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Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 4

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Tutto ei provó, la gloria
Maggior dopo il periglio,
La fuga e la vittoria.
La reggia e il triste esiglio:
Due volte ne la polvere,
Due volte sugli altar.

Ei si nomo: due secoli,
L'un contro l' altro armato,
Sommessi a lui si volsero,
Come aspettando il fato:
Ei fè silenzio ed arbitro
S' assise in mezzo a lor[65].

«Il éprouva tout, dit Manzoni, la gloire plus grande après le péril, la fuite et la victoire, la royauté et le triste exil: deux fois dans la poudre, deux fois sur l'autel.

«Il se nomma: deux siècles l'un contre l'autre armés se tournèrent vers lui, comme attendant leur sort: il fit silence, et s'assit arbitre entre eux.»

Bonaparte approchait de sa fin; rongé d'une plaie intérieure, envenimée par le chagrin, il l'avait portée, cette plaie, au sein de la prospérité: c'était le seul héritage qu'il eût reçu de son père; le reste lui venait des munificences de Dieu.

Déjà il comptait six années d'exil; il lui avait fallu moins de temps pour conquérir l'Europe. Il restait presque toujours renfermé, et lisait Ossian de la traduction italienne de Cesarotti. Tout l'attristait sous un ciel où la vie semblait plus courte, le soleil restant trois jours de moins dans cet hémisphère que dans le nôtre. Quand Bonaparte sortait, il parcourait des sentiers scabreux que bordaient des aloès et des genêts odoriférants. Il se promenait parmi les gommiers à fleurs rares que les vents généraux faisaient pencher du même côté, ou il se cachait dans les gros nuages qui roulaient à terre. On le voyait assis sur les bases du pic de Diane, du Flay Staff, du Leader Hill, contemplant la mer par les brèches des montagnes. Devant lui se déroulait cet Océan qui d'une part baigne les côtes de l'Afrique, de l'autre les rives américaines, et qui va, comme un fleuve sans bords, se perdre dans les mers australes. Point de terre civilisée plus voisine que le cap des Tempêtes. Qui dira les pensées de ce Prométhée déchiré vivant par la mort, lorsque, la main appuyée sur sa poitrine douloureuse, il promenait ses regards sur les flots! Le Christ fut transporté au sommet d'une montagne d'où il aperçut les royaumes du monde; mais pour le Christ il était écrit au séducteur de l'homme: «Tu ne tenteras point le fils de Dieu.»

Bonaparte, oubliant une pensée de lui, que j'ai citée (ne m'étant pas donné la vie, je ne me l'ôterai pas), parlait de se tuer; il ne se souvenait plus aussi de son ordre du jour à propos du suicide d'un de ses soldats. Il espérait assez dans l'attachement de ses compagnons de captivité pour croire qu'ils consentiraient à s'étouffer avec lui à la vapeur d'un brasier: l'illusion était grande. Tels sont les enivrements d'une longue domination; mais il ne faut considérer, dans les impatiences de Napoléon, que le degré de souffrance auquel il était parvenu. M. de Las Cases ayant écrit à Lucien sur un morceau de soie blanche, en contravention avec les règlements, reçut l'ordre de quitter Sainte-Hélène[66]: son absence augmenta le vide autour du banni.

Le 18 mai 1817, lord Holland, dans la Chambre des pairs, fit une proposition au sujet des plaintes transmises en Angleterre par le général Montholon: «La postérité n'examinera pas, dit-il, si Napoléon a été justement puni de ses crimes, mais si l'Angleterre a montré la générosité qui convenait à une grande nation.» Lord Bathurst combattit la motion.

Le cardinal Fesch dépêcha d'Italie deux prêtres[67] à son neveu. La princesse Borghèse sollicitait la faveur de rejoindre son frère: «Non, dit Napoléon, je ne veux pas qu'elle soit témoin de mon humiliation et des insultes auxquelles je suis exposé.» Cette sœur aimée, germana Jovis, ne traversa pas les mers; elle mourut aux lieux où Napoléon avait laissé sa renommée.

Des projets d'enlèvement se formèrent: un colonel Latapie, à la tête d'une bande d'aventuriers américains, méditait une descente à Sainte-Hélène. Johnston, hardi contrebandier, prétendit dérober Bonaparte au moyen d'un bateau sous-marin. De jeunes lords entraient dans ces projets; on conspirait pour rompre les chaînes de l'oppresseur; on aurait laissé périr dans les fers, sans y penser, le libérateur du genre humain. Bonaparte espérait sa délivrance des mouvements politiques de l'Europe. S'il eût vécu jusqu'en 1830, peut-être nous serait-il revenu; mais qu'eût-il fait parmi nous? il eût semblé caduc et arriéré au milieu des idées nouvelles. Jadis sa tyrannie paraissait liberté à notre servitude; maintenant sa grandeur paraîtrait despotisme à notre petitesse. À l'époque actuelle tout est décrépit dans un jour; qui vit trop, meurt vivant. En avançant dans la vie, nous laissons trois ou quatre images de nous, différentes les unes des autres; nous les revoyons ensuite dans la vapeur du passé comme des portraits de nos différents âges.

Bonaparte affaibli ne s'occupait plus que comme un enfant: il s'amusait à creuser dans son jardin un petit bassin; il y mit quelques poissons: le mastic du bassin se trouvant mêlé de cuivre, les poissons moururent. Bonaparte dit: «Tout ce qui m'attache est frappé.»

Vers la fin de février 1821. Napoléon fut obligé de se coucher et ne se leva plus. «Suis-je assez tombé!» murmurait-il: «je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière!» Il ne croyait pas à la médecine et s'opposait à une consultation d'Antomarchi[68] avec des médecins de James-Town. Il admit cependant à son lit de mort le docteur Arnold. Du 13 au 27 avril, il dicta son testament; le 28, il ordonna d'envoyer son cœur à Marie-Louise; il défendit à tout chirurgien anglais de porter la main sur lui après son décès. Persuadé qu'il succombait à la maladie dont avait été atteint son père, il recommanda de faire passer au duc de Reichstadt le procès-verbal de l'autopsie: le renseignement paternel est devenu inutile; Napoléon II a rejoint Napoléon Ier.

À cette dernière heure, le sentiment religieux dont Bonaparte avait toujours été pénétré se réveilla. Thibaudeau, dans ses Mémoires sur le Consulat, raconte, à propos du rétablissement du culte, que le premier consul lui avait dit: «Dimanche dernier, au milieu du silence de la nature, je me promenais dans ces jardins (la Malmaison); le son de la cloche de Ruel vint tout à coup frapper mon oreille, et renouvela toutes les impressions de ma jeunesse; je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes, et je me dis: S'il en est ainsi pour moi, quel effet de pareils souvenirs ne doivent-ils pas produire sur les hommes simples et crédules? Que vos philosophes répondent à cela!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . et, levant les mains vers le ciel: Quel est celui qui a fait tout cela?»

En 1797, par sa proclamation de Macerata, Bonaparte autorise le séjour des prêtres français réfugiés dans les États du pape, défend de les inquiéter, ordonne aux couvents de les nourrir, et leur assigne un traitement en argent.

Ses variations en Égypte, ses colères contre l'Église dont il était le restaurateur, montrent qu'un instinct de spiritualisme dominait au milieu même de ses égarements, car ses chutes et ses irritations ne sont point d'une nature philosophique et portent l'empreinte du caractère religieux.

Bonaparte, donnant à Vignale les détails de la chapelle ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille, crut s'apercevoir que sa recommandation déplaisait à Antomarchi; il s'en expliqua avec le docteur et lui dit: «Vous êtes au-dessus de ces faiblesses: mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe ni médecin; je crois à Dieu; je suis de la religion de mon père. N'est pas athée qui veut. . . . . . . Pouvez-vous ne pas croire à Dieu? car enfin tout proclame son existence, et les plus grands génies l'ont cru. . . . . . Vous êtes médecin. . . . . ces gens-là ne brassent que de la matière: ils ne croient jamais rien.»

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme: ne se figurait-il pas qu'une comète était venue le chercher, comme jadis elle emporta César? De plus, il croyait à Dieu; il était de la religion de son père; il n'était pas philosophe; il n'était pas athée; il n'avait pas, comme vous, livré de bataille à l'Éternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de rois; il trouvait que tout proclamait l'existence de l'Être suprême; il déclarait que les plus grands génies avaient cru à cette existence, et il voulait croire comme ses pères. Enfin, chose monstrueuse! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était chrétien dans le XIXe siècle! Son testament commence par cet article:

«Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans.»

Au troisième paragraphe du testament de Louis XVI on lit:

«Je meurs dans l'union de notre sainte mère l'église catholique, apostolique et romaine.»

La Révolution nous a donné bien des enseignements; mais en est-il un seul comparable à celui-ci? Napoléon et Louis XVI faisant la même profession de foi! Voulez-vous savoir le prix de la croix? Cherchez dans le monde entier ce qui convient le mieux à la vertu malheureuse, ou à l'homme de génie mourant.

Le 3 mai, Napoléon se fit administrer l'extrême-onction et reçut le saint viatique. Le silence de la chambre n'était interrompu que par le hoquet de la mort mêlé au bruit régulier du balancier d'une pendule: l'ombre, avant de s'arrêter sur le cadran, fit encore quelques tours; l'astre qui la dessinait avait de la peine à s'éteindre. Le 4, la tempête de l'agonie de Cromwell s'éleva: presque tous les arbres de Longwood furent déracinés. Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine. Les derniers mots saisis sur les lèvres du conquérant furent: «Tête... armée, ou tête d'armée.» Sa pensée errait encore au milieu des combats. Quand il ferma pour jamais les yeux, son épée, expirée avec lui, était couchée à sa gauche, un crucifix reposait sur sa poitrine: le symbole pacifique appliqué au cœur de Napoléon calma les palpitations de ce cœur, comme un rayon du ciel fait tomber la vague.

Bonaparte désira d'abord être enseveli dans la cathédrale d'Ajaccio, puis, par un codicille daté du 16 avril 1821, il légua ses os à la France: le ciel l'avait mieux servi: son véritable mausolée est le rocher où il expira: revoyez mon récit de la mort du duc d'Enghien. Napoléon, prévoyant à ses dernières volontés l'opposition du gouvernement britannique, fit choix éventuellement d'une sépulture à Sainte-Hélène.

Dans une étroite vallée appelée la vallée de Slane ou du Géranium, maintenant du Tombeau, coule une source; les domestiques chinois de Napoléon, fidèles comme le Javanais de Camoëns, avaient accoutumé d'y remplir des amphores: des saules pleureurs pendent sur la fontaine; une herbe fraîche, parsemée de tchampas, croît autour. «Le tchampas, malgré son éclat et son parfum, n'est pas une plante qu'on recherche, parce qu'elle fleurit sur les tombeaux,» disent les poésies sanscrites. Dans les déclivités des roches déboisées, végètent mal des citronniers amers, des cocotiers porte-noix, des mélèzes et des conises dont on recueille la gomme attachée à la barbe des chèvres.

Napoléon se plaisait aux saules de la fontaine; il demandait la paix à la vallée de Slane, comme Dante banni demandait la paix au cloître de Corvo. En reconnaissance du repos passager qu'il y goûta les derniers jours de sa vie, il indiqua cette vallée pour l'abri de son repos éternel. Il disait en parlant de la source: «Si Dieu voulait que je me rétablisse, j'élèverais un monument dans le lieu où elle jaillit.» Ce monument fut son tombeau. Du temps de Plutarque, dans un endroit consacré aux nymphes aux bords du Strymon, on voyait encore un siège de pierre sur lequel s'était assis Alexandre.

Napoléon, botté, éperonné, habillé en uniforme de colonel de la garde, décoré de la Légion d'honneur, fut exposé mort dans sa couchette de fer; sur ce visage qui ne s'étonna jamais, l'âme, en se retirant, avait laissé une stupeur sublime. Les planeurs et les menuisiers soudèrent et clouèrent Bonaparte en une quadruple bière d'acajou, de plomb, d'acajou encore et de fer-blanc; on semblait craindre qu'il ne fût jamais assez emprisonné. Le manteau que le vainqueur d'autrefois portait aux vastes funérailles de Marengo servit de drap mortuaire au cercueil.

Les obsèques se firent le 28 mai. Le temps était beau; quatre chevaux, conduits par des palefreniers à pied, tiraient le corbillard; vingt-quatre grenadiers anglais, sans armes, l'environnaient; suivait le cheval de Napoléon. La garnison de l'île bordait les précipices du chemin. Trois escadrons de dragons précédaient le cortège; le 20e régiment d'infanterie, les soldats de marine, les volontaires de Sainte-Hélène, l'artillerie royale avec quinze pièces de canon, fermaient la marche. Des groupes de musiciens, placés de distance en distance sur les rochers, se renvoyaient des airs lugubres. À un défilé, le corbillard s'arrêta; les vingt-quatre grenadiers sans armes enlevèrent le corps et eurent l'honneur de le porter sur leurs épaules jusqu'à la sépulture. Trois salves d'artillerie saluèrent les restes de Napoléon au moment où il descendit dans la terre: tout le bruit qu'il avait fait sur cette terre ne pénétrait pas à deux lignes au-dessous.

Une pierre qui devait être employée à la construction d'une nouvelle maison pour l'exilé est abaissée sur son cercueil comme la trappe de son dernier cachot.

On récita les versets du psaume 87: «J'ai été pauvre et plein de travail dans ma jeunesse; j'ai été élevé, puis humilié... j'ai été percé de vos colères.» De minute en minute le vaisseau amiral tirait. Cette harmonie de la guerre, perdue dans l'immensité de l'Océan, répondait au requiescat in pace. L'empereur, enterré par ses vainqueurs de Waterloo, avait ouï le dernier coup de canon de cette bataille; il n'entendit point la dernière détonation dont l'Angleterre troublait et honorait son sommeil à Sainte-Hélène. Chacun se retira, tenant en main une branche de saule comme en revenant de la fête des Palmes.

Lord Byron crut que le dictateur des rois avait abdiqué sa renommée avec son glaive, qu'il allait s'éteindre oublié. Le poète aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les hautes destinées. Cette muse sut changer un dénoûment avorté en une péripétie qui renouvelait son héros. La solitude de l'exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce; il disparut dans les lointains superbes de Babylone. Bonaparte n'est point mort sous les yeux de la France; il s'est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon, au bout d'un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l'immensité du bruit qui l'environna. Les nations sont absentes, leur foule s'est retirée; l'oiseau des tropiques, attelé, dit Buffon, au char du soleil, se précipite de l'astre de la lumière; où se repose-t-il aujourd'hui? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.

Imposuerunt omnes sibi diademata, post mortem ejus.
. . . et multiplicata sunt mala in terra
(Machab.).

«Ils prirent tous le diadème après sa mort... et les maux se multiplièrent sur la terre.»

Ce résumé des Machabées sur Alexandre semble être fait pour Napoléon: «Les diadèmes ont été pris et les maux se sont multipliés sur la terre.» Vingt années se sont à peine écoulées depuis la mort de Bonaparte, et déjà la monarchie française et la monarchie espagnole ne sont plus. La carte du monde a changé; il a fallu apprendre une géographie nouvelle; séparés de leurs légitimes souverains, des peuples ont été jetés à des souverains de rencontre; des acteurs renommés sont descendus de la scène où sont montés des acteurs sans nom; les aigles se sont envolés de la cime du haut pin tombé dans la mer, tandis que de frêles coquillages se sont attachés aux flancs du tronc encore protecteur.

Comme en dernier résultat tout marche à ses fins, le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde, disait l'empereur, et auquel il avait opposé la barre de son génie, reprend son cours; les institutions du conquérant défaillent; il sera la dernière des grandes existences individuelles; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées; l'ombre de Napoléon s'élèvera seule à l'extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme: la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu'au jour marqué de la renaissance sociale.

Puisque c'est ma propre vie que j'écris en m'occupant de celles des autres, grandes ou petites, je suis forcé de mêler cette vie aux choses et aux hommes, quand par hasard elle est rappelée. Ai-je traversé d'une traite, sans m'y arrêter jamais, le souvenir du déporté qui, dans sa prison de l'Océan, attendait l'exécution de l'arrêt de Dieu? Non.

La paix que Napoléon n'avait pas conclue avec les rois ses geôliers, il l'avait faite avec moi: J'étais fils de la mer comme lui, ma nativité était du rocher comme la sienne. Je me flatte d'avoir mieux connu Napoléon que ceux qui l'ont vu plus souvent et approché de plus près.

Napoléon à Sainte-Hélène, cessant d'avoir à garder contre moi sa colère, avait renoncé à ses inimitiés; devenu plus juste à mon tour, j'écrivis dans le Conservateur cet article:

«Les peuples ont appelé Bonaparte un fléau; mais les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l'éternité et de la grandeur du courroux divin dont ils émanent: Ossa arida... dabo vobis spiritum et viveris. Ossements arides, je vous donnerai mon souffle et vous vivrez. Né dans une île pour aller mourir dans une île, aux limites de trois continents; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempêtes, Bonaparte ne se peut remuer sur son rocher que nous n'en soyons avertis par une secousse; un pas du nouvel Adamastor à l'autre pôle se fait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se retirait aux États-Unis, ses regards attachés sur l'Océan suffiraient pour troubler les peuples de l'ancien monde; sa seule présence sur le rivage américain de l'Atlantique forcerait l'Europe à camper sur le rivage opposé[69]

Cet article parvint à Bonaparte à Sainte-Hélène; une main qu'il croyait ennemie versa le dernier baume sur ses blessures; il dit à M. de Montholon:

«Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n'avait point été placée dans des hommes dont l'âme était détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la Sainte Alliance; si le duc de Richelieu, dont l'ambition fut de délivrer son pays de la présence des baïonnettes étrangères, si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré: ses ouvrages l'attestent. Son style n'est pas celui de Racine, c'est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s'égare: tant d'autres y ont trouvé leur perte! Mais ce qui est certain, c'est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu'il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l'administration d'alors[70]

Telles ont été mes dernières relations avec Bonaparte.—Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse. Bien de petits hommes à qui j'ai rendu de grands services ne m'ont pas jugé si favorablement que le géant dont j'avais osé attaquer la puissance.

Tandis que le monde napoléonien s'effaçait, je m'enquérais des lieux où Napoléon lui-même s'était évanoui. Le tombeau de Sainte-Hélène a déjà usé un des saules ses contemporains: l'arbre décrépit et tombé est mutilé chaque jour par les pèlerins. La sépulture est entourée d'un grillage en fonte; trois dalles sont posées transversalement sur la fosse; quelques iris croissent aux pieds et à la tête; la fontaine de la vallée coule encore là où des jours prodigieux se sont taris. Des voyageurs apportés par la tempête croient devoir consigner leur obscurité à la sépulture éclatante. Une vieille s'est établie auprès et vit de l'ombre d'un souvenir; un invalide fait sentinelle dans une guérite.

Le vieux Longwood, à deux cents pas du nouveau, est abandonné. À travers un enclos rempli de fumier, on arrive à une écurie; elle servait de chambre à coucher à Bonaparte. Un nègre vous montre une espèce de couloir occupé par un moulin à bras et vous dit: «Here he dead, ici il mourut.» La chambre où Napoléon reçut le jour n'était vraisemblablement ni plus grande ni plus riche.

Au nouveau Longwood, Plantation House, chez le gouverneur, on voit le duc de Wellington en peinture et les tableaux de ses batailles. Une armoire vitrée renferme un morceau de l'arbre près duquel se trouvait le général anglais à Waterloo; cette relique est placée entre une branche d'olivier cueillie au jardin des Olives et des ornements de sauvages de la mer du Sud: bizarre association des abuseurs des vagues. Inutilement le vainqueur veut ici se substituer au vaincu, sous la protection d'un rameau de la Terre sainte et du souvenir de Cook; il suffit qu'on retrouve à Sainte-Hélène la solitude, l'Océan et Napoléon.

Si l'on recherchait l'histoire de la transformation des bords illustrés par des tombeaux, des berceaux, des palais, quelle variété de choses et de destinées ne verrait-on pas, puisque de si étranges métamorphoses s'opèrent, jusque dans les habitations obscures auxquelles sont attachées nos chétives vies! Dans quelle hutte naquit Clovis? Dans quel chariot Attila reçut-il le jour? Quel torrent couvre la sépulture d'Alaric? Quel chacal occupe la place du cercueil en or ou en cristal d'Alexandre? Combien de fois ces poussières ont-elles changé de place? Et tous ces mausolées de l'Égypte et des Indes, à qui appartiennent-ils? Dieu seul connaît la cause de ces mutations liées à des mystères de l'avenir: il est pour les hommes des vérités cachées dans la profondeur du temps; elles ne se manifestent qu'à l'aide des siècles, comme il y a des étoiles si éloignées de la terre que leur lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous.

Mais tandis que j'écrivais ceci le temps a marché; il a produit un événement qui aurait de la grandeur, si les événements ne tombaient aujourd'hui dans la boue. On a redemandé à Londres la dépouille de Bonaparte; la demande a été accueillie: qu'importent à l'Angleterre de vieux ossements? Elle nous fera tant que nous voudrons de ces sortes de présents. Les dépouilles de Napoléon nous sont revenues au moment de notre humiliation; elles auraient pu subir le droit de visite; mais l'étranger s'est montré facile: il a donné un laissez-passer aux cendres.

La translation des restes de Napoléon est une faute contre la renommée. Une sépulture à Paris ne vaudra jamais la vallée de Slane: qui voudrait voir Pompée ailleurs que dans le sillon de sable élevé par un pauvre affranchi, aidé d'un vieux légionnaire[71]? Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères? Le granit le plus dur représentera-t-il la pérennité des œuvres de Bonaparte? Encore si nous possédions un Michel-Ange pour sculpter la statue funèbre? Comment façonnera-t-on le monument? Aux petits hommes des mausolées, aux grands hommes une pierre et un nom. Du moins, si on avait suspendu le cercueil au couronnement de l'Arc de Triomphe, si les nations avaient aperçu de loin leur maître porté sur les épaules de ses victoires? L'urne de Trajan n'était-elle pas placée à Rome au haut de sa colonne? Napoléon, parmi nous, se perdra dans la tourbe de ces va-nu-pieds de morts qui se dérobent en silence. Dieu veuille qu'il ne soit pas exposé aux vicissitudes de nos changements politiques, tout défendu qu'il est par Louis XIV, Vauban et Turenne! Gare ces violations de tombeaux si communes dans notre patrie! Qu'un certain côté de la Révolution triomphe, et la poussière du conquérant pourra rejoindre les poussières que nos passions ont dispersées: on oubliera le vainqueur des peuples pour ne se souvenir que de l'oppresseur des libertés. Les os de Napoléon ne reproduiront pas son génie, ils enseigneront son despotisme à de médiocres soldats.

Quoi qu'il en soit, une frégate a été fournie à un fils de Louis-Philippe[72]: un nom cher à nos anciennes victoires maritimes la protégeait sur les flots. Parti de Toulon, où Bonaparte s'était embarqué dans sa puissance pour la conquête de l'Égypte, le nouvel Argo est venu à Sainte-Hélène revendiquer le néant. Le sépulcre, avec son silence, continuait à s'élever immobile dans la vallée de Slane ou du Géranium. Des deux saules pleureurs, l'un était tombé; lady Dallas, femme d'un gouverneur de l'île, avait fait planter en remplacement de l'arbre défailli dix-huit jeunes saules et trente-quatre cyprès; la source, toujours là, coulait comme quand Napoléon en buvait l'eau. Pendant toute une nuit, sous la conduite d'un capitaine anglais nommé Alexander, on a travaillé à percer le monument. Les quatre cercueils emboîtés les uns dans les autres, le cercueil d'acajou, le cercueil de plomb, le second cercueil d'acajou ou de bois des îles et le cercueil de fer-blanc, ont été trouvés intacts. On procéda à l'inspection de ces moules de momie sous une tente, au milieu d'un cercle d'officiels dont quelques-uns avaient connu Bonaparte.

«Lorsque la dernière bière fut ouverte, les regards s'y plongèrent. Ils vinrent, dit l'abbé Coquereau, se heurter contre une masse blanchâtre qui couvrait le corps dans toute son étendue. Le docteur Gaillard, la touchant, reconnut un coussin de satin blanc qui garnissait à l'intérieur la paroi supérieure du cercueil: il s'était détaché et enveloppait la dépouille comme un linceul . . . . . . . . . Tout le corps paraissait couvert comme d'une mousse légère; on eût dit que nous l'apercevions à travers un nuage diaphane. C'était bien sa tête: un oreiller l'exhaussait un peu; son large front, ses yeux dont les orbites se dessinaient sous les paupières, garnies encore de quelques cils; ses joues étaient bouffies, son nez seul avait souffert, sa bouche entr'ouverte laissait apercevoir trois dents d'une grande blancheur; sur son menton se distinguait parfaitement l'empreinte de la barbe; ses deux mains surtout paraissaient appartenir à quelqu'un de respirant encore, tant elles étaient vives de ton et de coloris; l'une d'elles, la main gauche, était un peu plus élevée que la droite; ses ongles avaient poussé après la mort: ils étaient longs et blancs; une de ses bottes était décousue et laissait passer quatre doigts de ses pieds d'un blanc mat[73]

Qu'est-ce qui a frappé les nécrobies? L'inanité des choses terrestres? la vanité de l'homme? Non, la beauté du mort; ses ongles seulement s'étaient allongés, pour déchirer, je présume, ce qui restait de liberté au monde. Ses pieds, rendus à l'humilité, ne s'appuyaient plus sur des coussins de diadème; ils reposaient nus dans leur poussière. Le fils de Condé était aussi habillé dans le fossé de Vincennes; cependant Napoléon, si bien conservé, était arrivé tout juste à ces trois dents que les balles avaient laissées à la mâchoire du duc d'Enghien.

L'astre éclipsé à Sainte-Hélène a reparu à la grande joie des peuples: l'univers a revu Napoléon; Napoléon n'a point revu l'univers. Les cendres vagabondes du conquérant ont été regardées par les mêmes étoiles qui le guidèrent à son exil: Bonaparte a passé par le tombeau, comme il a passé partout, sans s'y arrêter. Débarqué au Havre, le cadavre est arrivé à l'Arc de Triomphe, dais sous lequel le soleil montre son front à certains jours de l'année. Depuis cet Arc jusqu'aux Invalides, on n'a plus rencontré que des colonnes de planches, des bustes de plâtre, une statue du grand Condé (hideuse bouillie qui pleurait), des obélisques de sapin remémoratifs de la vie indestructible du vainqueur. Un froid rigoureux faisait tomber les généraux autour du char funèbre, comme dans la retraite de Moscou. Rien n'était beau hormis le bateau de deuil qui avait porté en silence sur la Seine Napoléon et un crucifix.

Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s'ensevelir dans les immondices de Paris. Au lieu de vaisseaux qui saluaient le nouvel Hercule, consumé sur le mont Œta, les blanchisseuses de Vaugirard rôderont alentour avec des invalides inconnus à la grande armée. Pour préluder à cette impuissance, de petits hommes n'ont rien pu imaginer de mieux qu'un salon de Curtius en plein vent. Après quelques jours de pluie, il n'est demeuré de ces décorations que des bribes crottées. Quoi qu'on fasse, on verra toujours au milieu des mers le vrai sépulcre du triomphateur: à nous le corps, à Sainte-Hélène la vie immortelle.

Napoléon a clos l'ère du passé: il a fait la guerre trop grande pour qu'elle revienne de manière à intéresser l'espèce humaine. Il a tiré impétueusement sur ses talons les portes du temple de Janus; et il a entassé derrière ces portes des monceaux de cadavres, afin qu'elles ne se puissent rouvrir.

En Europe je suis allé visiter les lieux où Bonaparte aborda après avoir rompu son ban à l'île d'Elbe. Je descendis à l'auberge de Cannes[74] au moment même que le canon tirait en commémoration du 29 juillet; un de ces résultats de l'incursion de l'empereur, non sans doute prévu par lui. La nuit était close quand j'arrivai au golfe Juan; je mis pied à terre à une maison isolée au bord de la grande route. Jacquemin, potier et aubergiste, propriétaire de cette maison, me mena à la mer. Nous prîmes des chemins creux entre des oliviers sous lesquels Bonaparte avait bivouaqué: Jacquemin lui-même l'avait reçu et me conduisait. À gauche du sentier de traverse s'élevait une espèce de hangar: Napoléon, qui envahissait seul la France, avait déposé dans ce hangar les effets de son débarquement.

Parvenu à la grève, je vis une mer calme que ne ridait pas le plus petit souffle; la lame, mince comme une gaze, se déroulait sur le sablon sans bruit et sans écume. Un ciel émerveillable, tout resplendissant de constellations, couronnait ma tête. Le croissant de la lune s'abaissa bientôt et se cacha derrière une montagne. Il n'y avait dans le golfe qu'une seule barque à l'ancre, et deux bateaux: à gauche on apercevait le phare d'Antibes, à droite les îles de Lérins; devant moi, la haute mer s'ouvrait au midi vers cette Rome où Bonaparte m'avait d'abord envoyé.

Les îles de Lérins, aujourd'hui îles Sainte-Marguerite, reçurent autrefois quelques chrétiens fuyant devant les Barbares. Saint Honorat venant de Hongrie aborda l'un de ces écueils: il monta sur un palmier, fit le signe de la croix, tous les serpents expirèrent, c'est-à-dire le paganisme disparut, et la nouvelle civilisation naquit dans l'Occident.

Quatorze cents ans après, Bonaparte vint terminer cette civilisation dans les lieux où le saint l'avait commencée. Le dernier solitaire de ces laures fut le Masque de fer, si le Masque de fer est une réalité. Du silence du golfe Juan, de la paix des îles aux anciens anachorètes, sortit le bruit de Waterloo, qui traversa l'Atlantique, et vint expirer à Sainte-Hélène.

Entre les souvenirs de deux sociétés, entre un monde éteint et un monde prêt à s'éteindre, la nuit, au bord abandonné de ces marines, on peut supposer ce que je sentis. Je quittai la plage dans une espèce de consternation religieuse, laissant le flot passer et repasser, sans l'effacer, sur la trace de l'avant-dernier pas de Napoléon.

À la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu: ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne, saint Louis, François Ier, Henri IV et Louis XIV. Que ne pourrais-je pas dire à mon tour, témoin oculaire que je suis de deux ou trois mondes écoulés? Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j'appartenais par la date de ma vie? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d'une race épuisée? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d'une catacombe remplie? Je me décourage de durer. Ah! si du moins j'avais l'insouciance d'un de ces vieux Arabes de rivage, que j'ai rencontrés en Afrique! Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l'azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage; bercés du murmure de la vague, ils entr'oublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer: ils vont mourir.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE VII[75]

Changement du monde. — Années de ma vie 1815, 1816. — Je suis nommé pair de France. — Mon début à la tribune. — Divers discours. — Monarchie selon la Charte. — Louis XVIII. — M. Decazes. — Je suis rayé de la liste des ministres d'État. — Je vends mes livres et ma Vallée. — Suite de mes discours en 1817 et 1818. — Réunion Piet. — Le Conservateur. — De la morale des intérêts matériels et de celle des devoirs. — Année de ma vie 1820. — Mort du duc de Berry. — Naissance du duc de Bordeaux. — Les dames de la halle de Bordeaux. — Je fais entrer M. de Villèle et M. de Corbière dans leur premier ministère. — Ma lettre au duc de Richelieu. — Billet du duc de Richelieu et ma réponse. — Billets de M. de Polignac. — Lettres de M. de Montmorency et de M. Pasquier. — Je suis nommé ambassadeur à Berlin. — Je pars pour cette ambassade.

Retomber de Bonaparte et de l'Empire à ce qui les a suivis, c'est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d'une montagne dans un gouffre. Tout n'est-il pas terminé avec Napoléon? Aurais-je dû parler d'autre chose? Quel personnage peut intéresser en dehors de lui? De qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme? Dante a eu seul le droit de s'associer aux grands poètes qu'il rencontre dans les régions d'une autre vie. Comment nommer Louis XVIII en place de l'empereur? Je rougis en pensant qu'il me faut nasillonner à cette heure d'une foule d'infimes créatures dont je fais partie, êtres douteux et nocturnes que nous fûmes d'une scène dont le large soleil avait disparu.

Les bonapartistes eux-mêmes s'étaient racornis. Leurs membres s'étaient repliés et contractés; l'âme manqua à l'univers nouveau sitôt que Bonaparte retira son souffle; les objets s'effacèrent dès qu'ils ne furent plus éclairés de la lumière qui leur avait donné le relief et la couleur. Au commencement de ces Mémoires je n'eus à parler que de moi: or, il y a toujours une sorte de primauté dans la solitude individuelle de l'homme; ensuite je fus environné de miracles: ces miracles soutinrent ma voix; mais à cette heure plus de conquête d'Égypte, plus de batailles de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna, plus de retraite de Russie, plus d'invasion de la France, de prise de Paris, de retour de l'Île d'Elbe, de bataille de Waterloo, de funérailles de Sainte-Hélène: quoi donc? des portraits à qui le génie de Molière pourrait seul donner la gravité du comique!

En m'exprimant sur notre peu de valeur, j'ai serré de près ma conscience; je me suis demandé si je ne m'étais pas incorporé par calcul à la nullité de ces temps, pour acquérir le droit de condamner les autres; persuadé que j'étais in petto que mon nom se lirait au milieu de toutes ces effaçures. Non: je suis convaincu que nous nous évanouirons tous: premièrement parce que nous n'avons pas en nous de quoi vivre; secondement parce que le siècle dans lequel nous commençons ou finissons nos jours n'a pas lui-même de quoi nous faire vivre. Des générations mutilées, épuisées, dédaigneuses, sans foi, vouées au néant qu'elles aiment, ne sauraient donner l'immortalité; elles n'ont aucune puissance pour créer une renommée; quand vous cloueriez votre oreille à leur bouche vous n'entendriez rien: nul son ne sort du cœur des morts.

Une chose cependant me frappe: le petit monde dans lequel j'entre à présent était supérieur au monde qui lui a succédé en 1830; nous étions des géants en comparaison de la société de cirons qui s'est engendrée.

La Restauration offre du moins un point où l'on peut retrouver de l'importance: après la dignité d'un seul homme, cet homme passé, renaquit la dignité des hommes. Si le despotisme a été remplacé par la liberté, si nous entendons quelque chose à l'indépendance, si nous avons perdu l'habitude de ramper, si les droits de la nature humaine ne sont plus méconnus, c'est à la Restauration que nous en sommes redevables[76]. Aussi me jetai-je dans la mêlée pour, autant que je le pouvais, raviver l'espèce quand l'individu fut fini.

Allons, poursuivons notre tâche! descendons en gémissant jusqu'à moi et à mes collègues. Vous m'avez vu au milieu de mes songes; vous allez me voir dans mes réalités: si l'intérêt diminue, si je tombe, lecteur, soyez juste, faites la part de mon sujet!

Après la seconde rentrée du roi et la disparition finale de Bonaparte, le ministère étant aux mains de M. le duc d'Otrante et de M. le prince de Talleyrand, je fus nommé président du collège électoral du département du Loiret[77]. Les élections de 1815 donnèrent au roi la Chambre introuvable. Toutes les voix se portaient sur moi à Orléans, lorsque l'ordonnance qui m'appelait à la Chambre des pairs[78] m'arriva. Ma carrière d'action à peine commencée changea subitement de route: qu'eût-elle été si j'eusse été placé dans la Chambre élective? Il est assez probable que cette carrière aurait abouti, en cas de succès, au ministère de l'intérieur, au lieu de me conduire au ministère des affaires étrangères. Mes habitudes et mes mœurs étaient plus en rapport avec la pairie, et quoique celle-ci me devînt hostile dès le premier moment, à cause de mes opinions libérales, il est toutefois certain que mes doctrines sur la liberté de la presse et contre le vasselage des étrangers donnèrent à la noble Chambre cette popularité dont elle a joui tant qu'elle souffrit mes opinions.

Je reçus en arrivant le seul honneur que mes collègues m'aient jamais fait pendant mes quinze années de résidence au milieu d'eux: je fus nommé l'un des quatre secrétaires pour la session de 1816. Lord Byron n'obtint pas plus de faveur lorsqu'il parut à la Chambre des lords, et il s'en éloigna pour toujours; j'aurais dû rentrer dans mes déserts.

Mon début à la tribune fut un discours sur l'inamovibilité des juges: je louais le principe, mais j'en blâmais l'application immédiate[79]. Dans la révolution de 1830 les hommes de la gauche les plus dévoués à cette révolution voulaient suspendre pour un temps l'inamovibilité.

Le 22 février 1816, le duc de Richelieu nous apporta le testament autographe de la reine; je montai à la tribune, et je dis:

«Celui qui nous a conservé le testament de Marie-Antoinette[80] avait acheté la terre de Montboisier: juge de Louis XVI, il avait élevé dans cette terre un monument à la mémoire du défenseur de Louis XVI, il avait gravé lui-même sur ce monument une épitaphe en vers français à la louange de M. de Malesherbes. Cette étonnante impartialité annonce que tout est déplacé dans le monde moral[81]

Le 12 mars 1816, on agita la question des pensions ecclésiastiques. «Vous refuseriez, disais-je, des aliments au pauvre vicaire qui consacre aux autels le reste de ses jours, et vous accorderiez des pensions à Joseph Lebon, qui fit tomber tant de têtes, à François Chabot, qui demandait pour les émigrés une loi si simple qu'un enfant pût les mener à la guillotine, à Jacques Roux, lequel, refusant au Temple de recevoir le testament de Louis XVI, répondit à l'infortuné monarque: Je ne suis chargé que de te conduire à la mort[82]

On avait apporté à la Chambre héréditaire un projet de loi relatif aux élections; je me prononçai pour le renouvellement intégral de la Chambre des députés[83]; ce n'est qu'en 1824, étant ministre, que je le fis entrer dans la loi.

Ce fut aussi dans ce premier discours sur la loi d'élections, en 1816, que je répondis à un adversaire: «Je ne relève point ce qu'on a dit de l'Europe attentive à nos discussions. Quant à moi, messieurs, je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j'éprouve quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors ma patrie; et si l'Europe civilisée voulait m'imposer la charte, j'irais vivre à Constantinople.»

Le 9 avril 1816, je fis à la Chambre une proposition relative aux puissances barbaresques. La Chambre décida qu'il y avait lieu de s'en occuper. Je songeais déjà à combattre l'esclavage, avant que j'eusse obtenu cette décision favorable de la pairie qui fut la première intervention politique d'une grande puissance en faveur des Grecs: «J'ai vu, disais-je à mes collègues, les ruines de Carthage; j'ai rencontré parmi ces ruines les successeurs de ces malheureux chrétiens pour la délivrance desquels saint Louis fit le sacrifice de sa vie. La philosophie pourra prendre sa part de la gloire attachée au succès de ma proposition et se vanter d'avoir obtenu dans un siècle de lumières ce que la religion tenta inutilement dans un siècle de ténèbres[84]

J'étais placé dans une assemblée où ma parole, les trois quarts du temps, tournait contre moi. On peut remuer une chambre populaire; une chambre aristocratique est sourde. Sans tribune, à huis clos devant des vieillards, restes desséchés de la vieille Monarchie, de la Révolution et de l'Empire, ce qui sortait du ton le plus commun paraissait folie. Un jour, le premier rang des fauteuils, tout près de la tribune, était rempli de respectables pairs, plus sourds les uns que les autres, la tête penchée en avant et tenant à l'oreille un cornet dont l'embouchure était dirigée vers la tribune. Je les endormis, ce qui est bien naturel. Un d'eux laissa tomber son cornet; son voisin, réveillé par la chute, voulut ramasser poliment le cornet de son confrère; il tomba. Le mal fut que je me pris à rire, quoique je parlasse alors pathétiquement sur je ne sais plus quel sujet d'humanité.

Les orateurs qui réussissaient dans cette Chambre étaient ceux qui parlaient sans idées, d'un ton égal et monotone, ou qui ne trouvaient de sensibilité que pour s'attendrir sur les pauvres ministres. M. de Lally-Tolendal tonnait en faveur des libertés publiques: il faisait retentir les voûtes de notre solitude de l'éloge de trois ou quatre lords de la chancellerie anglaise, ses aïeux, disait-il. Quand son panégyrique de la liberté de la presse était terminé, arrivait un mais fondé sur des circonstances, lequel mais nous laissait l'honneur sauf, sous l'utile surveillance de la censure.

La Restauration donna un mouvement aux intelligences; elle délivra la pensée comprimée par Bonaparte: l'esprit, comme une cariatide déchargée de l'architecture qui lui courbait le front, releva la tête. L'Empire avait frappé la France de mutisme; la liberté restaurée la toucha et lui rendit la parole: il se trouva des talents de tribune qui reprirent les choses où les Mirabeau et les Cazalès les avaient laissées, et la Révolution continua son cours.

Mes travaux ne se bornaient pas à la tribune, si nouvelle pour moi. Épouvanté des systèmes que l'on embrassait et de l'ignorance de la France sur les principes du gouvernement représentatif, j'écrivais et je faisais imprimer la Monarchie selon la Charte. Cette publication a été une des grandes époques de ma vie politique: elle me fit prendre rang parmi les publicistes; elle servit à fixer l'opinion sur la nature de notre gouvernement. Les journaux anglais portèrent cet écrit aux nues; parmi nous, l'abbé Morellet même ne revenait pas de la métamorphose de mon style et de la précision dogmatique des vérités.

La Monarchie selon la Charte est un catéchisme constitutionnel: c'est là que l'on a puisé la plupart des propositions que l'on avance comme nouvelles aujourd'hui. Ainsi ce principe, que le roi règne et ne gouverne pas, se trouve tout entier dans les chapitres IV, V, VI et VII sur la prérogative royale.

Les principes constitutionnels étant posés dans la première partie de la Monarchie selon la Charte, j'examine dans la seconde les systèmes des trois ministères qui jusqu'alors s'étaient succédé depuis 1814 jusqu'à 1816; dans cette partie se rencontrent des prédictions depuis trop vérifiées et des expositions de doctrines alors cachées. On lit ces mots, chapitre XXVI, deuxième partie: «Il passe pour constant, dans un certain parti, qu'une révolution de la nature de la nôtre ne peut finir que par un changement de dynastie; d'autres, plus modérés, disent par un changement dans l'ordre de successibilité à la couronne.»

Comme je terminais mon ouvrage, parut l'ordonnance du 5 septembre 1816: cette mesure dispersait le peu de royalistes rassemblés pour reconstruire la monarchie légitime[85]. Je me hâtai d'écrire le post-scriptum qui fit faire explosion à la colère de M. le duc de Richelieu et du favori de Louis XVIII, M. Decazes.

Le post-scriptum ajouté, je courus chez M. Le Normant, mon libraire: je trouvai en arrivant des alguazils et un commissaire de police qui instrumentaient. Ils avaient saisi des paquets et apposé des scellés. Je n'avais pas bravé Bonaparte pour être intimidé par M. Decazes: je m'opposai à la saisie; je déclarai, comme Français libre et comme pair de France, que je ne céderais qu'à la force: la force arriva et je me retirai. Je me rendis le 18 septembre chez MM. Louis-Marthe Mesnier et son collègue, notaires royaux; je protestai à leur étude et je les requis de consigner ma déclaration du fait de l'arrestation de mon ouvrage, voulant assurer par cette protestation les droits des citoyens français. M. Baude[86] m'a imité en 1830.

Je me trouvai engagé ensuite dans une correspondance assez longue avec M. le chancelier, M. le ministre de la police et M. le procureur général Bellart[87], jusqu'au 9 novembre, jour que le chancelier m'annonça l'ordonnance rendue en ma faveur par le tribunal de première instance, laquelle me remit en possession de mon ouvrage saisi. Dans une de ses lettres, M. le chancelier me mandait qu'il avait été désolé de voir le mécontentement que le roi avait exprimé publiquement de mon ouvrage. Ce mécontentement venait des chapitres où je m'élevais contre l'établissement d'un ministre de la police générale dans un pays constitutionnel[88].

Dans mon récit du voyage de Gand, vous avez vu ce que Louis XVIII valait comme fils de Hugues Capet; dans mon écrit, Le roi est mort: vive le roi! j'ai dit les qualités réelles de ce prince[89]. Mais l'homme n'est pas un et simple: pourquoi y a-t-il si peu de portraits fidèles? parce qu'on a fait poser le modèle à telle époque de sa vie; dix ans après, le portrait ne ressemble plus.

Louis XVIII n'apercevait pas loin les objets devant lui ni autour de lui; tout lui semblait beau ou laid d'après l'angle de son regard. Atteint de son siècle, il est à craindre que la religion ne fût pour le roi très-chrétien qu'un élixir propre à l'amalgame des drogues de quoi se compose la royauté. L'imagination libertine qu'il avait reçue de son grand-père aurait pu inspirer quelque défiance de ses entreprises; mais il se connaissait, et quand il parlait d'une manière affirmative, il se vantait en se raillant de lui-même. Je lui parlais un jour de la nécessité d'un nouveau mariage pour M. le duc de Bourbon, afin de rappeler la race des Condé à la vie: il approuvait fort cette idée, quoiqu'il ne se souciât guère de ladite résurrection; mais à ce propos il me parla de M. le comte d'Artois et me dit: «Mon frère pourrait se remarier sans rien changer à la succession au trône, il ne ferait que des cadets; pour moi, je ne ferais que des aînés: je ne veux point déshériter M. le duc d'Angoulême.» Et il se rengorgea d'un air capable et goguenard; mais je ne prétendais disputer au roi aucune puissance.

Égoïste et sans préjugés, Louis XVIII voulait sa tranquillité à tout prix: il soutenait ses ministres tant qu'ils avaient la majorité; il les renvoyait aussitôt que cette majorité était ébranlée et que son repos pouvait être dérangé: il ne balançait pas à reculer dès que, pour obtenir la victoire, il eût fallu faire un pas en avant. Sa grandeur était de la patience; il n'allait pas aux événements, les événements venaient à lui.

Sans être cruel, ce roi n'était pas humain; les catastrophes tragiques ne l'étonnaient ni ne le touchaient pas: il se contenta de dire au duc de Berry, qui s'excusait d'avoir eu le malheur de troubler par sa mort le sommeil du roi: «J'ai fait ma nuit.» Pourtant cet homme tranquille, lorsqu'il était contrarié, entrait dans d'horribles colères; enfin, ce prince si froid, si insensible, avait des attachements qui ressemblaient à des passions: ainsi se succédèrent dans son intimité le comte d'Avaray, M. de Blacas, M. Decazes; madame de Balbi, madame du Cayla: toutes ces personnes aimées étaient des favoris; malheureusement, elles ont entre leurs mains beaucoup trop de lettres.

Louis XVIII nous apparut dans toute la profondeur des traditions historiques; il se montra avec le favoritisme des anciennes royautés. Se fait-il dans le cœur des monarques isolés un vide qu'ils remplissent avec le premier objet qu'ils trouvent? Est-ce sympathie, affinité d'une nature analogue à la leur? Est-ce une amitié qui leur tombe du ciel pour consoler leurs grandeurs? Est-ce un penchant pour un esclave qui se donne corps et âme, devant lequel on ne se cache de rien, esclave qui devient un vêtement, un jouet, une idée fixe liée à tous les sentiments, à tous les goûts, à tous les caprices de celui qu'elle a soumis et qu'elle tient sous l'empire d'une fascination invincible? Plus le favori a été bas et intime, moins on le peut renvoyer, parce qu'il est en possession de secrets qui feraient rougir s'ils étaient divulgués: ce préféré puise une double force dans sa turpitude et dans les faiblesses de son maître.

Quand le favori est par hasard un grand homme, comme l'obsesseur Richelieu ou l'inrenvoyable Mazarin, les nations en le détestant profitent de sa gloire ou de sa puissance; elles ne font que changer un misérable roi de droit pour un illustre roi de fait.

Aussitôt que M. Decazes[90] fut nommé ministre, les voitures encombrèrent le soir le quai Malaquais, pour déposer dans le salon du parvenu ce qu'il y avait de plus noble dans le faubourg Saint-Germain. Le Français aura beau faire, il ne sera jamais qu'un courtisan, n'importe de qui, pourvu que ce soit un puissant du jour.

Il se forma bientôt en faveur du nouveau favori une coalition formidable de bêtises. Dans la société démocratique, bavardez de libertés, déclarez que vous voyez la marche du genre humain et l'avenir des choses, en ajoutant à vos discours quelques croix d'honneur, et vous êtes sûr de votre place; dans la société aristocratique, jouez au whist, débitez d'un air grave et profond des lieux communs et des bons mots arrangés d'avance, et la fortune de votre génie est assurée.

Compatriote de Murat, mais de Murat sans royaume, M. Decazes nous était venu de la mère de Napoléon[91]. Il était familier, obligeant, jamais insolent; il me voulait du bien, je ne sais pourquoi je ne m'en souciai pas: de là vint le commencement de mes disgrâces. Cela devait m'apprendre qu'on ne doit jamais manquer de respect à un favori. Le roi le combla de bienfaits et de crédit, et le maria dans la suite à une personne très bien née, fille de M. de Sainte-Aulaire[92]. Il est vrai que M. Decazes servait trop bien la royauté; ce fut lui qui déterra le maréchal Ney dans les montagnes d'Auvergne où il s'était caché.

Fidèle aux inspirations de son trône, Louis XVIII disait de M. Decazes: «Je l'élèverai si haut qu'il fera envie aux plus grands seigneurs.» Ce mot, emprunté d'un autre roi, n'était qu'un anachronisme: pour élever les autres, il faut être sûr de ne pas descendre; or, au temps où Louis XVIII était arrivé, qu'était-ce que les monarques? S'ils pouvaient encore faire la fortune d'un homme, ils ne pouvaient en faire la grandeur; ils n'étaient plus que les banquiers de leurs favoris.

Madame Princeteau, sœur de M. Decazes, était une agréable, modeste et excellente personne; le roi s'en était amouraché en perspective. M. Decazes le père, que je vis dans la salle du trône en habit habillé, l'épée au côté, chapeau sous le bras, n'eut cependant aucun succès.

Enfin, la mort de M. le duc de Berry accrut les inimitiés de part et d'autre et amena la chute du favori. J'ai dit que les pieds lui glissèrent dans le sang[93], ce qui ne signifie pas, à Dieu ne plaise! qu'il fut coupable du meurtre, mais qu'il tomba dans la mare rougie qui se forma sous le couteau de Louvel.

J'avais résisté à la saisie de la Monarchie selon la Charte pour éclairer la royauté abusée et pour soutenir la liberté de la pensée et de la presse; j'avais embrassé franchement nos institutions et j'y suis resté fidèle.

Ces tracasseries passées, je demeurai saignant des blessures qu'on m'avait faites à l'apparition de ma brochure. Je ne pris pas possession de ma carrière politique sans porter les cicatrices des coups que je reçus en entrant dans cette carrière: je m'y sentais mal, je n'y pouvais respirer.

Peu de temps après, une ordonnance contre-signée Richelieu me raya de la liste des ministres d'État[94], et je fus privé d'une place réputée jusqu'alors inamovible; elle m'avait été donnée à Gand, et la pension attachée à cette place me fut retirée: la main qui avait pris Fouché me frappa.

J'ai eu l'honneur d'être dépouillé trois fois pour la légitimité: la première, pour avoir suivi les fils de saint Louis dans leur exil; la seconde, pour avoir écrit en faveur des principes de la monarchie octroyée, la troisième, pour m'être tu sur une loi funeste au moment que je venais de faire triompher nos armes: la campagne d'Espagne avait rendu des soldats au drapeau blanc, et si j'avais été maintenu au pouvoir, j'aurais reporté nos frontières aux rives du Rhin[95].

Ma nature me rendit parfaitement insensible à la perte de mes appointements; j'en fus quitte pour me remettre à pied et pour aller, les jours de pluie, en fiacre à la Chambre des pairs. Dans mon équipage populaire, sous la protection de la canaille qui roulait autour de moi, je rentrai dans les droits des prolétaires dont je fais partie: du haut de mon char, je domine le train des rois.

Je fus obligé de vendre mes livres; M. Merlin les exposa à la criée, à la salle Sylvestre, rue des Bons-Enfants[96]. Je ne gardai qu'un petit Homère grec, à la marge duquel se trouvaient des essais de traductions et des remarques écrites de ma main. Bientôt il me fallut tailler dans le vif; je demandai à M. le ministre de l'intérieur la permission de mettre en loterie ma maison de campagne: la loterie fut ouverte chez M. Denis, notaire. Il y avait quatre-vingt-dix billets à 1,000 francs chaque: les numéros ne furent point pris par les royalistes; madame la duchesse d'Orléans, douairière, prit trois numéros; mon ami M. Lainé, ministre de l'intérieur, qui avait contre-signé l'ordonnance du 5 septembre et consenti dans le conseil à ma radiation, prit, sous un faux nom, un quatrième billet. L'argent fut rendu aux souscripteurs; toutefois, M. Lainé refusa de retirer ses 1,000 francs; il les laissa au notaire pour les pauvres.

Peu de temps après, ma Vallée-aux-Loups fut vendue, comme on vend les meubles des pauvres, sur la place du Châtelet[97]. Je souffris beaucoup de cette vente; je m'étais attaché à mes arbres, plantés et grandis, pour ainsi dire, dans mes souvenirs. La mise à prix était de 50,000 francs; elle fut couverte par M. le vicomte de Montmorency[98], qui seul osa mettre une surenchère de cent francs: la Vallée lui resta. Il a depuis habité ma retraite; il n'est pas bon de se mêler à ma fortune: cet homme de vertu n'est plus.

Après la publication de la Monarchie selon la Charte et à l'ouverture de la nouvelle session au mois de novembre 1816, je continuai mes combats. Je fis à la Chambre des pairs, dans la séance du 23 de ce mois, une proposition[99] tendante à ce que le roi fût humblement supplié de faire examiner ce qui s'était passé aux dernières élections. La corruption et la violence du ministère dans ces dernières élections étaient flagrantes.

Dans mon opinion sur le projet de loi relatif aux finances (21 mars 1817), je m'élevai contre le titre XI de ce projet: il s'agissait des forêts de l'État que l'on prétendait affecter à la caisse d'amortissement et dont on voulait vendre ensuite cent cinquante mille hectares. Ces forêts se composaient de trois sortes de propriétés: les anciens domaines de la couronne, quelques commanderies de l'ordre de Malte et le reste des biens de l'Église. Je ne sais pourquoi, même aujourd'hui, je trouve un intérêt triste dans mes paroles; elles ont quelque ressemblance avec mes Mémoires:

«N'en déplaise à ceux qui n'ont administré que dans nos troubles, ce n'est pas le gage matériel, c'est la morale d'un peuple qui fait le crédit public. Les propriétaires nouveaux feront-ils valoir les titres de leur propriété nouvelle? On leur citera, pour les dépouiller, des héritages de neuf siècles enlevés à leurs anciens possesseurs. Au lieu de ces immuables patrimoines où la même famille survivait à la race des chênes, vous aurez des propriétés mobiles où les roseaux auront à peine le temps de naître et de mourir avant qu'elles aient changé de maîtres. Les foyers cesseront d'être les gardiens des mœurs domestiques; ils perdront leur autorité vénérable; chemins de passage ouverts à tout venant, ils ne seront plus consacrés par le siège de l'aïeul et par le berceau du nouveau-né.

«Pairs de France, c'est votre cause que je plaide ici et non la mienne: je vous parle pour l'intérêt de vos enfants; moi je n'aurai rien à démêler avec la postérité; je n'ai point de fils; j'ai perdu le champ de mon père, et quelques arbres que j'ai plantés ne seront bientôt plus à moi.[100]»

Par la ressemblance des opinions, alors très vives, il s'était établi une camaraderie entre les minorités des deux Chambres. La France apprenait le gouvernement représentatif: comme j'avais la sottise de le prendre à la lettre et d'en faire, à mon dam, une véritable passion, je soutenais ceux qui l'adoptaient, sans m'embarrasser s'il n'entrait pas dans leur opposition plus de motifs humains que d'amour pur comme celui que j'éprouvais pour la Charte; non que je fusse un niais, mais j'étais idolâtre de ma dame, et j'aurais traversé les flammes pour l'emporter dans mes bras. Ce fut dans cet accès de constitution que je connus M. de Villèle en 1816. Il était plus calme; il surmontait son ardeur; il prétendait aussi conquérir la liberté; mais il en faisait le siège en règle; il ouvrait méthodiquement la tranchée: moi, qui voulais enlever d'assaut la place, je grimpais à l'escalade et j'étais souvent renversé dans le fossé.

Je rencontrai pour la première fois M. de Villèle[101] chez madame la duchesse de Lévis. Il devint le chef de l'opposition royaliste dans la Chambre élective, comme je l'étais dans la Chambre héréditaire. Il avait pour ami son collègue M. de Corbière[102]. Celui-ci ne le quittait plus, et l'on disait Villèle et Corbière, comme on dit Oreste et Pylade, Euryale et Nisus.

Entrer dans de fastidieux détails pour des personnages dont on ne saura pas le nom demain serait d'une vanité idiote. D'obscurs et ennuyeux remuements, qu'on croit d'un intérêt immense et qui n'intéressent personne; des tripotages passés, qui n'ont déterminé aucun événement majeur, doivent être laissés à ces béats heureux, lesquels se figurent être ou avoir été l'objet de l'attention de la terre.

Il y avait pourtant des moments d'orgueil où mes démêlés avec M. de Villèle me paraissaient être à moi-même les dissensions de Sylla et de Marius, de César et de Pompée. Avec les autres membres de l'opposition, nous allions assez souvent, rue Thérèse, passer la soirée en délibération chez M. Piet[103]. Nous arrivions extrêmement laids, et nous nous asseyions en rond autour d'un salon éclairé d'une lampe qui filait. Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de la motion à faire, du camarade à porter au secrétariat, à la questure, aux diverses commissions. Nous ne ressemblions pas mal aux assemblées des premiers fidèles, peintes par les ennemis de la foi: nous débitions les plus mauvaises nouvelles; nous disions que les affaires allaient changer de face, que Rome serait troublée par des divisions, que nos armées seraient défaites.

M. de Villèle écoutait, résumait et ne concluait point: c'était un grand aideur d'affaires; marin circonspect, il ne mettait jamais en mer pendant la tempête, et, s'il entrait avec dextérité dans un port connu, il n'aurait jamais découvert le Nouveau Monde. Je remarquai souvent, à propos de nos discussions sur la vente des biens du clergé, que les plus chrétiens d'entre nous étaient les plus ardents à défendre les doctrines constitutionnelles. La religion est la source de la liberté: à Rome, le flamen dialis ne portait qu'un anneau creux au doigt, parce qu'un anneau plein avait quelque chose d'une chaîne; dans son vêtement et sur sa tête le pontife de Jupiter ne devait souffrir aucun nœud.

Après la séance, M. de Villèle se retirait, accompagné de M. de Corbière. J'étudiais beaucoup d'individus, j'apprenais beaucoup de choses, je m'occupais de beaucoup d'intérêts dans ces réunions: les finances, que j'ai toujours sues, l'armée, la justice, l'administration, m'initiaient à leurs éléments. Je sortais de ces conférences un peu plus homme d'État et un peu plus persuadé de la pauvreté de toute cette science. Le long de la nuit, dans mon demi-sommeil j'apercevais les diverses attitudes des têtes chauves, les diverses expressions des figures de ces Solons peu soignés et mal accompagnés de leurs corps: c'était bien vénérable assurément; mais je préférais l'hirondelle qui me réveillait dans ma jeunesse et les Muses qui remplissaient mes songes: les rayons de l'aurore qui, frappant un cygne, faisaient tomber l'ombre de ces blancs oiseaux sur une vague d'or; le soleil levant qui m'apparaissait en Syrie dans la tige d'un palmier, comme le nid du phénix, me plaisaient mieux.

Je sentais que mes combats de tribune, dans une Chambre fermée, et au milieu d'une assemblée qui m'était peu favorable, restaient inutiles à la victoire et qu'il me fallait avoir une autre arme. La censure étant établie sur les feuilles périodiques quotidiennes, je ne pouvais remplir mon dessein qu'au moyen d'une feuille libre, semi-quotidienne, à l'aide de laquelle j'attaquerais à la fois le système des ministres et les opinions de l'extrême gauche imprimées dans la Minerve par M. Étienne[104]. J'étais à Noisiel, chez madame la duchesse de Lévis, dans l'été de 1818, lorsque mon libraire M. le Normant me vint voir. Je lui fis part de l'idée qui m'occupait; il prit feu, s'offrit à courir tous les risques et se chargea de tous les frais. Je parlai à mes amis MM. de Bonald et de la Mennais, je leur demandai s'ils voulaient s'associer: ils y consentirent, et le journal ne tarda pas à paraître sous le nom de Conservateur.[105]

La révolution opérée par ce journal fut inouïe: en France, il changea la majorité dans les Chambres; à l'étranger, il transforma l'esprit des cabinets.

Ainsi les royalistes me durent l'avantage de sortir du néant dans lequel ils étaient tombés auprès des peuples et des rois. Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France. J'affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis; je convoquai l'arrière-ban; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. J'avais réuni les hommes les plus éclatants du parti royaliste, MM. de Villèle, de Corbière, de Vitrolles[106], de Castelbajac[107], etc. Je ne pouvais m'empêcher de bénir la Providence toutes les fois que j'étendais la robe rouge d'un prince de l'Église sur le Conservateur pour lui servir de couverture, et que j'avais le plaisir de lire un article signé en toutes lettres: le cardinal de La Luzerne[108]. Mais il arriva qu'après avoir mené mes chevaliers à la croisade constitutionnelle, aussitôt qu'ils eurent conquis le pouvoir par la délivrance de la liberté, aussitôt qu'ils furent devenus princes d'Édesse, d'Antioche, de Damas, ils s'enfermèrent dans leurs nouveaux États avec Léonore d'Aquitaine, et me laissèrent me morfondre au pied de Jérusalem dont les infidèles avaient repris le saint tombeau.

Ma polémique commença dans le Conservateur, et dura depuis 1818 jusqu'en 1820, c'est-à-dire jusqu'au rétablissement de la censure, dont le prétexte fut la mort du duc de Berry. À cette première époque de ma polémique, je culbutai l'ancien ministère et fis entrer M. de Villèle au pouvoir.

Après 1824, quand je repris la plume dans des brochures et dans le Journal des Débats, les positions étaient changées. Que m'importaient pourtant ces futiles misères, à moi qui n'ai jamais cru au temps où je vivais, à moi qui appartenais au passé, à moi sans foi dans les rois, sans conviction à l'égard des peuples, à moi qui ne me suis jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu'ils ne durent qu'une nuit!

Le premier article du Conservateur peint la position des choses au moment où je descendis dans la lice.[109] Pendant les deux années que dura ce journal, j'eus successivement à traiter des accidents du jour et à examiner des intérêts considérables. J'eus occasion de relever les lâchetés de cette correspondance privée que la police de Paris publiait à Londres. Ces correspondances privées pouvaient calomnier, mais elles ne pouvaient déshonorer: ce qui est vil n'a pas le pouvoir d'avilir; l'honneur seul peut infliger le déshonneur. «Calomniateurs anonymes, disais-je, ayez le courage de dire qui vous êtes; un peu de honte est bientôt passée; ajoutez votre nom à vos articles, ce ne sera qu'un mot méprisable de plus.»

Je me moquais quelquefois des ministres et je donnais cours à ce penchant ironique que j'ai toujours réprouvé en moi.

Enfin, sous la date du 5 décembre 1818, le Conservateur contenait un article sérieux sur la morale des intérêts et sur celle des devoirs: c'est de cet article, qui fit du bruit, qu'est née la phraséologie des intérêts moraux et des intérêts matériels, mise d'abord en avant par moi, adoptée ensuite par tout le monde. Le voici fort abrégé; il s'élève au-dessus de la portée d'un journal, et c'est un de mes ouvrages auquel ma raison attache quelque valeur. Il n'a point vieilli, parce que les idées qu'il renferme sont de tous les temps.

«Le ministère a inventé une morale nouvelle, la morale des intérêts; celle des devoirs est abandonnée aux imbéciles. Or, cette morale des intérêts, dont on veut faire la base de notre gouvernement, a plus corrompu le peuple dans l'espace de trois années que la révolution dans un quart de siècle.

«Ce qui fait périr la morale chez les nations, et avec la morale les nations elles-mêmes, ce n'est pas la violence, mais la séduction; et par séduction j'entends ce que toute fausse doctrine a de flatteur et de spécieux. Les hommes prennent souvent l'erreur pour la vérité, parce que chaque faculté du cœur ou de l'esprit a sa fausse image: la froideur ressemble à la vertu, le raisonner à la raison, le vide à la profondeur, ainsi du reste.

Assassinat du Duc de Berry.

«Le dix-huitième siècle fut un siècle destructeur; nous fûmes tous séduits. Nous dénaturâmes la politique, nous nous égarâmes dans de coupables nouveautés en cherchant l'existence sociale dans la corruption de nos mœurs. La révolution vint nous réveiller: en poussant le Français hors de son lit, elle le jeta dans la tombe. Toutefois, le règne de la terreur est peut-être, de toutes les époques de la révolution, celle qui fut la moins dangereuse à la morale, parce qu'aucune conscience n'était forcée: le crime paraissait dans sa franchise. Des orgies au milieu du sang, des scandales qui n'en étaient plus à force d'être horribles; voilà tout. Les femmes du peuple venaient travailler à leurs ouvrages autour de la machine à meurtre comme à leurs foyers: les échafauds étaient les mœurs publiques et la mort le fond du gouvernement. Rien de plus net que la position de chacun: on ne parlait ni de spécialité, ni de positif, ni de système d'intérêts. Ce galimatias des petits esprits et des mauvaises consciences était inconnu. On disait à un homme: «Tu es royaliste, noble, riche: meurs;» et il mourait. Antonelle[110] écrivait qu'on ne trouvait aucune charge contre tels prisonniers, mais qu'il les avait condamnés comme aristocrates: monstrueuse franchise, qui nonobstant laissait subsister l'ordre moral; car ce n'est pas de tuer l'innocent comme innocent qui perd la société, c'est de le tuer comme coupable.

«En conséquence, ces temps affreux sont ceux des grands dévouements. Alors les femmes marchèrent héroïquement au supplice; les pères se livrèrent pour les fils, les fils pour les pères; des secours inattendus s'introduisaient dans les prisons, et le prêtre que l'on cherchait consolait la victime auprès du bourreau qui ne le reconnaissait pas.

«La morale sous le Directoire eut plutôt à combattre la corruption des mœurs que celle des doctrines; il y eut débordement. On fut jeté dans les plaisirs comme on avait été entassé dans les prisons; on forçait le présent à avancer des joies sur l'avenir, dans la crainte de voir renaître le passé. Chacun, n'ayant pas encore eu le temps de se créer un intérieur, vivait dans la rue, sur les promenades, dans les salons publics. Familiarisé avec les échafauds, et déjà à moitié sorti du monde, on trouvait que cela ne valait pas la peine de rentrer chez soi. Il n'était question que d'arts, de bals, de modes; on changeait de parures et de vêtements aussi facilement qu'on se serait dépouillé de la vie.

«Sous Bonaparte la séduction recommença, mais ce fut une séduction qui portait son remède avec elle: Bonaparte séduisait par un prestige de gloire, et tout ce qui est grand porte en soi un principe de législation. Il concevait qu'il était utile de laisser enseigner la doctrine de tous les peuples, la morale de tous les temps, la religion de toute éternité.

«Je ne serais pas étonné de m'entendre répondre: Fonder la société sur un devoir, c'est l'élever sur une fiction; la placer dans un intérêt, c'est l'établir dans une réalité. Or, c'est précisément le devoir qui est un fait et l'intérêt une fiction. Le devoir qui prend sa source dans la Divinité descend d'abord dans la famille, où il établit des relations réelles entre le père et les enfants; de là, passant à la société et se partageant en deux branches, il règle dans l'ordre politique les rapports du roi et du sujet; il établit dans l'ordre moral la chaîne des services et des protections, des bienfaits et de la reconnaissance.

«C'est donc un fait très positif que le devoir, puisqu'il donne à la société humaine la seule existence durable qu'elle puisse avoir.

«L'intérêt, au contraire, est une fiction quand il est pris, comme on le prend aujourd'hui, dans son sens physique et rigoureux, puisqu'il n'est plus le soir ce qu'il était le matin; puisqu'à chaque instant il change de nature; puisque, fondé sur la fortune, il en a la mobilité.

«Par la morale des intérêts chaque citoyen est en état d'hostilité avec les lois et le gouvernement, puisque, dans la société, c'est toujours le grand nombre qui souffre. On ne se bat point pour des idées abstraites d'ordre, de paix, de patrie; ou si l'on se bat pour elles, c'est qu'on y attache des idées de sacrifices; alors on sort de la morale des intérêts pour rentrer dans celle des devoirs: tant il est vrai que l'on ne peut trouver l'existence de la société hors de cette sainte limite!

«Qui remplit ses devoirs s'attire l'estime; qui cède à ses intérêts est peu estimé: c'était bien du siècle de puiser un principe de gouvernement dans une source de mépris! Élevez les hommes politiques à ne penser qu'à ce qui les touche, et vous verrez comment ils arrangeront l'État; vous n'aurez par là que des ministres corrompus et avides, semblables à ces esclaves mutilés qui gouvernaient le Bas-Empire et qui vendaient tout, se souvenant d'avoir eux-mêmes été vendus.

«Remarquez ceci: les intérêts ne sont puissants que lors même qu'ils prospèrent; le temps est-il rigoureux, ils s'affaiblissent. Les devoirs, au contraire, ne sont jamais si énergiques que quand il en coûte à les remplir. Le temps est-il bon, ils se relâchent. J'aime un principe de gouvernement qui grandit dans le malheur: cela ressemble beaucoup à la vertu.

«Quoi de plus absurde que de crier aux peuples: Ne soyez pas dévoués! n'ayez pas d'enthousiasme! ne songez qu'à vos intérêts! C'est comme si on leur disait: Ne venez pas à notre secours, abandonnez-nous si tel est votre intérêt. Avec cette profonde politique, lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre et regardera passer la monarchie[111]

Tel était cet article sur la morale des intérêts et sur la morale des devoirs.

Le 3 décembre 1819, je remontai à la tribune de la Chambre des pairs: je m'élevai contre les mauvais Français qui pouvaient nous donner pour motif de tranquillité la surveillance des armées européennes. «Avions-nous besoin de tuteurs? viendrait-on encore nous entretenir de circonstances? devions-nous encore recevoir, par des notes diplomatiques, des certificats de bonne conduite? et n'aurions-nous fait que changer une garnison de Cosaques en une garnison d'ambassadeurs?»

Dès ce temps-là je parlais des étrangers comme j'en ai parlé depuis dans la guerre d'Espagne; je songeais à notre affranchissement à une heure où les libéraux mêmes me combattaient. Les hommes opposés d'opinion font bien du bruit pour arriver au silence! Laissez venir quelques années, les acteurs descendront de la scène et les spectateurs ne seront plus là pour blâmer ou pour applaudir.

Je venais de me coucher le 13 février au soir, lorsque le marquis de Vibraye[112] entra chez moi pour m'apprendre l'assassinat du duc de Berry. Dans sa précipitation, il ne me dit pas le lieu où s'était passé l'événement. Je me levai à la hâte et je montai dans la voiture de M. de Vibraye. Je fus surpris de voir le cocher prendre la rue de Richelieu, et plus étonné encore quand il nous arrêta à l'Opéra: la foule aux abords était immense. Nous montâmes, au milieu de deux haies de soldats, par la porte latérale à gauche, et, comme nous étions en habits de pairs, on nous laissa passer. Nous arrivâmes à une sorte de petite antichambre: cet espace était encombré de toutes les personnes du château. Je me faufilai jusqu'à la porte d'une loge et je me trouvai face à face de M. le duc d'Orléans. Je fus frappé d'une expression mal déguisée, jubilante, dans ses yeux, à travers la contenance contrite qu'il s'imposait; il voyait de plus près le trône. Mes regards l'embarrassèrent; il quitta la place et me tourna le dos. On racontait autour de moi les détails du forfait, le nom de l'homme, les conjectures des divers participants à l'arrestation; on était agité, affairé: les hommes aiment ce qui est spectacle, surtout la mort, quand cette mort est celle d'un grand. À chaque personne qui sortait du laboratoire ensanglanté, on demandait des nouvelles. On entendait le général A. de Girardin[113] raconter qu'ayant été laissé pour mort sur le champ de bataille, il n'en était pas moins revenu de ses blessures: tel espérait et se consolait, tel s'affligeait. Bientôt le recueillement gagna la foule; le silence se fit; de l'intérieur de la loge sortit un bruit sourd: je tenais l'oreille appliquée contre la porte; je distinguai un râlement; ce bruit cessa: la famille royale venait de recevoir le dernier soupir d'un petit-fils de Louis XIV! J'entrai immédiatement.

Qu'on se figure une salle de spectacle vide, après la catastrophe d'une tragédie: le rideau levé, l'orchestre désert, les lumières éteintes, les machines immobiles, les décorations fixes et enfumées, les comédiens, les chanteurs, les danseuses, disparus par les trappes et les passages secrets!

J'ai donné dans un ouvrage à part la vie et la mort de M. le duc de Berry. Mes réflexions d'alors sont encore vraies aujourd'hui:

«Un fils de saint Louis, dernier rejeton de la branche aînée, échappe aux traverses d'un long exil et revient dans sa patrie; il commence à goûter le bonheur; il se flatte de se voir renaître, de voir renaître en même temps la monarchie dans les enfants que Dieu lui promet: tout à coup il est frappé au milieu de ses espérances, presque dans les bras de sa femme. Il va mourir, et il n'est pas plein de jours! Ne pourrait-il pas accuser le ciel, lui demander pourquoi il le traite avec tant de rigueur? Ah! qu'il lui eût été pardonnable de se plaindre de sa destinée! Car, enfin, quel mal faisait-il? Il vivait familièrement au milieu de nous dans une simplicité parfaite, il se mêlait à nos plaisirs et soulageait nos douleurs; déjà six de ses parents ont péri; pourquoi l'égorger encore, le rechercher, lui, innocent, lui si loin du trône, vingt-sept ans après la mort de Louis XVI? Connaissons mieux le cœur d'un Bourbon! Ce cœur, tout percé du poignard, n'a pu trouver contre nous un seul murmure: pas un regret de la vie, pas une parole amère n'a été prononcée par ce prince. Époux, fils, père et frère, en proie à toutes les angoisses de l'âme, à toutes les souffrances du corps, il ne cesse de demander la grâce de l'homme, qu'il n'appelle pas même son assassin! Le caractère le plus impétueux devient tout à coup le caractère le plus doux. C'est un homme attaché à l'existence par tous les liens du cœur; c'est un prince dans la fleur de l'âge; c'est l'héritier du plus beau royaume de la terre qui expire, et vous diriez que c'est un infortuné qui ne perd rien ici-bas.»

Le meurtrier Louvel était un petit homme à figure sale et chafouine, comme on en voit des milliers sur le pavé de Paris. Il tenait du roquet; il avait l'air hargneux et solitaire. Il est probable que Louvel ne faisait partie d'aucune société; il était d'une secte, non d'un complot; il appartenait à l'une de ces conjurations d'idées, dont les membres se peuvent quelquefois réunir, mais agissent le plus souvent un à un, d'après leur impulsion individuelle. Son cerveau nourrissait une seule pensée, comme un cœur s'abreuve d'une seule passion. Son action était conséquente à ses principes: il avait voulu tuer la race entière d'un seul coup. Louvel a des admirateurs de même que Robespierre. Notre société matérielle, complice de toute entreprise matérielle, a détruit vite la chapelle élevée en expiation d'un crime. Nous avons l'horreur du sentiment moral, parce qu'on y voit l'ennemi et l'accusateur: les larmes auraient paru une récrimination; on avait hâte d'ôter à quelques chrétiens une croix pour pleurer.

Le 18 février 1820, le Conservateur[114] paya le tribut de ses regrets à la mémoire de M. le duc de Berry. L'article se terminait par ce vers de Racine:

Si du sang de nos rois quelque goutte échappée![115]

Hélas! cette goutte de sang s'écoule sur la terre étrangère!

M. Decazes tomba. La censure arriva, et, malgré l'assassinat du duc de Berry, je votai contre elle: ne voulant pas qu'elle souillât le Conservateur, ce journal finit par cette apostrophe au duc de Berry:

«Prince chrétien! digne fils de saint Louis! illustre rejeton de tant de monarques, avant que vous soyez descendu dans cette dernière demeure, recevez notre dernier hommage. Vous aimiez, vous lisiez un ouvrage que la censure va détruire. Vous nous avez dit quelquefois que cet ouvrage sauvait le trône: hélas! nous n'avons pu sauver vos jours! Nous allons cesser d'écrire au moment que vous cessez d'exister: nous aurons la douloureuse consolation d'attacher la fin de nos travaux à la fin de votre vie[116].

M. le duc de Bordeaux vint au monde le 29 septembre 1820. Le nouveau-né fut nommé l'enfant de l'Europe[117] et l'enfant du miracle[118], en attendant qu'il devînt l'enfant de l'exil.

Quelque temps avant les couches de la princesse, trois dames de la halle de Bordeaux, au nom de toutes les dames leurs compagnes, firent faire un berceau et me choisirent pour les présenter, elles et leur berceau, à madame la duchesse de Berry. Mesdames Dasté, Duranton, Aniche[119], m'arrivèrent. Je m'empressai de demander aux gentilshommes de service l'audience d'étiquette. Voilà que M. de Sèze crut qu'un tel honneur lui appartenait de droit: il était dit que je ne réussirais jamais à la cour. Je n'étais pas encore réconcilié avec le ministère, et je ne parus pas digne de la charge d'introducteur de mes humbles ambassadrices. Je me tirai de cette grande négociation comme de coutume, en payant leur dépense.

Tout cela devint une affaire d'État; le cancan passa dans les journaux. Les dames bordelaises en eurent connaissance et m'écrivirent à ce sujet la lettre qui suit:

«Bordeaux, le 24 octobre 1820.

«Monsieur le vicomte,

«Nous vous devons des remercîments pour la bonté que vous avez eue de mettre aux pieds de madame la duchesse de Berry notre joie et nos respects: pour cette fois du moins on ne vous aura pas empêché d'être notre interprète. Nous avons appris avec la plus grande peine l'éclat que M. le comte de Sèze a fait dans les journaux; et si nous avons gardé le silence, c'est parce que nous avons craint de vous faire de la peine. Cependant, monsieur le vicomte, personne ne peut mieux que vous rendre hommage à la vérité et tirer d'erreur M. de Sèze sur nos véritables intentions pour le choix d'un introducteur chez son Altesse Royale. Nous vous offrons de déclarer dans un journal à votre choix tout ce qui s'est passé; et comme personne n'avait le droit de nous choisir un guide, que jusqu'au dernier moment nous nous étions flattées que vous seriez ce guide, ce que nous déclarerons à cet égard ferait nécessairement taire tout le monde.

«Voilà à quoi nous sommes décidées, monsieur le vicomte; mais nous avons cru qu'il était de notre devoir de ne rien faire sans votre agrément. Comptez que ce serait de grand cœur que nous publierions les bons procédés que vous avez eus pour tout le monde au sujet de notre présentation. Si nous sommes la cause du mal, nous voilà prêtes à le réparer.

«Nous sommes et nous serons toujours de vous,

«Monsieur le vicomte,

«Les très-humbles et très-respectueuses servantes,

«Femmes Dasté, Duranton, Aniche

Je répondis à ces généreuses dames qui ressemblaient si peu aux grandes dames:

«Je vous remercie bien, mes chères dames, de l'offre que vous me faites de publier dans un journal tout ce qui s'est passé relativement à M. de Sèze. Vous êtes d'excellentes royalistes, et moi aussi je suis un bon royaliste: nous devons nous souvenir avant tout que M. de Sèze est un homme respectable, et qu'il a été le défenseur de notre roi. Cette belle action n'est point effacée par un petit mouvement de vanité. Ainsi gardons le silence: il me suffit de votre bon témoignage auprès de vos amis. Je vous ai déjà remerciées de vos excellents fruits: madame de Chateaubriand et moi nous mangeons tous les jours vos marrons en parlant de vous.

«À présent permettez à votre hôte de vous embrasser. Ma femme vous dit mille choses, et moi je suis

«Votre serviteur et ami,

«Chateaubriand.

«Paris, 2 novembre 1820.»

Mais qui pense aujourd'hui à ces futiles débats? Les joies et les fêtes du baptême sont loin derrière nous. Quand Henri naquit, le jour de Saint-Michel, ne disait-on pas que l'archange allait mettre le dragon sous ses pieds? Il est à craindre, au contraire, que l'épée flamboyante n'ait été tirée du fourreau que pour faire sortir l'innocent du paradis terrestre, et pour en garder contre lui les portes.

Cependant, les événements qui se compliquaient ne décidaient rien encore. L'assassinat de M. le duc de Berry avait amené la chute de M. Decazes[120], qui ne se fit pas sans déchirements. M. le duc de Richelieu ne consentit à affliger son vieux maître que sur une promesse de M. Molé[121] de donner à M. Decazes une mission lointaine. Il partit pour l'ambassade de Londres où je devais le remplacer[122]. Rien n'était fini. M. de Villèle restait à l'écart avec sa fatalité, M. de Corbière. J'offrais de mon côté un grand obstacle. Madame de Montcalm[123] ne cessait de m'engager à la paix: j'y étais très disposé, ne voulant sincèrement que sortir des affaires qui m'envahissaient, et pour lesquelles j'avais un souverain mépris. M. de Villèle, quoique plus souple, n'était pas alors facile à manier.

Il y a deux manières de devenir ministre: l'une brusquement et par force, l'autre par longueur de temps et par adresse; la première n'était point à l'usage de M. de Villèle: le cauteleux exclut l'énergique, mais il est plus sûr et moins exposé à perdre la place qu'il a gagnée. L'essentiel dans cette manière d'arriver est d'agréer maints soufflets et de savoir avaler une quantité de couleuvres: M. de Talleyrand faisait grand usage de ce régime des ambitions de seconde espèce. En général, on parvient aux affaires par ce que l'on a de médiocre, et l'on y reste par ce que l'on a de supérieur. Cette réunion d'éléments antagonistes est la chose la plus rare, et c'est pour cela qu'il y a si peu d'hommes d'État.

M. de Villèle avait précisément le terre à terre des qualités par lesquelles le chemin lui était ouvert: il laissait faire du bruit autour de lui, pour recueillir le fruit de l'épouvante qui s'emparait de la cour. Parfois il prononçait des discours belliqueux, mais où quelques phrases laissaient luire l'espérance d'une nature abordable. Je pensais qu'un homme de son espèce devait commencer par entrer dans les affaires, n'importe comment, et dans une place non trop effrayante. Il me semblait qu'il lui fallait être d'abord ministre sans portefeuille, afin d'obtenir un jour la présidence même du ministère. Cela lui donnerait un renom de modération, il serait vêtu parfaitement à son air; il deviendrait évident que le chef parlementaire de l'opposition royaliste n'était pas un ambitieux, puisqu'il consentait pour le bien de la paix à se faire si petit. Tout homme qui a été ministre, n'importe à quel titre, le redevient: un premier ministère est l'échelon du second; il reste sur l'individu qui a porté l'habit brodé une odeur de portefeuille qui le fait retrouver tôt ou tard par les bureaux.

Madame de Montcalm m'avait dit de la part de son frère qu'il n'y avait plus de ministère vacant; mais que si mes deux amis voulaient entrer au conseil comme ministres d'État sans portefeuille, le roi en serait charmé, promettant mieux pour la suite. Elle ajoutait que si je consentais à m'éloigner, je serais envoyé à Berlin. Je lui répondis qu'à cela ne tenait; que quant à moi j'étais toujours prêt à partir et que j'irais chez le diable, dans le cas que les rois eussent quelque mission à remplir auprès de leur cousin; mais que je n'acceptais pourtant un exil que si M. de Villèle acceptait son entrée au conseil. J'aurais voulu aussi placer M. Lainé auprès de mes deux amis. Je me chargeai de la triple négociation. J'étais devenu le maître de la France politique par mes propres forces. On ne se doute guère que c'est moi qui ai fait le premier ministère de M. de Villèle et qui ai poussé le maire de Toulouse dans la carrière.

Je trouvai dans le caractère de M. Lainé une obstination invincible. M. de Corbière ne voulait pas une simple entrée au conseil; je le flattai de l'espoir qu'on y joindrait l'instruction publique. M. de Villèle, ne se prêtant qu'avec répugnance à ce que je désirais, me fit d'abord mille objections; son bon esprit et son ambition le décidèrent enfin à marcher en avant: tout fut arrangé. Voici les preuves irrécusables de ce que je viens de raconter; documents fastidieux de ces petits faits justement passés à l'oubli, mais utiles à ma propre histoire:

«20 décembre[124], trois heures et demie.

«À M. LE DUC DE RICHELIEU.

«J'ai eu l'honneur de passer chez vous, monsieur le duc, pour vous rendre compte de l'état des choses: tout va à merveille. J'ai vu les deux amis: Villèle consent enfin à entrer ministre secrétaire d'État au conseil, sans portefeuille, si Corbière consent à entrer au même titre, avec la direction de l'instruction publique. Corbière, de son côté, veut bien entrer à ces conditions, moyennant l'approbation de Villèle. Ainsi, il n'y a plus de difficultés. Achevez votre ouvrage, monsieur le duc; voyez les deux amis; et quand vous aurez entendu ce que je vous écris, de leur propre bouche, vous rendrez à la France la paix intérieure, comme vous lui avez donné la paix avec les étrangers.

«Permettez-moi de vous soumettre encore une idée: trouveriez-vous un grand inconvénient à remettre à Villèle la direction vacante par la retraite de M. de Barante[125]? il serait alors placé dans une position plus égale avec son ami. Toutefois, il m'a positivement dit qu'il consentirait à entrer au conseil sans portefeuille, si Corbière avait l'instruction publique. Je ne dis ceci que comme un moyen de plus de satisfaire complètement les royalistes, et de vous assurer une majorité immense et inébranlable.

«J'aurai enfin l'honneur de vous faire observer que, c'est demain au soir qu'a lieu chez Piet la grande réunion royaliste, et qu'il serait bien utile que les deux amis pussent demain au soir dire quelque chose qui calmât toutes les effervescences et empêchât toutes les divisions.

«Comme je suis, monsieur le duc, hors de tout ce mouvement, vous ne verrez, j'espère, dans mon empressement que la loyauté d'un homme qui désire le bien de son pays et vos succès.

«Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute considération.

«Chateaubriand.»

«Mercredi[126]

«Je viens d'écrire à MM. de Villèle et de Corbière, monsieur, et je les engage à passer ce soir chez moi, car dans une œuvre aussi utile il ne faut pas perdre un moment. Je vous remercie d'avoir fait marcher l'affaire aussi vite; j'espère que nous arriverons à une heureuse conclusion. Soyez persuadé, monsieur, du plaisir que j'ai à vous avoir cette obligation, et recevez l'assurance de ma haute considération.

«Richelieu.»

«Permettez-moi, monsieur le duc, de vous féliciter de l'heureuse issue de cette grande affaire, et de m'applaudir d'y avoir eu quelque part. Il est bien à désirer que les ordonnances paraissent demain: elles feront cesser toutes les oppositions. Sous ce rapport je puis être utile aux deux amis.

«J'ai l'honneur, monsieur le duc, de vous renouveler l'assurance de ma haute considération.

«Chateaubriand.»

«Vendredi.

«J'ai reçu avec un extrême plaisir le billet que M. le vicomte de Chateaubriand m'a fait l'honneur de m'écrire. Je crois qu'il n'aura pas à se repentir de s'en être rapporté à la bonté du Roi, et s'il me permet d'ajouter au désir que j'ai de contribuer à ce qui pourra lui être agréable. Je le prie de recevoir l'assurance de ma haute considération.

«Richelieu.»

«Ce jeudi.

«Vous savez sans doute, mon noble collègue, que l'affaire a été conclue hier soir à onze heures, et que tout s'est arrangé sur les bases convenues entre vous et le duc de Richelieu. Votre intervention nous a été fort utile: grâces vous soient rendues pour cet acheminement vers un mieux qu'on doit désormais regarder comme probable.

«Tout à vous pour la vie,

«J. De Polignac.»

«Paris, mercredi 20 décembre, onze heures et demie du soir.

«Je viens de passer chez vous qui étiez retiré, noble vicomte: j'arrive de chez Villèle qui lui-même est rentré tard de la conférence que vous lui aviez préparée et annoncée. Il m'a chargé, comme votre plus proche voisin, de vous faire savoir ce que Corbière voulait aussi vous mander de son côté, que l'affaire que vous avez réellement conduite et ménagée dans la journée est décidément finie de la manière la plus simple et la plus abrégée: lui sans portefeuille, son ami avec l'instruction. Il paraissait croire qu'on aurait pu attendre un peu plus, et obtenir d'autres conditions; mais il ne convenait pas de dédire un interprète, un négociateur tel que vous. C'est vous réellement qui leur avez ouvert l'entrée de cette nouvelle carrière: ils comptent sur vous pour la leur aplanir. De votre côté, pendant le peu de temps que nous aurons encore l'avantage de vous conserver parmi nous, parlez à vos amis les plus vifs dans le sens de seconder ou du moins de ne pas combattre les projets d'union. Bonsoir. Je vous fais encore mon compliment de la promptitude avec laquelle vous menez les négociations. Vous arrangerez ainsi l'Allemagne pour revenir plus tôt au milieu de vos amis. Je suis charmé, pour mon compte, de ce qu'il y a de simplifié dans votre position.

«Je vous renouvelle tous mes sentiments.

«M. de Montmorency.»

«Voici, monsieur, une demande adressée par un garde du corps du roi au roi de Prusse: elle m'est remise et recommandée par un officier supérieur des gardes. Je vous prie donc de l'emporter avec vous et d'en faire usage, si vous croyez, quand vous aurez un peu examiné le terrain à Berlin[127], qu'elle est de nature à obtenir quelque succès.

«Je saisis avec grand plaisir cette occasion de me féliciter avec vous du Moniteur de ce matin[128], et de vous remercier de la part que vous avez eue à cette heureuse issue qui, je l'espère, aura sur les affaires de notre France la plus heureuse influence.

«Veuillez recevoir l'assurance de ma haute considération et de mon sincère attachement.

«Pasquier.»

Cette suite de billets montre assez que je ne me vante pas; cela m'ennuierait trop d'être la mouche du coche; le timon ou le nez du cocher ne sont pas des places où j'aie jamais eu l'ambition de m'asseoir: que le coche arrive au haut ou roule en bas, point ne m'en chaut. Accoutumé à vivre caché dans mes propres replis, ou momentanément dans la large vie des siècles, je n'avais aucun goût aux mystères d'antichambre. J'entre mal dans la circulation en pièce de monnaie courante; pour me sauver, je me retire auprès de Dieu; une idée fixe qui vient du ciel vous isole et fait tout mourir autour de vous.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE VIII[129]

Année de ma vie 1821. — Ambassade de Berlin. — Arrivée à Berlin. — M. Ancillon. — Famille royale. — Fêtes pour le mariage du grand-duc Nicolas. — Société de Berlin. — Le comte de Humboldt. — M. de Chamisso. — Ministres et ambassadeurs. — La princesse Guillaume. — L'Opéra. — Réunion musicale. — Mes premières dépêches. — M. de Bonnay. — Le Parc. — La duchesse de Cumberland. — Mémoire commencé sur l'Allemagne. — Charlottenbourg. — Intervalle entre l'ambassade de Berlin et l'ambassade de Londres. — Baptême de M. le duc de Bordeaux. — Lettre à M. Pasquier. — Lettre de M. de Bernstorff. — Lettre de M. Ancillon. — Dernière lettre de Madame la duchesse de Cumberland. — M. de Villèle, ministre des finances. — Je suis nommé à l'ambassade de Londres.

Je quittai la France, laissant mes amis en possession d'une autorité que je leur avais achetée au prix de mon absence: j'étais un petit Lycurgue[130]. Ce qu'il y avait de bon, c'est que le premier essai que j'avais fait de ma force politique me rendait ma liberté; j'allais jouir au dehors de cette liberté dans le pouvoir. Au fond de cette position nouvelle à ma personne, j'aperçois je ne sais quels romans confus parmi des réalités: n'y avait-il rien dans les cours? N'étaient-elles point des solitudes d'une autre sorte? C'étaient peut-être des Champs-Élysées avec leurs ombres.

Je partis de Paris le 1er janvier 1821: la Seine était gelée, et pour la première fois je courais sur les chemins avec les conforts de l'argent. Je revenais peu à peu de mon mépris des richesses; je commençais à sentir qu'il était assez doux de rouler dans une bonne voiture, d'être bien servi, de n'avoir à se mêler de rien, d'être devancé par un énorme chasseur de Varsovie, toujours affamé, et qui, au défaut des czars, aurait à lui seul dévoré la Pologne[131]. Mais je m'habituai vite à mon bonheur; j'avais le pressentiment qu'il durerait peu, et que je serais bientôt remis à pied comme il était convenable. Avant d'être arrivé à ma destination, il ne me resta du voyage que mon goût primitif pour le voyage même; goût d'indépendance,—satisfaction d'avoir rompu les attaches de la société.

Vous verrez, lorsque je reviendrai de Prague en 1833, ce que je dis de mes vieux souvenirs du Rhin: je fus obligé, à cause des glaces, de remonter ses rives et de le traverser au-dessus de Mayence[132]. Je ne m'occupai guère de Moguntia, de son archevêque, de ses trois ou quatre sièges, et de l'imprimerie[133] par qui cependant je régnais. Francfort, cité de Juifs, ne m'arrêta que pour une de leurs affaires: un change de monnaie.

La route fut triste: le grand chemin était neigeux et le givre appendu aux branches des pins. Iéna m'apparut de loin avec les larves de sa double bataille[134]. Je traversai Erfurt et Weimar: dans Erfurt, l'empereur manquait; dans Weimar, habitait Gœthe que j'avais tant admiré, et que j'admire beaucoup moins. Le chantre de la matière vivait, et sa vieille poussière se modelait encore autour de son génie. J'aurais pu voir Gœthe, et je ne l'ai point vu; il laisse un vide dans la procession des personnages célèbres qui ont défilé sous mes yeux.

Le tombeau de Luther à Wittemberg ne me tenta point: le protestantisme n'est en religion qu'une hérésie illogique; en politique, qu'une révolution avortée. Après avoir mangé, en passant l'Elbe, un petit pain noir pétri à la vapeur du tabac, j'aurais eu besoin de boire dans le grand verre de Luther, conservé comme une relique. De là, traversant Potsdam et franchissant la Sprée, rivière d'encre sur laquelle se traînent des barques gardées par un chien blanc, j'arrivai à Berlin. Là demeura, comme je l'ai dit, le faux Julien dans sa fausse Athènes. Je cherchai en vain le soleil du mont Hymette. J'ai écrit à Berlin le quatrième livre de ces Mémoires. Vous y avez trouvé la description de cette ville, ma course à Potsdam, mes souvenirs du grand Frédéric, de son cheval, de ses levrettes et de Voltaire.

Descendu le 11 janvier à l'auberge, j'allai demeurer ensuite Sous les Tilleuls, dans l'hôtel qu'avait quitté M. le marquis de Bonnay, et qui appartenait à madame la duchesse de Dino: j'y fus reçu par MM. de Caux, de Flavigny et de Cussy[135], secrétaires de la légation.

Le 17 de janvier, j'eus l'honneur de présenter au roi les lettres de récréance de M. le marquis de Bonnay et mes lettres de créance. Le roi, logé dans une simple maison, avait pour toute distinction deux sentinelles à sa porte: entrait qui voulait; on lui parlait s'il était chez lui. Cette simplicité des princes allemands contribue à rendre moins sensibles aux petits le nom et les prérogatives des grands. Frédéric-Guillaume[136] allait chaque jour, à la même heure, dans une carriole découverte qu'il conduisait lui-même, casquette en tête, manteau grisâtre sur le dos, fumer son cigare dans le parc. Je le rencontrais souvent et nous continuions nos promenades, chacun de notre côté. Quand il rentrait dans Berlin, la sentinelle de la porte de Brandebourg criait à tue-tête; la garde prenait les armes et sortait; le roi passait, tout était fini.

Dans la même journée, je fis ma cour au prince royal et aux princes ses frères, jeunes militaires fort gais. Je vis le grand-duc Nicolas et la grande-duchesse, nouvellement mariés et auxquels on donnait des fêtes. Je vis aussi le duc et la duchesse de Cumberland[137], le prince Guillaume[138], frère du roi, le prince Auguste de Prusse[139], longtemps notre prisonnier: il avait voulu épouser madame Récamier; il possédait l'admirable portrait que Gérard avait fait d'elle et qu'elle avait échangé avec le prince pour le tableau de Corinne.

Je m'étais empressé de chercher M. Ancillon[140]. Nous nous connaissions mutuellement par nos ouvrages. Je l'avais rencontré à Paris avec le prince royal son élève[141]; il était chargé à Berlin, par intérim, du portefeuille des affaires étrangères pendant l'absence de M. le comte de Bernstorff. Sa vie était très touchante: sa femme avait perdu la vue: toutes les portes de sa maison étaient ouvertes; la pauvre aveugle se promenait de chambre en chambre parmi des fleurs, et se reposait au hasard comme un rossignol en cage: elle chantait bien et mourut tôt.

M. Ancillon, de même que beaucoup d'hommes illustres de la Prusse, était d'origine française: ministre protestant, ses opinions avaient d'abord été très libérales; peu à peu il se refroidit. Quand je le retrouvai à Rome en 1828, il était revenu à la monarchie tempérée et il a rétrogradé jusqu'à la monarchie absolue. Avec un amour éclairé des sentiments généreux, il avait la haine et la peur des révolutionnaires: c'est cette haine qui l'a poussé vers le despotisme, afin d'y demander abri. Ceux qui vantent encore 1793 et qui en admirent les crimes ne comprendront-ils jamais combien l'horreur dont on est saisi pour ces crimes est un obstacle à l'établissement de la liberté?

Il y eut une fête à la cour, et là commencèrent pour moi des honneurs dont j'étais bien peu digne. Jean Bart avait mis pour aller à Versailles un habit de drap d'or doublé de drap d'argent, ce qui le gênait beaucoup. La grande-duchesse, aujourd'hui l'impératrice de Russie, et la duchesse de Cumberland choisirent mon bras dans une marche polonaise: mes romans du monde commençaient. L'air de la marche était une espèce de pot-pourri composé de plusieurs morceaux, parmi lesquels, à ma grande satisfaction, je reconnus la chanson du roi Dagobert: cela m'encouragea et vint au secours de ma timidité. Ces fêtes se répétèrent; une d'elles surtout eut lieu dans le grand palais du roi. Ne voulant pas en prendre le récit sur mon compte, je le donne tel qu'il est consigné dans le Morgenblatt de Berlin par madame la baronne de Hohenhausen:

«Berlin, le 22 mars 1821.

«Morgenblatt (Feuille du matin), no 70.

«Un des personnages remarquables qui assistaient à cette fête était le vicomte de Chateaubriand, ministre de France, et, quelle que fût la splendeur du spectacle qui se développait à leurs yeux, les belles Berlinoises avaient encore des regards pour l'auteur d'Atala, ce superbe et mélancolique roman, où l'amour le plus ardent succombe dans le combat contre la religion. La mort d'Atala et l'heure du bonheur de Chactas, pendant un orage dans les antiques forêts de l'Amérique, dépeint avec les couleurs de Milton, resteront à jamais gravées dans la mémoire de tous les lecteurs de ce roman. M. de Chateaubriand écrivit Atala dans sa jeunesse péniblement éprouvée par l'exil de sa patrie: de là cette profonde mélancolie et cette passion brûlante qui respirent dans l'ouvrage entier. À présent, cet homme d'État consommé a voué uniquement sa plume à la politique. Son dernier ouvrage, la Vie et la Mort du duc de Berry, est tout à fait écrit dans le ton qu'employaient les panégyristes de Louis XIV.

«M. de Chateaubriand est d'une taille assez petite, et pourtant élancée. Son visage ovale a une expression de piété et de mélancolie. Il a les cheveux et les yeux noirs: ceux-ci brillent du feu de son esprit qui se prononce dans ses traits.»

Mais j'ai les cheveux blancs: pardonnez donc à madame la baronne de Hohenhausen de m'avoir croqué dans mon bon temps, bien qu'elle m'octroie déjà des années. Le portrait est d'ailleurs fort joli; mais je dois à ma sincérité de dire qu'il n'est pas ressemblant.

L'hôtel Sous les Tilleuls, Unter den Linden, était beaucoup trop grand pour moi, froid et délabré: je n'en occupais qu'une petite partie.

Parmi mes collègues, ministres et ambassadeurs, le seul remarquable était M. d'Alopeus.[142] J'ai depuis rencontré sa femme et sa fille à Rome auprès de la grande-duchesse Hélène: si celle-ci eût été à Berlin au lieu de la grande-duchesse Nicolas, sa belle-sœur, j'aurais été plus heureux.

M. d'Alopeus, mon collègue, avait la douce manie de se croire adoré. Il était persécuté par les passions qu'il inspirait: «Ma foi, disait-il, je ne sais ce que j'ai; partout où je vais, les femmes me suivent. Madame d'Alopeus s'est attachée obstinément à moi.» Il eût été excellent saint-simonien. La société privée, comme la société publique, a son allure: dans la première, ce sont toujours des attachements formés et rompus, des affaires de famille, des morts, des naissances, des chagrins et des plaisirs particuliers; le tout varié d'apparences selon les siècles. Dans l'autre, ce sont toujours des changements de ministres, des batailles perdues ou gagnées, des négociations avec les cours, des rois qui s'en vont, ou des royaumes qui tombent.

Sous Frédéric II, électeur de Brandebourg, surnommé Dent de Fer; sous Joachim II, empoisonné par le Juif Lippold; sous Jean Sigismond, qui réunit à son électorat le duché de Prusse; sous Georges-Guillaume, l'Irrésolu, qui, perdant ses forteresses, laissait Gustave-Adolphe s'entretenir avec les dames de sa cour et disait: «Que faire? ils ont des canons;» sous le Grand-Électeur, qui ne rencontra dans ses États que des monceaux de cendres, lesquels empêchaient l'herbe de croître, qui donna audience à l'ambassadeur tartare dont l'interprète avait un nez de bois et les oreilles coupées; sous son fils, premier roi de Prusse, qui, réveillé en sursaut par sa femme, prit la fièvre de peur et en mourut; sous tous ces règnes, les divers mémoires ne laissent voir que la répétition des mêmes aventures dans la société privée.

Frédéric-Guillaume Ier, père du grand Frédéric, homme dur et bizarre, fut élevé par madame de Rocoules, la réfugiée: il aima une jeune femme qui ne put l'adoucir; son salon fut une tabagie. Il nomma le bouffon Gundling président de l'Académie royale de Berlin; il fit enfermer son fils dans la citadelle de Custrin, et Quatt eut la tête tranchée devant le jeune prince; c'était la vie privée de ce temps. Le grand Frédéric, monté sur le trône, eut une intrigue avec une danseuse italienne, la Barbarini, seule femme dont il s'approcha jamais: il se contenta de jouer de la flûte la première nuit de ses noces sous la fenêtre de la princesse Élisabeth de Brunswick lorsqu'il l'épousa. Frédéric avait le goût de la musique et la manie des vers. Les intrigues et les épigrammes des deux poètes, Frédéric et Voltaire, troublèrent madame de Pompadour, l'abbé de Bernis et Louis XV. La margrave de Bayreuth[143] était mêlée dans tout cela avec de l'amour, comme en pouvait avoir un poète. Des cercles littéraires chez le roi, puis des chiens sur des fauteuils malpropres; puis des concerts devant des statues d'Antinoüs; puis des grands dîners; puis beaucoup de philosophie; puis la liberté de la presse et des coups de bâton; puis enfin un homard ou un pâté d'anguille qui mit fin aux jours d'un vieux grand homme, lequel voulait vivre: voilà de quoi s'occupa la société privée de ce temps de lettres et de batailles.—Et, nonobstant, Frédéric a renouvelé l'Allemagne, établi un contre-poids à l'Autriche, et changé tous les rapports et tous les intérêts politiques de la Germanie.

Dans les nouveaux règnes nous trouvons le Palais de marbre, madame Rietz[144] avec son fils, Alexandre, comte de La Marche, la Baronne de Stoltzenberg, maîtresse du margrave Schwed, autrefois comédienne, le prince Henri[145] et ses amis suspects, mademoiselle Voss, rivale de madame Rietz, une intrigue de bal masqué entre un jeune Français et la femme d'un général prussien, enfin madame de F..., dont on peut lire l'aventure dans l'Histoire secrète de la cour de Berlin[146]: qui sait tous ces noms? qui se rappellera les nôtres? Aujourd'hui, dans la capitale de la Prusse, c'est à peine si des octogénaires ont conservé la mémoire de cette génération passée.

La société à Berlin me convenait par ses habitudes: entre cinq et six heures on allait en soirée; tout était fini à neuf, et je me couchais tout juste comme si je n'eusse pas été ambassadeur. Le sommeil dévore l'existence, c'est ce qu'il y a de bon: «Les heures sont longues, et la vie est courte,» dit Fénelon. M. Guillaume de Humboldt[147], frère de mon illustre ami le baron Alexandre[148], était à Berlin: je l'avais connu ministre à Rome; suspect au gouvernement à cause de ses opinions, il menait une vie retirée; pour tuer le temps, il apprenait toutes les langues et même tous les patois de la terre. Il retrouvait les peuples, habitants anciens d'un sol, par les dénominations géographiques du pays. Une de ses filles parlait indifféremment le grec ancien ou le grec moderne; si l'on fût tombé dans un bon jour, on aurait pu deviser à table en sanscrit.

Adelbert de Chamisso[149] demeurait au Jardin-des-Plantes, à quelque distance de Berlin. Je le visitai dans cette solitude, où les plantes gelaient en serre. Il était grand, d'une figure assez agréable. Je me sentais un attrait pour cet exilé, voyageur comme moi: il avait vu ces mers du pôle où je m'étais flatté de pénétrer. Émigré comme moi, il avait été élevé à Berlin en qualité de page. Adelbert, parcourant la Suisse, s'arrêta un moment à Coppet. Il se trouva dans une partie sur le lac, où il pensa périr. Il écrivait ce jour-là même: «Je vois bien qu'il faut chercher mon salut sur les grandes mers.»

M. de Chamisso avait été nommé par M. de Fontanes, professeur à Napoléonville[150]; puis professeur de grec à Strasbourg; il repoussa l'offre par ces nobles paroles: «La première condition pour travailler à l'instruction de la jeunesse est l'indépendance: bien que j'admire le génie de Bonaparte, il ne peut me convenir.» Il refusa de même les avantages que lui offrait la Restauration: «Je n'ai rien fait pour les Bourbons, disait-il, et je ne puis recevoir le prix des services et du sang de mes pères. Dans ce siècle, chaque homme doit pourvoir à son existence.» On conserve dans la famille de M. de Chamisso ce billet écrit au Temple, de la main de Louis XVI: «Je recommande M. de Chamisso, un de mes fidèles serviteurs, à mes frères.» Le roi martyr avait caché ce petit billet dans son sein pour le faire remettre à son premier page, Chamisso, oncle d'Adelbert[151].

L'ouvrage le plus touchant peut-être de cet enfant des muses, caché sous les armes étrangères et adopté des bardes de la Germanie, ce sont ces vers qu'il fit d'abord en allemand et qu'il traduisit en vers français, sur le château de Boncourt, sa demeure paternelle:

Je rêve encore à mon jeune âge
Sous le poids de mes cheveux blancs;
Tu me poursuis, fidèle image,
Et renais sous la faux du Temps.
Du sein d'une mer de verdure
S'élève ce noble château.
Je reconnais et sa toiture,
Et ses tours avec ses créneaux;
Ces lions de nos armoiries
Ont encor leurs regards d'amour.
Je vous souris, gardes chéries,
Et je m'élance dans la cour.
Voilà le sphinx à la fontaine,
Voilà le figuier verdoyant;
Là s'épanouit l'ombre vaine
Des premiers songes de l'enfant.
De mon aïeul, dans la chapelle,
Je cherche et revois le tombeau;
Voilà la colonne à laquelle
Pendent ses armes en faisceau.
Ce marbre que le soleil dore,
Et ces caractères pieux,
Non, je ne puis les lire encore,
Un voile humide est sur mes yeux.
Fidèle château de mes pères,
Je te retrouve tout en moi!
Tu n'es plus; superbe naguères,
La charrue a passé sur toi!.....
Sol que je chéris, sois fertile,
Je te bénis d'un cœur serein;
Bénis, quel qu'il soit, l'homme utile
Dont le soc sillonne ton sein.

Chamisso bénit le laboureur qui laboure le sillon dont il a été dépouillé; son âme devait habiter les régions où planait mon ami Joubert. Je regrette Combourg, mais avec moins de résignation, bien qu'il ne soit pas sorti de ma famille. Embarqué sur le vaisseau armé par le comte de Romanzof, M. de Chamisso découvrit, avec le capitaine Kotzebue, le détroit à l'est du détroit de Behring, et donna son nom à l'une des îles d'où Cook avait entrevu la côte de l'Amérique. Il retrouva au Kamtchatka le portrait de madame Récamier sur porcelaine,[152] et le petit conte Peter Schlemihl, traduit en hollandais. Le héros d'Adelbert, Peter Schlemihl, avait vendu son ombre au diable: j'aurais mieux aimé lui vendre mon corps.

Je me souviens de Chamisso comme du souffle insensible qui faisait légèrement fléchir la tige des brandes que je traversai en retournant à Berlin.

D'après un règlement de Frédéric II, les princes et princesses du sang à Berlin ne voient pas le corps diplomatique; mais, grâce au carnaval, au mariage du duc de Cumberland avec la princesse Frédérique de Prusse, sœur de la feue reine, grâce encore à une certaine inflexion d'étiquette que l'on se permettait, disait-on, à cause de ma personne, j'avais l'occasion de me trouver plus souvent que mes collègues avec la famille royale. Comme je visitais de fois à autre le grand palais, j'y rencontrais la princesse Guillaume[153]: elle se plaisait à me conduire dans les appartements. Je n'ai jamais vu un regard plus triste que le sien; dans les salons inhabités derrière le château, sur la Sprée, elle me montrait une chambre hantée à certains jours par une dame blanche, et, en se serrant contre moi avec une certaine frayeur, elle avait l'air de cette dame blanche. De son côté, la duchesse de Cumberland me racontait qu'elle et sa sœur la reine de Prusse, toutes deux encore très jeunes, avaient entendu leur mère qui venait de mourir leur parler sous ses rideaux fermés.

Le roi, en présence duquel je tombais en sortant de mes visites de curieux, me menait à ses oratoires: il m'en faisait remarquer les crucifix et les tableaux, et rapportait à moi l'honneur de ces innovations, parce qu'ayant lu, me disait-il, dans le Génie du Christianisme, que les protestants avaient trop dépouillé leur culte, il avait trouvé juste ma remarque: il n'était pas encore arrivé à l'excès de son fanatisme luthérien.

Le soir à l'Opéra j'avais une loge auprès de la loge royale, placée en face du théâtre. Je causais avec les princesses; le roi sortait dans les entr'actes; je le rencontrais dans le corridor, il regardait si personne n'était autour de nous et si l'on ne pouvait nous entendre; il m'avouait alors tout bas sa détestation de Rossini et son amour pour Gluck. Il s'étendait en lamentations sur la décadence de l'art et surtout sur ces gargarismes de notes destructeurs du chant dramatique: il me confiait qu'il n'osait dire cela qu'à moi, à cause des personnes qui l'environnaient. Voyait-il venir quelqu'un, il se hâtait de rentrer dans sa loge.

Je vis jouer la Jeanne d'Arc de Schiller: la cathédrale de Reims était parfaitement imitée[154]. Le roi, sérieusement religieux, ne supportait qu'avec peine sur le théâtre la représentation du culte catholique. M. Spontini, l'auteur de la Vestale, avait la direction de l'Opéra[155]. Madame Spontini, fille de M. Érard[156], était agréable, mais elle semblait expier la volubilité du langage des femmes par la lenteur qu'elle mettait à parler: chaque mot divisé en syllabes expirait sur ses lèvres; si elle avait voulu vous dire: Je vous aime, l'amour d'un Français aurait pu s'envoler entre le commencement et la fin de ces trois mots. Elle ne pouvait pas finir mon nom, et elle n'arrivait pas au bout sans une certaine grâce.

Une réunion publique musicale avait lieu deux ou trois fois la semaine. Le soir, en revenant de leur ouvrage, de petites ouvrières, leur panier au bras, des garçons ouvriers portant les instruments de leurs métiers, se pressaient pêle-mêle dans une salle; on leur donnait en entrant un feuillet noté, et ils se joignaient au chœur général avec une précision étonnante. C'était quelque chose de surprenant que ces deux ou trois cents voix confondues. Le morceau fini, chacun reprenait le chemin de sa demeure. Nous sommes bien loin de ce sentiment de l'harmonie, moyen puissant de civilisation; il a introduit dans la chaumière des paysans de l'Allemagne une éducation qui manque à nos hommes rustiques: partout où il y a un piano, il n'y a plus de grossièreté.

Vers le 13 de janvier, j'ouvris le cours de mes dépêches avec le ministre des affaires étrangères. Mon esprit se plie facilement à ce genre de travail: pourquoi pas? Dante, Arioste et Milton n'ont-ils pas aussi bien réussi en politique qu'en poésie? Je ne suis sans doute ni Dante, ni Arioste, ni Milton; l'Europe et la France ont vu néanmoins par le Congrès de Vérone ce que je pourrais faire.

Mon prédécesseur à Berlin me traitait en 1816 comme il traitait M. de Lameth dans ses petits vers au commencement de la révolution[157]. Quand on est si aimable, il ne faut pas laisser derrière soi de registres, ni avoir la rectitude d'un commis quand on n'a pas la capacité d'un diplomate. Il arrive, dans les temps où nous vivons, qu'un coup de vent envoie dans votre place celui contre lequel vous vous étiez élevé; et comme le devoir d'un ambassadeur est d'abord de connaître les archives de l'ambassade, voilà qu'il tombe sur les notes où il est arrangé de main de maître. Que voulez-vous? ces esprits profonds, qui travaillaient au succès de la bonne cause, ne pouvaient pas penser à tout.

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