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Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3): Mémoires d'un Père pour servir à l'Instruction de ses enfans

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The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3)

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Title: Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3)

Author: Jean-François Marmontel

Annotator: Maurice Tourneux

Release date: January 11, 2009 [eBook #27773]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL (VOLUME 2 OF 3) ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

MÉMOIRES DE MARMONTEL

PUBLIÉS
AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX
TOME DEUXIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES

Rue de Lille, 7

M DCCC XCI

TABLE ANALYTIQUE DES MÉMOIRES

TOME PREMIER
LIVRE I

But de l'auteur en écrivant ses Mémoires.—Description de Bort et de ses environs.—Souvenirs d'enfance.—Première éducation.—Défaut de mémoire.—Portrait de la mère de Marmontel et des autres membres de la famille.—Entrée au collège de Mauriac.—Examen et admission à ce collège.—Réflexions de Marmontel sur ses premières études.—Le P. Bourzes, continuateur du P. Vanière.—Moeurs des écoliers de Mauriac, leurs travaux et leurs plaisirs.—Amalvy, modèle des écoliers.—Querelle de Marmontel avec le régent du collège.—Studieux emploi des vacances.—Premières amours.—Marmontel est placé par son père dans une maison de commerce à Clermont-Ferrand.—Il la quitte presque aussitôt et se croit une vocation ecclésiastique.—Son admission dans la classe de philosophie du collège de Clermont.—Velléité de passer chez les oratoriens de Riom.—Les jésuites lui procurent tout aussitôt des répétitions.—Promenade à Beauregard et bienveillant accueil de Massillon.—Nouvelles vacances sous le costume ecclésiastique.—Mort du père de Marmontel.—Désespoir et maladie de l'auteur.

LIVRE II

Séjour de Marmontel à Saint-Bonnet, et au château de Linars, comme précepteur.—Retraite au séminaire de Limoges.—Entretiens littéraires de Marmontel avec les directeurs du séminaire.—Présentation à l'évêque (Coetlosquet).—Plaisanterie du comte de Linars et ses conséquences.—Hospitalité d'un curé de campagne et de sa nièce.—Comment les jésuites de Clermont entendaient agrandir leur collège.—Démarches du P. Nolhac auprès de Marmontel pour l'engager à entrer dans la société.—Voyage de Bort à Toulouse; proposition de mariage avec la fille d'un muletier.—Au moment d'entrer au noviciat des jésuites, Marmontel consulte sa mère; réponse de celle-ci.—Premiers succès de l'auteur comme répétiteur de philosophie.—Il obtient une bourse au collège Sainte-Catherine.—Concours aux Jeux floraux.—Lettre de Voltaire.—Succès académiques.—Soutenance brillante de thèse.—Démêlés d'un boursier de Sainte-Catherine et d'un grand vicaire.—Pénitence au séminaire de Calvet.—Hésitation sur le choix d'une carrière.—Nouveau voyage à Bort.—Entretien de l'auteur et de sa mère; triste état de la santé de celle-ci.—Billet de Voltaire.—La Petite académie.—Départ de Toulouse.—Incidents de voyage.—Arrivée à Paris.

LIVRE III

Première visite à Voltaire et conseils de celui-ci.—Premier logement et premières ressources.—Vauvenargues.—Bauvin.—L'Observateur littéraire.—Prix à l'Académie française.—Grande pénurie.—Procédé délicat de Voltaire.—Marmontel précepteur du jeune Gilly, et introduit dans la famille Harenc.—Société choisie de Mme Harenc.—Nouveau prix de poésie à l'Académie française.—Mort de la mère de Marmontel.—Lecture de Denys le tyran, tragédie, aux acteurs de la Comédie-Française.—Rivalité de Mlle Gaussin et de Mlle Clairon au sujet d'un des principaux rôles.—Distribution des autres rôles et répétitions.—Lecture de Denys devant les conseillers favoris de Voltaire et de Mlle Clairon.—Résultat de leur délibération.—Tour d'un escroc gascon.—Plaidoyer de Boubée, avocat de Toulouse, pour Cammas, peintre de la ville, accusé de séduction.—Favier.—Générosité de Mme Harenc—Première représentation et succès de Denys.—Épître à Voltaire sur la mort de Vauvenargues.—Monet présente Marmontel à Mlle Navarre.—Séjour à Avenay.—Singulier aveu échappé à Mlle Navarre.—Fureur et départ de Marmontel.—Retour à Paris; réception que lui font ses amis.—Inquiétudes, chagrin et désespoir d'un amant trahi.—Visite du chevalier de Mirabeau.—Autre visite du même et de Mlle Navarre.—Consolations prodiguées à l'auteur par Mlle Clairon.—Reprise de Denys le tyran.—Un caprice de Clairon.—Démarche délicate de la part de Mlle Broquin.—Tentatives de rapprochement de la part de Clairon; refus de Marmontel.—Bons procédés du duc de Duras envers lui.—Lecture d'Aristomène à Voltaire.—Première représentation.—Action dramatique et maladie de Roselly.—Interruption et reprise d'Aristomène.

LIVRE IV

Liaison de Marmontel et de Mlle Marie Verrière.—Colère du maréchal de Saxe.—Double rupture.—Mariage de La Popelinière.—Son train de maison à Passy.—Lecture d'Aristomène chez Mme de Tencin.—Découverte de la cheminée secrète de Mme de La Popelinière, et conséquences de cette découverte.—Plaisirs, spectacles et distractions de tout genre offerts par La Popelinière à ses hôtes.—Cléopâtre, tragédie de Marmontel.—Les Héraclides, autre tragédie.—Incident de la première représentation.—Liaison de Marmontel avec d'Alembert, Mlle de Lespinasse, Diderot, d'Holbach, Helvétius, Grimm et J.-J. Rousseau.—Faveur de Marmontel auprès de Mme de Pompadour.—Elle lui conseille de tenter de nouveau la fortune dramatique.—Égyptus, tragédie.—Sa chute.—L'auteur obtient de M. de Marigny l'emploi de secrétaire des bâtiments du roi.—Le prince de Kaunitz.—Mercy-Argenteau, Starhemberg, Seckendorf.—Milord d'Albemarle et Mlle Gaucher, dite Lolotte.—Liaison de Lolotte avec le comte d'Hérouville; son mariage et sa fin.—Conseils de Mme de Tencin à Marmontel.—Livrets de divers ballets ou divertissements pour Rameau.—Liaison avec Cury et les autres intendants des Menus-Plaisirs.—Tribou.—Lolotte.—Contraste de cette société avec celle des philosophes.—Voltaire et la mort de Mme du Châtelet.—Son désir de plaire à la cour.—Motifs de sa disgrâce.—Faveur de Crébillon auprès du roi et de Mme de Pompadour.—Rivalité dramatique de Voltaire et de Crébillon (Sémiramis, Oreste, Rome sauvée).—Départ de Voltaire pour la Prusse ajourné, puis brusquement décidé; causes de ces retards et de ce revirement.—Discussion de Voltaire et d'un coutelier.—Départ de Marmontel pour Versailles.

TOME DEUXIÈME
LIVRE V

Entrée en fonctions de l'auteur auprès de M. de Marigny.—Qualités et défauts de celui-ci.—Vie de Marmontel à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, à Compiègne.—Nouvelles liaisons; l'abbé de La Ville, Dubois, premier commis de la guerre, Cromot du Bourg, Bouret, Mme Filleul.—Mariage de la soeur aînée de Marmontel avec M. Odde.—Emploi qu'obtient celui-ci.—Mme de Chalut.—Vers faits, à sa prière, pour la convalescence du Dauphin.—Plaisant embarras des jeunes époux au moment de remercier l'auteur.—Éducation d'Aurore de Saxe faite aux frais du Dauphin.—Portrait de Quesnay.—Mme de Marchais.—Réforme du costume au théâtre tentée par Mlle Clairon.—Remarques de Marmontel sur ses rapports avec Marigny.—Sur l'exil de Voltaire.—Sa collaboration à l'Encyclopédie.—Entrevue avec Mme de Pompadour, sollicitations et conseils.—Origine et fortune politique de Bernis.—Rapports de l'auteur avec lui durant son passage au ministère des affaires étrangères.—Singulière maladie guérie par un singulier remède de Genson.—Attribution de la direction du Mercure à Louis de Boissy, sur le conseil de Marmontel.—Reconnaissance, puis embarras de Boissy.—Origine des Contes moraux.—Marmontel titulaire du brevet, à la mort de Boissy.—Autre place de secrétaire du comte de Gisors, proposée à Marmontel, refusée par Suard et acceptée par Deleyre.—Retour de l'auteur à Paris.

LIVRE VI

Changements et progrès apportés à la composition du Mercure; collaborateurs recrutés par Marmontel: Malfilâtre, Colardeau, Thomas, J.-D. Le Roy, C.-N. Cochin.—Gallet et Panard.—Portrait de Mme Geoffrin.—Principaux habitués de son salon: d'Alembert, Dortous de Mairan, Marivaux, Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Thomas, Mlle de Lespinasse, Raynal, Galiani, Caraccioli, le comte de Creutz, Carle Van Loo, Soufflot, Boucher, Le Moyne, La Tour, le comte de Caylus.—Autres convives des petits soupers de Mme Geoffrin: Gentil-Bernard, Mme de Brionne, Mme de Duras, Mme d'Egmont, le prince Louis de Rohan.—Soupers chez Pelletier, fermier général, avec Gentil-Bernard, Monticourt, Collé.—Séjour de Marmontel à Chennevières, chez Cury.—Parodie de Cinna, rimée par celui-ci.—Marmontel en cite quelques vers chez Mme Geoffrin.—Il est accusé d'en être l'auteur, et s'en défend inutilement auprès des ducs d'Aumont et de Choiseul.—Lettre de cachet qui l'envoie à la Bastille.—Préparatifs de sa captivité.—Accueil bienveillant du gouverneur.—Installation et premier repas.—Un menu maigre et un menu gras.—Prévenances de M. d'Abadie.—Interrogatoire subi par Marmontel au sujet d'un sieur Durand, familier du salon de Mme Harenc.—Inquiétude que cette formalité cause à Marmontel.—Lettre de Mlle S** [Sau***?], et réponse du prisonnier.—Sa sortie et sa première visite à M. de Sartine.—Sermon de Mme Geoffrin, et regrets qu'elle en témoigne le lendemain.—Entrevue avec Choiseul.—Réponses de Marmontel aux inculpations dont il est l'objet.—Vains efforts du premier ministre pour lui faire rendre le brevet du Mercure.—Ce que ce journal devint sous l'abbé de La Garde et ses successeurs.

LIVRE VII

Réflexions de Marmontel sur son passé à cette date et sur ses projets d'avenir.—Sa situation et celle de sa famille.—Voyage en compagnie de Gaulard.—Séjour à Bordeaux.—Mésaventures de Le Franc de Pompignan.—Arrêts à Toulouse, Béziers, Montpellier, Nîmes, Avignon, Aix, Marseille.—Retour par Lyon et Genève.—Visite à Voltaire.—Son enthousiasme pour l'acteur L'Écluse.—Mme Denis comparée par son oncle à Mlle Clairon.—Genève et J.-J. Rousseau.—Huber et Cramer.—Le théâtre de Voltaire à Tournay.—Lecture de Tancrède et de la Pucelle.—Rentrée à Paris.—L'Épître aux poètes, de Marmontel, est couronnée par l'Académie française.—Origine d'Annette et Lubin.—Séjours à la Malmaison, à Croix-Fontaine, à Sainte-Assise, à Saint-Cloud, à Maisons-Alfort.—Intrigues académiques.—Présentation par Marmontel de sa Poétique française au roi, au Dauphin, à Mme de Pompadour, à Choiseul et à Praslin.—Candidature au fauteuil de Bougainville.—Conduite généreuse de Thomas dans cette circonstance.—Caractère ombrageux de Marivaux.—Singuliers griefs du président Hénault et de Moncrif contre Marmontel.—Mort de Cury.—Mlle de Lespinasse, ses origines, sa société, ses amours, sa mort.—Société du baron d'Holbach.—Motifs respectifs qui avaient éloigné Buffon et J.-J. Rousseau du parti encyclopédique.—Promenades de d'Holbach et de ses amis aux environs de Paris.

LIVRE VIII

Récit fait par Diderot à Marmontel des origines de sa rupture avec Rousseau.—Relations de Jean-Jacques avec le baron d'Holbach et avec Hume.—Séjour de Marmontel à Saumur, près de sa soeur et de son beau-frère.—Visite au comte d'Argenson, exilé aux Ormes.—Un bel esprit de l'académie d'Angers, et ses habiletés oratoires.—Maladies de l'auteur.—Conception de Bélisaire.—Lectures faite par l'auteur à Diderot et au prince héréditaire de Brunswick.—Démêlés de l'auteur avec les censeurs de la Sorbonne.—Conférence avec M. de Beaumont, archevêque de Paris, et les docteurs de la Sorbonne.—Plaisanteries de Voltaire et de Turgot au sujet des propositions condamnables extraites de Bélisaire par les casuistes.—Succès du livre dans diverses cours étrangères.—Voyage de Mmes Filleul et de Séran aux eaux d'Aix-la-Chapelle, où Marmontel les accompagne.—M. et Mme de Marigny (née Filleul) les y rejoignent.—Entretiens de Marmontel et des évêques de Noyon (Broglie) et d'Autun (Marbeuf).—Discours en faveur des paysans du Nord.—Portrait de Mme de Séran.—Sa présentation à la cour.—Tête-à-tête avec le roi.—Correspondance de Louis XV et de la jeune comtesse.—Rencontre de Marmontel avec le prince et la princesse de Brunswick.—Voyage à Spa avec Mme de Séran, M. et Mme de Marigny.—Imprudences funestes commises par Mme Filleul.—Politesses faites à Marmontel par Bassompierre, contrefacteur de ses oeuvres, à Liège.—Cabinet du chevalier Verhulst à Bruxelles.—Mort de Mme Filleul.—Son caractère, sa philosophie.—Déception de Marmontel au sujet d'une nièce de Mme Gaulard.

LIVRE IX

Séjours à Ménars.—Séjour à Maisons.—Le comte de Creutz présente Grétry à Marmontel.—Le Huron.—Lucile, Sylvain, l'Ami de la maison, Zémire et Azor.—Le Connaisseur.—Épilogue des relations de Louis XV et de Mme de Séran.—Marmontel vient loger dans l'hôtel de Mlle Clairon.—Encore la parodie de Cinna.—Entrevue de Marmontel et du duc d'Aumont.—Séjour du prince royal de Suède (Gustave III) à Paris.—Maladie de l'auteur.—Soins que lui prodiguent Bouvart et Mlle Clairon.—Rapports de Marmontel et du duc d'Aiguillon; retouches à un mémoire de Linguet, fureur de celui-ci.—Nomination de Marmontel au poste d'historiographe de France.—Succès de Zémire et Azor sur le théâtre de la cour, à Fontainebleau.—Discussion de l'auteur et du costumier.—L'Ami de la maison est moins bien accueilli.—La Fausse Magie.—La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu.—Ode à la louange de Voltaire.—Séjour de Marmontel chez Mme de Séran, au château de La Tour, en Normandie.—Liaison avec Mme de L. P ***.—Matériaux recueillis par l'auteur pour une histoire du règne de Louis XV.—Rapprochement opéré par Marmontel entre le duc de Richelieu et plusieurs membres de l'Académie française.—Communication des manuscrits de Saint-Simon.—Nouvelle collaboration à l'Encyclopédie.—Suicide de Bouret.—Sacre de Louis XV.—Portrait de la maréchale de Beauvau.—Querelle des gluckistes et des piccinistes.—Marmontel se range parmi ceux-ci.—Roland, opéra.—Liaison de l'auteur et des frères Morellet.

TOME TROISIÈME
LIVRE X

Mort de Mme Odde et de ses enfants.—Inquiétudes de Marmontel sur son propre avenir.—Mme et Mlle de Montigny, soeur et nièce de MM. Morellet.—Prédiction de l'abbé Maury à Marmontel.—Projets de bonheur.—Mariage de l'auteur et de Mlle de Montigny.—Liaison des nouveaux époux avec Mme d'Houdetot et Saint-Lambert.—Portrait de Mme Necker.—Mort du premier né de Mme Marmontel.—Inquiétude pour le second enfant.—Séjour à Saint-Brice.—Promenades à Montmorency.—Réflexions sur les ouvrages et le caractère de Rousseau.—Mort de Voltaire.—Polymnie, poème satirique sur la querelle des gluckistes et des piccinistes.—Retraite de Necker.—Mme de Vermenoux.—Atys, opéra.—Rapports de l'auteur avec Turgot.—Départ du comte de Creutz et du marquis de Caraccioli.—Mort de d'Alembert.—Nouvelle maladie de Marmontel et nouveaux soins de Bouvart.—Didon, opéra, musique de Piccini.—Son succès à la cour et à Paris.

LIVRE XI

Élection de Marmontel comme secrétaire perpétuel de l'Académie française.—Concert de M. de La Borde.—Réunion des amis de l'auteur à sa maison de campagne.—Mort d'un troisième enfant.—Pénélope, opéra.—Le Dormeur éveillé.—Succès de «lecteur» obtenus par Marmontel aux séances publiques de l'Académie française.—Candidature de l'abbé Maury.—Son différend avec La Harpe.—Son élection.—Mort et portrait de Thomas.—Élection de Morellet.—Éloge de Colardeau.—Poème sur la mort du duc de Brunswick.—Présents du comte d'Artois et du prince de Brunswick à ce sujet.—Situation prospère du ménage de Marmontel.—Liaison avec M. et Mme Desèze.—Procédés généreux de Calonne à l'égard de l'Académie française.—Plan général d'instruction publique demandé par Lamoignon à Marmontel.—Éloge de Sainte-Barbe et de ses méthodes d'enseignement.

LIVRE XII

Coup d'oeil sur les causes de la Révolution.—Portrait de Louis XVI.—Rentrée en grâce du comte de Maurepas; son passé, ses vues, sa politique, ses principes.—Renvoi de Terray.—Vues de Turgot, son successeur.—Émeute de 1775.—Renvoi de Turgot.—Passage aux affaires de Clugny et de Taboureau.—Ils sont remplacés par Necker.—Plans et vues de celui-ci; ses discussions avec Turgot.—Compte rendu au roi par Necker (1781).—Réfutation de Bourboulon.—Disgrâce de Sartine.—Ligue de Maurepas et de toute la cour contre Necker.—Sa démission est acceptée.—Ses successeurs, Joly de Fleury, d'Ormesson, Calonne.—Réputation, caractère et imprévoyance de celui-ci.—Première assemblée des notables (22 février 1787).—Discussion, sur le déficit, entre Necker et Calonne.—Exil de Necker.—Disgrâce de Calonne et de Miroménil.—Bouvard de Fourqueux est nommé contrôleur général, et Lamoignon garde des sceaux.—Notes confidentielles de Montmorin communiquées à Marmontel—Loménie de Brienne est nommé ministre des finances.

LIVRE XIII Portrait de Brienne.—Ses luttes contre le Parlement au sujet des édits sur le timbre et sur l'impôt territorial.—Lit de justice.—Exil du Parlement à Troyes.—Continuation de la lutte.—Séance royale.—Mouvement d'opinion en faveur de la réunion des Etats généraux.—Exil du duc d'Orléans à Villers-Cotterets.—Lit de justice (8 mai 1788).—Examen du nouveau système judiciaire.—Résistance des Etats de Bretagne et de Dauphiné.—Ressources désastreuses imaginées par Brienne.—Sa démission.—Situation déplorable du Trésor et de l'agriculture.—Impopularité et suicide de Lamoignon.—Projets de Necker.—Seconde convocation des notables (3 novembre 1788).—Opinion de six bureaux touchant le mode de représentation du tiers aux Etats généraux.—Conseil d'État du 27 décembre 1788.—Choix de Versailles pour lieu de réunion des États.—Ce que voulait Necker et ce qui aurait pu arriver.

LIVRE XIV

Marmontel membre de l'assemblée primaire du district des Feuillants et de l'assemblée électorale.—Rôle de Duport.—Influence des avocats dans ces réunions préliminaires.—Target élu président de l'assemblée électorale aux Heu et place d'Angran d'Alleray.—Échec de Marmontel contre Sieyès.—Dialogue de l'auteur et de Chamfort.—Ouverture des États généraux.—Discours du roi.—Exposé présenté par Necker.

LIVRE XV

Contestation entre le tiers et les deux autres ordres au sujet du mode de délibération et de la vérification des pouvoirs.—Arrêté pris le 10 juin par le tiers touchant cette vérification.—Autre arrêté (17 juin) spécifiant que le tiers s'appellerait désormais Assemblée nationale.—Embarras de Necker.—Projet d'une séance royale et d'une déclaration que devait lire le roi.—Discours du duc de Luxembourg, président de l'ordre de la noblesse, au roi.—Serment du Jeu de paume.—Adhésion de deux archevêques, de deux évêques et de cent quarante-cinq députés du clergé au tiers.—Séance royale du 23.—Motifs de l'abstention de Necker.—Disparates sensibles dans la déclaration lue par le roi.—Décret du tiers touchant l'inviolabilité des députés.—Necker offre sa démission.—Il est acclamé par le peuple, et par l'Assemblée.—Union des communes.—Division des deux autres ordres.—Réunion plénière (27 juin).—Ovation à la famille royale et à Necker.—Symptômes d'agitation et bruits alarmants.—Rassemblements et motions au Palais-Royal.—Délivrance des gardes-françaises enfermés à l'Abbaye.—Adresse du peuple à l'Assemblée.

LIVRE XVI

Imprévoyance de la cour.—Adresse au roi (rédigée par Mirabeau).—Réponse du roi.—Du droit de veto.—Renvoi des ministres.—Agitation dans Paris.—Charge du prince de Lambesc.—L'agitation redouble; on court aux armes.—Promesse imprudente de Flesselles.—Formation d'une armée citoyenne et adoption d'une cocarde.—Pillage du magasin d'armes des Invalides.

LIVRE XVII

Attaque et reddition de la Bastille.—Récit d'Élie, l'un des vainqueurs, recueilli par Marmontel.—Massacre de de Launey, de ses principaux officiers et de Flesselles.—Motion du baron de Marguerittes à l'Assemblée nationale.—Discours du roi.—Réception, à Paris, de la députation choisie par l'Assemblée.—Discours de La Fayette et de Lally-Tolendal.—Visite du roi à l'Hôtel de ville.—Discours de Lally-Tolendal.

LIVRE XVIII

Discussion de la prérogative royale touchant la nomination des ministres.—Meurtre de Foulon et de Bertier.—Massacres commis en province.—Retour de Necker et arrêté d'amnistie qu'il obtient des électeurs de Paris.—Improbation des districts.—Épuisement des finances.—Abandon des privilèges (4 août).—Journées des 5 et 6 octobre.—Retour du roi et de l'Assemblée à Paris.—Précis des autres événements accomplis jusqu'à la séparation de la Constituante.—Départ et adieux de l'abbé Maury.—Entrée en fonctions de l'Assemblée législative.—Départ de Marmontel et de sa famille pour la Normandie.—Journée du 10 août et ses conséquences.—Lorry, ancien évèque d'Angers, vient chercher un abri auprès de Marmontel.—Sommaire des événements depuis la réunion de la Convention nationale (21 septembre 1792) jusqu'à la mort du Dauphin (20 prairial an III-8 juin 1795).

LIVRE XIX

Commencement de la Terreur.—Maladie et mort de Charpentier, précepteur des enfants de Marmontel.—Dom Honorat.—Retour à Abbeville; réflexions de l'auteur sur sa situation actuelle.—Gravité croissante des événements publics.—Lois du 10 mars 1793, du 22 prairial an II (10 juin 1794).—Excès commis par Carrier, Collot d'Herbois et Le Bon.—Le 9 thermidor.—Fermeture du club des Jacobins.—Journée du 1er prairial.—Constitution des deux Conseils et du Directoire.—Pouvoirs étendus confiés à celui-ci.

LIVRE XX

Retour de Marmontel sur lui-même.—Nouveaux Contes moraux.—Cours de grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, rédigés pour ses enfants.—Rédaction des présents Mémoires.—Aveu de l'auteur à ce sujet.—Assemblée primaire du canton de Gaillon.

MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS

LIVRE V

Après avoir vu M. de Marigny, mon premier soin, en arrivant à Versailles, fut d'aller remercier Mme de Pompadour. Elle me témoigna du plaisir à me voir tranquille, et, d'un air de bonté, elle ajouta: «Les gens de lettres ont dans la tête un système d'égalité qui les fait quelquefois manquer aux convenances. J'espère, Marmontel, qu'à l'égard de mon frère vous ne les oublierez jamais.» Je l'assurai que mes sentimens étoient d'accord avec mes devoirs.

J'avois déjà fait connoissance avec M. de Marigny dans la société des intendans des Menus-Plaisirs, et par eux j'avois su quel étoit l'homme à qui sa soeur m'avoit recommandé de ne manquer jamais. Quant à l'intention, j'étois bien sûr de moi; la reconnoissance elle seule m'eût inspiré pour lui tous les égards que ma position et sa place exigeoient de la mienne; mais à l'intention il falloit ajouter l'attention la plus exacte à ménager en lui un amour-propre inquiet, ombrageux, susceptible à l'excès de méfiance et de soupçons: La foiblesse de craindre qu'on ne l'estimât pas assez, et qu'on ne dît de lui, malignement et par envie, ce qu'il y avoit à dire sur sa naissance et sa fortune; cette inquiétude, dis-je, étoit au point que, si en sa présence on se disoit quelques mots à l'oreille, il en étoit effarouché. Attentif à guetter l'opinion qu'on avoit de lui, il lui arrivoit souvent de parler de lui-même avec une humilité feinte pour éprouver si l'on se plairoit à l'entendre se dépriser; et alors, pour peu qu'un sourire ou un mot équivoque eût échappé, la blessure en étoit profonde et sans remède. Avec les qualités essentielles de l'honnête homme, et quelques-unes même des qualités de l'homme aimable, de l'esprit, assez de culture, un goût éclairé dans les arts, dont il avoit fait une étude (car tel avoit été l'objet de son voyage en Italie), et, dans les moeurs, une droiture, une franchise, une probité rare, il pouvoit être intéressant autant qu'il étoit aimable. Mais en lui l'humeur gâtoit tout; et cette humeur étoit quelquefois hérissée de rudesse et de brusquerie.

Vous sentez, mes enfans, combien j'avois à m'observer pour être toujours bien avec un homme de ce caractère; mais il m'étoit connu, et cette connoissance étoit la règle de ma conduite. D'ailleurs, soit à dessein, soit sans intention, il m'avertit, par son exemple, de la manière dont il vouloit que je fusse avec lui. Étions-nous seuls, il avoit avec moi l'air amical, libre, enjoué, l'air enfin de la société où nous avions vécu ensemble. Avions-nous des témoins, et singulièrement pour témoins des artistes, il me parloit avec estime et d'un air d'affabilité; mais, dans sa politesse, le sérieux de l'homme en place et du supérieur se faisoit ressentir. Ce rôle me dicta le mien. Je distinguai en moi le secrétaire des bâtimens de l'homme de lettres et de l'homme du monde; et en public, je donnai aux deux académies dont il étoit le chef, et à tous les artistes employés sous ses ordres, l'exemple du respect que nous devions tous à sa place. Personne, à ses audiences, n'avoit le maintien, le langage plus décemment composé que moi. Tête à tête avec lui ou dans la société de nos amis communs; je reprenois l'air simple qui m'étoit naturel, jamais pourtant ni l'air ni le ton familier. Comme le badinage ne pouvoit jamais être égal entre nous, je m'y refusois doucement. Il avoit dans l'esprit certain tour de plaisanterie qui n'étoit pas toujours assez fin ni d'assez bon goût, et dont il aimoit à s'égayer; mais il ne falloit pas s'y jouer avec lui. Jamais railleur n'a moins souffert la raillerie. Un trait plaisant qui l'auroit effleuré légèrement l'auroit blessé. Je vis donc qu'avec lui il falloit m'en tenir à une gaieté modérée, et je n'allai point au delà. De son côté, lui, qui dans ma réserve apercevoit quelque délicatesse, voulut bien me tenir toujours un langage analogue au mien. Seulement quelquefois, sur ce qui le touchoit, il sembloit vouloir essayer mon sentiment et ma pensée. Par exemple, lorsqu'il obtint, dans l'ordre du Saint-Esprit, la charge qui le décoroit, et que j'allai lui en faire compliment: «Monsieur Marmontel, me dit-il, le roi me décrasse.» Je répondis, comme je le pensois, que «sa noblesse, à lui, étoit dans l'âme, et valoit bien celle du sang». Une autre fois, revenant du spectacle, il me raconta qu'il y avoit passé un mauvais moment; qu'étant assis au balcon du théâtre, et ne songeant qu'à rire de la petite pièce que l'on représentoit, il avoit tout à coup entendu l'un des personnages, un soldat ivre, qui disoit: «Quoi! j'aurois une jolie soeur, et cela ne me vaudra rien, lorsque tant d'autres font fortune par leurs arrière-petites-cousines!» «Figurez-vous, ajouta-t-il, mon embarras et ma confusion. Heureusement le parterre n'a pas fait attention à moi.—Monsieur, lui répondis-je, vous n'aviez rien à craindre; vous justifiez si bien ce que l'on fait pour vous que personne ne pense à le trouver mauvais.» Et, en effet, je lui voyois remplir si dignement sa place qu'à son égard la faveur me sembloit n'être que la simple équité.

Ce fut ainsi que je fus cinq ans sous ses ordres sans le plus léger mécontentement ni de son côté ni du mien, et qu'en quittant la place qu'il m'avoit accordée je le conservai pour ami. J'eus même le bonheur de lui être utile plus d'une fois à son insu auprès de madame sa soeur, qui lui reprochoit de la dureté dans les réponses négatives qu'il faisoit aux demandes qui lui étoient adressées. «C'est moi, Madame, lui disois-je, qui ai minuté ces réponses»; et je les lui communiquois. «Mais avec ce monde, ajoutois-je, de quelque politesse qu'un refus soit assaisonné, il leur semblé toujours amer.—Et pourquoi tant de refus? disoit-elle; n'ai-je pas assez d'ennemis sans qu'on m'en fasse de nouveaux?—Madame, lui répliquai-je enfin, c'est l'inconvénient de sa place, mais c'en est aussi le devoir; il n'y a pas de milieu: ou il faut qu'il s'en rende indigne en trahissant les intérêts du roi pour complaire aux gens de la cour ou qu'il se refuse aux dépenses folles qu'on lui demande de tous côtés.—Comment faisoient les autres? insistoit cette femme foible.—Les autres faisoient mal, s'ils ne faisoient pas comme lui; mais observez, Madame, qu'on exigeoit moins d'eux: car les abus vont toujours en croissant, et peut-être attend-on de lui des complaisances plus timides. Mais moi, qui connois ses principes, j'ose vous assurer qu'il quitteroit sa place plutôt que de mollir sur l'article de son devoir.—Vous êtes un brave homme, me dit-elle, et je vous sais bon gré de l'avoir si bien défendu.»

Je n'ai eu guère de meilleur temps en ma vie que les cinq années que je passai à Versailles; c'est que Versailles étoit pour moi divisé en deux régions: l'une étoit celle de l'intrigue, de l'ambition, de l'envie, et de toutes les passions qu'engendrent l'intérêt servile et le luxe nécessiteux: je n'allois presque jamais là; l'autre étoit le séjour du travail, du silence, du repos après le travail, de la joie au sein du repos, et c'étoit là que je passois ma vie. Libre d'inquiétude, presque tout à moi-même, et n'ayant guère que deux jours de la semaine à donner au léger travail de ma place, je m'étois fait une occupation aussi douce qu'intéressante: c'étoit un cours d'études où, méthodiquement et la plume à la main, je parcourois les principales branches de la littérature ancienne et moderne, les comparant l'une avec l'autre, sans partialité, sans égards, en homme indépendant, et qui n'auroit été d'aucun pays ni d'aucun siècle. Ce fut dans cet esprit que, recueillant de mes lectures les traits qui me frappoient et les réflexions que me suggéroient les exemples, je formai cet amas de matériaux que j'employai d'abord dans mon travail pour l'Encyclopédie, d'où je tirai ensuite ma Poétique françoise, et que j'ai depuis rassemblés dans mes Élémens de littérature. Nulle gêne dans ce travail, nul souci de l'opinion et des jugemens du vulgaire. J'étudiois pour moi, je déposois en homme libre mes sentimens et mes pensées; et ce cours de lectures et de méditations avoit pour moi d'autant plus d'attrait qu'à chaque pas je croyois découvrir entre les intentions de l'art et ses moyens, entre ses procédés et ceux de la nature, des rapports qui pouvoient servir à fixer les règles du goût. J'avois peu de livres à moi; mais la Bibliothèque royale m'en fournissoit en abondance. J'en faisois bonne provision pour les voyages de la cour, où je suivois M. de Marigny; et les bois de Marly, les forêts de Compiègne et de Fontainebleau, étoient mes cabinets d'étude. Je n'avois pas le même agrément, à Versailles, et la seule incommodité que j'y éprouvois étoit le manque de promenades. Le croira-t-on? ces jardins magnifiques étoient impraticables dans la belle saison; surtout quand venoient les chaleurs, ces pièces d'eau, ce beau canal, ces bassins de marbre entourés de statues où sembloit respirer le bronze, exhaloient au loin des vapeurs pestilentielles; et les eaux de Marly ne venoient, à grands frais, croupir dans ce vallon que pour empoisonner l'air qu'on y respiroit. J'étois obligé d'aller chercher un air pur et une ombre saine dans les bois de Verrières ou de Satory.

Cependant, pour moi, les voyages ne se ressembloient pas: à Marly, à Compiègne, je vivois solitaire et sombre. Il m'arriva une fois à Compiègne d'être six semaines au lait pour mon plaisir et en pleine santé. Jamais mon âme n'a été plus calme, plus paisible, que durant ce régime. Mes jours s'écouloient dans l'étude avec une égalité inaltérable; mes nuits n'étoient qu'un doux sommeil; et, après m'être éveillé le matin pour avaler une ample jatte du lait écumant de ma vache noire, je refermois les yeux pour sommeiller encore une heure. La discorde auroit bouleversé le monde, je ne m'en serois point ému. À Marly, je n'avois qu'un seul amusement: c'étoit le curieux spectacle du jeu du roi dans le salon. Là j'allois voir, autour d'une table de lansquenet, le tourment des passions concentrées par le respect, l'avide soif de l'or, l'espérance, la crainte, la douleur de la perte, l'ardeur du gain, la joie après une main pleine, le désespoir après un coupe-gorge, se succéder rapidement dans l'âme des joueurs, sous le masque immobile d'une froide tranquillité.

Ma vie étoit moins solitaire et moins sage à Fontainebleau. Les soupers des Menus-Plaisirs, les courses aux chasses du roi, les spectacles, étoient pour moi de fréquentes dissipations; et je n'avois pas, je l'avoue, le courage de m'en défendre.

À Versailles j'avois aussi mes amusemens, mais réglés sur mon plan d'étude et de travail, de façon à ne jamais être que des délassemens pour moi. Ma société journalière étoit celle des premiers commis, presque tous gens aimables, et faisant à l'envi la meilleure chère du monde. Dans l'intervalle de leurs travaux, ils se donnoient le plaisir de la table: ils étoient gourmands à peu près pour la même raison que le sont les dévots. L'abbé de La Ville[1], par exemple, étoit l'homme du monde le plus soigneux de se procurer de bons vins. Tous les ans, son maître d'hôtel alloit recueillir la mère goutte des meilleurs celliers de Bourgogne, et suivoit de l'oeil ses tonneaux. J'étois de ses dîners, et j'y figurais assez bien.

Le premier commis de la guerre, Dubois[2], étoit celui qui avoit pour moi l'amitié la plus franche; nous étions familiers ensemble au point de nous tutoyer. Il n'étoit point de service qu'il ne m'eût rendu dans sa place, si je lui en avois offert l'occasion; mais, pour moi personnellement, je ne songeois qu'à me réjouir; et, si je retirai quelque avantage de la société des premiers commis, ce fut sans y avoir pensé, et de leur propre mouvement. Vous allez en voir un exemple.

De ces laborieux sybarites, le plus vif, le plus séduisant, le plus voluptueux, avec la santé la plus frêle, étoit ce Cromot[3], qu'on a vu depuis si brillant sous tant de ministres. La facilité, l'agrément, la prestesse de son travail, et surtout sa dextérité, les captivoient en dépit d'eux-mêmes.

Il étoit, quand je le connus, le secrétaire intime et favori de M. de Machault. C'étoit une liaison que bien des gens m'auroient enviée, mais dont l'agrément faisoit seul le prix dont elle étoit pour moi. Dans le même temps, la fortune, qui se mêloit de mes affaires à mon insu, me fit rencontrer à Versailles la bonne amie de Bouret, fermier général, qui tenoit le portefeuille des emplois, connoissance non moins utile. Cette femme, qui fut bientôt mon amie, et qui l'a été jusqu'à son dernier soupir, étoit la spirituelle, l'aimable Mme Filleul[4]. Elle étoit retenue à souper à Versailles, et j'étois invité à souper avec elle: je m'en excusai en disant que j'étois obligé de me rendre à Paris. Elle, aussitôt, m'offrit de m'y mener, et j'acceptai une place dans sa voiture. La connoissance faite, elle parla de moi à son ami Bouret, et lui donna vraisemblablement quelque envie de me connoître. Ainsi se disposoient pour moi les circonstances les plus favorables au plus cher objet de mes voeux.

Ma soeur aînée étoit en âge d'être mariée; et, quoique je n'eusse qu'une bien petite dot à lui donner, il se présentoit pour elle dans mon pays nombre de partis convenables. Je préférai celui qui, du côté des moeurs et des talens, m'étoit connu pour le meilleur, et mon choix se trouva le même que ma soeur auroit fait en suivant son inclination. Odde, mon condisciple, avoit été dès le collège un modèle de piété, de sagesse, d'application. Son caractère étoit doux et gai, plein de candeur, et d'une égalité parfaite; incorruptible dans ses moeurs, et toujours semblable à lui-même. Il vit encore; il est à peu près de mon âge; et je ne crois pas qu'il y ait au monde une âme plus pure. Il n'y a eu pour lui de changement et de passage que de l'âge de l'innocence à l'âge de la vertu. Son père, en mourant, lui avoit laissé peu de bien, mais pour héritage un ami rare et précieux. Cet ami, dont M. Turgot m'a fait souvent l'éloge, étoit un M. de Maleseigne[5], vrai philosophe, qui, dans notre ville isolée, presque solitaire, passoit sa vie à lire Tacite, Plutarque, Montaigne, à prendre soin de ses domaines et à cultiver ses jardins. «Qui croiroit, me disoit M. Turgot, que, dans une petite ville du Limosin, un tel homme seroit caché? En matière de gouvernement, je n'en ai jamais vu de plus instruits ni de plus sages.» Ce fut ce digne ami de M. Odde qui me fit pour lui la demande de la main de ma soeur; j'en fus flatté; mais dans sa lettre je crus entrevoir l'espérance qu'Odde, par mon crédit, obtiendroit un emploi. Je répondis que je ferois pour lui tout ce qui me seroit possible; mais que, mon crédit n'étant pas tel qu'on le croyoit dans ma province, je n'étois sûr de rien moi-même, et que je ne promettois rien. M. de Maleseigne me répliqua que ma bonne foi valoit mieux que des assurances légères, et le mariage fut conclu.

Ce fut un mois après que, Bouret venant travailler avec le ministre des finances pour remplir les emplois vacans, je dînai avec lui chez son ami Cromot. Difficilement auroit-on réuni deux hommes d'un esprit naturel plus vif, plus preste, plus fertile en traits ingénieux que ces deux hommes-là. Dans Cromot, cependant, l'on voyoit plus d'aisance, de grâce habituelle et de facilité; dans Bouret, plus d'ardeur dans le désir de plaire et de bonheur dans l'à-propos. Tous les deux furent, à ce dîner, d'une gaieté qui l'anima, et au ton de laquelle je fus bientôt moi-même; mais, au sortir de table, Bouret déploya une longue liste d'aspirans aux emplois vacans et de solliciteurs pour eux. Ces solliciteurs étoient tous gens considérables. C'étoient le duc un tel, la marquise une telle, les princes du sang, la famille royale; en un mot, la ville et la cour. «Où en suis-je donc, moi, m'écriai-je, qui, en mariant ma soeur à un jeune homme instruit, versé dans les affaires, plein d'esprit et de sens, et, de plus, honnête homme, lui ai donné pour dot l'espérance d'obtenir un emploi par mon foible crédit? Je vais lui écrire de ne pas s'en flatter.—Pourquoi, me dit Bouret, pourquoi jouer à votre soeur le mauvais tour d'affliger son mari? l'amour triste est bien froid; laissez-leur l'espérance: c'est un bien, en attendant mieux.»

Ils me quittèrent pour aller travailler avec le ministre; et, quand je fus retiré chez moi, un garçon de bureau vint, de leur part, me demander les noms de mon beau-frère. Le soir même il eut un emploi. Je n'ai pas besoin de vous dire quel fut le lendemain l'élan de ma reconnoissance. Ce fut l'époque d'une longue amitié entre Bouret et moi. J'en parlerai plus à loisir.

L'emploi donné à M. Odde me parut cependant et trop oiseux et trop obscur pour un homme de son talent. Je l'échangeai contre un emploi plus difficile et de moindre valeur, afin qu'en se faisant connoître il pût contribuer à son avancement. Le lieu de sa destination étoit Saumur. En s'y rendant, sa femme et lui, ils vinrent me voir à Paris; et je ne puis exprimer la joie dont ma soeur fut pénétrée en m'embrassant. Je les possédai quelques jours. Mes amis eurent la bonté de leur faire un accueil auquel je fus sensible. Dans les dîners qu'on nous donnoit, c'étoit un spectacle touchant que de voir les yeux de ma soeur continuellement attachés sur moi sans pouvoir se rassasier du plaisir de ma vue. Ce n'étoit pas en elle un amour fraternel, c'étoit un amour filial.

À peine arrivée à Saumur, elle se lia d'amitié avec une parente de Mme de Pompadour, dont le mari avoit, dans cette ville, un emploi de deux mille écus. C'étoit l'emploi du grenier à sel. Ce jeune homme, appelé M. de Blois, se trouvoit attaqué de la maladie dont mon père, ma mère et mon frère étoient morts. Nous savions trop qu'elle étoit incurable; et Mme de Blois ne dissimula point à ma soeur que son mari n'avoit que peu de temps à vivre. «Ce seroit pour moi, lui dit-elle, ma bonne amie, au moins quelque consolation si son emploi passoit à M. Odde. Mme de Pompadour en disposera; engagez votre frère à le lui demander pour vous.» Ma soeur me donna cet avis; j'en profitai; l'emploi me fut promis. Mais, à la mort de M. de Blois, l'intendant de Mme de Pompadour m'annonça qu'elle venoit d'accorder ce même emploi, pour dot, à l'une de ses protégées. Frappé comme d'un coup de massue, je me rendis chez elle; et, comme elle passoit pour aller à la messe, je lui demandai avec une respectueuse assurance l'emploi qu'elle m'avoit promis pour le mari de ma soeur. «Je vous ai oublié, me dit-elle en courant, et je l'ai donné à un autre, mais je vous en dédommagerai.» Je l'attendis à son retour, et je lui demandai un moment d'audience. Elle me permit de la suivre.

«Madame, lui dis-je, ce n'est plus un emploi ni de l'argent que je vous demande, c'est mon honneur que je vous conjure de me laisser, car, en me l'ôtant, vous me donneriez le coup de la mort.» Ce début l'étonna, et je continuai: «Aussi sûr de l'emploi que vous m'aviez promis que si je l'avois obtenu, je l'ai annoncé à mon beau-frère. Il a dit dans Saumur que j'en avois votre parole; il l'a écrit à sa famille et à la mienne; deux provinces en sont instruites; je m'en suis moi-même vanté et à Versailles et à Paris, en y parlant de vos bienfaits. Or, Madame, personne ne se persuadera que vous eussiez accordé à un autre l'emploi que vous m'auriez formellement promis. On sait que vous avez mille moyens de faire du bien à qui vous voulez. Ce sera donc moi qu'on accusera de jactance, de mauvaise foi, de mensonge, et me voilà déshonoré. Madame, j'ai su vaincre l'adversité, j'ai su vivre dans l'indigence; mais je ne sais pas vivre dans la honte et le mépris des gens de bien. Vous avez la bonté de vouloir dédommager mon beau-frère; mais moi, après avoir passé pour un menteur impudent, me rendrez-vous, Madame, la réputation d'honnête homme, la seule dont je sois jaloux? Vos bienfaits effaceront-ils la tache qu'elle aura reçue? Dédommagez, Madame, ces autres protégés de l'emploi qu'un moment d'oubli vous a fait leur promettre. Il vous est très facile de leur en procurer un plus avantageux; mais ne me faites pas, à moi, un tort irréparable, et qui me réduiroit au dernier désespoir.» Elle voulut me persuader d'attendre, et que ma soeur n'y perdroit rien; mais je persistai à lui dire que «c'étoit l'emploi de Saumur que je m'étois vanté d'avoir, et que je n'en voulois point d'autre, dût-il être cent fois meilleur». À ces mots, je me retirai, et l'emploi me fut accordé.

J'avois, comme on le voit, et comme on va le voir encore, pour faire ma propre fortune, des facilités qui auroient pu exciter mon ambition; mais, ayant pourvu au bien-être de ma famille, j'étois si content, si tranquille, que je ne désirois plus rien.

Ma société la plus intime, la plus habituelle à Versailles, étoit celle de Mme de Chalut[7], femme excellente, de peu d'esprit, mais de beaucoup de sens, et d'une douceur, d'une égalité, d'une vérité de caractère inestimable. Après avoir été femme de chambre favorite de la première Dauphine[8], elle avoit passé à la seconde[9], et elle en étoit plus chérie encore. Cette princesse n'avoit point d'amie plus fidèle, plus tendre, plus sincère, ou, pour mieux dire, c'étoit la seule amie véritable qu'elle eût en France. Aussi son coeur lui étoit-il ouvert jusqu'au fond de ses plus secrètes pensées; et, dans les circonstances les plus délicates et les plus difficiles, elle n'eut qu'elle pour conseil, pour consolation, pour appui. Ces sentimens d'estime, de confiance et d'amitié, s'étoient communiqués de l'âme de la Dauphine à celle du Dauphin. L'un et l'autre, pour marier Mlle de Varanchan (c'étoit son nom de fille), et pour la doter richement, étoient déterminés à vendre leurs bijoux les plus précieux, si le contrôleur général ne les en eût pas empêchés en obtenant du roi un bon de fermier général pour celui qu'elle épouseroit. C'est dire assez quel étoit son crédit auprès de ses maîtres, et je puis ajouter qu'il n'y avoit rien qu'elle n'eût fait pour moi; j'ai été son ami vingt ans, et je ne lui ai rien demandé. Je m'étois fait de l'amitié une idée si noble et si pure, j'en avois moi-même dans l'âme un sentiment si généreux, que j'aurois cru la profaner et l'avilir que d'y mêler aucune vue d'ambition; et, autant Mme de Chalut auroit été pour moi prodigue de ses bons offices, autant je croyois digne de moi d'être avec elle discret et désintéressé.

Je ne laissois pas de saisir les occasions de faire ma cour à ses maîtres, mais seulement pour lui complaire; et, si quelquefois je faisois des vers pour eux, ce n'étoit jamais qu'elle qui me les inspiroit. À ce propos, je me souviens d'une scène assez singulière.

Mme de Chalut, après son mariage, n'avoit pas laissé d'être encore au service de la Dauphine; elle n'en étoit même que plus assidue auprès d'elle. Cette princesse l'aimoit tant que ses absences l'affligeoient. Elle tenoit donc habituellement sa maison à Versailles; et, toutes les fois que j'y allois, avant que d'y être établi, cette maison étoit la mienne. La convalescence du Dauphin, après sa petite vérole, y fut célébrée par une fête, et j'y fus invité. Je trouvai Mme de Chalut rayonnante de joie et ravie d'admiration pour la conduite de sa maîtresse, qui, nuit et jour, sous les rideaux du lit de son époux, lui avoit rendu les soins les plus tendres durant sa maladie. Le récit animé qu'elle m'en fit me pénétra. Je fis des vers sur ce sujet touchant[10]; l'intérêt du tableau fit le succès du peintre, et ces vers eurent à la cour au moins la faveur du moment, le mérite de l'à-propos. En les lisant, le prince et la princesse en furent touchés jusqu'aux larmes. Mme de Chalut fut chargée de me dire combien cette lecture les avoit attendris, et qu'ils seroient bien aises de me voir pour me le témoigner eux-mêmes. «Trouvez-vous, me dit-elle, demain à leur dîner; vous serez content de l'accueil qu'ils se proposent de vous faire.» Je ne manquai pas de m'y rendre. Il y avoit peu de monde. J'étois placé vis-à-vis d'eux, à deux pas de la table, bien isolé et bien en évidence. En me voyant, ils se parlèrent à l'oreille, puis levèrent les yeux sur moi, et puis, se parlèrent encore. Je les voyois occupés de moi; mais l'un et l'autre alternativement sembloient laisser expirer sur leurs lèvres ce qu'ils avoient envie de me dire. Ainsi le temps du dîner se passa jusqu'au moment où il fallut m'en aller, comme tout le monde. Mme de Chalut avoit servi à table, et vous jugez combien cette longue scène muette lui avoit causé d'impatience. J'allois dîner chez elle, et nous devions nous réjouir ensemble de l'accueil que l'on m'auroit fait. J'allai l'attendre, et lorsqu'elle arriva: «Eh bien! Madame, lui demandai-je, ne dois-je pas être bien flatté de tout ce qu'on m'a dit d'obligeant et d'aimable?—Savez-vous, me répondit-elle, à quoi leur dîner s'est passé? À s'inviter l'un et l'autre à vous parler, sans que ni l'un ni l'autre en ait eu le courage.—Je ne me croyois pas, lui dis-je, un personnage aussi imposant que je le suis; et, certes, je dois être fier du respect que j'imprime à M. le Dauphin et à Mme la Dauphine.» Ce contraste d'idées nous parut si plaisant que nous en rîmes de bon coeur, et je me tins pour dit tout ce qu'on avoit eu l'intention de me dire.

L'espèce de bienveillance que l'on avoit pour moi dans cette cour me servit cependant à me faire écouter et croire dans une affaire intéressante. L'acte de baptême d'Aurore, fille de Mlle Verrière, attestoit qu'elle étoit fille du maréchal de Saxe; et, après la mort de son père, Mme la Dauphine étoit dans l'intention de la faire élever. C'étoit l'ambition de la mère; mais il vint dans la fantaisie de M. le Dauphin de dire qu'elle étoit ma fille, et ce mot fit son impression. Mme de Chalut me le dit en riant; mais je pris la plaisanterie de M. le Dauphin sur le ton le plus sérieux: je l'accusai de légèreté; et, en offrant de faire preuve que je n'avois connu Mlle Verrière que pendant le voyage du maréchal en Prusse, et plus d'un an après la naissance de cette enfant, je dis que ce seroit inhumainement lui ôter son véritable père que de me faire passer pour l'être. Mme de Chalut se chargea de plaider cette cause devant Mme la Dauphine, et M. le Dauphin céda. Ainsi Aurore fut élevée à leurs frais au couvent des religieuses de Saint-Cloud; et Mme de Chalut, qui avoit à Saint-Cloud sa maison de campagne, voulut bien se charger, pour l'amour de moi et à ma prière, des soins et des détails de cette éducation.

Il me reste à parler de deux liaisons particulières que j'avois encore à Versailles: l'une, de simple convenance, avec Quesnay, médecin de Mme de Pompadour; l'autre avec Mme de Marchais, et son ami intime le comte d'Angiviller, jeune homme d'un grand caractère. Pour celle-ci, elle fut bientôt une liaison de sentiment; et, depuis quarante ans qu'elle dure, je puis la citer pour exemple d'une amitié que ni les années ni les événemens n'ont fait varier ni fléchir. Commençons par Quesnay, car c'est le moins intéressant. Quesnay, logé bien à l'étroit dans l'entresol de Mme de Pompadour, ne s'occupoit, du matin au soir, que d'économie politique et rurale. Il croyoit en avoir réduit le système en calculs et en axiomes d'une évidence irrésistible; et, comme il formoit une école, il vouloit bien se donner la peine de m'expliquer sa nouvelle doctrine, pour se faire de moi un disciple et un prosélyte. Moi qui songeois à me faire de lui un médiateur auprès de Mme de Pompadour, j'appliquois tout mon entendement à concevoir ces vérités qu'il me donnoit pour évidentes, et je n'y voyois que du vague et de l'obscurité. Lui faire croire que j'entendois ce qu'en effet je n'entendois pas étoit au-dessus de mes forces; mais je l'écoutois avec une patiente docilité, et je lui laissois l'espérance de m'éclaircir enfin et de m'inculquer sa doctrine. C'en eût été assez pour me gagner sa bienveillance. Je faisois plus, j'applaudissois à un travail que je trouvois en effet estimable, car il tendoit à rendre l'agriculture recommandable dans un pays où elle étoit trop dédaignée, et à tourner vers cette étude une foule de bons esprits. J'eus même une occasion de le flatter par cet endroit sensible, et ce fut lui qui me l'offrit.

Un Irlandois, appelé Pattulo, ayant fait un livre[11] où il développoit les avantages de l'agriculture angloise sur la nôtre, avoit obtenu, par Quesnay, de Mme de Pompadour, que ce livre lui fût dédié; mais il avoit mal fait son épître dédicatoire. Mme de Pompadour, après l'avoir lue, lui dit de s'adresser à moi et de me prier de sa part de la retoucher avec soin. Je trouvai plus facile de lui en faire une autre; et, en y parlant des cultivateurs, j'attachai à leur condition un intérêt assez sensible pour que Mme de Pompadour, à la lecture de cette épître, eût les larmes aux yeux. Quesnay s'en aperçut, et je ne puis vous dire combien il fut content de moi. Sa manière de me servir auprès de la marquise étoit de dire çà et là des mots qui sembloient lui échapper, et qui cependant laissoient des traces.

À l'égard de son caractère, je n'en rappellerai qu'un trait, qui va le faire assez connoître. Il avoit été placé là par le vieux duc de Villeroy et par une comtesse d'Estrades[12], amie et complaisante de Mme d'Étioles, qui, ne croyant pas réchauffer un serpent dans son sein, l'avoit tirée de la misère et amenée à la cour. Quesnay étoit donc attaché à Mme d'Estrades par la reconnoissance, lorsque cette intrigante abandonna sa bienfaitrice pour se livrer au comte d'Argenson, et conspirer avec lui contre elle.

Il est difficile de concevoir qu'une aussi vilaine femme, dans tous les sens, eût, malgré la laideur de son âme et de sa figure, séduit un homme du caractère, de l'esprit et de l'âge de M. d'Argenson; mais elle avoit à ses yeux le mérite de lui sacrifier une personne à qui elle devoit tout, et d'être, pour l'amour de lui, la plus ingrate des créatures.

Cependant, Quesnay, sans s'émouvoir de ces passions ennemies, étoit, d'un côté, l'incorruptible serviteur de Mme de Pompadour, et, de l'autre, le fidèle obligé de Mme d'Estrades, laquelle répondoit de lui à M. d'Argenson; et quoique, sans mystère, il allât les voir quelquefois, Mme de Pompadour n'en avoit aucune inquiétude. De leur côté, ils avoient en lui autant de confiance que s'il n'avoit tenu par aucun lien à Mme de Pompadour.

Or, voici ce qu'après l'exil de M. d'Argenson me raconta Dubois, qui avoit été son secrétaire. C'est lui-même qui va parler; son récit m'est présent, et vous pouvez croire l'entendre.

«Pour supplanter Mme de Pompadour, me dit-il, M. d'Argenson et Mme d'Estrades avoient fait inspirer au roi le désir d'avoir les faveurs de la jeune et belle Mme de Choiseul, femme du menin[13]. L'intrigue avoit fait des progrès; elle en étoit au dénouement. Le rendez-vous étoit donné; la jeune dame y étoit allée; elle y étoit dans le moment même où M. d'Argenson, Mme d'Estrades, Quesnay et moi, nous étions ensemble dans le cabinet du ministre; nous deux témoins muets, mais M. d'Argenson et Mme d'Estrades très occupés, très inquiets de ce qui se seroit passé. Après une assez longue attente, arrive Mme de Choiseul, échevelée et dans le désordre, qui étoit la marque de son triomphe. Mme d'Estrades court au-devant d'elle, les bras ouverts, et lui demande si c'en est fait. «Oui, c'en est fait, répondit-elle, je suis aimée; il est heureux; elle va être renvoyée; il m'en a donné sa parole.» À ces mots, ce fut un grand éclat de joie dans le cabinet. Quesnay lui seul ne fut point ému. «Docteur, lui dit M. d'Argenson, rien ne change pour vous, et nous espérons bien que vous nous resterez.—Moi! Monsieur le comte, répondit froidement Quesnay en se levant; j'ai été attaché à Mme de Pompadour dans sa prospérité, je le serai dans sa disgrâce»; et il s'en alla sur-le-champ. Nous restâmes pétrifiés; mais on ne prit de lui aucune méfiance. «Je le connois, dit Mme d'Estrades; il n'est pas homme à nous trahir.» Et en effet ce ne fut point par lui que le secret fut découvert, et que la marquise de Pompadour fut délivrée de sa rivale.» Voilà le récit de Dubois.

Tandis que les orages se formoient et se dissipoient au-dessus de l'entresol de Quesnay, il griffonnoit ses axiomes et ses calculs d'économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvemens de la cour que s'il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on délibéroit de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi des ministres; et nous, dans l'entresol, nous raisonnions d'agriculture, nous calculions, le produit net, ou quelquefois nous dînions gaiement avec Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon; et Mme de Pompadour, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venoit elle-même les voir à table et causer avec eux.

L'autre liaison dont j'ai parlé m'étoit infiniment plus chère. Mme de Marchais n'étoit pas seulement, à mon gré, la plus spirituelle et la plus aimable des femmes, mais la meilleure et la plus essentielle des amies, la plus active, la plus constante, la plus vivement occupée de tout ce qui m'intéressoit. Imaginez-vous tous les charmes du caractère, de l'esprit, du langage, réunis au plus haut degré, et même ceux de la figure, quoiqu'elle ne fût pas jolie; surtout, dans ses manières, une grâce pleine d'attraits: telle étoit cette jeune fée. Son âme, active au delà de toute expression, donnoit aux traits de sa physionomie une mobilité éblouissante et ravissante. Aucun de ses traits n'étoit celui que le pinceau auroit choisi; mais tous ensemble avoient un agrément que le pinceau n'auroit pu rendre. Sa taille, dans sa petitesse, étoit, comme on dit, faite au tour, et son maintien communiquoit à toute sa personne un caractère de noblesse imposant. Ajoutez à cela une culture exquise, variée, étendue, depuis la plus légère et brillante littérature jusqu'aux plus hautes conceptions du génie; une netteté dans les idées, une finesse, une justesse, une rapidité, dont on étoit surpris; une facilité, un choix d'expressions toujours heureuses, coulant de source et aussi vite que la pensée; ajoutez une âme excellente, d'une bonté intarissable, d'une obligeance qui, la même à toute heure, ne se lassoit jamais d'agir, et toujours d'un air si facile, si prévenant et si flatteur, qu'on eût été tenté d'y soupçonner de l'art, si l'art jamais avoit pu se donner cette égalité continue et inaltérable qui fut toujours la marque distinctive du naturel, et le seul de ses caractères que l'art ne sauroit imiter.

Sa société étoit composée de tout ce que la cour avoit de plus aimable, et de ce qu'il y avoit parmi les gens de lettres de plus estimable du côté des moeurs, de plus distingué du côté des talens. Avec les gens de cour, elle étoit un modèle de la politesse la plus délicate et la plus noble; les jeunes femmes venoient chez elle en étudier l'air et le ton. Avec les gens de lettres, elle étoit au pair des plus ingénieux et au niveau des plus instruits. Personne ne causoit avec plus d'aisance, de précision et de méthode. Son silence étoit animé par le feu d'un regard spirituellement attentif; elle devinoit la pensée, et ses répliques étoient des flèches qui jamais ne manquoient le but. Mais la variété de sa conversation en étoit surtout le prodige; le goût des convenances, l'à-propos, la mesure; le mot propre à la chose, au moment et à la personne; les différences, les nuances les plus fines dans l'expression, et à tous, et distinctement à chacun, ce qu'il y avoit de mieux à dire: telle étoit la manière dont cette femme unique savoit animer, embellir et comme enchanter sa maison.

Grande musicienne, avec le goût du chant et une jolie voix, elle avoit été du petit spectacle de Mme de Pompadour; et, lorsque cet amusement avoit cessé, elle étoit restée son amie. Elle avoit soin, plus que moi-même, de cultiver ses bontés pour moi, et ne manquoit aucune occasion de me bien servir auprès d'elle.

Son jeune ami, M. d'Angiviller, étoit d'autant plus intéressant qu'avec tout ce qui rend aimable et tout ce qui peut rendre heureux, une belle figure, un esprit cultivé, le goût des lettres et des arts, une âme élevée, un coeur pur, l'estime du roi, la confiance et la faveur intime de M. le Dauphin, et, à la cour, une renommée et une considération rarement acquises à son âge, il ne laissoit pas d'être ou de paroître, au moins intérieurement, malheureux. Inséparable de Mme de Marchais, mais triste, interdit devant elle, d'autant plus sérieux qu'elle étoit plus riante, timide et tremblant à sa voix, lui dont le caractère avoit de la fierté, de la force et de l'énergie, troublé lorsqu'elle lui parloit, la regardant d'un air souffrant, lui répondant d'une voix foible, mal assurée et presque éteinte, et, au contraire, en son absence, déployant sa belle physionomie, causant bien et avec chaleur, et se livrant, avec toute la liberté de son esprit et de son âme, à l'enjouement de la société, rien ne ressembloit plus à la situation d'un amant traité avec rigueur et dominé avec empire. Cependant ils passoient leur vie ensemble dans l'union la plus intime, et, bien évidemment, il étoit l'homme auquel nul autre n'étoit préféré. Si ce personnage d'amant malheureux n'eût duré que peu de temps, on l'auroit cru joué; mais plus de quinze ans de suite il a été le même; il l'a été depuis la mort de M. de Marchais comme de son vivant, et jusqu'au moment où sa veuve a épousé M. d'Angiviller. Alors la scène a changé de face; toute l'autorité a passé à l'époux; et ce n'a plus été, du côté de l'épouse, que déférence et complaisance, avec l'air soumis du respect. Je n'ai rien observé en ma vie de si singulier dans les moeurs que cette mutation volontaire et subite, qui fut depuis pour l'un et l'autre un sort également heureux.

Leurs sentimens pour moi furent toujours parfaitement d'accord; ils sont encore les mêmes. Les miens pour eux ne varieront jamais.

Parmi mes délassemens, je n'ai pas compté le spectacle, dont j'avois cependant toute facilité de jouir au théâtre de la cour; mais j'y allois rarement, et je n'en parle ici que pour marquer l'époque d'une révolution intéressante dans l'art de la déclamation.

Il y avoit longtemps que, sur la manière de déclamer les vers tragiques, j'étois en dispute réglée avec Mlle Clairon. Je trouvois dans son jeu trop d'éclat, trop de fougue, pas assez de souplesse et de variété, et surtout une force qui, n'étant pas modérée, tenoit plus de l'emportement que de la sensibilité. C'est ce qu'avec ménagement je tâchois de lui faire entendre. «Vous avez, lui disois-je, tous les moyens d'exceller dans votre art; et, toute grande actrice que vous êtes, il vous seroit facile encore de vous élever au-dessus de vous-même en les ménageant davantage, ces moyens que vous prodiguez. Vous m'opposez vos succès éclatans et ceux que vous m'avez valus; vous m'opposez l'opinion et les suffrages de vos amis; vous m'opposez l'autorité de M. de Voltaire, qui lui-même récite ses vers avec emphase, et qui prétend que les vers tragiques veulent, dans la déclamation, la même pompe que dans le style; et moi, je n'ai à vous opposer qu'un sentiment irrésistible, qui me dit que la déclamation, comme le style, peut être noble, majestueuse, tragique avec simplicité; que l'expression, pour être vive et profondément pénétrante, veut des gradations, des nuances, des traits imprévus et soudains, qu'elle ne peut avoir lorsqu'elle est tendue et forcée.» Elle me disoit quelquefois, avec impatience, que je ne la laisserois pas tranquille qu'elle n'eût pris le ton familier et comique dans la tragédie, «Eh! non, Mademoiselle, lui disois-je, vous ne l'aurez jamais, la nature vous l'a défendu; vous ne l'avez pas même au moment où vous me parlez; le son de votre voix, l'air de votre visage, votre prononciation, votre geste, vos attitudes, sont naturellement nobles. Osez seulement vous fier à ce beau naturel; j'ose vous garantir que vous en serez plus tragique.»

D'autres conseils que les miens prévalurent; et, las de me rendre inutilement importun, j'avois cédé, lorsque je vis l'actrice revenir tout à coup d'elle-même à mon sentiment. Elle venoit jouer Roxane au petit théâtre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette, et, pour la première fois, je la trouvai habillée en sultane, sans panier, les bras demi-nus, et dans la vérité du costume oriental; je lui en fis mon compliment, «Vous allez, me dit-elle, être content de moi. Je viens de faire un voyage à Bordeaux; je n'y ai trouvé qu'une très petite salle; il a fallu m'en accommoder. Il m'est venu dans la pensée d'y réduire mon jeu, et d'y faire l'essai de cette déclamation simple que vous m'avez tant demandée. Elle y a eu le plus grand succès. Je vais en essayer encore ici sur ce petit théâtre. Allez m'entendre. Si elle y réussit de même, adieu l'ancienne déclamation.»

L'événement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Roxane elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement, l'illusion, le ravissement fut extrême. On se demandoit: «Où sommes-nous?» On n'avoit rien entendu de pareil. Je la revis après le spectacle, je voulus lui parler du succès qu'elle venoit d'avoir. «Et ne voyez-vous pas, me dit-elle, qu'il me ruine? Il faut dans tous mes rôles que le costume soit observé: la vérité de la déclamation tient à celle du vêtement; toute ma riche garde-robe de théâtre est dès ce moment réformée; j'y perds pour dix mille écus d'habits; mais le sacrifice en est fait: vous me verrez ici dans huit jours jouer Électre au naturel, comme je viens de jouer Roxane.»

C'étoit l'Électre de Crébillon. Au lieu du panier ridicule et de l'ample robe de deuil qu'on lui avoit vus dans ce rôle, elle y parut en simple habit d'esclave, échevelée, et les bras chargés de longues chaînes. Elle y fut admirable; et, quelque temps après, elle fut plus sublime encore dans l'Électre de Voltaire. Ce rôle, que Voltaire lui avoit fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même, puisqu'en le lui entendant jouer sur son théâtre de Ferney, où elle l'alla voir, il s'écria, baigné de larmes et transporté d'admiration: «Ce n'est pas moi qui ai fait cela, c'est elle; elle a créé son rôle.» Et, en effet, par les nuances infinies qu'elle y avoit mises, par l'expression qu'elle donnoit aux passions dont ce rôle est rempli, c'étoit peut-être celui de tous où elle étoit le plus étonnante.

Paris, comme Versailles, reconnut dans ces changemens le véritable accent tragique et le nouveau degré de vraisemblance que donnoit à l'action théâtrale le costume bien observé. Ainsi, dès lors, tous les acteurs furent forcés d'abandonner ces tonnelets, ces gants à franges, ces perruques volumineuses, ces chapeaux à plumets, et tout cet attirail fantasque qui, depuis si longtemps, choquoit la vue des gens de goût. Le Kain lui-même suivit l'exemple de Mlle Clairon, et dès ce moment-là leurs talens perfectionnés furent en émulation et dignes rivaux l'un de l'autre.

L'on conçoit aisément qu'un mélange d'occupations paisibles et d'amusemens variés m'auroit plus que dédommagé des plaisirs de Paris; mais, pour surcroît d'agrément, j'avois encore la liberté d'y aller, quand je voulois, passer le temps que me laissoit le devoir de ma place. M. de Marigny lui-même, à la sollicitation de mes anciennes connoissances, m'invitoit à les aller voir.

Je ne laissai pas de remarquer dans sa conduite à mon égard une particularité dont peut-être la fierté d'un autre ne se fût point accommodée, mais dont un peu de philosophie me faisoit sentir la raison. Hors de chez lui, c'étoit l'homme du monde qui se plaisoit le plus à vivre en société avec moi. À dîner, à souper, chez nos amis communs, il jouissoit plus que moi-même de l'estime et de l'amitié que l'on me témoignoit; il en étoit flatté, il en étoit reconnoissant. Ce fut par lui que je fus mené chez Mme Geoffrin; et, pour l'amour de lui, je fus admis chez elle au dîner des artistes comme à celui des gens de lettres; enfin, dès que je cessai d'être secrétaire des bâtimens, comme on le verra dans la suite, personne ne me témoigna plus d'empressement à m'avoir et pour convive et pour ami. Eh bien! tant que j'occupai sous ses ordres cette place de secrétaire, il ne se permit pas une seule fois de m'inviter à dîner chez lui. Les ministres ne mangeoient point avec leurs commis; il avoit pris leur étiquette; et, s'il eût fait une exception en ma faveur, tous ses bureaux en auroient été jaloux et mécontens. Il ne s'en expliqua jamais avec moi; mais on vient de voir qu'il avoit la bonté de me le faire assez entendre.

Les années que je passois à Versailles étoient celles où l'esprit philosophique avoit le plus d'activité. D'Alembert et Diderot en avoient arboré l'enseigne dans l'immense atelier de l'Encyclopédie, et tout ce qu'il y avoit de plus distingué parmi les gens de lettres s'y étoit rallié autour d'eux. Voltaire, de retour de Berlin, d'où il avoit fait chasser le malheureux d'Arnaud, et où il n'avoit pu tenir lui-même, s'étoit retiré à Genève, et de là il souffloit cet esprit de liberté, d'innovation, d'indépendance, qui a fait depuis tant de progrès. Dans son dépit contre le roi, il avoit fait des imprudences; mais on en fit une bien plus grande, lorsqu'il voulut rentrer dans sa patrie, de l'obliger à se tenir dans un pays de liberté. La réponse du roi: «Qu'il reste où il est», ne fut pas assez réfléchie. Ses attaques n'étoient pas de celles qu'on arrête aux frontières. Versailles, où il auroit été moins hardi qu'en Suisse et qu'à Genève, étoit l'exil qu'il falloit lui donner. Les prêtres auroient dû lui faire ouvrir cette magnifique prison, la même que le cardinal de Richelieu avoit donnée à la haute noblesse.

En réclamant son titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il tendoit lui-même le bout de chaîne avec lequel on l'auroit attaché si on avoit voulu. Je dois ce témoignage à Mme de Pompadour que c'étoit malgré elle qu'il étoit exilé. Elle s'intéressoit à lui, elle m'en demandoit quelquefois des nouvelles; et, lorsque je lui répondois qu'il ne tenoit qu'à elle d'en savoir de plus près: «Eh! non, il ne tient pas à moi», disoit-elle avec un soupir.

C'étoit donc de Genève que Voltaire animoit les coopérateurs de l'Encyclopédie. J'étois du nombre; et mon plus grand plaisir, toutes les fois que j'allois à Paris, étoit de me trouver réuni avec eux. D'Alembert et Diderot étoient contens de mon travail, et nos relations serroient de plus en plus les noeuds d'une amitié qui a duré autant que leur vie; plus intime, plus tendre, plus assidûment cultivée avec d'Alembert, mais non moins vraie, non moins inaltérable avec ce bon Diderot, que j'étois toujours si content de voir et si charmé d'entendre.

Je sentis enfin, je l'avoue, que la distance de Paris à Versailles mettoit de trop longs intervalles aux momens de bonheur que me faisoit goûter la société des gens de lettres. Ceux d'entre eux que j'aimois, que j'honorois le plus, avoient la bonté de me dire que nous étions faits pour vivre ensemble, et ils me présentoient l'Académie françoise comme une perspective qui devoit attirer et fixer mes regards. Je sentois donc de temps en temps se réveiller en moi le désir de rentrer dans la carrière littéraire; mais, avant tout, je voulois me donner une existence libre et sûre, et Mme de Pompadour et son frère auroient été bien aises de me la procurer. En voici la preuve sensible.

En 1757, après l'attentat commis sur la personne du roi, et ce grand mouvement du ministère où M. d'Argenson et M. de Machault furent renvoyés le même jour, M. Rouillé ayant obtenu la surintendance des postes, dont le secrétariat étoit un bénéfice simple de deux mille écus d'appointemens, possédé par le vieux Moncrif, il me vint dans la tête d'en demander la survivance, persuadé que M. Rouillé, dans sa nouvelle place, ne refuseroit pas à Mme de Pompadour la première chose qu'elle lui auroit demandée. Je la fis donc prier par le docteur Quesnay de m'accorder une audience. Je fus remis au lendemain au soir, et toute la nuit je rêvai à ce que j'avois à lui dire. Ma tête s'alluma, et, perdant mon objet de vue, me voilà occupé des malheurs de l'État, et résolu à profiter de l'audience qu'on me donnoit pour faire entendre des vérités utiles. Les heures de mon sommeil furent employées à méditer ma harangue, et ma matinée à l'écrire, afin de l'avoir plus présente à l'esprit. Le soir, je me rendis chez Quesnay, à l'heure marquée, et je fis dire que j'étois là. Quesnay, occupé à tracer le zigzag du produit net, ne me demanda pas même ce que j'allois faire chez Mme de Pompadour. Elle me fait appeler; je descends, et, introduit dans son cabinet: «Madame, lui dis-je, M. Rouillé vient d'obtenir la surintendance des postes; la place de secrétaire de la poste aux lettres dépend de lui. Moncrif, qui l'occupe, est bien vieux! Seroit-ce abuser de vos bontés que de vous supplier d'en obtenir pour moi la survivance? Rien ne me convient mieux que cette place, et pour la vie j'y borne mon ambition.» Elle me répondit qu'elle l'avoit promise à d'Arboulin (l'un de ses familiers[15]), mais qu'elle l'y feroit renoncer si elle pouvoit l'obtenir pour moi.

Après lui avoir rendu grâce: «Je vais, Madame, vous étonner, lui dis-je; le bienfait que je vous demande n'est pas ce qui m'occupe et ce qui m'intéresse le plus dans ce moment: c'est la situation du royaume; c'est le trouble où le plonge cette querelle interminable des parlemens et du clergé, dans laquelle je vois l'autorité royale comme un vaisseau battu par la tempête entre deux écueils, et, dans le conseil, pas un homme capable de le gouverner.» À ce tableau amplifié j'ajoutai celui d'une guerre qui appeloit au dehors, et sur terre et sur mer, toutes les forces de l'État, et qui rendroit si nécessaires au dedans le calme, la concorde, l'union des esprits et le concours des volontés. Après quoi je repris: «Tant que MM. d'Argenson et de Machault ont été en place, on a pu attribuer à leur division et à leur mésintelligence les dissensions intestines dont le royaume est tourmenté, et tous les actes de rigueur qui, loin de les calmer, les ont envenimées; mais à présent que les ministres sont renvoyés, et que les hommes qui les remplacent n'ont aucun ascendant ni aucune influence, songez, Madame, que c'est sur vous qu'on a les yeux, et que c'est à vous désormais que s'adresseront les reproches, les plaintes, si le mal continue, ou les bénédictions publiques, si vous y apportez remède et si vous le faites cesser. Au nom de votre gloire et de votre repos, Madame, hâtez-vous de produire cet heureux changement. N'attendez pas que la nécessité le commande, ou qu'un autre que vous l'opère; vous en perdriez le mérite, et l'on vous accuseroit seule du mal que vous n'auriez pas fait. Toutes les personnes qui vous sont attachées ont les mêmes inquiétudes, et forment les mêmes voeux que moi.»

Elle me répondit qu'elle avoit du courage, et qu'elle vouloit que ses amis en eussent pour elle et comme elle; qu'au reste elle me savoit gré du zèle que je lui témoignois; mais que je fusse plus tranquille, et qu'on travailloit dans ce moment à tout pacifier. Elle ajouta qu'elle parleroit ce jour-là même à M. Rouillé, et me dit de venir la voir le lendemain matin.

«Je n'ai rien de bon à vous apprendre, me dit-elle en me revoyant; la survivance de Moncrif est donnée. C'est la première chose que le nouveau surintendant des postes a demandée au roi, et il l'a obtenue en faveur de Gaudin, son ancien secrétaire. Voyez s'il y a quelque autre chose que je puisse faire pour vous.»

Il n'étoit pas facile de trouver une place qui me convînt autant que celle-là. Je crus pourtant, peu de temps après, être sûr d'en obtenir une qui me plaisoit davantage, parce que j'en serois créateur, et que j'y laisserois des traces honorables de mes travaux. Ceci m'engage à faire connoître un personnage qui a brillé comme un météore, et dont l'éclat, quoique bien affoibli, n'est pas encore éteint. Si je ne parlois que de moi, tout seroit bientôt dit; mais, comme l'histoire de ma vie est une promenade que je fais faire à mes enfans, il faut bien qu'ils remarquent les passans avec qui j'ai eu des rapports dans le monde.

L'abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice, où il avoit mal réussi, étoit un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin, et qui, avec le gentil Bernard, amusoit de ses jolis vers les joyeux soupers de Paris. Voltaire l'appeloit la bouquetière du Parnasse, et dans le monde, plus familièrement, on l'appeloit Babet, du nom d'une jolie bouquetière de ce temps-là. C'est de là, sans autre mérite, qu'il est parti pour être cardinal et ambassadeur de France à la cour de Rome. Il avoit inutilement sollicité, auprès de l'ancien évêque de Mirepoix (Boyer), une pension sur quelque abbaye. Cet évêque, qui faisoit peu de cas des poésies galantes, et qui savoit la vie que menoit cet abbé, lui avoit durement déclaré que, tant que lui (Boyer) seroit en place, il n'avoit rien à espérer; à quoi l'abbé avoit répondu: Monseigneur, j'attendrai, mot qui courut dans le monde et fit fortune[16]. La sienne consistoit alors en un canonicat de Brioude[17], qui ne lui valoit rien, attendu son absence, et en un petit bénéfice simple à Boulogne-sur-Mer, qu'il avoit eu je ne sais comment.

Il en étoit là lorsqu'on apprit qu'aux rendez-vous de chasse de la forêt de Senart la belle Mme d'Étioles avoit été l'objet des attentions du roi. Aussitôt l'abbé sollicite la permission d'aller faire sa cour à la jeune dame, et la comtesse d'Estrade, dont il étoit connu, obtient pour lui cette faveur. Il arrive à Étioles par le coche d'eau, son petit paquet sous le bras. On lui fait réciter ses vers; il amuse, il met tous ses soins à se rendre agréable; et, avec cette superficie d'esprit et ce vernis de poésie qui étoit son unique talent, il réussit au point qu'en l'absence du roi il est admis dans le secret des lettres que s'écrivent les deux amans. Rien n'alloit mieux à la tournure de son esprit et de son style que cette espèce de ministère. Aussi, dès que la nouvelle maîtresse fut installée à la cour, l'un des premiers effets de sa faveur fut-il de lui obtenir une pension de cent louis sur la cassette et un logement aux Tuileries qu'elle fit meubler à ses frais[18]. Je le vis dans ce logement, sous le toit du palais, le plus content des hommes, avec sa pension et son meuble de brocatelle. Comme il étoit bon gentilhomme, sa protectrice lui conseilla de passer du chapitre de Brioude à celui de Lyon[19]; et, pour celui-ci, elle obtint, en faveur du nouveau chanoine, une décoration nouvelle[20]. En même temps il fut l'amant en titre et déclaré de la belle princesse de Rohan[21], ce qui le mit dans le grand monde sur le ton d'homme de qualité, et tout à coup il fut nommé à l'ambassade de Venise[22]. Là, il reçut honorablement les neveux du pape Ganganelli, et par là il se procura la faveur de la cour de Rome. Rappelé de Venise pour être des conseils du roi, il conclut avec le comte de Starhemberg[23] le traité de Versailles; en récompense, il obtint la place de ministre des affaires étrangères que lui céda M. Rouillé[24], et peu de temps après le chapeau de cardinal à la nomination de la cour de Vienne[25].

Au retour de son ambassade je le vis, et il me traita comme avant ses prospérités, cependant avec une teinte de dignité qui sentoit un peu l'Excellence, et rien n'étoit plus naturel. Après qu'il eut signé le traité de Versailles, je lui en fis compliment, et il me témoigna que je l'obligerois si, dans une épître adressée au roi, je célébrois les avantages de cette grande et heureuse alliance. Je répondis qu'il me seroit plus facile et plus doux de lui adresser la parole à lui-même. Il ne me dissimula point qu'il en seroit flatté. Je fis donc cette épître; il en fut content, et son amie Mme de Pompadour en fut ravie; elle voulut que cette pièce fût imprimée et présentée au roi[26], ce qui ne déplut point à l'abbé négociateur (je passe sous silence les ambassades d'Espagne et de Vienne, auxquelles il fut nommé, et où il n'alla point, ayant mieux à faire à Versailles). Bientôt après il eut besoin, dans une occasion pressante, d'un homme sûr, discret et diligent, qui écrivît d'un bon style, et il me fit l'honneur d'avoir recours à moi: voici dans quelles circonstances.

Le roi de Prusse, en entrant dans la Saxe avec une armée de soixante mille hommes, avoit publié un manifeste[27] auquel la cour de Vienne avoit répondu. Cette réponse, traduite en un françois tudesque, avoit été envoyée à Fontainebleau, où étoit la cour. Elle y devoit être présentée au roi le dimanche suivant, et le comte de Starhemberg en avoit cinq cents exemplaires à distribuer ce jour-là. Ce fut le mercredi au soir que le comte abbé de Bernis me fit prier de l'aller voir. Il étoit enfermé avec le comte de Starhemberg. Ils me marquèrent tous les deux combien ils étoient affligés d'avoir à publier un manifeste si mal écrit dans notre langue, et me dirent que je ferois une chose très agréable pour les deux cours de Versailles et de Vienne si je voulois le corriger et le faire imprimer à la hâte, pour être présenté et publié dans quatre jours. Nous le lûmes ensemble, et, indépendamment des germanismes dont il étoit rempli, je pris la liberté de leur faire observer nombre de raisons mal déduites ou obscurément présentées. Ils me donnèrent carte blanche pour toutes ces corrections, et, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain à la même heure, j'allai me mettre à l'ouvrage. En même temps, l'abbé de Bernis écrivit à M. de Marigny pour le prier de me céder à lui tout le reste de la semaine, ayant besoin de moi pour un travail pressant dont je voulois bien me charger.

J'employai presque la nuit entière et le jour suivant à retoucher et à faire transcrire cet ample manifeste, et, à l'heure du rendez-vous, je le leur rapportai, sinon élégamment, au moins plus décemment écrit. Ils louèrent avec excès mon travail et ma diligence. «Mais ce n'est pas tout, me dit l'abbé, il faut que dimanche matin ce mémoire imprimé soit ici dans nos mains à l'heure du lever du roi, et c'est par là, mon cher Marmontel, qu'il faut que vous couronniez l'oeuvre.—Monsieur le comte, lui répondis-je, dans demi-heure je vais être prêt à partir. Ordonnez qu'une chaise de poste vienne me prendre, et, de votre main, écrivez deux mots au lieutenant de police, afin que la censure ne retarde pas l'impression; je vous promets d'être ici dimanche à votre réveil.» Je lui tins parole; mais j'arrivai excédé de fatigues et de veilles. Quelques jours après il me demanda la note des frais de mon voyage et ceux de l'impression. Je la lui donnai très exacte, article par article, et il m'en remboursa le montant au plus juste. Depuis, il n'en fut plus parlé[28].

Cependant il ne cessoit de me répéter que, pour lui, l'un des avantages de la faveur dont il jouissoit seroit de pouvoir m'être utile. Lors donc qu'il fut secrétaire d'État des affaires étrangères, je crus que, si, dans son département, il y avoit moyen de m'employer utilement pour la chose publique, pour lui-même et pour moi, je l'y trouverois disposé. Ce fut sur ces trois bases que j'établis mon projet et mon espérance.

Je savois que, dans ce temps-là, le dépôt des affaires étrangères étoit un chaos que les plus anciens commis avoient bien de la peine à débrouiller. Ainsi, pour un nouveau ministre, quel qu'il fût, sa place étoit une longue école. En parlant de Bernis lui-même, j'avois entendu dire à Bussy, l'un de ces vieux commis: «Voilà le onzième écolier qu'on nous donne à l'abbé de La Ville et à moi»; et cet écolier étoit le maître que M. le Dauphin avoit pris pour lui enseigner la politique; choix bien étrange dans un prince qui sembloit vouloir être solidement instruit!

J'aurois donc bien servi et le ministre, et le Dauphin, et le roi, et l'État lui-même, si dans ce chaos du passé j'avois établi l'ordre et jeté la lumière. Ce fut ce que je proposai dans un mémoire précis et clair que je présentai à l'abbé de Bernis.

Mon projet consistoit d'abord à démêler et à ranger les objets de négociation suivant leurs relations diverses, à leur place à l'égard des lieux, à leur date à l'égard des temps. Ensuite, d'époque en époque, à commencer d'un temps plus ou moins reculé, je me chargeois d'extraire de tous ces portefeuilles de dépêches et de mémoires ce qu'il y auroit d'intéressant, d'en former successivement un tableau historique assez développé pour y suivre le cours des négociations et y observer l'esprit des différentes cours, le système des cabinets, la politique des conseils, le caractère des ministres, celui des rois et de leurs règnes; en un mot, les ressorts qui, dans tel ou tel temps, avoient remué les puissances. Tous les ans, trois volumes de ce cours de diplomatique auroient été remis dans les mains du ministre; et peut-être, écrits avec soin, auroient-ils été pour le Dauphin lui-même une lecture satisfaisante. Enfin, pour rendre les objets plus présens, un livre de tables figurées auroit fait voir, d'un coup d'oeil et sous leur rapport, les négociations respectives et leurs effets simultanés dans les cours et les cabinets de l'Europe. Pour ce travail immense, je ne demandois que deux commis, un logement au dépôt même, et de quoi vivre frugalement chez moi. L'abbé de Bernis parut charmé de mon projet. «Donnez-moi ce mémoire, me dit-il après en avoir entendu la lecture; j'en sens l'utilité et la bonté plus que vous-même. Je veux le présenter au roi.» Je ne doutai pas du succès; je l'attendis; je l'attendis en vain; et lorsque, impatient d'en savoir l'effet, je lui en demandai des nouvelles: «Ah! me dit-il d'un air distrait, en entrant dans sa chaise pour aller au conseil, cela tient à un arrangement général sur lequel il n'y a rien de décidé encore.» Cet arrangement a eu lieu depuis. Le roi a fait construire deux hôtels, l'un pour le dépôt de la guerre, l'autre pour le dépôt de la politique. Mon projet a été exécuté, du moins en partie, et un autre que moi en a recueilli le fruit. Sic vos non vobis[29]. Après cette réponse de l'abbé de Bernis, je le vis encore une fois; ce fut le jour où, en habit de cardinal, en calotte rouge, en bas rouges, et avec un rochet garni du plus riche point d'Angleterre, il alloit se présenter au roi. Je traversai ses antichambres, entre deux longues haies de gens vêtus à neuf d'écarlate et galonnés d'or. En entrant dans son cabinet, je le trouvai glorieux comme un paon, plus joufflu que jamais, s'admirant dans sa gloire, surtout ne pouvant se lasser de regarder son rochet et ses bas ponceau. «Ne suis-je pas bien mis? me demanda-t-il.—Fort bien, lui dis-je; l'Éminence vous sied à merveille, et je viens, Monseigneur, vous en faire mon compliment.—Et ma livrée, comment la trouvez-vous?—Je l'ai prise, lui dis-je, pour la troupe dorée qui venoit vous complimenter.» Ce sont les derniers mots que nous nous soyons dits.

Je me consolai aisément de ne lui rien devoir, non seulement parce que je n'avois vu en lui qu'un fat sous la pourpre, mais parce que bientôt je le vis malhonnête et méconnoissant envers sa créatrice: car rien ne pèse tant que la reconnoissance, lorsqu'on la doit à des ingrats.

Plus heureux que lui, je trouvai dans l'étude et dans le travail la consolation des petites rigueurs que j'essuyois de la fortune; mais, comme je n'ai jamais eu le caractère bien stoïque, je payois moins patiemment à la nature le tribut de douleur qu'elle m'imposoit tous les ans. Avec une santé habituellement bonne et pleine, j'étois sujet à un mal de tête d'une espèce très singulière. Ce mal s'appelle le clavus; le siège en est sous le sourcil. C'est le battement d'une artère dont chaque pulsation est un coup de stylet qui semble percer jusqu'à l'âme. Je ne puis exprimer quelle en est la douleur; et, toute vive et profonde qu'elle est, un seul point en est affecté. Ce point est, au-dessus de l'oeil, l'endroit auquel répond le pouls d'une artère intérieure. J'explique tout ceci pour mieux vous faire entendre un phénomène intéressant.

Depuis sept ans, ce mal de tête me revenoit au moins une fois par année, et duroit douze à quinze jours, non pas continuellement, mais par accès, comme une fièvre, et tous les jours à la même heure, avec peu de variation; il duroit environ six heures, s'annonçant par une tension dans les veines et les fibres voisines, et par des battemens non pas plus pressés, mais plus forts, de l'artère où étoit la douleur. En commençant, le mal étoit presque insensible; il alloit en croissant, et diminuoit de même jusqu'à la fin de l'accès; mais, durant quatre heures au moins, il étoit dans toute sa force. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que, l'accès fini, il ne restoit pas trace de douleur dans cette partie, et que ni le reste du jour, ni la nuit suivante, jusqu'au lendemain à l'heure du nouvel accès, je n'en avois aucun ressentiment. Les médecins que j'avois consultés s'étoient inutilement appliqués à me guérir. Le quinquina, les saignées du pied, les liqueurs émollientes, les fumigations, ni les sternutatoires, rien n'avoit réussi. Quelques-uns même de ces remèdes, comme le quinquina et le muguet, ne faisoient qu'irriter mon mal.

Un médecin de la reine, appelé Malouin, homme assez habile, mais plus Purgon que Purgon lui-même, avoit imaginé de me faire prendre en lavemens des infusions de vulnéraire. Cela ne me fit rien; mais, au bout de son période accoutumé, le mal avoit cessé. Et voilà Malouin tout glorieux d'une si belle cure. Je ne troublai point son triomphe; mais lui, saisissant l'occasion de me faire une mercuriale: «Eh bien! mon ami, me dit-il, croirez-vous désormais à la médecine et au savoir des médecins?» Je l'assurai que j'y croyois très fort. «Non, reprit-il, vous vous permettez quelquefois d'en parler un peu légèrement; cela vous fait tort dans le monde. Voyez parmi les gens de lettres et les savans, les plus illustres ont toujours respecté notre art»; et il me cita de grands hommes. «Voltaire lui-même, ajouta-t-il, lui qui respecte si peu de choses, a toujours parlé avec respect de la médecine et des médecins.—Oui, lui dis-je, docteur, mais un certain Molière!—Aussi, me dit-il en me regardant d'un oeil fixe, et en me serrant le poignet, aussi comment est-il mort[30]?»

Pour la septième année enfin, mon mal m'avoit repris, lorsqu'un jour, au fort de l'accès, je vis entrer chez moi Genson, le maréchal des écuries de la Dauphine. Genson, sur les objets relatifs à son art, donnoit à l'Encyclopédie des articles très distingués. Il avoit fait une étude particulière de l'anatomie comparée de l'homme et du cheval; et non seulement pour les maladies, mais pour la nourriture et l'éducation des chevaux, personne n'étoit plus instruit; mais, peu exercé dans l'art d'écrire, c'étoit à moi qu'il avoit recours pour retoucher un peu son style. Il vint donc avec ses papiers dans un moment où, depuis trois heures, j'éprouvois mon supplice. «Monsieur Genson, lui dis-je, il m'est impossible de travailler avec vous aujourd'hui; je souffre trop cruellement.» Il vit mon oeil droit enflammé, et toutes les fibres de la tempe et de la paupière palpitantes et frémissantes. Il me demanda la cause de mon mal, je lui dis ce que j'en savois; et, après quelques détails sur ma complexion, sur ma façon de vivre, sur ma santé habituelle: «Est-il possible, me dit-il, qu'on vous ait laissé si longtemps souffrir un mal dont il étoit si facile de vous guérir?—Eh quoi! lui dis-je avec étonnement, en sauriez-vous le remède?—Oui, je le sais, et rien n'est plus simple; dans trois jours vous serez guéri, et dès demain vous serez soulagé.—Comment? lui demandai-je avec une espérance foible et timide encore.—Quand votre encre est trop épaisse et ne coule pas, me dit-il, que faites-vous?—J'y mets de l'eau.—Eh bien! mettez de l'eau dans votre lymphe; elle coulera, et n'engorgera plus les glandes de la membrane pituitaire, qui gêne actuellement l'artère dont les pulsations froissent le nerf voisin et vous causent tant de douleur.—Est-ce bien là, lui demandai-je, la cause de mon mal? en est-ce bien là le remède?—Assurément, dit-il. Vous avez là dans l'os une petite cavité qu'on nomme le sinus frontal; il est doublé d'une membrane qui est un tissu de petites glandes; cette membrane, dans son état naturel, est aussi mince qu'une feuille de chêne. Dans ce moment, elle est épaisse et engorgée; il s'agit de la dégager; et le moyen en est facile et sûr. Dînez sagement aujourd'hui, points de ragoûts, point de vin pur, ni café, ni liqueurs; et, au lieu de souper ce soir, buvez autant d'eau claire et fraîche que votre estomac en pourra soutenir sans fatigue; demain matin buvez-en de même; observez quelques jours ce régime, et je vous prédis que demain l'accès sera foible, qu'après-demain il sera presque insensible, et que le jour suivant ce ne sera plus rien.—Ah! Monsieur Genson, vous serez un dieu pour moi, lui dis-je, si votre prédiction s'accomplit.» Elle s'accomplit en effet. Genson vint me revoir; et comme, en l'embrassant, je lui annonçois ma guérison: «Ce n'est pas tout de vous avoir guéri, me dit-il; à présent il faut vous préserver. Cette partie sera foible encore quelques années; et, jusqu'à ce que la membrane ait repris son ressort, ce seroit là que la lymphe épaissie déposeroit encore. Il faut prévenir ces dépôts. Vous m'avez dit que le premier symptôme de votre mal est une tension dans les veines et dans les fibres à la tempe et sous le sourcil. Dès que vous sentirez cet embarras, buvez de l'eau et reprenez au moins pour quelques jours votre régime. Le remède de votre mal en sera le préservatif. Au reste, cette précaution ne sera nécessaire que pour quelques années. L'organe une fois raffermi, je ne vous demande plus rien.» Son ordonnance fut exactement observée, et j'en obtins pleinement le succès tel qu'il me l'avoit annoncé.

Cette année où, par la vertu de quelques verres d'eau, je m'étois délivré d'un si grand mal, fut encore magique pour moi, en ce qu'avec quelques paroles je fis, par aventure, un grand bien à un honnête homme, avec qui je n'avois aucune liaison.

La cour étoit à Fontainebleau, et là j'allois assez souvent passer une heure de la soirée avec Quesnay. Un soir que j'étois avec lui, Mme de Pompadour me fit appeler et me dit: «Savez-vous que La Bruère est mort à Rome[31]? Il étoit titulaire du privilège du Mercure: ce privilège lui valoit vingt-cinq mille livres de rente; il y a de quoi faire plus d'un heureux; et nous avons dessein d'attacher au nouveau brevet du Mercure des pensions pour les gens de lettres. Vous qui les connoissez, nommez-moi ceux qui en auroient besoin, et qui en seroient susceptibles.» Je nommai Crébillon, d'Alembert, Boissy, et encore quelques autres. Pour Crébillon, je savois bien qu'il étoit inutile de le recommander[32]; pour d'Alembert, voyant qu'elle faisoit un petit signe d'improbation: «C'est, lui dis-je, Madame, un géomètre du premier ordre, un écrivain très distingué, et un très parfait honnête homme.—Oui, me répliqua-t-elle, mais une tête chaude.» Je répondis bien doucement que, sans un peu de chaleur dans la tête, il n'y avoit point de grand talent. «Il s'est passionné, dit-elle, pour la musique italienne, et s'est mis à la tête du parti des bouffons.—Il n'en a pas moins fait la préface de l'Encyclopédie», répondis-je encore avec modestie. Elle n'en parla plus; mais il n'eut point de pension. Je crois qu'un sujet d'exclusion plus grave, ce fut son zèle pour le roi de Prusse, dont il étoit partisan déclaré, et que Mme de Pompadour haïssoit personnellement. Quand ce vint à Boissy, elle me demanda: «Est-ce que Boissy n'est pas riche? Je le crois au moins à son aise; je l'ai vu au spectacle, et toujours si bien mis!—Non, Madame, il est pauvre, mais il cache sa pauvreté.—Il a fait tant de pièces de théâtre! insista-t-elle encore.—Oui, mais toutes ces pièces n'ont pas eu le même succès; et cependant il a fallu vivre. Enfin, Madame, vous le dirai-je? Boissy est si peu fortuné que, sans un ami qui a découvert sa situation, il périssoit de misère l'hiver dernier. Manquant de pain, trop fier pour en demander à personne, il s'étoit enfermé avec sa femme et son fils, résolus à mourir ensemble, et allant se tuer l'un dans les bras de l'autre, lorsque cet ami secourable força la porte et les sauva.—Ah! Dieu, s'écria Mme de Pompadour, vous me faites frémir. Je vais le recommander au roi.»

Le lendemain matin, je vois entrer chez moi Boissy, pâle, égaré, hors de lui-même, avec une émotion qui ressembloit à de la joie sur le visage de la douleur. Son premier mouvement fut de tomber à mes pieds. Moi qui crus qu'il se trouvoit mal, je m'empressai de le secourir, et, en le relevant, je lui demandai ce qui pouvoit le mettre dans l'état où je le voyois. «Ah! Monsieur, me dit-il, ne le savez-vous pas? Vous mon généreux bienfaiteur, vous qui m'avez sauvé la vie, vous qui d'un abîme de malheurs me faites passer dans une situation d'aisance et de fortune inespérée! J'étois venu solliciter une pension modique sur le Mercure, et M. de Saint-Florentin m'annonce que c'est le privilège, le brevet même du Mercure que le roi vient de m'accorder[33]. Il m'apprend que c'est à Mme de Pompadour que je le dois; je vais lui en rendre grâce; et, chez elle, M. Quesnay me dit que c'est vous qui, en parlant de moi, avez touché Mme de Pompadour, au point qu'elle en avoit les yeux en larmes.»

Ici je voulus l'interrompre en l'embrassant; mais il continua: «Qu'ai-je donc fait, Monsieur, pour mériter de vous un intérêt si tendre? Je ne vous ai vu qu'en passant; à peine me connoissez-vous; et vous avez, en parlant de moi, l'éloquence du sentiment, l'éloquence de l'amitié!» À ces mots, il vouloit baiser mes mains. «C'en est trop, lui dis-je, Monsieur, il est temps que je modère cet excès de reconnoissance; et, après vous avoir laissé soulager votre coeur, je veux m'expliquer à mon tour. Assurément j'ai voulu vous servir; mais en cela je n'ai été que juste, et sans cela j'aurois manqué à la confiance dont Mme de Pompadour m'honoroit en me consultant. Sa sensibilité et sa bonté ont fait le reste. Laissez-moi donc me réjouir avec vous de votre fortune, et rendons-en grâce tous deux à celle à qui vous la devez.»

Dès que Boissy eut pris congé de moi, j'allai chez le ministre; et, voyant qu'il me recevoit comme n'ayant rien à me dire, je lui demandai si je n'avois pas un remerciement à lui faire: il me dit que non; si les pensions sur le Mercure étoient données: il me dit que oui; si Mme de Pompadour ne lui avoit point parlé de moi: il m'assura qu'elle ne lui en avoit pas dit un mot, et que, si elle m'avoit nommé, il m'auroit mis volontiers sur la liste qu'il avoit présentée au roi. Je fus confondu, je l'avoue: car, sans m'être nommé moi-même, lorsqu'elle m'avoit consulté, je m'étois cru bien sûr d'être au nombre de ceux qu'elle proposeroit. Je me rendis chez elle; et bien heureusement je trouvai dans son salon Mme de Marchais à qui de point en point je contai ma mésaventure. «Bon! me dit-elle, cela vous étonne? cela ne m'étonne pas, moi; je la reconnois là. Elle vous aura oublié.» À l'instant même elle entre dans le cabinet de toilette où étoit Mme de Pompadour; et aussitôt après j'entends des éclats de rire. J'en tirai un heureux présage; en effet, Mme de Pompadour, en allant à la messe, ne put me voir sans rire encore de m'avoir laissé dans l'oubli. «J'ai deviné tout juste, me dit Mme de Marchais en me revoyant, mais cela sera réparé.» J'eus donc une pension de douze cents livres sur le Mercure, et je fus content.

Si M. de Boissy le rédigeoit lui-même, il restoit à son aise; mais il falloit qu'il le soutînt; et il n'avoit pour cela ni les relations, ni les ressources, ni l'activité de l'abbé Raynal, qui, en l'absence de La Bruère, le faisoit, et le faisoit bien.

Dénué de secours, et ne trouvant rien de passable dans les papiers qu'on lui laissoit, Boissy m'écrivit une lettre qui étoit un vrai signal de détresse. «Inutilement, me disoit-il, vous m'aurez fait donner le Mercure; ce bienfait est perdu pour moi, si vous n'y ajoutez pas celui de venir à mon aide. Prose ou vers, ce qu'il vous plaira, tout me sera bon de votre main. Mais hâtez-vous de me tirer de la peine où je suis, je vous en conjure au nom de l'amitié que je vous ai vouée pour tout le reste de ma vie.»

Cette lettre m'ôta le sommeil; je vis ce malheureux livré au ridicule, et le Mercure décrié dans ses mains, s'il laissoit voir sa pénurie. J'en eus la fièvre toute la nuit; et ce fut dans cet état de crise et d'agitation que me vint la première idée de faire un conte. Après avoir passé la nuit sans fermer l'oeil à rouler dans ma tête le sujet de celui que j'ai intitulé Alcibiade, je me levai, je l'écrivis tout d'une haleine, au courant de la plume, et je l'envoyai. Ce conte eut un succès inespéré. J'avois exigé l'anonyme. On ne savoit à qui l'attribuer; et, au dîner d'Helvétius, où étoient les plus fins connoisseurs, on me fit l'honneur de le croire de Voltaire ou de Montesquieu.

Boissy, comblé de joie de l'accroissement que cette nouveauté avoit donné au débit du Mercure, redoubla de prières pour obtenir de moi encore quelques morceaux du même genre. Je fis pour lui le conte de Soliman II, ensuite celui du Scrupule, et quelques autres encore. Telle fut l'origine de ces Contes moraux qui ont eu depuis tant de vogue en Europe. Boissy me fit par là plus de bien à moi-même que je ne lui en avois fait; mais il ne jouit pas longtemps de sa fortune; et, à sa mort, lorsqu'il fallut le remplacer: «Sire, dit Mme de Pompadour au roi, ne donnerez-vous pas le Mercure à celui qui l'a soutenu?» Le brevet m'en fut accordé[34]. Alors il fallut me résoudre à quitter Versailles. Cependant il s'offrit pour moi une fortune qui, dans ce moment-là, sembloit meilleure et plus solide. Je ne sais quel instinct, qui m'a toujours assez bien conduit, m'empêcha de la préférer.

Le maréchal de Belle-Isle étoit ministre de la guerre; son fils unique, le comte de Gisors, le jeune homme du siècle le mieux élevé et le plus accompli, venoit d'obtenir la lieutenance et le commandement des carabiniers, dont le comte de Provence étoit colonel. Le régiment des carabiniers avoit un secrétaire attaché à la personne du commandant, avec un traitement de douze mille livres, et cette place étoit vacante. Un jeune homme de Versailles, appelé Dorlif, se présenta pour la remplir, et il se dit connu de moi. «Eh bien! lui dit le comte de Gisors, engagez M. Marmontel à venir me voir; je serai bien aise de causer avec lui.» Dorlif faisoit de petits vers, et venoit quelquefois me les communiquer; c'étoit là notre connoissance. Du reste, je le croyois honnête et bon garçon. Ce fut le témoignage que je rendis de lui. «Je vais, me dit le comte de Gisors, que je voyois pour la première fois, vous parler avec confiance. Ce jeune homme n'est pas ce qui convient à cette place; j'ai besoin d'un homme qui, dès demain, soit mon ami, et sur qui je puisse compter comme sur un autre moi-même. M. le duc de Nivernois, mon beau-père, m'en propose un; mais je me méfie de la facilité des grands dans leurs recommandations; et, si vous avez à me donner un homme dont vous soyez sûr, et qu'il soit tel que je le demande, n'osant pas, ajouta-t-il, prétendre à vous avoir vous-même, je le prendrai de votre main.

—Un mois plus tôt, Monsieur le comte, c'eût été pour moi-même, lui dis-je, que j'aurois demandé l'honneur de vous être attaché. Le brevet du Mercure de France, que le roi vient de m'accorder, est pour moi un engagement que sans légèreté je ne puis sitôt rompre; mais je m'en vais, parmi mes connoissances, voir si je puis trouver l'homme qui vous convient.»

Parmi mes connoissances, il y avoit à Paris un jeune homme appelé Suard, d'un esprit fin, délié, juste et sage, d'un caractère aimable, d'un commerce doux et liant, assez imbu de belles-lettres, parlant bien, écrivant d'un style pur, aisé, naturel et du meilleur goût, discret surtout, et réservé avec des sentimens honnêtes. Ce fut sur lui que je jetai les yeux. Je le priai de venir me voir à Paris, où je m'étois rendu pour lui épargner le voyage. D'un côté, cette place lui parut très avantageuse; de l'autre, il la trouvoit assujettissante et pénible. On étoit en guerre; il falloit suivre le comte de Gisors dans ses campagnes; et Suard, naturellement indolent, auroit bien voulu de la fortune, mais sans qu'il lui en coûtât sa liberté ni son repos. Il me demanda vingt-quatre heures pour faire ses réflexions. Le lendemain matin il vint me dire qu'il lui étoit impossible d'accepter cette place; que M. Deleyre, son ami, la sollicitoit, et qu'il étoit recommandé par M. le duc de Nivernois. Deleyre étoit connu de moi pour un homme d'esprit, pour un très honnête homme, d'un caractère solide et sûr, d'une grande sévérité de moeurs. «Amenez-moi votre ami, dis-je à Suard; ce sera lui que je proposerai, et la place lui est assurée.» Nous convînmes avec Deleyre de dire simplement que, dans mon choix, je m'étois rencontré avec le duc de Nivernois. M. de Gisors fut charmé de cette rencontre, et Deleyre fut agréé. «Je pars, lui dit le vaillant jeune homme: il peut y avoir incessamment à l'armée une affaire, je veux m'y trouver. Vous viendrez me joindre le plus tôt possible.» En effet, peu de jours après son arrivée se donna le combat de Crevelt, où, à la tête des carabiniers, il fut blessé mortellement. Deleyre n'arriva que pour l'ensevelir.

Je demandai à M. de Marigny s'il croyoit compatible ma place de secrétaire des bâtimens avec le privilège et le travail du Mercure. Il me répondit qu'il croyoit impossible de vaquer à l'un et à l'autre. «Donnez-moi donc mon congé, lui dis-je, car je n'ai pas la force de vous le demander.» Il me le donna, et Mme Geoffrin m'offrit un logement chez elle. Je l'acceptai avec reconnoissance, en la priant de vouloir bien me permettre de lui en payer le loyer; condition à laquelle je la fis consentir.

Me voilà repoussé par ma destinée dans ce Paris, d'où j'avois eu tant de plaisir à m'éloigner; me voilà plus dépendant que jamais de ce public d'avec lequel je me croyois dégagé pour la vie. Qu'étoient donc devenues mes résolutions? Deux soeurs dans un couvent, en âge d'être mariées; la facilité de mes vieilles tantes à faire crédit à tout venant, et à ruiner leur commerce en contractant des dettes que j'étois obligé de payer tous les ans; mon avenir, auquel il falloit bien penser, n'ayant mis encore en réserve que dix mille francs que j'avois employés dans le cautionnement de M. Odde; l'Académie françoise où je n'arriverois que par la carrière des lettres; enfin l'attrait de cette société littéraire et philosophique qui me rappeloit dans son sein, furent les causes et seront les excuses de l'inconstance qui me fit renoncer au repos le plus doux, le plus délicieux, pour venir à Paris rédiger un journal, c'est-à-dire me condamner au travail de Sisyphe ou à celui des Danaïdes.

LIVRE VI

Si le Mercure n'avoit été qu'un simple journal littéraire, je n'aurois eu en le composant qu'une seule tâche à remplir, et qu'une seule route à suivre; mais, formé d'élémens divers et fait pour embrasser un grand nombre d'objets, il falloit que, dans tous ses rapports, il remplît sa destination; que, selon les goûts des abonnés, il tînt lieu des gazettes aux nouvellistes; qu'il rendît compte des spectacles aux gens curieux de spectacles; qu'il donnât une juste idée des productions littéraires à ceux qui, en lisant avec choix, veulent s'instruire ou s'amuser; qu'à la saine et sage partie du public qui s'intéresse aux découvertes des arts utiles, au progrès des arts salutaires, il fît part de leurs tentatives et des heureux succès de leurs inventions; qu'aux amateurs des arts agréables il annonçât les ouvrages nouveaux, et quelquefois les écrits des artistes. La partie des sciences qui tomboit sous les sens, et qui pour le public pouvoit être un objet de curiosité, étoit aussi de son domaine; mais il falloit surtout qu'il eût un intérêt local et de société pour ses abonnés de province, et que le bel esprit de telle ou de telle ville du royaume y trouvât de temps en temps son énigme, son madrigal, son épître insérée: cette partie du Mercure, la plus frivole en apparence, en étoit la plus lucrative.

Il eût été difficile d'imaginer un journal plus varié, plus attrayant, et plus abondant en ressources. Telle fut l'idée que j'en donnai dans l'avant-propos de mon premier volume, au mois d'août 1758. «Sa forme, dis-je, le rend susceptible de tous les genres d'agrément et d'utilité; et les talens n'ont ni fleurs ni fruits dont le Mercure ne se couronne. Littéraire, civil et politique, il extrait, il recueille, il annonce, il embrasse toutes les productions du génie et du goût; il est comme le rendez-vous des sciences et des arts, et le canal de leur commerce… C'est un champ qui peut devenir de plus en plus fertile, et par les soins de la culture, et par les richesses qu'on y répandra… Il peut être considéré comme extrait ou comme recueil: comme extrait, c'est moi qu'il regarde; comme recueil, son succès dépend des secours que je recevrai. Dans la partie critique, l'homme estimable à qui je succède, sans oser prétendre à le remplacer, me laisse un exemple d'exactitude et de sagesse, de candeur et d'honnêteté, que je me fais une loi de suivre… Je me propose de parler aux gens de lettres le langage de la vérité, de la décence et de l'estime; et mon attention à relever les beautés de leurs ouvrages justifiera la liberté avec laquelle j'en observerai les défauts. Je sais mieux que personne, et je ne rougis pas de l'avouer, combien un jeune auteur est à plaindre, lorsque, abandonné à l'insulte, il a assez de pudeur pour s'interdire une défense personnelle. Cet auteur, quel qu'il soit, trouvera en moi, non pas un vengeur passionné, mais, selon mes lumières, un appréciateur équitable. Une ironie, une parodie, une raillerie ne prouve rien et n'éclaire personne; ces traits amusent quelquefois; ils sont même plus intéressans pour le bas peuple des lecteurs qu'une critique honnête et sensée; le ton modéré de la raison n'a rien de consolant pour l'envie, rien de flatteur pour la malignité; mais mon dessein n'est pas de prostituer ma plume aux envieux et aux méchans… À l'égard de la partie collective de cet ouvrage, quoique je me propose d'y contribuer autant qu'il est en moi, ne fût-ce que pour remplir les vides, je ne compte pour rien ce que je puis; tout mon espoir est dans la bienveillance et les secours des gens de lettres, et j'ose croire qu'il est fondé. Si quelques-uns des plus estimables n'ont pas dédaigné de confier au Mercure les amusemens de leur loisir, souvent même les fruits d'une étude sérieuse, dans le temps que le succès de ce journal n'étoit qu'à l'avantage d'un seul homme, quels secours ne dois-je pas attendre du concours des talens intéressés à le soutenir? Le Mercure n'est plus un fonds particulier: c'est un domaine public, dont je ne suis que le cultivateur et l'économe.»

Ainsi s'annonça mon travail: aussi fut-il bien secondé. Le moment étoit favorable; une volée de jeunes poètes commençoient à essayer leurs ailes. J'encourageai ce premier essor, en publiant les brillans essais de Malfilâtre; je fis concevoir de lui des espérances qu'il auroit remplies, si une mort prématurée ne nous l'avoit pas enlevé. Les justes louanges que je donnai au poème de Jumonville ranimèrent, dans le sensible et vertueux Thomas, ce grand talent que des critiques inhumaines avoient glacé. Je présentai au public les heureuses prémices de la traduction des Géorgiques, de Virgile, et j'osai dire que, si ce divin poème pouvoit être traduit en vers françois élégans et harmonieux, il le seroit par l'abbé Delille. En insérant dans le Mercure une héroïde de Colardeau, je fis sentir combien le style de ce jeune poète approchoit, par sa mélodie, sa pureté, sa grâce et sa noblesse, de la perfection des modèles de l'art. Je parlai avantageusement des Héroïdes de La Harpe. Enfin, à propos du succès de l'Hypermnestre, de Lemierre: «Voilà donc, dis-je, trois nouveaux poètes tragiques qui donnent de belles espérances: l'auteur d'Iphigénie en Tauride, par sa manière sage et simple de graduer l'intérêt de l'action et par des morceaux de véhémence dignes des plus grands maîtres; l'auteur d'Astarbé, par une poésie animée, par une versification pleine et harmonieuse, et par le dessein fier et hardi d'un caractère auquel il n'a manqué, pour le mettre en action, que des contrastes dignes de lui; et l'auteur d'Hypermnestre, par des tableaux de la plus grande force. C'est au public, ajoutois-je, à les protéger, à les encourager, à les consoler des fureurs de l'envie. Les arts ont besoin du flambeau de la critique et de l'aiguillon de la gloire. Ce n'est point au Cid persécuté, c'est au Cid triomphant de la persécution que Cinna dut la naissance. Les encouragemens n'inspirent la négligence et la présomption qu'aux petits esprits; pour les âmes élevées, pour les imaginations vives, pour les grands talens en un mot, l'ivresse du succès devient l'ivresse du génie. Il n'y a pour eux qu'un poison à craindre, c'est celui qui les refroidit.»

En plaidant la cause des gens de lettres, je ne laissois pas de mêler à des louanges modérées une critique assez sévère, mais innocente, et du même ton qu'un ami auroit pris avec son ami. C'étoit avec cet esprit de bienveillance et d'équité que, me conciliant la faveur des jeunes gens de lettres, je les avois presque tous pour coopérateurs.

Le tribut des provinces étoit encore plus abondant. Tout n'en étoit pas précieux; mais, si dans les pièces de vers ou les morceaux de prose qui m'étoient envoyés il n'y avoit que des négligences, des incorrections, des fautes de détails, j'avois soin de les retoucher. Si même quelquefois il me venoit au bout de la plume quelques bons vers ou quelques lignes intéressantes, je les y glissois sans mot dire; et jamais les auteurs ne se sont plaints à moi de ces petites infidélités.

Dans la partie des sciences et des arts j'avois encore bien des ressources. En médecine, dans ce temps-là, s'agitoit le problème de l'inoculation. La comète prédite par Halley, et annoncée par Clairaut, fixoit les yeux de l'astronomie. La physique me donnoit à publier des observations curieuses: par exemple, on me sut bon gré d'avoir mis au jour les moyens de refroidir en été les liqueurs. La chimie me communiquoit un nouveau remède à la morsure des vipères, et l'inestimable secret de rappeler les noyés à la vie. La chirurgie me faisoit part de ses heureuses hardiesses et de ses succès merveilleux. L'histoire naturelle, sous le pinceau de Buffon, me présentoit une foule de tableaux dont j'avois le choix. Vaucanson me donnoit à décrire aux yeux du public ses machines ingénieuses. L'architecte Le Roy[35] et le graveur Cochin, après avoir parcouru en artistes, l'un les ruines de la Grèce et l'autre les merveilles de l'Italie, venoient m'enrichir à l'envi de brillantes descriptions ou d'observations savantes, et mes extraits de leurs voyages étoient pour mes lecteurs un voyage amusant. Cochin, homme d'esprit, et dont la plume n'étoit guère moins pure et correcte que le burin, faisoit aussi pour moi d'excellens écrits sur les arts qui étoient l'objet de ses études. Je m'en rappelle deux que les peintres et les sculpteurs n'ont sans doute pas oubliés: l'un Sur la lumière dans l'ombre, l'autre Sur les difficultés de la peinture et de la sculpture, comparées l'une avec l'autre[36]. Ce fut sous sa dictée que je rendis compte au public de l'exposition des tableaux en 1759, l'une des plus belles que l'on eût vues et qu'on ait vues depuis dans le salon des arts. Cet examen étoit le modèle d'une critique saine et douce; les défauts s'y faisoient sentir et remarquer; les beautés y étoient exaltées. Le public ne fut point trompé, et les artistes furent contens[37].

Dans ce temps-là s'ouvrit pour l'éloquence une nouvelle carrière. C'étoit à louer de grands hommes que l'Académie françoise invitoit les jeunes orateurs; et quelle fut ma joie d'avoir à publier que le premier qui, dans cette lice, et par un digne éloge de Maurice de Saxe[38], venoit de remporter le prix, étoit l'intéressant jeune homme dont tant de fois j'avois ranimé le courage, l'auteur du poème de Jumonville, à qui la sincérité de mes conseils plaisoit au moins autant que l'équité de mes louanges, et qui, dans le secret de l'amitié la plus intime, avoit fait de moi le confident de ses pensées et le censeur de ses écrits!

Je m'étois mis en relation avec toutes les académies du royaume, tant pour les arts que pour les lettres; et, sans compter leurs productions, qu'elles vouloient bien m'envoyer, les seuls programmes de leurs prix étoient intéressans à lire, par les vues saines et profondes qu'annonçoient les questions qu'ils donnoient à résoudre, soit en morale, soit en économie politique, soit dans les arts utiles, secourables et salutaires. Je m'étonnois quelquefois moi-même de la lumineuse étendue de ces questions, qui de tous côtés nous venoient du fond des provinces; rien, selon moi, ne marquoit mieux la direction, la tendance, les progrès de l'esprit public.

Ainsi, sans cesser d'être amusant et frivole dans sa partie légère, le Mercure ne laissoit pas d'acquérir en utilité de la consistance et du poids. De mon côté, contribuant de mon mieux à le rendre à la fois utile et agréable, j'y glissois souvent de ces contes où j'ai toujours tâché de mêler quelque grain d'une morale intéressante. L'apologie du théâtre, que je fis en examinant la Lettre de Rousseau à d'Alembert sur les spectacles, eut tous les succès que peut avoir la vérité qui combat des sophismes, et la raison qui saisit corps à corps et serre de près l'éloquence.

Mais, comme il ne faut jamais être fier ni oublieux au point d'être méconnoissant, je ne veux pas vous laisser ignorer quelle étoit au besoin l'une de mes ressources. À Paris, la république des lettres étoit divisée en plusieurs classes qui communiquoient peu ensemble. Moi, je n'en négligeois aucune; et des petits vers qui se faisoient dans les sociétés bourgeoises, tout ce qui avoit de la gentillesse et du naturel m'étoit bon. Chez un joaillier de la place Dauphine j'avois dîné souvent avec deux poètes de l'ancien Opéra-Comique, dont le génie étoit la gaieté, et qui n'étoient jamais si bien en verve que sous la treille de la guinguette. Pour eux, l'état le plus heureux étoit l'ivresse; mais, avant que d'être ivres, ils avoient des momens d'inspiration qui faisoient croire à ce qu'Horace a dit du vin. L'un, dont le nom étoit Gallet, passoit pour un vaurien; je ne le vis jamais qu'à table, et je n'en parle qu'à propos de son ami Panard, qui étoit bonhomme, et que j'aimois.

Ce vaurien, cependant, étoit un original assez curieux à connoître. C'étoit un marchand épicier de la rue des Lombards, qui, plus assidu au théâtre de la Foire qu'à sa boutique, s'étoit déjà ruiné lorsque je le connus. Il étoit hydropique, et n'en buvoit pas moins, et n'en étoit pas moins joyeux: aussi peu soucieux de la mort que soigneux de la vie, et tel qu'enfin dans la captivité, dans la misère, sur un lit de douleur, et presqu'à l'agonie, il ne cessa de faire un jeu de tout cela.

Après sa banqueroute, réfugié au Temple, lieu de franchise alors pour les débiteurs insolvables, comme il recevoit tous les jours des mémoires de créanciers: «Me voilà, disoit-il, logé au temple des mémoires.» Quand son hydropisie fut sur le point de l'étouffer, le vicaire du Temple étant venu lui administrer l'extrême-onction: «Ah! Monsieur l'abbé, lui dit-il, vous venez me graisser les bottes; cela est inutile, car je m'en vais par eau.» Le même jour il écrivit à son ami Collé, et, en lui souhaitant la bonne année par des couplets sur l'air

Accompagné de plusieurs autres,

il terminoit ainsi sa dernière gaieté:

     De ces couplets soyez content;
     Je vous en ferois bien autant
     Et plus qu'on ne compte d'apôtres;
     Mais, cher Collé, voici l'instant
     Où certain fossoyeur m'attend,
     Accompagné de plusieurs autres.

Le bonhomme Panard, aussi insouciant que son ami, aussi oublieux du passé et négligent de l'avenir, avoit plutôt dans son infortune la tranquillité d'un enfant que l'indifférence d'un philosophe. Le soin de se nourrir, de se loger, de se vêtir, ne le regardoit point: c'étoit l'affaire de ses amis, et il en avoit d'assez bons pour mériter cette confiance. Dans les moeurs, comme dans l'esprit, il tenoit beaucoup du naturel simple et naïf de La Fontaine. Jamais l'extérieur n'annonça moins de délicatesse; il en avoit pourtant dans la pensée et dans l'expression. Plus d'une fois, à table, et, comme on dit, entre deux vins, j'avois vu sortir de cette masse lourde et de cette épaisse enveloppe des couplets impromptu pleins de facilité, de finesse et de grâce. Lors donc qu'en rédigeant le Mercure du mois j'avois besoin de quelques jolis vers, j'allois voir mon ami Panard. «Fouillez, me disoit-il, dans la boîte à perruque.» Cette boîte étoit en effet un vrai fouillis où étoient entassés pêle-mêle, et griffonnés sur des chiffons, les vers de ce poète aimable.

En voyant presque tous ses manuscrits tachés de vin, je lui en faisois le reproche. «Prenez, prenez, me disoit-il, c'est là le cachet du génie.» Il avoit pour le vin une affection si tendre qu'il en parloit toujours comme de l'ami de son coeur; et, le verre à la main, en regardant l'objet de son culte et de ses délices, il s'en laissoit émouvoir au point que les larmes lui en venoient aux yeux. Je lui en ai vu répandre pour une cause bien singulière; et ne prenez pas pour un conte ce trait qui achèvera de vous peindre un buveur.

Après la mort de son ami Gallet, l'ayant trouvé sur mon chemin, je voulus lui marquer la part que je prenois à son affliction: «Ah! Monsieur, me dit-il, elle est bien vive et bien profonde! Un ami de trente ans, avec qui je passois ma vie! À la promenade, au spectacle, au cabaret, toujours ensemble! Je l'ai perdu! je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui. Il est mort! je suis seul au monde. Je ne sais plus que devenir.» En se plaignant ainsi, le bonhomme fondoit en larmes, et jusque-là rien de plus naturel; mais voici ce qu'il ajouta: «Vous savez qu'il est mort au Temple? J'y suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe! Ah! Monsieur, ils me l'ont mis sous une gouttière, lui qui, depuis l'âge de raison, n'avoit pas bu un verre d'eau!»

Vous allez à présent me voir vivre à Paris avec des gens de moeurs bien différentes, et j'aurois une belle galerie de portraits à vous peindre, si j'avois pour cela d'assez vives couleurs; mais je vais du moins essayer de vous en crayonner les traits.

J'ai dit que, du vivant de Mme de Tencin, Mme Geoffrin l'alloit voir, et la vieille rusée pénétroit si bien le motif de ces visites qu'elle disoit à ses convives: «Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? elle vient voir ce qu'elle pourra recueillir de mon inventaire.» En effet, à sa mort, une partie de sa société, et ce qu'il en restoit de mieux (car Fontenelle et Montesquieu ne vivoient plus), avoit passé dans la société nouvelle; mais celle-ci ne se bornoit pas à cette petite colonie. Assez riche pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres et des arts, et voyant que c'étoit pour elle un moyen de se donner dans sa vieillesse une amusante société et une existence honorable, Mme Geoffrin avoit fondé chez elle deux dîners: l'un (le lundi) pour les artistes, l'autre (le mercredi) pour les gens de lettres; et une chose assez remarquable, c'est que, sans aucune teinture ni des arts ni des lettres, cette femme qui de sa vie n'avoit rien lu ni rien appris qu'à la volée, se trouvant au milieu de l'une ou de l'autre société, ne leur étoit point étrangère; elle y étoit même à son aise; mais elle avoit le bon esprit de ne parler jamais que de ce qu'elle savoit très bien, et de céder sur tout le reste la parole à des gens instruits, toujours poliment attentive, sans même paroître ennuyée de ce qu'elle n'entendoit pas; mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa main ces deux sociétés naturellement libres; à marquer des limites à cette liberté, à l'y ramener par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu'elle vouloit s'échapper. «Allons, voilà qui est bien», étoit communément le signal de sagesse qu'elle donnoit à ses convives; et, quelle que fût la vivacité d'une conversation qui passoit la mesure, chez elle on pouvoit dire ce que Virgile a dit des abeilles:

Hi motus animorum atque hæc certamina tanta Pulveris exigui jactu compressa quiescent.

C'étoit un caractère singulier que le sien, et difficile à saisir et à peindre, parce qu'il étoit tout en demi-teintes et en nuances; bien décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits marquans par où le naturel se distingue et se définit. Elle étoit bonne, mais peu sensible; bienfaisante, mais sans aucun des charmes de la bienveillance; impatiente de secourir les malheureux, mais sans les voir, de peur d'en être émue; sûre d'être fidèle amie et même officieuse, mais timide, inquiète en servant ses amis, dans la crainte de compromettre ou son crédit ou son repos. Elle étoit simple dans ses goûts, dans ses vêtemens, dans ses meubles, mais recherchée dans sa simplicité, ayant jusqu'au raffinement les délicatesses du luxe, mais rien de son éclat ni de ses vanités. Modeste dans son air, dans son maintien, dans ses manières, mais avec un fonds de fierté et même un peu de vaine gloire. Rien ne la flattoit plus que son commerce avec les grands. Chez eux, elle les voyoit peu; elle y étoit mal à son aise; mais elle savoit les attirer chez elle avec une coquetterie imperceptiblement flatteuse; et dans l'air aisé, naturel, demi-respectueux et demi-familier dont ils y étoient reçus, je croyois voir une adresse extrême. Toujours libre avec eux, toujours sur la limite des bienséances, elle ne la passoit jamais. Pour être bien avec le Ciel, sans être mal avec son monde, elle s'étoit fait une espèce de dévotion clandestine: elle alloit à la messe comme on va en bonne fortune; elle avoit un appartement dans un couvent de religieuses et une tribune à l'église des Capucins, mais avec autant de mystère que les femmes galantes de ce temps-là avoient des petites maisons. Toute sorte de faste lui répugnoit. Son plus grand soin étoit de ne faire aucun bruit. Elle désiroit vivement d'avoir de la célébrité et de s'acquérir une grande considération dans le monde, mais elle la vouloit tranquille. Un peu semblable à cet Anglois vaporeux qui croyoit être de verre, elle évitoit comme autant d'écueils tout ce qui l'auroit exposée au choc des passions humaines; et de là sa mollesse et sa timidité, sitôt qu'un bon office demandoit du courage. Tel homme pour qui de bon coeur elle auroit délié sa bourse n'étoit pas sûr de même que sa langue se déliât; et, sur ce point, elle se donnoit des excuses ingénieuses. Par exemple, elle avoit pour maxime que, lorsque dans le monde on entendoit dire du mal de ses amis, il ne falloit jamais prendre vivement leur défense et tenir tête au médisant, car c'étoit le moyen d'irriter la vipère et d'en exalter le venin. Elle vouloit qu'on ne louât ses amis que très sobrement et par leurs qualités, non par leurs actions, car, en entendant dire de quelqu'un qu'il est sincère et bienfaisant, chacun peut se dire à soi-même: Et moi aussi, je suis bienfaisant et sincère. «Mais, disoit-elle, si vous citez de lui un procédé louable, une action vertueuse, comme chacun ne peut pas dire en avoir fait autant, il prend cette louange pour un reproche, et il cherche à la déprimer.» Ce qu'elle estimoit le plus dans un ami, c'étoit une prudence attentive à ne jamais le compromettre; et, pour exemple, elle citoit Bernard, l'homme en effet le plus froidement compassé dans ses actions et dans ses paroles. «Avec celui-là, disoit-elle, on peut être tranquille, personne ne se plaint de lui; on n'a jamais à le défendre.» C'étoit un avis pour des têtes un peu vives comme la mienne, car il y en avoit plus d'une dans la société; et, si quelqu'un de ceux qu'elle aimoit se trouvoit en péril ou dans la peine, quelle qu'en fût la cause, et qu'il eût tort ou non, son premier mouvement étoit de l'accuser lui-même: sur quoi, trop vivement peut-être, je pris un jour la liberté de lui dire qu'il lui falloit des amis infaillibles et qui fussent toujours heureux.

L'un de ses foibles étoit l'envie de se mêler des affaires de ses amis, d'être leur confidente, leur conseil et leur guide. En l'initiant dans ses secrets, et en se laissant diriger et quelquefois gronder par elle, on étoit sûr de la toucher par son endroit le plus sensible; mais l'indocilité, même respectueuse, la refroidissoit sur-le-champ, et, par un petit dépit sec, elle faisoit sentir combien elle en étoit piquée. Il est vrai que, pour se conduire selon les règles de la prudence, on ne pouvoit mieux faire que de la consulter. Le savoir-vivre étoit sa suprême science: sur tout le reste, elle n'avoit que des notions légères et communes; mais, dans l'étude des moeurs et des usages, dans la connoissance des hommes et surtout des femmes, elle étoit profonde et capable d'en donner de bonnes leçons. Si donc il se mêloit un peu d'amour-propre dans cette envie de conseiller et de conduire, il y entroit aussi de la bonté, du désir d'être utile, et de la sincère amitié.

À l'égard de son esprit, quoique uniquement cultivé par le commerce du monde, il étoit fin, juste et perçant. Un goût naturel, un sens droit, lui donnoient en parlant le tour et le mot convenables. Elle écrivoit purement, simplement et d'un style concis et clair, mais en femme qui avoit été mal élevée, et qui s'en vantoit. Dans un charmant éloge qu'a fait d'elle votre oncle[39], vous lirez qu'un abbé italien étant venu lui offrir la dédicace d'une grammaire italienne et françoise: «À moi, Monsieur, lui dit-elle, la dédicace d'une grammaire! à moi qui ne sais pas seulement l'orthographe!» C'étoit la pure vérité. Son vrai talent étoit celui de bien conter; elle y excelloit, et volontiers elle en faisoit usage pour égayer la table; mais sans apprêt, sans art et sans prétention, seulement pour donner l'exemple: car des moyens qu'elle avoit de rendre sa société agréable, elle n'en négligeoit aucun.

De cette société l'homme le plus gai, le plus animé, le plus amusant dans sa gaieté, c'étoit d'Alembert. Après avoir passé sa matinée à chiffrer de l'algèbre et à résoudre des problèmes de dynamique ou d'astronomie, il sortoit de chez sa vitrière comme un écolier échappé du collège, ne demandant qu'à se réjouir; et, par le tour vif et plaisant que prenoit alors cet esprit si lumineux, si profond, si solide, il faisoit oublier en lui le philosophe et le savant, pour n'y plus voir que l'homme aimable. La source de cet enjouement si naturel étoit une âme pure, libre de passions, contente d'elle-même, et tous les jours en jouissance de quelque vérité nouvelle qui venoit de récompenser et de couronner son travail; privilège exclusif des sciences exactes, et que nul autre genre d'études ne peut obtenir pleinement.

La sérénité de Mairan et son humeur douce et riante avoient les mêmes causes et le même principe. L'âge avoit fait pour lui ce que la nature avoit fait pour d'Alembert. Il avoit tempéré tous les mouvemens de son âme; et ce qu'il lui avoit laissé de chaleur n'étoit plus qu'en vivacité dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d'un tour original, et d'un sel doux et fin. Il est vrai que le philosophe de Béziers étoit quelquefois soucieux de ce qui se passoit à la Chine; mais, lorsqu'il en avoit reçu des nouvelles par quelques lettres de son ami le P. Parrenin[40], il en étoit rayonnant de joie.

Ô mes enfans! quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des mouvemens de l'écliptique, ou que des moeurs et des arts des Chinois! Pas un vice qui les dégrade, pas un regret qui les flétrisse, pas une passion qui les attriste et les tourmente; elles sont libres, de cette liberté qui est la compagne de la joie, et sans laquelle il n'y eut jamais de pure et durable gaieté.

Marivaux auroit bien voulu avoir aussi cette humeur enjouée; mais il avoit dans la tête une affaire qui le préoccupoit sans cesse et lui donnoit l'air soucieux. Comme il avoit acquis par ses ouvrages la réputation d'esprit subtil et raffiné, il se croyoit obligé d'avoir toujours de cet esprit-là, et il étoit continuellement à l'affût des idées susceptibles d'opposition ou d'analyse, pour les faire jouer ensemble ou pour les mettre à l'alambic. Il convenoit que telle chose étoit vraie jusqu'à un certain point ou sous un certain rapport; mais il y avoit toujours quelque restriction, quelque distinction à faire, dont lui seul s'étoit aperçu. Ce travail d'attention étoit laborieux pour lui, souvent pénible pour les autres; mais il en résultoit quelquefois d'heureux aperçus et de brillans traits de lumière. Cependant, à l'inquiétude de ses regards, on voyoit qu'il étoit en peine du succès qu'il avoit ou qu'il alloit avoir. Il n'y eut jamais, je crois, d'amour-propre plus délicat, plus chatouilleux et plus craintif; mais, comme il ménageoit soigneusement celui des autres, on respectoit le sien, et seulement on le plaignoit de ne pouvoir pas se résoudre à être simple et naturel.

Chastellux, dont l'esprit ne s'éclaircissoit jamais assez, mais qui en avoit beaucoup, et en qui des lueurs très vives perçoient de temps en temps la légère vapeur répandue sur ses pensées, Chastellux apportoit dans cette société le caractère le plus liant et la candeur la plus aimable. Soit que, se défiant de la justesse de ses idées, il cherchât à s'en assurer, soit qu'il voulût les nettoyer au creuset de la discussion, il aimoit la dispute et s'y engageoit volontiers, mais avec grâce et bonne foi; et, sitôt que la vérité reluisoit à ses yeux, que ce fût de lui-même ou de vous qu'elle vînt, il étoit content. Jamais homme n'a mieux employé son esprit à jouir de l'esprit des autres. Un bon mot qu'il entendoit dire, un trait ingénieux, un bon conte fait à propos, le ravissoit; on l'en voyoit tressaillir d'aise, et, à mesure que la conversation devenoit plus brillante, les yeux de Chastellux et son visage s'animoient: tout succès le flattoit comme s'il eût été le sien.

L'abbé Morellet, avec plus d'ordre et de clarté, dans un très riche magasin de connoissances de toute espèce, étoit, pour la conversation, une source d'idées saines, pures, profondes, qui, sans jamais tarir, ne débordoit jamais. Il se montroit à nos dîners avec une âme ouverte, un esprit juste et ferme, et dans le coeur autant de droiture que dans l'esprit. L'un de ses talens, et le plus distinctif, étoit un tour de plaisanterie finement ironique, dont Swift avoit eu seul le secret avant lui. Avec cette facilité d'être mordant, s'il avoit voulu l'être, jamais homme ne le fut moins; et, s'il se permit quelquefois la raillerie personnelle, ce ne fut qu'un fouet dans sa main pour châtier l'insolence ou pour punir la malignité.

Saint-Lambert, avec une politesse délicate, quoiqu'un peu froide, avoit dans la conversation le tour d'esprit élégant et fin qu'on remarque dans ses ouvrages. Sans être naturellement gai, il s'animoit de la gaieté des autres; et, dans un entretien philosophique ou littéraire, personne ne causoit avec une raison plus saine, ni avec un goût plus, exquis. Ce goût étoit celui de la petite cour de Lunéville, où il avoit vécu, et dont il conservoit le ton.

Helvétius, préoccupé de son ambition de célébrité littéraire, nous arrivoit la tête encore fumante de son travail de la matinée. Pour faire un livre distingué dans son siècle, son premier soin avoit été de chercher ou quelque vérité nouvelle à mettre au jour, ou quelque pensée hardie et neuve à produire et à soutenir. Or, comme depuis deux mille ans les vérités nouvelles et fécondes sont infiniment rares, il avoit pris pour thèse le paradoxe qu'il a développé dans son livre De l'Esprit. Soit donc qu'à force de contention il se fût persuadé à lui-même ce qu'il vouloit persuader aux autres, soit qu'il en fût encore à se débattre contre ses propres doutes, et qu'il s'exerçât à les vaincre, nous nous amusions à lui voir jeter successivement sur le tapis les questions qui l'occupoient, ou les difficultés dont il étoit en peine; et, après lui avoir donné quelque temps le plaisir de les entendre discuter, nous l'engagions lui-même à se laisser aller au courant de nos entretiens. Alors il s'y livroit pleinement et avec chaleur, aussi simple, aussi naturel, aussi naïvement sincère dans ce commerce familier, que vous le voyez systématique et sophistique dans ses ouvrages. Rien ne ressemble moins à l'ingénuité de son caractère et de sa vie habituelle que la singularité préméditée et factice de ses écrits; et cette dissemblance se trouvera toujours entre les moeurs et les opinions de ceux qui se fatiguent à penser des choses étranges. Helvétius avoit dans l'âme tout le contraire de ce qu'il a dit. Il n'y avoit pas un meilleur homme: libéral, généreux sans faste, et bienfaisant parce qu'il étoit bon, il imagina de calomnier tous les gens de bien et lui-même, pour ne donner aux actions morales d'autre mobile que l'intérêt; mais, en faisant abstraction de ses livres, on l'aimoit lui tel qu'il étoit; et l'on verra bientôt de quel agrément fut sa maison pour les gens de lettres.

Un homme encore plus passionné que lui pour la gloire, c'étoit Thomas; mais, plus d'accord avec lui-même, celui-ci n'attendoit ses succès que du rare talent qu'il avoit d'exprimer ses sentimens et ses idées, sûr de donner à des sujets communs l'originalité d'une haute éloquence, et à des vérités connues des développemens nouveaux, et beaucoup d'ampleur et d'éclat. Il est vrai qu'absorbé dans ses méditations, et sans cesse préoccupé de ce qui pouvoit lui acquérir une renommée étendue, il négligeoit les petits soins et le léger mérite d'être aimable en société. La gravité de son caractère étoit douce, mais recueillie, silencieuse, et souriant à peine à l'enjouement de la conversation, sans y contribuer jamais. Rarement même se livroit-il sur les sujets qui lui étoient analogues, à moins que ce ne fût dans une société intime et peu nombreuse; c'étoit là seulement qu'il étoit brillant de lumière, étonnant de fécondité. Pour nos dîners, il y faisoit nombre, et ce n'étoit que par réflexion sur son mérite littéraire et sur ses qualités morales qu'il y étoit considéré. Thomas sacrifia toujours à la vertu, à la vérité, à la gloire, jamais aux grâces; et il a vécu dans un siècle où, sans l'influence et la faveur des grâces, il n'y avoit point en littérature de brillante réputation.

À propos des grâces, parlons d'une personne qui en avoit tous les dons dans l'esprit et dans le langage, et qui étoit la seule femme que Mme Geoffrin eût admise à son dîner des gens de lettres; c'étoit l'amie de d'Alembert, Mlle de Lespinasse: étonnant composé de bienséance, de raison, de sagesse, avec la tête la plus vive, l'âme la plus ardente, l'imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. Ce feu qui circuloit dans ses veines et dans ses nerfs, et qui donnoit à son esprit tant d'activité, de brillant et de charme, l'a consumée avant le temps. Je dirai dans la suite quels regrets elle nous laissa. Je ne marque ici que la place qu'elle occupoit à nos dîners, où sa présence étoit d'un intérêt inexprimable. Continuel objet d'attention, soit qu'elle écoutât, soit qu'elle parlât elle-même (et personne ne parloit mieux), sans coquetterie, elle nous inspiroit l'innocent désir de lui plaire; sans pruderie, elle faisoit sentir à la liberté des propos jusqu'où elle pouvoit aller sans inquiéter la pudeur et sans effleurer la décence.

Mon dessein n'est pas de décrire tout le cercle de nos convives. Il y en avoit d'oiseux et qui ne faisoient guère que jouir: gens instruits cependant, mais avares de leurs richesses, et qui, sans se donner la peine de semer, venoient recueillir. De ce nombre n'étoit assurément pas l'abbé Raynal; et, dans l'usage qu'il faisoit de l'instruction dont il étoit plein, s'il donnoit quelquefois dans un excès, ce n'étoit pas dans un excès d'économie. La robuste vigueur de sa philosophie ne s'étoit pas montrée; le vaste amas de ses connoissances n'étoit pas pleinement formé; la sagacité, la justesse, la précision, étoient encore les qualités les plus marquées de son esprit, et il y ajoutoit une bonté d'âme et une aménité de moeurs qui nous le rendoient cher à tous. On trouvoit cependant que la facilité de son élocution et l'abondance de sa mémoire ne se tempéroient pas assez. Son débit étoit rarement susceptible de dialogue; ce n'a été que dans sa vieillesse que, moins vif et moins abondant, il a connu le plaisir de causer.

Soit qu'il fût entré dans le plan de Mme Geoffrin d'attirer chez elle les plus considérables des étrangers qui venoient à Paris, et de rendre par là sa maison célèbre dans toute l'Europe; soit que ce fût la suite et l'effet naturel de l'agrément et de l'éclat que donnoit à cette maison la société des gens de lettres, il n'arrivoit d'aucun pays ni prince, ni ministre, ni hommes ou femmes de nom qui, en allant voir Mme Geoffrin, n'eussent l'ambition d'être invités à l'un de nos dîners, et ne se fissent un grand plaisir de nous voir réunis à table. C'étoit singulièrement ces jours-là que Mme Geoffrin déployoit tous les charmes de son esprit, et nous disoit: «Soyons aimables.» Rarement, en effet, ces dîners manquoient d'être animés par de bons propos.

Parmi ceux de ces étrangers qui venoient faire à Paris leur résidence, ou quelque long séjour, elle faisoit un choix des plus instruits, des plus aimables, et ils étoient admis dans le nombre de ses convives. J'en distinguerai trois, qui, pour les agrémens de l'esprit et l'abondance des lumières, ne le cédoient à aucun des François les plus cultivés: c'étoient l'abbé Galiani, le marquis de Caraccioli, depuis ambassadeur de Naples, et le comte de Creutz, ministre de Suède.

L'abbé Galiani étoit, de sa personne, le plus joli petit arlequin qu'eût produit l'Italie; mais sur les épaules de cet arlequin étoit la tête de Machiavel. Épicurien dans sa philosophie, et, avec une âme mélancolique, ayant tout vu du côté ridicule, il n'y avoit rien ni en politique, ni en morale, à propos de quoi il n'eût quelque bon conte à faire; et ces contes avoient toujours la justesse de l'à-propos, et le sel d'une allusion imprévue et ingénieuse. Figurez-vous avec cela, dans sa manière de conter et dans sa gesticulation, la gentillesse la plus naïve, et voyez quel plaisir devoit nous faire le contraste du sens profond que présentoit le conte avec l'air badin du conteur. Je n'exagère point en disant qu'on oublioit tout pour l'entendre, quelquefois des heures entières. Mais, son rôle joué, il n'étoit plus de rien dans la société; et, triste et muet, dans un coin, il avoit l'air d'attendre impatiemment le mot du guet pour rentrer sur la scène. Il en étoit de ses raisonnemens comme de ses contes: il falloit l'écouter. Si quelquefois on l'interrompoit: «Laissez-moi donc achever, disoit-il, vous aurez bientôt tout le loisir de me répondre.» Et lorsque, après avoir décrit un long cercle d'inductions (car c'étoit sa manière), il concluoit enfin, si l'on vouloit lui répliquer, on le voyoit se glisser dans la foule, et tout doucement s'échapper.

Caraccioli, au premier coup d'oeil, avoit, dans la physionomie, l'air épais et massif avec lequel on peindroit la bêtise. Pour animer ses yeux et débrouiller ses traits, il falloit qu'il parlât; mais alors, et à mesure que cette intelligence vive, perçante et lumineuse, dont il étoit doué, se réveilloit, on en voyoit jaillir comme des étincelles; et la finesse, la gaieté, l'originalité de la pensée, le naturel de l'expression, la grâce du sourire, la sensibilité du regard, se réunissoient pour donner un caractère aimable, ingénieux, intéressant à la laideur. Il parloit mal et péniblement notre langue; mais il étoit éloquent dans la sienne, et, lorsque le terme françois lui manquoit, il empruntoit de l'italien le mot, le tour, l'image dont il avoit besoin. Ainsi, à tout moment, il enrichissoit son langage de mille expressions hardies et pittoresques qui nous faisoient envie. Il les accompagnoit aussi de ce geste napolitain qui, dans l'abbé Galiani, animoit si bien l'expression; et l'on disoit de l'un comme de l'autre qu'ils avoient de l'esprit jusqu'au bout des doigts. L'un comme l'autre avoit aussi d'excellens contes, et presque tous d'un sens fin, moral et profond. Caraccioli avoit fait des hommes une étude philosophique, mais il les avoit observés plus en politique et en homme d'État qu'en moraliste satirique. Il y avoit vu en grand les moeurs des nations, leurs usages et leurs polices; et, s'il en citoit quelques traits particuliers, ce n'étoit qu'en exemple, et à l'appui des résultats qui formoient son opinion.

Avec des richesses inépuisables du côté du savoir, et un naturel très aimable dans la manière de les répandre, il avoit de plus à nos yeux le mérite d'être un excellent homme. Aucun de nous n'auroit pensé à faire son ami de l'abbé Galiani; chacun de nous ambitionnoit l'amitié de Caraccioli; et moi, qui en ai joui longtemps, je ne puis dire assez combien elle étoit désirable.

Mais l'un des hommes qui m'a le plus chéri, et que j'ai le plus tendrement aimé, a été le comte de Creutz. Il étoit aussi de la société littéraire et des dîners de Mme Geoffrin; moins empressé à plaire, moins occupé du soin d'attirer l'attention, souvent pensif, plus souvent distrait, mais le plus charmant des convives lorsque, sans distraction, il se livroit à nous. C'étoit à lui que la nature avoit donné, par excellence, la sensibilité, la chaleur, la délicatesse du sens moral et de celui du goût, l'amour du beau dans tous les genres, et la passion du génie comme celle de la vertu; c'étoit à lui qu'elle avoit accordé le don d'exprimer et de peindre en traits de feu tout ce qui avoit frappé son imagination ou vivement saisi son âme; jamais homme n'est né poète si celui-là ne l'étoit pas. Jeune encore, et l'esprit orné d'une instruction prodigieuse, parlant le françois comme nous, et presque toutes les langues de l'Europe comme la sienne, sans compter les langues savantes, versé dans tous les genres de littérature ancienne et moderne, parlant de chimie en chimiste, d'histoire naturelle en disciple de Linnæus, et singulièrement de la Suède et de l'Espagne en curieux observateur des propriétés de ces climats et de leurs productions diverses, il étoit pour nous une source d'instruction embellie par la plus brillante élocution.

Je vous en dis assez pour vous faire sentir combien ce rendez-vous des gens de lettres devoit avoir d'intérêt et de charmes. Quant à moi, j'y tenois mon coin, ni trop hardi, ni trop timide, gai, naturel, même un peu libre, bien voulu dans la société, chéri de ceux que j'estimois le plus et que j'aimois le plus moi-même. Pour Mme Geoffrin, quoique logé chez elle, je n'étois pas l'un des premiers dans sa faveur; non qu'elle ne me sût bon gré d'égayer à mon tour, et même assez souvent, nos dîners et nos entretiens, ou par de petits contes, ou par des traits de plaisanterie que j'accommodois à son goût; mais, quant à ma conduite personnelle, je n'avois pas assez la complaisance de la consulter et de suivre les avis qu'elle me donnoit; et, de son côté, elle n'étoit pas assez sûre de ma sagesse pour n'avoir pas à craindre de ma part quelqu'un de ces chagrins que lui donnoit parfois l'imprudence de ses amis. Ainsi elle étoit avec moi sur un ton de bonté soucieuse et mal assurée; et moi, en réserve avec elle, je tâchois de lui être agréable; mais je ne voulois pas me laisser dominer.

Cependant elle me voyoit réussir avec tout son monde; et, à son dîner du lundi, je n'étois pas moins bien accueilli qu'à son dîner des gens de lettres. Les artistes m'aimoient, parce qu'en même temps curieux et docile, je leur parlois sans cesse de ce qu'ils savoient mieux que moi. J'ai oublié de dire qu'à Versailles, au-dessous de mon logement, étoit la salle des tableaux qui successivement alloient décorer le palais, et qui étoient presque tous de la main des grands maîtres. C'étoit, dans mes délassemens, ma promenade du matin; j'y passois des heures entières avec le bonhomme Portail[41], digne gardien de ce trésor, à causer avec lui sur le génie et la manière des différentes écoles d'Italie, et sur le caractère distinctif des grands peintres. Dans les jardins, j'avois pris aussi quelques idées comparatives de la sculpture antique et de la moderne. Ces études préliminaires m'avoient mis en état de raisonner avec nos convives; et, en leur laissant l'avantage et l'amusement de m'instruire, j'avois à leurs yeux le mérite de me plaire à les écouter et à recueillir leurs leçons. Avec eux, je me gardois bien d'étaler en littérature d'autres connoissances que celles qui intéressoient les beaux-arts. Je n'avois pas eu de peine à m'apercevoir qu'avec de l'esprit naturel ils manquoient presque tous d'instruction et de culture. Le bon Carle Van Loo possédoit à un haut degré tout le talent qu'un peintre peut avoir sans génie; mais l'inspiration lui manquoit, et pour y suppléer il avoit peu fait de ces études qui élèvent l'âme, et qui remplissent l'imagination de grands objets et de grandes pensées. Vernet, admirable dans l'art de peindre l'eau, l'air, la lumière et le jeu de ces élémens, avoit tous les modèles de ces compositions très vivement présens à la pensée; mais, hors de là, quoique assez gai, c'étoit un homme du commun. Soufflot étoit un homme de sens, très avisé dans sa conduite, habile et savant architecte; mais sa pensée étoit inscrite dans le cercle de son compas. Boucher avoit du feu dans l'imagination, mais peu de vérité, encore moins de noblesse; il n'avoit pas vu les grâces en bon lieu; il peignoit Vénus et la Vierge d'après les nymphes des coulisses; et son langage se ressentoit, ainsi que ses tableaux, des moeurs de ses modèles et du ton de son atelier. Lemoyne, le sculpteur, étoit attendrissant par la modeste simplicité qui accompagnoit son génie; mais sur son art même, qu'il possédoit si bien, il parloit peu, et, aux louanges qu'on lui donnoit, il répondoit à peine: timidité touchante dans un homme dont le regard étoit tout esprit et tout âme! La Tour avoit de l'enthousiasme, et il l'employoit à peindre les philosophes de ce temps-là; mais, le cerveau déjà brouillé de politique et de morale, dont il croyoit raisonner savamment, il se trouvoit humilié lorsqu'on lui parloit de peinture. Vous avez de lui, mes enfans, une esquisse[42] de mon portrait: ce fut le prix de la complaisance avec laquelle je l'écoutois réglant les destins de l'Europe. Avec les autres je m'instruisois de ce qui concernoit leur art; et, par là, ces dîners d'artistes avoient pour moi leur intérêt d'agrément et d'utilité.

Parmi les amateurs qui étoient de ces dîners, il y en avoit d'imbus d'assez bonnes études. Avec ceux-ci je n'étois pas en peine de varier la conversation, ni de la ranimer lorsqu'elle languissoit; et ils me sembloient assez contens de ma façon de causer avec eux. Un seul ne me marquoit aucune bienveillance, et dans sa froide politesse je voyois de l'éloignement: c'étoit le comte de Caylus.

Je ne saurois dire lequel de nous deux avoit prévenu l'autre; mais à peine avois-je connu le caractère du personnage que j'avois eu pour lui autant d'aversion qu'il en avoit pour moi. Je ne me suis jamais donné le soin d'examiner en quoi j'avois pu lui déplaire; mais je savois bien, moi, ce qui me déplaisoit en lui: c'étoit l'importance qu'il se donnoit pour le mérite le plus futile et le plus mince des talens; c'étoit la valeur qu'il attachoit à ses recherches minutieuses et à ses babioles antiques; c'étoit l'espèce de domination qu'il avoit usurpée sur les artistes, et dont il abusoit en favorisant les talens médiocres qui lui faisoient la cour, et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force, n'alloient pas briguer son appui; c'étoit enfin une vanité très adroite et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les formes brutes et simples dont il savoit l'envelopper. Souple et soyeux avec les gens en place de qui dépendoient les artistes, il se donnoit près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutoient l'influence. Il accostoit les gens instruits, se faisoit composer par eux des mémoires sur les breloques que les brocanteurs lui vendoient; faisoit un magnifique recueil de ces fadaises, qu'il donnoit pour antiques; proposoit des prix sur Isis et Osiris pour avoir l'air d'être lui-même initié dans leurs mystères; et, avec cette charlatanerie d'érudition, il se fourroit dans les académies sans savoir ni grec ni latin. Il avoit tant dit, tant fait dire par ses prôneurs qu'en architecture il étoit le restaurateur du style simple, des formes simples, du beau simple, que les ignorans le croyoient; et, par ses relations avec les dilettanti, il se faisoit passer en Italie et dans toute l'Europe pour l'inspirateur des beaux-arts. J'avois donc pour lui cette espèce d'antipathie naturelle que les hommes simples et vrais ont toujours pour les charlatans.

Après avoir dîné chez Mme Geoffrin avec les gens de lettres ou avec les artistes, j'étois chez elle encore, le soir, d'une société plus intime, car elle m'avoit fait aussi la faveur de m'admettre à ses petits soupers. La bonne chère en étoit succincte: c'étoit communément un poulet, des épinards, une omelette. La compagnie en étoit peu nombreuse: c'étoient tout au plus cinq ou six de ses amis particuliers, ou un quadrille d'hommes et de femmes du plus grand monde, assortis à leur gré, et réciproquement bien aises d'être ensemble. Mais, quel que fût ce petit cercle de convives, Bernard et moi nous en étions. Un seul avoit exclu Bernard et n'avoit agréé que moi. Le groupe en étoit composé de trois femmes et d'un seul homme. Les trois femmes, assez semblables aux trois déesses du mont Ida, étoient la belle comtesse de Brionne[43], la belle marquise de Duras[44] et la jolie comtesse d'Egmont[45]. Leur Pâris étoit le prince Louis de Rohan[46]; mais je soupçonne que dans ce temps-là il donnoit la pomme à Minerve: car, à mon gré, la Vénus du souper étoit la séduisante et piquante comtesse d'Egmont. Fille du maréchal de Richelieu, elle avoit la vivacité, l'esprit, les grâces de son père; elle en avoit aussi, disoit-on, l'humeur volage et libertine; mais c'étoit là ce que ni Mme Geoffrin ni moi ne faisions semblant de savoir. La jeune marquise de Duras, avec autant de modestie que Mme d'Egmont avoit de gentillesse, donnoit assez l'idée de Junon par sa noble sévérité, et par un caractère de beauté qui n'avoit rien d'élégant ni de svelte. Pour la comtesse de Brionne, si elle n'étoit pas Vénus même, ce n'étoit pas que, dans la régularité parfaite de sa taille et de tous ses traits, elle ne réunît tout ce qu'on peut imaginer pour définir ou peindre la beauté idéale. De tous les charmes, un seul lui manquoit, sans lequel il n'y a point de Vénus au monde, et qui étoit le prestige de Mme d'Egmont: c'étoit l'air de la volupté. Pour le prince de Rohan, il étoit jeune, leste, étourdi, bon enfant, haut par boutades en concurrence avec des dignités rivales de la sienne, mais gaiement familier avec des gens de lettres libres et simples comme moi.

Vous croyez bien qu'à ces petits soupers mon amour-propre étoit en jeu avec tous les moyens que je pouvois avoir d'être amusant et d'être aimable. Les nouveaux contes que je faisois alors, et dont ces dames avoient la primeur, étoient, avant ou après le souper, une lecture amusante pour elles. On se donnoit rendez-vous pour l'entendre; et, lorsque le petit souper manquoit par quelque événement, c'étoit à dîner chez Mme de Brionne que l'on se rassembloit. J'avoue que jamais succès ne m'a plus sensiblement flatté que celui qu'avoient mes lectures dans ce petit cercle, où l'esprit, le goût, la beauté, toutes les grâces, étoient mes juges ou plutôt mes applaudisseurs. Il n'y avoit, ni dans mes peintures, ni dans mon dialogue, pas un trait tant soit peu délicat ou fin qui ne fût vivement senti, et le plaisir que je causois avoit l'air du ravissement. Ce qui me ravissoit moi-même, c'étoit de voir de près les plus beaux yeux du monde donner des larmes aux petites scènes touchantes où je faisois gémir la nature ou l'amour. Mais, malgré les ménagemens d'une politesse excessive, je m'apercevois bien aussi des endroits froids ou foibles qu'on passoit sous silence, et de ceux où j'avois manqué le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai; et c'étoit là ce que je notois pour le corriger à loisir.

D'après l'idée que je vous donne de la société de Mme Geoffrin, vous jugerez sans doute qu'elle auroit dû me tenir lieu de toute autre société; mais j'avois à Paris d'anciens et bons amis qui étoient bien aises de me revoir, et avec qui j'étois moi-même bien aise de me retrouver. Mme Harenc, Mme Desfourniels, Mlle Clairon, et singulièrement Mme d'Hérouville, avoient droit au partage de mes plus doux momens. Je m'étois fait aussi quelques amis nouveaux d'une société charmante. Les intendans des Menus-Plaisirs n'étoient pas non plus négligés.

J'avois d'ailleurs bien observé que, pour valoir aux yeux de Mme Geoffrin ce qu'on valoit réellement, il falloit avec elle savoir tenir un certain milieu entre la négligence et l'assiduité; ne la laisser ni se plaindre de l'une, ni se lasser de l'autre, et, dans les soins qu'on lui rendoit, ne manquer à rien, mais ne rien prodiguer. Les empressemens la suffoquoient. De la société même la plus aimable elle ne vouloit prendre que ce qu'il lui falloit, à ses heures et à son aise. Je me ménageois donc imperceptiblement l'avantage d'avoir des sacrifices à lui faire; et, en lui parlant de la vie que je menois dans le monde, je lui faisois entendre, sans affectation, que le temps où j'étois chez elle j'aurois pu le passer fort doucement ailleurs. C'est ainsi que, durant dix ans que j'ai été son locataire, sans lui inspirer une amitié bien tendre, je n'ai jamais perdu son estime ni ses bontés; et, jusqu'à l'accident de sa paralysie, je ne cessai jamais d'être du nombre des gens de lettres ses convives et ses amis.

Il faut tout dire cependant: il manquoit à la société de Mme Geoffrin l'un des agrémens dont je faisois le plus de cas, la liberté de la pensée. Avec son doux voilà qui est bien, elle ne laissoit pas de tenir nos esprits comme à la lisière; et j'avois ailleurs des dîners où l'on étoit plus à son aise.

Le plus libre, ou plutôt le plus licencieux de tous, avoit été celui que donnoit toutes les semaines un fermier général nommé Pelletier, à huit ou dix garçons, tous amis de la joie. À ce dîner, les têtes les plus folles étoient Collé et Crébillon le fils. C'étoit entre eux un assaut continuel d'excellentes plaisanteries, et se mêloit du combat qui vouloit. Le personnel n'y étoit jamais atteint; l'amour-propre du bel-esprit y étoit seul attaqué, mais il l'étoit sans ménagement, et il falloit s'en détacher et le sacrifier en entrant dans la lice. Collé y étoit brillant au delà de toute expression; et Crébillon, son adversaire, avoit surtout l'adresse de l'animer en l'agaçant. Ennuyé d'être spectateur oisif, je me lançois quelquefois dans l'arène à mes périls et risques, et j'y recevois des leçons de modestie un peu sévères. Quelquefois aussi s'engageoit dans la querelle un certain Monticourt, railleur adroit et fin, et ce qu'on appeloit alors un persifleur de la première force; mais la vanité littéraire, qu'il attaquoit en se jouant, ne nous donnoit sur lui aucune prise: en s'avouant lui-même dénué de talens, il se rendoit invulnérable à la critique. Je le comparois à un chat, qui, couché sur le dos, et les pattes en l'air, ne nous présentoit que les griffes. Le reste des convives rioit de nos attaques, et ce plaisir leur étoit permis; mais, lorsque la gaieté, cessant d'être railleuse, quittoit l'arme de la critique, chacun s'y livroit à l'envi. Bernard lui seul (car il étoit aussi de ces dîners) se tenoit toujours en réserve.

C'est une chose singulière que le contraste du caractère de Bernard avec sa réputation. Le genre de ses poésies avoit bien pu dans sa jeunesse lui mériter le surnom de Gentil, mais il n'étoit rien moins que gentil quand je l'ai connu. Il n'avoit plus avec les femmes qu'une galanterie usée; et, quand il avoit dit à l'une qu'elle étoit fraîche comme Hébé, ou qu'elle avoit le teint de Flore, à l'autre qu'elle avoit le sourire des Grâces, ou la taille des nymphes, il leur avoit tout dit. Je l'ai vu à Choisy, à la fête des roses, qu'il y célébroit tous les ans dans une espèce de petit temple qu'il avoit décoré de toiles d'opéra, et qui, ce jour-là, étoit orné de tant de guirlandes de roses que nous en étions entêtés. Cette fête étoit un souper où les femmes se croyoient toutes les divinités du printemps. Bernard en étoit le grand prêtre. Assurément c'étoit pour lui le moment de l'inspiration, pour peu qu'il en fût susceptible: eh bien! là même, jamais une saillie, ni d'enjouement, ni de galanterie un peu vive, ne lui échappoit; il y étoit froidement poli. Avec les gens de lettres, dans leur gaieté même la plus brillante, il n'étoit que poli encore; et, dans nos entretiens sérieux et philosophiques, rien de plus stérile que lui. Il n'avoit, en littérature, qu'une légère superficie; il ne savoit que son Ovide. Ainsi, réduit presque au silence sur tout ce qui sortoit de la sphère de ses idées, il n'avoit jamais un avis, et, sur aucun objet de quelque conséquence, jamais personne n'a pu dire ce que Bernard avoit pensé. Il vivoit, comme on dit, sur la réputation de ses poésies galantes, qu'il avoit la prudence de ne pas publier. Nous en avions prévu le sort lorsqu'elles seroient imprimées: nous savions qu'elles étoient froides, vice impardonnable, surtout dans un poème de l'Art d'aimer; mais telle étoit la bienveillance que sa réserve, sa modestie, sa politesse, nous inspiroient, qu'aucun de nous, du vivant de Bernard, ne divulgua ce fatal secret. J'en reviens au dîner où Collé déployoit un caractère si différent de celui de Bernard.

Jamais la verve de la gaieté ne fut d'une chaleur si continue et si féconde. Je ne saurois plus dire de quoi nous riions tant, mais je sais bien qu'à tous propos il nous faisoit tous rire aux larmes. Tout devenoit comique ou plaisant dans sa tête, sitôt qu'elle étoit exaltée. Il est vrai qu'il manquoit assez souvent à la décence; mais, à ce dîner, on n'étoit pas excessivement sévère sur ce point.

Un incident assez singulier rompit cette joyeuse société. Pelletier devint amoureux d'une aventurière, qui lui fit accroire qu'elle étoit fille de Louis XV. Tous les dimanches elle alloit à Versailles voir, disoit-elle, Mesdames, ses soeurs; et toujours elle revenoit avec quelque petit présent: c'étoit une bague, un étui, une montre, une boîte avec le portrait d'une de ces dames. Pelletier, qui avoit de l'esprit, mais une tête foible et légère, crut tout cela, et en grand mystère il épousa cette bohémienne. Dès lors vous pensez bien que sa maison ne nous convint plus; et lui, bientôt après, ayant reconnu son erreur, et la honteuse sottise qu'il avoit faite, en devint fou, et alla mourir à Charenton.

Une liberté plus décente et plus aimable, une gaieté moins folle et assez vive encore, régnoient dans les soupers de Mme Filleul, où la jeune comtesse de Séran brilloit dans tout l'éclat de sa beauté naissante et de son naïf enjouement. À ces soupers, personne ne songeoit à avoir de l'esprit: c'étoit le moindre des soucis et de l'hôtesse et des convives; et cependant il y en avoit infiniment et du plus naturel et du plus délicat. Mais, avant que de m'occuper des agrémens de cette société, il en est une dont l'attrait va bientôt me coûter assez cher pour ne pas échapper à mon souvenir. Écoutez, mes enfans, par quel enchaînement de circonstances, fortuitement rassemblées, fut amené l'un des événemens les plus notables de ma vie.

Dans la société de Mme Filleul, je revoyois Cury; il étoit malheureux, et je l'en aimois davantage. J'ai déjà dit que dans le temps de sa prospérité il m'avoit témoigné beaucoup de bienveillance. Tout récemment encore il m'avoit invité à passer, avec lui et ses amis intimes, quelques beaux jours à Chennevières[47], sa maison de campagne, voisine d'Andrésy, où il avoit un canton de chasse. C'étoit là qu'à la vue d'une chaumière pittoresque j'avois imaginé le conte de la Bergère des Alpes. Heureux moment de calme et de sérénité, que devoit bientôt suivre un violent orage! Là, tout le monde étoit chasseur, excepté moi; mais je suivois la chasse, et, dans une île de la Seine où elle se passoit, assis au pied d'un saule, le crayon à la main, rêvant que j'étois sur les Alpes, je méditois mon conte, et je gardois le dîner des chasseurs. À leur retour, l'air vif et pur de la rivière m'avoit tenu lieu d'exercice, et me donnoit un appétit aussi dévorant que le leur.

Le soir, une table couverte du gibier de leur chasse, et couronnée de bouteilles d'excellent vin, offroit comme un champ libre à la joie et à la licence. Ce furent là pour Cury les dernières caresses et les adieux trompeurs de l'infidèle prospérité:

Hinc apicem rapax Fortuna cum stridore acuto Sustulit.

Une petite gaieté qu'il s'étoit permise au théâtre de Fontainebleau, en y tournant en ridicule, dans un prologue de sa façon, les gentilshommes de la chambre, les lui avoit aliénés; et, après avoir fait semblant de rire eux-mêmes de sa plaisanterie, ils s'en vengèrent en le forçant de quitter sa charge d'intendant des Menus-Plaisirs. Le plus sot de ces gentilshommes, le plus vain, le plus colérique, étoit le duc d'Aumont. Il s'étoit obstiné à la ruine de Cury; il en étoit la principale cause, et il en tiroit vanité. Cela seul m'eût fait prendre ce petit duc en aversion; mais j'avois personnellement à m'en plaindre, et voici pourquoi.

Mme de Pompadour ayant désiré que le Venceslas de Rotrou fût purgé des grossièretés de moeurs et de langage qui déparoient cette tragédie, j'avois bien voulu, pour lui complaire, me charger de ce travail ingrat; et, les comédiens ayant eux-mêmes, à la lecture, approuvé mes corrections, la tragédie avoit été apprise et répétée avec ces changemens pour être jouée à Versailles; mais Le Kain, qui me détestoit (j'en ai dit ailleurs la raison[48]), ayant fait semblant d'adopter les corrections de son rôle, m'avoit joué le tour perfide de rétablir, à mon insu, l'ancien rôle tel qu'il étoit, ce qui avoit étourdi tous les autres acteurs, et fait manquer à tous momens les répliques du dialogue et tous les effets de la scène. Je m'en étois plaint hautement comme d'une noirceur et d'une insolence inouïe; et, dans les débats qu'elle avoit excités parmi les comédiens, me trouvant compromis, j'allois, dans le Mercure, instruire le public de la conduite de Le Kain, et démentir les bruits que faisoit courir sa cabale, lorsque le duc d'Aumont, qui la favorisoit, m'avoit fait imposer silence. J'avois donc bien aussi quelque raison de ne pas l'aimer.

Cury, dans son malheur, avoit conservé pour amis ses anciens camarades dans les Menus-Plaisirs. L'un d'eux, avec lequel j'étois particulièrement lié, Gagny[49], amateur de peinture et de musique françoise, et l'un des plus fidèles habitués de l'Opéra, avoit pris pour maîtresse une aspirante à ce théâtre, et il vouloit qu'elle débutât dans les grands rôles de Lully, à commencer par celui d'Oriane[50]. Il nous invita, Cury et moi, et quelques autres amateurs, à aller passer les fêtes de Noël à sa maison de campagne de Garges[51], pour y entendre la nouvelle Oriane et lui donner quelques leçons. Il faut noter que, de cette partie de plaisir, étoit La Ferté, intendant des Menus, et la belle Rosetti, sa maîtresse. La bonne chère, le bon vin, la bonne mine de l'hôte, nous faisoient trouver admirable la voix de Mlle Saint-Hilaire. Gagny croyoit entendre la Le Maure; et, en pointe de vin, nous étions tous de son avis.

Tout se passoit le mieux du monde, lorsqu'un matin j'appris que Cury étoit attaqué d'un cruel accès de sa goutte. Je descendis chez lui bien vite. Je le trouvai au coin de son feu, les deux jambes emmaillotées, mais griffonnant sur son genou, et riant de l'air d'un satyre, car il en avoit tous les traits. Je voulus lui parler de son accès de goutte; il me fit signe de ne pas l'interrompre, et, d'une main crochue, il acheva d'écrire. «Vous avez bien souffert, lui dis-je alors, mais je vois que le mal s'est adouci.—Je souffre encore, me dit-il, mais je n'en ris pas moins. Vous allez rire aussi. Vous savez avec quelle rage le duc d'Aumont m'a poursuivi? Ce n'est pas trop, je crois, de m'en venger par une petite malice; et voici celle qu'en dépit de la goutte j'ai ruminée cette nuit.»

Il avoit déjà fait une trentaine de vers de la fameuse parodie de Cinna; il me les lut, et je confesse que, les ayant trouvés très plaisans, je l'invitai à continuer. «Laissez-moi donc travailler, me dit-il, car je suis en verve.» Je le laissai, et, lorsqu'au son de la cloche pour le dîner je descendis, je le trouvai qui, clopin-clopant, étoit lui-même descendu affublé de fourrure, et qui, avant qu'on fût assemblé, lisoit à La Ferté et à Rosetti ce qu'il m'avoit lu le matin, et quelques vers encore qu'il y avoit ajoutés. À cette seconde lecture, je retins aisément ces malins vers d'un bout à l'autre, aidé par les vers de Corneille, dont ils étoient la parodie, et que je savois tous par coeur. Le lendemain, Cury avança son ouvrage, et j'en fus toujours confident; si bien qu'à mon retour à Paris j'en rapportai une cinquantaine de vers bien recueillis dans ma mémoire.

Je sais qu'en roulant dans le monde la pelote s'en est grossie; mais voilà tout ce que je crois avoir été de la main de Cury. Je dois ajouter que dans ces vers il n'y avoit pas une seule injure, et j'en ai vu des plus grossières dans les copies infidèles qui s'en étoient multipliées.

Dans ces copies on avoit pris en gros l'idée de la parodie; mais les détails en étoient presque tous altérés et défigurés. Il y avoit même des morceaux qui, n'étant pas calqués sur les vers de Corneille, avoient absolument échappé aux copistes. Par exemple, en contrefaisant cette manière d'opiner qui avoit valu à d'Argental le nom de Gobe-Mouche, ils avoient bien enfilé des mots vides de sens; mais, dans ces mots entrecoupés, il n'y avoit aucune finesse, et pas un trait de ressemblance avec l'endroit de la parodie où d'Argental opinoit ainsi:

     Oui, je serois d'avis… cependant il me semble
     Que l'on peut… car enfin vous devez… mais je tremble.
     Ce n'est pas qu'après tout, comme vous sentez bien,
     Je ne fusse tenté de ne ménager rien;
     Mon froid enthousiasme est fait pour les extrêmes.
     Mais les comédiens, les poètes eux-mêmes…
     Je ne sais que vous dire, et crois, en attendant,
     Que le plus sûr parti seroit le plus prudent.
     C'est la seule raison qui fait que je balance,
     Seigneur, et vous savez combien mon excellence
     Délibère et consulte avant de décider.
     Sans doute mieux que moi Le Kain peut vous guider;
     À sa subtilité je sais que rien n'échappe:
     Il a pu vous convaincre, et moi-même il me frappe.
     Toutefois je prétends qu'il est de certains cas
     Où souvent… on croit voir ce que l'on ne voit pas.
     Tel est mon sentiment, Seigneur, je le hasarde.
     Jugez-nous; c'est vous seul que l'affaire regarde.

C'étoit là le style et le ton de la plaisanterie de Cury. Tous ceux qui l'ont connu le savent comme moi; et lorsque le duc d'Aumont disoit à ses confidens:

     Et, par vos seuls avis, je serai cet hiver
     Ou directeur de troupe, ou simple duc et pair;

lorsqu'il répondoit à d'Argental, en admirant son éloquence:

     Vous ne savez que dire! ah! c'est en dire assez:
     Vous en dites toujours plus que vous ne pensez;

je ne conçois pas comment ceux qui, tous les jours, entendoient Cury plaisanter ne reconnurent pas sa finesse ironique. Dès sa jeunesse, ce tour d'esprit s'étoit signalé par un trait remarquable et qui étoit connu.

Sa mère étoit en liaison intime avec M. Poultier, intendant de Lyon. Un jour qu'elle dînoit chez lui en grand gala, et son fils avec elle, celui-ci à côté de madame l'intendante, et sa mère à côté de monsieur l'intendant, M. Poultier, ayant attiré les yeux des convives sur une tabatière qu'on ne lui avoit pas vue encore, dit qu'elle lui venoit d'une main qui lui étoit bien chère.

Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère?

demanda le jeune Cury en s'adressant à l'intendante. L'un des convives, voulant faire preuve d'érudition, observa que ce vers étoit de Rodogune. «Non, répliqua M. Poultier, il est de l'Étourdi.» C'étoit rabattre avec bien de l'esprit une sottise et une impertinence.

Ce trait et beaucoup d'autres avoient rendu célèbre le talent de Cury pour de fines allusions. Heureusement on l'oublia.

La tête pleine de la parodie qu'il venoit de me confier, j'arrivai à Paris chez Mme Geoffrin, et, dès le jour suivant, j'y entendis parler de cette pièce curieuse. On n'en citoit que les deux premiers vers:

     Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici.
     Vous, Le Kain, demeurez; vous, d'Argental, aussi.

Mais c'en fut assez pour me faire croire qu'elle couroit le monde, et il m'échappa de dire en souriant: «Quoi! n'en savez-vous que cela?» Aussitôt on me presse de dire ce que j'en savois; il n'y avoit là, me disoit-on, que d'honnêtes gens, des gens sûrs, et Mme Geoffrin répondoit elle-même de la discrétion de ce petit cercle d'amis. Je cédai, je leur récitai ce que je savois de la parodie; et, le lendemain, je fus dénoncé au duc d'Aumont, et par lui au roi, comme auteur de cette satire.

J'étois tranquillement à l'Opéra, à la répétition d'Amadis, pour entendre notre Oriane, lorsqu'on vint me dire que tout Versailles étoit en feu contre moi, qu'on m'accusoit d'être l'auteur d'une satire contre le duc d'Aumont, que la haute noblesse en crioit vengeance, et que le duc de Choiseul étoit à la tête de mes ennemis.

Je revins chez moi sur-le-champ, et j'écrivis au duc d'Aumont pour l'assurer que les vers qu'on m'attribuoit n'étoient pas de moi, et que, n'ayant jamais fait de satire contre personne, je n'aurois pas commencé par lui. Il eût fallu m'en tenir là; mais, tout en écrivant, je me souvins qu'à propos de Venceslas et des mensonges publiés contre moi le duc d'Aumont m'avoit écrit lui-même qu'il falloit mépriser ces choses-là, et qu'elles tomboient d'elles-mêmes lorsqu'on ne les relevoit point. Je trouvai naturel et juste de lui renvoyer sa maxime, en quoi je fis une sottise. Aussi ma lettre fut-elle prise pour une nouvelle insulte, et le duc d'Aumont la produisit au roi comme la preuve du ressentiment qui m'avoit dicté la satire. Me moquer de lui en la désavouant, n'étoit-ce pas m'en accuser? Ma lettre ne fit donc qu'attiser sa colère et celle de toute la cour. Je ne laissai pas de me rendre à Versailles, et, en y arrivant, j'écrivis au duc de Choiseul:

_Monseigneur,

On me dit que vous prêtez l'oreille à la voix qui m'accuse et qui sollicite ma perte. Vous êtes puissant, mais vous êtes juste; je suis malheureux, mais je suis innocent. Je vous prie de m'entendre et de me juger.

Je suis, etc._

Le duc de Choiseul, pour réponse, écrivit au bas de ma lettre, dans demi-heure, et me la renvoya. Dans demi-heure je me rendis à son hôtel, et je fus introduit.

«Vous voulez que je vous entende, me dit-il, j'y consens. Qu'avez-vous à me dire?—Que je n'ai rien fait, Monsieur le duc, qui mérite l'accueil sévère que je reçois de vous, qui avez l'âme noble et sensible, et qui jamais n'avez pris plaisir à humilier les malheureux.—Mais, Marmontel, comment voulez-vous que je vous reçoive, après la satire punissable que vous venez de faire contre M. le duc d'Aumont?—Je n'ai point fait cette satire; je le lui ai écrit à lui-même.—Oui, et dans votre lettre vous lui avez fait une nouvelle insulte en lui rendant, en propres termes, le conseil qu'il vous avoit donné.—Comme ce conseil étoit sage, je me suis cru permis de le lui rappeler; je n'y ai pas entendu malice.—Ce n'en est pas moins une impertinence, trouvez bon que je vous le dise.—Je l'ai senti après que ma lettre a été partie.—Il en est fort blessé; il a raison de l'être.—Oui, j'ai eu ce tort-là, et je me le reproche comme un oubli des convenances. Mais, Monsieur le duc, cet oubli seroit-il un crime à vos yeux?—Non, mais la parodie?—La parodie n'est point de moi, je vous l'assure en honnête homme.—N'est-ce pas vous qui l'avez récitée?—Oui, ce que j'en savois, dans une société où chacun dit tout ce qu'il sait; mais je n'ai pas permis qu'on l'écrivît, quoiqu'on eût bien voulu l'écrire.—Elle court cependant.—On la tient de quelque autre.—Et vous, de qui la tenez-vous? (Je gardai le silence.) Vous êtes le premier, ajouta-t-il, qu'on dise l'avoir récitée, et récitée de manière à déceler en vous l'auteur.—Quand j'ai dit ce que j'en savois, lui répondis-je, on en parloit déjà, on en citoit les premiers vers. Pour la manière dont je l'ai récitée, elle prouveroit aussi bien que j'ai fait le Misanthrope, le Tartufe, et Cinna lui-même: car je me vante, Monsieur le duc, de lire tout cela comme si j'en étois l'auteur.—Mais enfin, cette parodie, de qui la tenez-vous? C'est là ce qu'il faut dire.—Pardonnez-moi, Monsieur le duc, c'est là ce qu'il ne faut pas dire, et ce que je ne dirai pas.—Je gage que c'est de l'auteur…—Eh bien! Monsieur le duc, si c'étoit de l'auteur, devrois-je le nommer?—Et comment, sans cela, voulez-vous que l'on croie qu'elle n'est pas de vous? Toutes les apparences vous accusent. Vous aviez du ressentiment contre le duc d'Aumont; la cause en est connue; vous avez voulu vous venger. Vous avez fait cette satire, et, la trouvant plaisante, vous l'avez récitée; voilà ce qu'on dit, voilà ce que l'on croit, voilà ce que l'on a droit de croire. Que répondez-vous à cela?—Je réponds que cette conduite seroit celle d'un fou, d'un sot, d'un méchant imbécile, et que l'auteur de la parodie n'est rien de tout cela. Eh quoi! Monsieur le duc, celui qui l'auroit faite auroit eu la simplicité, l'imprudence, l'étourderie de l'aller réciter lui-même, sans mystère, en société? Non, il en auroit fait, en déguisant son écriture, une douzaine de copies qu'il auroit adressées aux comédiens, aux mousquetaires, aux auteurs mécontens. Je connois comme un autre cette manière de garder l'anonyme; et, si j'avois été coupable, je l'aurois prise pour me cacher. Veuillez donc vous dire à vous-même: Marmontel, devant dix personnes qui n'étoient pas ses amis intimes, a récité ce qu'il savoit de cette parodie; donc il n'en étoit pas l'auteur. Sa lettre à M. le duc d'Aumont est d'un homme qui ne craint rien; donc il se sentoit fort de son innocence, et croyoit n'avoir rien à craindre. Ce raisonnement, Monsieur le duc, est le contre-pied de celui qu'on m'oppose, et n'en est pas moins concluant. J'ai fait deux imprudences: l'une de réciter des vers que ma mémoire avoit surpris, et de les avoir dits sans l'aveu de l'auteur.—C'est donc bien à l'auteur que vous les avez entendu dire.—Oui, à l'auteur lui-même, car je ne veux point vous mentir. C'est donc à lui que j'ai manqué, et c'est là ma première faute. L'autre a été d'écrire à M. le duc d'Aumont d'un ton qui avoit l'air ironique et pas assez respectueux; Ce sont là mes deux torts, j'en conviens, mais je n'en ai point d'autres.—Je le crois, me dit-il; vous me parlez en honnête homme. Cependant vous allez être envoyé à la Bastille. Voyez M. de Saint-Florentin: il en a reçu l'ordre du roi.—J'y vais, lui dis-je; mais puis-je me flatter que vous ne serez plus au nombre de mes ennemis?» Il me le promit de bonne grâce, et je me rendis chez le ministre, qui devoit m'expédier ma lettre de cachet.

Celui-ci me vouloit du bien. Sans peine il me crut innocent. «Mais que voulez-vous? me dit-il; M. le duc d'Aumont vous accuse, et veut que vous soyez puni. C'est une satisfaction qu'il demande pour récompense de ses services et des services de ses ancêtres. Le roi a bien voulu la lui accorder. Allez-vous-en trouver M. de Sartine; je lui adresse l'ordre du roi; vous lui direz que c'est de ma part que vous venez le recevoir.» Je lui demandai si, auparavant, je pouvois me donner le temps de dîner à Paris; il me le permit.

J'étois invité à dîner ce jour-là chez mon voisin M. de Vaudesir[52], homme d'esprit et homme sage, qui, sous une épaisse enveloppe, ne laissoit pas de réunir une littérature exquise, beaucoup de politesse et d'amabilité. Hélas! son fils unique étoit ce malheureux Saint-James, qui, après avoir dissipé follement une grande fortune qu'il lui avoit laissée, est allé mourir insolvable à cette Bastille où l'on m'envoyoit.

Après dîner, je confiai mon aventure à Vaudesir, qui me fit de tendres adieux. De là je me rendis chez M. de Sartine, que je ne trouvai point chez lui; il dînoit ce jour-là en ville, et ne devoit rentrer qu'à six heures. Il en étoit cinq; j'employai l'intervalle à aller prévenir et rassurer sur mon infortune ma bonne amie Mme Harenc. À six heures, je retournai chez le lieutenant de police. Il n'étoit pas instruit de mon affaire, ou il feignit de ne pas l'être. Je la lui racontai; il en parut fâché. «Lorsque nous dînâmes ensemble, me dit-il, chez M. le baron d'Holbach, qui auroit prévu que la première fois que je vous reverrois ce seroit pour vous envoyer à la Bastille? Mais je n'en ai pas reçu l'ordre. Voyons si en mon absence il est arrivé dans mes bureaux.» Il fit appeler ses commis; et ceux-ci n'ayant entendu parler de rien: «Allez-vous-en coucher chez vous, me dit-il, et revenez demain sur les dix heures; cela sera tout aussi bon.»

J'avois besoin de cette soirée pour arranger le Mercure du mois. J'envoyai donc prier à souper deux de mes amis; et, en les attendant, je passai chez Mme Geoffrin pour lui annoncer ma disgrâce. Elle en savoit déjà quelque chose, car je la trouvai froide et triste; mais, quoique mon malheur eût pris sa source dans sa société, et qu'elle-même en fût la cause involontaire, je ne touchai point cet article, et je crois qu'elle m'en sut bon gré.

Les deux amis que j'attendois étoient Suard et Coste[53]: celui-ci, jeune Toulousain, avec lequel j'avois été en société dans sa ville; l'autre, sur qui je comptois pour la vie, étoit l'ami de coeur que je m'étois choisi. Il vouloit bien m'entretenir dans cette douce illusion en m'offrant librement lui-même les occasions de lui être utile. Il m'auroit offensé s'il eût paru douter du plein droit qu'il avoit de disposer de moi. Le désir de les occuper utilement pour eux-mêmes m'avoit fait entreprendre une collection des morceaux les plus curieux des anciens Mercures[54]. Ils en faisoient le choix en se jouant; et les mille écus nets que me produisoit cette partie de mon domaine se partageoient entre eux.

Nous passâmes ensemble une partie de la nuit à tout disposer pour l'impression du Mercure prochain; et, après avoir dormi quelques heures, je me levai, fis mes paquets, et me rendis chez M. de Sartine, où je trouvai l'exempt qui alloit m'accompagner. M. de Sartine vouloit qu'il se rendît à la Bastille dans une autre voiture que la mienne. Ce fut moi qui me refusai à cette offre obligeante; et, dans le même fiacre, mon introducteur et moi, nous arrivâmes à la Bastille[55]. J'y fus reçu dans la salle du conseil par le gouverneur et son état-major; et là je commençai à m'apercevoir que j'étois bien recommandé. Ce gouverneur, M. d'Abadie[56], après avoir lu les lettres que l'exempt lui avoit remises, me demanda si je voulois qu'on me laissât mon domestique, à condition cependant que nous serions dans une même chambre, et qu'il ne sortiroit de prison qu'avec moi. Ce domestique étoit Bury. Je le consultai là-dessus; il me répondit qu'il ne vouloit pas me quitter. On visita légèrement mes paquets et mes livres, et l'on me fit monter dans une vaste chambre, où il y avoit pour meubles deux lits, deux tables, un bas d'armoire et trois chaises de paille. Il faisoit froid; mais un geôlier nous fit bon feu et m'apporta du bois en abondance. En même temps on me donna des plumes, de l'encre et du papier, à condition de rendre compte de l'emploi et du nombre des feuilles que l'on m'auroit remises.

Tandis que j'arrangeois ma table pour me mettre à écrire, le geôlier revint me demander si je trouvois mon lit assez bon. Après l'avoir examiné, je répondis que les matelas en étoient mauvais et les couvertures malpropres. Dans la minute tout cela fut changé. On me fit demander aussi quelle étoit l'heure de mon dîner. Je répondis: l'heure de tout le monde. La Bastille avoit une bibliothèque; le gouverneur m'en envoya le catalogue, en me donnant le choix des livres qui la composoient. Je le remerciai pour mon compte; mais mon domestique demanda pour lui les romans de Prévost, et on les lui apporta.

De mon côté, j'avois assez de quoi me sauver de l'ennui. Impatienté depuis longtemps du mépris que les gens de lettres témoignoient pour le poème de Lucain, qu'ils n'avoient pas lu et qu'ils ne connoissoient que par la version barbare et ampoulée de Brébeuf, j'avois résolu de le traduire plus décemment et plus fidèlement en prose, et ce travail, qui m'appliqueroit sans fatiguer ma tête, se trouvoit le plus convenable au loisir solitaire de ma prison. J'avois donc apporté avec moi la Pharsale, et, pour l'entendre mieux, j'avois eu soin d'y joindre les Commentaires de César.

Me voilà donc au coin d'un bon feu, méditant la querelle de César et de Pompée, et oubliant la mienne avec le duc d'Aumont. Voilà, de son côté, Bury, aussi philosophe que moi, s'amusant à faire nos lits, placés dans les deux angles opposés de ma chambre, éclairée dans ce moment par un beau jour d'hiver, nonobstant les barreaux de deux fortes grilles de fer qui me laissoient la vue du faubourg Saint-Antoine.

Deux heures après, les verrous des deux portes qui m'enfermoient me tirent par leur bruit de ma profonde rêverie, et les deux geôliers, chargés d'un dîner que je crois le mien, viennent le servir en silence. L'un dépose devant le feu trois petits plats couverts d'assiettes de faïence commune; l'autre déploie, sur celle des deux tables qui étoit vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur cette table un couvert assez propre, cuillère et fourchette d'étain, du bon pain de ménage et une bouteille de vin. Leur service fait, les geôliers se retirent, et les deux portes se referment avec le même bruit des serrures et des verrous.

Alors Bury m'invite à me mettre à table, et il me sert la soupe. C'étoit un vendredi. Cette soupe en maigre étoit une purée de fèves blanches, au beurre le plus frais, et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu'il m'apporta pour le second service étoit meilleur encore. La petite pointe d'ail l'assaisonnoit, avec une finesse de saveur et d'odeur qui auroit flatté le goût du plus friand Gascon. Le vin n'étoit pas excellent, mais il étoit passable; point de dessert: il falloit bien être privé de quelque chose. Au surplus, je trouvai qu'on dînoit fort bien en prison.

Comme je me levois de table, et que Bury alloit s'y mettre (car il y avoit encore à dîner pour lui dans ce qui restoit), voilà mes deux geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les mains. À l'appareil de ce service en beau linge, en belle faïence, cuillère et fourchette d'argent, nous reconnûmes notre méprise; mais nous ne fîmes semblant de rien; et, lorsque nos geôliers, ayant déposé tout cela, se furent retirés: «Monsieur, me dit Bury, vous venez de manger mon dîner, vous trouverez bon qu'à mon tour je mange le vôtre.—Cela est juste», lui répondis-je; et les murs de ma chambre furent, je crois, bien étonnés d'entendre rire.

Ce dîner étoit gras; en voici le détail: un excellent potage, une tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d'artichauts frits en marinade, un d'épinards, une très belle poire de crésane, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka; ce fut le dîner de Bury, à l'exception du café et du fruit, qu'il voulut bien me réserver.

L'après-dîner, le gouverneur vint me voir, et me demanda si je me trouvois bien nourri, m'assurant que je le serois de sa table, qu'il auroit soin lui-même de couper mes morceaux, et que personne que lui n'y toucheroit. Il me proposa un poulet pour mon souper; je lui rendis grâce, et lui dis qu'un reste de fruit de mon dîner me suffiroit. On vient de voir quel fut mon ordinaire à la Bastille, et l'on peut en induire avec quelle douceur, plutôt quelle répugnance, l'on se prêtoit à servir contre moi la colère du duc d'Aumont.

Tous les jours j'avois la visite du gouverneur. Comme il avoit quelque teinture de belles-lettres et même de latin, il se plaisoit à suivre mon travail, il en jouissoit; mais bientôt, se dérobant lui-même à ces petites dissipations: «Adieu, me disoit-il, je m'en vais consoler des gens plus malheureux que vous.» Les égards qu'il avoit pour moi pouvoient bien n'être pas une preuve de son humanité; mais j'en avois d'ailleurs un bien fidèle témoignage. L'un des geôliers s'étoit pris d'amitié pour mon domestique, et bientôt il s'étoit familiarisé avec moi. Un jour donc que je lui parlois du naturel sensible et compatissant de M. d'Abadie: «Ah! me dit-il, c'est le meilleur des hommes; il n'a pris cette place, qui lui est si pénible, que pour adoucir le sort des prisonniers. Il a succédé à un homme dur et avare, qui les traitoit bien mal; aussi, quand il mourut, et que celui-ci prit sa place, ce changement se fit sentir jusque dans les cachots; vous auriez dit (expression bien étrange dans la bouche d'un geôlier), vous auriez dit qu'un rayon de soleil avoit pénétré dans ces cachots. Des gens auxquels il nous est défendu de dire ce qui se passe au dehors nous demandoient: «Qu'est-il donc arrivé?» Enfin, Monsieur, vous voyez comment est nourri votre domestique, nos prisonniers le sont presque tous aussi bien; et les soulagemens qu'il dépend de lui de leur donner le soulagent lui-même, car il souffre à les voir souffrir.»

Je n'ai pas besoin de vous dire que ce geôlier lui-même étoit aussi un bon homme dans son état; et je gardai bien de le dégoûter de cet état, où la compassion est si précieuse et si rare.

La manière dont on me traitoit à la Bastille me faisoit bien penser que n'y serois pas longtemps, et mon travail, entremêlé de lectures intéressantes (car j'avois avec moi Montaigne, Horace et La Bruyère), me laissoit peu de momens d'ennui. Une seule chose me plongeoit quelquefois dans la mélancolie: les murs de ma chambre étoient couverts d'inscriptions qui toutes portoient le caractère des réflexions tristes et sombres dont, avant moi, des malheureux avoient été sans doute obsédés dans cette prison. Je croyois les y voir encore errans et gémissans, et leurs ombres m'environnoient.

Mais un objet qui m'étoit personnel vint plus cruellement tourmenter ma pensée. En parlant de la société de Mme Harenc, je n'ai pas fait mention d'un brave homme appelé Durand, qui avoit de l'amitié pour moi, mais qui, d'ailleurs, n'étoit remarquable que par une grande simplicité de moeurs.

Or, un matin, le neuvième jour de ma captivité, le major de la Bastille entra chez moi, et, d'un air grave et froid, sans aucun préambule, il me demanda si un nommé Durand étoit connu de moi. Je répondis que je connoissois un homme de ce nom. Alors, s'asseyant pour écrire, il continue son interrogatoire. L'âge, la taille, la figure de ce nommé Durand, son état, sa demeure, depuis quel temps je l'avois connu, dans quelle maison, rien ne fut oublié; et, à chacune de mes réponses, le major écrivoit avec un visage de marbre. Enfin, m'ayant fait la lecture de mon interrogatoire, il me présente la plume pour le signer. Je le signe, et il se retire.

À peine est-il sorti, tous les peut-être les plus sinistres s'emparent de mon imagination. «Qu'aura-t-il donc fait, ce bon Durand? Il va tous les matins au café, il y aura pris ma défense; il y aura parlé avec trop de chaleur contre le duc d'Aumont; il se sera répandu en murmures contre une autorité partiale, injuste, oppressive, qui accable l'homme innocent et foible pour complaire à l'homme puissant. Sur l'imprudence de ces propos, on l'aura lui-même arrêté; et, à cause de moi et pour l'amour de moi, il va gémir dans une prison plus rigoureuse que la mienne. Foible comme il est, bien moins jeune et bien plus timide que moi, le chagrin va le prendre, il y succombera; je serai cause de sa mort. Et la pauvre Mme Harenc, et tous nos bons amis, dans quel état ils doivent être, ô Dieu! que de malheurs mon imprudence aura causés!» C'est ainsi que, dans la pensée d'un homme captif, isolé, solitaire, dans les liens du pouvoir absolu, la réflexion grossit tous les mauvais présages et lui environne l'âme de noirs pressentimens. Dès ce moment je ne dormis plus d'un bon sommeil. Tous ces mets que le gouverneur me réservoit avec tant de soin furent trempés d'amertume. Je sentois dans le foie comme une meurtrissure; et, si ma détention à la Bastille avoit duré huit jours encore, elle auroit été mon tombeau.

Dans cette situation, je reçus une lettre que M. de Sartine me faisoit parvenir. Elle étoit de Mlle S***[57], jeune personne intéressante et belle, avec qui j'étois sur le point de m'unir avant ma disgrâce. Dans cette lettre elle me témoignoit, de la manière la plus touchante, la part sincère et tendre qu'elle prenoit à mon malheur, en m'assurant qu'il n'étonnoit point son courage, et que, loin d'affoiblir ses sentimens pour moi, il les rendoit plus vifs et plus constans.

Je répondis d'abord par l'expression de toute ma sensibilité pour une amitié si généreuse; mais j'ajoutai que la grande leçon que je recevois du malheur étoit de ne jamais associer personne aux dangers imprévus et aux révolutions soudaines auxquelles m'exposoit la périlleuse condition d'homme de lettres; que, si dans ma situation je me sentois quelque courage, j'en étois redevable à mon isolement; que ma tête seroit déjà perdue si, hors de ma prison, j'avois laissé une femme et des enfans dans la douleur, et qu'au moins de ce côté-là, qui seroit pour moi le plus sensible, je ne voulois jamais donner prise à l'adversité.

Mlle S*** fut plus piquée qu'affligée de ma réponse, et peu de temps après elle s'en consola en épousant M. S***.

Enfin, le onzième jour de ma détention, à la nuit tombante, le gouverneur vint m'annoncer que la liberté m'étoit rendue, et le même exempt qui m'avoit amené me ramena chez M. de Sartine. Ce magistrat me témoigna quelque joie de me revoir, mais une joie mêlée de tristesse. «Monsieur, lui dis-je, dans vos bontés, dont je suis bien reconnoissant, je ne sais quoi m'afflige encore: en me félicitant, vous avez l'air de me plaindre. Auriez-vous quelque autre malheur à m'annoncer (je pensois à Durand)?—Hélas! oui, me dit-il; et ne vous en doutez-vous pas? le roi vous ôte le Mercure.» Ces mots me soulagèrent; et d'un signe de tête exprimant ma résignation je répondis: «Tant pis pour le Mercure.—Le mal, ajouta-t-il, n'est peut-être pas sans remède. M. de Saint-Florentin est à Paris, il s'intéresse à vous, allez le voir demain matin.»

En quittant M. de Sartine, je courus chez Mme Harenc, impatient de voir Durand. Je l'y trouvai; et, au milieu des acclamations de joie de toute la société, je ne vis que lui. «Ah! vous voilà, lui dis-je en lui sautant au cou, que je suis soulagé!» Ce transport, à la vue d'un homme pour qui je n'avois jamais eu de sentiment passionné, étonna tout le monde. On crut que la Bastille m'avoit troublé la tête. «Ah! mon ami, me dit Mme Harenc en m'embrassant, vous voilà libre! que j'en suis aise! Et le Mercure?—Le Mercure est perdu, lui dis-je. Mais, Madame, permettez-moi de m'occuper de ce malheureux homme. Qu'a-t-il donc fait pour me causer tant de chagrin?» Je racontai l'histoire du major. Il se trouva que Durand étoit allé solliciter auprès de M. de Sartine la permission de me voir et qu'il s'étoit dit mon ami. M. de Sartine m'avoit fait demander ce que c'étoit que ce Durand, et, de cette question toute simple, le major avoit fait un interrogatoire. Éclairci et tranquille sur ce point-là, j'employai mon courage à relever les espérances de mes amis, et, après avoir reçu d'eux mille marques sensibles du plus tendre intérêt, j'allai voir Mme Geoffrin.

«Eh bien! vous voilà, me dit-elle; Dieu soit loué! Le roi vous ôte le Mercure; M. le duc d'Aumont est bien content, cela vous apprendra à écrire des lettres.—Et à dire des vers», ajoutai-je en souriant. Elle me demanda si je n'allois pas faire encore quelque folie. «Non, Madame; mais je vais tâcher de remédier à celles que j'ai faites.» Comme elle étoit réellement affligée de mon malheur, il fallut, pour se soulager, qu'elle m'en fît une querelle: pourquoi avois-je fait ces vers? «Je ne les ai pas faits, lui dis-je.—Pourquoi donc les avez-vous dits?—Parce que vous l'avez voulu.—Eh! savois-je, moi, que ce fût une satire aussi piquante? Vous qui la connoissiez, falloit-il vous vanter de la savoir? Quelle imprudence! Et puis vos bons amis de Presle et Vaudesir vont publiant qu'on vous envoie à la Bastille sur votre parole avec toutes sortes d'égards et de ménagemens!—Eh quoi! Madame, falloit-il laisser croire qu'on m'y traînoit en criminel?—Il falloit se taire et ne pas narguer ces gens-là. Le maréchal de Richelieu a bien su dire qu'on l'avoit deux fois mené à la Bastille comme un coupable, et qu'il étoit bien singulier qu'on vous eût traité mieux que lui.—Voilà, Madame, un digne objet d'envie pour le maréchal de Richelieu.—Eh! oui, Monsieur, ils sont blessés que l'on ménage celui qui les offense, et ils emploient tout leur crédit à se venger de lui; cela est naturel. Ne voulez-vous pas qu'ils se laissent manger la laine sur le dos!—Quels moutons!» m'écriai-je d'un air un peu moqueur; mais bientôt, m'apercevant que mes répliques l'animoient, je pris le parti du silence. Enfin, lorsqu'elle m'eut bien tout dit ce qu'elle avoit sur le coeur, je me levai d'un air modeste, et lui souhaitai le bonsoir.

Le lendemain matin, je m'éveillois à peine, lorsque Bury, en entrant dans ma chambre, m'annonça Mme Geoffrin. «Eh bien, mon voisin, me demanda-t-elle, comment avez-vous passé la nuit?—Fort bien, Madame; ni le bruit des verrous, ni le qui vive des rondes, n'a interrompu mon sommeil.—Et moi, dit-elle, je n'ai pas fermé l'oeil.—Pourquoi donc, Madame?—Ah! pourquoi? ne le savez-vous pas? J'ai été injuste et cruelle. Je vous ai, hier au soir, accablé de reproches. Voilà comme on est: dès qu'un homme est dans le malheur, on l'accable, on lui fait des crimes de tout (et elle se mit à pleurer).—Eh! bon Dieu, Madame, lui dis-je, pensez-vous encore à cela? Pour moi, je l'avois oublié. Si je m'en ressouviens, ce ne sera jamais que comme d'une marque de vos bontés pour moi. Chacun a sa façon d'aimer: la vôtre est de gronder vos amis du mal qu'ils se sont fait, comme une mère gronde son enfant lorsqu'il est tombé.» Ces mots la consolèrent. Elle me demanda ce que j'allois faire. «Je vais suivre, lui dis-je, le conseil que m'a donné M. de Sartine, voir M. de Saint-Florentin, et de là me rendre à Versailles, et aborder, s'il est possible, Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul. Mais je suis de sang-froid, je possède ma tête, je me conduirai bien, n'en ayez point d'inquiétude.» Tel fut cet entretien, qui fait, je crois, autant d'honneur au caractère de Mme Geoffrin qu'aucune des bonnes actions de sa vie.

M. de Saint-Florentin me parut touché de mon sort. Il avoit fait pour moi tout ce que sa foiblesse et sa timidité lui avoient permis de faire; mais ni Mme de Pompadour ni M. de Choiseul ne l'avoient secondé. Sans s'expliquer, il approuva que je les visse l'un et l'autre, et je me rendis à Versailles.

Mme de Pompadour, chez qui je me présentai d'abord, me fit dire par
Quesnay que, dans la circonstance présente, elle ne pouvoit pas me voir.
Je n'en fus point surpris; je n'avois aucun droit de prétendre qu'elle
se fît pour moi des ennemis puissans.

Le duc de Choiseul me reçut, mais pour m'accabler de reproches. «C'est bien à regret, me dit-il, que je vous revois malheureux; mais vous avez bien fait tout ce qu'il falloit pour l'être, et vos torts se sont tellement aggravés par votre imprudence que les personnes qui vous vouloient le plus de bien ont été obligées de vous abandonner.—Qu'ai-je donc fait, Monsieur le duc? qu'ai-je pu faire entre quatre murailles qui m'ait donné un tort de plus que ceux dont je me suis accusé devant vous?—D'abord, reprit-il, le jour même que vous deviez vous rendre à la Bastille, vous êtes allé à l'Opéra vous vanter, d'un air insultant, que votre envoi à la Bastille n'étoit qu'une dérision et qu'une vaine complaisance qu'on avoit pour un duc et pair, contre lequel vous n'aviez cessé de déclamer dans les foyers de la Comédie, contre lequel vous avez écrit à l'armée les lettres les plus injurieuses; contre lequel enfin vous avez fait, non pas seul, mais en société, la parodie de Cinna, dans un souper, chez Mlle Clairon, avec le comte de Valbelle, l'abbé Galiani, et autres joyeux convives: voilà ce que vous ne m'avez pas dit, et dont on est bien assuré.»

Pendant qu'il me parloit, je me recueillois en moi-même, et, lorsqu'il eut fini, je pris la parole à mon tour. «Monsieur le duc, lui dis-je, vos bontés me sont chères; votre estime m'est encore plus précieuse que vos bontés, et je consens à perdre et vos bontés et votre estime si, dans tous ces rapports qu'on vous a faits, il y a un mot de vrai.—Comment! s'écria-t-il avec un haut-le-corps, dans ce que je viens de vous dire pas un mot de vrai?—Pas un mot, et je vous prie de permettre que, sur votre bureau, je signe article par article tout ce que je vais y répondre.

«Le jour que je devois aller à la Bastille, je n'eus certainement aucune envie d'aller à l'Opéra.» Et, après lui avoir rendu compte de l'emploi de mon temps depuis que je l'avois quitté: «Envoyez savoir, ajoutai-je, de M. de Sartine et de Mme Harenc, le temps que j'ai passé chez eux: ce sont précisément les heures du spectacle.

«Quant aux foyers de la Comédie, le hasard fait que depuis six mois je n'y ai pas mis les pieds. La dernière fois qu'on m'y a vu (et j'en ai l'époque présente), c'est au début de Durancy[58]; et, auparavant même, je défie que l'on me cite aucun mauvais propos de moi contre le duc d'Aumont.

«Par un hasard non moins heureux, il se trouve, Monsieur le duc, que, depuis l'ouverture de la campagne, je n'ai pas écrit à l'armée; et, si on me fait voir une lettre, un billet qu'on y ait reçu de moi, je veux être déshonoré.

«À l'égard de la parodie, il est de toute fausseté qu'elle ait été faite aux soupers ni dans la société de Mlle Clairon. J'atteste même que chez elle jamais je n'ai entendu dire un seul vers de cette parodie; et, si depuis qu'elle est connue on y en a parlé, comme il est très possible, ce n'a pas été devant moi.

«Voilà, Monsieur le duc, quatre assertions que je vais écrire et signer sur votre bureau, si vous voulez bien me le permettre; et soyez bien sûr qu'âme qui vive ne vous prouvera le contraire, ni n'osera me le soutenir en face et devant vous.»

Vous pensez bien qu'en m'écoutant, la vivacité du duc de Choiseul s'étoit un peu modérée. «Marmontel, me dit-il, je vois qu'on m'en a imposé. Vous me parlez d'un ton à ne me laisser aucun doute sur votre bonne foi, et il n'y a que la vérité qui ose tenir ce langage; mais il faut me mettre moi-même en état d'affirmer que la parodie n'est point de vous. Dites-moi quel en est l'auteur, et le Mercure vous est rendu.—Le Mercure, Monsieur le duc, ne me sera point rendu à ce prix.—Pourquoi donc?—Parce que je préfère votre estime à quinze mille livres de rente.—Ma foi, dit-il, puisque l'auteur n'a pas l'honnêteté de se faire connoître, je ne sais pas pourquoi vous le ménageriez.—Pourquoi, Monsieur le duc? parce qu'après avoir abusé imprudemment de sa confiance, le comble de la honte seroit de la trahir. J'ai été indiscret, mais je ne serai point perfide. Il ne m'a pas fait confidence de ses vers pour les publier. C'est un larcin que lui a fait ma mémoire; et, si ce larcin est punissable, c'est à moi d'en être puni: me préserve le Ciel qu'il se nomme ou qu'il soit connu! ce seroit bien alors que je serois coupable! J'aurois fait son malheur, j'en mourrois de chagrin. Mais, à présent, quel est mon crime? d'avoir fait ce que, dans le monde, chacun fait sans mystère; et vous-même, Monsieur le duc, permettez-moi de vous demander si, dans la société, vous n'avez jamais dit l'épigramme, les vers plaisans ou les couplets malins que vous aviez entendu dire? Qui jamais, avant moi, a été puni pour cela? Les Philippiques, vous le savez, étoient un ouvrage infernal. Le Régent, la seconde personne du royaume, y étoit calomnié d'une manière atroce, et cet ouvrage infâme couroit de bouche en bouche, on le dictoit, on l'écrivoit, il y en avoit mille copies; et cependant quel autre que l'auteur en a été puni? J'ai su des vers, je les ai récités, je ne les ai laissé copier à personne; et tout le crime de ces vers est de tourner en ridicule la vanité du duc d'Aumont. Tel est l'état de la cause en deux mots. S'il s'agissoit d'un complot parricide, d'un attentat, on auroit droit à me contraindre d'en dénoncer l'auteur; mais pour une plaisanterie, en vérité, ce n'est pas la peine de me charger du rôle infâme de délateur, et il iroit non seulement de ma fortune, mais de ma vie, que je dirois comme Nicomède:

     Le maître qui prit soin de former ma jeunesse
     Ne m'a jamais appris à faire une bassesse.»

Je m'aperçus que le duc de Choiseul trouvoit du ridicule dans mon petit orgueil; et, pour me le faire sentir, il me demanda, en souriant, quel avoit été mon Annibal. «Mon Annibal, lui répondis-je, Monsieur le duc, c'est le malheur, qui depuis longtemps m'éprouve et m'apprend à souffrir.

—Et voilà, reprit-il, ce que j'appelle un honnête homme.» Alors, le voyant ébranlé: «C'est cet honnête homme, lui dis-je, que l'on ruine et que l'on accable pour complaire à M. le duc d'Aumont, sans autre motif que sa plainte, sans autre preuve que sa parole. Quelle effroyable tyrannie!» Ici le duc de Choiseul m'arrêta. «Marmontel, me dit-il, le brevet du Mercure étoit une grâce du roi; il la retire quand il lui plaît; il n'y a point là de tyrannie.—Monsieur le duc, lui répliquai-je, du roi à moi, le brevet du Mercure est une grâce; mais, de M. le duc d'Aumont à moi, le Mercure est mon bien, et, par une accusation fausse, il n'a pas droit de me l'ôter… Mais non, ce n'est pas moi qu'il dépouille, ce n'est pas moi que l'on immole à sa vengeance. On égorge, pour l'assouvir, de plus innocentes victimes. Sachez, Monsieur le duc, qu'à l'âge de seize ans, ayant perdu mon père, et me voyant environné d'orphelins comme moi, et d'une pauvre et nombreuse famille, je leur promis à tous de leur servir de père. J'en pris à témoin le ciel et la nature; et, dès lors jusqu'à ce moment, j'ai fait ce que j'avois promis. Je vis de peu; je sais réduire et mes besoins et ma dépense; mais cette foule de malheureux qui subsistoient du fruit de mon travail, mais deux soeurs que j'allois établir et doter, mais des femmes dont la vieillesse avoit besoin d'un peu d'aisance, mais la soeur de ma mère, veuve, pauvre et chargée d'enfans, que vont-ils devenir? Je les avois flattés de l'espérance du bien-être; ils ressentoient déjà l'influence de ma fortune; le bienfait qui en étoit la source ne devoit plus tarir pour eux, et tout à coup ils vont apprendre… Ah! c'est là que le duc d'Aumont doit aller savourer les fruits de sa vengeance; c'est là qu'il entendra des cris et qu'il verra couler des larmes. Qu'il aille y compter ses victimes et les malheureux qu'il a faits; qu'il aille s'abreuver des pleurs de l'enfance et de la vieillesse, et insulter aux misérables auxquels il arrache leur pain. C'est là que l'attend son triomphe. Il l'a demandé, m'a-t-on dit, pour récompense de ses services; il devoit dire pour salaire: c'en est un digne de son coeur.» À ces mots, mes larmes coulèrent, et le duc de Choiseul, aussi ému que moi, me dit en m'embrassant: «Vous me pénétrez l'âme, mon cher Marmontel: je vous ai peut-être fait bien du mal, mais je m'en vais le réparer.»

Alors, prenant la plume avec sa vivacité naturelle, il écrivit à l'abbé Barthélémy: «Mon cher abbé, le roi vous a accordé le brevet du Mercure; mais je viens de voir et d'entendre Marmontel; il m'a touché, il m'a persuadé de son innocence; ce n'est pas à vous d'accepter la dépouille d'un innocent; refusez le Mercure; je vous en dédommagerai.» Il écrivit à M. de Saint-Florentin: «Vous avez reçu, mon cher confrère, l'ordre du roi pour expédier le brevet du Mercure; mais j'ai vu Marmontel, et j'ai à vous parler de lui. Ne pressez rien que nous n'ayons causé ensemble.» Il me lut ces billets, les cacheta, les fit partir, et me dit d'aller voir Mme de Pompadour, en me donnant pour elle un billet qu'il ne me lut point, mais qui m'étoit bien favorable, car je fus introduit dès qu'elle y eut jeté les yeux.

Mme de Pompadour étoit incommodée et gardoit le lit. J'approchai; j'eus d'abord à essuyer les mêmes reproches que m'avoit faits le duc de Choiseul; et, avec plus de douceur encore, j'y opposai les mêmes réponses. Ensuite: «Voilà donc, lui dis-je, les nouveaux torts qu'on me suppose pour obtenir du roi qu'après onze jours de prison il porte la sévérité jusqu'à prononcer ma ruine! Si j'avois été libre, j'aurois peut-être enfin, Madame, pénétré jusqu'à vous. J'aurois démenti ces mensonges, et, en vous avouant ma seule et véritable faute, j'aurois trouvé grâce à vos yeux; mais on commence par obtenir que je sois enfermé entre quatre murailles; on profite du temps de ma captivité pour me calomnier impunément tout à son aise; et les portes de ma prison ne s'ouvrent que pour me faire voir l'abîme que l'on a creusé sous mes pas. Mais c'est peu de nous y traîner, ma malheureuse famille et moi; on sait qu'une main secourable peut nous en retirer encore; on craint que cette main, dont nous avons déjà reçu tant de bienfaits, ne redevienne notre appui; on nous ôte cette dernière et unique espérance; et, parce que l'orgueil de M. le duc d'Aumont est irrité, il faut qu'une foule d'innocens soient privés de toute consolation. Oui, Madame, tel a été le but de ces mensonges, qui, en me faisant passer dans votre esprit pour un méchant ou pour un fou, vous indisposoient contre moi. C'est là surtout l'endroit sensible par où mes ennemis avoient su me percer le coeur.

«À présent, pour me mettre hors de défense, on exige de moi que je nomme l'auteur de cette parodie dont j'ai su et dit quelques vers. On me connoît assez, Madame, pour être bien sûr que jamais je ne le nommerai; mais ne pas l'accuser, c'est, dit-on, me condamner moi-même; et, si je ne veux pas être infâme, je suis perdu. Certes, si je ne puis me sauver qu'à ce prix, ma ruine est bien décidée. Mais depuis quand, Madame, est-ce un crime que d'être honnête? depuis quand même est-ce à l'accusé de prouver qu'il est innocent? et depuis quand l'accusateur est-il dispensé de la preuve? Je veux bien cependant repousser par des preuves une attaque qui n'en a point; et mes preuves sont mes écrits, mon caractère assez connu, et la conduite de ma vie. Depuis que j'ai eu le malheur d'être nommé parmi les gens de lettres, j'ai eu pour ennemis tous les écrivains satiriques. Il n'est point d'insolences que je n'en aie reçues et patiemment endurées. Que l'on me cite de moi une épigramme, un trait mordant, une ironie, enfin une raillerie approchant du caractère de celle-ci, et je consens qu'on me l'impute; mais, si j'ai dédaigné ces petites vengeances, si ma plume, toujours décente et modérée, n'a jamais trempé dans le fiel, pourquoi, sur la parole et sur la foi d'un homme que la colère aveugle, croit-on que cette plume ait commencé par distiller contre lui son premier venin? Je suis calomnié, Madame, je le suis devant vous, je le suis devant ce bon roi, qui ne peut croire qu'on lui en impose; et, sans la pitié généreuse que je viens d'inspirer à M. le duc de Choiseul, ni le roi, ni vous-même, vous n'auriez jamais su que je fusse calomnié.»

À peine j'achevois, on annonça le duc de Choiseul. Il n'avoit pas perdu de temps, car je l'avois laissé à sa toilette. «Eh bien! dit-il, Madame, vous l'avez entendu? Que pensez-vous de ce qu'il éprouve?—Que cela est horrible, répondit-elle, et qu'il faut, Monsieur, que le Mercure lui soit rendu.—C'est mon avis, dit le duc de Choiseul.—Mais, reprit-elle, il seroit peu convenable que le roi parût d'un jour à l'autre passer du noir au blanc. C'est à M. le duc d'Aumont à faire lui-même une démarche…—Ah! Madame, vous prononcez mon arrêt, m'écriai-je: cette démarche que vous voulez qu'il fasse, il ne la fera point.—Il la fera, insista-t-elle. M. de Saint-Florentin est chez le roi; il va venir me voir, et je vais lui parler. Allez l'attendre à son hôtel.»

Le vieux ministre ne fut pas plus content que moi du biais que prenoit la foiblesse de Mme de Pompadour, et il ne me dissimula point qu'il en tiroit un mauvais augure. En effet, l'opiniâtre orgueil du duc d'Aumont fut intraitable: ni le comte d'Angiviller, son ami, ni Bouvard, son médecin, ni le duc de Duras, son camarade, ne purent lui inspirer un sentiment tant soit peu noble. Comme en lui-même il n'avoit rien qui pût le faire respecter, il prétendit au moins se faire craindre; et il ne revint à la cour que bien déterminé à ne pas se laisser fléchir, déclarant qu'il regarderoit comme ses ennemis ceux qui lui parleroient d'une démarche en ma faveur. Personne n'osa tenir tête à l'un des hommes qui approchoient de plus près de la personne du roi, et tout cet intérêt que l'on prenoit à moi se réduisit à me laisser une pension de mille écus sur le Mercure; l'abbé Barthélémy en refusa le brevet, et il fut accordé à un nommé Lagarde[59], bibliothécaire de Mme de Pompadour, et digne protégé de Colin[60], son homme d'affaires.

Dix ans après, le duc de Choiseul, en dînant avec moi, me rappela nos conversations, auxquelles il auroit bien voulu, disoit-il, que nous eussions eu des témoins. Je n'ai pu en donner, de souvenir, qu'une esquisse légère, et telle que ma mémoire, dès longtemps refroidie, a pu me la retracer; mais il faut que la situation m'eût bien vivement inspiré, car il ajouta que de sa vie il n'avoit entendu un homme aussi éloquent que je le fus dans ces momens-là; et, à ce propos: «Savez-vous, me dit-il, ce qui empêcha Mme de Pompadour de vous faire rendre le Mercure? ce fut ce fripon de Colin, pour le faire donner à son ami Lagarde.» Ce Lagarde étoit si mal famé que, dans la société des Menus-Plaisirs, où il étoit souffert, on l'appeloit Lagarde-Bicêtre. C'étoit donc, mes enfans, à Lagarde-Bicêtre que l'on m'avoit sacrifié, et le duc de Choiseul m'en faisoit l'aveu!

Aussi dépourvu d'instruction que de talent, ce nouveau rédacteur fit si mal sa besogne que le Mercure, décrié, tomboit, et n'alloit plus être en état de payer les pensions dont il étoit chargé. Les pensionnaires, effrayés, vinrent me supplier de consentir à le reprendre, et m'offrirent d'aller tous ensemble demander qu'il me fût rendu; mais, ayant une fois quitté cette chaîne importune, je ne voulus plus m'en charger. Heureusement, Lagarde étant mort, le Mercure fut fait un peu moins mal et dépérit plus lentement; mais, pour sauver les pensions, il fallut enfin qu'on en fît une entreprise de librairie.

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