← Retour

Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel, tome second: Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795

16px
100%

Le Roi ne fut jamais plus grand que dans cette journée; son visage n'éprouva pas un instant d'émotion; toujours calme, intrépide et supérieur aux efforts qu'on faisait pour lui faire dégrader sa couronne. Son courage héroïque au milieu de tant de scélérats, sa présence d'esprit, sa patience à supporter les injures dont on l'accablait, la sérénité de son âme, la constance de ses refus et cette ferme résignation, sauvèrent, pour ce jour-là, la France du crime que nous ne cessons de déplorer.

Il est douloureux de penser qu'avec tant de courage personnel, ce prince n'ait pas déployé la même fermeté dans les diverses époques de la Révolution; mais son amour pour son peuple lui faisant envisager la guerre civile comme le plus grand fléau qu'il put éprouver; la crainte de l'attirer sur la France lui fit manquer plus d'une occasion favorable de sortir de la cruelle situation où l'avait réduit son excessive bonté.

Avant le départ des députés, la Reine leur fit voir elle-même les dégâts qui avaient été commis dans l'appartement de Mgr le Dauphin. Trois portes en avaient été brisées; les serrures et les crochets en avaient été emportés, les panneaux enfoncés; les mêmes dégâts existaient chez Madame, où l'on avait pénétré par l'appartement de Mgr le Dauphin. Celui du Roi n'avait pas été plus ménagé; les brigands s'étaient répandus pur tout le château, montant sur les combles et sur les toits, laissant partout les marques de leur fureur. L'appartement de la Reine était le seul où ils n'eussent pas pénétré. Les députés ne pouvant que rendre compte à l'Assemblée de tous ces désordres et non les constater par écrit, on fit venir le juge de paix pour en dresser procès-verbal, et le lendemain, 22 juin, les officiers de paix confrontèrent les dégâts avec le procès-verbal.

Des officiers municipaux vinrent examiner le travail; l'un d'eux, et M. le maire lui-même, furent injuriés par la garde nationale dans la cour du château. Elle sentait la honte qui rejaillirait sur elle. Inquiète de la manière dont elle serait jugée par les départements, elle témoigna vivement son ressentiment à ceux qu'elle accusait d'être les auteurs de cette horrible journée, promettant bien de s'opposer dorénavant à de nouvelles entreprises des factieux. Mais on avait eu soin de désorganiser tellement la garde nationale, qu'à l'exception de quelques bataillons cités pour leur fidélité, on ne pouvait guère compter sur elle.

Le Roi écrivit à l'Assemblée sur les événements de la veille, et donna une proclamation parfaite à tous égards. Elle porte tellement le caractère de sa bonté et de sa générosité à oublier les injures qui lui étaient personnelles, et dont il ne s'occupe qu'en qualité de représentant héréditaire de la nation, que je ne puis me défendre de la citer.

PROCLAMATION DU ROI

SUR LES ÉVÉNEMENTS DES 20 ET 21 JUIN
AN IV DE LA LIBERTÉ.

«Les Français n'auront pas appris sans douleur qu'une multitude, égarée par quelques factieux, est venue armée dans l'habitation du Roi, traînant un canon jusque dans la salle de ses gardes; qu'elle a enfoncé les portes à coups de hache, et qu'abusant odieusement du nom de la nation, elle a tenté d'obtenir par la violence la sanction de deux décrets refusée constitutionnellement par le Roi.

«Il n'a opposé aux menaces et aux insultes que sa conscience et son amour pour le bien public, et il ignore quel sera le terme où les factieux voudront s'arrêter; mais il a besoin de dire à la nation française que la violence, à quelques excès qu'on veuille la porter, ne lui arrachera jamais de consentement à tout ce qu'il croira contraire au bien public, pour lequel il exposera sans regret sa tranquillité et sa sûreté. Il sacrifierait même sans peine la jouissance des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que la loi devrait faire respecter chez lui comme chez tous les citoyens, si, comme représentant héréditaire de la nation, il n'avait des devoirs à remplir, et que, s'il peut faire le sacrifice de son repos, il ne fera pas celui de ses devoirs.

«Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre dans l'état de crise où elle se trouve; mais le Roi donnera toujours, jusqu'au dernier moment, à toutes les autorités constituées, l'exemple du courage et de la fermeté qui peut seul sauver l'empire, et ordonne en conséquence à toutes les municipalités et à tous les corps administratifs de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés.

«A Paris, ce 22 juin 1792, l'an IV de la liberté.»

Signé: «LOUIS.» Et plus bas: «Terrier

L'Assemblée avait déjà fait, avant la lettre du Roi, un décret contre les rassemblements armés, lequel avait été sanctionné sans retard; et sur le bruit qu'il s'en formait un nouveau autour du château, elle avait envoyé une députation demander à Sa Majesté si elle avait quelque crainte de voir troubler sa tranquillité, car alors elle se rendrait sur-le-champ auprès de sa personne. Le Roi reçut la députation au milieu de sa famille et répondit: «On m'apprend à l'instant que Paris est calme; s'il cessait de l'être, je ferais prévenir l'Assemblée. Dites-lui, messieurs, combien je suis sensible à l'intérêt qu'elle me témoigne, et assurez-la que, au moindre danger qu'elle pourrait courir, je me rendrai auprès d'elle.»

Cette démarche n'empêcha pas Couthon et les autres factieux de proposer à l'Assemblée de se passer du veto royal dans les décrets de circonstance, et de joindre à cette proposition leurs invectives ordinaires contre la conduite et la personne de Sa Majesté. Si l'on eût accédé à cette motion, l'Assemblée redevenait sur-le-champ constituante; elle ne crut pas prudent de hasarder encore une pareille démarche; au contraire, conformément à la dénonciation de M. Terrier de Monciel, elle s'occupa de placards séditieux qui s'affichaient dans Paris; elle fit un décret pour enjoindre aux autorités constituées de maintenir l'ordre et la tranquillité, de garantir la sûreté des personnes et des propriétés, et ordonna au ministre de l'intérieur de lui rendre chaque jour un compte exact de ce qui se passait dans Paris.

Péthion, ayant appris que l'on avait cru le château menacé, y arriva sur les sept heures du soir. Ce fut alors que la garde nationale lui fit de sanglants reproches, en lui témoignant le plus profond mépris. Il monta chez le Roi et se fit annoncer comme maire de Paris. Le Roi le reçut au milieu de sa famille, entouré de sa suite et de la leur: «Sire, dit Péthion, nous avons été prévenus que vous aviez été averti d'un rassemblement qui se portait sur votre demeure; nous venons vous informer que ce rassemblement n'est composé que de citoyens sans armes qui viennent planter un mai. Je sais, Sire, qu'on a calomnié la municipalité, dont la conduite sera connue de Votre Majesté.»—«Elle doit l'être de la France, répondit le Roi; je n'accuse personne, j'ai tout vu.»—Péthion: «Sans les mesures de précaution prises par la municipalité, il serait peut-être arrivé des événements beaucoup plus fâcheux, non pas contre votre personne (et fixant la Reine qui était à côté du Roi): vous devez savoir, Sire, que votre personne sera toujours respectée.»—Le Roi, le regardant avec le visage de l'indignation: «Est-ce me respecter que d'entrer chez moi en armes et de briser mes portes? Ce qui s'est passé, monsieur, est un sujet de scandale pour tout le monde; vous répondez de la tranquillité de Paris.»—«Je connais l'étendue de mes devoirs, et je les remplirai», reprend Péthion en regardant encore la Reine avec insolence.—«C'en est trop, lui dit le Roi d'un ton menaçant, taisez-vous et retirez-vous.» Péthion se retira, la colère peinte sur le visage, et se promettant bien de tirer vengeance de l'affront qu'il avait reçu.

La plus grande partie des Parisiens étaient dans la stupeur des événements dont ils venaient d'être témoins; mais, glacés de terreur, ils se contentaient de s'affliger dans l'intérieur de leurs maisons, où ils se renfermaient à l'apparence du moindre danger. Un jeune notable, nommé Cayer, à la tête d'un nombre de personnes assez considérable, eut cependant le courage de dénoncer à la commune le maire, le procureur de la commune et les autorités qui avaient manqué à leurs devoirs dans la journée du 20 juin, et de demander la punition d'attentats dont gémirait toute la France: «Oui, dit-il, je dénonce un commandant de bataillon qui a violé la loi, en osant se permettre de traverser les rues et les places de la capitale à la tête de vingt mille hommes armés; les gardes nationaux mêlés parmi eux, en traînant des canons qui leur avaient été donnés pour un tout autre usage; les brigands qui se sont permis de tourner leurs armes contre leur roi et de prononcer devant lui et la famille royale les provocations les plus meurtrières; les citoyens de tout âge et de tout sexe marchant à leur suite et se permettant également les injures les plus graves contre le Roi et la famille royale pendant plusieurs heures; le procureur de la commune, comme ayant négligé de requérir les moyens de dissiper l'attroupement; et vous, maire de Paris, qui, au mépris des lois, n'avez fait aucun usage des moyens que vous donnaient votre place et la loi, pour détourner un danger dont vous aviez été averti et assurer la liberté du Roi et de l'Assemblée en maintenant la tranquillité publique.» Il dénonça également la conduite lâche et perfide des officiers municipaux et celle du commandant général, à qui toutes les lois civiles et militaires ordonnaient de repousser par la force l'attaque d'un poste qui lui était confié. Il termina en demandant que le conseil général de la commune condamnât la conduite du maire, du procureur général de la commune et des administrateurs de police depuis l'arrêté du 16 juin; qu'elle improuvât cet arrêté et le dénonçât au directoire du département; qu'il rendît responsables de la journée du 20 juin les personnes dénommées ci-dessus, et que l'arrêté qu'on lui demandait fût affiché, imprimé et envoyé aux quarante-huit sections, aux quatre-vingt-trois départements, au directoire de celui de Paris, à l'Assemblée et au ministre de l'intérieur.

Un grand nombre de départements envoyèrent des adresses pour témoigner leur indignation sur la violation de la Constitution dans cette effroyable journée. Celle du département de la Somme, plus énergique que les autres, fut envoyée au comité des douze. Toutes les pétitions factieuses étaient, au contraire, accueillies par l'Assemblée, qui accordait les honneurs de la séance à ceux qui les présentaient. Mais comme les adresses qui témoignaient leur mécontentement étaient plus nombreuses que les autres, l'Assemblée, craignant l'effet qu'elles pourraient produire, n'en voulut plus recevoir et les renvoya toutes au comité des douze.

Dupont de Nemours et Guillaume, ex-constituants, eurent le courage de présenter une pétition signée de vingt mille personnes, réclamant la punition des attentats commis le 20 juin. Cette pétition fut, sous le régime de la Terreur, un sujet de persécution pour ceux qui furent accusés ou même soupçonnés de l'avoir signée.

Le veto du Roi sur la déportation des prêtres n'empêcha pas plusieurs départements de le mettre à exécution et de se permettre l'emprisonnement des ecclésiastiques insermentés, quoiqu'il n'y eût aucun jugement porté contre eux. Les crimes les plus atroces étaient assurés de l'impunité quand ils s'exerçaient contre des individus religieux ou soupçonnés d'attachement au Roi et à la famille royale; ils trouvaient toujours des défenseurs dans l'Assemblée. L'accueil qu'elle fit à la députation du faubourg Saint-Antoine, qui vint y justifier les attentats du 20 juin, en fut la preuve.

Vingt députés de ce faubourg lui présentèrent une pétition pour se justifier des calomnies qu'on se permettait sur leur conduite. Ils n'avaient pris les armes, disaient-ils, que pour montrer au Roi des millions de bras disposés à défendre une Assemblée qu'on ne calomniait que pour avoir l'occasion de la dissoudre. Elle n'eut pas honte d'accueillir une pareille pétition.

CHAPITRE XXII

ANNÉE 1792

Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la Constitution; son peu de succès.—Continuation des menées pour opérer la destruction de la monarchie.—Arrêté du conseil général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à la journée du 20 juin.—Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de concorde.—Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et sa famille.—Elle proclame la patrie en danger.—Changement de ministre.—Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi, l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y refuse.—L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet les insultes les plus violentes contre le Roi et sa famille.—Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait l'attachement pour la personne de Sa Majesté.—Arrivée des Marseillais.—Manifeste du duc de Brunswick.—L'Assemblée se sert de cette occasion pour exaspérer les esprit.—Péthion dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la journée du 10 août.

Le peu de personnes attachées au Roi qui étaient restées à Paris, loin d'être effrayées de la journée du 20 juin et des événements qui se préparaient, n'en étaient que plus assidues auprès de sa personne, décidées à lui servir de rempart contre les entreprises des factieux et à donner leur vie pour la conservation de la sienne. On distinguait parmi elles M. de Malesherbes, qui, profondément affligé de la position du Roi, disait avec cette franchise qui l'a toujours caractérisé: «Trompé moi-même par de fausses apparences, j'ai pu donner au Roi mon maître des impressions que la bonté de son cœur lui a fait saisir avec empressement. J'en ai malheureusement reconnu trop tard les inconvénients, et plus que personne je dois risquer ma vie pour sa défense.» Aussi le voyait-on toujours au château, à l'apparence du moindre danger, l'épée au côté, quoiqu'il n'en eût jamais porté, faisant ainsi, dès ce moment, l'apprentissage de ce courage si simple et si touchant avec lequel il se dévoua à la défense de notre auguste souverain[3].

M. de la Fayette, voyant avec douleur la violation d'une Constitution à laquelle il avait tant contribué, se détermina à venir en personne représenter à l'Assemblée l'indignation qu'excitait dans l'armée et dans le cœur de tous les honnêtes gens la journée scandaleuse du 20 juin. Il lui déclara qu'il avait reçu à ce sujet des adresses des différents corps d'armée, qu'il avait arrêtées par respect pour la Constitution, préférant se présenter seul pour exprimer un sentiment commun.

Il lui fit sentir qu'il était plus que temps d'arrêter les atteintes portées journellement à la Constitution, d'assurer la liberté de l'Assemblée, celle du Roi; de respecter son indépendance et sa dignité, et de détromper les mauvais citoyens qui n'attendaient que de l'étranger le rétablissement de la tranquillité publique, qui deviendrait pour des hommes libres un honteux et dangereux esclavage. Il supplia l'Assemblée de faire punir comme criminels de lèse-nation les auteurs de la journée du 20 juin, et de détruire une secte qui envahissait la royauté, tyrannisait les citoyens, et dont les débuts ne laissaient aucun doute sur l'atrocité des projets de ceux qui la dirigeaient. Il lui représenta, en finissant son discours, qu'il était de son devoir de soutenir la Constitution, quand tant de braves gens mouraient pour la défendre, et il l'assura qu'il s'était concerté avec le maréchal Luckner pour que son armée ne pût souffrir de son absence.

Guadet s'opposa à ce que l'on accordât à M. de la Fayette les honneurs de la séance, et lui reprocha de calomnier la nation et d'être lui-même violateur de la Constitution par son arrivée à Paris. Il demanda que le ministre de la guerre fût mandé séance tenante, pour savoir s'il avait accordé un congé à M. de la Fayette; que le comité fût chargé d'examiner si un général en fonction pouvait présenter des pétitions, et qu'il en fît un rapport dès le lendemain. Ramond et plusieurs autres députés défendirent M. de la Fayette, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.

M. de la Fayette s'était présenté au Roi comme défenseur de l'autorité royale, n'ayant d'autre but que de chasser les jacobins et d'employer, pour y parvenir, l'ascendant qu'il croyait avoir conservé sur la garde nationale. On demanda à tout ce qui était attaché au Roi d'avoir pour lui beaucoup d'égards; et comme son expédition devait avoir lieu le soir même, on avait établi une grande surveillance dans le château et engagé tous ceux qui l'habitaient à n'en pas sortir ou à être rentrés à huit heures du soir. M. de la Fayette fit la triste expérience du peu de crédit qu'il avait conservé; il ne put réunir qu'une douzaine de gardes nationaux et vit évanouir en quelques heures les espérances qu'il avait fait concevoir sur le succès de sa démarche.

En repartant pour l'armée, il écrivit encore à l'Assemblée pour lui rappeler de nouveau le danger de ne pas s'opposer à un pouvoir qui, s'élevant au-dessus des pouvoirs constitués, finirait par les dominer; qu'on pouvait à juste titre lui reprocher les désastres actuels, occasionnés par l'insubordination qu'il ne cessait d'exciter parmi les soldats contre leurs chefs. Sa lettre n'eut pas plus de succès que son voyage, et il acquit plus d'une fois la preuve que le mal qui s'opère si facilement ne se répare que difficilement, et qu'il est des fautes que des circonstances imprévues rendent irréparables.

Les déclarations des députés connus par leur violence se renouvelaient à chaque séance. Ils accusaient le Roi de trahison et faisaient retomber sur sa personne tout le mal qui s'opérait par leurs ordres et par leur défaut de prévoyance. Ils poussèrent l'audace jusqu'à demander sa déchéance. Vergniaud le prétendait responsable des fautes qui se commettaient aux armées, lui reprochait de redouter leur triomphe, de se cacher sous le manteau de l'inviolabilité pour détruire la liberté et de refuser sa sanction aux décrets de l'Assemblée, quelque utiles et nécessaires qu'ils pussent être. La Chambre mit en question le rappel de M. de Luckner, ne pouvant lui pardonner son adhésion aux sentiments de M. de la Fayette. Tout ce que l'on voyait annonçait une crise où il était facile de prévoir le danger que couraient le Roi, la famille royale et même la monarchie.

On accorda les honneurs de la séance à des citoyens de Paris qui vinrent dénoncer M. de la Fayette, ainsi qu'à ceux qui demandaient le licenciement de l'état-major de la garde nationale et la suppression du veto royal.

M. Pastoret, chargé par le comité des douze du rapport sur la tranquillité du royaume, craignant de s'attirer la haine des jacobins et redoutant leur fureur, prononça un discours assez insignifiant et dans lequel il se crut obligé de blâmer l'inertie du pouvoir exécutif, d'inculper les prêtres insermentés et d'emprunter, en parlant de l'éducation publique, de grands mots tels que ceux-ci: «La police de la nature et de la santé morale du peuple», discours qu'on appela assez plaisamment une dose d'opium pour les agonisants.

Les séances devenaient de plus en plus orageuses. Jean de Brie proposa de déclarer la patrie en danger, de mettre en permanence tous les corps administratifs et toutes les économies du royaume, de faire porter les armes de chacun au directoire de son département, lequel en ferait la distribution au chef-lieu, et d'ordonner à tous les citoyens choisis pour combattre l'ennemi de se tenir prêts à partir au premier ordre.

De Launay d'Angers voulait qu'on se préservât d'un respect servile pour un pouvoir exécutif qui pouvait employer son or et ses moyens au détriment de la nation, proposant, en outre, de ne plus consulter l'acte constitutionnel et de regarder le salut public comme la suprême loi. Il tonna contre M. de la Fayette, qu'il s'étonnait de ne pas voir dans les prisons d'Orléans. Il demanda qu'il fût gravé sur le sanctuaire des lois que les représentants du peuple ne reconnaîtraient que la loi impérieuse et suprême du salut de l'État contre les conspirateurs et les perturbateurs du repos public.

L'union du roi de Prusse aux autres puissances et l'approche des armées étrangères augmentèrent la rage des factieux. Rouger, Couthon, etc., réclamaient à grands cris le licenciement de l'état-major de la garde nationale. L'opposition des députés du côté droit ne fut point écoutée, et tous les états-majors de toutes les villes de cinquante mille âmes furent supprimés par un même décret.

Vergniaud accusa le Roi de tout ce qui se passait à Coblentz, fit voir le génie des Médicis, du cardinal de Lorraine, des La Chaise et Le Tellier planant sur les Tuileries et faisant craindre le renouvellement de la Saint-Barthélemy et des dragonnades. Il termina en proposant de déclarer la patrie en danger, de rendre les ministres responsables de l'entrée des troupes étrangères en France et des troubles qui existaient dans le royaume, de faire une adresse aux Français pour les engager à la défense de la patrie, et de charger le comité de faire un prompt rapport sur la conduite de M. de la Fayette. Jean de Brie demanda, en outre, que la déclaration de la patrie en danger se fît avec l'appareil le plus lugubre et le plus propre à exciter les Français à voler au secours de la patrie.

On faisait venir de tout côté des adresses jacobines, demandant que l'Assemblée suspendit le veto et prit promptement les grandes mesures de salut public qui lui avaient été proposées. On supprimait, au contraire, toutes celles qui étaient contraires à ses vues, et il n'y avait pas de moyens qu'on n'employât pour soulever le peuple et le porter à la révolte.

Torné, évêque constitutionnel, fit un discours dans le genre de Vergniaud. Il tourna en ridicule la demande de M. de la Fayette, qu'il proposa d'appeler la Fayette Jacobin, de même que Scipion s'appelait l'Africain; et il demanda qu'on établît une dictature en proclamant le danger de la patrie.

L'Assemblée ayant déclaré qu'elle irait en corps à la fédération du 14 juillet, le Roi ne crut pas devoir se dispenser d'y assister. Il lui écrivit qu'il se joindrait à elle, ce jour-là, pour renouveler le serment qui s'y prêtait et recevoir celui des habitants des provinces qui étaient à Paris, de même que celui des fédérés passant par cette ville pour se rendre à l'armée. L'Assemblée ne daigna pas faire de réponse à cette lettre, et l'envoya au comité des douze pour en faire un rapport.

Le directoire, après les informations prises sur la journée du 20 juin, se détermina à donner un arrêté pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, qu'il renvoya devant les tribunaux pour y être jugés sur la conduite qu'ils avaient tenue, ordonnant au procureur-syndic de dénoncer Santerre, le lieutenant des canonniers du Val-de-Grâce et les officiers municipaux accusés d'avoir fait marcher diverses parties de la force publique sans réquisition légale, d'avoir admis, ce jour-là, des étrangers dans la garde nationale, changé ou levé à leur gré les postes des Tuileries et dirigé l'attroupement contre le domicile du Roi.

Cet arrêté fut lu au conseil général de la commune, assemblé extraordinairement ce jour-là, et M. Borie fut chargé de remplir provisoirement les fonctions de maire jusqu'à la décision du sort de Péthion. Il fut, de plus, ordonné de faire part de ces dispositions au Corps législatif, pour le prier de prononcer sans délai sur la suspension portée par le présent arrêté.

Aussitôt que Péthion en eut entendu la lecture, il se retira, et Danton s'écria: «Que tous les bons citoyens et les bons officiers municipaux suivent le maire à l'Assemblée nationale.» Quelques membres le suivirent, mais le plus grand nombre resta au conseil et continua la délibération. Les amis de Péthion excitèrent le peuple contre cet arrêté, en lui représentant que sa conduite du 20 juin, qui faisait la matière de son accusation, n'avait eu pour but que d'épargner le sang du peuple, que l'on aurait voulu faire couler ce jour-là.

Deux jours après, au moment où Brissot allait lire un discours sur les mesures de sécurité générale qu'exigeaient les circonstances, Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, proposa un moyen certain de déconcerter les ennemis de la France: «Faisons, dit-il, le serment de vouer à l'exécration ceux qui voudraient établir la république et les deux chambres; jurons de ne vouloir que l'observation de la Constitution et de n'avoir qu'un même esprit et un même sentiment. Que tous ceux qui adoptent ma proposition se lèvent.» Toute l'Assemblée se leva spontanément, les membres des deux côtés se mêlèrent ensemble et s'embrassèrent. L'émotion gagna les spectateurs, et l'on décréta qu'une députation de vingt-quatre membres porterait au Roi le procès-verbal de la séance; que les corps administratifs seraient mandés pour leur en donner connaissance, et que le Roi serait chargé d'en faire l'envoi aux quatre-vingt-trois départements.

Sa Majesté, entouré de la famille royale, reçut la députation dans sa chambre et lui témoigna sa satisfaction d'un accord si nécessaire; et à peine fut-elle partie qu'il se rendit à l'Assemblée entouré de ses ministres, se plaça à côté du président et prononça le petit discours suivant: «Messieurs, l'acte le plus attendrissant pour moi est la réunion de toutes les volontés pour le salut de la patrie. J'ai désiré ce moment depuis longtemps; mon vœu est accompli, et je viens vous assurer moi-même que le Roi et la nation ne font qu'un, et s'ils marchent vers le même but, leurs efforts réunis sauveront la France. L'attachement à la Constitution réunira tous les Français, et leur roi leur en donnera toujours l'exemple.»

Le président répondit que l'époque mémorable qui amenait le Roi dans son sein serait un signal d'allégresse pour les amis de la liberté et de terreur pour ses ennemis; que l'harmonie des pouvoirs constitués donnerait à la France la force de dissiper la ligue des tyrans contre son indépendance, et qu'elle voyait déjà dans la loyauté de la démarche du Roi le signe de la défaite de ses ennemis. Les cris de: Vive le Roi! se firent entendre de toute part, et il sortit au bruit des acclamations de l'Assemblée et des galeries.

Cette démarche n'empêcha pas de continuer les mêmes manœuvres pour déconsidérer le Roi et exciter la fureur du peuple, dont elle avait besoin pour prononcer sa déchéance et établir ensuite le gouvernement qui lui conviendrait. Aussi n'ai-je jamais compris le but de ces contradictions multipliées. Dès le même jour, l'Assemblée en donna la preuve, en écoutant la lecture d'un arrêté de la commune qui demandait une prompte décision sur la suspension de Péthion et de Manuel. Cet arrêté ne se contentait pas d'excuser leur conduite, mais osait, de plus, assurer qu'elle avait sauvé la France en épargnant le sang du peuple, qui aurait tiré une terrible vengeance des pervers qui voulaient allumer les brandons de la guerre civile. Au lieu de faire encourir à cet arrêté le blâme qu'il méritait, l'Assemblée en décréta l'impression, ordonnant que Sa Majesté rendît compte dès le lendemain de sa décision sur ladite suspension.

Tellier, orateur de la section des Gravilliers, forma la même demande et fit un discours dans le genre de celui qu'avait prononcé Osselin au nom de la commune.

Le Roi, sentant l'embarras de sa position, refusa de donner son avis dans une affaire où il était personnellement intéressé, et pria l'Assemblée de décider la question. Celle-ci trouva la démarche du Roi inconstitutionnelle, et, sans respect pour la majesté royale, n'y répondit que par l'ordre du jour. Le Roi dut donner une décision qui confirmait la suspension prononcée par le département.

Péthion, se rendit sur-le-champ à l'Assemblée pour justifier sa conduite, se plaignant du département, qui aurait dû rendre plus de justice à une conduite qui avait épargné de grands malheurs; il lui reprocha de calomnier avec impudence ce bon peuple, à qui l'on ne pouvait reprocher qu'un peu trop d'exaltation; qu'il n'y avait eu que de légers dégâts dans le château, occasionnés par une multitude pressée par le grand nombre de personnes qui remplissaient les appartements; qu'il n'y avait pas eu d'assassinat, et qu'il serait bien dangereux pour la chose publique de destituer des maires patriotes au gré de la cour, laquelle influençait tous les directoires de département.

Une pareille justification était une insulte de plus pour la majesté royale. Cependant il fut applaudi par les factieux de l'Assemblée, qui décréta que le rapport de cette affaire se ferait le lendemain à midi, et qu'elle ne désemparerait pas qu'elle ne fût terminée. Les galeries applaudirent, en criant: «Vive Péthion! le vertueux Péthion, notre ami Péthion!»

On établit dans divers endroits de Paris des tréteaux, où montaient des orateurs qui haranguaient le peuple, pour l'inviter à demander le rétablissement de Péthion. Des artisans, des sans-culottes et des bandits couraient les rues, ayant écrit sur leur chapeau: «Péthion ou la mort!» et criant à tue-tête ces mêmes mots, qu'on entendait distinctement des Tuileries; car rien n'était oublié pour soulever le peuple et l'animer contre le Roi et la famille royale. Malgré les représentations de MM. Boulanger, Delmas, Daverhoust et de plusieurs autres députés, sur le déshonneur qu'imprimait sur l'Assemblée la justification de la journée du 20 juin, le maire fut relevé de sa suspension, et l'on attendit pour en faire autant à l'égard de Manuel, qui était malade, qu'il fût en état de venir lui-même présenter sa justification. Par une inconséquence digne de la faction qui gouvernait alors la France, les tribunaux furent en même temps chargés par son ordre d'informer contre les auteurs de cette journée.

Dès que Manuel fut guéri, il se rendit à l'Assemblée, justifia sa conduite dans le même sens que Péthion, en y ajoutant les diatribes les plus insolentes, qu'il termina par ces paroles: «Pouvez-vous craindre de vous mesurer avec celui que vous devez juger?» On se doute bien qu'une pareille audace ne pouvait manquer de le faire réintégrer dans sa place.

La fureur de l'Assemblée augmentait en proportion des dangers que lui faisait courir la défection des alliés de la France. Le ministre des affaires étrangères ayant annoncé qu'on ne pouvait plus se dissimuler les dispositions peu favorables du roi de Sardaigne et l'arrivée de six mille Autrichiens sur les frontières de la Savoie, il y eut une grande rumeur dans l'Assemblée, et M. de Kersaint s'écria: «Jusqu'à quand jouerez-vous le rôle honteux de voir tranquillement les trahisons du pouvoir exécutif, sur lequel vous avez la prééminence, sans en faire justice? Je demande que ma dénonciation soit envoyée au comité des douze, pour qu'il juge si l'Assemblée, n'a pas le droit de prononcer sa déchéance, comme n'ayant pas fuit son devoir en préservant la nation de ses ennemis.»

Brissot prononça, de son côté, le discours le plus incendiaire qui eût jamais été prononcé. Il déclara que la France, ne pouvant plus compter sur aucun allié, devait se suffire à elle-même et regarder le Roi comme son plus dangereux ennemi: «Frapper la cour des Tuileries, ajouta-t-il, c'est frapper tous les traîtres d'un seul coup. Faites juger le Roi, décrétez d'accusation les ministres de la guerre, de l'intérieur et des affaires étrangères; rendez-les responsables des mesures prises pour remplacer le veto; informez contre le comité autrichien; créez une commission secrète, composée de patriotes intrépides qu'on chargera de toutes les accusations de haute trahison; accélérez l'exécution des sentences de la haute cour; punissez le général pétitionnaire; vendez les biens des émigrés pour leur ôter tout espoir d'amnistie; maintenez les sociétés populaires; soyez peuple et éternellement peuple; ne distinguez pas les propriétaires des non-propriétaires; éclairez les dépenses de la liste civile; que l'Assemblée soit le comité du Roi, que le Roi soit l'homme du 14 juillet, le peuple son confident, et que les hommes à piques soient mêlés parmi la garde nationale.»

Le soin qu'avaient les ministres de ne pas faire dévier le Roi des principes qu'on lui avait fait adopter à l'époque de l'établissement de la Constitution, ne les empêchait pas, comme on voit, d'être en butte aux insultes de l'Assemblée. La lettre qu'ils firent écrire par le Roi aux armées françaises pour les engager à se défendre courageusement contre les ennemis de la patrie, dont il se déclarait vouloir être le soutien, ainsi que sa résolution, qu'il fit notifier aux puissances étrangères, de suivre fidèlement la Constitution dans l'exercice de son autorité, ne fit aucune impression sur l'Assemblée; elle continua ses persécutions de telle manière, que les ministres, après avoir rendu compte au Roi de la position de l'armée, de l'état du royaume et de sa situation vis-à-vis des puissances étrangères, lui déclarèrent par l'organe de M. Joly, ministre de la justice, qu'étant mis dans l'impossibilité de faire aucun bien, ils donnaient tous leur démission.

Le Roi eut beaucoup de peine à trouver des personnes qui voulussent accepter des places de ministres; il finit cependant par nommer M. d'Abancourt ministre de la guerre; M. Champion, de la justice; M. Bigot de Sainte-Croix, ministre de l'intérieur, et, par intérim, des affaires étrangères; et M. de Beaulieu, des contributions publiques.

D'après le rapport du comité des douze, l'Assemblée déclara, le 9 juillet, la patrie en danger, et fit une proclamation aux Français pour les engager à courir aux armes, pour défendre la patrie menacée d'envahissement par les étrangers. Elle en adressa une autre aux armées, dans laquelle elle leur rappelait la nécessité de la subordination pour pouvoir soutenir l'honneur des armées françaises, ajoutant que la valeur seule ne les ferait point triompher d'armées disciplinées, et qu'il fallait montrer ce que pouvait faire l'amour de la liberté dans le cœur des Français, décidés tous à mourir plutôt que d'y voir porter atteinte, ainsi qu'à l'intégrité de leur pays.

On fabriquait dans les clubs des jacobins des adresses atroces contre le Roi, où l'on demandait sa destitution et l'établissement d'une république. On en présenta une de ce genre du soi-disant maire de Marseille, au nom de la commune de cette ville; mais elle fut démentie sur-le-champ par M. Martin, ancien maire. Celui-ci déclara, au nom des habitants, qu'elle était l'ouvrage des factieux, qui tenaient dans l'oppression tous les bons citoyens. Ces derniers demandaient, au contraire, que l'Assemblée sévit contre cet abominable écrit. Mais on ne tint aucun compte de cette demande.

Le moment de la fédération approchait, et l'on craignait qu'on ne profitât de cette circonstance pour opérer le mouvement que les factieux travaillaient à organiser. Heureusement, la garde nationale n'était pas disposée à entrer dans leurs vues, ce qui les obligea de différer encore l'exécution de leurs projets. Il était arrivé à Paris, pour assister à la Fédération, un grand nombre de gardes nationaux des provinces, auxquels s'étaient joints les jeunes gens partant pour la défense des frontières. Le plus grand nombre des derniers partageaient les sentiments des factieux, mais les autres, indignés de ce qu'ils voyaient et des manœuvres employées pour corrompre leur fidélité, demandaient avec instance qu'on les fît quitter Paris et partir pour l'armée.

Le 14 juillet, jour de la Fédération, le Roi sortit à midi des Tuileries pour aller au Champ de Mars, ayant dans sa voiture la Reine, ses deux enfants, Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe et moi. Ses ministres étaient à pied aux portières de sa voiture, devant laquelle étaient trois officiers au service de Sa Majesté, quatre écuyers et dix pages. Dans la voiture qui précédait celle de Sa Majesté étaient: MM. de Saint-Priest, de Fleurieu, de Poix, de Tourzel, de Briges, de Montmorin, le gouverneur de Fontainebleau, de Champcenetz et de Nantouillet. Dans celle qui suivait immédiatement Sa Majesté étaient: madame d'Ossun, dame d'atour de la Reine; mesdames de Tarente, de Maillé et de la Roche-Aymon, dames du palais, et madame de Serène, dame d'honneur de Madame Élisabeth. L'escorte du Roi était composée de Suisses, de grenadiers de la garde nationale et d'un détachement de cent cinquante ou deux cents hommes de cette même garde, qui tenaient les meilleurs propos. Leur contenance en imposa aux factieux, et le retour, dans le même ordre, se passa avec la même tranquillité. Leurs Majestés témoignèrent à cette escorte, à plusieurs reprises, combien elles étaient sensibles à l'attachement qu'elle leur témoignait, et ces braves gens, qui en étaient profondément touchés, portaient sur leurs visages l'empreinte de la douleur dont ils étaient pénétrés de tout ce qu'ils avaient vu et entendu. Deux colonnes de grenadiers marchaient aux deux côtés du cortége, et étaient commandés par MM. de Wittengoff, de Menou et de Boissieu.

Jamais cérémonie ne fut plus triste; le triomphe de Péthion fut complet. Le peuple ne cessait de crier: «Vivent les sans-culottes et la nation! A bas le veto! Vive Pétition, le vertueux Péthion!» Son nom était écrit sur les chapeaux et sur les bannières des sociétés populaires. On voyait dans le Champ de Mars une multitude de soldats de province; des femmes et des enfants déguenillés, tenant des branches d'arbres; des hommes qui portaient des piques, des sabres, des emblèmes de la liberté, représentés en carton, et des écriteaux chargés des maximes de la liberté, au haut de bâtons peints aux trois couleurs. Cette multitude était précédée de corps militaires et civils, de gardes nationaux venus des départements, de la municipalité et de l'Assemblée nationale. Arrivés au Champ de Mars, tous les différents corps prirent les places qui leur avaient été indiquées, et l'on écouta un morceau de musique.

La partie de la colonne des fédérés, des femmes, des enfants et des gens à piques dont nous avons parlé, défila dans le Champ de Mars sous le balcon où étaient le Roi et sa famille, affectant de répéter continuellement: «Vive Péthion! Vivent la nation et l'Assemblée nationale!» et agitant les écriteaux abominables qu'ils portaient sur des bâtons élevés, pour qu'ils fussent vus du Roi et de la famille royale.

Lors de la prestation du serment, le Roi quitta sa famille et se plaça à la tête de l'Assemblée, entre le président et un de ses autres membres. Le reste suivait à cinq de front, entre une colonne de grenadiers nationaux et une de troupes de ligne, précédés de quelques cavaliers qui faisaient ouvrir le passage.

Le serment fut prononcé par l'Assemblée, puis ensuite par le Roi et par le peuple. A l'instant où le Roi montait à l'autel, trente ou quarante soi-disant vainqueurs de la Bastille, portant le modèle de ce château, parvinrent assez près du Roi; et, dans le but de troubler la tranquillité publique, ils proposèrent d'ajouter au serment ordinaire celui de vivre libre ou mourir. Puis, provoquait quelques membres de l'Assemblée, ils finirent par leur dire qu'ils avaient bien fait de leur rendre Péthion, sans quoi ils s'en seraient repentis, et l'auraient porté eux-mêmes sur l'autel de la patrie, pour le faire réintégrer par le peuple.

La Reine, qui ne perdait pas de vue le Roi et observait tous ses mouvements au moyen d'une lunette d'approche, eut un moment d'inquiétude quand elle le vit approcher de si près; mais elle fut bientôt rassurée par l'air calme qui n'abandonna pas un instant ce prince, malgré tout ce qu'eut de pénible pour lui une pareille cérémonie. Après le serment, il fut reconduit à l'École militaire et retourna aux Tuileries dans le même ordre qu'en partant, et y arriva à sept heures du soir.

On cria peu: «Vive le Roi!» mais beaucoup (tant dans la route que dans le Champ de Mars): «Vive Péthion! A bas la Fayette! A bas le veto! Les aristocrates à la lanterne!»

Les anciens constitutionnels, effrayés des doctrines révolutionnaires et des dangers que couraient le Roi et sa famille, s'occupèrent sérieusement des moyens de le faire sortir de Paris, pour qu'il pût s'établir dans une ville sûre et y réformer les principaux abus de la Constitution. M. de Liancourt répondit de la fidélité de son régiment, qui était en garnison à Rouen, et offrit de conduire le Roi dans cette ville. Il s'unit alors aux amis de M. de la Fayette pour lui représenter qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour s'assurer de son armée, tirer le Roi de sa captivité, et conserver à la France une Constitution à laquelle il attachait tant de prix. M. de Lally-Tollendal fit plusieurs voyages à cet effet et engagea fortement le Roi à profiter de la bonne volonté de M. de la Fayette.

Ce prince redoutait de se mettre entre les mains des constitutionnels, auxquels il attribuait avec raison la triste et dangereuse situation où il se trouvait. Il ne pouvait prendre confiance en M. de la Fayette, toujours aveuglé par son attachement à une Constitution qu'il regardait comme son ouvrage, ni se déterminer à accepter leurs propositions. Il fut cependant ébranlé un moment; mais ayant fait prendre des informations sur le secours qu'il pouvait attendre des habitants de Rouen et de ceux du département, et n'en ayant pas eu de satisfaisantes, il ne put soutenir la pensée d'une seconde arrestation ou d'une fuite dans les pays étrangers, et renonça à toute idée de départ. Il espérait d'ailleurs, en restant à Paris, avoir en sa faveur la chance du besoin qu'aurait la France vis-à-vis des puissances étrangères, et de la possibilité de pouvoir y établir alors un gouvernement sage et propre à assurer son bonheur.

Afin de n'avoir plus d'obstacles à redouter pour l'exécution de ses projets, l'Assemblée fit un décret pour envoyer à l'armée les régiments qui étaient à Paris et qu'elle soupçonnait de conserver quelque attachement à la personne de Sa Majesté. Elle aurait bien voulu en faire autant des Suisses et leur ôter la garde du Roi, qu'ils partageaient avec la garde nationale; mais la crainte de voir allier la Suisse avec les ennemis de la France fit ajourner cette mesure. Elle se contenta, pour le moment, d'éloigner à quinze lieues de Paris deux de leurs bataillons.

Chaque échec qu'éprouvaient les armées redoublait la fureur des factieux de l'Assemblée. Les injures contre la personne de Sa Majesté se renouvelaient à chaque séance, et elle ne craignait plus de mettre en question si le droit de veto ne lui serait pas enlevé, et si sa conduite ne le mettait pas dans un cas de déchéance.

M. de la Fayette était aussi l'objet de leur fureur depuis son voyage à Paris. Ils l'accusaient de trahir la patrie, et proposèrent de le mettre en jugement. La discussion qui s'éleva à ce sujet fut très-orageuse et fut la matière de nouvelles insultes contre la majesté royale.

Torné, évêque constitutionnel, après avoir fait l'éloge de la journée du 20 juin, invectiva contre le Roi de la manière la plus violente, représenta ce prince comme sujet du peuple souverain, qui avait tout droit sur sa personne, et pour excuser l'emportement de son discours, il avoua naturellement qu'il avait fait céder sa modération ordinaire et sa charité pastorale à l'intérêt de la nation. Dumolard défendit courageusement M. de la Fayette, accusé par Guadet, Gensonné et La Source d'avoir engagé le maréchal Luckner à marcher avec lui sur Paris. Ils prétendaient le tenir du maréchal lui-même, et en signèrent la dénonciation. L'Assemblée ajourna cette affaire jusqu'à la réponse à la lettre qu'elle avait fait écrire, à ce sujet, au maréchal lui-même.

On avait tellement travaille les fédérés, qu'un grand nombre d'entre eux présentèrent une pétition à l'Assemblée pour demander la suspension provisoire du Roi, afin de pouvoir le juger et prononcer sa déchéance. Ils lui demandèrent, en outre, la convocation des assemblées primaires pour l'établissement d'une Convention, qui fit connaître le vœu de la nation sur les articles relatifs au pouvoir exécutif considérés faussement comme constitutionnels. Il y eut un grand vacarme au sujet de cette pétition. Vergniaud ayant représenté qu'un décret ordonnait de renvoyer aux comités toutes celles qui seraient présentées à l'Assemblée, on passa à l'ordre du jour, en accordant cependant aux pétitionnaires les honneurs de la séance.

Toutes les pétitions de ce genre, qui se renouvelaient fréquemment, étaient accueillies par l'Assemblée, qui ne voyait plus d'obstacles à l'exécution de ses projets. Il y en eut une, entre autres, de la Société patriotique du Puy en Velay, remarquable par l'excès de son atrocité. Elle était signée de deux mille personnes, qui menaçaient le Roi de milliers de Brutus et de Scévola, s'il continuait à s'opposer au bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, qui finiraient par venger l'esclavage de leurs pères et partager la terre des brigands couronnés. Une pareille pétition, qui n'éprouva pas même un blâme de l'Assemblée, ne pouvait laisser aucun doute sur la nature de ses dispositions.

Le 22 juillet, jour désigné dans Paris pour faire la proclamation solennelle de la patrie en danger, le conseil général de la commune s'assembla à sept heures du matin, et les six légions de la garde nationale se réunirent sur la place de Grève avec leurs drapeaux. Le parc d'artillerie du pont Neuf, destiné à tirer le canon d'alarme, tira trois coups, auxquels celui de l'Arsenal répondit, et pareille décharge eut lieu à chaque heure de la journée. A huit heures, deux cortéges partirent de chaque côté pour faire la proclamation dans les lieux qui leur étaient désignés. Ils étaient précédés de détachements de cavalerie, de tambours, de musique, et suivis de six pièces de canon. Ils étaient accompagnés de quatre huissiers de la municipalité, portant des enseignes tricolores sur lesquelles on lisait: «Liberté, égalité, constitution, patrie!» et au-dessus: «Publicité et responsabilité.» Derrière eux se trouvaient douze officiers municipaux, avec leurs écharpes, et quelques notables, membres du conseil de cette ville, tous montés sur de mauvais chevaux et mal arrangés. La marche était fermée par un détachement de la garde nationale, portant un drapeau sur lequel était écrit: «Citoyens, la patrie est en danger», et ils étaient suivis de quelques pièces de canon.

Les deux grandes bannières de chaque cortége furent déposées, l'une à l'Hôtel de ville, et l'autre au parc d'artillerie du pont Neuf, où elles devaient rester jusqu'au moment où l'Assemblée déclarerait que la patrie n'était plus en danger.

Cette proclamation fut lue par les officiers municipaux dans douze endroits de la ville, où l'on avait établi douze échafauds garnis d'une petite tente, pour faire les enrôlements de ceux qui voudraient s'engager pour aller aux frontières. Les engagements furent peu nombreux, et cette cérémonie, qui dura deux jours, fit peu d'impression sur les Parisiens. Les spectacles, les cabarets, les Champs-Élysées, le bois de Boulogne et les autres lieux de plaisir étaient aussi fréquentés qu'à l'ordinaire. L'insouciance des Parisiens était à son comble. Ils ne pouvaient se persuader que le péril pût les approcher, et ils cherchaient à en écarter la pensée. La proclamation du Roi, pour les engager à voler au secours de la patrie en danger et à se faire inscrire pour compléter l'armée de ligne, n'avait pas produit plus d'effet. Il n'y avait d'agitation que parmi les factieux, qui ne laissaient pas endormir la partie du peuple dont ils disposaient à leur gré, et dont ils continuaient à se servir pour consommer leurs forfaits.

L'Assemblée ne négligeait rien pour augmenter le nombre des défenseurs de la patrie. Elle accorda cinq cent mille francs pour la levée d'un corps de mille cinq cents Belges ou Liégeois, qui offraient de s'enrôler sous les drapeaux de la liberté. On juge bien que ce corps fut composé de tous les mauvais sujets du pays, et l'on s'en servait dans les occasions où les Français refusaient de tremper leurs mains dans le sang de leurs compatriotes. L'Assemblée décréta également la formation d'une légion d'Allobroges, pour recevoir tous les habitants de la Savoie qui voudraient s'enrôler au service; et elle décréta qu'il suffirait d'avoir dix-huit ans et une taille de cinq pieds pour pouvoir être enrôlé pour la défense de la patrie.

L'Assemblée défendit aussi à tous les Français de sortir de la France, sous peine d'être réputés émigrés, et aux autorités de donner des passe-ports à d'autres qu'aux agents du gouvernement. Dans le but de dégoûter du ministère et de rendre la position des ministres plus difficile, elle décréta leur solidarité jusqu'au moment où la patrie serait hors de danger.

Les provinces du Midi étaient loin d'être tranquilles. M. du Saillant, ne pouvant soutenir les persécutions exercées sur les personnes soupçonnées d'attachement à la personne du Roi, prit les armes et s'empara du château de Baunes, dont il laissa sortir la garnison, par capitulation, avec armes et bagages. M. de Montesquieu, qui commandait dans cette partie de la France, donna ordre à M. d'Albignac de se mettre à la tête des volontaires de Nîmes, Montpellier, Uzès, Pont-Saint-Esprit, et de marcher contre M. du Saillant. Ils mirent le feu au château de Baunes, tuèrent sans aucune forme de procès les malheureux qu'ils avaient faits prisonniers, et brûlèrent ce qui restait du château ainsi que celui de Jalès. Ces mêmes volontaires se répandirent dans tout le pays et y commirent toutes sortes de désordres.

A Bordeaux et à Limoges, les patriotes assassinèrent avec la dernière cruauté plusieurs ecclésiastiques respectables, retirés chez leurs parents ou leurs amis, uniquement pour avoir refusé leur adhésion à la constitution civile du clergé. Tout ce qui pouvait exciter à un soulèvement trouvait toujours son excuse dans l'Assemblée et était assuré de l'impunité.

Il y avait souvent des mouvements partiels dans le faubourg Saint-Antoine, qu'on avait soin d'exciter pour tenir la populace en mouvement, mais qu'on savait réprimer à propos, en attendant le moment favorable pour faire usage de ses bras.

Pour éviter le renouvellement de la journée du 20 juin, on avait fermé le jardin des Tuilerie, devenu l'unique promenade de la famille royale, qui ne sortait plus dehors de peur d'éprouver quelque insulte, et il n'y avait eu aucune réclamation à ce sujet. L'abbé Faucher, qui voyait avec peine ce léger égard pour la famille royale et était bien aise, du reste, d'y ménager une entrée au peuple en cas de besoin, demanda que l'allée des Feuillants fût exceptée, par un décret, du jardin des Tuileries, comme faisant partie de l'enceinte de l'Assemblée, dont elle était cependant séparée par un mur. Il assura que le bon peuple, plein de respect pour l'Assemblée, obéirait sans peine à ses décrets, et qu'une simple barrière de ruban tricolore suffirait pour l'empêcher de pénétrer dans l'enceinte réservée au pouvoir exécutif. Malgré l'opposition d'un certain nombre de membres de l'Assemblée, qui lui représentèrent l'inconvénient de se rendre responsable, par cette mesure, de la personne du Roi, l'Assemblée n'en décréta pas moins la motion de l'abbé Faucher; et le peuple eut la facilité d'entrer à sa volonté dans cette partie du jardin, d'où il insultait à son gré la malheureuse famille royale.

L'Assemblée ne gardait plus aucune mesure. Elle se livrait chaque jour aux excès les plus scandaleux et les plus propres à faire ouvrir les yeux à la nation, si elle n'eût été dans un aveuglement égal à la terreur que lui inspirait la faction jacobine, devenue une puissance dans notre malheureux royaume. Guadet proposa de rendre le Roi responsable de tout ce qui se ferait en son nom dans toute l'Europe, et les motions de suspension du Roi, de convocation d'assemblées primaires et de déchéance ne cessaient de se renouveler.

Brissot fit sentir à l'Assemblée le danger de la suspension du Roi avant d'avoir prouvé qu'il était dans le cas de la déchéance; que la convocation d'assemblées primaires pouvait devenir dangereuse pour l'Assemblée et rallier autour du Roi des individus qui pouvaient faire cause avec les émigrés. Il proposa que ce fût la commission des douze qui fût chargée d'examiner si le Roi était dans le cas de la déchéance, et de charger de présenter un projet d'adresse pour prémunir le peuple contre les mesures inconstitutionnelles et exagérées qui pouvaient entraîner la ruine de la liberté.

Le 20 juillet, les fédérés passèrent la nuit en orgie sur la place de la Bastille; et, sur le bruit d'une dispute très-vive qui avait lieu entre divers membres de l'Assemblée, on répandit parmi eux que Merlin, Chabot et les patriotes du côté gauche avaient été assassinés par les aristocrates; qu'un dépôt de dix-huit mille fusils existait aux Tuileries, et qu'on emmenait les canons des faubourgs. A ce récit, ils entrèrent en fureur et crièrent: «Investissons les Tuileries et exterminons les traîtres.» A cinq heures du matin, ils font battre la générale; quatre à cinq mille gardes nationaux se rendent alors aux Tuileries. L'incertitude de leur réunion aux fédérés et une lettre du Roi à Péthion lui demandant de faire faire sur-le-champ une perquisition pour s'assurer de la fausseté du dépôt d'armes qu'on y prétendait caché, empêchèrent, pour ce jour-là, le renouvellement de la scène du 20 juin. Péthion se rendit au faubourg Saint-Antoine et calma, pour le moment, l'effervescence qui y régnait.

La fermentation qui existait ce jour-là aux environs des Tuileries donna beaucoup d'inquiétude au Roi et à la famille royale. Elle s'était renfermée dans la chambre de Sa Majesté, qui conféra avec le comte de Viomenil et les ministres sur le parti qu'il y avait à prendre si l'on venait attaquer le château. Comme il n'y avait aucun moyen de défense, et que le Roi ne voulait pas risquer de voir renouveler la scène du 20 juin, il se détermina, si le château venait à être forcé, à traverser la salle de la comédie et l'appartement de Mesdames, pour arriver à l'Assemblée par l'allée des Feuillants et y demander justice de semblables attentats. On n'eut pas besoin d'en venir à cette extrémité pour ce jour-là, mais le parti auquel on s'était décidé influa malheureusement sur celui que fit prendre Rœderer dans la journée du 10 août.

La position de la famille royale s'aggravait tous les jours; renfermée dans l'enceinte des Tuileries, d'où l'on n'osait même plus faire sortir Mgr le Dauphin, dans la crainte de rencontrer des rassemblements de factieux, elle était privée d'air et de toute espèce de distraction. Un soir, cependant, qu'il y avait aux Tuileries une excellente garde nationale, elle alla au petit jardin de Mgr le Dauphin, dont elle revint par la terrasse de l'eau. Des fédérés qui passaient sur le quai, ayant aperçu la Reine, se mirent à tenir de très-mauvais propos et à chanter une chanson détestable, en affectant de la regarder sans ôter leur chapeau. Cette princesse voulait se retirer, mais les gardes nationaux la supplièrent de n'en rien faire et de leur laisser apprendre à ces drôles-là qu'on ne les redoutait pas. Ils se mirent alors à crier: «Vivent le Roi et la famille royale!» et absorbèrent tellement les cris des fédérés, que ceux-ci, n'étant pas les plus forts, furent obligés de se taire et d'ôter leurs chapeaux. Ils s'en plaignirent le lendemain à l'Assemblée, qui, quoique instruite de leur insolence, ne les en accueillit pas moins favorablement.

Les gardes nationaux qui accompagnaient la Reine à cette promenade lui témoignèrent un respect si profond, un attachement si sincère et une si vive douleur de ce qui s'était passé, qu'ils en étaient touchants. La Reine leur en témoigna sa sensibilité avec cette grâce et cette bonté qui accompagnaient toutes ses paroles. Ils étaient de ce bon bataillon des Filles-Saint-Thomas; si toute la garde nationale lui eût ressemblé, nous n'eussions pas éprouvé les malheurs dont nous gémissons tous les jours. Il semblait que le ciel partageât le courroux de ces braves gens; le bruit du tonnerre, qui grondait de toute part et se mêlait à celui des grosses cloches de Saint-Sulpice, qui se faisaient entendre à ce moment, ajoutait encore à la tristesse dont nous étions pénétrés. Il semblait que nous assistions aux funérailles de la monarchie. A peine fûmes-nous rentrés au château, qu'un violent orage éclata; le tonnerre tomba à deux ou trois reprises aux environs des Tuileries et semblait être le présage des malheurs que nous étions sur le point d'éprouver.

Peu de jours après, M. d'Épréménil, se promenant sur la terrasse des Feuillants et voulant reconnaître l'esprit public, se mêla parmi les groupes et y fut malheureusement reconnu. Accusé d'être l'espion de Coblentz, il fut dépouillé, frappé de coups de sabre, menacé de la lanterne et aurait infailliblement péri, sans le secours de quelques gardes nationaux qui parvinrent à le soustraire à la rage de la multitude et qui le portèrent au trésor public. Péthion, ayant appris ce qui se passait, se rendit sur-le-champ auprès de M. d'Épréménil, et le voyant ensanglanté et tout couvert de blessures plus ou moins dangereuses, il témoigna une grande émotion, qui redoubla sensiblement lorsque M. d'Épréménil, lui tendant la main et le regardant fixement, lui adressa ces seules paroles: «Et moi aussi, Péthion, je fus l'idole du peuple.» Ses blessures ne furent heureusement pas mortelles; mais, étant resté en France, il fut dans la suite une des victimes de la fureur révolutionnaire.

Les soldats de la garde nationale qui avaient été maltraités et insultés par la populace pour avoir sauvé M. d'Épréménil, vinrent demander à l'Assemblée de fermer la terrasse des Feuillants pour éviter de mettre la garde nationale aux prises avec les citoyens; mais elle s'y refusa net. M. de Kersaint imputa à M. d'Épréménil des propos qu'il n'avait pas tenus, ajoutant que son nom seul avait été la cause de tant d'excès, et que le peuple, regardant les Tuileries comme un pays ennemi, n'avait jamais tenté de franchir la barrière qui lui avait été imposée par un décret de l'Assemblée. Thuriot prétendit que cette garde, qui se disait outragée, n'était composée que de chevaliers du poignard, et qu'il fallait bien prendre garde qu'il ne fût admis à la garde du château que des citoyens inscrits dans le bataillon de service.

L'espoir d'être utile au Roi avait, en effet, déterminé plusieurs personnes attachées à son service à entrer dans la garde nationale. Le duc de Choiseul et quelques autres personnes de la cour avaient pris, par cette raison, le même parti; mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir de l'inutilité de cette mesure.

L'armée marseillaise, annoncée depuis si longtemps, arriva enfin le 30 juillet à Paris. Elle était composée de tous les bandits du Midi. Elle n'était dans le principe composée que de six à sept cents hommes; mais, s'étant recrutée en chemin de tous les mauvais sujets qui avaient désiré se joindre à elle, elle s'était fort augmentée. Elle entra dans la ville avec armes et bagages, et suivie de deux canons. C'était le corps d'élite des factieux, et sur lequel ils comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Péthion les avait casernés dans le district des Cordeliers, si connu par son club, d'où sortaient les motions les plus violentes, et les plus incendiaires. On vit clairement dans cette occasion le peu de fond que l'on pouvait faire sur une garde nationale qui, forte de soixante bataillons et de cent vingt pièces de canon, laissait s'établir tranquillement une poignée de brigands dans un des quartiers de la ville, et qui se laissa subjuguer par eux sans leur opposer la moindre résistance. La présence de l'armée marseillaise se fit remarquer par un mouvement d'effervescence populaire. Leurs mauvais propos et les insultes qu'ils se permirent contre les citoyens qui portaient des cocardes en ruban au lieu de celles de laine qu'ils avaient adoptées, augmentèrent leur audace naturelle, qu'excitaient ceux qui comptaient bien en profiter.

Les provocations existaient journellement entre les deux partis de la capitale; elles donnèrent lieu à une rixe entre les Marseillais et un bataillon de la garde nationale. Des hommes, qui cherchaient à la provoquer, insultèrent à dessein quelques soldats de ce bataillon, lequel, décidé à ne pas se laisser molester, répondit de manière à inquiéter les assaillants, qui appelèrent à leur secours les Marseillais. Une centaine d'entre eux répondirent à leur appel, et la querelle allait s'engager, lorsque des hommes sages s'interposèrent entre les deux partis et parvinrent à les calmer. On croyait que tout était fini, lorsque des soldats de ce bataillon, qui était de garde aux Tuileries, s'en retournant tranquillement à leur poste, furent suivis par des Marseillais, qui recommencèrent non-seulement à les insulter, mais de plus à les attaquer. Trois d'entre eux, qui revenaient par la rue Saint-Florentin, furent assaillis et percés de coups. M. du Hamel, lieutenant du bataillon des Filles-Saint-Thomas, fut tué, et les autres plus ou moins blessés. Leurs camarades vinrent à leur secours et blessèrent plusieurs Marseillais. La crainte de voir arriver un trop grand nombre de gardes nationaux pour venger leurs camarades les fit seule retirer. Ces gardes nationaux étaient tous du bataillon des Filles-Saint-Thomas, et n'avaient été provoqués qu'en raison de leur attachement au Roi et à la famille royale. Les blessés, qui revinrent aux Tuileries, y reçurent tous les secours dont ils pouvaient avoir besoin, et Madame Élisabeth en pansa même plusieurs de ses propres mains.

Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée des Marseillais et insultaient même la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits cabinets, qui donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir Mgr le Dauphin dans mon appartement, qui donnait sur cette même cour et qui, étant situé au rez-de-chaussée, pouvait donner quelques inquiétudes. Au sortir de la promenade, je le remontais dans sa chambre; l'abbé Davaux l'y occupait de manière à ne lui laisser connaître ni l'ennui ni le danger de sa position, et le soir M. de Fleurieu, qui avait servi dans la marine, qui avait de l'esprit et contait à merveille, lui faisait le récit de ses voyages, qui l'amusaient et l'instruisaient agréablement. Cet aimable enfant, qui n'était pas d'âge à prévoir les malheurs qui le menaçaient, se trouvait encore heureux et nous disait, à moi et à ma fille Pauline, les choses les plus aimables sur le bonheur que nous lui procurions et dont, hélas! la durée devait être si courte.

Ce jeune prince, étant extrêmement discret, ne répétait jamais rien de ce qu'il entendait dire chez la Reine et chez moi: «Avouez, me dit-il un jour, que je suis bien discret et que je n'ai jamais compromis personne (car ce mot, qui devait être étranger à son âge, ne lui était que trop connu). Je suis curieux, j'aime à savoir ce qui se passe, et si l'on se méfiait de moi, l'on s'en cacherait et je ne saurais jamais rien.» Cette discrétion, si rare à son âge, l'a accompagné jusqu'au tombeau, malgré les mauvais traitements qu'il a soufferts dans son affreuse captivité.

La Reine était si mal gardée, et il était si facile de forcer son appartement, que je lui demandai avec instance de venir coucher dans la chambre de Mgr le Dauphin. Elle eut bien de la peine à s'y décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude qu'elle pouvait avoir sur sa position; mais lui ayant fait observer qu'en passant par l'escalier intérieur du jeune prince, rien n'était si facile que d'en dérober la connaissance, elle finit par y consentir, mais seulement pour les jours où il y aurait du bruit dans Paris. Cette princesse était si bonne et si occupée de tous ceux qui lui étaient attachés, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus attachante, ne marqua plus de sensibilité pour le dévouement qu'on lui témoignait et ne fut plus occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes qui l'approchaient. Croira-t-on qu'une reine de France en était réduite à avoir un petit chien couché dans sa chambre pour l'avertir au moindre bruit que l'on ferait entendre dans son appartement?

Mgr le Dauphin, qui aimait beaucoup la Reine, enchanté de la voir coucher dans sa chambre, courait à son lit dès qu'elle était éveillée, la serrait dans ses petits bras et lui disait les choses les plus tendres et les plus aimables. C'était le seul moment de la journée où cette princesse éprouvait quelque consolation; son seul courage la soutenait, ainsi que l'espoir que les puissances étrangères la tireraient de sa cruelle situation. «Elles la connaissent, me dit-elle un jour, et elles savent bien que nous ne sommes maîtres ni de nos paroles ni de nos actions.»

Le Roi, qui s'était refusé à sanctionner le décret de vingt mille hommes que l'on voulait établir à Paris, en raison de la composition que voulait lui donner l'Assemblée, proposa, pour calmer ses inquiétudes sur l'approche des puissances étrangères, d'établir un camp à Soissons, qui servît d'intermédiaire entre les frontières et la capitale, et de le composer de troupes de ligne, dont les chefs auraient la confiance de l'Assemblée. Il lui fit part, en même temps, qu'il avait nommé pour officiers généraux de ce camp MM. de Custine, Alexandre Beauharnais, Charton le cadet et Servan.

L'Empereur et le roi de Prusse ayant donné le commandement des armées qu'ils avaient rassemblées sur les frontières de la France au duc de Brunswick, ce prince voulut, avant de rentrer en France, annoncer à ses habitants les motifs et les intentions qui guidaient les deux souverains, et fit paraître en conséquence un manifeste où il annonça:

«1^o La volonté de faire rendre justice aux princes possessionnés en Alsace et en Lorraine;

«2^o De faire cesser l'anarchie qui existait en France, les atteintes portées au trône et à la majesté royale par les violences exercées contre le Roi et son auguste famille, et d'y rétablir le pouvoir légal;

«3^o De rendre au Roi la sûreté et la liberté dont il était privé, et de le mettre à même d'exercer l'autorité légitime qu'il aurait toujours dû conserver.»

Il déclara, en outre, au nom de ces deux puissances, «qu'elles ne prétendaient point s'enrichir par des conquêtes, ni s'immiscer dans le gouvernement de la France, mais procurer au Roi le moyen de pouvoir faire telles convocations qu'il croirait convenables, pour travailler à assurer le bonheur de ses sujets;

«Que les armées combinées protégeraient tous ceux qui se soumettraient au Roi et qui concourraient au rétablissement de l'ordre dans le royaume;

«Qu'elles ordonnaient aux gardes nationaux de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés jusqu'à l'arrivée des troupes, sous peine d'en être responsables, avertissant que ceux qui seraient pris les armes à la main seraient traités comme rebelles à leur roi et perturbateurs du repos public;

«Qu'elles rendaient également responsables sur leurs têtes et sur leurs biens les membres de départements, de districts et de municipalités des excès qui se commettaient dans leur territoire, leur ordonnant de continuer leurs fonctions jusqu'à ce que Sa Majesté en ordonnât autrement; sommaient les généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ligne, de se soumettre au Roi sur-le-champ, comme à leur légitime souverain, et déclaraient aux habitants des villages qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés Impériales et Royales, et tirer sur elles, qu'ils seraient traités dans toute la rigueur des lois militaires, que leurs maisons seraient démolies ou brûlées, tandis que les habitants qui s'empresseraient de se soumettre à leur roi seraient sous la protection des troupes alliées.

«Leurs Majestés Impériales et Royales ordonnaient à la ville de Paris et à tous ses habitants, sans distinction, de se soumettre au Roi sur-le-champ, de lui rendre, avec la liberté, les égards et les respects dus à sa personne et à la famille royale, les rendant personnellement responsables des violences exercées contre eux, dont ils tireraient la vengeance la plus éclatante, en livrant Paris à une exécution militaire et à une subversion complète. Elles protestaient d'avance contre toutes les lois et décisions émanées du Roi, tant que ce prince et sa famille ne seraient pas en lieu de sûreté, et elles invitaient Sa Majesté à désigner la ville de son royaume la plus voisine des frontières où il lui plairait de se retirer sous bonne escorte, pour pouvoir y appeler ses ministres et les conseillers qu'elle jugerait à propos d'admettre, pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre et régler l'administration du royaume; s'engageant à faire respecter à leurs troupes la discipline la plus exacte, et demandant, par tous ces motifs, aux habitants de ne pas s'opposer à la marche des troupes, et de leur prêter assistance au besoin.»

Ce manifeste exaspéra l'Assemblée, qui se livra sans ménagement à la plus violente colère; et comme les armes manquaient, elle proposa d'employer les piques, les lances, les haches et les frondes, pour armer les citoyens. Dans l'excès de sa fureur, Lecointre s'écria: «Ne s'élèvera-t-il pas un homme de génie qui invente la manière dont les hommes libres doivent faire la guerre?»

Le manifeste du duc de Brunswick engagea le Roi à une nouvelle déclaration de ses sentiments, pour s'opposer à l'envahissement de la France. Il parla à son peuple égaré comme un père qui ne veut que son bonheur et le ramener à son devoir, en lui retraçant tout ce qu'il a sacrifié dans l'espoir de le rendre heureux, cherchant à lui prouver que c'est dans l'union seule et dans l'exacte observation de la Constitution qu'il parviendra à éviter les malheurs dont il se voit menacé.

En réponse à cette déclaration, Péthion se présenta à l'Assemblée et demanda la permission de lire une pétition dont les sections l'avaient chargé comme premier magistrat de la Commune, pour dénoncer le pouvoir exécutif. Dictée par les factieux, cette pétition était du style le plus violent. Elle représentait le Roi comme fortement opposé à la Constitution, exaltant la clémence de la nation à propos du voyage de Varennes. Elle accusait le Roi de la trahir et le rendait responsable de tous les maux dont les deux Assemblées étaient les auteurs. Elle demandait sa déchéance et la nomination d'une Convention pour la prononcer, faisait sentir la nécessité d'un changement de dynastie, et demandait que, jusqu'à l'établissement d'une Convention, l'Assemblée nommât des ministres pris hors de son sein, pour exercer provisoirement les fonctions du pouvoir exécutif, jusqu'à la déclaration de la volonté du peuple par l'organe de la Convention nationale. Elle finissait par assurer que si les lâches et les perfides se rangeaient du côté de l'ennemi, celui-ci trouverait dix millions d'hommes libres prêts à mourir pour la défense de la patrie.

Plusieurs sections suivirent cet exemple, et l'Assemblée décréta qu'elle traiterait, le 9 août, la grande question de la déchéance.

Après de grands débats sur la validité de la dénonciation de M. de la Fayette, dénonciation démentie par le maréchal Luckner, l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation centre ce général.

La conduite de M. le duc d'Orléans ayant fait ouvrir les yeux à madame la duchesse d'Orléans, elle demanda et obtint en justice sa séparation de biens d'avec ce prince, et se retira ensuite chez M. le duc de Penthièvre, son père. Madame la princesse de Lamballe, qu'il accusa d'y avoir contribué, fut de ce moment l'objet de sa haine, que l'on assura être une des causes de la fin cruelle de cette malheureuse princesse.

Les jacobins, sûrs de la direction du mouvement qu'ils se préparaient à exécuter, ne s'en cachaient plus; et leur plan était tellement connu, que Branger, médecin de Mgr le Dauphin, me remit plus de huit jours avant l'événement un petit imprimé qui était le programme le plus fidèle de cette effroyable journée, lequel fut suivi de point en point.

Il était devenu impossible de se faire illusion sur les périls que nous courions. L'Assemblée, unie d'intérêts avec les jacobins, disposant de toutes les administrations, concentrant en elle tous les pouvoirs, laissait au Roi bien peu d'espoir de pouvoir résister à des ennemis aussi dangereux qu'acharnés contre sa personne, et tout donnait lieu de craindre que ce prince ne finît par succomber dans une lutte aussi inégale.

Dans cette extrémité, on conseilla à Sa Majesté de traiter avec les jacobins et les principaux factieux de l'Assemblée; de gagner les uns par l'espoir de places lucratives qui flatteraient leur ambition et leur cupidité, et les autres par l'appât de sommes considérables, et de parvenir par ce moyen à détourner l'orage qui était à la veille d'éclater.

Boze, peintre du Roi et fort attaché à ce prince, et que l'on savait avoir quelques relations avec Vergniaud et quelques autres députés de la Gironde, fut chargé de traiter avec eux. Il fut également question d'entrer en négociation avec Péthion, Santerre, Lacroix et autres jacobins. Mais ils déclarèrent positivement ne vouloir traiter qu'avec un aristocrate d'une réputation bien établie; car, disaient-ils, nous n'avons jamais été trompés par ceux-ci, et nous l'avons été plus d'une fois par les constitutionnels.

La Reine me demanda si je connaissais encore à Paris une personne de probité, au-dessus de tout soupçon et capable de mener adroitement une pareille négociation. Je lui indiquai M. de La Chèze, membre du côté droit de l'Assemblée constituante, d'une probité et d'un désintéressement à toute épreuve, et qui, même dans le parti opposé au sien, jouissait d'une grande considération. Mais je ne pus lui dissimuler qu'étant père de huit enfants, il aurait peut-être de la peine à se charger d'une négociation dont les suites pouvaient être si dangereuses. A la première proposition qui lui en fut faite, il n'hésita pas un instant: «Je ne connais pas, dit-il, le danger d'une démarche, lorsqu'elle peut être utile à mon roi, et je sacrifierais volontiers ma vie pour le sortir de la cruelle situation où il se trouve.»

Le Roi le fit venir dans son cabinet, où il fut introduit secrètement par mon valet de chambre, qui le fit passer par le petit escalier de Mgr le Dauphin, pour que personne n'en eût connaissance. Il fut chargé de sonder les personnes en question, pour savoir ce qu'elles demandaient et si l'on croyait pouvoir se fier à leurs promesses. Elles demandèrent huit cent mille francs pour les partager entre elles, et s'engagèrent à employer tous les moyens qui étaient en leur pouvoir pour détourner le coup qui se préparait. Péthion promit de se rendre au château, au premier bruit du danger, et de donner l'ordre de repousser la force par la force, si l'on tentait une entreprise contre les Tuileries.

M. de La Chèze leur parla à plusieurs reprises, et croyant les avoir persuadés du grand intérêt qu'ils avaient à sauver le Roi pour la sûreté de leur vie et de leur fortune, il vint rapporter à Sa Majesté leurs demandes et leurs promesses. Pour la convaincre de leur sincérité, ils firent de concert avec elle quelques démarches préparatoires, mais de nature à ne pas compromettre leur secret. Le Roi accepta leurs propositions, et pour ne pas compromettre M. de La Chèze, si on le voyait chez lui, il me chargea de lui remettre les huit cent mille francs, qu'il n'avait pu lui donner sur-le-champ.

Les constitutionnels, alarmés du danger que leur faisait courir le péril qui menaçait le Roi, se déterminèrent à le servir malgré lui, et formèrent le projet de s'assurer des chefs des jacobins et des factieux de l'Assemblée, de réunir ensuite les députés sages et modérés, qui en entraîneraient nécessairement bien d'autres, et de redonner au Roi l'autorité nécessaire pour faire marcher la Constitution.

Les jacobins, ayant eu connaissance de ce complot, n'en devinrent que plus acharnés à l'exécution de leurs projets; et ceux qui avaient traité avec le Roi, suspectant sa bonne foi, incertains d'ailleurs de l'issue de la journée du 10 août, et craignant d'être découverts, se réunirent dans la nuit à la majorité de l'Assemblée et affichèrent à la tribune, dans la matinée du même jour, des sentiments dictés par la peur, qui les leur fit soutenir jusqu'à ce qu'ils fussent eux-mêmes victimes de leurs collègues; tant il est vrai que le courage et la bonne foi se trouvent rarement liés avec le vice et l'intérêt personnel.

Tout ce qui se passait donnait les plus vives inquiétudes aux personnes bien pensantes, et chacun faisait parvenir au Roi les avis que l'on recevait sur la situation de Paris. M. de Paroy, craignant pour les jours de Leurs Majestés et ceux de Mgr le Dauphin, me pria d'offrir de sa part à la Reine trois cuirasses de douze doubles de taffetas, impénétrables à la balle et au poignard, qu'il avait fait faire pour elle, pour le Roi et pour Mgr le Dauphin, et me remit un poignard pour en faire l'essai. Je les portai chez la Reine, qui essaya sur-le-champ celle qui lui était destinée; et, me voyant le poignard entre les mains, elle me dit, du plus grand sang-froid: «Frappez-moi pour en faire l'essai.» Je ne pus soutenir une pareille idée, qui me fit frémir, et je lui déclarai que rien ne me déterminerait à un pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse dont je me saisis; je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, qui, comme l'avait dit M. de Paroy, se trouva impénétrable à ses coups. La Reine convint alors avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait à la première apparence de danger, ce qui fut exécuté. Or peut juger par ce trait de l'horreur de la situation de la famille royale et de celle des habitants des Tuileries, lorsqu'on en était réduit à employer de pareils moyens.

CHAPITRE XXIII

ANNÉE 1792

Journées des 9 et 10 août.—Le Roi se détermine à aller à l'Assemblée.—On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants pour sa personne.—La Commune de Paris se rend maîtresse de l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous renfermés au Temple.—Péthion, Manuel et plusieurs autres officiers municipaux les y conduisent.—Madame la princesse de Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et conduites à la Force.—Journées des 2 et 3 septembre.—Mort de madame la princesse de Lamballe.

On avait grand soin d'entretenir l'effervescence qui régnait parmi les habitants des faubourgs, les fédérés et les Marseillais. On les faisait boire, on leur donnait de l'argent; et enhardis par les chefs des conjurés, qui les rassemblaient et les excitaient au carnage, ils tenaient des propos affreux. Leurs provocations devinrent si menaçantes, que M. Joly, ministre de la justice, écrivit le 9 août à l'Assemblée que le mal était à son comble; que huit lettres, qu'il lui avait écrites successivement pour lui rendre compte des progrès de l'effervescence, étaient restées sans réponse; qu'il était évident qu'il se préparait un mouvement terrible pour le lendemain, et que, sans un prompt secours du corps législatif, il était impossible au gouvernement de répondre des personnes et des propriétés. Quelques membres de l'Assemblée se plaignirent d'avoir été insultés, et M. de Vaublanc demanda que, sans différer, on transférât ailleurs le lieu de ses séances.

Après plusieurs débats, l'Assemblée se borna à mander Rœderer, procureur-syndic du département, pour savoir de lui ce qui se passait. Il déclara qu'aussitôt qu'il avait appris l'insulte faite aux députés, il avait été trouver le maire et lui avait demandé compte du bruit qui se répandait; que neuf cents hommes devaient entrer le soir dans Paris; qu'il l'avait assuré n'en avoir aucune connaissance, mais que, d'après ce qui se passait, il avait convoqué, la veille, le corps municipal pour le matin, et le conseil de la commune pour le soir; qu'il avait chargé des officiers municipaux de se rendre à l'Assemblée et au château, et écrit au commandant général de la garde nationale de renforcer les postes et d'avoir des réserves. Il ajouta que le conseil général du département avait reçu un arrêté de la section du Roi-de-Sicile, déclarant désapprouver celui que lui avait envoyé la section des Quinze-Vingts. On y annonçait que si l'Assemblée n'avait pas prononcé le lendemain sur le sort du Roi, la section sonnerait le tocsin et battrait la générale pour que le peuple se levât en entier; qu'elle envoyait cet arrêté aux quarante-sept autres sections de Paris et aux fédérés, les invitant à y adhérer. Le conseil général avait sur-le-champ improuvé cet arrêté et enjoint à la municipalité de lui faire part des mesures qu'elle avait prises pour en empêcher l'exécution.

Péthion se rendit à la barre pour rendre compte des mesures qu'il avait prises pour maintenir la tranquillité publique, troublée, disait-il, par des bruits d'enlèvement du Roi. (Car le scélérat avait des moyens de réserve pour justifier sa conduite en cas de besoin.)

Le Roi, sentant enfin la nécessité de se défendre, si l'on venait à l'attaquer, fit venir quatre-vingt-dix Suisses de Courbevoie pour la défense du château. On les posta à toutes les issues et sur les escaliers intérieurs, en leur défendant de tirer, à moins que ce ne fût pour défendre la garde nationale. Celle qui était aux Tuileries, et nommément le bataillon des Filles-Saint-Thomas, était bien disposée à les seconder. Elle était commandée, ainsi que les Suisses, par MM. de Menou et de Boissière, et M. de la Jarre, ex-ministre. Tous les gentilshommes qui étaient en ce moment à Paris, et notamment tous les officiers de la garde du Roi, se rendirent au château pour la défense de Sa Majesté. Ils étaient commandés par M. le maréchal de Mailly, qui avait sous lui M. de Puységur, ex-ministre du Roi, et MM. d'Hervilly et de Pont-l'Abbé. M. d'Hervilly demanda au Roi de lui donner l'ordre de s'emparer de l'Arsenal, des armes de sa garde qu'on y avait déposées, et des cartouches qui devaient s'y trouver. Ce prince, qui ne voulait pas qu'on pût l'accuser d'être l'agresseur dans le mouvement qui se préparait, se refusa à cette proposition. Les conjurés, moins scrupuleux, commencèrent par s'emparer de l'Arsenal, et se servirent des armes de la garde royale et des cartouches qu'ils y trouvèrent, dans l'horrible journée du 10 août.

Plusieurs serviteurs de Sa Majesté se mirent aussi dans les rangs des gentilshommes pour concourir avec eux à sa défense. Des personnes zélées firent des patrouilles pendant la nuit; et ayant été arrêtées, elles fournirent aux conjurés un moyen d'augmenter l'effervescence du peuple. A minuit, on entendit sonner le tocsin et battre de toute part la générale. On crut prudent de faire venir Péthion au château. Il s'y rendît de bonne grâce et donna même par écrit à M. Maudat, commandant général de la garde nationale, l'ordre de repousser par la force les entreprises que l'on pourrait former contre le château. Les braves gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas, voulant l'engager, par intérêt de sa propre sûreté, à s'unir à eux pour défendre le Roi, dirent assez haut pour en être entendus: «Nous le tenons enfin ici; il n'en sortira pas, et sa tête nous répondra de la personne de Sa Majesté.» Effrayé de ce propos, il trouva le moyen de faire connaître à l'Assemblée le danger qu'il courait, et elle le manda à sa barre par un décret. On n'osa s'opposer à son exécution, et il sortit ainsi du château pour se rendre à l'Assemblée, qu'il assura de sa vigilance pour le maintien de la tranquillité publique. Et, bien assurée qu'elle pouvait compter sur lui, elle le renvoya à ses fonctions.

La garde nationale fut sur pied toute la nuit, sans recevoir aucun ordre sur la conduite qu'elle devait tenir. Le Roi n'en pouvait donner sans la signature de ses ministres, et ceux-ci n'osaient rien signer à cause de leur responsabilité. Le commandant général, soumis par la loi à la municipalité, ne pouvait non plus donner d'ordres sans en être requis par elle, et le sort du Roi se trouvait par là entre les mains de Péthion et de Manuel.

Le Roi fit à cinq heures la revue de la garde nationale et eut lieu d'être content des dispositions qu'elle annonçait; mais Péthion, totalement retourné du côté des conjurés et inquiet des sentiments qu'elle démontrait, la fit remplacer à six heures par des bataillons sur lesquels il pouvait compter, et la revue qu'en fit le Roi fut loin d'être satisfaisante.

Il y avait, parmi ces nouveaux bataillons, des gens à piques qui excitaient à la révolte les gardes nationaux dont la fidélité n'était pas bien affermie. On entendait parmi eux des cris de: «Vive Péthion! vive la nation! A bas les traîtres et le veto!» Des corps entiers de gardes nationaux se rangèrent du côté des rebelles, de manière que le Roi ne pouvait compter que sur les Suisses, sur six cents hommes de la garde nationale et sur trois cents personnes à peu près, tant gentilshommes qu'officiers de la garde du Roi et serviteurs de Sa Majesté, armés seulement d'épées et de pistolets, tous sincèrement attachés à sa personne, et habillés en bourgeois, pour ne porter aucun ombrage à la garde nationale.

Il y avait dans la chambre du conseil, devant la porte de la chambre du Roi, une vingtaine de grenadiers de la garde nationale, auxquels la Reine adressa ces paroles: «Messieurs, tout ce que vous avez de plus cher, vos femmes et vos enfants, dépendent de notre existence; notre intérêt est commun.» Et leur montrant la petite troupe de gentilshommes qui occupait les appartements: «Vous ne devez pas avoir de défiance de ces braves gens, qui partageront vos dangers et vous défendront jusqu'à leur dernier soupir.» Touchés jusqu'aux larmes, ils témoignèrent leur généreuse résolution de mourir, s'il le fallait, pour la défense de Leurs Majestés.

Personne ne se coucha au château; tout le monde se tenait dans les appartements, attendant avec anxiété le dénoûment d'une journée qui s'annonçait sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à chacun de la manière la plus affectueuse et encourageait le zèle qu'on lui témoignait. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de Mgr le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnait dans tous les esprits.

J'allai sur les quatre heures du matin dans l'appartement du Roi, pour savoir ce qui se passait et ce que nous avions à craindre ou à espérer. «J'ai, me dit M. d'Hervilly, la plus mauvaise opinion de cette journée; ce qu'il y a de pis en pareil cas est de ne prendre aucun parti, et l'on ne se décide à rien.»

On annonça sur les sept heures que les habitants du faubourg et l'armée marseillaise se portaient au château; que des commissaires choisis par les factieux des quarante-huit sections s'étaient érigés en conseil général de la commune; qu'ils avaient mandé M. Maudat, commandant de la garde nationale, sous prétexte de se concerter avec lui, l'avaient fait assassiner près de l'Hôtel de ville, afin de s'emparer de l'ordre par écrit qu'il avait reçu de Péthion de repousser la force par la force, et promenaient sa tête dans Paris; que Santerre lui avait été donné pour successeur, que l'état-major était renouvelé, et que tout cela se faisait de concert avec le comité de surveillance de l'Assemblée, qui avait mis plus de quatre millions à la disposition de Santerre pour propager l'insurrection. L'Assemblée, qui sentait le danger qu'elle courait, si les puissances étrangères avaient le dessus, employait tous ses efforts pour associer le peuple à ses crimes, afin que, perdant tout espoir de pardon, il fût excité par ses frayeurs à partager sa résistance.

L'ordre du conseil du département et de la municipalité, envoyé aux gardes nationaux, de défendre le Roi comme autorité constituée, fut lu dans tous les rangs par des commissaires députés aux Tuileries; mais il fit si peu d'effet sur cette garde renouvelée, que les canonniers déchargèrent et abandonnèrent leurs canons en apprenant la marche des Marseillais et des brigands de la capitale. M. d'Hervilly, voyant l'impossibilité d'en faire usage pour la défense du Roi, les encloua sur-le-champ, pour qu'on ne pût s'en servir contre le château.

Le Roi, qui avait déjà fait demander à l'Assemblée d'envoyer une députation pour en imposer aux brigands, lui en fit renouveler la demande par M. Joly, ministre de la justice; mais, sous le prétexte qu'elle n'était pas assez nombreuse pour délibérer, Cambon fit prononcer l'ajournement, malgré le péril que courait le Roi et qui croissait à chaque instant.

L'incertitude du parti à prendre dans un danger aussi imminent parut favorable à Rœderer pour engager le Roi à se rendre à l'Assemblée nationale. Il entra chez ce prince, suivi de quelques membres du département; et, le priant de faire retirer le grand nombre de personnes qui l'entouraient, il lui adressa ces paroles: «Sire, le danger est imminent; les autorités constituées sont sans force, et la défense est impossible. Votre Majesté et sa famille courent les plus grands dangers, ainsi que tout ce qui est au château; elle n'a d'autre ressource pour éviter l'effusion du sang que de se rendre à l'Assemblée.» La Reine, qui était à côté du Roi avec ses enfants, représenta qu'on ne pouvait abandonner tant de braves gens qui n'étaient venus au château que pour la défense du Roi: «Si vous vous opposez à cette mesure, lui dit Rœderer d'un ton sévère, vous répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants.» Cette pauvre malheureuse princesse se tut, et éprouva une telle révolution que sa poitrine et son visage devinrent, en un instant, tout vergetés. Elle était désolée de voir le Roi suivre les conseils d'un homme si justement suspect, et semblait prévoir d'avance tous les malheurs qui l'attendaient. Rœderer flatta la famille royale du succès de cette démarche et de son prompt retour au château. La Reine, quoique loin d'y croire, répéta ces paroles à ceux qu'elle était si affligée d'abandonner; et le Roi, profondément affecté, se tournant vers cette troupe fidèle, ne put que leur adresser ces paroles: «Messieurs, je vous prie de vous retirer et de cesser une défense inutile; il n'y a plus rien à faire ici, ni pour vous ni pour moi.»

La consternation fut générale lorsqu'on vit partir le Roi pour aller à l'Assemblée; la Reine le suivait, tenant ses deux enfants par la main. A côté d'eux étaient Madame Élisabeth et madame la princesse de Lamballe, qui, comme parente de Leurs Majestés, avait obtenu de les suivre; et j'étais derrière Mgr le Dauphin. Le Roi était accompagné de ses ministres et escorté par un détachement de la garde nationale. Je quittai ma chère Pauline la mort dans le cœur, en pensant aux dangers qu'elle allait courir, et je la recommandai à la bonne princesse de Tarente, qui me promit de ne pas s'en séparer et d'unir son sort au sien.

Nous traversâmes tristement les Tuileries pour gagner l'Assemblée. MM. de Poix, d'Hervilly, de Fleurieu, de Bachmann, major des Suisses, le duc de Choiseul, mon fils et plusieurs autres se mirent à la suite de Sa Majesté, mais on ne les laissa pas entrer. Il y eut à la porte un encombrement qui fit craindre un moment pour les jours du Roi et de la Reine. On parvint enfin à leur ouvrir un passage, et ils furent reçus à la porte par une députation que leur avait envoyée l'Assemblée. Le Roi traversa la salle accompagné de ses ministres, et fut se placer à côté du président; et la Reine, ses enfants et sa suite se tinrent vis-à-vis: «Je viens, messieurs, dit le Roi, pour éviter un grand attentat, pensant que je ne puis être mieux en sûreté qu'au milieu de vous.» Vergniaud, qui présidait en ce moment, lui répondit: «Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté de l'Assemblée nationale; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits des autorités constituées.»

Le Roi s'assit alors auprès du président, et la famille royale se plaça dans le banc des ministres. Mais, sur l'observation de quelques membres de l'Assemblée, que la Constitution interdisait toute délibération en présence du Roi, l'Assemblée décida que le Roi et sa famille se placeraient dans la loge du logographe, derrière le fauteuil du président. Les fidèles serviteurs de Sa Majesté arrachèrent sur-le-champ les barreaux de cette loge et communiquèrent une partie de la journée avec la malheureuse famille royale.

Rœderer se rendit à la barre, accompagné des administrateurs du département et de la municipalité, pour rendre compte de ce qui se passait dans Paris et des motifs qui l'avaient engagé à presser le Roi de se rendre à l'Assemblée: «Notre force, ajouta-t-il, était paralysée et n'existait même plus; nous n'en pouvons avoir d'autre que celle qu'il plaira à l'Assemblée de nous donner. Nous apprenons dans l'instant que le château vient d'être forcé.»

L'Assemblée fit un décret pour mettre les personnes et les propriétés sous la sauvegarde du peuple, et envoya une députation de vingt-cinq de ses membres pour lui porter cette déclaration. A peine fut-elle partie qu'on entendit le bruit du canon et de la mousqueterie; la députation se dispersa, et une partie rentra dans la salle. Le Roi les rassura en leur disant qu'il avait donné l'ordre de ne pas tirer; mais voyant entrer des personnes armées dans l'Assemblée, celle-ci s'y opposa; car, au milieu de ses succès, elle mourait de peur et craignait toujours qu'on ne vint délivrer le Roi et faire main basse sur les conjurés.

Il arriva des pétitionnaires qui déposèrent que les Suisses les avaient attirés en signe d'amitié et avaient fusillé un grand nombre d'entre eux: «Nous avons, dirent-ils, mis le feu aux Tuileries, et nous ne l'éteindrons que quand la justice du peuple sera satisfaite. Nous sommes chargés de vous demander encore une fois la déchéance du pouvoir exécutif; c'est une justice que nous réclamons et que nous attendons de vous.» Le président leur répondit: «L'Assemblée veille au salut de l'empire; assurez le peuple qu'elle va s'occuper des grandes mesures qu'exige son salut.»

Une députation de la section des Thermes vint dire à la barre qu'elle ratifiait la pétition présentée la veille pour demander la déchéance; que le peuple, fatigué des crimes de la Cour, avait juré de maintenir l'égalité et la liberté, et que tous les citoyens de Paris partageaient ces sentiments: «Osez jurer, dit-elle aux députés, que vous sauverez l'empire.»—«Oui, nous le jurons», dirent en se levant tous les députés.

Le concert de toutes ces voix séditieuses, jointes au bruit du canon et de la mousqueterie, nous faisait à tous un mal affreux. Chaque coup de canon nous faisait tressaillir; le cœur du Roi et celui de la Reine étaient déchirés; et nous étions dans la plus profonde douleur, en pensant au sort qu'éprouvaient peut-être en ce moment ceux que nous avions laissés aux Tuileries. Le pauvre petit Dauphin pleurait, s'occupait de ceux qu'il aimait et qui étaient restés au château, se jetait dans mes bras et m'embrassait. Plusieurs députés en furent frappés, et la Reine leur dit: «Mon fils aime tendrement la fille de sa gouvernante, qui est restée aux Tuileries; il partage l'inquiétude de sa mère, et celle que nous éprouvons, du sort de ceux que nous y avons laissés.» Malgré leur férocité, ils ne purent se défendre d'un sentiment d'attendrissement et de pitié, en regardant cet aimable enfant, qui commençait dans un âge si tendre à sentir déjà le malheur qui l'attendait. Les nouveaux représentants de la Commune, qui devait bientôt elle-même dicter des lois à l'Assemblée, vinrent lui faire part de la nomination provisoire de Santerre comme commandant général de la garde nationale de Paris, et de la continuation de Péthion, de Manuel et de Danton dans les places qu'ils occupaient. Montaut fit la motion que chaque député jurât à la tribune de maintenir la liberté et l'égalité, et de mourir à son poste; et nous les entendîmes successivement répéter ces mêmes paroles pendant plus de deux heures.

Les pompiers, que l'on avait envoyé chercher pour éteindre le feu des Tuileries, vinrent représenter à l'Assemblée l'impossibilité d'y réussir, si l'on n'y envoyait des commissaires pour rétablir l'ordre. Elle répondit d'abord que ce soin regardait la municipalité; mais sur la représentation de Chabot, qu'il était cependant fâcheux de laisser étendre l'incendie, et qu'il était urgent de mettre un homme de confiance à la tête des pompiers, elle nomma à cet effet Palloy, architecte de la ville, qui s'était signalé par son zèle lors de la destruction de la Bastille.

Plusieurs fidèles serviteurs du Roi, ayant trouvé moyen de pénétrer dans l'Assemblée, se rendirent auprès de ce prince dans la loge du logographe, et rendirent compte à Sa Majesté de ce qui se passait aux Tuileries. Ils nous apprirent que les femmes en étaient sorties sans qu'il leur fût arrivé d'accident, et mon fils m'assura que Pauline était en sûreté. Cette certitude et sa présence furent d'une grande consolation pour mon cœur, quoiqu'il fût encore profondément touché du sort de tant de braves gens qui s'étaient dévoués pour le Roi et la famille royale. Mgr le Dauphin fut charmant, en cette occasion, par la sensibilité avec laquelle il me témoigna sa satisfaction de savoir sa chère Pauline hors de danger. Ces messieurs nous dirent que les Suisses avaient eu un moment le dessus, mais que n'étant pas secondés, et la multitude croissant à chaque instant, ils avaient été forcés de se retirer; qu'on en avait massacré un grand nombre, et que la fureur s'était étendue jusqu'aux Suisses des particuliers, dont plusieurs, et nommément le mien, avaient péri; qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il y aurait beaucoup de victimes, par la rage dont était animée la populace, présentement maîtresse du château.

On vint avertir en ce moment que les Suisses marchaient sur l'Assemblée, que les fédérés marchaient à leur rencontre, et qu'ils allaient se livrer un combat sanglant. L'Assemblée en frémit et demanda au Roi qu'une des personnes qui étaient avec lui allât les parlementer et leur fît rendre les armes. Le président proposa d'en donner l'ordre par écrit, et M. d'Hervilly s'offrit pour remplir cette commission; mais avant de partir, il déclara qu'il ne pouvait agir utilement que sur l'ordre et la signature de ce prince. L'Assemblée, qui frémissait de la possibilité de voir arriver les Suisses, s'empressa de présenter au Roi de l'encre et du papier pour qu'il donnât l'ordre de mettre bas les armes et de faire retourner les Suisses sur leurs pas. M. d'Hervilly traversa la rue Saint-Honoré au milieu des coups de fusil et des balles qui pleuvaient sur lui de toute part, et fut admiré par sa bravoure de tous ces enragés. Voyant avec douleur l'impossibilité où seraient les Suisses de résister à la multitude de gens armés qui venait à leur rencontre, il leur signifia l'ordre du Roi de mettre bas les armes, et revint lui rendre compte de la commission dont il avait été chargé.

Les Marseillais et autres brigands, voyant les Suisses désarmés, se mirent à courir sur eux, et ces derniers se virent obligés de se cacher et de changer d'habits pour ne pas être victimes de leur fureur. On apprit à l'Assemblée que M. d'Affry avait été mis en prison pour sa propre sûreté, et qu'on avait mis les scellés chez lui. Elle décréta alors, sur la motion de Bazire, que les Suisses seraient mis sous la sauvegarde de la loi et des vertus hospitalières du peuple; ce qui n'empêcha pas que celui-ci ne mît à mort tous ceux qui eurent le malheur de tomber sous sa main.

Les députés, inquiets de voir le Roi environné de personnes qui lui étaient attachées, déclarèrent que le Roi ne devait être gardé que par la garde nationale, et que toute autre devait se retirer. Le comte Charles de Chabot, qui était resté dans cette garde dans la vue d'être utile au Roi, alla prendre sur-le-champ son uniforme et son fusil, et fit le service de factionnaire à la porte du logographe. Les marques d'attachement qu'il donna à Sa Majesté l'ayant rendu suspect aux factieux, il fut arrêté peu de jours après l'entrée du Roi au Temple et conduit à la prison de l'Abbaye, où il fut une des premières victimes de la journée du 2 septembre.

Il avait adopté pendant quelque temps les principes de la Révolution; mais, ayant le sens droit et le cœur pur, il en avait reconnu le danger, et n'avait cessé, depuis, de chercher à réparer l'erreur d'un esprit exalté par les propos qu'il entendait journellement chez la duchesse d'Enville, sa grand'mère. Elle avait été liée de tout temps avec les différents membres de la société philosophique, qui l'avaient imbue des prétendus principes de liberté et d'égalité, sous lesquels ils cachaient leur ambition et leur esprit de domination. Ils lui firent payer bien cher l'appui qu'elle leur avait donné au commencement de la Révolution, son fils et son petit-fils ayant été massacrés par suite de leurs principes.

Lamarque annonça à l'Assemblée qu'on avait arrêté le départ des courriers, pour empêcher qu'on ne portât l'alarme dans les départements. Il proposa que l'on fît une adresse aux Français pour les instruire que leurs représentants ne négligeraient rien pour sauver la patrie, qui ne pouvait l'être que par l'union de tous les bons Français. L'Assemblée adopta cette proposition et le chargea de la rédaction de l'adresse.

Vergniaud lui succéda à la tribune: «Je viens, dit-il, au nom de la commission extraordinaire, vous proposer une mesure bien rigoureuse, mais devenue nécessaire, malgré la douleur dont je vous vois pénétrés. Les dangers de la patrie, qui sont à leur comble, proviennent de la défiance qu'inspire la conduite du chef du pouvoir exécutif dans une guerre entreprise contre la liberté et l'indépendance nationales. Des adresses de toutes les parties de l'empire demandent la révocation de l'autorité déléguée à Louis XVI; et l'Assemblée, ne voulant point agrandir la sienne par aucune usurpation de pouvoir, vous propose de décréter: l'établissement d'une Convention nationale dont elle vous proposera le mode de convocation; l'organisation d'un nouveau ministère, les ministres actuels conservant provisoirement leurs fonctions jusqu'à sa nomination; celle d'un gouverneur du prince royal; la suppression de la liste civile, dont on déposera les registres sur les bureaux de l'Assemblée, accordant seulement une somme de quatre cent mille francs pour la dépense de la famille royale jusqu'à l'établissement de la Convention; la demeure du Roi et de la famille royale dans l'enceinte du corps législatif, jusqu'à ce que la tranquillité soit rétablie dans Paris, avec injonction au département de lui préparer un logement au Luxembourg, où elle sera sous la garde des citoyens et de la loi; la déclaration d'infamie et de traître à la patrie pour tout fonctionnaire public, tout soldat, officier ou même général, de quelque grade qu'il fût, qui abandonnerait son poste; et ordre de faire publier sur-le-champ le présent décret, et de l'envoyer aux quatre-vingt-trois départements, en leur imposant l'obligation de le faire parvenir dans les vingt-quatre heures aux diverses municipalités de leur ressort.»

On juge bien que la proposition fut convertie sur-le-champ en décret.

Aussitôt que les ministres eurent entendu les reproches faits au Roi et sur lesquels l'Assemblée motivait la suspension de la royauté, ils voulurent se rendre à la barré de l'Assemblée, pour prendre sur eux toute la responsabilité de la conduite du Roi; mais il le leur défendit absolument, leur disant: «Vous augmenteriez le nombre des victimes sans pouvoir m'être utiles, et ce serait un chagrin de plus pour moi. Retirez-vous, je vous l'ordonne, et ne revenez plus ici.» Car le malheur qui accablait cet excellent prince ne l'empêchait pas de s'occuper de tous ceux qui lui étaient attachés.

La Reine, désolée d'être séparée de Mgr le Dauphin et de le voir entre des mains du choix d'une pareille assemblée, pria plusieurs députés sur lesquels elle croyait pouvoir compter de chercher à parer un coup qui lui serait aussi sensible. Ils y réussirent d'autant plus facilement, que l'Assemblée, qui projetait l'établissement d'une république, s'embarrassait peu de donner un gouverneur à Mgr le Dauphin.

Pendant que l'Assemblée rendait décrets sur décrets, les Tuileries étaient livrées au pillage. On apportait à l'Assemblée l'or, les bijoux trouvés chez la Reine, et divers autres effets dont on lui faisait l'offrande. On y porta aussi une malle pleine d'assignats et un paquet de lettres. Ces dernières furent envoyées au comité de surveillance, et beaucoup d'autres à la Commune; car, lorsque nous fûmes conduits à l'Hôtel de ville avant d'être menés à la Force, nous vîmes un monceau de lettres dans le cabinet de Tallien. Les divers effets furent également portés à la Commune, et les assignats aux Archives.

Il est remarquable que cette armée de bandits s'était interdit le vol aux Tuileries, et mettait impitoyablement à mort ceux qu'elle surprenait s'appropriant quelque effet du château. Elle s'y permit seulement le vol du vin et des liqueurs, dont elle n'y laissa pas une bouteille. Elle cassait, brisait, éparpillait, et il y eut un dégât énorme qui ne profita à personne.

Tout ce qui habitait les Tuileries perdit tout ce qu'il possédait; mais la majeure partie de nos effets fut volée par les commissaires établis dans le château, sous prétexte de les conserver, et ils ne se firent pas de scrupule, non plus que leurs affidés, de s'approprier ce qui était à leur convenance. On rendit dans la suite un peu de linge et quelques nippes, mais rien de ce qui avait une valeur réelle.

Tous ceux qui apportaient des offrandes enlevées aux Tuileries les accompagnaient des plus grossières invectives contre le Roi et la Reine, et laissaient percer, en les regardant, la joie qu'ils éprouvaient de pouvoir les insulter à leur gré. De pareilles bassesses étaient trop au-dessous d'eux pour leur faire une grande impression; mais ce qui les touchait sensiblement et brisait leur cœur de douleur, était de voir conduire à la barre leurs plus fidèles serviteurs, ne prévoyant que trop le sort qui les attendait entre les mains de ces furieux.

Je vis conduire, entre autres, le vicomte de Maillé, beau-frère de la duchesse de Maillé, mon amie intime, et auquel j'étais attachée depuis ma jeunesse. Il était tout en sang, ses habits déchirés, et il était évident qu'il avait été cruellement maltraité. C'était un brave et loyal gentilhomme, plein d'honneur et de probité, et qui avait très bien servi. Dévoué à son roi, il ne l'avait quitté dans cette cruelle journée que lorsqu'on éloigna de sa personne ses plus fidèles serviteurs. Je ne puis dire ce que cette vue nous fit souffrir; je le vis ce jour-là pour la dernière fois; emprisonné à l'Abbaye, il y fut massacré dans la journée du 2 septembre, laissant une femme et des enfants inconsolables de sa perte.

On ne peut se faire d'idée de la rapidité avec laquelle se succédaient les décrets. Il y en eut un pour donner à l'Assemblée le droit de nommer, pour chaque ministère, un secrétaire du conseil; un autre pour que chaque ministre nommé par elle pût signer tous les objets relatifs à son ministère, sans avoir besoin de la sanction du Roi; un autre pour établir un camp sous les murs de Paris, ou s'enrôlerait qui voudrait. Un autre décidait que les canonniers pourraient, d'après la demande qu'ils en auraient formée, établir des esplanades d'artillerie sur les hauteurs de Montmartre. Elle donna aussi le droit à chaque citoyen, âgé de vingt-cinq ans et vivant de son travail, de pouvoir être admis aux assemblées primaires pour l'établissement de la prochaine Convention.

Elle décréta, en outre, la permanence de l'Assemblée et la nomination de douze commissaires pour être envoyés aux quatre armées, lesquels feraient signer aux ministres du Roi qu'ils n'y avaient pas envoyé de proclamation.

On rapporta, à la grande satisfaction du Roi, la nomination du gouverneur du prince royal; et ce fut le seul moment de consolation qu'éprouva la famille royale dans cette effroyable journée.

Toutes les pétitions étaient accompagnées, aussi bien que les décrets, des injures les plus atroces contre le Roi et la Reine. Un grand nombre de députés rivalisaient avec les pétitionnaires, dans les reproches qu'ils se permettaient d'adresser à la malheureuse famille royale, qui passa douze longues heures à entendre la répétition de tout ce qui pouvait affliger son cœur et fatiguer son esprit.

Dans le nombre de ceux qui avaient contribué au succès de cette effroyable journée, il y en eut cependant plusieurs qui, respectant le malheur de la famille royale, mirent au moins dans leurs discours plus de réserve et de décence. Les membres du côté droit, privés depuis longtemps de toute influence et réduits au silence par la majorité de l'Assemblée, témoignèrent au Roi la profonde douleur dont ils étaient pénétrés, et leur regret d'être dans l'impossibilité de pouvoir s'opposer à ce dont ils avaient le malheur d'être témoins.

Le résultat des votes de l'Assemblée pour la composition des ministères fut d'abord la réintégration de Roland, Servan et Clavières dans les ministères de la guerre, de l'intérieur et des finances; puis les nominations de Danton dans celui de la justice; de Monge à la marine, de Grouvelle aux affaires étrangères, et de Le Brun aux contributions publiques.

M. d'Abancourt, ministre du Roi au département de la guerre, fut décrété d'accusation pour n'avoir pas fait partir les Suisses. Mais, d'après l'ordre du Roi de le quitter, il s'était mis en sûreté et ne put être arrêté.

Conformément au décret de l'Assemblée, qui ordonnait que le Roi et sa famille resteraient dans son enceinte jusqu'au moment où la tranquillité régnerait dans Paris, on prépara des cellules aux Feuillants pour y loger la famille royale. Le Roi fut seul dans la sienne, sans pouvoir garder auprès de lui les personnes qu'on y avait laissées jusqu'alors. La Reine et Madame restèrent ensemble dans une seconde cellule, et Madame Élisabeth, madame de Lamballe et moi fûmes mises dans une troisième avec Mgr le Dauphin. Nous passâmes une nuit telle qu'on peut se l'imaginer, entendant distinctement le vacarme de l'Assemblée, les applaudissements et les battements des tribunes; et, à l'exception de Mgr le Dauphin et de Madame, qui, accablés de fatigue, s'endormirent sur-le-champ, personne ne put fermer l'œil de la nuit. Ce fut cependant un petit adoucissement pour le Roi et la Reine de pouvoir être seuls un instant; mais quel moment que celui où ils purent se livrer sans contrainte à tous les sentiments qu'ils éprouvaient! On leur fit le triste détail de ce qui se passait dans la ville, de la consternation qui y régnait, et de la terreur qu'inspiraient l'audace et la fureur des factieux.

Des commissaires vinrent à onze heures du soir reconnaître si chacun était couché dans la cellule qui lui était destinée; car, malgré toutes leurs précautions, ils ne pouvaient se défendre d'une inquiétude qui leur faisait pousser la méfiance au dernier degré. MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Poix, de Nantouillet, de Goguelas, d'Hervilly, d'Aubier et mon fils, et quelques autres dont je n'ai pu retenir les noms, passèrent la nuit auprès du Roi. Mais on ne le laissa pas jouir longtemps de la consolation de se voir entouré de personnes sur l'attachement desquelles il avait tout lieu de compter. On lui signifia, dès le lendemain, de les renvoyer, sous le prétexte que leur présence pouvait porter le peuple à de nouveaux excès: «Je suis donc en prison, leur dit le Roi, et moins heureux que Charles I^{er} qui conserva tous ses amis jusqu'à l'échafaud?» Puis, se tournant vers ces messieurs, il leur témoigna son regret de les quitter, et leur ordonna de se retirer. La Reine leur dit, les larmes aux yeux: «Ce n'est que dans ce moment que nous sentons toute l'horreur de notre position; vous l'adoucissiez par votre présence et votre dévouement, et l'on nous prive de cette dernière consolation.» Comme la famille royale était sans argent et sans linge, ils mirent tous aux pieds du Roi l'or qu'ils avaient alors sur eux; mais le Roi ne voulut point l'accepter, leur disant: «Gardez, messieurs, vos portefeuilles, vous en aurez plus de besoin que nous, ayant, j'espère, plus de temps à vivre.»

Le Roi et sa famille reprirent encore les mêmes places dans les mêmes loges que la veille, et ils y entendirent, ainsi que le jour suivant, les félicitations sans nombre que reçut l'Assemblée des députations qui se succédaient les unes aux autres, lesquelles étaient accompagnées des mêmes injures contre le Roi et sa famille. Ce prince eut la douleur d'entendre les transports de joie avec lesquels l'Assemblée reçut l'hommage du drapeau conquis sur les Suisses par le sieur Lange, aidé des grenadiers du faubourg Saint-Laurent, et dont elle ordonna sur-le-champ la suspension à la voûte de l'Assemblée. Elle applaudit également à la nomination d'une cour martiale pour juger les Suisses, sans distinction de grade, avec l'ordre donné à Santerre de pourvoir à la sûreté de soixante d'entre eux, réfugiés dans un bâtiment adjoint à l'Assemblée. Elle voulut se donner un air de générosité à leur égard, mais ils furent tous fusillés le lendemain.

Le Roi entendit prononcer la suspension provisoire de tous les juges de paix de toutes les sections de Paris, l'ordre de conduire à l'Abbaye M. de La Porte, intendant de la liste civile, et d'apposer les scellés sur tous ses papiers; enfin, le rapport des commissaires nommés pour faire l'inventaire du propre secrétaire de Sa Majesté, ainsi que de tous ses papiers. Pour combler la mesure des insultes prodiguées à notre pauvre malheureux roi, il fut condamné à entendre la lecture faite par Condorcet de l'exposition des motifs qui avaient décidé l'Assemblée à la convocation d'une Convention nationale, et à la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du Roi. C'était le résumé de tous les griefs reprochés au Roi par les factieux, de ceux attribués aux nobles et aux prêtres, qu'on accusait ce prince d'avoir soutenus au préjudice de l'État. On l'y rendait responsable de la guerre actuelle et de la conduite des puissances étrangères, et l'on peut juger de tout ce que cette exposition contenait d'injurieux pour Sa Majesté, en y voyant les signatures de Guadet, Romme, Goujon et autres factieux de la Montagne; elle fut envoyée dans tous les départements.

Afin d'entretenir la fermentation dans Paris, on répandit le bruit d'un attentat projeté sur les jours de Péthion, et l'on vint dire à l'Assemblée que les assassins étaient dans les fers, et qu'on lui avait donné une garde pour veiller sur des jours aussi précieux.

Pour être plus à portée de surveiller le Roi et sa famille, l'Assemblée changea l'habitation du Luxembourg, pour l'habitation du Roi et de sa famille, en celle de l'hôtel du ministre de la justice, place Vendôme; mais cette décision ne fut pas de longue durée. Manuel, au nom de la Commune de Paris, vint représenter à l'Assemblée qu'étant chargée de la garde du Roi, elle proposait de l'établir au Temple, où elle le croyait plus en sûreté que partout ailleurs. La Reine frémit quand elle entendit nommer le Temple, et me dit tout bas: «Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour, dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois M. le comte d'Artois de la faire abattre, et c'était sûrement un pressentiment de tout ce que nous aurons à y souffrir.» Et sur ce que je cherchais à écarter d'elle une pareille idée: «Vous verrez si je me trompe», répéta-t-elle. L'événement n'a malheureusement que trop justifié un pressentiment aussi extraordinaire.

Manuel fit à l'Assemblée le récit de la conduite barbare qui devait être tenue vis-à-vis de la famille royale: «Le Temple, dit-il, sera gardé par vingt hommes pris dans chaque section de la ville de Paris. On y conduira demain le Roi et sa famille, avec le respect dû au malheur. Les rues qu'ils traverseront seront bordées des soldats de la Révolution, qui les feront rougir d'avoir cru qu'il pouvait y avoir parmi eux des esclaves du despotisme, et leur plus grand supplice sera d'entendre crier: «Vivent la nation et la liberté!» Il ajouta que le Roi et la Reine n'ayant que des traîtres pour amis, toute correspondance leur serait interdite.

Une députation de cette même Commune vint demander le rapport du décret relatif à la création d'un nouveau directoire de département qui pourrait casser tout ce que le peuple venait de faire; et l'Assemblée, qui s'était mise dans sa dépendance de manière à ne pouvoir lui rien refuser, se vit obligée, quoique malgré elle, d'adhérer à sa demande, ainsi qu'à celles qu'elle y ajouta par la suite.

On fit grâce au Roi, le lundi 13, de la séance de l'Assemblée, et la matinée se passa à concerter les préparatifs du départ pour le Temple. Péthion déclara à Sa Majesté qu'elle ne pouvait emmener qu'une personne pour la servir, et quatre femmes pour le service de la Reine, des deux princesses et de Mgr le Dauphin. Madame Thibault se présenta pour le service de la Reine, madame Navarre pour celui de Madame Élisabeth, et mesdames Basire et de Saint-Brice pour celui de Mgr le Dauphin et de Madame. Les deux premières étaient premières femmes de chambre des deux princesses, qui avaient en elles la confiance qu'elles méritaient par leur dévouement et l'ancienneté de leurs services. Les deux autres témoignaient le même attachement et un véritable dévouement. Comme on permit un moment à la Reine d'emmener une seconde femme, madame Auguier demanda à suivre Sa Majesté et arriva même aux Feuillants; mais cette permission ayant été promptement révoquée, elle fut obligée, à son grand regret, de retourner chez elle, car elle était fort attachée à la Reine.

MM. de Champlost, premiers valets de chambre du Roi, qui faisaient à eux deux leur quartier, n'ayant pu suivre le Roi à cause de leur mauvaise santé[4], M. de Chamilly, qui était aussi premier valet du Roi, s'offrit pour les remplacer avec tout le dévouement d'un véritable attachement. Employé au service intérieur de Sa Majesté, il trouva le moyen d'ennoblir les fonctions les plus humbles, auxquelles il n'était point habitué, par les sentiments avec lesquels il s'occupait de tout ce qu'il croyait pouvoir adoucir les gênes de toute espèce qu'éprouvait la famille royale, et il fut pour ma fille et pour moi d'une obligeance qu'il m'est impossible d'oublier.

M. Hue, nommé premier valet de chambre de Mgr le Dauphin jusqu'au moment où il devait passer aux hommes, et qui connaissait Péthion de vieille date, sollicita celui-ci si vivement de le laisser suivre Mgr le Dauphin, qu'il obtint la permission de ne point abandonner ce jeune prince. Sa conduite et son attachement à la famille royale ont été si connus, que je n'apprendrai rien de nouveau en ajoutant son nom à mes faibles éloges.

Meunier, de la bouche du Roi, fut chargé de la cuisine de Sa Majesté, et y continua le même service jusqu'au départ de Madame pour Vienne. Targé parvint aussi à être employé au service intérieur de la Tour, et donna à la famille royale, au risque même de sa vie, les preuves d'une fidélité peu commune et d'un dévouement absolu.

La Reine, qui ne cessait jamais de s'occuper de tout ce qui pouvait adoucir la peine de ceux qui étaient auprès d'elle, voulant me procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline, m'offrit, avec une bonté parfaite, de la demander à Péthion. Je fus glacée de la proposition, ne prévoyant que trop que l'on ne nous laisserait pas longtemps au Temple; je frémissais à l'idée d'exposer ma fille, jeune et jolie, à la merci de ces furieux; car je connaissais trop la fermeté de son caractère et le bonheur qu'elle éprouverait de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me permettre de calculer les dangers qu'elle pouvait courir d'ailleurs. Mgr le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur chère Pauline; Madame ajouta même avec une grâce parfaite: «Ne nous refusez pas, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme ma sœur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles instances; je recommandai ma fille à la Providence. Je témoignai à la Reine toute ma reconnaissance et mon extrême désir de lui voir obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attacherait tant de prix. La Reine en fit la demande à Péthion, qui l'accorda de bonne grâce. Il me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la mènerait au comité de l'Assemblée, laquelle lui donnerait la permission dont elle avait besoin pour accompagner Leurs Majestés. Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit ensuite entre mes mains. Il profita de cette circonstance pour passer encore une partie de la journée auprès du Roi, et supplia Sa Majesté de lui obtenir la même permission qu'à sa sœur; mais Péthion n'y voulut pas consentir, et mon fils ne put rester avec le Roi que jusqu'à son départ des Feuillants; encore fut-il obligé de quitter Sa Majesté deux heures auparavant, par l'ordre exprès qu'elle lui en donna.

Ce bon prince, toujours plus occupé des autres que de lui-même, lui dit ces propres paroles: «Monsieur de Tourzel, allez-vous-en, je vous en prie; plus nous approchons de l'heure de notre départ, plus la fureur du peuple augmentera, et vous courrez le risque d'en être une victime.» Et voyant que mon fils ne pouvait se résoudre à le quitter, il lui dit: «Je vous l'ordonne, monsieur de Tourzel, et c'est peut-être le dernier ordre que vous recevrez de moi.» Puis, prenant les cheveux qu'on venait de lui couper, il les lui donna, ajoutant: «Il faut espérer que nous verrons des temps plus heureux, et je serai bien aise de vous revoir auprès de moi.» Puis il l'embrassa; la Reine, le jeune prince, Madame et Madame Élisabeth lui firent le même honneur, et il se retira pénétré de la plus profonde douleur.

Comme mon fils n'avait pas quitté le Roi pendant toute la Révolution et lui avait toujours témoigné un grand attachement, le Roi m'avait dit de lui-même: «Que votre fils ne pense point à quitter la France, je veux le conserver auprès de ma personne, et si je suis assez heureux pour être un jour à la tête de mes troupes, je le ferai un de mes aides de camp.» J'étais loin d'avoir pensé à solliciter pour lui une pareille faveur, m'étant imposé la loi de ne former aucune demande, et de ne penser qu'à donner à Sa Majesté des preuves du dévouement le plus sincère et le plus désintéressé.

Mon fils, en quittant le Roi, fut au moment d'être arrêté par la populace, qui, dans l'attente du départ du Roi pour le Temple, entourait le bâtiment des Feuillants; et il ne dut son salut qu'à quelques gendarmes ci-devant gardes de la prévôté de l'Hôtel, qui, l'ayant reconnu, le firent sortir par une porte détournée et ne le quittèrent que lorsqu'il fut en sûreté. Ne pouvant se résoudre à perdre de vue la personne du Roi, il prit, en rentrant chez lui, un costume qui le déguisa, se mêla parmi les bandits qui entouraient la voiture de Sa Majesté jusqu'au Temple. Quand il en vit refermer la porte, il éprouva, m'a-t-il dit mille fois, un sentiment de douleur qu'il lui serait impossible d'exprimer.

Le Roi monta à six heures du soir dans une des grandes voitures de la cour; le cocher et le valet de pied étaient habillés de gris, et servirent, ce jour-là, pour la dernière fois ce bon et excellent prince. Il était dans le fond de la voiture avec la Reine, Mgr le Dauphin et Madame; Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe et Péthion sur le devant; Pauline et moi à une des deux portières, et Manuel à l'autre, avec Colonges, officier municipal. Tous ces messieurs avaient le chapeau sur la tête et traitaient Leurs Majestés de la manière la plus révoltante.

A peine la voiture eut-elle passé la porte des Feuillants, que la troupe des fédérés et la nombreuse populace qui raccompagnait firent retentir l'air des cris de: «Vive la nation! Vive la liberté!» en y ajoutant les injures les plus sales et les plus grossières; et ces abominables cris ne cessèrent pas un instant pendant toute la route.

Pour plaire à cette multitude effrénée, Manuel commença par faire arrêter la voiture du Roi à la place Vendôme, et de manière qu'elle se trouvât comme foulée par les pieds du cheval de la statue de Louis XIV, qui avait été renversée depuis deux jours, ainsi que toutes les autres statues de nos rois. Puis, apostrophant Sa Majesté avec la dernière insolence: «Voilà, dit-il, Sire, comment le peuple traite ses rois.»—«Plaise à Dieu, lui répondit ce prince avec calme et dignité, que sa fureur ne s'exerce que sur des objets inanimés!»

Au milieu de tant d'indignités, la famille royale conserva un courage et une dignité qui étonnèrent même ceux qui se plaisaient à l'abreuver d'amertumes.

Le Roi fut deux heures et demie à se rendre au Temple, passant par les boulevards. Car cette effroyable escorte, non contente de faire aller au pas la voiture de Sa Majesté, la faisait encore arrêter de temps en temps. Plusieurs d'entre eux s'approchaient avec des yeux étincelants de fureur; et il y eut même des instants où l'on voyait l'inquiétude peinte sur les visages de Péthion et de Manuel. Ils mettaient alors la tête à la portière, haranguaient la populace et la conjuraient, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture.

Quelque affreuse que dut être l'entrée du Temple pour la famille royale, elle en était réduite à la désirer pour voir la fin d'une scène aussi atroce que prolongée. Elle se flattait de se trouver seule dans les appartements qu'elle allait occuper et de pouvoir respirer un moment au milieu de tant d'angoisses; mais les insultes qu'elle n'avait cessé d'éprouver n'étaient pas encore à leur terme.

Le Temple présentait l'aspect d'une fête; tout était illuminé, jusqu'aux créneaux des murailles des jardins. Le salon était éclairé par une infinité de bougies, et rempli des membres de cette infâme Commune, qui, le chapeau sur la tête et avec le costume le plus sale et le plus dégoûtant, traitaient le Roi avec une insolence et une familiarité révoltantes. Ils lui faisaient mille questions plus ridicules les unes que les autres; et un d'entre eux, couché sur un sofa, lui tint les propos les plus étranges sur le bonheur de l'égalité: «Quelle est votre profession?» lui dit le Roi.—«Savetier», répondit-il. C'était cependant la compagnie du successeur de tant de rois. Ce prince et la famille royale conservèrent toujours le maintien le plus noble, et répondirent à leurs questions avec une bonté qui aurait dû les faire rentrer en eux-mêmes, si l'ivresse du pouvoir ne les avait rendus insensibles à toute espèce de sentiment.

Le pauvre petit Dauphin, tombant de sommeil et de fatigue, demandait instamment à se coucher. Je sollicitai à plusieurs reprises qu'on me le laissât conduire dans sa chambre; on répondait toujours qu'elle n'était pas prête. Je le mis sur un canapé, où il s'endormit profondément. Après une longue attente, on servit un grand souper. Personne n'était tenté d'y toucher; on fit semblant de manger pour la forme, et Mgr le Dauphin s'endormit si profondément en mangeant la soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il commença sa nuit. On était encore à table qu'un municipal vint dire que sa chambre était prête, le prit sur-le-champ entre ses bras, et l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une inquiétude mortelle en le voyant traverser les souterrains, et elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune prince dans une tour et le déposer dans la chambre qui lui était destinée. La crainte d'en être séparée et la peur d'irriter les municipaux m'empêchèrent de leur faire aucune question. Je le couchai sans dire un mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus tristes réflexions. Je frémissais à l'idée de le voir séparé du Roi et de la Reine, et j'éprouvai une grande consolation en voyant entrer cette princesse dans la chambre. Elle me serra la main en me disant: «Ne vous l'avais-je pas bien dit?» Et s'approchant ensuite du lit de cet aimable enfant, qui dormait profondément, les larmes lui vinrent aux yeux en le regardant; mais, loin de se laisser abattre, elle reprit sur-le-champ ce grand courage qui ne l'abandonna jamais, et elle s'occupa de l'arrangement des chambres de ce triste séjour.

La famille royale occupa d'abord la petite tour; il n'y avait que deux chambres à chaque étage, et une petite qui servait de passage de l'une à l'autre. On y plaça la princesse de Lamballe, et la Reine occupa la seconde chambre, en face de celle de Mgr le Dauphin. Le Roi logea au-dessus de la Reine, et l'on établit un corps de garde dans la chambre à côté de la sienne. Madame Élisabeth fut établie dans une cuisine, qui donnait sur ce corps de garde et dont la saleté était affreuse. Cette princesse, qui joignait à une vertu d'ange une bonté sans pareille, dit sur-le-champ à Pauline qu'elle voulait se charger d'elle, et fit placer dans sa chambre un lit de sangle à côté du sien. Nous ne pourrons jamais oublier toutes les marques de bonté qu'elle en reçut pendant le temps qu'il nous fut permis d'habiter avec elle ce triste séjour.

Comme la chambre de la Reine était la plus grande, on s'y réunissait toute la journée, et le Roi lui-même y descendait dès le matin. Leurs Majestés n'éprouvèrent pas même la consolation d'y être seules avec leur famille; un commissaire de la Commune, que l'on changeait d'heure en heure, était toujours dans la chambre où elles se tenaient. La famille royale leur parlait à tous avec une telle bonté, qu'elle parvint à en adoucir plusieurs.

On descendait à l'heure des repas dans une pièce au-dessous de la chambre de la Reine, qui servait de salle à manger, et, sur les cinq heures du soir, Leurs Majestés se promenaient dans le jardin, car elles n'osaient laisser promener seul Mgr le Dauphin, de peur de donner aux commissaires l'idée de s'en emparer. Elles y entendaient quelquefois de bien mauvais propos, qu'elles ne faisaient pas semblant d'entendre, et la promenade durait même assez longtemps pour faire prendre l'air aux deux enfants à qui il était bien nécessaire, la famille royale s'oubliant elle-même pour ne s'occuper que de ce qui l'entourait.

Il y avait, à côté de la salle à manger, une bibliothèque, que Truchon, un des commissaires de la Commune, fit remarquer à Leurs Majestés. Elles y prirent quelques livres pour elles et pour leurs enfants. Le Roi prit, entre autres, le premier volume des Études de la nature, par Bernardin de Saint-Pierre, ce qui donna occasion à Truchon de parler du mérite de cet ouvrage. Il débutait par une dédicace, qui était l'éloge le plus vrai des vertus de Sa Majesté. Il ne put s'empêcher de nous le faire voir; et le contraste de sa situation avec celle du temps où ce livre avait été imprimé nous fit faire de douloureuses réflexions.

Ce Truchon, membre de la Commune de Paris, était un mauvais sujet; il était accusé de bigamie et avait une condamnation contre lui. Pour être méconnu, il avait laissé croître sa barbe, qui était d'une si grande longueur, qu'on l'appelait l'homme à la grande barbe. Il paraissait avoir reçu de l'éducation par sa manière de s'énoncer et ses formes polies, bien différentes de celles de ses camarades, quand il adressait la parole à Leurs Majestés.

On voyait s'élever avec rapidité les murs du jardin du Temple. Palloy, qui avait été nommé architecte de cette prison, montra au Roi le plan de l'appartement qui lui était destiné dans la grande tour, ainsi que celui de la famille royale. Péthion et Santerre venaient quelquefois les visiter, et les voyant toujours avec ce calme que la bonne conscience seule peut donner, ils en étaient tout étonnés. Quelques municipaux, plus humains que le grand nombre d'entre eux, cherchaient à donner quelques consolations à Leurs Majestés, mais toujours avec circonspection, par la peur d'être dénoncés.

MM. de Chamilly et Hue redoublaient de soins et d'attentions pour le service de Leurs Majestés et de la famille royale; ils ne se donnaient pas un moment de repos pendant tout le cours de la journée. Madame de Saint-Brice se conduisit aussi très-bien. Mesdames Thibaut et Navarre justifiaient tous les jours la confiance qu'avaient en elles la Reine et Madame Élisabeth; et c'était une consolation pour la famille royale d'être entourée de si fidèles serviteurs.

Elle était l'unique objet de nos pensées, et nous n'étions occupées, Pauline et moi, qu'à adoucir l'horreur de sa situation, par notre respect et notre dévouement. Elle était si touchée de la plus légère attention et le témoignait d'une manière si affectueuse, qu'il était impossible de ne pas lui être attaché au delà de toute expression. Mgr le Dauphin et Madame étaient charmants pour Pauline; ils lui témoignaient l'amitié la plus touchante, et le Roi et la Reine la comblaient de bontés. Nous cherchions, l'une et l'autre, à faire entrer dans leur cœur quelque rayon d'espérance, et nous nous flattions que tant de vertus pourraient fléchir la colère céleste. Mais l'arrêt de la Providence était prononcé: elle voulait punir cette France si coupable, et jadis si orgueilleuse de son amour pour ses rois; elle permit que l'esprit de vertige l'aveuglât au point de la conduire aux plus grands excès.

Nous vîmes bien, dans la journée du 18 (samedi), quelques pourparlers entre les municipaux, qui nous donnèrent de l'inquiétude; et l'un d'eux, qui n'osait s'expliquer ouvertement, chercha à nous faire entendre que nous étions au moment d'être séparés de la famille royale; mais ce qu'il disait était si peu intelligible que nous n'y pûmes rien comprendre. Nous nous couchâmes comme à l'ordinaire, et comme je commençais à m'endormir, madame de Saint-Brice m'éveilla, en m'avertissant qu'on arrêtait madame de Lamballe. L'instant d'après, nous vîmes arriver dans ma chambre un municipal qui nous dit de nous habiller promptement; qu'il avait reçu l'ordre de nous conduire à la Commune pour y subir un interrogatoire, après lequel nous serions ramenées au Temple. Le même ordre fut intimé à Pauline, dans la chambre de Madame Élisabeth. Il n'y avait qu'à obéir, dans la position où nous étions. Nous nous habillâmes et nous nous rendîmes ensuite chez la Reine, entre les mains de laquelle je remis ce cher petit prince, dont on porta le lit dans sa chambre, sans qu'il se fût réveillé. Je m'abstins de le regarder pour ne pas ébranler le courage dont nous allions avoir tant de besoin, pour ne donner aucune prise sur nous et reprendre, s'il était possible, une place que nous quittions avec tant de regret. La Reine vint sur-le-champ dans la chambre de madame la princesse de Lamballe, dont elle se sépara avec une vive douleur. Elle nous témoigna, à Pauline et à moi, la sensibilité la plus touchante, et me dit tout bas: «Si nous ne sommes pas assez heureux pour nous revoir, soignez bien madame de Lamballe; dans toutes les occasions essentielles prenez la parole, et évitez-lui, autant que possible, d'avoir à répondre à des questions captieuses et embarrassantes.» Madame était tout interdite et bien affligée de nous voir emmener. Madame Élisabeth arriva de son côté et se joignit à la Reine pour nous encourager. Nous embrassâmes pour la dernière fois ces augustes princesses, et nous nous arrachâmes, la mort dans l'âme, d'un lieu que nous rendait si chère la pensée de pouvoir être de quelque consolation à nos malheureux souverains.

Nous traversâmes les souterrains à la lueur des flambeaux; trois fiacres nous attendaient dans la cour. Madame la princesse de Lamballe, ma fille Pauline et moi, montâmes dans le premier, les femmes de la famille royale dans le second, et MM. de Chamilly et Hue dans le troisième. Un municipal était dans chaque voiture, qui était escortée par des gendarmes et entourée de flambeaux. Rien ne ressemblait plus à une pompe funèbre que notre translation du Temple à l'Hôtel de ville; et, pour que rien ne manquât à l'impression qu'on cherchait à nous faire éprouver, on nous y fit entrer par cette horrible petite porte par laquelle passaient les criminels qui allaient subir leur supplice. On nous conduisit tous dans une grande salle, chacun entre deux gendarmes, qui ne nous permettaient pas même de nous regarder. On commença par interroger MM. Hue et de Chamilly, puis mesdames Thibaut, Navarre et Saint-Brice; et, vers trois heures du matin, on fit appeler madame la princesse de Lamballe. Son interrogatoire ne fut pas long. Le mien le fut davantage; et je fus injuriée, en passant, par des femmes, espèces de furies qui ne quittaient pas ce triste lieu. Comme les séances de jour et de nuit étaient publiques, elles se relayaient, et il y en avait toujours dans la salle. En y entrant, je demandai qu'on me permît de conserver ma fille avec moi après l'interrogatoire. On me répondit durement qu'elle ne courait aucun danger, étant sous la garde du peuple. J'étais montée sur une estrade, en présence d'une foule de peuple qui remplissait la salle. Il y avait aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes.

Billaud de Varennes interrogeait, et un secrétaire inscrivait les demandes et les réponses. Comme elles se prolongeaient infiniment, et que j'étais très-fatiguée, je crus pouvoir m'asseoir sur un banc qui était derrière moi. Un grand nombre de voix s'écrièrent: «Elle doit rester debout devant son souverain.» Mais sur l'observation de Billaud de Varennes, qu'un criminel avait le droit de s'asseoir sur la sellette, on me laissa m'asseoir. On me questionna de toutes les manières sur ce que faisaient le Roi et la Reine, sur les personnes qu'ils voyaient; on me demanda ce qu'ils pensaient de tout ce qui se passait, me sommant de donner tous les détails dont je pouvais me rappeler sur leur vie ordinaire et sur la journée du 10 août; quelles étaient les personnes qui étaient autour d'eux dans la nuit qui précéda cette horrible journée. Mes réponses furent courtes et précises: «Ma position de gouvernante du jeune prince m'obligeant à ne le pas perdre de vue, et passant toutes les nuits dans sa chambre, j'étais peu au courant de ce qui se passait ailleurs», leur répondis-je. Comme on se rappela que j'avais été du voyage de Varennes, on me demanda comment j'avais osé l'accompagner dans cette fuite. Ma réponse fut simple: «J'ai fait serment de ne le jamais quitter, je ne pouvais m'en séparer; et je lui étais d'ailleurs trop attachée pour l'abandonner lorsqu'il pouvait courir quelque danger, et ne pas chercher à conserver sa vie, même aux dépens de la mienne, si je ne le pouvais qu'à ce prix.» Cette réponse me valut quelques applaudissements, et je repris alors un peu l'espoir de retourner auprès de nos malheureux souverains. On trouva mes réponses raisonnables, et je n'éprouvai ni huées ni malveillances. Nous avions un grand soin, madame de Lamballe, ma fille et moi, d'éviter tout ce qui pouvait choquer cette multitude, qui trouva tant de simplicité dans nos personnes et dans nos réponses, que nous fûmes au moment d'être renvoyées au Temple; et même, lorsque Manuel vint parler de nous envoyer à la Force, plusieurs voix s'écrièrent qu'il n'y avait plus de place; mais Manuel, qui l'avait décidé, répliqua d'un ton goguenard qu'il y en avait toujours pour les dames chez un peuple aussi galant que les Français. Et cette plaisanterie, qui eut tout le succès qu'il en attendait, détermina notre entrée à la Force.

Nous fûmes conduites, après notre interrogatoire, dans le cabinet de Tallien, balancées entre la crainte et l'espérance. Un de ses secrétaires, ému de pitié à la vue de notre situation, alla voir ce qui se passait à l'assemblée de la Commune, et nous donna l'espoir de retourner au Temple; mais une demi-heure après, étant encore retourné à cette assemblée, il revint, ne nous dit mot, et nous regardant: «Non, dit-il, je n'y puis plus tenir.» Il sortit de la chambre, et nous ne le vîmes plus. Nous ne pûmes douter alors que notre sort fût décidé; nous nous regardâmes tristement, et la bonne princesse me serra la main en me disant: «J'espère au moins que nous ne nous quitterons pas.» Elle montra dans cette occasion, et pendant tout le temps qu'elle fut au Temple et à la Force, un courage qui ne se démentit pas un instant[5].

M. Hue fut le seul qui eut la permission de revenir au Temple; mais ce ne fut pas pour longtemps. Peu de jours après, il fut incarcéré de nouveau, et n'échappa que par une espèce de miracle aux massacres des 2 et 3 septembre.

Manuel, qui ne négligeait aucune occasion de plaire au peuple souverain, voulut lui donner le plaisir de notre translation à la Force. Il nous y fit conduire à midi, dans trois fiacres escortés par la gendarmerie. Comme c'était un jour de dimanche, une foule de curieux se portèrent sur notre passage, et nous fûmes accablées d'injures pendant notre trajet de l'Hôtel de ville à la Force. Nous y entrâmes par la rue des Ballets, et nous restâmes tous dans la salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms sur le registre de madame de Hanère, concierge de cette prison. C'était une très-bonne femme, qui avait avec elle une fille qui fut parfaite sous tous les rapports.

Quand nos noms furent inscrits, Pauline et moi fûmes conduites dans deux cachots de cette prison, séparés l'un de l'autre; et madame la princesse de Lamballe dans une chambre un peu meilleure. Je fis l'impossible pour ne point être séparée de ma chère Pauline; et voyant que je ne pouvais rien gagner sur le cœur endurci de nos municipaux, je leur reprochai avec la plus grande véhémence l'inconvenance de séparer de sa mère une jeune personne de son âge; et je me laissai aller à toute l'impétuosité de ma douleur sans ménager aucune de mes expressions.

J'entrai dans mon cachot la mort dans l'âme, et dans un tel désespoir, que le guichetier, appelé François, et qui était un bon homme, eut pitié de moi, et m'assura qu'il aurait le plus grand soin de ma fille, qui était confiée à sa garde. L'état de cet homme et son âge de vingt-cinq ans me rassuraient médiocrement. L'idée de tout ce que ma pauvre Pauline pouvait avoir à supporter me mettait dans une agitation sans bornes, à laquelle succédait un abattement excessif. On m'apporta à dîner; il me fut impossible de rien avaler, et je souffrais au delà de tout ce que l'on peut imaginer. Le pauvre guichetier, affligé de me voir dans un état aussi violent, vint me faire la confidence que ma fille était au-dessus de moi, et qu'il lui avait donné un petit barbet pour lui tenir compagnie. L'attention de cet homme me toucha, et je commençai à espérer que la Providence viendrait à notre secours. Je me mis à genoux; j'implorai la miséricorde de Dieu pour elle et pour moi, et je le priai de donner à cette pauvre enfant le courage qui me manquait. Elle fut mise d'abord dans un cachot si bas, qu'elle ne pouvait s'y tenir debout; mais, comme il y manquait plusieurs carreaux de vitre, on l'en fit changer, et elle en eut un autre un peu moins mauvais que le premier.

M. Hardi, car c'est ainsi que s'appelait celui à qui Pauline et moi devons la conservation de notre existence, témoin de mon désespoir, fut trouver Manuel et lui représenta que c'était une barbarie inutile de séparer la mère et la fille, et le fit consentir à nous réunir. J'étais loin de l'espérer, et je fus bien étonnée d'entendre ouvrir ma porte à sept heures du soir, et de voir entrer Manuel et Pauline dans ma chambre. Je n'ai jamais éprouvé dans ma vie de satisfaction plus vive. Nous nous jetâmes dans les bras l'une de l'autre, sans pouvoir exprimer une parole, et avec un tel sentiment, que Manuel en fut attendri. Nous lui témoignâmes ensuite notre reconnaissance avec une telle vivacité, qu'il en fut ému au point de verser quelques larmes, et il m'offrit de m'amener aussi madame de Lamballe. Quoique ce fût naturellement à nous à l'aller trouver, je ne fis aucune objection, de peur de refroidir sa bonne volonté, et je lui en témoignai le plus grand désir. Il sortit sur-le-champ pour l'aller chercher et l'amena dans ma chambre. Nous le remerciâmes de bien bon cœur; et cette bonne princesse, ne voulant plus nous quitter, demanda qu'il lui fût permis d'occuper le second lit qui était dans mon cachot. Pauline, qui vit la répugnance qu'elle avait à passer la nuit seule dans cette prison, offrit de retourner dans la sienne, et Manuel nous proposa de nous établir toutes trois, le lendemain, dans la chambre où avait été mise d'abord cette princesse, comme étant plus saine et plus commode que la mienne. Ce n'était pas difficile, car celle-ci était un vrai cachot, privé d'air, n'ayant pour toute fenêtre que trois carreaux de vitre, et d'une humidité si excessive, que je fus enrhumée pour y avoir couché une seule nuit.

Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint lui-même nous conduire dans la chambre de madame de Lamballe, où nous fûmes toutes trois réunies. On nous permit de faire venir de chez nous ce dont nous avions besoin. Comme Pauline et moi n'avions rien sauvé des Tuileries, et que nous ne possédions que ce qui était dans notre cassette, nous n'abusâmes pas de la permission, et nous louâmes ce qui nous était absolument nécessaire et dont nous ne pouvions nous passer.

On nous renvoya le lendemain notre cassette, et la Reine, voulant nous montrer qu'elle était bien occupée de nous, nous fit dire qu'elle avait fait elle-même notre cassette; et comme elle n'oubliait jamais rien de ce qui pouvait être utile aux personnes qui lui étaient attachées, elle m'envoya la moitié de sa flanelle d'Angleterre, ajoutant qu'elle me l'aurait donnée tout entière, si elle n'avait craint d'avoir de la peine à la ravoir. Quelle bonté dans une situation telle que la sienne! J'en fus profondément touchée, et désolée de ne pouvoir lui exprimer tout ce que mon cœur éprouvait en ce moment.

Nous cherchâmes à rendre notre situation moins pénible dans ce triste séjour, en partageant notre temps en diverses occupations, telles que le soin de notre chambre, le travail et la lecture. Nos pensées se portaient toujours vers le Temple, et nous nous livrions quelquefois à l'espoir que les étrangers en imposeraient à nos persécuteurs; qu'ils prendraient le Roi pour médiateur, et que nous sortirions saines et sauves de cette prison pour nous retrouver auprès de la famille royale. Madame la princesse de Lamballe fut parfaite dans sa triste situation. Douce, bonne, obligeante, elle nous rendait tous les petits services qui étaient en son pouvoir. Pauline et moi étions sans cesse occupées d'elle, et nous avions au moins la consolation, dans nos malheurs, de n'avoir qu'un cœur et qu'un esprit. Cette bonne princesse voulait qu'on lui parlât avec franchise, et sur ce que je lui disais qu'après une conduite aussi honorable que la sienne, elle ne devait plus se permettre de petits enfantillages, qui lui faisaient tort, et commencer au contraire une nouvelle existence, elle me répondit avec douceur qu'elle en avait déjà formé la résolution, ainsi que celle de revenir à ses principes religieux, qu'elle avait un peu négligés. Elle avait pris Pauline en amitié et nous disait journellement les choses les plus aimables sur le bonheur qu'elle éprouvait de nous avoir avec elle. Il nous fut impossible de ne pas prendre pour elle un véritable attachement; aussi fûmes-nous profondément affligées quand nous apprîmes la fin cruelle de cette pauvre malheureuse princesse.

Nous eûmes encore une fois la visite de Manuel pendant notre séjour à la Force. Nous lui demandâmes des nouvelles du Roi et de sa famille: «Vous savez que je n'aime pas les rois», fut sa première réponse; mais lui ayant répliqué avec douceur qu'il devait trouver tout simple que nous aimions le nôtre, et que nous fussions bien occupées de toute la famille royale, il nous assura qu'ils se portaient tous bien, et remit en même temps à madame de Lamballe une lettre de M. le duc de Penthièvre. Il nous permit de lui-même d'écrire quelques mots décachetés et de recevoir les lettres qui nous seraient adressées. J'usai de cette permission pour donner de nos nouvelles à cette bonne marquise de Lède, dont le grand âge ne donnait aucun soupçon; car, dans notre affreuse position, j'aurais été bien fâchée de donner connaissance d'un seul de nos parents et amis. Manuel dit aussi à François, notre guichetier, qu'il pouvait nous promener le soir dans la cour de la Force; nous y allâmes dès le même soir, à huit heures, et cette triste promenade nous faisait cependant un petit délassement.

Un soir que nous étions dans cette cour, nous y vîmes arriver madame de Septeuil, femme du premier valet de chambre du Roi. Nous accourûmes auprès d'elle pour savoir ce qui se passait; car, depuis notre entrée au Temple, nous étions dans la plus complète ignorance sur ce qui nous intéressait si vivement. Quel fut notre étonnement de trouver une petite femme uniquement occupée d'elle, et d'une si complète indifférence sur tout autre objet, que nous ne pûmes rien apprendre par elle de ce que nous désirions savoir! Elle voulait qu'on la mît dans notre chambre; mais madame de Lamballe pria François de nous laisser seules entre nous, et on la logea ailleurs.

Nous fûmes un jour bien étonnées de voir entrer dans notre chambre un inconnu, qui venait, disait-il, nous donner des nouvelles de madame de Tarente, qui était à l'Abbaye, et qui l'avait prié de lui en donner des nôtres. Il nous parla beaucoup d'elle, de son grand courage, et avait l'air de chercher à s'insinuer dans notre esprit. Il nous fit entendre qu'il était ce du Verrier qui avait été chargé de différentes missions. Nous répondîmes avec prudence à toutes ses questions, ne pouvant croire qu'on eût laissé entrer d'autres individus dans notre triste séjour que ceux qui s'offraient à jouer le rôle de mouton de prison. Il nous dit qu'il reviendrait nous voir, mais nous ne le vîmes plus.

Nous eûmes encore la visite de ce vilain Colonges, qui était dans la voiture du Roi lorsqu'il fut conduit au Temple. Il portait un paquet de grosses chemises, qu'il remit à madame de Lamballe; et, nous regardant toutes avec un air ironique, il ajouta: «Il est d'usage, mesdames, de travailler dans les prisons; je vous apporte des chemises à faire pour nos frères d'armes; vous êtes sûrement trop bonnes patriotes pour n'y pas travailler avec plaisir.»—«Tout ce qui peut être utile à nos compatriotes, lui répondit doucement madame de Lamballe, ne sera jamais rejeté par nous.» François, qui voyait que c'était une moquerie, nous retira les chemises, et nous n'entendîmes plus parler de ce misérable, qui mourut, peu d'années après, dans des accès de rage épouvantables. Ce François était un excellent homme, qui nous avait dit plus d'une fois qu'il nous sauverait, s'il y avait un mouvement dans Paris. Il avait bien la volonté, mais non pas, malheureusement, le moyen de pouvoir exécuter sa promesse.

Le séjour de la Force était affreux; cette maison n'était remplie que de coquins et de coquines qui tenaient des propos abominables et chantaient des chansons détestables; les oreilles les moins chastes eussent été blessées de tout ce qui s'y entendait sans discontinuer, la nuit comme le jour; et il était difficile de pouvoir prendre un moment de repos. La pauvre princesse de Lamballe supportait cette cruelle vie avec une douceur et une patience admirables; et, par un hasard bien étrange, sa santé s'était fortifiée dans ce triste séjour. Elle n'avait plus d'attaques de nerfs, et elle convenait qu'elle ne s'était pas aussi bien portée depuis longtemps.

Nous étions à la Force depuis quinze jours, lorsque, le dimanche 2 septembre, François entra dans notre chambre d'un air égaré, disant: «Il ne faudra pas penser à sortir de votre chambre aujourd'hui; les étrangers avancent, et cela met beaucoup d'inquiétude dans Paris.» Et contre son habitude, il ne reparut plus de la journée. Nous faisions mille conjectures sur ce qui nous avait été dit; l'inquiétude et l'espérance se balançaient dans notre esprit. Nous nous recommandâmes à Dieu, et après notre prière nous nous couchâmes.

Nous étions à peine endormies que nous entendîmes tirer les verrous de notre porte, et que nous vîmes paraître un homme bien mis et d'une figure assez douce, qui, s'approchant du lit de Pauline, lui dit: «Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et suivez-moi.»—«Que voulez-vous faire de ma fille?» lui dis-je avec émotion.—«Cela ne vous regarde pas, madame; qu'elle se lève et me suive.»—«Obéissez, Pauline; j'espère que le Ciel vous protégera.»

J'étais si émue et si troublée de me voir ainsi enlever ma fille, que je demeurai immobile et sans pouvoir me remuer. Cet homme restait toujours dans un coin de la chambre, en disant: «Dépêchez-vous donc!» Cette bonne princesse de Lamballe se leva alors, et, quoique bien troublée, aida Pauline à s'habiller. Cette pauvre Pauline s'approcha de mon lit et me prit la main. Cet homme, la voyant habillée, la prit par le bras et l'entraîna vers la porte: «Dieu vous assiste et vous protége, chère Pauline!» lui criai-je encore en entendant refermer nos verrous. Et je restai dans cet état d'immobilité, sans pouvoir placer ni même articuler une seule parole pour répondre à tout ce que me disait cette bonne princesse, pour exciter ma confiance et calmer ma douleur. Quand je fus revenue de ce premier saisissement, je me levai; je me jetai à genoux, j'implorai la bonté de Dieu pour cette chère Pauline; je lui demandai pour elle et pour moi le courage et la résignation dont nous avions tant de besoin, et je me relevai avec un peu plus de force. Je remerciai alors madame de Lamballe de toutes ses bontés pour moi et pour ma fille. Il est impossible d'être plus parfaite qu'elle ne le fut pour nous dans cette triste nuit, et de montrer plus de sensibilité et de courage. Elle s'empara des poches de Pauline, brûla tous les papiers et les lettres qu'elle y trouva, pour que rien ne pût la compromettre, et elle était aux aguets pour écouter si elle n'entendrait rien qui pût nous donner quelque connaissance de son sort. Elle se recoucha ensuite, me reprochant, avec une bonté parfaite, de laisser remplacer par la faiblesse le courage qu'elle m'avait toujours connu. Je ne pus lui répondre que par ces paroles: «Ah! chère princesse, vous n'êtes pas mère!» Je l'engageai à prendre un peu de repos, et elle dormit quelques heures du sommeil le plus tranquille. Je me jetai sur mon lit, tout habillée, dans l'état le plus violent. Pauline occupait toutes mes pensées; je ne pouvais ni lire ni même faire autre chose que répéter: «Mon Dieu! ayez pitié de ma chère Pauline, et faites-nous la grâce de nous résigner à votre sainte volonté!»

Sur les six heures du matin, nous vîmes entrer François, avec l'air tout effaré, qui nous dit sans répondre à aucune de nos questions: «On vient faire ici la visite.» Et nous vîmes entrer six hommes, armés de fusils, de sabres et de pistolets, qui, s'approchant de nos lits, nous demandèrent nos noms et sortirent ensuite. Comme ils étaient entrés sans prononcer d'autres paroles, je m'aperçus que le dernier, en me regardant, leva les yeux et les mains au ciel, ce qui n'annonçait rien de bon. La pauvre princesse ne s'en aperçut pas heureusement; mais cette visite nous donna tellement à penser, que je ne pus m'empêcher de lui dire: «Cette journée s'annonce, chère princesse, d'une manière très-orageuse; nous ne savons pas ce que le Ciel nous destine; il faut nous réconcilier avec Dieu et lui demander pardon de nos fautes; disons, à cette fin, le Miserere, le Confiteor, un acte de contrition, et recommandons-nous à sa bonté.» Je fis tout haut ces prières, qu'elle répéta avec moi; nous y joignîmes celle que nous faisions habituellement tous les matins, et nous nous excitâmes mutuellement au courage.

Comme il y avait une fenêtre qui donnait sur la rue et de laquelle on pouvait, quoique de bien haut, voir ce qui s'y passait, en montant sur le lit de madame de Lamballe et de là sur le bord de la fenêtre, elle y monta, et aussitôt qu'on eut aperçu de la rue quelqu'un qui regardait par cette fenêtre, on fit mine de tirer dessus. Elle vit, de plus, un attroupement considérable à la porte de la prison, ce qui n'était rien moins que rassurant. Nous fermâmes cette fenêtre et nous ouvrîmes celle qui était dans la cour. Les prisonniers consternés étaient dans la stupeur, et il régnait ce profond silence, avant-coureur de la mort, qui avait succédé à ce bruit continuel qui nous était si importun. Nous attendions François avec impatience; il ne venait point; et quoique nous n'eussions rien pris depuis le dîner de la veille, nous étions trop agitées et trop préoccupées pour penser à déjeuner. Je proposai alors à la pauvre princesse de prendre notre ouvrage pour faire un peu de diversion à nos cruelles pensées. Nous travaillions tristement l'une à côté de l'autre, attendant l'issue de cette fatale journée, et pensant toujours à ma chère Pauline.

Notre porte s'ouvrit sur les onze heures du matin, et notre chambre s'emplit de gens armés, qui demandèrent la princesse de Lamballe. On ne parla pas de moi d'abord, mais je ne voulus pas l'abandonner, et je la suivis. On nous fit asseoir sur une des marches de l'escalier, pendant qu'on allait chercher toutes les femmes qui étaient dans la prison. La princesse de Lamballe, se sentant faible, demanda un peu de pain et de vin; on le lui apporta; nous en prîmes toutes les deux; car, dans les occasions pareilles, un physique trop affaibli influe nécessairement sur le moral. Quand on nous eut toutes rassemblées, on nous fit descendre dans la cour, où nous retrouvâmes mesdames Thibaut, Navarre et Basire. Je fus bien étonnée d'y trouver madame de Mackau, qui me dit qu'on l'avait enlevée, la veille, de Vitry pour la conduire dans cette effroyable prison.

On avait établi au greffe un tribunal pour juger les prisonniers; chacun d'eux y était conduit par deux assassins de cette prison, qui les prenaient sous les bras pour les massacrer ou les sauver, suivant le jugement porté contre eux. Il y avait dans la cour, où nous étions tous rassemblées, un grand nombre de ces hommes de sang; ils étaient mal vêtus, à moitié ivres, et nous regardaient d'un air barbare et féroce. Il s'était cependant glissé parmi eux quelques personnes honnêtes, et qui n'y étaient que dans l'espoir de saisir un moyen d'être utiles aux prisonniers, s'ils en pouvaient trouver l'occasion; et deux d'entre elles me rendirent de grands services dans cette fatale journée.

Je ne quittai pas un instant cette pauvre princesse de Lamballe, tout le temps qu'elle fut dans cette cour. Nous étions assises à côté l'une de l'autre, quand on vint la chercher pour la conduire à cet affreux tribunal. Nous nous serrâmes la main pour la dernière fois, et je puis certifier qu'elle montra beaucoup de courage et de présence d'esprit, répondant sans se troubler à toutes les questions que lui faisaient les monstres mêlés parmi nous, pour contempler leurs victimes avant de les conduire à la mort; et j'ai su positivement, depuis, qu'elle avait montré le même courage dans l'interrogatoire qui précéda sa triste fin.

On ne pouvait se dissimuler le péril que nous courions tous; mais celui où je croyais Pauline absorbait toute autre idée de ma part. J'aperçus celui qui m'avait enlevé si durement ma fille; sa vue me fit horreur, et je cherchai à l'éviter, lorsque, passant auprès de moi, il me dit à voix basse: «Votre fille est sauvée»; et il s'éloigna sur-le-champ. Je vis clairement qu'il ne voulait pas être connu, et je renfermai dans mon cœur l'expression de ma reconnaissance, espérant que si Dieu me donnait la vie, elle n'y resterait pas toujours.

La certitude que Pauline était sauvée me rendit heureuse au milieu de tant de dangers. Je sentis renaître mon courage, et, rassurée sur le sort de cette chère partie de moi-même, il me sembla que je n'avais plus rien à craindre pour l'autre. Les propos qui se tenaient auprès de nous ne nous permettaient cependant pas de nous dissimuler le danger que nous courions; mais ma fille sauvée me le faisait supporter avec résignation. Pensant que s'il y avait quelque moyen de se tirer d'affaire, ce ne pouvait être que par une grande présence d'esprit, je ne m'occupai qu'à la conserver. Je me trouvai heureusement assez calme pour espérer garder jusqu'à la fin, et dans quelque situation que je pusse me trouver, la tranquillité nécessaire pour ne rien dire que de convenable, et dont on pût tirer d'inductions fâcheuses contre moi et contre ceux qui m'étaient plus chers que moi-même.

On nous faisait mille questions sur la famille royale; car on avait eu soin de donner à tous ces meurtriers les impressions les plus fâcheuses contre chacun de ses membres. Nous cherchions à les dissuader, en leur racontant des traits de bonté dont nous avions été témoins, et madame de Mackau, notamment, se conduisit parfaitement. Nous apprîmes avec grand plaisir que, réclamée par la commune de Vitry, le maire en personne était venu la chercher et était parvenu à la ramener avec lui. La mise en liberté de mesdames Thibaut, Navarre et Basire m'en fit aussi un sensible; mais, n'entendant pas parler de madame la princesse de Lamballe, je n'avais que trop de motifs de croire à la réalisation des craintes que ce silence me faisait concevoir.

Je commençai à faire quelques questions aux gens qui se trouvaient auprès de moi. Ils y répondirent et m'en firent à leur tour. Ils me demandèrent mon nom; je le leur dis. Ils m'avouèrent alors qu'ils me connaissaient bien; que je n'avais pas une trop mauvaise réputation, mais que j'avais accompagné le Roi lorsqu'il avait voulu fuir du royaume; que cette action était inexcusable; qu'ils ne concevaient pas comment j'avais pu m'y décider, et qu'elle serait la cause de ma perte. Je leur répondis que je n'avais pas le moindre remords, parce que je n'avais fait que mon devoir. Je niai que le Roi eût jamais eu l'idée de quitter le royaume, et je leur demandai s'ils croyaient qu'on dût être fidèle à ses serments. Tous répondirent unanimement qu'il fallait mourir plutôt que d'y manquer. «Eh bien! leur dis-je, j'ai pensé comme vous, et voilà ce que vous blâmez: j'étais gouvernante de Mgr le Dauphin; j'avais juré, entre les mains du Roi, de ne le jamais quitter, et je l'ai suivi dans ce voyage comme je l'aurais suivi partout ailleurs, quoi qu'il dût m'en arriver.»—«Elle ne pouvait pas faire autrement», répondirent-ils.—«C'est bien malheureux, dirent quelques-uns d'eux, d'être attaché à des gens qui font de mauvaises actions.» Je parlai longtemps avec ces hommes. Ils paraissaient frappés de ce qui était juste et raisonnable, et je ne pouvais craindre que ces hommes, qui ne paraissaient pas avoir un mauvais naturel, vinssent froidement commettre un crime, que l'exaltation de la vengeance aurait eu peine à se permettre.

Pendant cette conversation, un de ces hommes, plus méchant que les autres, ayant aperçu un anneau à mon doigt, me demanda ce qui était autour; je le lui présentai; mais un de ses camarades, qui paraissait s'intéresser à moi et qui craignit qu'on ne découvrît quelque signe de royalisme, me dit: «Lisez-le vous-même.» Je lus alors: «Domine, salvum fac Regem, Delphinum et sororem.» Ce qui veut dire en français: «Sauvez le Roi, le Dauphin et sa sœur.» Un mouvement d'indignation saisit ceux qui m'entouraient: «Jetez à terre cet anneau, s'écrièrent-ils, et foulez-le aux pieds.»—«C'est impossible, leur dis-je; tout ce que je puis faire, si vous êtes fâchés de le voir, c'est de le mettre dans ma poche; je suis tendrement attachée à Mgr le Dauphin et à Madame, qui sont tous deux des enfants charmants. Je donne, depuis plusieurs années, des soins particuliers au premier, et je l'aime comme mon enfant; je ne puis renier le sentiment que je porte dans mon cœur, et vous me mépriseriez, j'en suis sûre, si je faisais ce que vous me proposez.»—«Faites comme vous voudrez», dirent alors quelques-uns. Et je mis l'anneau dans ma poche.

Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux qui m'entouraient vinrent, de l'autre bout de la cour, pour me demander de venir donner des secours à une jolie femme qui se trouvait mal. J'y allai, et je reconnus madame de Septeuil, qui était évanouie. Ceux qui la secouraient essayaient en vain de la faire revenir; elle étouffait; je commençai par la délacer. Un de ces gens-là, pour aller plus vite, voulait couper le lacet avec un sabre; je frémis d'un tel secours, mais plus encore quand je les entendis se dire entre eux: «C'est dommage qu'elle soit mariée; elle aurait pu, pour se sauver, épouser l'un de nous.» Que je remerciai Dieu de n'avoir pas Pauline auprès de moi en cet instant! Pendant que je m'occupais à faire revenir madame de Septeuil, un de ceux qui nous entouraient aperçut à son cou un médaillon sur lequel était le portrait de son mari; le prenant pour celui du Roi, il s'approcha de moi et me dit tout bas: «Cachez ceci dans votre poche, car si on le trouvait dans la sienne, cela pourrait lui nuire.» Je ne pus m'empêcher de rire de la sensibilité de cet homme, qui l'engageait à me demander de prendre sur moi une chose qui lui paraissait si dangereuse à conserver, et je m'étonnais de plus en plus de ce mélange de pitié et de férocité qui existait dans ceux qui m'entouraient. Quand madame de Septeuil fut revenue de son évanouissement, ces mêmes hommes la consolèrent, l'encouragèrent, et, émus de compassion, ils la firent sortir de la cour et la ramenèrent chez elle.

Pendant ce temps, M. Hardi, mon libérateur, ne m'oubliait pas, et s'occupait à tenir la promesse qu'il avait faite à Pauline d'employer tous ses moyens pour me sauver. Pour éloigner vis-à-vis de ces gens-là toute idée de rapport entre moi et la malheureuse princesse de Lamballe, il fit passer à ce tribunal, avant moi, un grand nombre de malfaiteurs qu'on y devait juger, et tous ceux qui se trouvaient marqués étaient impitoyablement massacrés. J'en vis passer un qui me fit un mal affreux. Il portait déjà sur son visage l'empreinte de la mort, tant sa frayeur était grande; il implorait en sanglotant la pitié de ceux qui le conduisaient. J'étais entourée, en ce moment, de gens à figure atroce, et qui ne me cachaient pas le sort qui m'était destiné. M. Hardi, qui sentit que j'étais perdue s'ils entraient au tribunal, forma le projet de les enivrer. Il y parvint avec le secours d'un nommé Labre, gendarme, et d'un excellent petit homme, appelé Gremet, qui était venu au secours de mademoiselle de Hanère, fille de la concierge de la Force. Elle lui avait demandé, lorsqu'il l'eut mise en sûreté, de travailler à me sauver, et, en effet, il ne me quitta que lorsqu'il m'eut ramenée chez moi. Ces misérables qu'on avait enivrés, ne pouvant plus se tenir sur leurs jambes, furent obligés de s'en aller coucher, et ceux qui restaient s'adoucissaient sensiblement, nommément deux d'entre eux, qui étaient toujours à côté de moi.

Plusieurs gardes nationaux commencèrent alors à me marquer de l'intérêt, et me dirent: «Vous nous avez toujours bien traités aux Tuileries, et bien différemment de la princesse de Tarente, qui était si fière avec nous; vous en allez trouver la récompense.» Ce propos me fit trembler pour elle, et je cherchai à les dissuader de cette idée, en leur disant qu'elle était, malgré cet extérieur, la bonté même, et qu'elle aurait été la première à les obliger, s'ils eussent été dans le cas d'avoir recours à elle. Quand les gardes nationaux me virent prête à entrer au tribunal, ils voulurent me donner le bras; mais ceux qui me tenaient s'y opposèrent: «Nous avons toujours été auprès d'elle lorsqu'elle courait les plus grands dangers, répliquèrent-ils; nous ne la quitterons pas quand nous la voyons au moment d'être sauvée.» Ils cherchaient à m'inspirer de la confiance, et elle redoubla quand j'aperçus M. Hardi, que je vis clairement n'être là que pour me protéger.

Après avoir passé dans cette cour quatre mortelles heures, qu'on pourrait appeler quatre heures d'agonie, je me présentai au tribunal d'un air calme et tranquille. Je restai environ dix minutes, pendant lesquelles on me fit diverses questions sur ce qui s'était passé aux Tuileries. Je répondis avec simplicité; et comme on allait me mettre en liberté, un de ces monstres, qui ne respirait que le carnage, m'interpella en me disant: «Vous étiez du voyage de Varennes?»—«Nous ne sommes ici, dit le président, que pour juger les crimes commis le 10 août.» Je pris alors la parole et je dis à cet homme: «Que voulez-vous savoir? je vous répondrai.» Honteux du peu d'effet que faisait sa question, il se tut; et le président, voyant le moment favorable pour me sauver, se pressa de mettre aux voix la question de ma libération ou de ma mort; et le cri de: Vive la nation! que je savais être celui du salut, m'apprit que j'étais sauvée. On me conduisit à la porte de la prison, et lorsque je fus au moment de passer le guichet, ces mêmes hommes, qui étaient prêts à me massacrer, se jetèrent sur moi pour m'embrasser et me féliciter d'avoir échappé au danger qui me menaçait. Cela me fit horreur, mais il n'y avait pas moyen de s'y refuser. J'en éprouvai une bien plus vive lorsque, sortant de la rue des Ballets pour entrer dans la rue Saint-Antoine, je vis comme une montagne de débris des corps de ceux qui avaient été massacrés, de vêtements déchirés et couverts de boue, entourés d'une populace furieuse qui voulait que je montasse dessus pour crier: Vive la nation! A ce spectacle, mes forces m'abandonnèrent, je me trouvai mal. Mes conducteurs crièrent pour moi, et je ne repris connaissance qu'en entrant dans un fiacre, dont on fit descendre un homme, qui, effrayé de tout ce qu'il voyait, ne se fit pas presser pour en sortir. Ce fiacre fut entouré de ces mêmes personnes qui étaient à côté de moi dans la cour de la Force. Trois d'entre eux se placèrent avec moi dans la voiture, deux autres à chaque portière et un autre à côté du cocher. Ils eurent pour moi, tout le long du chemin, des attentions inimaginables, recommandant au cocher d'éviter les rues où je pourrais trouver des objets effrayants, et ils me demandèrent où je voulais aller. Je me fis conduire chez cette bonne marquise de Lède, qui me reçut avec la tendresse d'une mère, et qui, dans l'excès de sa joie, voulait récompenser généreusement ceux qui m'avaient amenée chez elle. Quoique leur extérieur n'annonçât rien moins que l'opulence, nous ne pûmes les décider à rien accepter.

Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement l'extrême désir qu'ils témoignaient de me voir en sûreté. Ils pressaient le cocher pour le faire aller plus vite, et chacun d'eux paraissait être personnellement intéressé à ma conservation. J'oubliais de dire que ceux qui refusèrent l'argent que je voulus leur donner, me dirent qu'ils avaient voulu me sauver, parce que j'étais innocente des crimes qui m'étaient imputés; qu'ils se trouvaient heureux d'avoir réussi, et qu'ils ne voulaient rien recevoir, parce qu'on ne se faisait pas payer pour avoir été juste. Tout ce que je pus obtenir d'eux fut que chacun me donnât son nom, espérant pouvoir les récompenser un jour des services que j'en avais reçus.

Un jeune Marseillais, qui paraissait s'être vivement intéressé à mon sort, revint le lendemain savoir de mes nouvelles et m'engager à quitter Paris, où je ne serais pas en sûreté si les alliés approchaient. Je fis de nouvelles instances pour leur faire accepter une marque de reconnaissance, et je n'en ai plus entendu parler depuis. J'ai pu être utile à deux d'entre eux; les deux autres sont probablement morts, car ils ne sont pas revenus chez moi.

Les expressions me manquent pour exprimer ma reconnaissance de tout ce que fit pour nous madame de Lède dans les cruelles circonstances où nous nous trouvions. Elle fut pour nous ce qu'aurait été la mère la plus tendre; elle nous prodigua les soins les plus empressés et les plus touchants. Je l'avais toujours tendrement aimée; je la soignais le mieux qu'il m'était possible, et elle me prouva qu'elle n'avait pas été insensible à mes soins. Son grand âge et sa grande faiblesse n'avaient point altéré la délicatesse de ses sentiments. Toujours bonne, douce, aimable, j'éprouvais auprès d'elle la seule consolation dont mon cœur pouvait être susceptible; mais, hélas! elle ne devait pas être de longue durée.

Il y avait à peine une heure que j'étais chez elle, lorsqu'on me dit qu'un homme demandait à me parler. C'était M. Hardi, qui, en m'assurant que ma chère Pauline se portait bien, ajouta qu'il ne voulait pas me dire encore où elle était, de peur que mon empressement à la revoir ne lui fût nuisible; mais que s'il n'y avait pas d'inconvénient un peu plus tard, il me donnerait son adresse pour que je l'envoyasse chercher. Je voulus lui témoigner ma reconnaissance: «Ne parlez pas de cela, dit-il, vous m'affligeriez.» Je lui demandai au moins son adresse; il me la refusa et s'éclipsa. Il revint deux heures après m'apporter le nom et la rue où logeait Babet des Hayes, qui était celle qui avait retiré Pauline. Madame la comtesse de Charry, fille de madame de Lupé, parvint à la trouver, et avant sept heures Pauline était entre mes bras! On peut juger de l'émotion avec laquelle nous nous embrassâmes, et que de sentiments se confondirent dans notre première entrevue. Je ne pus soutenir tant d'assauts, et je tombai dans un abattement excessif. Cette bonne madame de Lède voulait que je prisse un peu de nourriture; mais mon gosier était tellement serré, que je ne pouvais rien avaler. On me fit coucher, et je m'endormis d'excès de fatigue.

Il y avait à peine une heure que j'étais couchée, que ce Truchon, dont j'ai déjà parlé, vint nous demander que nous lui donnassions un petit mot d'écrit par lequel nous nous engagions à lui représenter Pauline quand il la demanderait. Pauline, ne voulant rien écrire sans mon aveu, entra dans ma chambre; je me réveillai avec horreur, croyant, avec raison, entendre le son d'une de ces voix sinistres auxquelles mes oreilles n'étaient que trop accoutumées. Je lui donnai un mot insignifiant que je signai; c'était tout ce qu'il voulait, et je n'en ai plus entendu parler. J'ai toujours cru qu'il voulait se faire un rempart de ce billet, si les choses tournaient en notre faveur, et M. Hardi n'en doutait pas. En sortant de la maison, il dit aux gens de madame de Lède qu'il ne fallait pas que Pauline en sortît sans son aveu, paroles qu'ils retinrent avec soin, car ils étaient tous de grands patriotes et avaient beaucoup de considération pour un membre de la Commune.

Nous étions, Pauline et moi, comblées de marques d'amitié de cette bonne madame de Lède. Je me faisais un bonheur de la soigner et de partager avec elle les dangers qu'elle pouvait courir, lorsque je vis arriver chez moi M. Hardi, qui m'engagea à quitter Paris, où nous n'étions pas en sûreté: «Non, lui dis-je, je ne quitterai pas madame de Lède, que je regarde comme une mère, dans l'état de faiblesse où la réduisent des événements beaucoup trop forts pour son âge; je vivrai ou mourrai avec elle.»—«C'est fort bien pour vous, qui n'avez, dit-il, que les risques de chacun à courir, puisque vous avez été jugée et innocentée; il n'en est pas de même pour mademoiselle Pauline, qui, ayant été sauvée de la prison, pourrait être reprise et y être reconduite.» Et il me répéta que c'était très-sérieusement qu'il me donnait le conseil de l'éloigner de Paris, le plus promptement possible et de manière que personne ne pût découvrir le lieu de sa retraite, et qu'il viendrait le lendemain savoir ma détermination.

J'étais au désespoir d'être obligée de quitter madame de Lède, dans un moment où je pouvais lui être si utile, et je ne savais comment lui annoncer l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir rester plus longtemps chez elle. Elle me devina du premier mot; et comme elle s'oubliait toujours pour s'occuper de ceux qu'elle aimait, elle fut la première à m'engager à presser mon départ. M. Hardi vint me revoir le lendemain, et je le priai de me choisir un endroit où je pusse vivre inconnue et en sûreté. Il me loua deux chambres à Vincennes et me dit que je pouvais, sans me compromettre, mener avec moi la vieille bonne de ma fille, et ma femme de chambre comme cuisinière, si elle voulait s'engager à en prendre le costume, et qu'il viendrait nous prendre le lendemain pour nous y mener. Je lui parlai de l'engagement pris avec Truchon; il s'en moqua et nous confia qu'il était si peu accrédité, qu'il allait être obligé de quitter la Commune, et il rassura les gens de madame de Lède sur l'inquiétude qu'ils concevaient du départ de Pauline. J'embrassai, la mort dans l'âme, cette bonne et excellente parente. Un secret pressentiment m'avertissait que je ne la reverrais plus, et il ne me trompait pas; car, un mois après, j'eus la douleur d'apprendre qu'elle n'existait plus.

Nous partîmes de Paris le 7 septembre, sur les quatre heures après midi, et nous nous fîmes conduire en fiacre dans un café, où M. Hardi nous avait donné rendez-vous. Nous renvoyâmes notre fiacre et nous en prîmes un autre, un peu plus loin, pour gagner Vincennes. Il était temps, car on commençait à établir des corps de garde sur les barrières de cette route. L'adresse de M. Hardi parvint à surmonter toutes les difficultés, et nous arrivâmes à bon port à Vincennes.

Il nous donna d'abord le conseil de ne pas sortir et de ne pas nous mettre à la fenêtre, jusqu'à ce que nous fussions reconnues dans la maison pour être des gens calmes et tranquilles. Il nous dit qu'il viendrait nous voir de temps en temps, et qu'étant au courant de ce qui se passait, il nous ferait aller plus loin, s'il y avait du péril à rester si près de Paris. Il me promit de m'amener mon homme d'affaires, qui fut le seul dans la confidence du lieu de notre retraite. Ce fut pour moi une grande consolation. Il m'était fort attaché, et nous donna, dans tous les dangers que nous courûmes, des preuves de son entier dévouement.

Les précautions que nous prîmes pendant le courant de notre séjour à Vincennes s'adoucirent un peu à la longue. Nous nous promenions tous les jours dans de petits sentiers sous le bois de Vincennes, et nous allâmes même une fois à Paris voir une de mes sœurs, qui était religieuse et à qui la bonne madame de Lède avait loué un petit appartement, quand elle fut forcée de quitter son couvent. Nous ne vîmes personnes d'ailleurs, et nous passâmes quatre mois à Vincennes dans une entière solitude, mais plongées dans la plus profonde douleur. Toutes nos pensées se portaient vers le Temple, et nous ne voulûmes jamais penser à quitter la France, tant qu'elle renfermerait des êtres qui nous étaient si chers, et que nous ne pouvions nous résoudre à perdre de vue.

Je n'ai point parlé des périls qu'éprouva Pauline après le départ du Roi, non plus que ceux qu'elle courut le 3 septembre, lorsqu'on la sauva des massacres de la Force. J'ai pensé qu'il serait plus intéressant de les lui laisser raconter à elle-même, et j'ai joint, en conséquence, à ces mémoires la lettre qu'elle écrivit à la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa sœur, deux jours après sa sortie de l'affreuse prison de la Force.

COPIE D'UNE LETTRE

Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse de Béarn, à madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa sœur, dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en date du 8 septembre 1792.

Je n'ai eu que le temps de vous dire, chère Joséphine, que ma mère et moi étions hors de Paris; mais je veux vous raconter aujourd'hui comment nous échappâmes aux plus affreux dangers. Une mort certaine en était le moindre, tant la crainte des horribles circonstances dont elle pouvait être accompagnée augmente encore ma frayeur.

Je reprendrai l'histoire d'un peu loin, c'est-à-dire du moment où la prison mit fin à notre correspondance. Vous savez que, le 10 août, ma mère accompagna la famille royale à l'Assemblée. Restée seule aux Tuileries, dans l'appartement du Roi, je m'attachai à la bonne princesse de Tarente, aux soins de laquelle ma mère m'avait recommandée; et nous nous promîmes, quels que fussent les événements, de ne nous jamais séparer l'une de l'autre.

Bientôt après le départ du Roi, commença une canonnade dirigée contre le château. Nous entendîmes siffler les balles d'une manière effrayante. Les carreaux cassés et les fenêtres brisées faisaient un vacarme épouvantable. Pour nous mettre un peu à l'abri et n'être point du côté où on tirait le canon, nous nous retirâmes dans l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée. Là, il nous vint à l'idée de fermer les volets et d'allumer toutes les bougies des lustres et des candélabres, espérant que, si les brigands venaient à forcer notre porte, l'étonnement que leur causerait tant de lumières nous sauverait du premier coup et nous laisserait le temps de parler.

A peine notre arrangement était-il fini, que nous entendîmes des cris affreux dans la chambre précédente, et un cliquetis d'armes qui ne nous annonçait que trop que le château était forcé et qu'il fallait s'armer de courage. Ce fut l'affaire d'un moment; les portes furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main et les yeux hors de la tête, se précipitèrent dans la salle. Ils s'arrêtèrent un moment, étonnés de ce qu'ils voyaient, et de ne trouver qu'une douzaine de femmes dans la chambre (plusieurs dames de la Reine, de Madame Élisabeth et de madame de Lamballe s'étaient réunies avec nous). Ces lumières, répétées dans les glaces, en contraste avec les lumières du jour, firent un tel effet sur ces brigands, qu'ils en restèrent stupéfaits. Plusieurs dames se trouvèrent mal, entre autres madame de Genestoux, qui avait tellement perdu la tête, qu'elle se mit à genoux en balbutiant les mots de pardon. Nous la fîmes taire; et, pendant que je la rassurais, cette bonne madame de Tarente priait un jeune Marseillais d'avoir pitié de la faiblesse de la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme y consentit, et la tira aussitôt de la chambre; puis, revenant tout à coup à celle qui lui avait parlé pour une autre, et frappé d'un tel courage dans une pareille circonstance, il lui dit: «Je sauverai cette dame, vous aussi et votre compagne.» Effectivement, il mit madame de Genestoux entre les mains d'un de ses camarades, puis il prit madame de Tarente et moi chacune sous le bras, et nous mena hors de l'appartement. En sortant de l'appartement, il nous fallut passer sur les corps de Diert, garçon de la chambre de la Reine, et de Pierre, un de ses valets de pied, qui, n'ayant jamais voulu abandonner la chambre de leur maîtresse, avaient été victimes de leur attachement. Cette vue nous serra le cœur, et nous nous regardâmes, madame de Tarente et moi, pensant que nous aurions peut-être bientôt le même sort. Après beaucoup de peines, cet homme parvint enfin à nous faire sortir du château par une petite porte, près des souterrains. Nous nous trouvâmes sur la terrasse, puis à la porte du pont Royal. Là, notre homme nous quitta, ayant, dit-il, rempli l'engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries.

Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, croyant se soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement, sans proférer une seule parole, lorsque nous entendîmes des cris affreux derrière nous; et, en nous retournant, nous aperçûmes une foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main. Il en parut d'autres au même instant devant nous, sur le quai et par-dessus le parapet. Ces derniers nous couchaient en joue, en criant que nous étions les échappés des Tuileries. Pour la première fois de ma vie j'eus peur. Cette manière d'être massacrée me paraissait affreuse. Madame de Tarente parla à la multitude, et obtint que, sous escorte, nous serions conduites au district.

Il fallut traverser toute la place Louis XV, au milieu des morts et des mourants, car beaucoup de Suisses et de malheureux gentilshommes y avaient été massacrés[6]. Nous étions suivies d'un peuple immense qui nous accablait d'injures, en nous conduisant au district de la rue Neuve-des-Capucines.

Nous nous fîmes connaître au président du district. C'était un homme honnête et qui jugea promptement tout ce qu'avait de pénible et de dangereux la position où nous nous trouvions. Il donna un reçu de nos personnes, dit très-haut que nous serions conduites en prison, et parvint, par cette assurance, à congédier ceux qui nous avaient amenées. Se trouvant seul avec nous, il nous assura de son intérêt, et nous promit qu'à la chute du jour il nous ferait reconduire chez nous. Effectivement, il nous donna, sur les huit heures et demie du soir, deux personnes sûres pour nous reconduire, et nous fit passer par une porte de derrière, pour éviter les assassins qui entouraient la maison. Nous arrivâmes enfin chez la duchesse de la Vallière, grand'mère de madame de Tarente, et chez laquelle elle logeait. Je demandai à cette bonne princesse de ne la pas quitter de la nuit, et je couchai sur un canapé dans sa chambre.

Le lundi 13, à huit heures du matin, pendant que nous causions ensemble de tout ce qui nous était arrivé, nous entendîmes frapper à la porte. C'était mon frère, qui, ayant passé deux nuits auprès du Roi aux Feuillants, venait nous en donner des nouvelles et me dire que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre, que le Roi l'avait demandé à Péthion, qui l'avait accordé, et que, dans une heure, il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants. Cette nouvelle me fit un sensible plaisir. Je me trouvais heureuse de me retrouver avec ma mère, d'unir mon sort au sien et à celui de la famille royale.

J'arrivai à neuf heures aux Feuillants. Je ne puis exprimer la bonté avec laquelle je fus reçue du Roi et de la Reine. Ils me firent mille questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles; Mgr le Dauphin et Madame m'embrassèrent, en me témoignant une amitié touchante et me disant que nous ne nous séparerions plus.

Une demi-heure avant de quitter les Feuillants, Madame Élisabeth m'appela, m'emmena avec elle dans un cabinet, et me dit: «Chère Pauline, nous connaissons votre discrétion et votre attachement pour nous. J'ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais me débarrasser avant de partir d'ici; aidez-moi à la faire disparaître.» Nous prîmes cette lettre de huit pages, nous en déchirâmes quelques morceaux que nous essayâmes de broyer dans nos doigts et sous nos pieds; mais, comme ce moyen était très-long et qu'elle craignait qu'une trop longue absence ne donnât quelques soupçons, je pris une page de la lettre, je la mis dans ma bouche et je l'avalai. Madame Élisabeth en voulut faire autant, mais son cœur se soulevait; je m'en aperçus; et lui demandant les deux dernières pages de la lettre, je les avalai, de manière qu'il n'en resta aucun vestige. Nous rentrâmes dans la chambre, et l'heure du départ étant arrivée, la famille royale monta dans une voiture composée de la manière suivante:

Le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et Madame se placèrent dans le fond; Madame Élisabeth, Péthion et Manuel, sur le devant; madame la princesse de Lamballe, sur une banquette de portière avec ma mère; et moi avec Colonges, officier municipal, sur la banquette vis-à-vis. La voiture allait an petit pas. On traversa d'abord la place Vendôme, où la voiture s'arrêta. Et Manuel, faisant remarquer au Roi la statue de Louis XIV qui venait d'être renversée, eut l'insolence d'ajouter ces paroles: «Vous voyez comme le peuple traite les rois.» Le Roi rougit d'indignation; mais, se modérant à l'instant, il répondit avec un calme angélique: «Il est heureux, monsieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés.» Le plus profond silence suivit cette réponse et dura tout le long du chemin. On prit les boulevards, et le jour commençait à tomber lorsqu'on arriva au Temple.

La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés, et cet air de fête contrastait terriblement avec la position de la famille royale. Le Roi, la Reine et nous entrâmes dans un fort beau salon, où l'on resta plus d'une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions que l'on faisait pour savoir où étaient les appartements. On servit ensuite à souper, et l'on fut forcé de se mettre à table, quoique l'on n'eût guère envie de manger. Mgr le Dauphin tombait de sommeil et demandait à se coucher; ma mère pressait vivement pour savoir où était la chambre qu'on lui destinait. On annonça enfin qu'on allait l'y conduire.

On alluma des torches, on fit traverser la cour, puis un souterrain; on arriva enfin à la Tour du Temple, et nous y entrâmes par une petite porte, qui ressemblait fort à un guichet de prison.

La Reine et Madame furent établies dans la même chambre, qui était séparée de celle de Mgr le Dauphin par une petite antichambre, dans laquelle couchait madame de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et Madame Élisabeth, pour laquelle il n'y avait plus de chambre, dans une cuisine près celle du Roi, d'une saleté épouvantable. Cette bonne princesse dit à ma mère qu'elle se chargeait de moi, et elle fit effectivement mettre un lit de sangle pour moi à côté du sien. La chambre dans laquelle donnait cette cuisine était un corps de garde. On peut juger du bruit qui s'y faisait; nous passâmes ainsi la nuit, sans pouvoir dormir un instant.

Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui était déjà levée, et dont la chambre devait servir de salon. On y passait les journées entières, et on ne remontait au second que pour se coucher. On n'était jamais seuls dans cette chambre; un municipal y était toujours présent, et il était changé à toutes les heures.

Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des Tuileries, et je ne possédais que la robe que j'avais sur le corps lors de ma sortie du château. Madame Élisabeth, à qui on venait d'en envoyer quelques-unes, m'en donna une des siennes. Comme elle ne pouvait aller à ma taille, nous nous occupâmes à la découdre pour la refaire. Tous les jours, la Reine, Madame et Madame Élisabeth avaient l'extrême bonté d'y travailler; mais nous ne pûmes la finir avant de les quitter.

La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit lorsque nous entendîmes frapper à la porte de notre chambre, et on nous intima l'ordre de la Commune d'enlever du Temple madame la princesse de Lamballe, ma mère et moi. Madame Élisabeth se leva sur-le-champ, m'aida même à m'habiller, et me conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le monde sur pied, et le lit de Mgr le Dauphin déjà transporté dans la chambre de la Reine. Notre séparation d'avec la famille royale fut cruelle; et quoique l'on nous assurât que nous reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un instinct secret nous disait que nous les quittions au moins pour longtemps.

Nous traversâmes les souterrains aux flambeaux, et nous montâmes en fiacre à la porte du Temple. On nous conduisit d'abord à l'Hôtel de ville, et on nous établit dans une grande salle, séparées les unes des autres par un municipal, pour que nous ne pussions causer ensemble. Sur les trois heures du matin, la princesse de Lamballe fut appelée pour subir un interrogatoire. Il dura environ un quart d'heure, après lequel on appela ma mère. Je voulus la suivre; on s'y opposa, disant que j'aurais aussi mon tour. Ma mère demanda, dans la salle d'interrogatoire, dont les séances étaient publiques, que je fusse ramenée auprès d'elle. Mais elle fut refusée très-durement, en lui disant que je ne courais aucun danger, étant sous la sauvegarde du peuple.

On vint enfin me chercher et on me conduisit à la salle d'interrogatoire. Là, montée sur une estrade, on était en présence d'une foule immense de peuple qui remplissait la salle; il y avait aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes. Billaud de Varennes nous questionnait, et un secrétaire écrivait nos réponses sur un grand registre. On me demanda mon âge, et on me questionna beaucoup sur la journée du 10 août, me disant de déclarer ce que j'avais vu et entendu dire au Roi, à la Reine et à la famille royale. Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire. Je n'avais nulle peur, et je me sentais soutenue par une main invisible, qui ne m'a jamais abandonnée et m'a toujours fait conserver ma tête et mon sang-froid au milieu des plus grands dangers.

Je demandai d'être réunie à ma mère et de ne la pas quitter. Plusieurs voix s'élevèrent pour dire: «Oui, oui!» D'autres murmurèrent, et, l'interrogatoire fini, on me fit descendre de l'estrade sur laquelle j'avais été interrogée, et après avoir traversé plusieurs corridors, je me vis ramener à ma mère, qui était bien inquiète de ce que j'allais devenir; elle était alors avec madame de Lamballe, et nous fûmes toutes trois réunies.

Nous restâmes dans le cabinet de Tallien jusqu'à midi, que l'on vint nous chercher pour nous conduire dans la prison de la Force. On nous fit monter dans un fiacre. Il était entouré de gendarmes et suivi d'un peuple immense. Un officier de gendarmerie était avec nous dans la voiture, qui n'arriva qu'à une heure et demie à la Force. Ce fut par le guichet donnant dans la rue des Ballets que nous, entrâmes dans cette horrible prison. On nous fit passer d'abord par la salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms sur les registres de la prison.

Je n'oublierai jamais qu'un individu fort bien mis, qui se trouvait là, s'approcha de moi qui étais seule dans la chambre, et me dit: «Mademoiselle, votre position m'intéresse, et je vous donne le conseil de quitter vos petits airs de cour et d'être plus familière et plus affable.» Indignée de l'impertinence de ce monsieur, je le regardai fixement et lui répondis que telle j'avais été, telle je serais toujours; que rien ne pouvait changer mon caractère, et que l'impression qu'il pouvait remarquer sur mon visage n'était autre chose que l'image de ce qui se passait dans mon cœur, indigné des horreurs que nous voyions. Il se tut et se retira fort mécontent. Ma mère rentra alors dans la chambre, mais ce ne fut pas pour longtemps. Nous fûmes toutes trois séparées. On conduisit ma mère dans un cachot et moi dans un autre; je suppliai qu'on voulût bien nous réunir, mais on fut inexorable, et je me vis seule dans mon cachot.

Le guichetier vint m'apporter une cruche d'eau; c'était un très-bon homme, qui, me voyant au désespoir d'être séparée de ma mère et ne sollicitant d'autre consolation que d'y être réunie, fut touché de ma situation, et, imaginant me faire plaisir, il me laissa son petit chien afin de me donner une distraction: «Mais surtout ne me trahissez pas, dit-il; j'aurai l'air de l'avoir oublié par mégarde.»

A six heures du soir il revint me voir, et me trouvant toujours dans le même état de chagrin, il me dit: «Je vais vous confier un secret. Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre; ainsi vous n'êtes pas loin d'elle; d'ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir, dans une heure, la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra s'assurer si tout est dans l'ordre; n'ayez pas l'air de le savoir.»

J'entendis effectivement, quelque temps après, tirer les verrous de la chambre voisine, puis ceux de la mienne, et je vis entrer trois hommes dans ma chambre, dont je reconnus très-bien l'un pour être ce même Manuel qui avait conduit le Roi au Temple. Il trouva ma chambre humide, et parla de m'en faire changer. Je saisis cette occasion pour lui dire que tout m'était égal, séparée de ma mère; que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était de me réunir à elle. Je le lui demandai avec tant de vivacité qu'il m'en parut touché. Il eut l'air de réfléchir un moment, puis il dit: «Je dois revenir ici demain, nous verrons, et je ne vous oublierai pas.» Le pauvre guichetier, fermant la porte, me dit à voix basse: «Il est touché; je lui ai vu les larmes aux yeux; ayez courage: à demain.»

Ce bon François, car c'était le nom du guichetier, me donna de l'espoir, et me fit un bien que je ne puis exprimer. Je priai Dieu avec un calme et une tranquillité extrêmes, je me jetai tout habillée sur l'horrible grabat qui me servait de lit, et je m'endormis.

A sept heures du soir, je vis rentrer Manuel dans ma chambre; il me dit qu'il allait me conduire chez ma mère. Je crus voir en lui un libérateur; et quand j'aperçus ma pauvre mère si affligée, je me jetai entre ses bras, en croyant tous nos malheurs finis, puisque je me retrouvais auprès d'elle. Il fut si touché du bonheur que nous éprouvions et de la vivacité avec laquelle nous lui témoignions notre reconnaissance, que les larmes lui en vinrent aux yeux, et qu'il offrit à ma mère de la réunir à madame la princesse de Lamballe, et il fut la chercher sur-le-champ. Elle passa la nuit dans sa chambre, et je retournai dans la mienne pour cette seule nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint nous chercher, et nous conduisit dans la chambre qui avait été donnée à madame de Lamballe et qui était plus saine et plus commode que les autres. Nous étions toutes les trois réunies, seules, et nous éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos infortunes.

Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple; c'étaient nos effets que nous renvoyait la Reine, laquelle, avec cette bonté qui ne se démentait jamais, nous fit dire qu'elle avait eu soin de les réunir elle-même. Parmi eux se trouvait cette robe de Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut. Elle est pour moi le gage d'un éternel souvenir; je la garde avec un saint respect, et je la conserverai toute ma vie.

L'incommodité de notre logement, l'horreur de notre prison, le chagrin d'être séparées du Roi et de la famille royale, la sévérité avec laquelle cette séparation nous menaçait d'être traitées, m'attristaient fort, je l'avoue, et effrayaient extrêmement cette malheureuse princesse de Lamballe. Quant à ma mère, elle montrait cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes circonstances de sa vie, courage qui, n'ôtant rien à la sensibilité, laissait cependant à son âme la tranquillité nécessaire pour faire usage de son esprit, si l'occasion s'en présentait. Elle lisait, travaillait et causait d'une manière aussi calme que si elle n'eût rien craint; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même inquiète.

Nous étions depuis quinze jours dans ce triste séjour, lorsque, le 3 septembre, à une heure du matin, étant toutes trois couchées et dormant de ce sommeil qui laisse encore place à l'inquiétude, nous entendîmes les verrous de notre porte, et nous vîmes paraître un homme qui me dit: «Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement et suivez-moi.» Je tremblais et ne répondais ni ne remuais: «Que voulez-vous faire de ma fille?» dit ma mère à cet homme.—«Peu vous importe, répondit-il d'une manière qui me parut bien dure; il faut qu'elle se lève.»—«Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et suivez-le.» Il n'y avait rien à faire que d'obéir. Je me levai lentement. Cet homme restait toujours dans la chambre, en répétant: «Dépêchez-vous donc.»—«Dépêchez-vous, Pauline», me dit aussi ma mère. J'étais habillée, mais je n'avais pas changé de place. J'allai alors à son lit et je pris sa main. Cet homme, ayant vu que j'étais levée, s'approcha, me prit par le bras et m'entraîna malgré moi: «Adieu, Pauline, que Dieu vous protége, vous bénisse!» me cria ma mère. Je ne pouvais plus lui répondre; deux grosses portes étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m'entraînait toujours.

Comme nous descendions l'escalier, il entendit du bruit, et, d'un air inquiet et agité, il me fit entrer précipitamment dans un petit cachot, dont il ferma la porte à clef, et disparut. Ce cachot venait d'être occupé et était encore éclairé par un reste de bout de chandelle. Je la vis finir en moins d'un quart d'heure, et je ne puis vous exprimer ce que je ressentis et les réflexions sinistres que m'inspirait cette lueur, tantôt forte, tantôt mourante. Elle me représentait l'agonie, et me disposait à faire le sacrifice de ma vie, mieux que n'auraient pu faire les discours les plus touchants.

Je restai alors dans la plus profonde obscurité, et, quelque temps après, j'entendis ouvrir doucement ma porte; je fus appelée, et à la lueur d'une petite lanterne, je vis entrer un homme que je reconnus pour être le même qui m'avait enfermée dans ce petit cachot, et qui était à la salle du conseil à notre entrée à la Force, et m'avait donné les conseils dont j'avais été si choquée.

Il me fit marcher doucement; et, parvenu au bas de l'escalier, il me fit entrer dans une chambre, me montra un paquet et me dit de m'habiller dans ce que je trouverais dedans. Il referma ensuite la porte, et je restai immobile, sans agir ni presque penser.

Je ne sais combien de temps je restai dans cet état. Je n'en fus tirée que par le bruit de la porte qui s'ouvrit, et je vis paraître le même homme: «Quoi! vous n'êtes pas encore habillée, me dit-il d'un air inquiet; il y va de votre vie si vous ne sortez promptement d'ici.» Je regardai alors les habits qui étaient dans le paquet, et j'y vis des habits de paysanne. Ils me parurent assez larges pour aller par-dessus les miens, et je les eus passés en un instant. Cet homme me prit alors par le bras, et me fit sortir de la chambre. Je me laissai entraîner sans faire aucune question, aucune réflexion, et je voyais à peine ce qui se passait autour de moi. Lorsque nous fûmes hors des portes de la prison, j'aperçus, au plus beau clair de lune, une multitude prodigieuse de peuple, et je me vis entourée, dans le même moment, d'hommes armés de sabres, d'un air féroce, qui semblaient attendre quelque victime pour la sacrifier: «Voici un prisonnier que l'on sauve», crièrent-ils tous à la fois, en me menaçant de leurs sabres.

Ce même homme qui me conduisait faisait l'impossible pour les écarter de moi et se faire entendre. Je vis alors qu'il portait la marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris. Cette marque lui donnait la possibilité de se faire écouter, et on le laissa parler. Il leur dit que je n'étais pas prisonnière, qu'une circonstance m'avait fait trouver à la Force, et qu'il venait m'en tirer par ordre supérieur, n'étant pas juste de faire périr les innocents avec les coupables.

Cette phrase me fit frémir pour ma mère, qui y était restée enfermée; les discours de mon libérateur (car je vis clairement que c'était ce rôle qu'entreprenait cet homme dont les manières m'avaient paru si dures) faisaient effet sur la multitude, et l'on allait me laisser passer, lorsqu'un soldat en uniforme de garde national s'avança et dit au peuple qu'on le trompait, que j'étais mademoiselle de Tourzel, et qu'il me reconnaissait très-bien, m'ayant vue mille fois au Tuileries, chez Mgr le Dauphin, lorsqu'il y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de celui des autres prisonniers.

La fureur qui s'était calmée redoubla alors tellement contre moi et mon protecteur, que je crus bien fermement être à mon dernier moment, et que le service qu'il avait voulu me rendre serait celui de me conduire à la mort au lieu de me laisser attendre. Il ne se rebuta point. Son adresse, son éloquence, ou peut-être mon bonheur, me tirèrent encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de continuer notre chemin.

Nous pouvions encore rencontrer mille obstacles; nous étions obligés de passer par des rues où nous devions rencontrer beaucoup de peuple; j'étais bien connue et je courais le risque d'être encore arrêtée. Cette crainte détermina mon guide à me laisser dans une petite cour fort sombre, et par laquelle il ne devait passer personne, pour aller voir ce qui se passait dans les environs, et si nous pouvions continuer notre marche sans courir de nouveaux dangers. Il revint au bout d'une demi-heure, me disant qu'il croyait prudent de me faire changer de costume; et il m'apporta un habit, un pantalon et une redingote dont il voulait me faire revêtir. Je n'étais guère tentée d'user de ce déguisement; il me répugnait de périr sous des habits qui ne devaient pas être les miens; je m'aperçus heureusement qu'il n'avait apporté ni souliers ni chapeau; j'avais sur la tête un bonnet de nuit, des souliers de couleur aux pieds; le déguisement devenait donc impossible, et je restai comme j'étais.

Pour sortir de cette petite cour, il fallait repasser près des portes de la prison, qu'entouraient les assassins, ou traverser l'église du petit Saint-Antoine, dans laquelle se tenait une assemblée qui devait légaliser leur crimes. L'un ou l'autre de ces deux passages était également dangereux pour moi.

Nous choisîmes celui de l'église, et je fus obligée de la traverser en passant par les bas côtés, et me traînant presque à terre pour n'être pas aperçue de ceux qui composaient l'assemblée.

Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle d'un bas côté, et me plaçant derrière les débris d'un autel renversé, il me recommanda de ne pas remuer, quelque bruit que j'entendisse, et d'attendre son retour, qui serait le plus prompt possible. Je m'assis sur mes talons, et quoique j'entendisse un grand bruit et même des cris, je ne bougeai pas du lieu où il m'avait placée, résolue à y attendre le sort qui m'était destiné; et me remettant entre les mains de la Providence, je m'y abandonnai avec confiance, résignée à attendre la mort, si tels étaient ses décrets.

Je fus très-longtemps dans cette chapelle; je vis enfin arriver mon guide, et nous sortîmes de l'église avec les mêmes précautions que nous avions prises pour y entrer. Peu loin de là, mon libérateur (car je ne puis lui donner d'autre nom) s'arrêta devant une maison qu'il me dit être la sienne, me fit entrer dans une chambre, et, m'y ayant enfermée, me quitta sur-le-champ. J'eus un moment de joie en me retrouvant seule; mais je n'en jouis pas longtemps; le souvenir des périls que j'avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels ma mère était exposée, et je restai livrée à la plus mortelle inquiétude. Je m'y abandonnais depuis plus d'une heure, lorsque M. Hardy rentra (car il est temps de vous nommer celui auquel nous devons la vie). Il me parut encore plus effrayé que je ne l'avais encore vu: «Vous êtes connue, me dit-il, on sait que je vous ai sauvée; on veut vous ravoir, on croit que vous êtes ici; on pourrait venir vous y prendre; il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec moi, ce serait vous exposer à un danger certain. Prenez ceci, me dit-il, en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet noir. Écoutez bien tout ce que je vais vous dire, et n'en oubliez pas la moindre chose. En sortant de cette porte, vous tournerez à droite, puis vous prendrez la première rue à gauche, qui vous conduira à une petite place où aboutissent trois rues; vous prendrez celle du milieu, puis, auprès d'une fontaine, vous trouverez un passage qui vous conduira dans une autre grande rue; vous trouverez un fiacre arrêté près d'une allée sombre. Cachez-vous dans cette allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me voir paraître. Partez vite, et surtout n'oubliez pas ma leçon (qu'il me répéta encore une fois), car je ne saurais alors comment vous retrouver, et que deviendriez-vous?» Je vis la crainte qu'il avait que je ne me ressouvinsse pas bien de tous les renseignements qu'il m'avait donnés; et cette crainte, augmentant celle que j'avais déjà, me troubla tellement, qu'en sortant de sa maison je savais à peine si je devais tourner à droite ou à gauche; comme il vit de sa fenêtre que j'hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout ce qu'il m'avait dit.

Mes deux habillements l'un sur l'autre me donnaient une étrange figure; mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte; il me semblait que chacun me regardait avec étonnement. J'eus bien de la peine à arriver jusqu'à l'endroit où je devais trouver le fiacre, mais enfin je l'aperçus, et je ne puis vous dire la joie que j'en ressentis: je me crus pour lors absolument sauvée. Je me retirai dans l'allée sombre, attendant que M. Hardy parût. Il ne venait point; j'étais depuis plus d'un quart d'heure dans cette allée; mes craintes redoublèrent; si j'y restais plus longtemps, je craignais de paraître suspecte aux gens du voisinage; mais comment en sortir? où aller? Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me trouvais; si je faisais la moindre question, je pouvais me trouver dans un grand danger.

Comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je vis venir M. Hardy avec un autre homme. Ils me firent monter dans le fiacre et y montèrent avec moi. L'inconnu se plaça sur le devant de la voiture et me demanda si je le connaissais. Je le regardai et lui dis: «Vous êtes, je crois, M. Billaud de Varennes qui m'avez interrogé, à l'Hôtel de ville.»—«Il est vrai, dit-il; je vais vous conduire chez Danton et y prendre ses ordres à votre sujet.» Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs descendirent de voiture, montèrent chez lui, et revinrent peu après en me disant: «Vous voilà sauvée; il ne nous reste plus maintenant qu'à vous conduire dans un endroit où vous ne soyez pas connue; autrement il pourrait encore ne pas être sûr.»

Chargement de la publicité...