Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome second: Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795
The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome second
Title: Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome second
Author: Duchesse de Louise Elisabeth Tourzel
Editor: duc François Joseph de Pérusse Des Cars
Release date: January 11, 2011 [eBook #34918]
Language: French
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THE FRENCH REVOLUTION
RESEARCH COLLECTIONLES ARCHIVES DE LA
REVOLUTION FRANÇAISEPERGAMON PRESS
Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UKMÉMOIRES
DE MADAME
LA DUCHESSE DE TOURZEL
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1883.PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
MÉMOIRES
DE MADAME
LA DUCHESSE DE TOURZEL
GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE
PENDANT LES ANNÉES
1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795PUBLIÉS PAR
Le duc DES CARS
Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine
TOME SECOND
PARIS
E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GARANCIÈRE1883
Tous droits réservés
portrait de la reine marie-antoinette
Pastel fait en 1791, par Kucharsky.
AgrandissementMÉMOIRES
DE
MADAME LA DUCHESSE DE TOURZELCHAPITRE XIV
ANNÉE 1791
ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE
Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la manière de recevoir le Roi.—Arrivée et discours de ce prince à l'Assemblée.—Continuation des troubles et commencement de ceux de la Vendée.—Demande du Roi aux commandants de la marine de ne pas abandonner leurs postes.—ême demande aux officiers de la part de M. du Portail, ministre de la guerre.—Proclamation de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, pour engager les émigrés à rentrer en France.—Lettre écrite par le Roi aux ministres étrangers pour notifier aux puissances l'acceptation de la Constitution, et leur réponse à cette notification.—Changement dans le ministère.—Troubles d'Avignon.
L'Assemblée ouvrit ses séances par une discussion sur la manière de prêter le serment exigé des députés. On convint d'un commun accord que le serment serait prêté sur la Constitution, devenue l'Évangile des Français; qu'on irait la chercher en grande pompe dans les Archives nationales; qu'elle serait apportée par six vieillards, et que dans le moment où elle entrerait dans la salle, chacun se lèverait et resterait debout, la tête découverte. On avait proposé, pour lui faire encore plus d'honneur, de la recevoir au bruit du canon, mais on se borna à la réception proposée d'abord. Elle fut reçue aux cris de: Vive la Constitution! et le serment fut prêté par chaque député, la main levée sur ce livre sacré. Cette Constitution, si solennellement jurée et dont la durée devait être si courte, fut reportée avec la même solennité dans les Archives nationales.
On délibéra ensuite sur la manière de recevoir le Roi, lorsqu'il viendrait à l'Assemblée, s'il ne serait pas à propos de supprimer, en lui parlant, le titre de Majesté, et de se borner à celui de Roi des Français; et l'on se permit à ce sujet des réflexions peu respectueuses pour l'autorité royale. On finit cependant par conserver le titre usité, en rapportant le décret qui avait déjà été prononcé, vu le mauvais effet qu'il produisait dans le public, en déclarant toutefois que toute la supériorité serait reconnue appartenir à l'Assemblée, et que le fauteuil du Roi serait à la droite de celui du président et lui serait parfaitement conforme. On convint ensuite que l'on ne se lèverait que pour le moment de l'arrivée du Roi, et que l'on ne se découvrirait que lorsqu'il se serait découvert lui-même.
On fut promptement à même d'observer ce cérémonial. Le Roi arriva à l'Assemblée, et représenta la nécessité de donner à l'administration toute la force et l'autorité nécessaires pour maintenir la paix dans le royaume; de s'occuper sérieusement des finances et des moyens d'assurer la répartition et le recouvrement de l'impôt, pour procurer la libération de l'État et le soulagement du peuple. Il fit sentir la nécessité de simplifier les procédures, de s'occuper de l'éducation publique, d'encourager le commerce et l'industrie, de protéger la liberté de croyance de chacun et les propriétés, afin d'ôter par là tout prétexte de quitter un pays où les lois seraient mises en vigueur, et dans lequel on saurait respecter les lois et les propriétés.
Il promit, de son côté, de ne rien négliger pour le rétablissement de la discipline militaire et de la marine, si nécessaire pour protéger le commerce et les colonies; il ajouta que les mesures qu'il avait prises pour entretenir la paix et l'harmonie entre les puissances étrangères lui donnaient tout lieu d'espérer que sa tranquillité ne serait pas troublée.
M. Pastoret, président de l'Assemblée, répondit à ce discours par un éloge pompeux de la Constitution, qui, loin d'ébranler la puissance royale, lui donnait des bases plus solides et rendait le Roi le plus grand monarque de l'univers, et il l'assura que son union avec l'Assemblée pour la pleine et entière exécution de la Constitution remplissait le vœu des Français, dont les bénédictions en seraient le fruit.
L'acceptation de la Constitution ne ramena pas la paix en France, et il y eut même peu de temps après un commencement de troubles dans la Vendée, au sujet des persécutions religieuses. On y envoya des commissaires, entre autres Goupilleau de Fontenay, qui, connaissant bien le pays, engagea l'Assemblée à prendre des moyens de douceur vis-à-vis d'un peuple qui ne demandait que la liberté de sa croyance, en se chargeant des frais de son culte, lequel peuple était d'ailleurs simple, soumis aux lois, et d'un naturel docile.
M. Thevenard, ministre de la marine, ayant donné sa démission, fut remplacé par M. Bertrand. Le profond attachement de ce dernier pour le Roi, et un caractère bien prononcé, étaient des motifs suffisants pour lui attirer la haine d'une Assemblée dont il ne voulait pas être le vil flatteur. Aussi encourut-il promptement sa disgrâce, malgré son extrême attention à éviter tout ce qui pouvait blesser l'orgueil de ses membres, et à faire exécuter ponctuellement tous les articles de la Constitution.
Par le conseil de ce ministre, le Roi écrivit de sa main aux commandants de la marine une lettre, contre-signée Bertrand, pour les engager, par les motifs les plus sacrés, à ne pas abandonner leur poste, et à sentir ce qu'ils devaient à leur pays et à leur roi dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait. Mais, pour que leur présence fût utile, il eût fallu supprimer cet esprit d'insubordination soutenu par l'Assemblée, qui mettait les officiers dans l'impossibilité de se faire obéir, et par conséquent d'opérer aucun bien.
M. du Portail voulut imiter la conduite de M. Bertrand vis-à-vis des officiers de l'armée de terre, malgré le peu de confiance qu'il pouvait inspirer, ce ministre étant regardé comme le moteur de l'insurrection, par sa demande d'admission des soldats dans tous les clubs du royaume.
M. de Lessart fit aussi, de son côté, une proclamation pour engager les émigrés à rentrer en France, les assurant que le Roi ne regarderait comme de véritables amis que ceux qui reviendraient dans leur pays, où leur présence était si nécessaire, leur représentant, de plus, que si leur attachement pour sa personne les avait fait hésiter de prêter un serment qu'ils considéraient comme incompatible avec leurs devoirs, la conduite de Sa Majesté leur ôtait tout prétexte de s'y refuser.
Mais la conduite de l'Assemblée n'était rien moins que propre à appuyer la demande du Roi, et à persuader les émigrés de l'utilité de leur retour. Aussi cette proclamation fut-elle loin de produire l'effet qu'en avait espéré M. de Lessart.
L'Assemblée profita d'une erreur qui avait retardé la mise en liberté de quatre soldats accusés d'insubordination, pour déclamer contre les ministres. Une pétition de scélérats détenus dans les prisons donna occasion aux injures les plus violentes contre leurs personnes. On voulut qu'ils se présentassent continuellement à la barre pour rendre compte de leur conduite, et tout annonça, dès le commencement de la séance, l'impossibilité où ils se trouveraient d'exercer les fonctions de leur ministère. Le but de l'Assemblée était d'en dégoûter les véritables serviteurs du Roi, en leur ôtant tout moyen de le servir, et de forcer ce prince à les remplacer par leurs amis et leurs créatures.
M. de Montmorin, ne pouvant plus soutenir la manière impérieuse dont l'Assemblée traitait les ministres, et les insultes journalières qu'elle leur faisait éprouver, demanda et obtint sa démission. M. de Lessart, ministre de l'intérieur, fut chargé du portefeuille, en attendant la nomination de son successeur. Le Roi en fit part à l'Assemblée, ainsi que de la nomination de MM. Geoffroy, de Bonnaire de Forges, Boucaut, Gilbert des Mollières et Desjobert pour commissaires de la trésorerie.
M. Tarbé les avait indiqués à Sa Majesté, qui les avait acceptés sans balancer. Ce ministre était sincèrement attaché au Roi; j'eus occasion de le voir, et il me parla de ce prince de la manière la plus touchante. Il était persuadé de la nécessité de faire respecter son autorité, sans compromettre sa personne, et, pour y parvenir, de n'accorder des places qu'à des gens instruits et capables de les bien remplir, de manière que le public pût faire la différence des choix du Roi avec ceux de l'Assemblée. Mais la persécution que cette dernière faisait souffrir à ceux qui ne partageaient pas son délire rendit souvent inutile cette sage précaution.
Le Roi fit également annoncer à l'Assemblée le choix qu'il avait fait de MM. de Brissac d'Hervilly et de Pont-l'Abbé pour commander sa garde constitutionnelle: le premier pour la commander en chef, le second pour être à la tête de la cavalerie, et le troisième à celle de l'infanterie. La conduite franche, loyale et pleine d'honneur du duc de Brissac lui avait acquis l'estime générale, et ceux qui ne partageaient pas ses opinions ne pouvaient s'empêcher de le respecter. Les deux autres étaient d'excellents officiers, et dont la réputation ne laissait rien à désirer; aussi ces choix furent-ils généralement approuvés. J'ai peu connu M. de Pont-l'Abbé, mais beaucoup M. d'Hervilly, dont le dévouement au Roi était sans bornes, et duquel j'aurai occasion de parler dans la suite de ces mémoires.
Quoique M. de Montmorin eût quitté le ministère, il fut chargé par le Roi de donner communication à l'Assemblée de la notification qu'il avait donnée aux puissances de l'Europe de son acceptation de la Constitution, et de la réponse de chacune d'elles. Elle était dans le même sens que toutes les lettres que l'on avait fait écrire au Roi depuis son retour de Varennes, et ses ministres dans les cours étrangères étaient chargés d'insister auprès des puissances sur la nécessité où avait été le Roi d'accepter une Constitution pour laquelle le vœu du peuple était si fortement prononcé; que le Roi, qui n'avait en vue que le bonheur de ses sujets, serait au comble de ses vœux, si les restrictions mises à son autorité remplissaient le but que l'Assemblée s'était proposé; que les imperfections que l'on pouvait remarquer dans la Constitution avaient été prévues; et qu'il y avait tout lieu d'espérer qu'elles pourraient être réparées sans livrer la France à de nouvelles secousses.
Le roi d'Espagne répondit qu'il était loin de vouloir troubler le repos de la France, mais qu'il ne pouvait croire à la libre accession du Roi son cousin à la Constitution, tant qu'il ne le verrait pas éloigné de Paris et des personnes soupçonnées de lui faire violence.
Le roi de Suède déclara avec sa franchise ordinaire que le roi de France n'étant pas libre, il ne pouvait reconnaître aucune mission de la part de la France.
Les autres puissances ne parlèrent que de leur désir de voir le bonheur du Roi être le fruit de tous les sacrifices qu'il faisait à celui de la France; mais, comme elles ne parlaient que très-succinctement de la nation, elles furent loin de satisfaire l'Assemblée, encore plus enivrée de sa puissance que celle qui l'avait précédée.
M. de Montmorin l'assura qu'elle n'avait rien à craindre des puissances étrangères, et que c'était au Roi qu'on devait la tranquillité de la France; mais que pour la maintenir il fallait mettre les lois en vigueur, et faire cesser l'abus des écrits incendiaires qui y mettaient un obstacle journalier.
Goupilleau et Audrein se plaignirent de ce que M. de Montmorin ne rendit pas compte de l'état de la négociation avec la Suisse pour faire participer les déserteurs de Châteauvieux à l'amnistie accordée aux déserteurs français. «Quoiqu'il ait quitté le ministère, s'écria un des membres de l'Assemblée, il n'en est pas moins responsable. Il ne faut pas que la responsabilité des ministres soit un vain épouvantail.» Et cette réflexion fut applaudie du plus grand nombre des membres de l'Assemblée.
Depuis un mois qu'elle avait ouvert ses séances, il y en avait eu bien peu qui n'eussent été de nature à affliger le cœur du Roi et à lui démontrer l'impossibilité d'en espérer aucun bien. Sa conduite lors des massacres d'Avignon suffisait seule pour en ôter tout espoir.
La ville d'Arles, menacée par les brigands qui désolaient le comtat d'Avignon, prit le parti de la résistance. Elle déclara à l'Assemblée sa résolution de se défendre plutôt que d'être victime de la rage de ces forcenés. Les nouveaux troubles d'Avignon pouvaient légitimer cette résistance, même aux yeux de l'Assemblée.
Les brigands, ayant à leur tête Antonelle, non contents de leurs premiers excès, voulurent encore s'approprier les dépouilles des monastères et des églises d'Avignon. Ils en pillèrent les objets précieux et les vendirent à des juifs, brisèrent les cloches, et finirent par s'emparer de l'argent qui était au mont-de-piété. La sortie de la ville de tant d'objets précieux occasionna de grands murmures. Lécuyer, un des chefs de ces bandits, pensa qu'ils en pouvaient profiter pour exciter un mouvement, qu'ils attribueraient aux personnes opposées à la réunion du Comtat à la France. Ils parviendraient par ce moyen à se débarrasser de leurs ennemis et à éviter de rendre compte des effets précieux dont ils s'étaient emparés. Mais, trompé dans son attente, il devint lui-même victime de sa perfidie.
Un grand nombre de mécontents, auxquels s'était jointe une troupe de femmes, se rassembla dans l'église des Cordeliers et somma Lécuyer et ses complices de s'y rendre sur-le-champ. Lécuyer n'osa s'y refuser. Pressé par cette assemblée de rendre compte des effets dont il s'était emparé, la frayeur s'empara de lui; il perdit la tête et voulut s'enfuir. Il excita par là la fureur des meneurs de cette assemblée, qui se jetèrent sur lui et le mirent en pièces.
Les brigands de Savians, pour venger sa mort, massacrèrent quatre-vingt-dix habitants d'Avignon qu'ils retenaient prisonniers depuis le 21 août. Des familles entières subirent le même sort dans leur maison, et chaque heure annonçait de nouveaux malheurs. L'abbé Mulot et M. Lescène des Maisons furent dénoncés pour s'être opposés à de pareilles horreurs et avoir requis, quoique inutilement, de M. de Ferrière les soldats qu'il avait à sa disposition. Ce dernier n'eut pas honte de protéger ces brigands et de leur laisser commettre tranquillement des crimes qui font frémir la nature. Ces monstres, ne voulant cependant pas laisser connaître le nombre de leurs victimes, firent ouvrir une glacière, où ils firent jeter pêle-mêle les morts et les mourants, parmi lesquels se trouvaient des femmes et des enfants, que leur barbarie n'avait pas même épargnés.
Rovère, soi-disant député d'Avignon, associé aux Jourdan, Manvielle, Tournel, Raphaël et autres brigands du Comtat, se chargea de l'apologie de ces scélérats et dénonça l'abbé Mulot et Lescène des Maisons comme ne leur ayant pas prêté l'appui nécessaire et ayant, au contraire, protégé leurs victimes: «Ils ont, disait-il, imité les Français, en combattant pour la liberté, et on les a punis par l'exil ou par la mort.» Vergniaud n'eut pas honte de lui répondre: «Vos commettants sont nos amis, et un peuple ne peut reprendre sa liberté sans passer par les horreurs de l'anarchie.» Il promit ensuite justice et paix, et fit accorder à Rovère les honneurs de la séance.
Le Pape, dépossédé de la souveraineté du Comtat par des moyens aussi iniques, fit publier un manifeste pour se plaindre d'une pareille violation du droit public. Il y développa toutes les manœuvres qui avaient été employées, et les crimes commis pour parvenir à opérer cette réunion, et il envoya le manifeste à toutes les puissances de l'Europe.
CHAPITRE XV
ANNÉE 1791
RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE
Le cœur du Roi ne devait plus éprouver un seul instant de consolation. Chaque jour annonçait les nouvelles les plus désastreuses des différentes parties du royaume, et celle de la révolte des colonies y mit le comble. Le décret du 15 mai de l'Assemblée constituante, qui avait atténué celui qui avait été rendu au mois de novembre précédent, relativement aux colonies, joint aux menées des commissaires envoyés par les amis des noirs, exalta tellement l'esprit de ces derniers, qu'ils se révoltèrent contre les blancs, sous prétexte d'avoir une part égale à la leur dans le gouvernement. Et comme rien n'arrête des gens sans éducation, et dont la violence est l'essence du caractère, ils se livrèrent aux plus grands excès. Trente mille d'entre eux étaient en pleine insurrection et avaient déjà incendié deux cent dix-huit plantations de sucre et massacré trois cents blancs. Ils avaient établi un camp à six milles du Cap, dans des retranchements garnis de canons. Chacun était livré à la plus violente inquiétude. La division que les différents décrets avaient mise parmi les colons augmentait encore le danger.
Des lettres du Havre annonçaient que tous les magasins étaient fermés et que la consternation était générale. Le Roi apprit avec la plus vive douleur les nouvelles de cette insurrection et en fit part sur-le-champ à l'Assemblée. Brissot, Condorcet et les amis des noirs commencèrent par mettre en doute la vérité de cette nouvelle, qui pouvait être, disaient-ils, un artifice des colons pour appesantir le joug de leurs malheureux esclaves, et ils discoururent longtemps sur la nécessité d'en attendre la confirmation. Mais des lettres reçues par diverses maisons de commerce des principaux ports du royaume ne laissèrent plus de doute sur l'existence de cette terrible insurrection, qui fut encore confirmée par M. Barthélemy, chargé d'affaires à Londres.
Il avait appris de plus, par des lettres arrivées directement en Angleterre, la réunion d'une partie des troupes aux conjurés. Les malheureux colons avaient demandé du secours aux Anglais et aux Espagnols; mais ceux-ci, ayant besoin de leurs troupes pour garantir leurs possessions d'une pareille insurrection, n'avaient pu leur en envoyer. Les Anglais leur avaient seulement fait parvenir sur-le-champ cinq cents fusils et quatre cents livres de balles, avec permission d'acheter de la poudre et autres provisions.
Les colons et les propriétaires d'habitations à Saint-Domingue s'assemblèrent sur-le-champ à l'hôtel de Massiac, et y rédigèrent une adresse pour demander au Roi d'y envoyer les secours les plus prompts pour arrêter, s'il en était encore temps, les malheurs qui menaçaient le reste de la colonie. Cette adresse dépeignait de la manière la plus touchante les désastres de Saint-Domingue. Elle accusait la société des amis des noirs de jeter des germes de discorde dans ce malheureux pays; elle leur attribuait la surprise faite à la religion de l'Assemblée nationale lorsqu'elle avait rendu le fatal décret du 15 mai, qu'on pouvait regarder comme la cause des malheurs de Saint-Domingue, et elle se terminait en assurant que si cette révolte n'était promptement dissipée, elle entraînerait la ruine de six millions de Français et du commerce de la France, qui ne pouvait séparer sa ruine de celle des colons; que leur cause était celle des créanciers de l'État, exposés ainsi qu'eux, par cet événement, à voir leur fortune anéantie par une banqueroute universelle. Les colons suppliaient le Roi, comme chef suprême de la puissance exécutive et protecteur-né des propriétés, de prendre les colonies sous sa sauvegarde et d'opposer son autorité aux nouvelles tentatives de ces hommes qui travaillaient à augmenter nos malheurs, et contre lesquels ils demandaient les informations les plus sévères et la plus éclatante justice.
Cette adresse, signée par les principaux propriétaires de Saint-Domingue, fut présentée au Roi par leurs colons, tous vêtus de noir, et ayant à leur tête M. du Cormier, regardé comme un homme du premier mérite. Le Roi répondit, avec la plus vive émotion, qu'il était pénétré de douleur de la situation de la colonie de Saint-Domingue; que, n'en ayant point encore de nouvelles directes, il se flattait que les maux étaient moins grands qu'on ne les annonçait; qu'il s'occupait sans relâche des moyens d'y porter remède, par tout ce qui était en son pouvoir; qu'il les accélérerait le plus possible, et qu'ils pouvaient assurer les colons et la colonie du vif intérêt qu'il prenait à leur sort.
Les colons allèrent ensuite chez la Reine et dirent à cette princesse: «Madame, dans notre grande infortune, nous avions besoin de voir Votre Majesté pour trouver un adoucissement à nos malheurs et un grand exemple de courage. Les colons se recommandent à la protection de Votre Majesté.»—«Ne doutez pas, messieurs, de tout l'intérêt que je prends à vos malheurs», répondit la Reine, si profondément émue qu'elle ne put achever son discours. Mais ayant rencontré, en sortant, les membres de cette même députation: «Messieurs, leur dit-elle du ton le plus sensible, mon silence vous en dira plus que tout le reste.» Ils reçurent aussi de Madame Élisabeth les témoignages du plus vif intérêt.
Toute la famille royale était dans la plus profonde douleur de cette affreuse catastrophe, douleur qu'augmentait la conviction des entraves que mettrait l'Assemblée aux mesures qu'allait prendre le Roi pour venir au secours de cette malheureuse colonie.
Mgr le Dauphin, à qui la Reine avait raconté en deux mots les malheurs de Saint-Domingue, et qui avait entendu louer l'éloge qu'avait fait M. du Cormier du courage de cette princesse, lui demanda de lui donner son discours: «Qu'en voulez-vous faire?» lui dit la Reine.—«Je le mettrai dans ma poche gauche, qui est celle du côté du cœur.» Ce jeune prince était charmant pour la Reine, et ne perdait pas une occasion de lui dire des choses tendres et aimables. Aussi l'aimait-elle passionnément, mais d'une tendresse éclairée, ne le gâtant jamais, et le reprenant toutes les fois qu'elle le trouvait en faute.
Les nouvelles que l'on reçut de M. de Blanchelande, gouverneur de Saint-Domingue, ne confirmèrent que trop les malheurs que l'on redoutait.
Le Roi en fit part sur-le-champ à l'Assemblée, qui chargea ce prince de donner l'état du secours qu'exigeait la position des colonies. Le Roi, qui avait examiné d'avance avec M. Bertrand tout ce que lui permettait la Constitution, demanda dix millions à l'Assemblée et lui annonça qu'il avait donné des ordres pour l'armement des vaisseaux et l'embarquement des troupes qu'il était nécessaire d'envoyer. «Gardez-vous, s'écria Isnard, d'accorder les dix millions avant le rapport du Comité colonial.» Or on traînait en longueur ce rapport, tandis que la célérité des secours pouvait seule sauver la colonie. On accorda seulement trois millions pour la première fois.
Les commerçants du Havre et des autres ports du royaume offrirent tous ceux de leurs bâtiments qui étaient armés pour le transport des troupes. Mais l'Assemblée trouva moyen de paralyser les efforts du Roi, et sa coupable négligence causa la ruine de colonies aussi précieuses, et entraîna avec elles celle du commerce de la France.
Le décret de l'Assemblée du 7 décembre, qui bornait l'envoi des troupes à réprimer seulement la révolte des noirs et confirmait les droits accordés aux gens de couleur, acheva d'ôter tout espoir aux colons. Ceux-ci s'adressèrent encore une fois au Roi pour lui demander de venir à leur secours. Mais le malheureux prince, qui se voyait dépouillé chaque jour de quelque portion de sa faible autorité, ne pouvait que gémir sur leurs malheurs et s'attrister de ceux que préparaient à la France les meneurs de cette nouvelle Assemblée.
Les factieux tentèrent également d'introduire la révolte à la Martinique, à Sainte-Lucie et à Tabago; mais leurs efforts furent rendus inutiles par le courage des habitants de ces diverses îles, qui, effrayés de l'exemple de leurs voisins, se mirent en mesure d'en réprimer les effets. Ils déclarèrent unanimement qu'ils périraient tous plutôt que de laisser introduire dans leurs colonies un régime qui avait occasionné à Saint-Domingue de si cruels malheurs; leur fermeté les sauva. Ils eurent aussi de grandes obligations au vicomte de Damas, qui s'opposa courageusement aux efforts des malveillants. Aussi témoignèrent-ils les plus vifs regrets de son rappel en France, et la satisfaction qu'ils avaient éprouvée en l'y sachant heureusement arrivé.
M. de la Jaille, officier de marine très-distingué, et que le Roi avait nommé pour commander les vaisseaux envoyés à Saint-Domingue pour porter des secours aux colons, fut assailli en arrivant à Brest par une multitude soudoyée pour s'écrier qu'on y envoyait un contre-révolutionnaire pour massacrer les patriotes. Il aurait été mis en pièces sans le courage d'un charcutier, qui parait les coups qu'on lui portait. La municipalité ne trouva d'autre moyen pour rétablir l'ordre que d'emprisonner M. de la Jaille; et l'Assemblée, en donnant des éloges à sa conduite, se garda bien d'improuver celle de ce peuple égaré par les meneurs de toutes ces émeutes.
CHAPITRE XVI
ANNÉE 1791
Persécution contre les prêtres insermentés.—Injures que leur prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre eux.—Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la suite.—Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la guerre.—Démarche du Roi auprès des puissances étrangères pour faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu de succès de cette démarche.—Dénonciation contre les ministres.—Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur de la Commune.
Il y avait peu de séances où l'on ne trouvât moyen de faire intervenir les prêtres insermentés, que les prêtres jureurs devenus évêques poursuivaient avec une haine implacable. Il pleuvait de tous côtés des accusations qui, quoique dénuées de preuves, n'en étaient pas moins favorablement accueillies. On les accusait, malgré la tranquillité de leur conduite, d'être les moteurs de toutes les insurrections. Chabot, capucin, et Lequinio, un des plus violents démagogues de l'Assemblée, étaient leurs principaux accusateurs. Le Josne, qui ne leur cédait en rien, leur imputait tous les malheurs de la France; il voulait qu'on les reléguât dans les chefs-lieux de départements, avec injonction de se présenter tous les jours à leur directoire. Vaublanc, quoique opposé aux démagogues, les traitait de fanatiques. Tout leur présageait une violente persécution. Baert, qu'on ne pouvait soupçonner d'attachement au clergé, se révolta contre cette injustice et représenta que la Constitution ayant décrété la liberté des cultes, on devait laisser les prêtres tranquilles, et leur accorder, même dans les villes, une chapelle pour y exercer leur culte sur la demande de trois cents citoyens.—«Pourvu, ajouta Rougemont, qu'elle soit aux frais des femmes dévotes.»—Baert demanda en même temps que, pour prévenir toute discussion, l'Assemblée s'occupât des moyens de constater civilement les mariages, naissances et décès, et que l'on fît cesser une persécution aussi odieuse que contraire à la liberté, décrétée par la Constitution et dont on laissait jouir toutes les autres religions.
L'abbé Fauchet se permit les plus sanglantes invectives contre les prêtres insermentés, demanda qu'on supprimât tous leurs traitements, les compara à des loups que la faim ferait sortir du bois. Il ajouta qu'il n'était point à craindre que le Roi vînt à leur secours, car il devait être bien aise de se débarrasser d'une pareille vermine.
Isnard, encore plus violent, les traita de pestiférés qui vendaient le ciel au crime: «Frappez-les pour les moindres fautes, disait-il dans sa fureur, et condamnez-les même à la mort, quand on pourra les en convaincre, ou tout au moins déportez-les. Il faut un dénoûment à la Révolution française, car le peuple commence à se détacher des intérêts publics. Provoquez des arrêts, livrez des batailles, écrasez tout de vos victoires. Il faut être tranchant au commencement des révolutions. Heureusement que Louis XVI n'en a pas agi ainsi, sans quoi vous ne seriez pas ici, et sans cette sévérité vous seriez les premières victimes.» On demanda l'impression de ce discours et son envoi aux départements. Ducot, quoique évêque constitutionnel, s'opposa à son impression, se récriant sur le danger de propager de pareils principes. Les cris: «A la barre le prêtre!» applaudis par les galeries, le réduisirent au silence. Quatremer et d'autres députés voulurent appuyer ses raisons, mais ils ne furent pas écoutés plus favorablement.
Torné, évêque constitutionnel, au lieu d'accuser les prêtres insermentés des malheurs de la France, plaça la racine du mal dans la Constitution et dans le gouvernement, qui avait la manie d'affaiblir son autorité pour qu'on le crût paralysé. Il s'opposa à la cessation du traitement des prêtres insermentés, mesure qui, sans avoir l'iniquité du voleur, aurait au moins la dureté du corsaire. Il déclara tenir les sacrements administrés dans les maisons aussi licites que les bals, les évocations magiques et autres divertissements; que le prêtre insermenté devait avoir la liberté d'être absurde dans sa croyance, implacable dans sa haine et insociable avec ses rivaux de doctrine; mais qu'il fallait qu'il s'abstînt de toute sédition, sans quoi il provoquerait lui-même la vengeance de la loi: «Point de punition sans jugement, ajouta-t-il, point de jugement sans procédure.» Cette séance, aussi indécente qu'orageuse, se termina par un arrêté chargeant le comité de se partager en quatre sections, pour présenter une loi contre les prêtres.
Après une longue discussion sur le décret à proposer à l'Assemblée, celui de François de Neufchâteau obtint la préférence. Le préambule en était la comparaison d'un champ rempli de reptiles venimeux qu'un père de famille s'occupait à détruire, et non à nourrir de son sang; et le résultat de cette belle comparaison fut la proposition suivante: «Dans la huitaine, les ecclésiastiques insermentés prêteront le serment civique, et en cas de refus ou de rétractation, ils seront privés de leurs pensions, réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie, et éloignés des lieux où il y aurait du trouble.»
Deux ou trois mauvais sujets excitaient-ils du désordre, on le mettait sur le compte des prêtres insermentés, et une dénonciation suffisait pour les faire bannir ou jeter dans les fers. On invitait les bons esprits à se rallier contre le fanatisme religieux et à défendre le peuple des piéges qu'on lui tendait sous le prétexte d'opinions religieuses. Les voix qui s'opposèrent à ce décret, en raison de son inconstitutionalité, furent étouffées par les clameurs de l'Assemblée, et il fut accepté par la majorité et porté à la sanction du Roi.
Il y eut cependant différentes réclamations de plusieurs départements sur l'injustice d'un pareil décret; celui de Paris, notamment, vint prier le Roi de refuser sa sanction à un décret aussi injuste qu'inconstitutionnel.
Les clubs, plus puissants que jamais, et les tribunes qu'ils avaient soin de garnir de leurs affidés, étaient encore une arme dont se servaient les factieux. Ils répandirent des brigands dans toutes les sections de Paris pour former des réclamations sur l'arrêté du département, en annonçant les plus grands malheurs si le Roi refusait sa sanction à ce décret. Sa Majesté, bien décidée à ne le pas sanctionner, ne tint aucun compte de leurs menaces, non plus que de la colère de l'Assemblée lorsqu'elle apprendrait son refus.
Ce décret, quoique non sanctionné, ne s'en exécuta pas moins dans les départements influencés par les Jacobins. Aussi la persécution y fut-elle violente. Elle redoubla même de force lorsque l'on apprit que le Roi avait refusé sa sanction. C'était un art des Jacobins d'y présenter des décrets injustes pour avilir ce prince par leur acceptation, ou pour faire retomber sur le refus de son acceptation les troubles dont ils étaient les premiers moteurs.
La conduite de l'Assemblée n'était pas propre à appuyer l'invitation faite par le Roi aux émigrés de rentrer en France. Il n'y avait pas encore un mois qu'elle tenait ses séances, lorsqu'elle ordonna aux comités de s'occuper d'une loi sur les émigrés, et nommément sur les princes français. M. de Condorcet, après un discours aussi vague qu'insignifiant, soutint qu'on ne pouvait emporter ses richesses ni porter les armes contre la patrie sans mériter d'être puni comme traître et assassin. Il traita les princes et la noblesse de «lie de la nation», qui osait encore s'en croire l'élite, et proposa de décréter que tout Français ayant prêté le serment civique serait libre de rester chez l'étranger; mais que tout émigré qui, en outre de ce serment, ne prêterait pas celui de ne porter les armes ni contre la nation, ni contre les pouvoirs constitués, serait déclaré ennemi de la nation et verrait ses biens confisqués ou séquestrés. On convint en même temps qu'une loi réglerait le sort des femmes, des enfants et des créanciers desdits émigrés.
Vergniaud les compara à des Pygmées luttant contre des Titans, et engagea le Roi à ne pas écouter sa sensibilité sur les objets chers à son cœur, et à imiter Brutus immolant ses enfants au bien de la patrie.
Pastoret proposa, pour concilier la loi sur les émigrés et la violation de la Constitution, de jeter pour le moment un voile sur la liberté, citant la suspension de l'habeas corpus des Anglais, et ne voyant dans les princes et les nobles que des mécontents qui ne pouvaient s'accoutumer à voir exclues du premier rang l'intrigue et l'opulence, remplacées par les talents et la vertu. Peu après ce beau discours, il fut nommé membre de l'instruction publique, avec Condorcet, Cerutti et l'abbé Fauchet.
M. de Girardin demanda qu'au préalable l'Assemblée fît en trois jours une proclamation qui obligeât Monsieur à rentrer en France sous deux mois, sous peine d'être censé avoir abdiqué son droit à la régence. Ramond demanda qu'on se donnât le loisir de discuter une question aussi importante; mais M. de Girardin s'y opposa, et la motion fut déclarée urgente.
Dès que les trois jours furent révolus, Isnard monta à la tribune, traita les princes de conspirateurs, blâma la pusillanimité de ceux qui redoutaient de prononcer des peines contre eux: «Il est temps, dit-il, de donner à l'égalité son aplomb; c'est la longue impunité des grands criminels qui a rendu le peuple bourreau. La colère des peuples, comme celle de Dieu, n'est que trop souvent le supplément terrible du silence des lois.» La motion de M. de Girardin fut décrétée et affichée dans tous les coins de Paris.
On reprit la loi générale sur les émigrés. Chaque séance était accompagnée d'invectives et de déclamations contre leurs personnes, et l'on finit par décréter la peine de mort contre tous les Français qui seraient encore, le 1^{er} janvier, en état de rassemblement. On déclara que leurs biens seraient séquestrés au profit de la nation, sans préjudice des droits de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs créanciers. Le même décret prononça la peine de mort contre les princes français et les fonctionnaires publics faisant partie de ces rassemblements qui ne seraient pas rentrés le 1^{er} janvier, ordonna le séquestre des biens des princes, avec défense de leur payer aucun traitement sous peine de vingt ans de gêne contre les ordonnateurs de ces payements; la destitution et la perte du traitement de tout fonctionnaire public absent sans cause légitime avant et depuis l'amnistie. Même peine contre tout fonctionnaire public qui sortirait du royaume sans un congé du ministre de son département. On y soumit également les officiers généraux, les officiers supérieurs et même les sous-officiers. Tout officier militaire abandonnant ses fonctions sans congé ou démission devait être réputé déserteur et puni comme tel; et tout embaucheur au dedans comme au dehors devait aussi être puni de mort.
L'Assemblée chargea, en outre, le comité diplomatique de lui proposer les mesures à prendre à l'égard des princes étrangers qui souffraient des rassemblements dans leurs États, et de prier le Roi de les accepter. Elle termina tous les articles de ce décret en déclarant qu'elle dérogeait à toutes les lois qui pourraient y être contraires.
Le garde des sceaux apporta la sanction du Roi au décret concernant Monsieur, et son refus sur celui des prêtres et des émigrés; et comme il voulait faire quelques observations sur ce refus, l'Assemblée s'y opposa, et il y eut un vacarme épouvantable: «Tant mieux, reprit Cambon; le Roi prouve par là à l'Europe qu'il est libre au milieu de son peuple.»
Les Jacobins firent pleuvoir de tous côtés des pétitions à l'Assemblée pour déplorer le veto mis par le Roi au décret sur les prêtres et les émigrés. Ils animaient les esprits contre le Roi et la famille royale, qu'ils accusaient de protéger les ennemis de la patrie. Les femmes mêmes se mêlèrent de faire des représentations, et s'attachèrent à persuader au peuple que le refus du Roi attirerait les plus grands malheurs sur la nation, dont les rois et les prêtres étaient les plus grands ennemis.
Les pamphlets répandus contre le refus de la sanction du Roi engagèrent les ministres à lui faire faire de nouvelles proclamations et à écrire aux princes ses frères pour les engager à revenir et à ne pas mettre en doute sa volonté prononcée d'observer et de faire observer la Constitution. Ils crurent utile de répandre dans le public ces lettres et ces proclamations; mais elles ne firent aucun effet, et les troubles et les persécutions qui se multipliaient dans chaque partie de la France augmentèrent encore l'émigration.
L'Assemblée décréta, de plus, que tout Français ayant traitement, pension ou rente sur le trésor national, serait obligé de se présenter en personne avec un certificat visé par la municipalité de son domicile et par le directoire, lequel prouverait qu'il avait habité l'empire français pendant six mois. Tout transport et délégation ne pouvait non plus être valable qu'avec le même certificat pour les vendeurs et les acheteurs. Les seuls commerçants furent exceptés de cette loi, en produisant qu'ils exerçaient le commerce avant le décret.
Le Roi nomma M. Cayer de Gerville ministre de l'intérieur, et M. de Lessart resta ministre des affaires étrangères. M. Cayer de Gerville était avocat et très-révolutionnaire. Il avait été envoyé comme commissaire à Nancy lors de la révolte des régiments, et était rempli de vanité et de susceptibilité. Il finit cependant par prendre de l'attachement pour la personne du Roi, mais en obligeant ce prince à user avec lui de grands ménagements, pour ne pas choquer son amour-propre accompagné d'une grossièreté révolutionnaire. M. du Portail, ministre de la guerre, ne pouvant plus tenir aux insultes journalières qu'il éprouvait, donna sa démission, et fut remplacé par le comte Louis de Narbonne. Rempli de présomption et se croyant appelé à de grandes destinées, celui-ci accepta avec joie la place de ministre. La légèreté de son caractère ne lui permit pas de calculer les obstacles qu'il devait nécessairement rencontrer. Convaincu que cette place lui donnait le moyen de satisfaire son ambition et le mettait même à portée de procurer au Roi quelques chances heureuses pour sortir de sa cruelle situation, il s'occupa de réaliser les espérances qu'il avait conçues. La guerre fut celui qui lui parut le plus propre à remplir ce but, et il travailla de tout son pouvoir à la faire désirer à l'Assemblée, sous le prétexte de venger la nation des insultes qu'elle recevait des puissances étrangères.
Enivré de ses folles espérances et persuadé de ses grandes capacités, il vint un jour trouver la Reine et lui présenta un mémoire pour lui prouver la nécessité d'opposer une attitude formidable aux menaces des puissances étrangères. Il appuya sur l'utilité que la France retirerait d'une guerre qui ferait connaître à ces puissances la force d'une nation qui avait recouvré sa liberté, et il travailla ensuite à persuader cette princesse de l'avantage que le Roi pouvait tirer de la nomination d'un premier ministre, qui réunirait à l'attachement à sa personne l'instruction, la capacité et l'art de la persuasion pour ramener les esprits égarés: «Il faudrait de plus, ajouta-t-il, qu'il eût l'adresse d'occuper la nation d'une guerre qu'on lui ferait regarder comme nationale, pour parvenir par ce moyen à rendre au Roi l'autorité nécessaire pour le bonheur de la France.»—«Et où trouver un tel homme?» reprit la Reine.—«Je crois, d'après ce que pensent mes amis, qu'elle pourrait le trouver en ma personne et en faire la demande au Roi.»—«Vous vous moquez, reprit la Reine en éclatant de rire; et à quoi pensez-vous donc en me faisant une pareille proposition?» Puis, reprenant son sérieux, elle lui prouva que la Constitution s'opposait formellement à sa demande.
Je tiens cette anecdote de la bouche de cette princesse; j'ignore si cette conversation a été connue, mais peu de jours après il courut dans Paris une caricature représentant M. de Narbonne avec une tête de linotte, et dont le titre était celui de ministre linotte.
L'Assemblée, dirigée par les Jacobins, nomma pour membres du comité de surveillance Isnard, Bazire, Merlin, Grangeneuve, Fauchet, Goupilleau de Fontenai, Chabot, Lecointre de Versailles, Lacroix, Lacretelle, Quinette, Chauvelot, et pour suppléants: Antonnelle, maire d'Arles; Jagault et Montaut. Ces derniers entrèrent promptement en fonction. Trois d'entre eux ayant donné leur démission, presque tous périrent dans la suite sous la hache révolutionnaire et condamnés par leurs semblables. Car dès que les scélérats furent les maîtres, ils formèrent diverses fractions, et chaque fraction qui avait la prépondérance envoyait à l'échafaud celle qui lui était opposée.
Les ministres regardant comme avantageux que le Roi répondit en personne à la demande que lui faisait l'Assemblée de s'occuper de mesures qui fissent cesser les rassemblements extérieurs qui entretenaient l'inquiétude de la France et rendaient la guerre préférable à une paix ruineuse et avilissante, le Prince s'y rendit en personne pour l'assurer qu'il ne négligerait rien pour répondre à ses désirs: «Mais, ajouta-t-il, avant de se déterminer à la guerre, il faudrait employer tous les moyens possibles pour préserver la France des maux incalculables que la guerre ne peut manquer d'entraîner dans les premiers moments de l'essai d'un gouvernement constitutionnel.» Il fit espérer de trouver un allié fidèle dans la personne de l'Empereur, disposé à empêcher les rassemblements qui inquiétaient la nation. Il ajouta que, dans ce but, il allait faire déclarer à l'électeur de Trêves et aux autres princes voisins que si, avant le 15 janvier, ils ne faisaient cesser lesdits rassemblements, il ne verrait en eux que des ennemis de la France; et il espérait beaucoup à cet égard de l'intervention de l'Empereur. S'il ne pouvait réussir dans ses efforts, il leur déclarerait la guerre; mais qu'il fallait s'occuper des moyens d'en assurer le succès, en affermissant le crédit national, en donnant aux délibérations de l'Assemblée une marche fixe et imposante, et en se conduisant de manière à prouver que le Roi ne faisait qu'un avec les représentants de la nation; que quant à lui, rien ne ralentirait ses efforts pour que la loi fût l'appui des citoyens et l'effroi des perturbateurs du repos public; qu'il conserverait fidèlement le dépôt de la Constitution sans souffrir qu'il y fût porté atteinte, sentant combien il était beau d'être roi d'un peuple libre. Cette dernière phrase prouvait évidemment que ce discours était encore l'ouvrage de ceux qui avaient dicté tout ce qu'avait écrit le Roi depuis son retour de Varennes. Tant de ménagements en réponse à tant d'outrages, au lieu d'adoucir les factieux, ne les rendirent que plus insolents.
L'Assemblée répondit qu'elle délibérerait sur les propositions du Roi, quoiqu'il n'en eût fait aucune; et M. de Narbonne, prenant alors la parole, demanda la levée de trois armées, les fonds nécessaires pour cet objet, et proposa, pour les commander, MM. de Luckner, de Rochambeau et de la Fayette. Il donna l'espoir que la nation ne serait point inférieure dans sa lutte contre les puissances à ce qu'elle avait été sous le règne de Louis XIV, et qu'il était essentiel de leur prouver, par l'ordre que l'on verrait régner dans le royaume, ce qu'était une nation qui voulait et savait conserver sa liberté.
Cependant les dénonciations contre les ministres se renouvelaient journellement; l'abbé Fauchet attaqua M. de Lessart de la manière la plus violente, attribuant les massacres d'Avignon au retard de l'envoi du décret de réunion du Comtat à la France, et il demanda que le ministre fût décrété d'accusation. Sa demande fut renvoyée au comité pour en faire un rapport; mais M. de Lessart se justifia si pleinement de toutes ces imputations, qu'on ne put y donner aucune suite.
Péthion fut nommé maire de Paris, Manuel procureur-syndic de la Commune, et toutes les places furent remplies par les créatures des Jacobins. Il était impossible de ne pas frémir de la rapidité avec laquelle ils allaient à leur but. Toutes les démarches que l'Assemblée exigeait du Roi n'avaient pour but que de l'avilir, et nommément celle de réitérer auprès des cantons suisses la demande de la grâce des déserteurs de Châteauvieux.
M. de Narbonne, pour persuader de plus en plus l'Assemblée de son patriotisme, imagina d'exiger des six maréchaux de France résidant encore en France un serment encore plus constitutionnel que le serment civique décrété par l'Assemblée. Mais il fut refusé par MM. de Beauvau, de Noailles, de Mouchi, de Laval et de Contades, et un seul, M. de Ségur, accéda à la demande du ministre.
Les décrets rendus contre les émigrés ne firent sur ceux-ci aucune impression. D'un autre côté, les réponses des puissances étrangères aux diverses demandes du Roi, par les vœux qu'elles formaient pour qu'il trouvât dans la Constitution le bonheur qu'il en espérait, irritèrent l'Assemblée, plus enorgueillie que jamais d'un pouvoir qu'elle cherchait à accroître journellement.
CHAPITRE XVII
ANNÉE 1792
Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats de Châteauvieux.—Persécution contre les officiers fidèles au Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses créatures.—Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de Trèves.—Décret contre les princes frères du Roi.—Autre décret pour faire payer aux émigrés les frais de la guerre.—Empire que prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France par la terreur qu'ils inspirent.—Demande de mettre en activité la haute cour nationale.—Rapport satisfaisant de M. de Narbonne sur l'état de l'armée, et dénué de toute vérité.—Brissot déclare qu'on ne peut compter sur aucune puissance étrangère.—Crainte des Jacobins d'une médiation armée entre toutes les puissances pour le maintien de l'ordre en France.—Établissement de la garde constitutionnelle du Roi.
La municipalité ayant demandé à l'Assemblée de vouloir bien fixer le jour où elle recevrait ses hommages à l'occasion du nouvel an, M. Pastoret se récria contre un usage aussi vicieux et indigne d'une Assemblée qui ne désirait d'autre hommage que l'assurance du bonheur du peuple, et fit décréter qu'on n'en présenterait aucun à qui que ce fût.
L'Assemblée, ne pouvant obtenir la grâce des quarante soldats de Châteauvieux, condamnés aux galères par leur nation relativement à l'affaire de Nancy, la décréta elle-même et les en fit sortir, quoiqu'ils y fussent condamnés par le jugement de leur nation. Guadet assura que cette indulgence animerait d'une nouvelle ardeur les régiments suisses qui servaient en France, qu'elle ne déplairait qu'aux officiers infectés d'aristocratie, mais qu'heureusement les officiers ne faisaient pas les armées.
Il n'y avait sorte de moyen que l'on n'employât pour dégoûter les officiers fidèles à leur devoir et soupçonnés d'attachement à la personne du Roi. Toutes les dénonciations des soldats étaient écoutées favorablement, et les officiers mis en état d'arrestation sur de simples rapports dont on ne pouvait administrer aucune preuve. L'insubordination des soldats, le pillage des caisses et l'emprisonnement des officiers trouvaient toujours une excuse dans l'Assemblée. Il était visible que le plan des factieux était de ne laisser dans les régiments aucun officier, et de les remplacer par des créatures, pour pouvoir disposer de l'armée quand l'occasion s'en présenterait.
La violence de l'Assemblée et le peu de mesures qu'elle gardait dans ses menaces aux princes voisins de la France, s'ils continuaient à souffrir dans leurs États des rassemblements d'émigrés, déterminèrent l'Empereur à faire écrire à M. de Noailles, ambassadeur de France, par M. le prince de Kaunitz, qu'il allait mettre ses troupes à portée de secourir l'électeur de Trèves, si les Français se permettaient les moindres hostilités dans les États de ce prince. Le Roi écrivit lui-même à l'Assemblée en lui envoyant cette lettre, pour lui marquer son étonnement de la conduite de l'Empereur, l'assurant cependant qu'il ne perdait pas encore l'espoir de le ramener à des sentiments plus pacifiques; mais que si, contre son attente, il persistait à ne point exiger de l'électeur de faire sortir les émigrés de ses États, il saurait soutenir la justice de la cause des Français, regardant le maintien de la dignité nationale comme le plus essentiel de ses devoirs. Il était facile de reconnaître encore dans le style de cette lettre l'ouvrage des mêmes personnes qui avaient dicté toutes celles de Sa Majesté.
L'Assemblée, en applaudissant à cette démarche, n'en continua pas moins ses poursuites contre les princes frères du Roi, et M. de Condorcet prononça un long discours pour servir de préambule au décret projeté. Il assura que la nation française ne prendrait jamais les armes pour faire de nouvelles conquêtes, mais seulement pour assurer sa liberté, faire respecter sa dignité, et qu'elle ménagerait toujours le peuple des États avec lesquels elle serait en guerre. Ce discours, accompagné des invectives ordinaires contre les princes, les nobles, les prêtres et les émigrés, pouvait être regardé comme une sollicitation de ce décret si désiré. Aussi fut-ce à sa suite que l'Assemblée décréta, le 1^{er} janvier, qu'il y avait lieu à accusation contre Monsieur, Mgr le comte d'Artois et Mgr le prince de Condé, MM. de Bouillé, de Calonne et Mirabeau cadet, à qui elle ne donna que le nom de Riquetti, par respect pour le grand homme qui avait porté avec tant de gloire celui de Mirabeau; et elle ordonna que, sous trois jours, les comités de diplomatie et de législation réunis lui présenteraient un projet d'acte d'accusation; que le ministre des affaires étrangères serait tenu de leur remettre toutes les notes et renseignements qu'il aurait pu recevoir des agents de la nation sur les projets des émigrés, de dénoncer ceux qui auraient pu les favoriser ou auraient négligé d'instruire le gouvernement des dispositions hostiles qu'ils auraient préparées ou suivies dans les cours étrangères.
Non contents de ce décret, les démagogues de l'Assemblée la persuadèrent, par les discours les plus violents, qu'il fallait faire payer aux émigrés les frais de la guerre. En conséquence, elle décréta, peu de jours après, une triple imposition sur tous leurs biens, non compris les frais de culture et de régie: ce qui réduisit à rien leurs revenus et acheva de leur enlever le peu de ressources qui leur restait. Les Jacobins, n'étant pas encore satisfaits, envoyèrent dans les provinces le comédien d'Orfeuil, un de leurs plus ardents sectateurs, pour exciter le peuple contre eux et l'engager à s'emparer de leurs biens.
Rien n'était plus effrayant pour les propriétaires que les maximes débitées à l'Assemblée par des députés sans propriétés, et qui n'aspiraient qu'à s'emparer de celles dont ils convoitaient la dépouille. La partie saine des Français, quelle que fût la nuance de leurs opinions politiques, détestait et méprisait cette Assemblée; mais les frayeurs qu'inspiraient les crimes qu'elle était capable de commettre contenaient chacun dans l'obéissance, tandis qu'elle mettait à profit la terreur qu'elle savait employer si à propos.
La grande majorité des Français et des Parisiens était sincèrement attachée au Roi; mais n'osant résister aux Jacobins, elle leur laissa prendre un tel empire, qu'ils finirent par subjuguer non-seulement l'Assemblée, mais encore la France entière. Ils avaient rempli les places de leurs créatures; les crimes ne leur coûtaient rien. Chacun, craignant d'être leur victime en s'opposant à leurs projets, finit par le devenir de sa lâcheté et de son insouciance. Les députés mêmes n'osaient s'opposer aux décrets qu'ils provoquaient et dont ils sentaient l'injustice; leur vote fut souvent dicté par la peur, ainsi que les éloges qu'ils prodiguaient à l'Assemblée contre le vœu de leur cœur. Le ministre de la justice lui ayant déclaré que pour l'organisation de la haute cour nationale il était indispensable de compléter le décret rendu le 15 mai de l'année précédente, elle en rendit un composé de huit articles. Les factieux soulevèrent la question de décider s'il serait soumis ou non à la sanction du Roi. Il y eut de grands débats à ce sujet; mais on leur prouva si évidemment qu'ils ne pouvaient en soustraire les décrets sans violer ouvertement la Constitution, que, n'ayant rien à répondre à cette objection ni à celle qui montrait l'injustice de laisser sans jugement un si grand nombre de détenus, l'Assemblée se décida à ajourner le décret, laissant à la décision de la haute cour ce qu'il y avait à ajouter à son organisation. Et cependant elle obligea le ministre de la justice à lui rendre compte, sous huit jours, des mesures prises pour mettre la haute cour en activité. Le pouvoir qu'on donnait à cette cour aurait été bien dangereux, si le bonheur n'avait voulu qu'elle fût composée de têtes froides et réfléchies, qui, sous différents prétextes, différèrent de rendre les jugements provoqués par l'Assemblée. Cette dernière ne s'occupait que des moyens d'obliger le Roi à déclarer la guerre aux puissances étrangères, les factieux espérant en profiter pour établir plus promptement l'anarchie, qui favoriserait leur cupidité et leur ambition cachées sous le voile de l'égalité.
M. de Narbonne, qui ne la désirait pas moins, fit le rapport le plus satisfaisant sur l'état de l'armée et celui des places frontières. Il n'y manquait que la vérité; mais on était bien éloigné de chercher à l'approfondir. Il assura à l'Assemblée que la France était en état de se défendre contre tous ses ennemis; qu'en y rétablissant l'ordre, elle deviendrait une puissance si formidable, qu'elle serait recherchée par toutes les autres. «La cause de la noblesse, ajouta-t-il, est étrangère aux rois comme aux peuples; faisons-lui perdre deux fois sa cause en nous emparant des vertus généreuses dont elle se croit en possession exclusive.» Il était parvenu à obtenir du Roi, sur la demande de l'Assemblée, le commandement des trois armées décrété pour MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, ainsi que le bâton de maréchal de France pour les deux premiers, quoique la Constitution n'en portât le nombre qu'à six. Mais il promit qu'on ne remplacerait ceux qui viendraient à manquer que lorsqu'ils seraient réduits au nombre fixé par la loi.
Brissot prononça, à cette occasion, un grand discours pour prouver que nous ne pouvions compter sur aucune puissance de l'Europe; qu'il fallait les obliger à se déclarer et donner seulement à l'Empereur jusqu'au 10 février pour se décider; que, passé ce terme, son silence serait tenu pour hostilité, et le Roi invité à accélérer les préparatifs de guerre. Gensonné ajouta qu'on devait sommer l'Empereur de déclarer s'il voulait observer fidèlement le traité de 1766, secourir la France en cas d'hostilités des puissances étrangères, et ne rien entreprendre contre la Constitution. Cette proposition, qui fut fort applaudie, fut accompagnée des invectives ordinaires contre les puissances étrangères, les aristocrates et les émigrés.
M. de Lessart, en apportant à l'Assemblée les promesses de l'électeur de Trèves de faire cesser les rassemblements d'émigrés, et les ordres donnés pour leur faire quitter ses États, l'engagea à ne pas presser la déclaration de guerre, et à employer tous les moyens qui seraient en son pouvoir pour préserver la France des fléaux que cette guerre entraînerait à sa suite. Mais l'Assemblée était bien éloignée d'écouter de pareils conseils.
Les Jacobins, ayant eu connaissance du désir qu'avait le Roi d'une médiation armée de toutes les puissances pour rétablir l'ordre en France, et faire cesser l'inquiétude que leur causait la violence de l'Assemblée, animèrent contre cette mesure les factieux, qui, après s'être permis les invectives les plus violentes contre tous les souverains, firent décréter que l'Assemblée regarderait comme infâme et criminel de lèse-nation tout Français qui prendrait part directement ou indirectement à un congrès dont l'objet serait la modification de la Constitution, la nation étant résolue de la maintenir ou de périr; que le présent décret serait porté au Roi pour qu'il fît notifier aux puissances la résolution de la nation de ne rien changer à sa Constitution.
Il y eut à la suite de ce décret un vacarme épouvantable à l'Assemblée. On n'y entendait que les cris répétés de: «Vive la Constitution ou la mort!» MM. de Lessart et Duport du Tertre furent obligés de crier comme les autres, ce qui leur valut quelques applaudissements.
Les factieux n'avaient garde de souffrir d'autres changements à la Constitution que ceux qu'ils y feraient eux-mêmes, dans la crainte que l'on ne parvînt à la concilier avec la royauté, dont leurs décrets n'avaient pour but que de hâter la destruction.
Malgré toutes ces bravades contre les souverains, on ne faisait aucun préparatif pour soutenir la guerre. Les scélérats manquaient de tout; on n'avait ni places approvisionnées, ni canons, ni rien de tout ce qui était nécessaire pour commencer une campagne. M. de Narbonne représentait vainement la nécessité de s'occuper du recrutement de l'armée et de commencer ses préparatifs pour n'être pas pris au dépourvu. L'Assemblée ne répondait que par de beaux discours sur l'état de la France, et passait à l'ordre du jour sur les nouvelles qui lui arrivaient de tous côtés, sur le dénûment des soldats et le mauvais état des places frontières. On ne peut se faire d'idée de la déraison de cette Assemblée, dont tous les décrets portaient l'empreinte de la violence et de la fureur. Elle prolongea cependant le terme de la décision demandée à l'Empereur jusqu'au 10 mars, sur l'observation que des retards de courrier pourraient ne pas lui laisser le temps nécessaire à une décision.
La fureur de l'Assemblée ne l'empêchait pas d'être ombrageuse au point de redouter les 1,800 hommes qui devaient composer la garde du Roi; et sous divers prétextes, elle en retarda tellement la mise en activité, qu'elle ne put commencer son service que le 19 février. Le Roi avait mis l'attention la plus scrupuleuse à ne donner aucune prise sur sa composition. M. le ministre de l'intérieur avait demandé à chaque département de fournir trois hommes dont la bonne conduite pût répondre de leur fidélité à tous leurs devoirs. Chaque bataillon de Paris fournit aussi deux hommes, et la cavalerie fut prise dans les divers régiments de cette arme. Les factieux, n'ayant pu s'opposer à l'établissement de cette garde, cherchèrent à la corrompre avant même qu'elle fût en activité; mais ils ne purent réussir vis-à-vis de la cavalerie, qui fut incorruptible, et ils ne gagnèrent qu'un petit nombre d'hommes dans l'infanterie, et qu'on eût même ramenés facilement s'il eût été question de défendre le Roi. Pour répondre aux reproches que l'Assemblée ne cessait de faire à M. Bertrand, le Roi lui écrivit qu'après en avoir mûrement examiné la nature et n'en trouvant aucun de fondé, il croirait manquer à la justice s'il lui retirait sa confiance. Cette lettre occasionna un grand tumulte dans l'Assemblée. Guadet et Brissot s'emportèrent contre les ministres, et même contre le Roi, prétendant que les aristocrates gouvernaient la France dans l'intérieur, tandis qu'au dehors l'Empereur, l'Espagne et la Prusse nous dictaient des lois. Brissot conseilla à l'Empereur de se séparer de ces deux puissances, de favoriser les Jacobins et de les employer à préparer les peuples à la liberté, moyen certain d'affermir son trône chancelant.
Ce prince, peu touché de ces avis, fit courir un manifeste pour assurer les Français que, loin de détruire leur Constitution, il se joindrait au contraire au Roi pour l'appuyer de tout son pouvoir, en en modifiant les articles qui pourraient en avoir besoin; qu'il ne se déclarerait jamais que contre les factieux, fauteurs du désordre et de l'anarchie, et qui perpétuaient seuls les malheurs de la France, auxquels il désirait ardemment voir une fin. Il se flattait que cette démarche attirerait dans le parti du Roi les véritables amis d'une Constitution sage et une grande partie de la France. Mais il ne connaissait pas la force des Jacobins, qu'il attaquait ouvertement sous le nom de factieux, et que cette démarche rendit encore plus audacieux. Aussi la Reine s'en affligea-t-elle, la trouvant prématurée. Elle me dit en me montrant cet écrit: «Mon frère ne connaît pas la position de la France; en déclarant la guerre aux Jacobins, il nous met sous le couteau, nous et nos fidèles serviteurs.»
En effet, les factieux ne perdaient pas une occasion d'échauffer le peuple. Ils lui persuadèrent que le droit de veto était le seul obstacle à son bonheur, et avec ce mot, dont il n'entendait pas la signification, ils l'animèrent contre le Roi et la Reine, qu'ils appelaient Monsieur et Madame Veto. Ils se permettaient les injures les plus grossières contre leurs personnes, surtout lorsque ce prince opposait le droit de veto aux décrets de l'Assemblée. Un de ses membres poussa la hardiesse jusqu'à dire que les ministres devaient répondre sur leurs têtes des suites du veto; et une violation si manifeste de la Constitution n'éprouva aucune opposition.
On faisait fabriquer des piques dans Paris, et l'on fit paraître dans les Tuileries des piques à crochets, pour arracher, disaient-ils, les entrailles des aristocrates. Une députation de ces misérables vint à la barre, accuser les membres du ministère de préparer un massacre des patriotes. C'était la tactique des factieux d'accuser leurs ennemis des crimes qu'ils se préparaient à commettre, et ils assurèrent l'Assemblée qu'ils étaient prêts à purger la terre des amis du Roi, qu'on pouvait regarder comme ennemis de la nation. L'Assemblée, loin de punir de pareilles indignités, accorda à ces brigands les honneurs de la séance. Toutes ces horreurs avaient pour but d'obtenir du Roi la sanction du décret concernant la liberté des soldats de Châteauvieux, et celui de la triple imposition sur les biens des émigrés, à laquelle ce prince ne pouvait se déterminer. Mais les ministres, effrayés des dangers que son refus pouvait faire courir à Sa Majesté, l'engagèrent fortement à ne la pas refuser. Le Roi consentit donc, à son grand regret, à donner cette sanction, qui affligea tous les gens de bien.
Ce prince n'en fut pas plus tranquille. Les factieux ne passaient pas de jours sans se permettre les sorties les plus violentes contre sa personne et ses plus fidèles serviteurs. On les accusait du renchérissement des denrées, des crimes qui se commettaient dans les diverses parties du royaume, et même du pillage de quelques magasins d'épicerie, qu'ils avaient eux-mêmes organisé pour exciter quelques troubles. Ils prétendirent qu'il se faisait des rassemblements pour enlever le Roi dans l'intention de se joindre aux ennemis de l'État, pour mettre tout à feu et à sang; qu'il employait l'argent de sa liste civile à corrompre les bons patriotes, et qu'il n'avait formé sa maison militaire que pour asservir les Parisiens, les égorger et partir avec elle.
Le Roi, pour déjouer les progrès des factieux, écrivit à la municipalité pour se plaindre des bruits répandus par les malintentionnés. Il lui marquait en même temps qu'il connaissait les devoirs que lui imposait la Constitution, et qu'il saurait les remplir; que rien ne l'obligeait à rester à Paris, et que s'il ne le quittait pas, c'était parce qu'il le voulait bien, et qu'il croyait sa présence utile; mais qu'il ne se cacherait pas s'il avait des raisons qui lui fissent désirer d'en sortir.
Cette lettre ne diminua pas la violence des démagogues de l'Assemblée. Hérault de Séchelles se permit dénoncer cette proposition, que le pouvoir législatif avait le droit de traduire le pouvoir exécutif devant le pouvoir judiciaire; que la responsabilité n'était pas toujours la mort, mais qu'elle entraînait également la perte de l'honneur et de la liberté.
Rouyer proposa de faire un recensement de tous les habitants du royaume qui avaient des enfants ou des neveux émigrés, afin de prendre, quand il en serait temps, des mesures fermes et solides pour mettre la chose publique à l'abri de leur perfidie. On sait la suite qui fut donnée à cette proposition au fort de la Révolution.
La loi sur les passe-ports fut mise en vigueur, malgré l'article de la Constitution qui donnait à chacun le droit de sortir ou de rentrer dans le royaume à sa volonté, et l'Assemblée ordonna que ce décret fût porté sur-le-champ à la sanction du Roi par quatre membres de l'Assemblée.
Le Roi tenait conseil en ce moment. On leur offrit d'en attendre la fin dans la salle des gardes ou dans celle des ambassadeurs, à leur volonté. Ils furent excessivement choqués de n'avoir pas été introduits sur-le-champ, et encore plus qu'on ne leur eût pas ouvert les deux battants en entrant chez le Roi. L'huissier leur dit que ce n'était pas l'usage, et qu'elles ne s'ouvraient qu'aux grandes députations. Ils se plaignirent vivement à l'Assemblée de ce manque de respect, et l'Assemblée attacha à cette prétention l'importance qu'elle aurait pu mettre à l'affaire la plus essentielle. Elle écrivit au Roi pour se plaindre de ce manque d'égards envers une députation de l'Assemblée. Ce prince, étonné de la chaleur qu'elle mettait à une prétention aussi puérile, lui répondit qu'on avait suivi l'usage accoutumé; qu'il n'avait pu prévoir le prix qu'elle paraissait attacher à l'ouverture des deux battants; qu'il ne tenait nullement à la conservation de l'ancien usage; mais puisqu'elle désirait qu'on les ouvrît même aux simples députations, il consentait volontiers à lui donner cette satisfaction.
Après la lecture du décret qui prescrivait la manière dont la plus simple députation serait reçue chez le Roi, Condorcet déclara que désormais le président de l'Assemblée ne se servirait, en lui écrivant, que de la même formule dont ce prince se serait servi à son égard. Elle ne perdait aucune occasion de diminuer le respect qu'on lui portait, et le peuple l'imitait, en voyant le peu de considération qu'on témoignait à son souverain.
Le Roi, attentif à ne donner aucun sujet de plaintes contre sa garde constitutionnelle, fit écrire à Péthion, maire de Paris, pour lui demander le jour où elle pourrait prêter serment à la municipalité. Péthion, n'osant prendre sur lui de répondre seul à cette demande, s'adressa à l'Assemblée, qui dicta elle-même la formule du serment; bien entendu que les individus composant la garde du Roi devaient justifier d'abord qu'ils avaient déjà prêté le serment civique, décrété par l'Assemblée nationale.
Le serment exigé était conçu en ces termes: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale en 1789, 1790 et 1791; de veiller avec fidélité à la sûreté de la personne du Roi, de n'obéir à aucune réquisition ou service étranger à celui de sa garde.»
Il fut décidé que ce seraient serait prêté publiquement en présence des officiers municipaux, et renouvelé chaque année à la même époque où il aurait été prêté la première fois, et que la garde royale ne pourrait suivre le Roi, s'il s'écartait de plus de vingt lieues du Corps législatif, distance prescrite à ce monarque par la nouvelle Constitution.
On ne peut faire trop d'éloges de cette garde et des officiers qui la composaient. Pour empêcher que le désœuvrement des gardes ne les rendit susceptibles de mauvaises impressions, ils les occupaient continuellement, les surveillant avec l'attention la plus scrupuleuse, ne s'absentant point, et prenant même leurs repas chez les traiteurs les plus voisins du château. Ils ménageaient avec la plus grande attention les officiers de la garde nationale, leur cédant même dans toutes les prétentions qu'ils élevaient, lorsqu'elles n'étaient pas incompatibles avec le bien du service.
Les Jacobins cherchaient, au contraire, à exciter la jalousie de la garde nationale par les mensonges et les calomnies qu'ils avaient coutume d'employer lorsqu'ils leur étaient utiles. Les officiers de la garde les recherchaient, au contraire, sans se rebuter, étaient avec eux d'une extrême politesse, ne négligeant aucune occasion de les attacher au Roi et de les engager à s'unir à eux pour la défense de ce prince, si les mauvaises intentions que manifestait l'Assemblée forçaient à en venir à cette extrémité. Une conduite si sage et tant de sacrifices ne purent cependant parvenir à diminuer la jalousie de la garde nationale, qui se manifesta d'une manière bien sensible.
On avait partagé la grande salle des Cent-Suisses en deux salles séparées par une cloison, l'une pour la garde royale, et l'autre pour la garde nationale. Cette dernière, excitée par les Jacobins et par un nommé Sevestre[1], murmura de cette séparation et demanda la destruction de cette cloison. Le Roi, croyant devoir acquiescer à cette demande, pria sa garde de lui donner cette marque d'attachement de ne se permettre ni plaintes ni murmures, et il fut obéi, malgré la peine qu'elle en ressentait. Elle y avait d'autant plus de mérite qu'il y avait dans la garde nationale des gens très-mal pensants, dont plusieurs étaient soupçonnés, et non sans raison, d'être les espions des Jacobins, et d'interpréter malignement les propos les plus innocents de cette excellente garde.
CHAPITRE XVIII
ANNÉE 1792
Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes les provinces du royaume.—Audace des Jacobins.—Décret d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour être jugé par la haute cour nationale.—Dénonciations journalières contre les ministres.—Le Roi reçoit leur démission et se décide à en prendre dans le parti des Jacobins.—Amnistie accordée par l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.—Son refus d'écouter aucune représentation des députés opposés aux factieux.—Suppression des professeurs de l'instruction publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et même de celui des Sœurs de la Charité.
La France était livrée dans toutes ses provinces aux brigandages les plus affreux. Les bois étaient dévastés, les greniers pillés, la circulation des grains arrêtée par des paysans, qui, sous prétexte de la crainte de disette, refusaient de les laisser sortir de la province où ils abondaient pour alimenter celles qui en manquaient, quoiqu'elles les eussent payés d'avance. Les riches propriétaires n'étaient plus en sûreté contre les pillages; tout annonçait une prompte dissolution. Simoneau, maire d'Étampes, ayant voulu s'opposer à ces excès, fut assassiné par ces furieux, qui hachèrent en pièces un fermier des environs de Montlhéry. Le Roi, à qui cette nouvelle Assemblée avait ôté le peu d'autorité qui lui restait, n'avait aucun moyen de s'opposer à ces excès. S'il lui arrivait de donner un ordre à ce sujet, l'Assemblée trouvait le moyen de le paralyser sur-le-champ, et d'accuser ensuite le pouvoir exécutif de faire le mort et de ne pas savoir réprimer tous ces excès. La position du Roi était affreuse et s'aggravait journellement.
Loin de réprimer les insurrections quotidiennes des différents corps de l'armée, l'Assemblée les favorisait et accueillait toutes les dénonciations des soldats contre les officiers nobles et même contre le ministre de la guerre, dans le but d'avoir un prétexte pour chasser tous les officiers nobles et les remplacer par d'autres qui leur seraient dévoués et sur lesquels elle pourrait compter. Elle démontra son peu de respect pour la personne du Roi, en passant à l'ordre du jour sur une lettre que lui écrivit ce prince pour se plaindre de cette conduite.
Elle était furieuse contre M. de Lessart, qui, craignant les suites d'une guerre entre la France et toutes les puissances de l'Europe, faisait tout ce qui dépendait de lui pour l'éviter. Les factieux de l'Assemblée, voulant absolument le trouver en faute, chargèrent le comité des douze d'examiner sa conduite. Brissot se chargea du rapport qui en fut fait à l'Assemblée, y dénonça formellement M. de Lessart et proposa un décret d'accusation contre ce ministre. Il n'avait pas, disait-il, donné connaissance à l'Assemblée de toutes les pièces qui prouvaient un concert entre les diverses puissances de l'Europe contre la sûreté et l'indépendance de la France; il avait affecté de douter de leurs intentions, leur avait donné une idée fausse de la situation du royaume, n'avait pas su faire respecter la France dans ses correspondances avec l'Empereur, dont on l'eût cru plutôt le ministre que celui de l'Assemblée; avait demandé la paix, traîné les négociations en longueur, négligé ou trahi les intérêts de la nation, et avait même refusé d'obéir aux décrets de l'Assemblée, en retardant l'envoi de celui de la réunion du comtat d'Avignon à la France, retard qui avait été la cause des crimes qui s'y étaient commis. Il conclut par demander à l'Assemblée de charger le pouvoir exécutif de le faire conduire à Orléans, pour y être jugé par la haute cour nationale.
Plusieurs membres de l'Assemblée s'opposèrent à l'iniquité de cette accusation, qui enlevait à l'accusé les moyens de se défendre, et demandèrent qu'on produisît au moins les pièces à l'appui. On n'eut aucun égard à leur demande, et le décret fut prononcé. Les factieux, fiers de ce succès, s'écrièrent qu'ils espéraient bien qu'on userait de la même sévérité envers le ministre de la justice; mais l'Assemblée, ne trouvant pas que ce fût encore le moment, ne donna aucune suite au désir qu'ils venaient d'exprimer.
M. de Lessart, craignant la fureur populaire à la suite d'un pareil décret, s'éloigna de chez lui et informa le lendemain le directoire du lieu de sa retraite. Il fut conduit sur-le-champ à Orléans. Il écrivit à l'Assemblée avant son départ une lettre très-noble, pour se plaindre de l'accusation prononcée contre lui sans qu'on lui eût laissé la possibilité de se justifier, ajoutant que, fort de son innocence, il était loin de redouter le jugement qui serait prononcé, et qu'il regrettait seulement que l'Assemblée ne l'eût pas mis à portée d'obtenir d'elle-même la justice qu'il attendait du tribunal auquel elle l'avait envoyé.
M. de Lessart était sincèrement attache à la personne du Roi. Mais, effrayé de la situation critique de ce prince, et influencé par les constitutionnels, il n'eut pas la force de résister à leurs insinuations, et il contribua aux démarches de faiblesse qu'on lui reprocha avec raison. Il espérait par là le garantir des malheurs qui le menaçaient, et il en reconnut trop tard le danger. Il montra dans sa captivité beaucoup de courage et un grand attachement pour le Roi, à qui il fit même parvenir d'Orléans des avis utiles sur les dangers que courait sa personne, par les manœuvres de cette horrible Assemblée.
Péthion, à la tête de la commune de Paris, n'eut pas honte de venir remercier l'Assemblée du décret rendu contre M. de Lessart, et de la preuve qu'elle venait de donner que la responsabilité n'était pas un vain mot, et que le glaive de la loi se promènerait indistinctement sur toutes les têtes.
On se doute bien des applaudissements que lui valurent de pareils propos, qui furent accompagnés des honneurs de la séance.
La position du Roi était affreuse. Désolé de l'emprisonnement de M. de Lessart, il n'avait aucun moyen de le soustraire à la vengeance de ses accusateurs. Il ne pouvait réprimer aucun désordre, ni faire agir ses ministres sans les exposer au même sort. Craignant pour M. Bertrand la malveillance de l'Assemblée, qui brûlait du désir de trouver matière à le mettre aussi en accusation, il lui demanda sa démission, ainsi qu'à M. Tarbé. M. Bertrand possédait la confiance du Roi et la méritait. La fermeté de son caractère ne se démentit jamais, non plus que son profond attachement pour le Roi, qui éprouva le regret le plus vif de ne pouvoir le conserver dans le ministère. Il ne lui retira pas sa confiance; mais dans l'état où l'Assemblée avait réduit la puissance royale, il était difficile de donner de bons conseils. Malgré les dangers qu'il courait, M. Bertrand resta constamment auprès du Roi, jusqu'au moment où les factieux, s'étant emparés de sa personne, en éloignèrent par la violence ses plus fidèles serviteurs. En quittant le ministère, M. Bertrand rendit un compte si détaillé et si exact de son administration, que l'Assemblée, malgré la haine qu'elle lui portait, ne put trouver matière à accusation. Ce compte rendu augmenta encore les regrets de voir sortir du ministère un homme qui en avait rempli les fonctions avec tant de distinction.
M. de Narbonne, qui n'aimait pas M. Bertrand, et qui avait travaillé à l'éloigner du ministère, désirant conserver sa place de ministre, imagina un moyen qu'il crut infaillible pour ne pas être obligé de donner sa démission, et qui eut un effet tout contraire à celui qu'il en attendait. Il se fit écrire par MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, que le salut de l'État dépendait de sa stabilité dans le ministère, le tout accompagné de beaucoup d'éloges de sa personne et de sa conduite. Ne doutant pas que la publicité de ces lettres ne lui assurât l'opinion publique, qui forcerait le Roi à le conserver dans sa place, il les fit imprimer et distribuer dans tout Paris, la veille du jour où M. Bertrand devait être dénoncé. Il y joignit sa réponse, dans laquelle il donnait les plus fortes assurances de son patriotisme. Il avait la bassesse de comparer ses sentiments à ceux de M. Bertrand, que, tout en l'estimant, disait-il, il ne pouvait s'empêcher de blâmer dans sa conduite ministérielle. Cette démarche produisit le plus mauvais effet. Le public indigné en fit justice. Le Roi lui demanda sa démission, et les Jacobins se virent avec plaisir débarrassés d'un ministre lié avec les constitutionnels, qu'ils détestaient encore plus que les royalistes.
Plusieurs membres de l'Assemblée voulaient lui faire subir le même sort qu'à M. de Lessart. Le plus grand nombre ayant demandé qu'il fût entendu, Quinette s'y opposa fortement, tout en soutenant l'utilité de son accusation. Il ajouta: «Croyez-vous que si l'on eût entendu M. de Lessart, l'Assemblée l'eût envoyé à Orléans?» On eut honte de renouveler le même scandale, et il ne fut plus question d'accusation. M. de Narbonne déclara qu'il allait partir pour combattre sur la frontière les ennemis de la patrie, et il quitta prudemment Paris, dont le séjour aurait pu lui être funeste.
M. de Grave le remplaça au ministère de la guerre. Il était constitutionnel par principes, mais honnête homme et attaché au Roi, quoique vivant dans la société de M. le duc d'Orléans. Faible par caractère et redoutant la puissance des Jacobins et de l'Assemblée, il les flattait l'un et l'autre, et ses discours se ressentaient de sa pusillanimité. Cette conduite le fit taxer de jacobinisme, quoiqu'il en détestât les principes. Incapable de se porter à aucun excès, il ne put conserver sa place au delà de six semaines.
Le Roi, voyant l'impossibilité de conserver aucun ministre sans l'exposer à la persécution des Jacobins, qui subjuguaient alors toute la France, se détermina à essayer d'un ministère composé de gens de leur parti. Il espérait par cette mesure calmer leur fureur, qui s'accroissait de jour en jour, ouvrir les yeux de la nation par ce dernier essai et ôter aux malveillants le prétexte de l'accuser de tous les désordres qui se commettaient dans toutes les parties du royaume. Il nomma en conséquence ministre de l'intérieur M. Roland de la Platière; de la marine, M. de la Coste; des affaires étrangères, M. Dumouriez, et M. Clavière, des contributions. M. Davanthon, avocat de Bordeaux, remplaça peu après M. du Tertre, et M. de Grave, nommé depuis peu de jours ministre de la guerre, resta pour le moment chargé de ce département.
Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part de ces diverses nominations, et lui marqua que, profondément affecté des maux qui affligeaient la France, il avait d'abord nommé, pour exécuter les lois, des hommes recommandables par l'honnêteté de leurs principes; mais que ceux-ci ayant quitté le ministère, il les remplaçait par des hommes accrédités par leurs opinions populaires; que l'Assemblée ayant souvent répété que c'était le seul moyen de faire marcher le gouvernement, il l'employait dans l'espoir d'établir l'harmonie entre les deux pouvoirs, et d'ôter aux malveillants tout prétexte d'élever des doutes sur sa volonté de concourir de toutes ses forces à tout ce qui pouvait être utile à la France.
Roland de la Platière était un chef de manufacture, qui entendait mieux cette partie que l'administration d'une monarchie. Il ne respirait que l'amour de la liberté et de l'égalité, regardant comme action vertueuse tout ce qui pouvait y conduire, et ne désapprouvant point les crimes dont la liberté était l'objet. De pareils principes le firent accuser d'avoir contribué à l'amnistie accordée aux brigands d'Avignon. Il poursuivit avec acharnement les émigrés, la ruine des grands propriétaires, l'abaissement ou la mort des aristocrates, et la destruction du trône. Il n'était pas moins animé contre les brigands, les assassins, les anarchistes et les dilapidateurs de la fortune publique; ce qui lui valut dans son parti le nom de vertueux Roland. Sa femme avait beaucoup d'esprit et une ambition excessive, qu'elle cachait sous le voile de la modestie. Elle partageait d'ailleurs tous les sentiments de son mari, à qui elle fut fort utile dans l'exercice de son ministère, dont elle faisait presque tout le travail.
Dumouriez, avec de l'esprit et des moyens, avait aussi une ambition démesurée et d'autant plus dangereuse qu'il n'avait aucun principe. Tout moyen lui paraissait bon pour la satisfaire. Il caressait toujours le parti dominant et en changeait dès que son intérêt l'exigeait.
Après avoir contribué à la chute du trône, dégoûté des Jacobins, il voulut tenter de le rétablir, lorsqu'il y avait peu d'espoir d'y pouvoir réussir. Sa vanité et son indiscrétion firent échouer tous ses projets, et il fut, à son tour, forcé d'émigrer et d'imiter la conduite de ceux qu'il avait si durement blâmés dans l'exercice de son ministère.
Clavière, ami de Brissot et de Grégoire, auquel il s'était associé pour le soulèvement des colonies, voulut singer M. Necker, dont il n'avait ni les qualités ni l'intégrité. Ambitieux et agitateur par caractère, il écrivit et agita le peuple pour faire parler de lui et arriver au ministère.
La Coste était un jacobin insignifiant, qui suivit la route que lui tracèrent ses confrères. Cette nomination déconcerta les Jacobins, qui ne purent s'empêcher de dire en parlant du Roi: «Si ce diable d'homme nous cède sur tout, quel prétexte donner à sa destitution?» Sa condescendance ne les empêcha pas de contribuer à entraver les opérations des diverses administrations, de tonner ensuite contre ces nouveaux ministres et de les accuser, et le Roi par contre-coup, de ne pas savoir arrêter les désordres dont eux-mêmes étaient les auteurs.
Les ministres vinrent présenter leurs hommages à l'Assemblée en entrant au ministère, se parant de leurs vertus civiques et lui promettant la plus entière obéissance. Ils n'oublièrent pas l'éloge de ses glorieux travaux, qu'ils promirent de seconder par leur empressement à faire exécuter ses décrets. Les ministres du Roi, ajouta M. Roland, ne sont que les ministres de la Constitution, par laquelle le Roi règne et les ministres existent.
Cayer de Gerville, avant de donner sa démission, se crut obligé de présenter à l'Assemblée un aperçu de la situation de la France. Il en attribua les malheurs aux insouciants, aux égoïstes et à la corruption des mœurs. Il parla de la nécessité d'une régénération où l'on ne ferait point entrer la religion, qu'il regardait comme inutile, et il s'emporta contre les prêtres sermentés et insermentés, soupirant après le jour où les rois et les peuples ne s'occuperaient plus de religion. Tout en approuvant la formation des clubs, qui avaient été nécessaires à l'établissement de la Révolution, il leur reprocha leur conduite actuelle et nommément le mépris qu'ils témoignaient pour une constitution jurée par tous les Français.
M. de Vaublanc, effrayé des progrès de l'anarchie et revenu des opinions qu'il avait professées à l'ouverture de l'Assemblée, reprocha à celle-ci d'avoir favorisé trop longtemps l'insubordination du peuple. Il appuya fortement sur l'impossibilité de faire cesser les crimes et les malheurs qui désolaient la France, si l'Assemblée ne s'occupait de faire de bonnes lois clairement exprimées, si elle ne faisait pas respecter l'autorité du Roi, et si elle se permettait de tracasser les ministres dans l'exercice de leurs fonctions, au lieu de se borner à les punir s'ils se trouvaient en contravention avec la loi. Il proposa ensuite l'établissement d'un comité qui tiendrait registre de toutes les dénonciations portées contre eux, lesquelles seraient mises toutes à la fois sous les yeux de l'Assemblée. On n'eut aucun égard à ces représentations. Elles étaient trop éloignées des vues de la majorité pour être non-seulement adoptées, mais même écoutées paisiblement.
Bien plus, un orateur du faubourg Saint-Antoine vint à l'Assemblée accuser le Roi de tous les malheurs de la France, et l'assurer qu'elle pouvait compter sur le secours des piques. «Il vaut mieux, ajouta-t-il, servir la nation que les rois, qui passent, eux, leurs ministres et leur liste civile, tandis que les droits de l'homme, la souveraineté nationale et les piques ne passeront jamais.» L'Assemblée ne rougit pas d'accorder à l'orateur les honneurs de la séance.
Une pareille conduite ne permit pas d'être étonné de voir Bassal-Cavé, constitutionnel de Versailles et jacobin outré, s'unir à Thurcoi et autres scélérats de son parti, pour solliciter une amnistie en faveur des auteurs des massacres de la glacière d'Avignon; et La Source prétendit qu'elle ne pouvait être refusée, puisque l'Assemblée précédente en avait accordé une aux aristocrates, dans laquelle l'infâme Bouillé avait été compris. La majorité, éprouvant une espèce de honte de la prononcer expressément en faveur des scélérats qui en étaient l'objet, décréta, sans les nommer, une amnistie générale pour tous les crimes relatifs à la Révolution commis dans les deux comtats jusqu'au 8 octobre 1791. Plusieurs représentants, consternés de cette effroyable séance, ne purent s'empêcher de témoigner l'horreur que leur inspirait l'impunité accordée à de pareils crimes, et la honte qui en rejaillirait sur l'Assemblée. Mais ils ne furent point écoutés, et le décret fut proclamé tel qu'il avait été proposé. Un grand nombre de députés gémissaient intérieurement des décrets que rendait journellement l'Assemblée; mais contenus par la terreur, ils cherchaient même à capter sa bienveillance par des propositions qu'ils savaient devoir lui être agréables.
M. Pastoret, membre de l'instruction publique, proposa, par mesure d'économie, la suppression des professeurs, blâmant la bêtise de l'ancienne éducation, se moquant des quatre facultés, des cérémonies religieuses qui s'y pratiquaient, et promettant des merveilles de la nouvelle éducation, qui, fondée sur la philosophie, procurerait la régénération complète du peuple français. La suppression des professeurs fut décrétée. Elle fut suivie, peu après, d'un autre décret, portant celle de tous les Ordres religieux, de toutes les confréries, des congrégations, même de celle des Sœurs de la Charité, avec la défense absolue de porter aucun costume ecclésiastique hors de l'intérieur des temples.
On ne peut se faire une idée de l'indécence de cette séance: Torné, Fauchet, Gay, Vernon et autres évêques constitutionnels jetèrent en pleine Assemblée leur croix et leur calotte, accompagnant cette action des discours les plus impies et les plus déplacés, ce qui leur valut de grands applaudissements. Le vendredi saint fut choisi pour cette fête aussi scandaleuse que dégoûtante; et, pour que rien n'y manquât, des prêtres mariés vinrent à la barre avec leurs enfants, dont ils firent hommage à l'Assemblée.
François de Neufchâteau profita de l'occasion pour renouveler ses invectives contre les prêtres et la religion, déclara le christianisme une religion insociable et dangereuse, se prosternant toujours devant le despotisme; il la mit en opposition avec le club des Jacobins, protecteur des malheureux, qu'elle ne cessait d'opprimer.
Courtaud demanda qu'on tolérât tous les cultes, excepté le culte catholique, que nos lois ont montré, disait-il, le projet de détruire, en détachant le clergé du Pape par des élections populaires.
Cette séance se termina par une motion de Le Quinio, qui proposa, pour enrichir la nation, de détruire tous les monuments en bronze qui existaient dans toute la France, de les convertir en sous, et de se servir de cette monnaie pour toute espèce de payement. Cette motion, toute ridicule qu'elle était, fut renvoyée au comité des finances. Elle n'eut cependant aucune suite.
La ville d'Arles, n'ayant plus voulu ployer sous le joug des Jacobins, éprouva l'animadversion de l'Assemblée d'une manière bien sensible. Les gardes nationales des environs de cette ville, sous prétexte d'en protéger les patriotes, se mirent en marche pour désarmer les habitants. Les Arlésiens, décidés à s'y refuser, mirent leur ville en état de défense, bien déterminés à combattre s'il le fallait. Les factieux, furieux d'une résistance à laquelle ils ne s'étaient pas attendus, envoyèrent des députés pour dénoncer cette ville à l'Assemblée, comme un foyer d'aristocratie, et toujours prête à prendre part aux troubles du Midi. Les Arlésiens en envoyèrent, de leur côté, pour justifier leur conduite et prouver leur soumission aux lois et aux autorités. Mais leurs ennemis l'emportèrent. On changea les administrateurs et l'on décréta l'envoi de deux régiments pour opérer le désarmement, s'ils s'opposaient à l'exécution du décret.
CHAPITRE XIX
ANNÉE 1792
Continuation des troubles.—Désarmement du régiment d'Ernest par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de Marseillais.—Les Suisses rappellent ce régiment.—Mort de l'Empereur.—Assassinat du roi de Suède.—Honneurs rendus aux déserteurs de Châteauvieux.—M. de Fleurieu est nommé gouverneur de Mgr le Dauphin.—Le Roi est forcé de déclarer la guerre aux puissances.—Son début peu favorable aux Français.—L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir en France une république.—Déclamation contre les nobles et les prêtres.—Abolition des cens et rentes.—Éloignement des Suisses de Paris.
La ville de Marseille était gouvernée par le club des Jacobins. Ceux-ci, inquiets de voir dans cette ville le régiment d'Ernest, dont ils ne pouvaient corrompre la fidélité, s'unirent à la municipalité pour en demander l'éloignement. M. de Grave eut l'imprudence d'accéder à leur demande et de l'envoyer à Aix. Les Marseillais, qui voulaient enlever toute possibilité de se défendre aux villes qui les environnaient, ne purent souffrir ce régiment encore si près d'eux. Ils se mirent en marche, au nombre de deux mille environ, avec des canons, dans l'intention de le désarmer. M. de Barbantane, qui commandait à Aix, les laissa entrer tranquillement dans la ville, quoique le régiment en bataille offrit de marcher contre eux. Sous prétexte d'éviter l'effusion du sang, M. de Barbantane et la municipalité entrèrent en pourparler avec eux et ordonnèrent au régiment de rester dans ses casernes. Les Marseillais, qui ne perdaient pas leur temps à les écouter, après avoir tenté inutilement de corrompre la fidélité des soldats, par l'appât du pillage des caisses et des effets du régiment, marchèrent contre les casernes, les entourèrent, tirèrent sur elles et demandèrent la sortie du régiment de la ville et son désarmement. M. de Barbantane et la municipalité en donnèrent l'ordre. M. de Watteville, qui commandait le régiment, n'ayant aucun moyen de résistance et voulant éviter un massacre, l'assembla et lui ordonna de se tenir prêt à exécuter ses ordres, se rendant responsable auprès des cantons de son obéissance. Il donna ensuite l'ordre de déposer les armes et de sortir de la ville, qu'il traversa à la tête du régiment au milieu des pleurs de tous les honnêtes gens. A peine en fut-il sorti que la multitude se précipita sur les casernes, et pilla les caisses et les effets laissés sur la foi publique.
Les Marseillais, avant de quitter la ville, entrèrent dans la maison de madame Audibert de Ramatheul, femme d'un conseiller du parlement d'Aix, la bouleversèrent pour se faire livrer les armes qui s'y trouvaient, et lui montrèrent les cordes qu'ils avaient apportées pour pendre son beau-frère, ecclésiastique insermenté, qui était heureusement absent, ainsi que M. Audibert. Les mêmes Marseillais, en retournant chez eux, entrèrent à Apt et désarmèrent ceux des habitants qui leur étaient suspects. Le silence de l'Assemblée sur de pareils désordres mit les provinces méridionales sous le joug des Jacobins, et la persécution des honnêtes gens en devint la suite nécessaire.
Le canton de Berne, ayant appris le désarmement du régiment d'Ernest, écrivit au Roi pour lui en demander le rappel, un régiment désarmé ne pouvant plus être utile à son service; il protesta en même temps que tous seraient morts à ses pieds plutôt que de rendre leurs armes, s'ils avaient eu à soutenir une guerre ouverte. Il se plaignit de la conduite qui avait été tenue envers un régiment aussi fidèle, depuis plus d'un siècle qu'il était entré au service de nos rois; et il priait Sa Majesté de donner des ordres pour la sûreté de sa route et la restitution de ses armes, dont il avait été dépouillé d'une manière si indigne.
Le régiment de Streiner, en garnison à Lyon, ayant appris que Dubois de Crancé avait opiné, dans le club des Jacobins de cette ville, pour le traiter de la même manière que celui d'Ernest, déclara au maire de la ville, par l'organe de M. de Saint-Gratien, son commandant, que tous verseraient jusqu'à la dernière goutte de leur sang plutôt que de rendre leurs armes. Sachant que M. du May, qui commandait dans cette partie de la France, avait plein pouvoir de les faire marcher vers la Provence, ils déclarèrent à M. du Hallot, commandant à Lyon, que, après la conduite qui avait été tenue à l'égard du régiment d'Ernest, ils n'obéiraient pas à cet ordre, et ne laisseraient diviser leurs bataillons que d'après l'autorisation du conseil souverain de leurs pays. Le grand conseil de Zurich remercia M. de Saint-Gratien de sa fermeté, et écrivit au Roi pour le prier de ne point employer ce régiment dans les provinces méridionales, et d'interdire la séparation de ses bataillons.
La partie saine de la garde nationale, désirant trouver une occasion de témoigner publiquement ses sentiments pour le Roi et la famille royale, supplia la Reine avec tant d'instance d'aller à la Comédie italienne, qu'elle ne crut pas pouvoir s'y refuser. On fit jouer, ce jour-là, une pièce susceptible d'allusions, qui furent saisies avec transport par le public aux cris de: «Vive le Roi et la famille royale!» Ce qu'il y avait de Jacobins dans la salle voulut s'y opposer; mais n'étant pas les plus forts, ils furent obligés de céder.
Décidés à prendre leur revanche, ils saisirent l'occasion d'une pièce appelée l'Auteur d'un moment, qui se donnait au Vaudeville, et où l'on tournait en ridicule Chénier et Palissot. Les royalistes ayant applaudi et fait répéter les airs les plus mordants, les Jacobins assemblèrent leurs cohortes et accablèrent d'injures les spectateurs. Comme ils étaient obligés de se contenir dans la salle, ils en sortirent et continuèrent d'injurier ceux qui n'étaient pas de leur parti, leur jetèrent des boules de neige et firent un tel vacarme, que les dames qui étaient au spectacle, craignant d'être insultées, se sauvèrent si précipitamment, qu'elles traversèrent même des tas de boue pour regagner leurs voitures. Ils ne s'en tinrent pas là; ils retournèrent le lendemain au Vaudeville; et malgré les remontrances du commissaire de police, ils forcèrent les acteurs à retirer la pièce du théâtre et à la brûler en leur présence. Personne n'osait s'opposer à ces furieux, dont l'audace croissait par l'assurance de l'impunité.
L'empereur Léopold, frère de la Reine, fut atteint d'une maladie si aiguë, qu'elle l'emporta en trois jours. On apprit sa mort en même temps que sa maladie. Les Jacobins, qui se crurent débarrassés d'un ennemi, s'en réjouirent, sans réfléchir que, le cabinet de Vienne restant toujours le même et dans les mêmes principes, elle n'apporterait aucun changement dans la situation actuelle. La Reine en jugea ainsi. Elle se persuada qu'un prince de l'âge de François second, élevé par l'Empereur, mettrait plus d'activité dans une guerre que les bravades de la France vis-à-vis des puissances étrangères lui faisaient regarder comme inévitable. Elle fut trompée dans son attente, et la même lenteur exista dans les préparatifs de la cour de Vienne.
L'assassinat du roi de Suède fit une grande sensation dans toute la France, et le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette nouvelle. J'étais chez Mgr le Dauphin, et M. Ocharitz, ministre d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage consterné, et il m'apprit le malheur dont on venait de recevoir la nouvelle. «Les ministres du Roi ne lui ont peut-être pas appris, me dit-il, cet horrible événement, et je crois utile que vous le lui fassiez savoir sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, avec Madame qui soupait tous les soirs avec le Roi et la Reine, et je priai cette princesse de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étais désolée d'avoir à lui apprendre un pareil malheur. Elle le savait déjà et me dit: «Je vois à votre visage que vous savez déjà la cruelle nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est impossible de n'être pas pénétré de douleur, mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre de ne pas éprouver un pareil malheur?» La Reine l'apprit à Madame, qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus touchante. On parla de l'âge du prince royal de Suède. «Je le sais bien, dit le Roi; j'appris sa naissance dans le moment où la Reine était près d'accoucher, et je lui dis:—Attendez-vous à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois, et peu de jours après (en regardant Madame) mademoiselle vint au monde.»—«Votre Majesté me permet-elle de lui demander s'il regrette sa naissance?»—«Non certainement», dit ce prince, en la serrant dans ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa avec une émotion qui attendrit la Reine et Madame Élisabeth, et produisit le sentiment le plus déchirant. La jeune princesse fondait en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a fait une si vive impression, surtout quand la pensée se reportait aux dangers que courait ce prince si aimant, dans un moment où il se livrait avec tant d'abandon aux sentiments qu'il éprouvait pour ce qu'il avait de plus cher au monde[2].
Quoique la famille royale n'eût conservé aucun espoir de la guérison du roi de Suède, elle éprouva cependant un grand saisissement en apprenant la mort de ce prince. «Nous faisons une grande perte, me dit la Reine; il avait conservé pour nous un véritable attachement, et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets, en quittant la vie, était de sentir que sa perte pourrait nuire à nos intérêts.» Ce prince témoigna jusqu'à la fin un courage, une présence d'esprit et une sensibilité remarquables. Il témoigna sa sensibilité de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyait consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brohé, de Fersen, et plusieurs autres grands seigneurs de sa cour. Ils s'étaient retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution qu'il avait opérée, et avaient cessé de paraître à la cour. Dès qu'ils eurent appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa personne. Le comte de Fersen, qui avait été son gouverneur, accablé de ce malheur, ne put dissimuler sa profonde affliction. Le Roi lui prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis différents, j'étais bien persuadé que vous seriez la première personne que je verrais auprès de moi.» Et il ajouta, en regardant le comte de Brohé et les autres seigneurs qui environnaient son lit: «Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.»
La Reine fondait en larmes en me racontant la mort de ce prince. Il fut extrêmement regretté des Suédois, et l'on eut toutes les peines du monde à empêcher le peuple de mettre en pièces ceux qu'il soupçonnait d'avoir eu part à cet horrible assassinat.
Les Jacobins, qui regardaient ce prince comme leur plus mortel ennemi, se réjouirent de sa mort, bien loin de se disculper d'y avoir contribué. Il laissa la régence à son frère, le duc de Sudermanie, et la petite anecdote que je vais raconter prouvera qu'il était loin de le soupçonner du rôle qu'il devait jouer dans la suite. Étant aux eaux d'Aix-la-Chapelle avec une personne de mes parentes, à qui il parlait avec confiance, il lui fit l'éloge le plus complet du duc de Sudermanie. Comme ma parente en parut étonnée, il lui dit ces propres paroles: «On a dit de grandes faussetés sur son compte; il s'est toujours bien conduit, et j'ai pour lui estime et confiance.»
Il était impossible de voir une position plus triste et plus inquiétante que celle de la famille royale à cette époque. Le ministère était composé de ses plus mortels ennemis, qui l'entouraient d'espions, même dans son intérieur, au point que le Roi et la Reine employèrent plusieurs fois mon valet de chambre pour faire entrer dans leur cabinet particulier des personnes à qui ils désiraient parler secrètement. Toutes leurs lettres étaient ouvertes; et pour obvier à cet inconvénient, ils étaient obligés de se servir d'un chiffre très-long à écrire et à déchiffrer, mais impossible à découvrir quand on n'en avait pas la clef. La Reine passait toutes ses matinées à écrire et le Roi à lire et à faire des notes sur tout ce qui se passait. Ses conseils étaient autant de supplices; et il avait besoin de toute sa religion et de sa résignation pour supporter avec patience une situation aussi violente que la sienne. Il était convaincu qu'il finirait par être victime des factieux; mais persuadé que désormais tout ce que l'on pourrait tenter en sa faveur ne ferait qu'en hâter le moment et entraîner sa famille dans le même malheur, il se résigna à son sort, et attendit avec courage ce que le Ciel déciderait pour lui.
Il éprouvait une extrême sensibilité des marques d'attachement qu'on lui donnait dans sa cruelle situation, et j'eus l'occasion de l'éprouver. La place de gouvernante des Enfants de France me donnait le droit de travailler directement avec Sa Majesté. Je lui présentais les comptes de leurs dépenses, qui, par le bon de la main du Roi, étaient acquittées sur-le-champ au trésor royal. Je fus chez ce prince à l'époque ordinaire des payements, et je lui présentai le compte de ma dépense, qu'il prit sans y regarder, me disant: «Je sens tout le prix de votre attachement, et vous répondez à ma confiance de manière à n'avoir jamais besoin de regarder votre travail. C'est une grande consolation de trouver des sujets fidèles.»—«Votre Majesté en a encore de bien dévoués, et qui donneraient leur vie pour elle.»—«Ah! pourrais-je exister si je n'avais pas cette croyance an milieu de tous les malheurs qui m'accablent!» Je ne pus me contenir, et je fondis en larmes: «Remettez-vous, me dit ce bon prince, et qu'on ne vous voie pas sortir de chez moi dans cet état.» Je vins dans ma chambre le cœur navré. J'éprouvais souvent de pareils sentiments, mais je ne me permettais pas de m'y livrer. Il était trop essentiel de distraire Mgr le Dauphin, et de ne pas laisser l'effroi et la mélancolie s'emparer de son esprit dans un âge aussi tendre. Je cherchais au contraire à lui donner du courage en causant et riant avec lui.
Les quarante soldats de Châteauvieux, sortis des galères par le bienfait de l'amnistie, furent conduits en triomphe à Paris par des habitants de Versailles, qui firent demander la permission de paraître avec eux à la barre de l'Assemblée. Un grand nombre de ses membres se récrièrent contre un pareil scandale, et M. de Gouvion s'élança à la tribune pour en faire sentir toute l'atrocité: «Comment pourrai-je voir, s'écria-t-il, l'assassin de mon frère, du vertueux Desilles, et de tant d'autres victimes de leur obéissance à la loi!»—«Eh bien, sortez!» lui cria Choudieu.—«Le malheureux n'a donc jamais eu de frère?» répondit Gouvion, qui, sortant de l'Assemblée, y envoya sur-le-champ sa démission. Malgré l'opposition qu'éprouvèrent les factieux pour laisser recevoir à la barre de pareils scélérats, ils obtinrent pour eux non-seulement l'admission, mais encore les honneurs de la séance, au milieu des cris et des vociférations des galeries contre les opposants à cette horrible décision.
Le ci-devant comédien Collot d'Herbois les présenta à l'Assemblée, en y faisant un discours marqué au coin de la folie républicaine. Il les représenta comme des victimes du despotisme militaire, dont l'âme brûlait dans les fers du beau feu de la liberté: «En prenant l'habit national, dit-il, ils ont fait serment de la défendre, et le réitèrent devant vous.»
Ils étaient entrés dans la salle au son du tambour, précédés d'une centaine de gardes nationaux, de femmes et d'enfants bien et mal vêtus, de quelques individus habillés en Suisses et en invalides, et des vainqueurs de la Bastille le sabre à la main. Ils faisaient voltiger des drapeaux donnés à la galerie par des patriotes des départements, criant à tue-tête: «Vivent l'Assemblée nationale, nos bons députés et nos frères de Châteauvieux!» et ils chantaient l'air Ça ira, etc. Gauchon, patriote du faubourg Saint-Antoine, qui marchait à leur tête, fit hommage à l'Assemblée des nouvelles piques que les hommes du 14 juillet avaient fait fabriquer, et la pria d'en agréer la dédicace. Un décret la fixa au dimanche suivant, jour où la municipalité donnait une fête aux déserteurs de Châteauvieux, et ordonna l'impression de la belle harangue de Collot d'Herbois.
Le dimanche 15 avril fut le jour de la fête triomphale de ces misérables déserteurs. On promena, du faubourg Saint-Antoine à la Bastille et de la Bastille au Champ de Mars, un char de triomphe surmonté d'une figure de la Liberté en carton, qui chancelait à chaque pas. On portait devant ce char deux sarcophages qui étaient censés renfermer les ossement des révoltés qui avaient été tués à Nancy. Ils étaient suivis d'un grand nombre de personnes qui portaient des bannières, des emblèmes et des inscriptions, et ne cessaient de crier: «Vivent la nation, la liberté et les sans-culottes!» On brûla dans des réchauds, sur l'autel de la patrie, des parfums de très-mauvaise odeur; une musique détestable chantait: «Ça ira!» et des airs patriotiques, et l'on dansa autour de l'autel après y avoir récité des vers de Chénier, Péthion, Manuel, Danton, Robespierre, quelques autres municipaux et plusieurs autres députés n'eurent pas honte de prendre part à un pareil cortége. Il passa devant la place Louis XV, où l'on trouva la statue de ce prince coiffée d'un bonnet rouge et couverte d'un voile aux trois couleurs. On avait heureusement fermé les Tuileries ce jour-là, et la garde nationale se conduisit si bien pendant cette journée, que l'ordre ne fut pas troublé, un seul instant durant cette ridicule et indécente promenade.
Ces misérables déserteurs allèrent quêter dans tout Paris pour subvenir aux frais de cette fête, et poussèrent l'audace jusqu'à venir aux Tuileries. Ils n'étaient que cinq ou six; ils s'adressèrent, suivant l'usage, au premier valet de chambre du Roi. C'était M. de Chamilly qui était alors de quartier, excellent homme, extrêmement dévoué à Sa Majesté. Effrayé des suites d'un refus dans un moment d'une telle effervescence, il donna sans hésiter la somme usitée pour les quêtes faites à Sa Majesté, ainsi que le billet d'usage, qui, présenté chez la Reine et les autres membres de la famille royale, faisait donner à chacun une somme proportionnée au rang qu'il occupait. C'étaient ordinairement les premiers valets de chambre et les premières femmes de chambre qui étaient chargés de ces offrandes, dont on ne parlait même pas aux princes et aux princesses. Comme on ne donnait rien sans mes ordres pour les Enfants de France, on vint me demander pour ces malheureux déserteurs. Je répondis qu'il n'était pas d'usage que Mgr le Dauphin donnât à de nouvelles quêtes. On me produisit les billets du Roi et de la Reine, qui me consternèrent, et il n'y eut pas moyen de s'y refuser. C'était un jour de Cour, et je montai chez Mgr le Dauphin, chez qui la Reine recevait. J'étais encore tout ahurie d'une pareille audace; la Reine s'en aperçut et m'en demanda la raison. Je lui dis ce qui s'était passé, et l'impossibilité où j'avais été de ne pas faire pour Mgr le Dauphin ce qui avait été fait pour Leurs Majestés. La Reine, sans rien dire, alla à la messe avec le Roi; et quand toute la Cour fut partie et qu'elle se trouva seule avec ses enfants, elle se permit quelques représentations sur l'argent donné à ces vilains galériens. Le Roi en fut indigné, et ne pouvant encore le croire, il envoya chercher M. de Chamilly, qui excusa sa conduite par la crainte qu'il avait eue des inconvénients d'un refus. Le Roi lui fit des reproches sévères sur une condescendance aussi déplacée, qu'il n'aurait pas dû se permettre sans son aveu; et le pauvre homme, qui n'avait agi ainsi que par un motif d'attachement mal calculé, s'en retourna effrayé.
Le petit Dauphin, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, était furieux, et attendait avec impatience le moment où nous serions seuls pour me dire ce qu'il en pensait: «Concevez-vous, madame, une conduite aussi lâche que celle de M. de Chamilly? Qu'est-ce qu'on dira dans le public quand on saura que nous avons donné à ces vilaines gens-là? Si j'avais été papa, j'aurais ôté sa place à M. de Chamilly, et je ne l'aurais jamais revu.»—«Vous êtes, lui dis-je, bien sévère pour un vieux serviteur du Roi, et qui lui est profondément attaché. Il a fait une grande faute, j'en conviens, mais par un bon motif et sans avoir réfléchi sur l'inconvenance de sa démarche.»—«Vous avez raison, me répondit-il avec vivacité, mais je lui aurais dit: «Vous avez fait une grande faute; je vous la pardonne pour cette fois, parce que vous m'êtes bien attaché; mais n'en faites plus de semblable, car vous passeriez la porte.»
C'est ce même M. de Chamilly qui suivit le Roi au Temple, bien persuadé que cela lui coûterait la vie. Il échappa comme par miracle aux massacres du 2 septembre à la Force, et fut une des victimes du régime de la Terreur en 1794.
Mgr le Dauphin avait l'esprit le plus juste, et il était né avec une élévation d'âme qui lui était naturelle. Il avait le mensonge en horreur, le regardant comme une bassesse; et il était doué d'une telle vérité, qu'il était le premier à m'avouer les fautes qu'il avait faites, sans que j'eusse besoin de m'adresser à d'autres qu'à lui pour le savoir. Quand il voyait chez moi des personnes qu'il savait être attachées au Roi et à la Reine, il leur disait toujours des choses aimables et obligeantes. Il était d'un caractère vif et impétueux, et avait quelquefois des colères assez fortes. Quand elles étaient passées, il en était si honteux, qu'il s'emportait contre lui-même, surtout si sa colère avait eu lieu devant quelques personnes: «Quelle opinion aura-t-on de moi dans le monde!» disait-il tout en larmes, et il leur demandait instamment de n'en pas parler. Il était adoré de tous ceux qui l'approchaient, et l'on ne pouvait s'empêcher d'être attendri en voyant tous les dangers que courait un enfant aussi aimable, et qui donnait de si grandes espérances.
Les ministres, ne se regardant que comme les créatures de l'Assemblée, ne pensaient qu'à lui donner des preuves de leur soumission à ses volontés. Roland lui écrivit comme un événement tout naturel que Jourdan et les autres criminels détenus en prison dans le palais d'Avignon pour les crimes par eux commis les 16 et 17 octobre et autres assassinats, avaient été délivrés publiquement par quatre-vingts personnes vêtues en gardes nationaux; que cet événement s'était opéré en plein jour et avec la plus grande tranquillité, devant les citoyens de Nîmes qui avaient, ce jour-là, la garde des prisons. Genty, membre de l'Assemblée, ajouta qu'ils avaient été portés en triomphe, et demanda que le ministre de l'intérieur eût à rendre compte des mesures qu'il avait prises pour mettre la société à l'abri de pareils brigands. On accueillit sa demande par des cris et des huées, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Tous les brigands des provinces méridionales, réunis à ceux des pays étrangers, avaient formé un corps d'armée au nombre de quatre mille hommes, sous le nom de Marseillais. Ils avaient quatre pièces de canon, et parcouraient les provinces en commettant toute sorte d'excès. Le ministre de la guerre, qui, d'après le décret de l'Assemblée, avait donné l'ordre de faire marcher deux régiments en Provence pour y rétablir la tranquillité, mourant de peur des jacobins, représenta à l'Assemblée que l'envoi de ces régiments effrayait les patriotes de Marseille; qu'Arles, Carpentras et Avignon étant parfaitement tranquilles, il n'y avait plus lieu à leur départ; que c'était leur présence qui excitait l'effervescence des bons patriotes, et que, d'après cette conviction, il avait proposé au Roi de retirer les troupes de Lyon, vœu formé par la municipalité de cette ville; qu'on exagérait toutes les craintes, et que les ministres du Roi ne craignaient pas de se confier à la nation, qui méritait cette confiance par sa conduite et son patriotisme. Guadet appuya ces avis, en disant que les circonstances ayant changé par la soumission des villes aristocrates, il fallait révoquer le décret de l'envoi des troupes, puisque l'oppression des patriotes en était le seul objet.
Genty, indigné, représenta que les brigands jouissaient seuls de cette tranquillité; que les patriotes d'Avignon étaient libres et les châteaux brûlés. On le rappela à l'ordre avec un bruit épouvantable, et la proposition fut convertie en décret. Les brigands, n'éprouvant plus aucun obstacle, marchèrent vers Lyon avec leur petite armée. L'affreuse majorité de l'Assemblée, qui ne perdait point de vue le renversement du trône et qui comptait s'en servir pour l'exécution de ses desseins, n'avait garde de s'opposer à leur marche; elle les laissait traverser tranquillement le royaume et s'approcher successivement de Paris, pour les employer quand il en serait temps.
Les ministres forcèrent encore le Roi à écrire au nouvel empereur pour lui faire sentir la nécessité d'épargner l'effusion du sang, qui ne pouvait manquer d'être répandu s'il s'obstinait à s'opposer à l'établissement de la Constitution française. Il lui représentait que, malgré les calomnies dont on l'accablait, elle méritait l'estime des peuples; que, comme représentant héréditaire de la nation, il avait juré de vivre libre ou de mourir avec elle, et qu'il était résolu de la soutenir. Il était facile de reconnaître dans cette lettre le style de M. Dumouriez, ministre des affaires étrangères. Il en écrivit une, en même temps, au marquis de Noailles pour être communiquée à l'Empereur. Elle ne contenait que des éloges de la nation française. On y conseillait à l'Empereur de ne point se commettre avec elle, de faire cesser les inquiétudes qu'il donnait à la France, et de ne point se mêler de son régime intérieur. On lui exposait, en outre, qu'en renonçant à son alliance, il s'exposait aux plus grands dangers et à se trouver sans alliés au milieu de ses ennemis naturels.
L'avis de M. Dumouriez n'ayant fait aucune impression sur la cour de Vienne, M. le marquis de Noailles, qui n'avait plus à espérer de faire changer le système de cette cour, renouvela avec tant d'instances la demande de son rappel, qu'il parvint à l'obtenir et fut remplacé par M. de Maulde.
On recevait chaque jour des nouvelles de pillages, de meurtres et d'incendies dans toutes les parties de la France. L'impunité accordée aux brigands et la persécution des honnêtes gens glaçaient d'effroi toutes les autorités. Personne n'osait remplir son devoir dans la crainte d'être accusé et de ne pouvoir faire entendre sa justification. M. de Vaublanc, effrayé de la situation de la France, monta à la tribune, et fit à l'Assemblée la peinture la plus vive de l'anarchie qui régnait dans toutes les provinces, où personne n'osait faire exécuter les lois. Il l'attribua à la puissance des clubs, qui dominaient l'Assemblée et lui avaient fait rendre un décret d'amnistie, que les brigands, sûrs de l'impunité avaient eux-mêmes anticipé; il déclarait qu'il était urgent que les ministres se concertassent avec l'Assemblée sur les moyens de rétablir l'ordre, sans quoi l'on verrait la perte de la France et de la liberté.
Le Roi fit part à l'Assemblée du choix qu'il avait fait de M. Davanthon pour remplacer M. Duport du Tertre au ministère de la justice. Le nouveau ministre vint, suivant l'usage de ses collègues, lui présenter l'assurance qu'il ne serait jamais sorti de sa retraite s'il n'avait vu la liberté triompher du monstre à cent têtes, assurant qu'il se regarderait comme l'être le plus pervers s'il portait la moindre atteintes à la Constitution, et que s'il quittait le ministère, il n'aurait à se reprocher l'improbation de personne.
M. Davanthon était un avocat de Bordeaux qui, quoique très-patriote, conserva cependant vis-à-vis du Roi une mesure de respect dont ses collègues ne lui donnaient pas l'exemple; et le prince n'eut point à s'en plaindre pendant la durée de son ministère.
Mgr le Dauphin ayant atteint l'âge de sept ans, qui était l'époque où les princes devaient passer aux hommes, le Roi se trouva dans un grand embarras pour lui choisir un gouverneur. On parlait sourdement de lui ôter cette nomination, et Condorcet intriguait pour se faire nommer à cette place. Après une mûre délibération, le Roi jeta les yeux sur M. de Fleurieu, qui, étant lié avec tous les membres du parti constitutionnel, donnerait moins d'ombrage que tout autre. C'était, dans les circonstances où l'on se trouvait, le meilleur choix que l'on pût faire. M. de Fleurieu était un honnête homme; il avait de l'esprit et beaucoup d'instruction; il était fort attaché au Roi. Mais il était faible de caractère. Cette raison avait déterminé le Roi à choisir pour sous-gouverneurs du jeune prince deux officiers de marine, hommes de grand caractère et d'un courage à toute épreuve: l'un s'appelait M. de Marigni; j'ai oublié le nom de l'autre. M. de Fleurieu craignait de laisser approcher de Mgr le Dauphin des personnes qui eussent des droits antérieurs à l'estime de la famille royale. Il avait écarté, par cette considération, MM. du Pujet et d'Allonville, sous-gouverneurs du premier Dauphin, tous deux hommes de mérite; et cette même raison lui avait fait refuser la place de bibliothécaire du jeune prince à M. l'abbé Davaux, instituteur des deux Dauphins, qui s'était tellement distingué dans leur première éducation, que cette récompense lui était naturellement due.
Le Roi et la Reine apprirent avec beaucoup de peine le mariage de M. de Fleurieu avec mademoiselle d'Arcambal. Il l'avait tenu caché jusqu'au moment où sa nomination avait été publique; et la société ainsi que la parenté de cette famille déplaisaient beaucoup à la Reine. Mais il n'y avait pas à revenir sur ce choix, et dans la triste position où était le Roi, on devait le regarder comme très-heureux. J'en eus personnellement une grande satisfaction, par la crainte que j'avais qu'un jacobin ne parvint à s'emparer de cette place et à pervertir l'heureux naturel de ce jeune prince, qui donnait de si grandes espérances.
Madame d'Arcambal était fille de M. Le Normand d'Étiolles, mari de madame de Pompadour. Il l'avait eue du vivant de celle-ci, et la loi ne lui permettant pas de la reconnaître pour sa fille, il l'avait fait adopter à prix d'argent par un M. Dacvert, qui passait pour son père. Elle avait deux frères, enfants légitimes de M. Le Normand et d'une comédienne qu'il avait épousée après la mort de madame de Pompadour. Une pareille société, qui devait être naturellement celle de M. et de madame de Fleurieu, paraissait peu convenable à la Reine pour le gouverneur de Mgr le Dauphin. Elle redoutait, de plus, le caractère de madame d'Arcambal, qui avait le plus grand crédit sur l'esprit de M. de Fleurieu. Elle lui avait fait épouser sa fille, malgré l'extrême disproportion de son âge à celui de cette jeune personne, et l'on craignait avec raison l'empire qu'elle pouvait exercer sur elle.
Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il avait fait de M. de Fleurieu pour gouverneur de Mgr le Dauphin, choix où il n'avait consulté que l'estime générale dont jouissait M. de Fleurieu, à cause de sa probité et de son attachement à la Constitution. Il ajoutait qu'il ne cesserait de lui recommander d'inspirer à son fils toutes les vertus qui conviennent au roi d'un peuple libre, et qu'il se rendrait digne de l'amour des Français par son attachement à la Constitution, son respect pour les lois et son application à tout ce qui pourrait contribuer au bonheur du royaume.
Au lieu d'être touché d'une pareille lettre, Lasource n'eut pas de honte de parler du décret rendu par l'Assemblée constituante lors du retour du Roi de Varennes, pour faire nommer par les membres de l'Assemblée le gouverneur de Mgr le Dauphin, et de rappeler la liste ridicule des quatre-vingts candidats présentée à cette époque. Rouger prétendit que la lettre du Roi était inconstitutionnelle, et demanda qu'elle fût envoyée au comité de Constitution, pour décider qui, du Roi ou de la nation, devait faire cette nomination, étant extrêmement important de donner à ce jeune prince une éducation conforme aux sentiments et aux vœux du peuple français. L'Assemblée adopta le renvoi au comité: ce qui empêcha le Roi de remettre sur-le-champ Mgr le Dauphin entre les mains de M. de Fleurieu. Cependant celui-ci nomma les personnes qui devaient composer sa maison, en attendant qu'il pût remplir les fonctions de sa place. Comme l'éducation de Mgr le Dauphin ne souffrait point de ce retard, le Roi et la Reine attendirent avec patience le moment où ils pourraient mettre à exécution la volonté qu'ils avaient exprimée.
La position du Roi devenait chaque jour plus affligeante, entouré comme il était de ministres qui ne lui inspiraient aucune confiance, et dont toutes les vues contrariaient les siennes. Influencés par les jacobins, ils voulaient absolument la guerre, et nommément Dumouriez, qui fondait sur elle de grandes espérances de fortune, et qui employait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour obliger le Roi à en faire la proposition à l'Assemblée. Ce prince, qui prévoyait qu'elle serait la source de nouveaux malheurs pour la France, ne pouvait s'y déterminer. Pressé cependant par ses ministres et par la majorité de l'Assemblée, qui traitait de trahison la lenteur de ses décisions, il se détermina enfin à accéder à leurs vœux. Il partit du château le 20 avril, la tristesse peinte sur le visage, et entouré de ses six ministres, il arriva à l'Assemblée. Il y fit un petit discours pour l'engager à réfléchir sérieusement sur les malheurs que pourrait entraîner une décision sur une matière aussi importante que la déclaration d'une guerre; puis il ajouta: «M. Dumouriez va vous lire le rapport fait au conseil sur la situation de la France relativement à l'Autriche.»
Il portait en substance que cette puissance s'était toujours refusée à l'accomplissement du traité de 1756, qui l'obligeait à s'unir à la France contre tous ses ennemis; qu'elle ne cessait de se montrer l'ennemie du gouvernement et d'attenter à sa souveraineté, en soutenant les prétentions des princes possessionnés en Alsace; qu'elle laissait établir les émigrés dans ses États, se liait avec les puissances de l'Europe sans son accord, et témoignait un mépris pour la France que sa dignité ne lui permettait plus de soutenir; que, d'après ces considérations, le conseil du Roi était d'avis que ce prince fît à l'Assemblée la proposition de déclarer la guerre à l'Empereur, le refus de répondre aux dernières dépêches ne laissant plus d'espoir d'une négociation amicale.
Le Roi prit alors la parole, et d'une voix altérée en fit la proposition à l'Assemblée, l'engageant encore à délibérer avec la plus sérieuse réflexion si elle devait accéder à une proposition qui pouvait entraîner la France dans de grands malheurs, si le succès ne répondait pas à son attente; et dans le cas où elle s'y déterminerait, de s'assurer de tous les moyens de soutenir la guerre avantageusement.
L'Assemblée avait décidé, avant l'arrivée du Roi, que l'on n'applaudirait pas; mais à la sortie de Sa Majesté, un grand nombre d'assistants, n'ayant pu retenir le témoignage d'attendrissement et d'attachement qu'ils éprouvaient, se mirent à crier: «Vive le Roi!» Silence! s'écrièrent les habitués des galeries, avec des signes d'indignation, et l'on entendit une femme s'écrier: «Sortez, esclaves, et allez crier plus loin: Vive le Roi!»
Ce malheureux prince revint aux Tuileries pénétré de douleur. Il était loin de partager l'espoir de Dumouriez, qui comptait faire servir cette guerre au rétablissement de l'autorité royale, que le désir de conserver sa place lui faisait alors sincèrement désirer. La légèreté de son caractère ne lui permettait pas de réfléchir sur la difficulté de faire réussir les moyens qu'il voulait employer pour y parvenir, et qui précipitèrent le Roi dans un abîme de malheurs.
L'Assemblée s'ajourna à cinq heures pour délibérer sur la proposition du Roi. Le parti était pris d'avance; et tout ce que purent dire les personnes sensées qui existaient dans l'Assemblée, sur les dangers d'une guerre pour une nation dont l'armée n'était pas organisée, dont les finances étaient en mauvais état, et qui faisait l'essai d'une Constitution, ne fut point écouté. La guerre, cria-t-on, obviera à tous ces inconvénients; et au milieu des divagations les plus complètes et du tapage le plus effroyable, la guerre fut déclarée à l'Empereur. M. de Laureau eut alors le courage de proposer à l'Assemblée de mettre sous la protection de la nation les femmes et les enfants des émigrés, ainsi que les ci-devant nobles restés en France: «Une pareille mesure, disait-il, ferait honneur à la nation et serait la réponse aux calomnies que les étrangers se permettaient contre elle.» L'ordre du jour fut la seule réponse à cette proposition.
La France commençait la guerre sans argent, avec une armée désorganisée, des places sans défense, et si les alliés n'eussent pas laissé aux Français le temps de revenir de leur première frayeur, il est plus que probable qu'ils eussent terminé la Révolution et forcé la France à accepter un gouvernement raisonnable. Mais agissant toujours mollement, ils laissèrent ranimer le courage si naturel aux Français, qui finirent par se défendre comme des lions et devenir invincibles.
Le début de la guerre ne fut cependant pas heureux pour la France. Un détachement de l'armée du Nord fut battu près de Tournay et rentra à Lille dans un désordre épouvantable. Les soldats se mirent ensuite en insurrection, massacrèrent Théobald Dillon, commandant du détachement, blessèrent grièvement M. de Chaumont, son aide de camp, qui passa pour mort, et pendirent ensuite six chasseurs tyroliens, qu'ils avaient fait prisonniers. M. Arthur Dillon vint demander justice à l'Assemblée de l'assassinat de son parent, en lui présentant la pétition la plus noble et la plus détaillée sur les circonstances de ce cruel événement. Elle fut envoyée au Comité pour examiner les faits qu'elle contenait et en faire un rapport à l'Assemblée.
M. de Rochambeau, profondément affecté de ce qui se passait, écrivit au Roi pour se plaindre des ordres donnés par Dumouriez, qu'on pouvait accuser de l'échec qu'on venait d'éprouver; de l'insubordination de l'armée et de ces accusations continuelles contre les généraux, qui rendaient tout succès impossible. Il finissait sa lettre en demandant à Sa Majesté d'en faire part à l'Assemblée, et de vouloir bien agréer sa démission, ne pouvant espérer aucun bien.
On fit des reproches à Dumouriez. Celui-ci se justifia, en démontrant qu'il avait eu droit de compter sur une insurrection qu'il avait donné l'ordre d'étendre partout, et que, d'après les détails qu'il avait reçus, elle paraissait si certaine, qu'on ne pouvait la mettre en doute: insurrection dont on n'avait point donné connaissance à M. de Rochambeau. Le Roi ayant agréé la démission de ce dernier, il fut remplacé par le maréchal Lukner, qui vint à Paris rendre compte à Sa Majesté de l'état de l'armée, et la supplier de lui promettre de faire tous ses efforts pour engager M. de Rochambeau à reprendre le commandement de l'armée, ajoutant qu'il le considérait tellement, qu'il tiendrait à honneur de lui servir d'aide de camp, et qu'il regardait l'acceptation de sa démission comme le plus grand malheur que l'armée eût éprouvé. Il fit ensuite l'éloge de la sienne, qu'il comparait à des moutons. Tout cela fut raconté à l'Assemblée par Dumouriez, qui fut couvert d'applaudissements.
M. de la Fayette se plaignit aussi, de son côté, du dénûment de son armée, qui, manquant d'objets de première nécessité, ne pouvait opérer sa jonction avec celle de M. de Rochambeau. En louant sa bonne conduite et l'ardeur qu'elle témoignait, il fit tellement sentir la nécessité de punir sévèrement l'assassinat des prisonniers, qui devait nécessairement occasionner des représailles et produire sur l'armée l'effet le plus dangereux, que l'Assemblée arrêta la création d'un conseil de guerre pour le jugement et la punition des assassins des prisonniers et de leurs officiers, ainsi que des soldats qui par leur fuite avaient mis le désordre dans l'armée.
Les malheureux Avignonnais, en butte à tous les scélérats qui les désolaient depuis si longtemps, envoyèrent à l'Assemblée quarante commissaires pour se plaindre de Bertin et Rebecqui, nommés tels par l'Assemblée, qui, non contents d'avoir favorisé la sortie des prisons d'Avignon de Jourdan et de ses complices, venaient, avec leur secours, d'organiser la municipalité et les corps administratifs, qu'ils avaient remplis de leurs créatures, tenaient des propos affreux, menaçaient pour cette fois de remplir la Glacière et répandaient la terreur dans tout le pays. Bertin et Rebecqui voulurent se défendre en les accusant d'aristocratie; mais ayant tous offert leur tête pour garant de la vérité, on promit d'examiner leur affaire. Après plusieurs séances dans lesquelles elle fut discutée, on annula les élections faites par les commissaires, on les manda à la barre, et l'on ordonna, la sortie de la garde nationale des environs, qu'ils avaient fait venir à Avignon, ainsi que de tous les gens armés sans réquisition légale. On demanda ensuite au ministre ce qu'il avait fait relativement à l'évasion de Jourdan et de ses complices; il répondit naïvement qu'il n'avait rien fait.
M. de Grave, ne pouvant soutenir le poids du ministère, donna sa démission, et fut remplacé par Servan, grand patriote, et qui vint protester à l'Assemblée que son seul patriotisme avait pu lui faire accepter le ministère de la guerre, mais qu'aidé des lumières de l'Assemblée et secondé du Roi et de ses ministres, il espérait être utile à la chose publique et mériter son estime.
L'Assemblée ne dissimulait plus le projet d'établir en France un gouvernement républicain. Pour y parvenir, elle ne s'occupait qu'à diffamer le Roi, et à lui prêter les intentions les plus éloignées de son caractère pour parvenir à renverser la Constitution et à reprendre le pouvoir qu'il avait perdu. Péthion la secondait de tous les moyens que sa place lui mettait entre les mains. Il faisait circuler sous main que le Roi pensait encore à quitter Paris pour se mettre à la tête des étrangers, opérer la contre-révolution et punir ensuite les amis de la liberté. Il recommandait la surveillance la plus active sur tous les mouvements du château, et travaillait à inspirer une inquiétude qui servait parfaitement les intérêts des factieux.
Le Roi, indigné de cette conduite, écrivit à l'Assemblée pour se plaindre des calomnies répandues par Péthion dans le but d'animer le peuple et le porter ensuite à de nouveaux excès. Péthion répondit à la lettre du Roi par la lettre la plus insidieuse et la plus propre à fortifier les soupçons qu'il avait lui-même excités. Il s'y plaignait de l'inquiétude que causait la conduite du Roi, qui, au lieu d'être entouré de patriotes, ne l'était que d'ennemis de la Révolution, et il protestait de son inaltérable attachement à la République, qu'il défendrait toujours de tout son pouvoir. Il fit circuler cette lettre dans tout Paris pour échauffer la multitude et lui faire perdre tout respect pour le Roi et la famille royale.
L'insolence des factieux de l'Assemblée était à son comble. Leurs principaux chefs, tels que Brissot, Isnard, Vergniaud, tous les députés de la Gironde et plusieurs autres se permettaient journellement les plus violentes invectives contre le Roi, la Reine et leurs plus fidèles serviteurs. Ils excitaient le peuple à la révolte, et, par la protection qu'ils accordaient aux scélérats, il se formait un parti formidable qui faisait trembler toute la France. Enragés contre les prêtres et les nobles, ils appelaient sur eux les torches et les poignards, distribuant à leur gré les soupçons et les calomnies, accueillant toute espèce de dénonciation, et en inventant même au besoin. François de Neufchâteau, ennemi déclaré de la religion, renouvelait continuellement ses diatribes contre les prêtres et ne cessait de demander leur déportation.
Tout annonçait une prochaine révolution: l'Assemblée violait ouvertement la Constitution, et les factieux se moquaient des députés qui s'en plaignaient. Ils leur ôtaient la parole, et envoyaient à l'Abbaye ceux qui représentaient trop fortement l'indécence de leur conduite. Devenus maîtres de l'Assemblée dont ils avaient subjugué la majorité, ils faisaient passer sans difficulté les décrets les plus révoltants et les plus inconstitutionnels.
L'Assemblée désirait depuis longtemps l'éloignement des Suisses de Paris. Pour y parvenir sous un prétexte apparent, M. de Kersaint les dénonça pour avoir arrêté plusieurs citoyens. On eut beau lui donner la preuve que des propos infâmes avaient occasionné cette mesure, il n'en continua pas moins ses déclamations sur le danger de laisser autant de troupes à la disposition du Roi. «Il ne peut avoir, ajouta-t-il, une armée à ses ordres; la garde doit lui suffire.» Il se plaignit ensuite de voir fermer le jardin des Tuileries par la volonté du Roi. «La nation le loge aux Tuileries, mais on ne lui donne pas la jouissance exclusive du jardin; il est soumis à la police nationale, et quand il est fermé, il l'est à celle de sa garde, qui ne peut cependant, dans aucun cas, s'étendre au delà des murs du palais.»
A l'appui de ce discours, une députation du faubourg Saint-Antoine, composée des vainqueurs de la Bastille et de deux mille personnes ayant à leur tête Santerre et Saint-Huruge, demanda la permission de défiler devant l'Assemblée. Cette députation marchait sur trois colonnes; celle du centre était composée de gardes nationaux, et les deux autres d'hommes du faubourg, porteurs de piques de toutes les formes, ornées de banderoles aux couleurs nationales, avec des devises analogues à leur costume. Ils étaient accompagnés de femmes armées de fusils, de pistolets et de sabres. Ils entrèrent tous au son du tambour, précédés de la Déclaration des droits de l'homme écrite en lettres d'or, et au son d'une musique guerrière jouant l'air Ça ira, etc. L'orateur tonna contre les despotes coalisés, les avertit de trembler parce que leur heure était venue; il finit par dénoncer le Roi comme violateur de la Constitution en gardant les Suisses auprès de sa personne.
Ils tentèrent, mais inutilement, de s'introduire dans le château. Les grilles en étaient fermées et gardées avec tant de soin, qu'ils ne purent y pénétrer et furent obligés de renoncer pour ce jour à cette première tentative.
Malgré le décret de l'Assemblée qui ordonnait de ne rien changer au sort des Suisses jusqu'à la réponse des cantons, le Roi fut forcé de les renvoyer à Courbevoie, et l'on ne conserva à Paris que ceux qui faisaient le service du château.
L'Assemblée abolit encore les cens et rentes, hormis ceux qui représenteraient le titre primordial: chose impossible par le pillage des châteaux et le brûlement des chartriers. Elle ordonna de jeter au feu toutes les généalogies qui se trouveraient dans les bibliothèques et autres dépôts publics, et elle supprima, avec effet rétroactif à compter du 1^{er} février, le million accordé aux princes, frères de Sa Majesté.
CHAPITRE XX
ANNÉE 1792.
Le prétendu comité autrichien.—Le Roi dénonce cette calomnie au tribunal du juge de paix La Rivière.—Condamnation de celui-ci.—Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.—Proposition Goyer relative au mariage.—Protestation de Dumouriez contre le roi de Sardaigne.—Plaintes de la Reine contre M. de Mercy.—Son grand courage.—Louis XVI fait brûler l'édition des Mémoires de madame de la Motte.—Décret contre les prêtres insermentés.—Licenciement de la garde constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.—Pauline de Tourzel.
Les factieux inventaient chaque jour de nouveaux moyens de soulever le peuple. Chabot, Basire et Merlin, membres du comité de surveillance, imaginèrent la fable d'un comité autrichien existant aux Tuileries, lequel contrariait les dispositions des ministres, était la cause de nos désastres et n'avait pour but que le bouleversement de la France et le rétablissement du despotisme. Ils donnèrent cette fable à Carra pour l'imprimer dans ses Annales politiques; et, pour lui donner plus de consistance, ils l'avaient fait précéder du discours le plus violent qu'Isnard eût encore prononcé à la tribune. Il y avait fait le tableau le plus sinistre du déplorable état de la France, qu'il attribuait au Roi, à la famille royale et à tout ce qui l'entourait. Il y blâmait fort l'Assemblée constituante de ne s'être pas laissé assez pénétrer de cette vérité: que la liberté n'est jamais trop chèrement achetée, et que quelques gouttes de sang versées ne se comptaient pas dans les veines du corps politique; qu'elle avait fait une grande faute en innocentant le Roi et en décrétant la révision des articles constitutionnels; que ce prince, au lieu de sentir tout ce qu'il devait à la clémence nationale, en avait profité pour désorganiser la France et se mettre ensuite à la tête des troupes, pour proposer un accommodement à la partie égoïste de la nation et anéantir la liberté et l'égalité. Il ajouta que si les ennemis du dehors avaient l'avantage, ceux qui étaient en dedans seraient mis à mort. Il poussa même la rage jusqu'à proposer indirectement la destitution ou la mort du Roi, comme un moyen de faire cesser les dangers qui menaçaient la patrie. L'ordre du jour fut invoqué, et cet horrible discours n'eut heureusement pas les honneurs de l'impression.
La calomnie insérée dans les Annales politiques fut répétée à l'Assemblée par Chabot, Basire et Merlin. Le Roi entendait crier toutes ces infamies par des colporteurs, qui avaient grand soins de les débiter sous ses fenêtres. Pénétré de douleur de voir à quel point on cherchait à égarer le peuple, il crut devoir dénoncer aux tribunaux l'auteur de ces calomnies; il en prévint l'Assemblée par une lettre que lui porta le ministre de la justice. Gensonné la dénonça comme injurieuse au corps législatif et pouvant être regardée comme une preuve de plus du comité autrichien. Il enveloppa M. Bertrand dans cette dénonciation, et Brissot fit remonter ce comité à l'année 1756, en accusant, de plus, M. Bertrand des massacres et des incendies de Saint-Domingue. M. Bertrand et M. de Montmorin (qui avait été aussi dénoncé par Carra) l'attaquèrent en justice, et portèrent également plainte contre Chabot, Basire et Merlin devant M. La Rivière, juge de paix des Tuileries, qui décerna contre eux un mandat d'amener. L'Assemblée se récria contre l'insolence d'un juge de paix qui osait donner un pareil ordre, et elle déclara qu'il s'était rendu coupable de lèse-nation comme ayant attenté à l'inviolabilité des représentants de la nation et cherché à avilir la représentation nationale.
Les factieux ne voulurent point écouter les raisons alléguées par le juge de paix pour sa justification, non plus que sa demande de fournir des preuves contre la fausseté de la dénonciation des députés. «On ne dénoncerait plus, dit Brissot, si l'on n'était assuré du secret»; et l'Assemblée décréta l'envoi de M. La Rivière à la haute cour d'Orléans pour y être jugé du crime qu'on lui imputait. Ce déni de justice ne fit aucune impression dans Paris et servit seulement à faire tomber les dénonciations du comité autrichien.
D'après le bruit répandu par les factieux que le prétendu comité se tenait chez madame la princesse de Lamballe, le juge de paix l'avait interrogée comme témoin, ce qui fit rire l'Assemblée dans le compte qu'il lui rendit et où il justifia l'emploi de toutes les formes requises par la loi.
Après l'acceptation de la Constitution, la Reine, craignant d'être forcée d'ôter à madame la princesse de Lamballe la place de surintendante de sa maison, si elle continuait à rester hors de France, l'avait engagé à revenir auprès d'elle. Malgré son intime persuasion du danger qu'elle courait en y revenant, madame de Lamballe ne balança pas un instant à se rendre à ses désirs; et on lui donna, à son arrivée, un appartement qui n'était séparé de celui de la Reine que par le palier de l'escalier. La proximité de son appartement et son amitié pour madame de Lamballe la faisaient aller souvent chez elle; mais ses visites ayant été le sujet de plusieurs dénonciations, elle se crut obligée de les rendre plus rares.
Madame la princesse de Lamballe, à son arrivée en France, reçut d'abord une société assez nombreuse. On lui rapportait exactement tout ce qui se passait dans Paris, et l'on y parlait assez librement. Mais les événements qui se précipitaient la forcèrent à la restreindre pour ne donner aucune prise contre elle et ne pas compromettre la Reine, dont on la regardait comme l'amie.
La disette d'argent se faisait vivement sentir dans toutes les parties de l'administration, et, pour obvier aux inconvénients qui en résultaient, on proposa la vente des forêts nationales. Mais on donna des raisons si fortes sur le danger d'employer un pareil moyen, que l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Goyer, athée déclaré, après avoir prononcé le discours le plus impie, obtint de l'Assemblée que les mariages ne se célébreraient plus à l'église, mais au pied de l'arbre de la liberté; il ajouta des visées contre toute espèce d'acte religieux, qu'il aurait voulu voir abolir. La crainte du mauvais effet que paraissait produire ce décret le fit promptement révoquer.
Malgré l'état de détresse où se trouvaient les troupes, qui manquaient de tout, Dumouriez, assuré de la confiance de l'Assemblée, demanda et obtint six millions pour ses dépenses secrètes. Il avait fait précéder cette demande du refus du roi de Sardaigne de recevoir M. de Semonville pour ambassadeur, l'accusant de répandre des principes d'insurrection dans ses États. Il fit part à l'Assemblée de la lettre qu'il avait écrite au nom du Roi au chargé d'affaires pour demander réparation de cette injure, avec ordre de revenir en France si l'on refusait d'y recevoir M. de Semonville. Sa conduite fut approuvée et lui valut beaucoup d'applaudissements.
La position de la famille royale s'aggravait tous les jours. Le courage et la fermeté de la Reine redoublaient la rage des factieux. Profondément affectée, elle conservait toujours un visage calme et un maintien rempli de dignité. On lui prodiguait jusque sous ses fenêtres les plus dégoûtantes injures, et des menaces capables d'effrayer un courage moins ferme que le sien. Elle allait quelquefois à Saint-Cloud, avec ses enfants, pour prendre l'air et se dissiper un peu. Un jour où son cœur était plus oppressé qu'à l'ordinaire, elle fit retirer ses enfants, les envoya jouer plus loin, et se trouvant seule entre madame de Tarente et moi, elle nous dit: «J'ai besoin d'épancher mon cœur devant des personnes aussi sûres que vous, et sur l'attachement desquelles je puis compter. Je suis blessée au vif par les endroits les plus sensibles. J'avais mis, en arrivant en France, ma confiance dans M. le comte de Mercy, par les conseils de ma mère: «Il connaît bien la France, où il est ambassadeur depuis longtemps, me dit-elle; il ne peut vous donner que des conseils propres à vous faire réussir dans le pays où vous êtes destinée à régner; regardez-les comme les miens, et soyez persuadée que vous n'en recevrez que de bons de sa part.» J'avais quatorze ans, j'aimais et je respectais ma mère; je mis ma confiance dans M. de Mercy; je le regardais comme un père, et j'ai la douleur de voir combien j'ai été trompée, par le peu de part qu'il prend aujourd'hui à ma triste situation. M. de Breteuil, de son côté, calcule toujours ses intérêts en agissant pour nous, et ne peut nous inspirer une entière confiance. Le Roi est très-mécontent de M. de la Queuille, qui lui écrit des lettres du style le plus singulier.»
Il fallait en effet qu'elles fussent bien extraordinaires, car le Roi, qui ne parlait jamais de politique, dit un jour devant moi: «M. de la Queuille dit bien du mal de nous, et il sera bien étonné s'il relit un jour de sang-froid toutes les lettres qu'il m'a écrites et que j'ai toutes conservées.»
La Reine nous dit ensuite qu'elle ne se dissimulait aucun des dangers qu'elle pouvait courir, mais qu'elle ne voulait pas se laisser abattre, voulant, au contraire, conserver un courage dont elle avait tant besoin. Nous étions, madame de Tarente et moi, pénétrées de douleur d'une pareille conversation, et bien plus occupées de ses dangers que de ceux que nous pouvions courir; mais, ne voulant point s'attendrir, elle rappela ses enfants, s'amusa de leurs jeux et revint à Paris sans que l'on pût se douter de l'émotion qu'elle avait éprouvée.
J'ai encore été témoin, peu de temps après, d'un autre trait de grandeur d'âme de cette princesse, qui fit sur moi une vive impression.
Plusieurs personnes, effrayées des dangers qu'elle pouvait courir, lui proposèrent un moyen sûr d'évasion. Elle m'en parla, exigeant que je lui disse sans déguisement ce que je ferais à set place: «Quitteriez-vous, me dit-elle, le Roi et vos enfants pour mettre votre personne en sûreté?» Je la suppliai de ne pas me mettre à pareille épreuve et de me dispenser de lui répondre. «Mon parti est pris, ajouta-t-elle alors; je regarderais comme la plus insigne lâcheté d'abandonner dans le danger le Roi et mes enfants. Que serait d'ailleurs la vie pour moi, sans des objets aussi chers, et qui peuvent seuls m'attacher à une vie aussi malheureuse que la mienne? Convenez qu'à ma place vous prendriez le même parti.» Il me fut impossible de la contredire, pensant absolument comme elle sur ce point.
On poussa l'audace jusqu'à parler de séparer la Reine de la personne du Roi, et de la reléguer au Val-de-Grâce, pour l'empêcher de donner des conseils à Sa Majesté. Elle en eut l'inquiétude pendant plusieurs jours, et elle prit, avec un courage et une tranquillité admirables, toutes les précautions nécessaires pour éviter de se compromettre, ainsi que les personnes qui lui étaient attachées et qui l'avertissaient de ce qui se passait. Elle passa plusieurs nuits à trier ses papiers, avec madame Campan, une de ses premières femmes de chambre, en qui elle avait beaucoup de confiance, et elle lui en donna même à emporter pour les brûler chez elle et ne pas laisser de traces d'un trop grand nombre de papiers brûlés. Je dois à la vérité ce témoignage: que madame Campan, malgré les calomnies qu'on n'a cessé de répandre sur son compte, n'a jamais abusé de la confiance que la Reine lui a témoignée en diverses circonstances, et qu'elle a toujours gardé le plus profond secret sur ce que cette princesse lui avait confié, sans jamais chercher à s'en prévaloir.
La Reine était toujours l'objet de la rage des factieux. Irrités de ce grand courage qu'elle montrait dans toutes les occasions, ils n'en perdaient aucune d'exhaler contre elle leur fureur. Toujours grande en particulier comme en public, elle me fit, au sujet de cette horrible proposition de la séparer du Roi, une réponse que je ne puis passer sous silence: «Le Roi ne souffrira jamais, lui disais-je, l'accomplissement d'un projet aussi atroce.»—«Je le préférerais, dit-elle héroïquement, plutôt que d'exposer ses jours, si son refus pouvait produire cet effet.»
Le Roi, ayant appris qu'on avait envoyé d'Angleterre au libraire Greffier les Mémoires imprimés de madame de la Motte, et craignant avec raison de voir accueillir avec empressement les mensonges dont ils étaient remplis, crut prudent de ne pas les laisser répandre dans le public et en fit acheter l'édition pour son compte. Après avoir discuté avec M. de la Porte le moyen de la détruire sans laisser aucune trace, il fut décidé qu'elle serait mise en ballots pour la faire brûler dans le four de la manufacture de porcelaine de Sèvres, qui appartenait au Roi: ce qui fut exécuté en présence de M. de la Porte, et de MM. Régnier et Gérard, l'un, directeur, et l'autre, peintre de la manufacture, assistés de deux ouvriers qui éventraient les ballots et les jetaient ensuite au feu.
La municipalité de Saint-Cloud, ayant appris qu'on avait brûlé des papiers dans le four de la manufacture, vint dénoncer à l'Assemblée le brûlement d'un grand nombre de papiers qui pouvaient être les preuves d'un grand complot dont on cherchait à dérober la trace. M. de la Porte, ainsi que ceux qui avaient assisté au brûlement de ces papiers, furent mandés sur-le-champ à l'Assemblée. Ils avouèrent simplement ce qui s'était passé, et cette dénonciation n'eut aucune suite.
Le nouveau décret rendu contre les prêtres insermentés fut un nouveau sujet de chagrin pour la famille royale. Les factieux, enragés de leur soumission aux lois et de leur respect pour celles que leur prescrivait leur conscience, après un long préambule sur le danger de laisser impunis une classe d'hommes qui se refusaient à prêter les serments exigés, décrétèrent que lorsque vingt citoyens actifs du même canton demanderaient la déportation d'un ou plusieurs ecclésiastiques, le directoire du département serait tenu de la prononcer, si son avis était conforme à la pétition, sinon il serait tenu de faire examiner par des commissaires si la présence des ecclésiastiques était contraire à la tranquillité publique. Dans le cas de l'affirmative, le directoire serait tenu de prononcer la déportation.
Un décret aussi révoltant ne pouvant obtenir la sanction du Roi, ils mirent tout en usage pour l'obtenir par la force: pamphlets contre la famille royale, brochures infâmes, rien ne fut épargné; et comme, malgré leur puissance, la garde royale, peu disposée à se prêter à leurs projets, était pour eux un objet d'inquiétude, ils commencèrent à l'insulter dans l'espoir de la voir se défendre, et de se ménager un prétexte pour en demander le licenciement. L'Assemblée, dont l'inquiétude accompagnait l'impuissance, ne put voir un grand nombre de personnes des diverses provinces se réfugier à Paris pour y être plus en sûreté, sans en prendre de l'ombrage. Elle fit, en conséquence, un nouveau décret sur les passe-ports, qui obligea toute personne arrivant à Paris sans y avoir antérieurement son domicile, à se présenter dans la huitaine du présent devant le commissaire de la section qu'elle habiterait, pour y faire viser son passe-port et y déclarer son nom, son état, son domicile ordinaire et sa demeure dans Paris. La même disposition devait avoir lieu pour toute personne arrivant à Paris, ne fût-ce que pour trois jours; et tout principal locataire, concierge ou portier de maison, était tenu à la même déclaration, sous peine d'amende et de trois mois de prison. On y ajouta la défense de donner des logements à des personnes non munies de passe-ports sans en prévenir la section.
Tous les efforts de l'Assemblée pour corrompre la garde royale étant inutiles, ils en vinrent à des insultes plus graves que les premières, dans l'espoir de provoquer quelque rixe; mais l'excellent esprit de cette garde et son attachement pour la personne de Sa Majesté leur faisant tout supporter avec autant de courage que de patience, l'Assemblée se servit d'une lettre de Péthion pour échauffer les esprits et feindre la plus violente inquiétude d'un complot formé contre la liberté. Chabot et ceux de son parti recommencèrent leurs déclamations; Péthion déclara la chose publique en danger, engagea les citoyens à se lever et demanda la permanence de l'Assemblée. Croyant alors le moment favorable pour tenter une insurrection contre le château, il favorisa sous main une troupe de gens armés de piques et de bâtons, qui vint provoquer la garde du Roi et établir sur la principale porte du château le drapeau tricolore et le bonnet de la liberté. Ils insultaient le Roi et la famille royale par les propos les plus affreux; ils tentèrent, mais inutilement, de pénétrer dans le château. Les portes étaient bien fermées, la garde du Roi était à son poste, et l'on ne put faire réussir cette première tentative.
Péthion vint dire à l'Assemblée, l'après-midi du même jour, que Paris était tranquille pour le moment mais qu'il devenait le rassemblement d'ennemis de la chose publique, et que tout annonçait une crise violente. Il assura que l'esprit de la garde nationale était bon, que tous les citoyens s'étaient levés à la parole de l'Assemblée; puis il ajouta: «Montrez-vous toujours grands, constamment inflexibles; maintenez-vous dans une attitude imposante, et ne craignez rien.» L'Assemblée permit ensuite à une portion de la section des Gobelins de traverser la salle de l'Assemblée. Ils étaient au nombre de deux mille hommes, en y comprenant les femmes et les enfants. Ils étaient armés de piques, de sabres, de faux, etc., et portaient un bonnet rouge en guise de drapeau. Ils traversèrent la salle au son de six tambours et au milieu des applaudissements et des cris de: «Vive la nation!» Quand ils furent sortis, Barrère fit un rapport sur la garde constitutionnelle du Roi, qu'il accusa d'incivisme et de mépris pour les couleurs nationales, pour les décrets de l'Assemblée et les respectables sans-culottes; selon lui, elle avait témoigné une joie insultante des désastres de notre armée. Et sans avoir pu prouver aucun des faits énoncés, il conclut au licenciement de cette garde. Plusieurs insistèrent pour lui faire donner des preuves de sa dénonciation. Il se trouva dans l'embarras; mais il en fut heureusement tiré par une députation d'invalides qui vint dénoncer ses chefs comme ayant donné l'ordre d'ouvrir les portes à toute troupe armée qui se présenterait jour et nuit, soit de la garde nationale, soit de la garde royale.
M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, convint d'avoir donné l'ordre en question pour donner un asile aux personnes de la garde du Roi et de la garde nationale, si le trouble qu'on lui avait dit exister dans Paris les forçait d'y avoir recours, et pour laisser entrer sans opposition toute troupe armée, n'ayant aucun moyen de défense et voulant épargner l'effusion du sang. On se contenta de cette réponse, et il fut renvoyé aux Invalides.
On reprit le rapport sur la garde du Roi. Couthon appuya sur la nécessité de purger le voisinage de l'Assemblée d'une poignée de brigands qui conspiraient contre la patrie, et il proposa d'opérer cela par mesure de police pour éviter le veto.
Damas, Ramond, Jaucourt et plusieurs autres députés parlèrent contre cette mesure et demandèrent qu'on entendît les accusés et qu'on mandât M. de Brissac à la barre: «A Orléans!» dit Lasource.—«Il est coupable, s'écrièrent les factieux, et nous n'avons pas besoin de l'entendre.» MM. Calvet et Frondières, ayant fait vivement sentir l'injustice de cette mesure, furent envoyés à l'Abbaye pour trois jours, et le décret de licenciement de la garde fut prononcé, ainsi que l'envoi de M. de Brissac à Orléans.
Le tumulte de cette journée avait eu pour but d'effrayer le Roi et ses ministres afin d'obtenir la sanction de ce décret. Il fut rendu dans la nuit et envoyé sur-le-champ à Sa Majesté. Personne ne s'était couché au château; chacun était consterné, et les personnes qui n'étaient pas de sentiments bien purs désiraient autant que nous que le Roi opposât son veto à ce décret, au risque de ce qui pouvait en arriver. Mais les ministres, qui, indépendamment de leur accord avec l'Assemblée, redoutaient pour eux-mêmes le refus de la sanction, représentèrent si vivement au Roi le danger qu'il ferait courir à sa famille, à ceux qui lui étaient attachés, et même à M. de Brissac, dont il rendait le sort encore plus alarmant; ils le tourmentèrent tellement par l'idée des excès auxquels se porterait le peuple, qu'ils arrachèrent cette fatale sanction, qui remplit le cœur du Roi d'amertume et fut une arme de plus entre les mains des factieux.
Le prince fit sur-le-champ une ordonnance portant que, voulant reconnaître le zèle et l'affection de sa garde, il continuait à tous les membres les appointements de solde dont ils jouissaient, qu'il aurait voulu améliorer si cela lui eût été possible; qu'il leur accordait à tous des congés pour se retirer où ils voudraient, et leur continuait leur logement à l'École militaire, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé à se loger. L'Assemblée, de son côté, permit aux soldats et aux officiers de reprendre, dans les corps d'où ils étaient sortis ou dans d'autres de la ligne, le grade qu'ils auraient eu s'ils eussent continué d'y rester. Peu en profitèrent, quelques-uns émigrèrent, et le plus grand nombre resta dans Paris et les environs, et nommément tous les officiers, dont aucun ne s'éloigna, pour pouvoir être utiles, si l'occasion s'en présentait.
La conduite de M. de Brissac fut héroïque dans cette circonstance. Pas une plainte ne lui échappa. Il reçut courageusement les adieux de ses amis, vit d'un œil calme et tranquille la consternation de ceux qui l'entouraient, s'honora d'un décret qui prouvait sa constante fidélité, forma le vœu que le Roi retirât le fruit du sacrifice qu'on venait d'exiger de lui, et le fit assurer en partant, que sa position ne diminuait pas son attachement pour sa personne et son désir de continuer à lui en donner des preuves, si les circonstances le permettaient.
Le départ de la garde du Roi pour le Champ de Mars, où devait s'opérer le licenciement, fut un spectacle bien touchant. Chacun, les larmes aux yeux et le cœur bien oppressé, se mit à sa fenêtre pour rendre un dernier hommage à cette brave et fidèle garde. Le Roi, la famille royale et les personnes de tout ordre qui leur étalent attachées, étaient plongés dans la plus profonde douleur. Nous pensions continuellement à ce bon duc de Brissac, et nous n'étions pas non plus sans inquiétude sur l'arrivée de la garde royale à l'École militaire. On fut obligé de la faire escorter par un détachement de la garde nationale pour la préserver des insultes de la canaille; elle y arriva saine et sauve, à quelques injures près qu'elle dédaigna. Les chefs, après l'y avoir conduite, revinrent aux Tuileries prendre les ordres du Roi pour le licenciement. Cette garde était enragée contre l'Assemblée et les jacobins, sans en excepter le petit nombre de ceux que l'on soupçonnait de ne pas partager le sentiment de leurs camarades.
M. d'Hervilly fut chez le Roi à midi, et lui dit: «Sire, je viens de quitter dix-huit cents hommes animés du plus profond ressentiment et de l'attachement le plus vif pour la personne de Votre Majesté. Le décret de l'Assemblée ne leur laisse que trop apercevoir les vues qu'elle peut avoir en éloignant de votre personne une garde si fidèle. Elle bride du désir de venger l'insulte faite à Votre Majesté; dix-huit cents hommes déterminés à vaincre ou à mourir sont bien forts. Sur un mot de Votre Majesté, ils fondront sur les jacobins et les factieux de l'Assemblée. Les scélérats sont faibles quand on leur résiste, et ce jour peut être un jour bien précieux pour défendre la cause royale. Si nous réussissons, nous ferons le bonheur de la France; si nous succombons, désavouez-moi, accusez-moi, et faites tomber sur moi la colère de l'Assemblée. Si je n'ai pas le bonheur de sauver mon roi de la fureur de ses ennemis, je m'estimerai heureux de mourir pour une si belle cause. Je ne puis donner que deux heures à Votre Majesté pour se décider; plus tard il ne serait plus temps, et pareille occasion ne se retrouvera jamais.»
Le Roi, effrayé d'une pareille démarche si elle n'était couronnée du succès, n'osa la tenter, et cette proposition fut ensevelie dans le plus profond secret. Je menai, ce jour-là, Mgr le Dauphin chez la Reine à une heure et demie, avec laquelle il dînait depuis quelque temps. Elle me prit en particulier et me dit: «Vous nous voyez en ce moment dans une grande anxiété. Voici la proposition de M. d'Hervilly: elle est grande et honorable, mais elle entraînerait des suites si funestes, si elle ne réussissait pas, que le Roi ne peut se déterminer à l'accepter; et dans cette position, je me reprocherais d'avoir influencé sa décision.» Il est impossible d'avoir été plus dévoué au Roi et de lui avoir donné plus de marques d'attachement que n'a fait M. d'Hervilly pendant tout le cours de la Révolution, et d'avoir donné des conseils plus sages. L'énergie de ses sentiments lui fit toujours combattre les demi-mesures qu'il croyait plus nuisibles qu'utiles, et je suis témoin qu'il représenta souvent le danger de flotter entre les partis constitutionnel et jacobin. Quoique ses conseils n'eussent point été écoutés, il n'en resta pas moins profondément attaché à la personne de Sa Majesté, toujours auprès de lui à l'apparence du moindre péril, et prêt à exécuter ses ordres, quelques dangers qu'ils pussent lui faire courir.
Le Roi et la Reine défendirent à Mgr le Dauphin de rien dire de ce qui se passait. Il n'en ouvrait pas la bouche en public; mais, ne se croyant pas obligé à la même discrétion avec moi, l'abbé Davaux et ma fille Pauline, il ne nous cachait pas la peine qu'il éprouvait du renvoi de la garde. Pauline me secondait parfaitement dans le soin que je prenais de lui former le cœur et l'esprit; et quoiqu'elle ne lui passât rien et qu'elle le reprît de ses petits défauts, chaque fois qu'il y donnait occasion, il ne l'en aimait pas moins. Sa jeunesse lui inspirait de la confiance, et elle n'en profitait que pour lui être utile. Elle avait d'ailleurs tant de complaisance pour lui, qu'il ne pouvait s'en passer. Il me dit un jour très-sérieusement qu'il avait une grâce à nous demander, et que, comme il était en mon pouvoir de la lui accorder, il fallait lui promettre de ne la pas refuser: «J'ai six ans, dit-il, et je dois passer aux hommes à sept ans: promettez-moi de ne pas marier Pauline jusque-là. Je serais si affligé de la quitter! Non, vous ne me refuserez pas ma chère Pauline.» Et se jetant à son cou, il l'embrassa avec une grâce et une amabilité parfaites. Elle n'eut pas de peine à lui accorder sa demande: son attachement pour la famille royale lui faisait craindre de prendre des liens qui eussent pu la priver de lui donner des marques de son entier dévouement; et elle était convenue avec moi que l'on ne penserait à son établissement que lorsque le Roi, la Reine et leurs augustes enfants se trouveraient dans une situation plus heureuse. Il était impossible de s'occuper de mariage avec un cœur brisé de douleur et dans un moment si critique, qu'on ne pouvait répondre du lendemain. Cette Pauline, dont je parlerai plus en détail par la part qu'elle a eue aux scènes de douleur dont j'ai été témoin, a épousé en 1797 le comte de Béarn, qui avait servi dans la garde du Roi. Mais sa conduite a tellement honoré son nom de Pauline, que je ne lui en donnerai pas d'autres dans le cours de ces Mémoires.
Pendant le peu de temps que le Roi eut sa garde, nous faisions faire de jolies promenades à Mgr le Dauphin dans les environs de Paris. Mais les événements devinrent si graves, et nous étions si peu sûrs de ceux qui nous accompagnaient, que nous sortions rarement du petit jardin de Mgr le Dauphin. L'abbé Davaux trouvait moyen de l'y occuper agréablement; et, rentré chez lui, il lui rendait ses leçons si intéressantes, qu'il les quittait à regret. Il nous fit un jour une peine et un plaisir extrêmes à la fois: «Mon bon abbé, dit-il à l'abbé Davaux en finissant sa leçon, je suis bien heureux! J'ai un si bon papa et une si bonne maman, et en vous et ma bonne madame de Tourzel, un second père et une seconde mère.» Les larmes nous vinrent aux yeux, quand nous pensâmes que d'un moment à l'autre, cet aimable enfant pouvait être précipité dans un abîme de malheurs, dont nous étions cependant loin de prévoir l'étendue. Il ne perdait pas une occasion de nous dire des choses tendres et aimables; et il était impossible de se trouver malheureux de l'excessif assujettissement où nous tenaient auprès de lui les fâcheuses circonstances dans lesquelles nous nous trouvions.
CHAPITRE XXI
ANNÉE 1792.
Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.—Manuel et la Fête-Dieu.—Dénonciation de Chabot.—Le duc d'Orléans.—Lettre de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût connaissance.—Le Roi nomme de nouveaux ministres.—Démarche courageuse du directoire de Paris pour remédier aux maux que la lettre de M. Roland pouvait produire.—Moyens employés pour opérer un mouvement dans Paris.—Journée du 20 juin.—Suites de cette journée et menées des factieux pour hâter le renversement de la monarchie.
L'Assemblée, ne voyant plus d'obstacle à l'exécution de ses projets, avançait rapidement à son but. Le ministre de la guerre, qui lui était totalement dévoué, vint lui proposer de faire élire par chaque canton du royaume quatre fantassins et quatre cavaliers bien armés pour les réunir le 14 juillet à la garde nationale de Paris; d'envoyer divers corps de cette garde aux frontières et de donner leurs canons aux fédérés. Cette proposition fut vivement combattue par MM. de Jaucourt, Dumas et de Girardin, et il y eut des débats très-vifs à ce sujet. Ils ne purent cependant empêcher qu'on ne décrétât l'établissement d'un camp de vingt mille hommes pris parmi les citoyens qui avaient servi dans les gardes nationales du royaume: on se servit du prétexte de remplacer les troupes de ligne qu'on avait envoyées aux frontières, en raison de l'attachement qu'elles conservaient pour la personne de Sa Majesté.
Ce décret mécontenta une partie de la garde nationale, et plusieurs membres de divers bataillons signèrent une pétition pour en demander le rapport.
Le commandant de la garde nationale vint rendre compte à l'Assemblée du mauvais effet qu'elle produisait et lui annoncer qu'il lui serait présenté une pétition par deux gardes nationaux, laquelle serait signée individuellement, la Constitution ne permettant pas à la force armée de la lui présenter en corps.
Vergniaud s'emporta contre les députés qui s'étaient opposés aux décrets, en les accusant d'avoir excité le mécontentement de la garde nationale, en lui faisant craindre qu'on lui ôtât ses canons.
L'Assemblée reçut très-mal la pétition, et quoiqu'elle fût signée par huit mille personnes, elle prétendit que les signatures avaient été mendiées, et elle la renvoya sans la lire aux comités de surveillance et de législation.
On approchait de la Fête-Dieu. Manuel, aussi irréligieux qu'ennemi des rois, fit placarder dans les rues de Paris qu'il regardait comme inutile que les gardes nationaux accompagnassent les processions, quoiqu'elles ne fussent cependant composées que de prêtres sermentés. On craignait quelque tumulte à cette occasion; mais tout se passa tranquillement, et, malgré l'insinuation de Manuel, beaucoup de gardes nationaux suivirent les processions.
Manuel, quoique suspendu des fonctions de sa place par un décret d'ajournement personnel, n'en allait pas moins tête levée. Il était accusé et convaincu d'avoir volé dans les dépôts de la police les lettres et les ouvrages de Mirabeau, et de les avoir vendus pour son propre compte. Tout autre aurait subi une punition exemplaire pour un pareil délit, mais il comptait avec raison que le crédit de ses amis empêcherait de donner suite à l'accusation. Il ne se trompait pas, et il fut réintégré dans sa place, quoiqu'il ne pût offrir de justification d'un vol aussi manifeste.
Péthion, à la tête des canonniers de Paris, vint assurer l'Assemblée qu'elle pouvait compter sur leur patriotisme. L'orateur de ces bataillons, en se plaignant des bruits infâmes qui se répandaient sur le retour de la noblesse et la création de deux Chambres, offrit ses services aux représentants de la nation pour le maintien de la liberté et de l'égalité.
Des serruriers, brûlant d'ardeur de forger des piques pour la défense de cette même liberté, vinrent aussi présenter les mêmes hommages, criant à tue-tête: «Tremblez, aristocrates, nous sommes debout!» Ils furent suivis des forts de la halle, qui demandèrent de leur accorder le titre de porteurs de la loi.
Chabot, pour tenir sa promesse de fournir les preuves de l'existence du comité autrichien, dénonça une multitude de personnes, entre autres: MM. Bertrand, Duport du Tertre, de Montmorin, de Brissac, de Lessart, Barnave, Chapellier, Lameth et autres, sans épargner même M. de la Fayette; mais sur la rumeur que causa cette dernière dénonciation, il s'excusa en prétendant n'avoir voulu que l'avertir des sentiments qu'on lui prêtait, et qu'il était loin de lui attribuer. Il dénonça, de plus, l'ordonnance du Roi relative à sa garde, en l'interprétant de la manière la plus perfide.
Tant de dénonciations occasionnèrent un tumulte affreux dans la salle. On entendait les uns crier: «Oh! le scélérat, le coquin!» D'autres répondaient par les cris de: «A l'Abbaye! à l'Abbaye!» Et quoique les dénonciations fussent dénuées de toute preuve, elles n'en furent pas moins envoyées à l'examen des comités.
Raymond Ribes prit ensuite la parole, pour dénoncer une véritable conspiration existant depuis le 6 octobre pour placer sur le trône le duc d'Orléans: «Je la découvre, dit-il, dans les journées des 5 et 6 octobre, du 18 février 1791, dans les dangers journaliers que courent le Roi et la Reine, dans la scène scandaleuse de la fête de Châteauvieux, dans l'évasion de Jourdan, dans la mission de M. de Talleyrand en Angleterre payée si largement, dans les insultes prodiguées au Roi et à la Reine, dans les six millions donnés à Dumouriez, dans les libelles atroces de Carra, Noël et Bonne-Carrère, où des noms infâmes sont donnés au Roi et à la Reine par les débiteurs de ces odieux pamphlets, et je conclus par la demande de l'arrestation du duc d'Orléans, de Dumouriez, et des autres nommés ci-dessus.»
Embarrassé de répondre à de pareilles assertions, on se borna à traiter de fou Raymond Ribes, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Le but de l'Assemblée, en employant de pareils moyens, était de dégoûter le Roi de son droit de veto, et de l'engager à en faire l'abandon. Tous les patriotes couraient en conséquence dans les rues et les places de Paris, criant: «A bas M. et madame Veto!» nom qu'ils avaient l'insolence de donner au Roi et à la Reine, en raccompagnant d'épithètes aussi infâmes que leurs propos. Ils espéraient au moins appuyer les efforts des ministres, pour faire sanctionner le décret sur les prêtres et sur le camp de vingt mille hommes dans Paris et les environs; mais le Roi, qui croyait sa conscience engagée à s'y refuser, persista dans son opinion.
Le ministre Roland lui écrivit, pour l'y décider, une lettre soi-disant confidentielle, mais qu'il eut soin de répandre dans tout Paris. Elle portait en substance que les Français étaient décidés à soutenir la Constitution qu'ils s'étaient donnée, et qu'ils voyaient la guerre avec plaisir comme un moyen d'y parvenir; que toutes les personnes qui entouraient le Roi, se voyant privées par elle des grandes prérogatives dont elles jouissaient, devaient naturellement désirer de la renverser; que l'alternative où se trouvait le Roi de céder à ses sentiments naturels, ou d'en faire le sacrifice à la philosophie et à l'impérieuse nécessité, inquiétait la nation et enhardissait les factieux; qu'il était temps de faire cesser cette incertitude en s'unissant franchement à la nation et en adoptant les sentiments du corps législatif; que les décrets qui venaient d'être rendus lui en fournissaient l'occasion; qu'en les adoptant, le Roi inspirerait la confiance qui lui était si nécessaire à obtenir, et sans laquelle il pouvait s'attendre aux plus grands malheurs; que sa résistance à l'opinion publique avait été cause qu'en plusieurs occasions le zèle s'était cru permis de suppléer à la loi; que la révolution était faite et se cimenterait par le sang, si la sagesse de Sa Majesté ne prévenait pas des malheurs encore possibles à éviter; qu'on le trompait lorsqu'on cherchait à lui inspirer de la défiance d'un peuple qui le comblerait de bénédictions s'il le voyait faire marcher la Constitution.
Il accusait la conduite des prêtres d'avoir été la cause du décret rendu contre eux, et faisait voir au Roi que le défaut de sa sanction forcerait les départements à lui substituer des mesures violentes, et que le peuple irrité y suppléerait par des excès. Il se plaignait des tentatives de la garde nationale pour empêcher la formation du camp près Paris, qu'on supposait agir par une impulsion supérieure; et il faisait craindre qu'en différant la sanction, le peuple ne vît dans son roi l'ami des conspirateurs. Il terminait enfin cette étrange lettre par représenter que les princes, en se refusant à entendre des vérités utiles, rendaient les conspirations nécessaires; que pour lui il avait rempli son devoir de ministre en mettant toutes ces considérations sous les yeux de Sa Majesté.
Le Roi, indigné, demanda à Roland sa démission, et il donna sa place à M. Mourgues. C'était un protestant, honnête homme dans le fond, mais républicain par caractère, et qui, sous le voile de la modestie, cachait une profonde ambition.
Dumouriez, se croyant absolument nécessaire, exigea la sanction du Roi d'une manière impérieuse sur les deux décrets, et crut l'y déterminer en lui disant, d'un ton insolent, que s'il ne la lui donnait pas sur-le-champ, il offrait sa démission. Le Roi, blessé au vif, se leva en lui disant: «C'est trop fort, monsieur Dumouriez, et je reçois votre démission.» L'étonnement prit la place de l'audace. Revenu à lui-même, il jura de se venger et de faire repentir le Roi de sa démission; et il ne fut malheureusement que trop fidèle à sa promesse.
Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à gagner à conserver un ministère jacobin, se détermina à en nommer un dont la composition pût inspirer plus de confiance.
Il eut de la peine à faire accepter des places aussi dangereuses que celles de ministres dans les circonstances où l'on se trouvait; mais il parvint cependant à les faire remplir par des hommes dont la conduite fut sage et même courageuse dans les derniers moments de la monarchie.
M. de Monciel, président du département du Jura, fut nommé ministre de l'intérieur à la place de M. Mourgues, qui ne le fut que deux jours; M. de la Jarre, aide de camp de M. de la Fayette, le fut de la guerre; M. de Chambonas, des affaires étrangères, et M. de Beaulieu, premier commis de la comptabilité des finances. M. Duranthon, ministre de la justice, fut le seul qui ne fut point encore remplacé.
Ce choix fut généralement approuvé, à l'exception de M. de Chambonas. Il avait eu une jeunesse très-vive, et avait tellement dérangé ses affaires, que n'ayant plus aucune ressource, il s'était décidé à épouser la fille de madame Sabattier, maîtresse de M. de Saint-Florentin, ministre de Louis XV. Un pareil mariage l'avait brouillé avec toute sa famille. Il avait d'ailleurs conservé une assez mauvaise réputation, et ce choix causa un étonnement général. C'était un être fort léger, qui ne manquait pas d'esprit; mais le poids du ministère étant au-dessus de ses forces, on le remplaça peu après par M. Bigot de Sainte-Croix.
Pendant que Roland répandait sa lettre dans les villes et dans les départements, avant peut-être même qu'elle fût parvenue au Roi, le directoire du département de Paris lui écrivit que tous les bruits de conjuration étaient sans fondement, et que toutes ces terreurs imaginaires par lesquelles on agitait le peuple étaient aussi contraires à son repos qu'à son bonheur. Il se plaignait de lui voir laisser établir tranquillement dans Paris une société ayant ses séances publiques, ses bureaux de correspondance pour dicter ses lois dans toutes les parties du royaume, dénonçant à son gré, calomniant ouvertement et se moquant de toutes les administrations, occupée journellement à avilir le Roi et ses ministres, se permettant l'impression d'un journal qui autorisait le meurtre et le pillage, protégeait les scélérats et se débitait avec profusion dans le public pour y répandre le poison d'une si funeste doctrine.
Il y avait du courage à écrire une pareille lettre dans les circonstances où l'on se trouvait, et elle eût pu faire ouvrir les yeux à un ministre qui n'eût été qu'aveugle; mais elle ne pouvait produire aucun effet sur un homme qui se croyait tout permis, pourvu que ce fût au profit de la liberté et de l'égalité.
M. de la Fayette fit part à l'Assemblée d'un avantage de son armée qui avait repoussé les ennemis près de Maubeuge. Il avait été acheté par la perte de M. de Gouvion, ancien major de la garde nationale, officier distingué, et dont j'ai eu occasion de parler plus d'une fois dans une des parties de ces Mémoires. On prétend que, désespéré de la tournure que prenait la Révolution, il cherchait à se faire tuer, et qu'il s'exposa tellement, qu'il parvint à terminer une vie qui lui était devenue odieuse.
M. de la Fayette, effrayé de la puissance des jacobins, et craignant que les excès auxquels ils se livraient ne finissent par anéantir la Constitution, profita de cette circonstance pour représenter à l'Assemblée le danger de laisser élever au-dessus des lois une puissance qui finirait par lui en dicter à elle-même, et qui ferait périr la liberté dans les horreurs de l'anarchie; qu'elle s'attachait à tout détruire pendant que l'armée se battait pour la conservation de la Constitution, et qu'il était de son devoir de la prévenir du mauvais effet que produisaient les excès qui se commettaient, ainsi que l'avilissement du pouvoir des autorités constituées.
Cette lettre ne fit aucun effet sur l'Assemblée; la plus grande partie de ses membres, affiliés à la société des jacobins, en partageaient les sentiments. La terreur qu'elle inspirait lui avait donné une majorité imposante, et elle méprisait les plaintes de la minorité sur la violation de la Constitution et les abus de pouvoir qui en étaient la suite. Le soupçon qu'elle eut du concert de la lettre de M. de la Fayette avec la démarche du département, ne la rendit que plus ardente à hâter l'exécution de ses complots pour la destruction de la monarchie.
Le Roi fit part à l'Assemblée du changement de son ministère; elle était si assurée de la prompte destruction de la royauté, qu'elle parut insensible au renvoi de ceux qui avaient tous des droits à sa reconnaissance, et elle se contenta de déclarer pour la forme qu'ils emportaient les regrets de la nation. Elle s'acharnait de plus en plus contre la personne du Roi, et elle recevait avec honneur les pétitions les plus incendiaires, les plus insultantes et les plus menaçantes contre l'autorité royale et la sûreté de la personne même de Sa Majesté.
Les députés du côté gauche, tels qu'Isnard, Duquesnoy et autres, se permettaient des discours analogues à ces pétitions, et tout annonçait une crise prochaine. Le directoire du département fit part au Roi et à l'Assemblée de la demande des habitants des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, pour qu'il leur fût permis de s'assembler et de présenter, le 20 juin, armés, une pétition au Corps législatif, avec leurs habits de 1789. Le département y joignit les raisons du refus qu'il en avait fait, refus motivé sur la loi qui défendait des pétitions présentées par des gens armés; et il fit remettre à Sa Majesté l'arrêté qu'il avait pris pour que le maire et toutes les autorités ne négligeassent aucune mesure de prudence pour s'opposer à ce rassemblement.
L'Assemblée, qui en connaissait mieux l'objet que le département, ne daigna pas faire attention à ce rapport, et pour toute réponse passa à l'ordre du jour.
La conduite qu'elle tint en cette circonstance ne peut laisser aucun doute sur la part qu'elle avait prise aux événements de l'affreuse journée dont nous allons raconter les circonstances.
JOURNÉE DU 20 JUIN.
Le refus du directoire n'ayant point empêché les rassemblements projetés, Rœderer fit part à l'Assemblée que le grand nombre de personnes qui se rassemblaient pour planter un tremble à la porte des Tuileries, donnant lieu de craindre que cette multitude ne se portât au château et n'y commît des excès, le directoire avait donné l'ordre de faire marcher des troupes pour écarter les dangers qui pourraient le menacer.
Avant dix heures, le Carrousel était déjà couvert d'une foule immense, et la gendarmerie nationale bordait les accès du château. Elle était commandée par M. de Rulhières, honnête homme, attaché au Roi, mais dont le zèle était paralysé par la municipalité, à laquelle il était obligé d'obéir. M. de Wittengoff patriote, commandait les troupes, et l'intérieur des cours et des jardins était gardé par la garde nationale avec ses canons. Les deux faubourgs, dont la marche était annoncée, se grossissent en route d'une multitude armée qui, sans s'informer de ce qu'on allait demander au Roi, sans rien savoir, sans rien vouloir, insouciante, furieuse et gaie tout à la fois, menace, s'agite, chante, tient les propos les plus infâmes contre le Roi et sa famille, et se dirige vers l'Assemblée, à qui elle crut devoir présenter ses hommages.
Santerre, général de cette nouvelle milice, écrivit à l'Assemblée que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, rassemblés pour célébrer l'anniversaire du serment du Jeu de paume, demandaient à paraître à sa barre et à défiler devant les pères de la patrie, se plaignant qu'on calomniât leurs intentions.
La délibération commença, et plusieurs députés demandèrent s'il n'était pas inconstitutionnel de laisser entrer dans l'Assemblée une troupe armée qui pouvait influer sur ses décisions. Ils opinaient pour qu'on levât la séance et qu'on s'occupât avant tout de la sûreté du Roi; mais les jacobins s'y opposèrent, voulant jouir de leur succès et recevoir les hommages de leurs soldats. Vergniaud même n'eut pas honte de répondre que si le Roi se trouvait en danger, on enverrait auprès de lui une députation, et que dès le lendemain on rendrait un décret pour ne plus tolérer de pareilles admissions.—Le bruit continuait, la députation s'ennuyait et annonça qu'elle était au nombre de huit mille hommes. On voulait faire désarmer les pétitionnaires, mais les jacobins s'y opposèrent. Ils se plaignent qu'on les fait attendre, font dire qu'ils sont à la porte, et un huissier trouve plus court de la leur ouvrir. Au même instant, cette troupe de sans-culottes arrive à la barre, s'y précipite en foule avec ses armes, et l'Assemblée lui permet de défiler devant elle, après avoir entendu un discours contre le Roi, dans lequel les pétitionnaires annonçent que le peuple est prêt à se venger, et que si Capet ne change pas de conduite, il ne sera plus rien.
Le discours fini, la marche s'ouvrit. Une musique militaire jouant l'air Ça ira précédait la députation, qui défila pendant deux heures et demie. Il y avait parmi elle beaucoup de gardes nationaux en uniforme avec leur fusil; les autres étaient armés de piques, de crocs, de crochets, de massues, de fourches, de haches, de pieux et de faux. De distance en distance, on prenait pour enseignes des diverses compagnies, des bonnets de diverses couleurs au bout d'un bâton, et même une culotte. Les applaudissements des jacobins et des tribunes étaient continuels, pendant que les constitutionnels tremblaient et que les plus lâches d'entre eux applaudissaient. Péthion, qui avait déclaré le matin que tout ce qui se passait n'était qu'une fête civique, et qui avait engagé la garde nationale à se joindre à ces honnêtes citoyens, était allé à Versailles; et ce fut inutilement que le département indigné l'envoya chercher, pour lui demander compte de ce qui se passait.
Le récit qu'on en fit aux Tuileries y causa les plus vives alarmes. Le Roi, la Reine et toute la famille royale se réunirent dans l'appartement du Roi comme le plus sûr, attendant avec une grande anxiété l'issue de cette fatale journée. La position du Roi était des plus critiques; il n'avait pour toute garde que la garde nationale, qui remplissait le château et refusait de le défendre. Peu contents de rester neutres, ils proposaient même de chasser des appartements du Roi les fidèles sujets de Sa Majesté qui étaient venus servir de rempart à sa personne et défendre sa vie aux dépens de la leur. Le Roi, pour ôter tout prétexte d'insurrection à la garde nationale, prit le parti de les faire retirer; et elle, de son côté, forçait de sortir des cours tout ce qui ne portait pas son habit. Il était trois heures. La députation qui était à l'Assemblée voulait traverser les Tuileries et insulter le Roi sous les fenêtres mêmes de son appartement. L'ordre avait été donné de ne laisser entrer personne dans le jardin, et il y avait à la porte de la terrasse des Feuillants un poste de cinquante hommes, décidé à faire observer cette consigne; mais un officier municipal, déclarant que c'était une fête civique, ouvrit lui-même la porte et introduisit cette foule dans le jardin. Les cris commencèrent alors de toute part, et l'on n'entendit que: «A bas le veto! Vivent la nation et les sans-culottes!»
La garde nationale, effrayée du double engagement de défendre le Roi et de plaire à cette multitude, était dans un état de stupeur qui faisait peu d'honneur à son courage. Elle voyait tranquillement défiler cette troupe dans le même ordre qu'à l'Assemblée, insulter le Roi par des cris abominables, les plus hardis d'entre eux menaçant même d'en faire justice.
Après avoir passé et repassé dans les jardins, les chefs de la horde, assurés de ne trouver aucune résistance dans la garde nationale, dont les canonniers avaient fraternisé avec les siens, et voyant qu'ils pouvaient tout entreprendre sans courir aucun danger, s'acheminèrent vers le château. Ils font sortir leur troupe par la porte des Tuileries donnant sur le pont Royal, passent par les guichets sans éprouver aucun obstacle de la part de la garde nationale, et vont rejoindre la partie de leur armée arrivant par la rue Saint-Nicaise. La grande porte des Tuileries, qui était entr'ouverte, fut refermée dès qu'on aperçut l'armée des piques. Elle menaça de la forcer, et un des chefs, qui était un nègre, fougueux patriote, fait charger le canon, et engage sa troupe à jurer sur sa bannière qu'elle entrera dans le château. Tous le jurèrent, et à l'instant les portes s'ouvrirent par l'ordre d'un officier municipal. M. de Romainvilliers, chef de division, qui commandait ce jour-là la garde nationale, homme faible et craignant toujours de se compromettre, reste immobile, et la garde nationale, qui ne reçoit aucun ordre de son chef, ne s'oppose à rien. Le brave Acloque, commandant de bataillon, et qui n'abandonnait jamais le Roi dans le danger, proposa à cette multitude effrénée de choisir quarante des leurs pour porter au Roi leur pétition. Il ne fut point écouté, et en cinq minutes la cour, les escaliers et les salles des appartements sont remplis de vingt mille hommes, armés de la même manière que ceux qui avaient traversé l'Assemblée, et qui, dans la fureur dont ils sont animés, traînent leur canon sur l'escalier et le font entrer dans la salle des cent-suisses, présentement celle des gardes du corps.
Le Roi, la Reine et la famille royale étaient dans la petite chambre à coucher de Sa Majesté, entourés de quelques serviteurs fidèles, auxquels elle avait permis de rester auprès de sa personne. Le Roi, voyant que les portes allaient être forcées, veut aller au-devant des factieux, essayer de leur en imposer par sa présence. Il s'élance en avant; un garde national s'approche, le conjure de ne pas s'avancer davantage, et de lui permettre de rester auprès de lui. Le Roi, touché du dévouement de ce brave homme, le prie de ne pas se séparer de lui, mais d'être calme, et poursuit son chemin. Il demande qu'on éloigne la Reine et ses enfants, voulant s'exposer seul au danger. Cette princesse, quittant le Roi les yeux baignés de larmes, adresse avec un ton plein d'âme et de confiance ces mots touchants à ceux qui l'entouraient: «Français, mes amis, grenadiers, sauvez le Roi!»
Ce prince, allant toujours en avant, donne l'ordre d'ouvrir la porte de l'Œil-de-Bœuf qui le séparait encore des brigands. Ceux-ci avaient déjà forcé la porte opposée à celle par laquelle le Roi allait au-devant d'eux. Acloque était retourné auprès du Roi, qu'il trouva entouré de M. le maréchal de Mouchy, de MM. d'Hervilly, de Tourzel, mon fils, de Septeuil, d'Aubier, de Bourcet, de Joly, canonnier, frère de l'actrice de ce nom, et de quelques autres serviteurs de Sa Majesté, qui avaient trouvé moyen de pénétrer auprès de sa personne.
Des flots de séditieux s'amoncelèrent auprès du Roi. Un scélérat, armé d'une pique, l'œil plein de rage, s'avance, faisant un mouvement sinistre; Vanot, commandant du bataillon de Sainte-Opportune, se précipite sur le monstre et détourne le fer; un grenadier du même bataillon pare un coup d'épée dirigé de manière à indiquer le même crime. Les grenadiers, indignés, veulent mettre le sabre à la main; Acloque a la prudence de sentir le danger d'une imprudente résistance: «Point d'armes! s'écrie-t-il, vous allez faire assassiner le Roi.» Et il fait placer ce prince dans l'embrasure d'une fenêtre, et il se range devant lui, ainsi que le maréchal de Mouchy.
Madame Élisabeth, voyant le danger que courait le Roi, ne voulut point l'abandonner, et se plaça dans l'embrasure de la fenêtre qui précédait celle où était ce prince. Les ministres l'y suivirent. Ce fut alors qu'elle fut prise pour la Reine. Voyant les factieux s'avancer vers elle en criant: «L'Autrichienne, où est-elle? sa tête, sa tête!» avec le calme de la vertu, qui ne l'abandonna jamais, elle dit à ceux qui l'entouraient ces paroles sublimes: «Ne les détrompez pas; s'ils pouvaient me prendre pour la Reine, on aurait le temps de la sauver.» Un furieux présenta une pique à sa gorge: «Vous ne voudriez pas me faire du mal, lui dit-elle avec douceur; écartez votre arme.»
Les cris, les hurlements se font entendre de tout côté. Chaque étendard porte des menaces qu'on étale aux yeux du Roi. Il lit d'un côté: «Tremblez, tyrans, le peuple est armé»; de l'autre: «Union des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, voici les sans-culottes.» On lui adresse la parole, mais c'est pour l'insulter. On lui présente un bonnet rouge au haut d'une pique; un grenadier le lui pose sur la tête; on y ajoute des rubans aux trois couleurs, il les accepte. La foule se presse et demande à le voir; ce prince monte sur la fenêtre avec ce calme et ce courage qui ne l'abandonnèrent jamais dans le danger. Étouffé par la chaleur et mourant de soif, il témoigne le désir de boire un verre d'eau; un grenadier lui présente une bouteille; il boit sans hésiter, et sans avoir cru faire un acte de courage. Un autre l'engage à ne rien craindre, l'assurant qu'il lui fera un rempart de son corps: «Un homme qui n'a rien à se reprocher ne connaît, répond le Roi, ni la peur ni la crainte.» Et prenant la main de cet homme, il la pose sur son cœur, lui disant: «Voyez s'il bat plus vite.»
M. de la Jarre, ministre de la guerre, témoin du danger que courait le Roi, descendit dans la cour par un escalier détourné en s'écriant: «A moi vingt grenadiers, pour faire à Sa Majesté un rempart de nos corps.» Il les conduit par l'escalier du Roi; il était obstrué. On n'entendait de toutes parts que le bruit des armes et les propos les plus outrageants contre la personne de Sa Majesté. Il les fait entrer par un autre côté, dans la pièce où était ce prince, par une porte figurant une croisée. Ils augmentent le nombre de ses défenseurs, en faisant haie depuis la première fenêtre, où était Madame Élisabeth, jusqu'à celle où était le Roi, entouré des personnes dont nous avons déjà parlé. La multitude ne cessait de défiler devant Sa Majesté, et semblait sortir des pavés, tant le nombre en était considérable. Ils affectèrent de faire passer devant elle un jeune homme avec un cœur de veau ensanglanté, portant pour devise: «Cœur des aristocrates.» Un homme, en regardant la cocarde qui était au chapeau du Roi, en présenta une à Madame Élisabeth, qui la mit sur-le-champ à son bonnet.
La Reine était heureusement un peu éloignée du Roi au moment où ce prince se détermina à se présenter à cette multitude; mais elle voulait absolument retourner près de lui et partager ses dangers. On eut bien de la peine à lui persuader que, dans une situation aussi critique, sa place était auprès de ses enfants, et qu'elle devait d'ailleurs se conformer à la volonté du Roi, qui avait senti que les périls qu'il lui verrait courir affaibliraient le courage dont il avait besoin. Il fallut l'entraîner presque de force chez Mgr le Dauphin, dont on avait fermé toutes les portes avec des crochets et des verrous. M. Hue, craignant que son appartement ne parvînt à être forcé, emporta, par un mouvement de zèle, le jeune prince dans l'appartement de Madame, l'y croyant plus en sûreté, de manière que j'avais peine à le suivre. Quand la Reine entra dans la chambre de Mgr le Dauphin, elle ne le trouva plus, et ce fut un moment cruel pour elle; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant. L'appartement de Madame se trouvant encore plus exposé que celui du jeune prince, on le ramena chez lui. La Reine le serra entre ses bras. Étouffée de sanglots, elle fut un quart d'heure sans savoir le sort du Roi, demandant toujours qu'on la laissât le retrouver. Au bout de ce temps, Madame Élisabeth trouva moyen de lui faire savoir qu'il ne lui était rien arrivé, qu'il montrait le plus grand courage, et que sa présence serait nuisible dans la position où il se trouvait. La première salle de l'appartement de Mgr le Dauphin ayant été forcée et se remplissant de la foule qui inondait le château, la Reine, ses enfants et ceux qui les entouraient rentrèrent dans la chambre à coucher du Roi, dont les portes étaient fermées du côté du cabinet du conseil.
MM. d'Assonville et Dorival, juges de paix, ne pouvant, à eux seuls, réprimer de pareils excès, coururent avertir l'Assemblée des dangers auxquels le Roi était exposé. Elle s'occupait si peu du récit qui lui en avait déjà été fait, qu'elle avait levé la séance, et que M. Fressinel, député, ne put rassembler qu'une douzaine de ses collègues, avec lesquels il se porta au château. Ils se firent jour à travers cette multitude, et vinrent grossir le nombre des défenseurs de Sa Majesté.
La séance fut rouverte à cinq heures, et l'Assemblée se détermina à envoyer vingt-quatre députés pour lui rendre compte de ce qui se passait au château, et ordonna qu'ils seraient relayés de demi-heure en demi-heure.
En arrivant, ils voulurent haranguer le peuple, ainsi qu'un officier municipal, mais ils ne furent point écoutés. Le peuple souverain ne reconnaissait que ses chefs. Vergniaud, Bigot, Hérault et le fougueux Isnard ne furent pas plus heureux. Ils invoquent inutilement la Constitution qu'on déshonore; ils sont rejetés, et sont témoins des outrages et des vociférations prodigués à Sa Majesté.
Le Roi, à qui l'on continuait de demander l'observation de la Constitution pour le bonheur du peuple, assura qu'elle avait toujours été le premier objet de ses soins; qu'il avait observé fidèlement la Constitution, et qu'il la maintiendrait de tout son pouvoir. Des cris de: «Vive le Roi!» se firent entendre, mais ils furent étouffés par ceux-ci: «Point de: Vive le Roi! mais: Vive la nation!» D'autres ajoutèrent: «Il nous donne des promesses; il y a longtemps qu'il nous abuse; nous voulons la sanction du décret sur les prêtres, sur le camp de vingt mille hommes, le renvoi des ministres actuels et le rappel de MM. Servan et Roland.» Un jeune homme, entre autres, adressant la parole à Sa Majesté, lui fit, pendant plus de trois quarts d'heure, les demandes les plus absurdes. «Ce n'est ni le moment de faire de pareilles demandes, ni celui de les obtenir, répond tranquillement le Roi; adressez-vous aux magistrats, organes de la loi, ils vous répondront.» Les députés tentèrent encore de se faire entendre, mais inutilement. Santerre, l'ami et le chef de ces forcenés, a plus de pouvoir qu'eux: «Je réponds, dit-il, de la famille royale; qu'on me laisse faire.» Un moment de silence est interrompu par les cris de: «Vive Péthion! vive le bon Péthion!» Il était six heures du soir, et le Roi était depuis trois heures au milieu de ces forcenés. Le bon Péthion s'approche du Roi et n'a pas honte de lui adresser les paroles suivantes: «Le peuple s'est présenté avec dignité; le peuple sortira de même, que Votre Majesté soit tranquille.» Santerre fit approcher les pétitionnaires; ils parlèrent tous à la fois, et rien ne fut entendu.
Péthion quitta le château pour aller rendre compte à l'Assemblée de ce qui s'y passait. Il y arriva avec une figure bouleversée et qui portait l'empreinte de la scélératesse. Il y fit l'éloge du bon peuple, justifia la municipalité et assura qu'il avait fait son devoir dans cette journée, où tout s'était passé dans le meilleur ordre. La personne du Roi, dit-il, a été respectée; le rassemblement n'avait pour but que de présenter au Roi une pétition, et la force publique n'aurait pu empêcher une pareille multitude de commettre des délits, si elle en avait eu le projet. Il finit son discours par inviter les membres de l'Assemblée qui auraient connaissance d'un complot de le dévoiler aux magistrats du peuple, qui feraient leur devoir.
Un député, nommé Boulanger, s'offrit à en donner la preuve. Il ne fut point écouté, et Péthion, assuré du silence qui serait imposé à ceux qui voudraient en donner connaissance, sortit de l'Assemblée au milieu des cris et des applaudissements des tribunes, qui étouffèrent les huées dont quelques membres de l'Assemblée accueillirent ce magistrat du peuple, qui justifiait avec autant de lâcheté que d'impudence la violation des devoirs que lui imposait la dignité dont il était revêtu.
La Reine était toujours dans la chambre du Roi, lorsqu'un valet de chambre de Mgr le Dauphin accourut tout hors de lui avertir cette princesse que la salle était prise, la garde désarmée, les portes de l'appartement forcées, cassées et enfoncées, et qu'on le suivait. On se décida à faire entrer la Reine dans la salle du conseil, par laquelle Santerre faisait défiler sa troupe pour lui faire quitter le château. Elle se présenta à ces factieux au milieu de ses enfants, avec ce courage et cette grandeur d'âme qu'elle avait montres les 5 et 6 octobre, et qu'elle opposa toujours à leurs injures et à leurs violences.
Sa Majesté s'assit, ayant une table devant Elle, Mgr le Dauphin à sa droite et Madame à sa gauche, entourée du bataillon des Filles-Saint-Thomas, qui ne cessa d'opposer un mur inébranlable au peuple rugissant, qui l'invectivait continuellement. Plusieurs députés s'étaient aussi réunis auprès d'Elle. Santerre fait écarter les grenadiers qui masquaient la Reine, pour lui adresser ces paroles: «On vous égare, on vous trompe, Madame, le peuple vous aime mieux que vous ne le pensez, ainsi que le Roi; ne craignez rien.»—«Je ne suis ni égarée ni trompée, répondit la Reine, avec cette dignité qu'on admirait si souvent dans sa personne, et je sais (montrant les grenadiers qui l'entouraient) que je n'ai rien à craindre au milieu de la garde nationale.»
Santerre continua de faire défiler sa horde en lui montrant la Reine. Une femme lui présente un bonnet de laine; Sa Majesté l'accepte, mais sans en couvrir son auguste front. On le met sur la tête de Mgr le Dauphin, et Santerre, voyant qu'il l'étouffait, le lui fait ôter et porter à la main.
Des femmes armées adressent la parole à la Reine et lui présentent les sans-culottes; d'autres la menacent, sans que son visage perde un moment de son calme et de sa dignité. Les cris de: «Vivent la nation, les sans-culottes, la liberté! à bas le veto!» continuent. Cette horde s'écoule enfin par les instances amicales et parfois assez brusques de Santerre, et le défilé ne finit qu'à huit heures du soir.
Madame Élisabeth, après avoir quitté le Roi, vint rejoindre la Reine, et lui donner de ses nouvelles. Ce prince revint peu après dans sa chambre, et la Reine, qui en fut avertie, y entra immédiatement avec ses enfants. Excédé de fatigue, il s'était jeté sur un fauteuil, et remerciait de la manière la plus affectueuse ceux qui l'entouraient, de l'attachement qu'ils lui avaient témoigné. La Reine, en pleurs, se jeta à ses pieds avec ses enfants; il les tint tous quelque temps embrassés, et cette scène touchante attendrit ceux qui étaient témoins du bonheur qu'ils éprouvaient en se retrouvant sains et saufs. Le Roi et la Reine embrassèrent Madame Élisabeth, en lui témoignant la plus tendre sensibilité de tout ce qu'elle avait fait pour eux dans cette horrible journée.
Le Roi, environné d'une députation de l'Assemblée et de ceux qui ne l'avaient pas quitté, les faisait connaître à la Reine, et parlait à chacun avec cette bonté qui le caractérisait. L'Assemblée avait envoyé successivement trois députations, dont la dernière ne sortit du château qu'à dix heures. Péthion, qui l'avait quitté bien auparavant, dit au peuple avant de s'en séparer: «Mes frères et mes amis, vous venez de prouver que vous êtes un peuple libre et sage; retirez-vous, et moi-même vais vous en donner l'exemple.»