches.
Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux; il avait reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. L'université d'Oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots: À l'usage du clergé catholique exilé pour la religion. Quant à la haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de Galles[194], passaient des ladies assises de côté dans des chaises à porteurs; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient adoré les mères; ces filles sont, en 1822, les mères et grand'mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de fleurs.
MŒURS POLITIQUES.
L'Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l'apogée de sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. Les idées générales ont pénétré dans cette société particulière. Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d'un comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera le temps dont je déplore ici la perte.
En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa réplique par ces paroles: «Le très honorable gentleman, dans le discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu commune; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, je ne serai pas épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes sentiments dans cette Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je m'écrierai: Fuyez la Constitution française!—Fly from the French Constitution.»
M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis, M. Burke s'écria:
«Oui, il s'agit de perdre des amis! Je connais le résultat de ma conduite; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est finie: I have done my duty at the price of my friend; our friendship is at an end. J'avertis les très honorables gentlemen, qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux frères), je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories.—From the danger of these new theories.» Mémorable époque du monde!
M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, accablé de la mort de son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, his nursery. Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les insouciants petits exilés, il me disait: «Nos petits garçons ne feraient pas cela: our boys could not do that,» et ses yeux se mouillaient de larmes: il pensait à son fils parti pour un plus long exil.
Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles théories. Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à la tribune encore sanglante de la Convention.
M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole était froide, son intonation monotone, son geste insensible; toutefois, la lucidité et la fluidité de ses pensées, la logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.
J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval; c'était là le maître des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désœuvrés: laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au vent, la figure pâle.
Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne voulait être que William Pitt.
Lord Liverpol, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa campagne: en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'État qui avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre.
George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la raison et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor: j'obtins pour quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de Hændel: c'était une belle fin de la vieille Angleterre. Old England!
Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier consul, rétablissait l'ordre par le despotisme; beaucoup d'exilés rentraient; la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les débris de sa fortune: la fidélité périssait par la tête, tandis que son cœur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province à demi nus. Madame Lindsay était partie; elle écrivait à MM. de Lamoignon de revenir; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, sœur de MM. de Lamoignon[195], à passer le détroit. Fontanes m'appelait, pour achever à Paris l'impression du Génie du christianisme. Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le revoir; des dieux plus puissants que les Lares paternels me retenaient; je n'avais plus en France de biens et d'asile; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait: je n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma sœur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne portait plus mon nom; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et par une absence de huit années.
Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir; mais je voyais ma petite société se dissoudre; madame d'Aguesseau me proposait de me mener à Paris: je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passe-port, sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du Génie du christianisme, et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai des Natchez les esquisses d'Atala et de René; j'enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d'Aguesseau: madame Lindsay nous attendait à Calais.
Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800; mon cœur était autrement occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes; aujourd'hui ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs et de cours, si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés dans ma présente existence! Passez, hommes, passez; viendra mon tour. Je n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours; si les souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de René va se développer, et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon récit! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan; de cet Empire et de l'homme gigantesque que j'ai vu tomber; de cette Restauration à laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage funèbre?
Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout de ma première carrière, s'ouvre devant moi la carrière de l'écrivain; d'homme privé, je vais devenir homme public; je sors de l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillé et bruyant du monde; le grand jour va éclairer ma vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immémorées; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle; je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des sœurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus.
Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger: caché doublement dans l'obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le siècle[196].(Retour à la table des matières.)