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Mémoires de Marmontel (Volume 2 of 3): Mémoires d'un Père pour servir à l'Instruction de ses enfans

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LIVRE VII

Mon aventure avec le duc d'Aumont m'avoit fait deux grands biens: elle m'avoit fait renoncer à un projet de mariage formé à la légère, et dont j'ai eu depuis quelque raison de croire que je me serois repenti; elle avoit mis pour moi dans l'âme de Bouvard les germes de cette amitié qui m'a été si salutaire. Mais ces bons offices n'étoient pas les seuls que le duc d'Aumont m'eût rendus en me persécutant.

D'abord mon âme, que les délices de Paris, d'Avenay, de Passy, de Versailles, avoient trop amollie, avoit besoin que l'adversité lui rendît son ancienne trempe et le ressort qu'elle avoit perdu; le duc d'Aumont avoit pris soin de remettre en vigueur mon courage et mon caractère. En second lieu, sans m'occuper bien sérieusement, le Mercure ne laissoit pas de captiver mon attention, de consumer mon temps, de me dérober à moi-même, de m'interdire toute entreprise honorable pour mes talens, et de les asservir à une rédaction minutieuse et presque mécanique; le duc d'Aumont les avoit remis en liberté, et m'avoit rendu l'heureux besoin d'en faire un digne et noble usage. Enfin, j'étois résolu à sacrifier au travail du Mercure huit ou dix des plus belles années de ma vie, avec l'espérance d'amasser une centaine de mille francs, auxquels je bornois mon ambition. Or, les loisirs que m'avoit procurés le duc d'Aumont ne me valurent guère moins dans le même nombre d'années, sans rien prendre sur les plaisirs de mes sociétés à la ville, ni des campagnes délicieuses où je passois le temps des trois belles saisons.

Je ne compte pas l'avantage d'avoir été reçu à l'Académie françoise plus tôt que je n'aurois dû l'être en ne faisant que le Mercure. L'intention du duc d'Aumont n'étoit pas de m'y conduire par la main; il le fit cependant sans le vouloir, et même en ne le voulant pas.

J'ai observé plus d'une fois, et dans les circonstances les plus critiques de ma vie, que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle a mieux fait pour moi que je n'aurois voulu moi-même. Ici me voilà ruiné, et, du milieu de ma ruine, vous allez, mes enfans, voir naître le bonheur le plus égal, le plus paisible et le plus rarement troublé dont un homme de mon état se puisse flatter de jouir. Pour l'établir solidement et sur sa base naturelle, je veux dire sur le repos de l'esprit et de l'âme, je commençai par me délivrer de mes inquiétudes domestiques. L'âge ou les maladies, celle surtout qui sembloit être contagieuse dans ma famille, diminuoient successivement le nombre de ces bons parens que j'avois eu tant de plaisir à faire vivre dans l'aisance. J'avois déjà obtenu de mes tantes de cesser tout commerce, et, après avoir liquidé nos dettes, j'avois ajouté des pensions au revenu de mon petit bien. Or, ces pensions de cent écus chacune étant réduites au nombre de cinq, il me restoit à moi d'abord la moitié de mes mille écus de pension sur le Mercure; j'avois de plus les cinq cents livres d'intérêts de dix mille francs que j'avois employés au cautionnement de M. Odde; j'y ajoutai une rente de cinq cent quarante livres sur le duc d'Orléans, et, du surplus des fonds qui me restoient dans la caisse du Mercure, j'achetai quelques effets royaux. Ainsi, pour mon loyer, mon domestique et moi, je n'avois guère moins de mille écus à dépenser. Je n'en avois jamais dépensé davantage. Mme Geoffrin vouloit même que le payement de mon loyer cessât dès lors; mais je la priai de permettre que j'essayasse encore un an si mes facultés ne me suffiroient pas, en l'assurant que, si mon loyer me gênoit, je le lui avouerois sans rougir. Je ne fus point à cette peine. Bien malheureusement le nombre des pensions que je faisois diminua par la mort de mes deux soeurs qui étoient au couvent de Clermont, et que m'enleva la même maladie dont étoient morts nos père et mère. Peu de temps après je perdis mes deux vieilles tantes, les seules qui me restoient à la maison. La mort ne me laissa que la soeur de ma mère, cette tante d'Albois qui vit encore. Ainsi j'héritois tous les ans de quelques-uns de mes bienfaits. D'un autre côté, les premières éditions de mes Contes commencèrent à m'enrichir.

Tranquille du côté de la fortune, ma seule ambition étoit l'Académie françoise, et cette ambition même étoit modérée et paisible. Avant d'atteindre à ma quarantième année j'avois encore trois ans à donner au travail, et dans trois ans j'aurois acquis de nouveaux titres à cette place. Ma traduction de Lucain s'avançoit, je préparois en même temps les matériaux de ma Poétique, et la célébrité de mes Contes alloit toujours croissant à chaque édition nouvelle. Je croyois donc pouvoir me donner du bon temps.

Vous avez vu de quelle manière obligeante l'officieux Bouret avoit débuté avec moi. La connoissance faite, la liaison formée, ses sociétés avoient été les miennes. Dans l'un des contes de la Veillée, j'ai peint le caractère de la plus intime de ses amies, la belle Mme Gaulard. L'un de ses deux fils[61], homme aimable, occupoit à Bordeaux l'emploi de la recette générale des fermes; il avoit fait un voyage à Paris; et, la veille de son départ, l'un des plus beaux jours de l'année, nous dînions ensemble chez notre ami Bouret, en belle et bonne compagnie. La magnificence de cet hôtel que les arts avoient décoré, la somptuosité de la table, la naissante verdure des jardins, la sérénité d'un ciel pur, et surtout l'amabilité d'un hôte qui, au milieu de ses convives, sembloit être l'amoureux de toutes les femmes, le meilleur ami de tous les hommes, enfin tout ce qui peut répandre la belle humeur dans un repas, y avoient exalté les esprits. Moi qui me sentois le plus libre des hommes, le plus indépendant, j'étois comme l'oiseau qui, échappé du lien qui le tenoit captif, s'élance dans l'air avec joie; et, pour ne rien dissimuler, l'excellent vin qu'on me versoit contribuoit à donner l'essor à mon âme et à ma pensée.

Au milieu de cette gaieté, le jeune fils de Mme Gaulard nous faisoit ses adieux; et, en me parlant de Bordeaux, il me demanda s'il pouvoit m'y être bon à quelque chose. «À m'y bien recevoir, lui dis-je, lorsque j'irai voir ce beau port et cette ville opulente: car, dans les rêves de ma vie, c'est l'un de mes projets les plus intéressans.—Si je l'avois su, me dit-il, vous auriez pu l'exécuter dès demain: j'avois une place à vous offrir dans ma chaise.—Et moi, me dit l'un des convives (c'étoit un juif appelé Gradis[62], l'un des plus riches négocians de Bordeaux), et moi je me serois chargé de faire voiturer vos malles.—Mes malles, dis-je, n'auroient pas été lourdes; mais pour mon retour à Paris?…—Dans six semaines, reprit Gaulard, je vous y aurois ramené.—Tout cela n'est donc plus possible? leur demandai-je.—Très possible de notre part, me dirent-ils, mais nous partons demain.» Alors, disant quatre mots à l'oreille au fidèle Bury, qui me servoit à table, je l'envoyai faire mes paquets; et aussitôt, buvant à la santé de mes compagnons de voyage: «Me voilà prêt, leur dis-je, et nous partons demain.» Tout le monde applaudit à une résolution si leste, et tout le monde but à la santé des voyageurs.

Il est difficile d'imaginer un voyage plus agréable: une route superbe, un temps si beau, si doux, que nous courions la nuit, en dormant, les glaces baissées. Partout les directeurs, les receveurs des fermes empressés à nous recevoir; je croyois être dans ces temps poétiques et dans ces beaux climats où l'hospitalité s'exerçoit par des fêtes.

À Bordeaux, je fus accueilli et traité aussi bien qu'il étoit possible, c'est-à-dire qu'on m'y donna de bons dîners, d'excellens vins, et même des salves de canon des vaisseaux que je visitois. Mais, quoiqu'il y eût dans cette ville des gens d'esprit et faits pour être aimables, je jouis moins de leur commerce que je n'aurois voulu: un fatal jeu de dés, dont la fureur les possédoit, noircissoit leur esprit et absorboit leur âme. J'avois tous les jours le chagrin d'en voir quelqu'un navré de la perte qu'il avoit faite. Ils sembloient ne dîner et ne souper ensemble que pour s'entr'égorger au sortir de table; et cette âpre cupidité, mêlée aux jouissances et aux affections sociales, étoit pour moi quelque chose de monstrueux.

Rien de plus dangereux pour un receveur général des fermes qu'une telle société. Quelque intacte que fût sa caisse, sa seule qualité de comptable lui devoit interdire les jeux de hasard, comme un écueil sinon de sa fidélité, au moins de la confiance qu'on y avoit mise; et je ne fus pas inutile à celui-ci pour l'affermir dans la résolution de ne jamais se laisser gagner à la contagion de l'exemple.

Une autre cause altéroit le plaisir que m'auroit fait le séjour de Bordeaux: la guerre maritime faisoit des plaies profondes au commerce de cette grande ville. Le beau canal que j'avois sous les yeux ne m'en offroit que les débris; mais je me formois aisément l'idée de ce qu'il devoit être dans son état paisible, prospère et florissant.

Quelques maisons de commerçans, où l'on ne jouoit point, étoient celles que je fréquentois le plus et qui me convenoient le mieux; mais aucune n'avoit pour moi autant d'attrait que celle d'Ansely[63]. Ce négociant étoit un philosophe anglois, d'un caractère vénérable. Son fils, quoique bien jeune encore, annonçoit un homme excellent; et ses deux filles, sans être belles, avoient un charme naturel dans l'esprit et dans les manières qui m'engageoit autant et plus que n'eût fait la beauté. La plus jeune des deux, Jenny, avoit fait sur mon âme une impression vive. Ce fut pour elle que je composai la romance de Pétrarque, et je la lui chantai en lui disant adieu.

Dans les loisirs que me laissoit la société d'une ville où, le matin, tout le monde est à ses affaires, je repris le goût de la poésie, et je composai mon Épître aux poètes. J'eus aussi pour amusement les facéties qu'on imprimoit à Paris dans ce moment-là contre un homme qui méritoit d'être châtié de son insolence, mais qui le fut aussi bien rigoureusement: c'étoit Le Franc de Pompignan.

Avec un mérite littéraire considérable dans sa province, médiocre à Paris, mais suffisant encore pour y être estimé, il y auroit joui paisiblement de cette estime, si l'excès de sa vanité, de sa présomption, de son ambition, ne l'avoit pas tant enivré. Malheureusement, trop flatté dans ses académies de Montauban et de Toulouse, accoutumé à s'y entendre applaudir dès qu'il ouvroit la bouche et avant même qu'il eût parlé, vanté dans les journaux dont il savoit gagner ou payer la faveur, il se croyoit un homme d'importance en littérature; et, par malheur encore, il avoit ajouté à l'arrogance d'un seigneur de paroisse l'orgueil d'un président de cour supérieure dans sa ville de Montauban; ce qui formoit un personnage ridicule dans tous les points. D'après l'opinion qu'il avoit de lui-même, il avoit trouvé malhonnête qu'à la première envie qu'il avoit témoignée d'être de l'Académie françoise on ne se fût pas empressé à l'y recevoir; et, lorsqu'en 1758 Sainte-Palaye y avoit eu sur lui la préférence, il en avoit marqué un superbe dépit. Deux ans après, l'Académie n'avoit pas laissé de lui accorder ses suffrages, et il n'y avoit pour lui que de l'agrément dans l'unanimité de son élection; mais, au lieu de la modestie que les plus grands hommes eux-mêmes affectoient, au moins en y entrant, il y apporta l'humeur de l'orgueil offensé, avec un excès d'âpreté et de hauteur inconcevable. Le malheureux avoit conçu l'ambition d'être je ne sais quoi dans l'éducation des enfans de France. Il savoit que, dans ses principes de religion, M. le Dauphin n'aimoit pas Voltaire, et qu'il voyoit de mauvais oeil l'atelier encyclopédique; il faisoit sa cour à ce prince; il croyoit s'être rendu recommandable auprès de lui par ses odes sacrées, dont la magnifique édition ruinoit son libraire; il croyoit l'avoir très flatté en lui confiant le manuscrit de sa traduction des Géorgiques; il ne savoit pas à qui sa vanité avoit affaire; il ne savoit pas que cette traduction, si péniblement travaillée, en vers durs, raboteux, martelés, sans couleur et sans harmonie, comparée au chef-d'oeuvre de la poésie latine, étoit, par le Dauphin lui-même, soumise à l'oeil moqueur de la critique et tournée en dérision. Il crut faire un coup de parti en attaquant publiquement, dans son discours de réception à l'Académie françoise, cette classe de gens de lettres que l'on appeloit philosophes, et singulièrement Voltaire et les encyclopédistes.

Il venoit de faire cette sortie lorsque je partis pour Bordeaux; et, ce qui n'étoit guère moins étonnant que son arrogance, c'étoit le succès qu'elle avoit eu. L'Académie avoit écouté en silence cette insolente déclamation; le public l'avoit applaudie; Pompignan étoit sorti de là triomphant et enflé de sa vaine gloire.

Mais, peu de temps après, commença contre lui la légère escarmouche des Facéties parisiennes; et ce fut l'un de ses amis, le président Barbot[64], qui, étant venu me voir, m'apprit que «ce pauvre M. de Pompignan étoit la fable de Paris». Il me montra les premières feuilles qu'il venoit de recevoir; c'étoient les Quand et les Pourquoi. Je vis la tournure et le ton que prenoit la plaisanterie.

«Vous êtes donc l'ami de M. Le Franc? lui demandai-je.—Hélas! oui, me dit-il.—Je vous plains donc, car je connois les railleurs qui sont à ses trousses. Voilà les Quand et les Pourquoi; bientôt les Si, les Mais, les Car, vont venir à la file; et je vous annonce qu'on ne le quittera point qu'il n'ait passé par les particules.» La correction fut encore plus sévère que je n'avois prévu; on se joua de lui de toutes les manières. Il voulut se défendre sérieusement; il n'en fut que plus ridicule. Il adressa un mémoire au roi; son mémoire fut bafoué. Voltaire parut rajeunir pour s'égayer à ses dépens: en vers, en prose, sa malice fut plus légère, plus piquante, plus féconde en idées originales et plaisantes qu'elle n'avoit jamais été. Une saillie n'attendoit pas l'autre. Le public ne cessoit de rire aux dépens du triste Le Franc. Obligé de se tenir enfermé chez lui pour ne pas entendre chanter sa chanson dans le monde, et pour ne pas se voir montré au doigt, il finit par aller s'ensevelir dans son château, où il est mort sans avoir jamais osé reparoître à l'Académie. J'avoue que je n'eus aucune pitié de lui, non seulement parce qu'il étoit l'agresseur, mais parce que son agression avoit été sérieuse et grave, et n'alloit pas à moins, si on l'en avoit cru, qu'à faire proscrire nombre de gens de lettres, qu'il dénonçoit et désignoit comme les ennemis du trône et de l'autel.

Lorsque nous fûmes sur le point, Gaulard et moi, de revenir à Paris: «Allons-nous, me dit-il, retourner par la même route? n'aimeriez-vous pas mieux faire le tour par Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon, Vaucluse, Aix, Marseille, Toulon, et par Lyon, Genève, où nous verrions Voltaire, dont mon père a été connu?» Vous pensez bien que j'embrassai ce beau projet avec transport; et, avant de partir, j'écrivis à Voltaire.

À Toulouse, nous fûmes reçus par un ami intime de Mme Gaulard, M. de Saint-Amand, homme de l'ancien temps pour la franchise et la politesse, et qui dans cette ville occupoit un très bon emploi[65]. Pour moi, je n'y retrouvai plus aucune de mes connoissances. J'eus même de la peine à reconnoître la ville, tant les objets de comparaison et l'habitude de voir Paris la rapetissoient à mes yeux.

De Toulouse à Béziers, nous fûmes occupés à suivre et à observer le canal du Languedoc. Ce fut là véritablement pour moi un sujet d'admiration, parce que j'y voyois réunies la grandeur et la simplicité, deux caractères qui ne se montrent jamais ensemble sans causer d'étonnement.

La jonction des deux mers et le commerce de l'une et de l'autre étoient le résultat de deux ou trois grandes idées combinées par le génie. La première étoit celle d'un amas d'eaux immense, dans l'espèce de coupe que forment des montagnes du côté de Revel, à quelques lieues de Carcassonne, pour être perpétuellement la source et le réservoir du canal; la seconde étoit le choix d'une éminence inférieure au réservoir, mais dominant, d'un côté, l'intervalle de ce point-là jusqu'à Toulouse, et, de l'autre côté, l'espace du même point jusqu'à Béziers; en sorte que les eaux du réservoir, conduites jusque-là par une pente naturelle, s'y tiendroient suspendues dans un vaste niveau, et n'auroient plus qu'à s'épancher d'un côté vers Béziers, de l'autre vers Toulouse, pour alimenter le canal et aller déposer les barques dans l'Orbe d'un côté, et de l'autre dans la Garonne. Enfin, une troisième et principale idée étoit la construction des écluses dans tous les points où les barques auroient à s'élever ou à descendre; l'effet de ces écluses étant, comme l'on sait, de recevoir les barques, et, en se remplissant ou se vidant à volonté, de leur servir comme d'échelons dans les deux sens, soit pour descendre, soit pour monter au niveau du canal.

En vous épargnant des détails de prévoyance et d'industrie où l'inventeur étoit entré pour rendre intarissable la source des eaux du canal et en mesurer le volume, sans jamais le faire dépendre du cours des rivières voisines, ni communiquer avec elles, je dirai seulement que je ne négligeai aucun de ces détails. Mais le principal objet de mon attention fut le bassin de Saint-Ferréol, la source du canal et le réservoir de ses eaux. Ce bassin, formé, comme je l'ai dit, par un cercle de montagnes, a deux mille deux cent vingt-deux toises de circonférence et cent soixante pieds de profondeur. La gorge des montagnes qui l'environnent est fermée par un mur de trente-six toises d'épaisseur. Lorsqu'il est plein, ses eaux s'épanchent en cascade; mais, dans les temps de sécheresse, ces épanchoirs n'en versent plus, et alors c'est du fond du réservoir qu'on les tire. Voici comment: dans l'épaisseur de la digue sont pratiquées deux voûtes qui, à quarante pieds de distance, se prolongent sous le réservoir; à l'une de ces voûtes sont adaptés verticalement trois tubes de bronze du calibre des plus gros canons, et par lesquels, quand leurs robinets s'ouvrent, l'eau du réservoir tombe dans un aqueduc pratiqué le long de la seconde voûte; en sorte que, lorsqu'on pénètre jusqu'à ces robinets, on a cent soixante pieds d'eau sur la tête. Nous ne laissâmes pas de nous avancer jusque-là, à la lueur du goudron enflammé que notre conducteur portoit dans une poèle: car nulle autre lumière n'auroit tenu à la commotion de l'air qu'excita bientôt sous la voûte l'explosion des eaux, quand tout à coup, avec un fort levier de fer, notre homme ouvrit le robinet de l'un des trois tuyaux, puis celui du second, puis celui du troisième. À l'ouverture du premier, le plus effroyable tonnerre se fit entendre sous la voûte; et deux fois, coup sur coup, ce mugissement redoubla. Je croyois voir crever le fond du réservoir, et les montagnes des environs s'écrouler sur nos têtes. L'émotion profonde, et, à dire vrai, la frayeur que ce bruit nous avoit causée, ne nous empêcha point d'aller voir ce qui se passoit sous la seconde voûte. Nous y pénétrâmes, au bruit de ces tonnerres souterrains; et là nous vîmes trois torrens s'élancer par l'ouverture des robinets. Je ne connois dans la nature aucun mouvement comparable à la violence de la colonne d'eau qui, en flots d'écume, s'échappoit de ces tubes. L'oeil ne pouvoit la suivre; sans étourdissement on ne pouvoit la regarder. Le bord de l'aqueduc où fuyoit ce torrent n'avoit que quatre pieds de large; il étoit revêtu d'une pierre de taille polie, humide et très glissante. C'étoit là que nous étions debout, pâlissans, immobiles; et, si le pied nous eût manqué, l'eau du torrent nous eût roulés à mille pas dans un clin d'oeil. Nous sortîmes en frémissant, et nous sentîmes les rochers auxquels la digue est appuyée trembler à cent pas de distance.

Quoique bien familiarisé avec le mécanisme du canal, je ne laissai pas d'être émerveillé encore, lorsque du pied de la colline de Béziers je vis comme un long escalier de huit écluses contiguës, par où les barques descendoient ou montoient avec une égale facilité.

À Béziers, je trouvai un ancien militaire de mes amis, M. de La Sablière, qui, après avoir joui longtemps de la vie de Paris, étoit venu achever de vieillir dans sa ville natale, et y jouir d'une considération méritée par ses services. Dans l'asile voluptueux qu'il s'étoit fait, il nous reçut avec cette hilarité gasconne à laquelle contribuoient l'aisance d'une fortune honnête, l'état d'une âme libre et calme, le goût de la lecture, un peu de la philosophie antique, et cette salubrité renommée de l'air qu'on respire à Béziers. Il me demanda des nouvelles de La Popelinière, chez lequel nous avions passé ensemble de beaux jours. «Hélas! lui répondis-je, nous ne nous voyons plus; son fatal égoïsme lui a fait oublier l'amitié. Je vais vous confier ce que je n'ai dit à personne:

«Immédiatement après le mariage de ma soeur, j'avois obtenu pour son mari un emploi à Chinon, l'entrepôt du tabac, emploi facile et simple, et que ma soeur auroit pu conserver si elle avoit perdu son mari. Cet emploi valoit cent louis. En même temps La Popelinière avoit obtenu, pour un de ses parens, l'emploi des traites de Saumur, emploi de receveur comptable, et qui, d'un détail infini et d'une extrême difficulté, ne valoit que douze cents livres. La Popelinière ne laissa pas de me prier d'en accepter l'échange, en alléguant la bienséance, vu que son homme, à lui, demeuroit à Chinon. Comme il me demandoit ce service au nom de l'amitié, je ne balançai pas à le lui rendre. Je tâchai même de me persuader que les talens de mon beau-frère auroient été ensevelis dans un magasin de tabac; au lieu que, dans une recette qui demandoit un homme instruit, vigilant, appliqué, il pourroit se faire connoître et mériter de l'avancement. Je ne crus donc pas lui faire tort; et, généreux à ses dépens, je le fus à l'excès: car, l'emploi de Chinon étant d'une valeur double de celui de Saumur, La Popelinière m'offroit pour cet échange un dédommagement annuel de douze cents livres; et moi je ne voulus, pour compensation, que le plaisir de l'obliger. Eh bien! ce mince emploi, où mon beau-frère avoit rétabli l'ordre, l'activité, l'exactitude, et qu'on lui avoit permis de joindre à celui du grenier à sel qu'il avoit obtenu depuis, quelqu'un, à mon insu, l'a sollicité pour un autre, et mon beau-frère l'a perdu.—Et La Popelinière a souffert qu'on vous l'ait enlevé?—Que vouliez-vous qu'il fît?—Et, sandis! étoit-il sans crédit dans sa compagnie? et du moins ne devoit-il pas reconnoître et faire valoir ce que vous aviez fait pour lui?—Que direz-vous donc, ajoutai-je, quand vous saurez que c'est lui-même qui, sans m'en dire un mot, a demandé, sollicité cet emploi pour son secrétaire, et en a dépouillé le mari de ma soeur?—Cela n'est pas possible.—Cela n'est que trop vrai: les fermiers généraux eux-mêmes me l'ont dit.» La Sablière, confondu, garda quelque temps le silence; et puis: «Mon ami, me dit-il, nous l'avons aimé, vous et moi; ne pensons qu'à cela; jetons un voile sur le reste.» En effet, nous ne fîmes plus que nous retracer l'heureux temps où La Popelinière étoit pour nous un hôte aimable, et cette galerie mouvante de tableaux et de caractères qui chez lui nous avoit passé devant les yeux. «J'en aime encore le souvenir, me dit-il, mais comme d'un songe dont le réveil est sans regrets.»

Montpellier ne nous offrit rien d'intéressant que le Jardin des plantes; encore ne fut-il pour nous qu'une promenade agréable, car nous étions en botanique aussi ignorans l'un que l'autre; mais, comme nous nous connoissions en jolies femmes, nous eûmes le plaisir d'en suivre des yeux quelques-unes qui, avec un teint brun, nous sembloient très piquantes. Ce qu'on distingue en elles, c'est un air éveillé, une démarche leste et un oeil agaçant. J'observai singulièrement qu'elles étoient très bien chaussées, ce qui, par tout pays, est un présage heureux.

À Nîmes, sur la foi des voyageurs et des artistes, nous nous attendions à être frappés d'admiration: rien ne nous étonna. Il y a des choses dont la renommée exagère si fort la grandeur ou la beauté que l'opinion qu'on en a eue de loin ne peut plus que décroître lorsqu'on les voit de près. L'Amphithéâtre ne nous parut point vaste, et la structure ne nous surprit que par sa massive lourdeur. La Maison carrée nous fit plaisir à voir, mais le plaisir que fait une petite chose régulièrement travaillée.

Je ne veux pas oublier qu'à Nîmes, dans le cabinet d'un naturaliste appelé Séguier[66], nous vîmes une collection de pierres grises qui, fendues par lits, comme le talc, présentent les deux moitiés d'un poisson incrusté dont la figure est très distincte; et cela n'est pas merveilleux; mais, ce qui l'est pour moi, c'est ce que m'assura ce naturaliste, que ces pierres se trouvent dans les Alpes, et que l'espèce des poissons qu'elles renferment ne se trouvent plus dans nos mers.

Quærite, quos agitat mundi labor.

LUCAN.

Nous ne vîmes Avignon qu'en passant, pour aller nous extasier à Vaucluse. Mais il fallut encore ici rabattre de l'idée que nous avions du séjour enchanté de Pétrarque et de Laure. Il en est de Vaucluse comme de Castalie, du Pénée et du Simoïs. La renommée en est due aux Muses, leur vrai charme est celui des vers qui les ont célébrés. Ce n'est pas que la cascade de la fontaine de Vaucluse ne soit belle, et par le volume et par les longs bondissemens de ses eaux parmi les rochers dont leur chute est entrecoupée; mais, n'en déplaise aux poètes qui l'ont décrite, la source en est absolument dénuée des ornemens de la nature; les deux bords en sont nus, arides, escarpés, sans ombrage; ce n'est qu'au bas de la cascade que la rivière qu'elle forme commence à revêtir ses bords d'une assez riante verdure. Cependant, avant de quitter la source de ses eaux, nous nous assîmes, nous rêvâmes; et, sans nous parler l'un à l'autre, les yeux fixés sur des ruines qui nous sembloient être les restes du château de Pétrarque, nous fûmes nous-mêmes quelques momens dans l'illusion poétique, en croyant voir autour de ces ruines errer les ombres des deux amans qui ont fait la gloire de ces bords.

Mais, ce qui plus réellement est fait pour le plaisir des yeux, ce sont l'enceinte et les dehors d'une petite ville que la rivière de Vaucluse vient embrasser, et dont elle baigne les murs; ce qui l'a fait appeler l'Île. Nous croyions en effet voir une île enchantée, en nous promenant alentour, sous deux rangs de mûriers et entre deux canaux d'une eau vive, pure et rapide. De jolis groupes de jeunes juives, qui se promenoient comme nous, ajoutoient à l'illusion que nous faisoit la beauté du lieu; et d'excellentes truites, de belles écrevisses, que l'on nous servit à souper dans l'auberge qui terminoit cette charmante promenade, firent succéder aux plaisirs de l'imagination et à ceux de la vue les délices d'un nouveau sens.

Le beau temps, qui depuis Paris avoit si agréablement accompagné notre voyage, nous abandonna sur les confins de la Provence. Le pays où il pleut le plus rarement fut pluvieux pour nous. La ville d'Aix ne fut d'abord sur notre route qu'un passage pour aller voir Marseille et Toulon. Il fallut cependant faire une visite d'usage au gouverneur de la province, qui résidoit dans cette ville. Ce gouverneur, l'indigne fils du maréchal de Villars[67], me reçut avec une politesse qui, dans un autre, m'auroit flatté. Il marqua de l'empressement à nous retenir jusqu'à la Fête-Dieu. Nous nous y refusâmes; mais il nous fit promettre que la veille de cette fête nous serions de retour à Aix, pour voir le lendemain la procession du roi René.

Ce furent pour moi deux objets d'un intérêt très vif et d'une attention très avide que ces deux ports célèbres, celui de Marseille pour le commerce, celui de Toulon pour la guerre; et, quoiqu'à Marseille, une ville neuve, très magnifiquement bâtie, fût digne de nous occuper, le peu de temps que nous y fûmes s'employa tout à visiter le port, ses défenses, ses magasins, et tous les grands objets de ce commerce que la guerre faisoit languir, mais qui redeviendroit florissant à la paix. À Toulon, le port fut de même l'unique objet de nos pensées. Nous y reconnûmes la main de Louis XIV dans ces établissemens superbes où étoit empreinte sa grandeur, et dans lesquels, soit pour la construction, soit pour l'armement des vaisseaux, tout rappeloit encore une puissance respectable.

Ici, ce qui sembloit devoir m'en imposer le plus fut ce qui m'étonna le moins. L'une de mes envies étoit de voir la pleine mer. Je la vis, mais tranquille; et les tableaux de Vernet me l'avoient si fidèlement représentée que la réalité ne m'en causa aucune émotion; mes yeux y étoient aussi accoutumés que si j'étois né sur ses bords.

Le duc de Villars sembloit avoir voulu nous rendre témoins du gala qu'il donneroit chez lui la veille de la Fête-Dieu. En y arrivant le soir, nous y trouvâmes toute la bonne compagnie de la ville, le bal, grand jeu et grand souper.

Le lendemain, le mauvais temps nous priva du spectacle de la procession qu'on nous avoit si fort vantée. Nous en vîmes pourtant quelques échantillons: par exemple, un crocheteur ivre, représentant la reine de Saba; un autre, le roi Salomon; trois autres, les rois mages, et tout cela crotté jusqu'aux oreilles. La reine de Saba n'en sautoit pas moins en cadence, et le roi Salomon n'en bondissoit pas moins derrière la reine de Saba. J'admirois le sérieux des Provençaux à ce spectacle, et nous eûmes grand soin d'imiter ce respect. J'eus pourtant quelquefois bien de la peine à ne pas rire. Je remarquai entre autres l'un de ces personnages qui, au bout d'une gaule, portoit un chiffon blanc, et derrière lui trois autres polissons qui faisoient dans la rue des mouvemens d'ivrognes toutes les fois que l'homme au chiffon blanc renversoit son bâton. Je demandai quel étoit le mystère que cela nous représentoit. «Ne voyez-vous pas, me répondit le notable à qui je parlois, que ce sont les trois mages que l'étoile conduit, et qui s'égarent de leur route dès que l'étoile disparoît?» Je me contins. Rien n'ôte l'envie de rire comme la peur d'être lapidé.

Le gouverneur avoit exigé de nous de ne partir le lendemain de cette fête qu'après avoir dîné chez lui. À ce dîner, il se piqua d'assembler des gens de mérite, M. de Monclar[68] à leur tête. J'étois prévenu de la plus haute estime pour ce grand magistrat. Je la lui témoignai avec cette ingénuité de sentiment qui ne ressemble point à de la flatterie. Il y parut sensible, et y répondit avec bonté. Presque au sortir de table je pris congé du duc de Villars, aussi reconnoissant qu'on peut l'être des attentions et des empressemens d'un homme qu'on n'estime pas.

Sur notre route d'Aix à Lyon, il n'y eut rien de remarquable qu'un trait de bonne foi de l'hôtesse de Tain, village voisin de cette côte de l'Hermitage que ses vins ont rendue célèbre. À ce village, pendant que l'on changeoit nos chevaux, je dis à l'hôtesse, en lui présentant un louis d'or: «Madame, si vous avez d'excellent vin rouge de l'Hermitage, donnez-m'en six bouteilles, et payez-vous sur ce louis.» Elle me regarda d'un air satisfait de ma confiance. «Du vin rouge excellent, me dit-elle, je n'en ai point; mais du blanc, j'en ai du meilleur.» Je me fiai à sa parole, et ce vin, dont elle ne prit que cinquante sous la bouteille, ne se trouva pas moins que du nectar.

Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le temps de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d'admirer dans ce grand atelier du luxe les chefs-d'oeuvre de l'industrie.

Rien de plus singulier, de plus original, que l'accueil que nous fit Voltaire. Il étoit dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les bras; il pleura de joie en m'embrassant; il embrassa de même le fils de son ancien ami M. Gaulard. «Vous me trouvez mourant, nous dit-il; venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs?» Mon camarade fut effrayé de ce début; mais moi, qui avois cent fois entendu dire à Voltaire qu'il se mouroit, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit: «Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir! surtout dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d'entendre. C'est M. de L'Écluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd'hui seigneur d'une terre[69] auprès de Montargis, et qui a bien voulu venir raccommoder les dents irracommodables de Mme Denis. C'est un homme charmant. Mais ne le connoissez-vous pas?—Le seul L'Écluse que je connoisse est, lui dis-je, un acteur de l'ancien Opéra-Comique.—C'est lui, mon ami, c'est lui-même. Si vous le connoissez, vous avez entendu cette chanson du Rémouleur, qu'il joue et qu'il chante si bien.» Et à l'instant voilà Voltaire imitant L'Écluse, et, avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant le Rémouleur et chantant la chanson:

     Je ne sais où la mettre
     Ma jeune fillette;
     Je ne sais où la mettre,
     Car on me la che…

Nous riions aux éclats; et lui, toujours sérieusement: «Je l'imite mal, disoit-il; c'est M. de L'Écluse qu'il faut entendre; et sa chanson de la Fileuse! et celle du Postillon! et la querelle des Écosseuses avec Vadé! C'est la vérité même. Ah! vous aurez bien du plaisir. Allez voir Mme Denis. Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M. de L'Écluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé.»

Mme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisoit le charme de son caractère. Elle nous présenta M. de L'Écluse; et, à dîner, Voltaire l'anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l'entendre. Il déploya tous ses talens, et nous en parûmes charmés. Il le falloit bien, car Voltaire ne nous auroit point pardonné de foibles applaudissemens.

La promenade dans ses jardins fut employée à parler de Paris, du Mercure, de la Bastille (dont je ne lui dis que deux mots), du théâtre, de l'Encyclopédie, et de ce malheureux Le Franc, qu'il harceloit encore, son médecin lui ayant ordonné, disoit-il, pour exercice, de courre une heure ou deux, tous les matins, le Pompignan. Il me chargea d'assurer nos amis que tous les jours on recevroit de lui quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa promesse.

Au retour de la promenade il fit quelques parties d'échecs avec M. Gaulard, qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite il revint à parler du théâtre, et de la révolution que Mlle Clairon y avoit faite. «C'est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le changement qui s'est fait en elle?—C'est, lui dis-je, un talent nouveau; c'est la perfection de l'art, ou plutôt c'est la nature même telle que l'imagination peut vous la peindre en beau.» Alors, exaltant ma pensée et mon expression pour lui faire entendre à quel point, dans les divers caractères de ses rôles, elle étoit avec vérité, et une vérité sublime, Camille, Roxane, Hermione, Ariane, et surtout Électre, j'épuisai le peu que j'avois d'éloquence à lui inspirer pour Clairon l'enthousiasme dont j'étois plein moi-même; et je jouissois, en lui parlant, de l'émotion que je lui causois, lorsque enfin prenant la parole: «Eh bien! mon ami, me dit-il avec transport, c'est comme Mme Denis; elle a fait des progrès étonnans, incroyables. Je voudrois que vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé! le talent ne va pas plus loin.» Mme Denis jouant Zaïre! Mme Denis comparée à Clairon! Je tombai de mon haut, tant il est vrai que le goût s'accommode aux objets dont il peut jouir, et que cette sage maxime:

     Quand on n'a pas ce que l'on aime,
     Il faut aimer ce que l'on a,

est en effet non seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu'elle se ménage pour nous procurer des plaisirs.

Nous reprîmes la promenade; et, tandis que M. de Voltaire s'entretenoit avec Gaulard de son ancienne liaison avec le père de ce jeune homme, causant de mon côté avec Mme Denis, je lui rappelois le bon temps.

Le soir, je mis Voltaire sur le chapitre du roi de Prusse. Il en parla avec une sorte de magnanimité froide, et en homme qui dédaignoit une trop facile vengeance, ou comme un amant désabusé pardonne à la maîtresse qu'il a quittée le dépit et la rage qu'elle a fait éclater.

L'entretien du souper roula sur les gens de lettres qu'il estimoit le plus; et, dans le nombre, il me fut facile de distinguer ceux qu'il aimoit du fond du coeur. Ce n'étoient pas ceux qui se vantoient le plus d'être en faveur auprès de lui. Avant d'aller se coucher, il nous lut deux nouveaux chants de la Pucelle, et Mme Denis nous fit remarquer que, depuis qu'il étoit aux Délices, c'étoit le seul jour qu'il eût passé sans rentrer dans son cabinet.

Le lendemain, nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu'il sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il étoit dans son lit encore.

«Jeune homme, me dit-il, j'espère que vous n'aurez pas renoncé à la poésie; voyons de vos nouvelles oeuvres; je vous dis tout ce que je sais: il faut que chacun ait son tour.»

Plus intimidé devant lui que je ne l'avois jamais été, soit que j'eusse perdu la naïve confiance du premier âge, soit que je sentisse mieux que jamais combien il étoit difficile de faire de bons vers, je me résolus avec peine à lui réciter mon Épître aux poètes: il en fut très content; il me demanda si elle étoit connue à Paris. Je répondis que non. «Il faut donc, me dit-il, la mettre au concours de l'Académie; elle y fera du bruit.» Je lui représentai que je m'y donnois des licences d'opinions qui effaroucheroient bien du monde. «J'ai connu me dit-il, une honorable dame qui confessoit qu'un jour, après avoir crié à l'insolence, il lui étoit échappé enfin de dire: «Charmant insolent!» L'Académie fera de même.»

Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites; et, en me parlant de sa façon de vivre avec les Genevois: «Il est fort doux, me dit-il, d'habiter dans un pays dont les souverains vous envoient demander votre carrosse pour venir dîner avec vous.»

Sa maison leur étoit ouverte; ils y passoient les jours entiers; et, comme les portes de la ville se fermoient à l'entrée de la nuit pour ne s'ouvrir qu'au point du jour, ceux qui soupoient chez lui étoient obligés d'y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du lac sont couverts.

Chemin faisant, je lui demandai comment, presque sans territoire et sans aucune facilité de commerce avec l'étranger, Genève s'étoit enrichie. «À fabriquer des mouvemens de montre, me dit-il, à lire vos gazettes, et à profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de vos emprunts.»

À propos de Genève, il me demanda ce que je pensois de Rousseau. Je répondis que, dans ses écrits, il ne me sembloit être qu'un éloquent sophiste, et, dans son caractère, qu'un faux cynique qui crèveroit d'orgueil et de dépit dans son tonneau si on cessoit de le regarder. Quant à l'envie qui lui avoit pris de revêtir ce personnage, j'en savois l'anecdote, et je la lui contai.

Dans l'une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, l'on a vu dans quel accès d'inspiration et d'enthousiasme il avoit conçu le projet de se déclarer contre les sciences et les arts. «J'allois, dit-il dans le récit qu'il fait de ce miracle, j'allois voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes; j'avois dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandois.»

Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel que me l'avoit raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.

«J'étois (c'est Diderot qui parle), j'étois prisonnier à Vincennes; Rousseau venoit m'y voir. Il avoit fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l'Académie de Dijon venoit de proposer une question intéressante, et qu'il avoit envie de la traiter. Cette question étoit: Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les moeurs? «Quel parti prendrez-vous?» lui demandai-je. Il me répondit: «Le parti de l'affirmative.—C'est le pont aux ânes, lui dis-je; tous les talens médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.—Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil.» Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque furent décidés.»

«Vous ne m'étonnez pas, me dit Voltaire; cet homme-là est factice de la tête aux pieds, il l'est de l'esprit et de l'âme; mais il a beau jouer tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque l'étouffera.»

Parmi les Genevois que je voyois chez lui, les seuls que je goûtai et dont je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils étoient tous les deux d'un commerce facile, d'une humeur joviale, avec de l'esprit sans apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouoit, me disoit-on, passablement la tragédie; il étoit l'Orosmane de Mme Denis, et ce talent lui valoit l'amitié et la pratique de Voltaire, c'est-à-dire des millions. Huber avoit un talent moins utile, mais amusant et très curieux dans sa futilité. L'on eût dit qu'il avoit des yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il découpoit en profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu'il ne l'auroit fait au crayon. Il avoit la figure de Voltaire si vivement empreinte dans l'imagination qu'absent comme présent ses ciseaux le représentoient rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes. J'ai vu de lui des paysages en découpures sur des feuilles de papier blanc où la perspective étoit observée avec un art prodigieux. Ces deux aimables Genevois furent assidus aux Délices le peu de temps que j'y passai.

M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où étoit son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l'après-dînée, le but de notre promenade en carrosse. Tournay étoit une petite gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon, le lac de Genève, bordé de maisons de plaisance, et terminé par deux grandes villes; au delà et dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d'étendue, et ce Mont-Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais: telle est la vue de Tournay. Là je vis ce petit théâtre qui tourmentoit Rousseau, et où Voltaire se consoloit de ne plus voir celui qui étoit encore plein de sa gloire. L'idée de cette privation injuste et tyrannique me saisit de douleur et d'indignation. Peut-être qu'il s'en aperçut: car plus d'une fois, par ses réflexions, il répondit à ma pensée, et, sur la route, en revenant, il me parla de Versailles, du long séjour que j'y avois fait, et des bontés que Mme de Pompadour lui avoit autrefois témoignées. «Elle vous aime encore, lui dis-je; elle me l'a répété souvent; mais elle est foible et n'ose pas ou ne peut pas tout ce qu'elle veut, car la malheureuse n'est plus aimée, et peut-être elle porte envie au sort de Mme Denis et voudroit bien être aux Délices.—Qu'elle y vienne, dit-il avec, transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et des rôles de reine: elle est belle, elle doit connoître le jeu des passions.—Elle connoît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les larmes amères.—Tant mieux! c'est là ce qu'il nous faut», s'écria-t-il comme enchanté d'avoir une nouvelle actrice. Et, en vérité, l'on eût dit qu'il croyoit la voir arriver. «Puisqu'elle vous convient, lui dis-je, laissez faire; si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l'attend.»

Cette fiction romanesque réjouit la société. On y trouvoit de la vraisemblance; et Mme Denis, donnant dans l'illusion, prioit déjà son oncle de ne pas l'obliger à céder ses rôles à l'actrice nouvelle. Il se retira quelques heures dans son cabinet, et le soir, à souper, les rois et leurs maîtresses étant l'objet de l'entretien, Voltaire, en comparant l'esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle, nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d'intéressant n'échappoit. Depuis Mme de La Vallière jusqu'à Mme de Pompadour, l'histoire-anecdote des deux règnes, et dans l'intervalle celle de la Régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de traits et de couleurs à éblouir. Il se reprocha cependant d'avoir dérobé à M. de L'Écluse des momens qu'il auroit occupés, disoit-il, plus agréablement pour nous. Il le pria de nous dédommager par quelques scènes des Écosseuses, et il en rit comme un enfant.

Le lendemain (c'étoit le dernier jour que nous devions passer ensemble), il me fit appeler dès le matin, et, me donnant un manuscrit: «Entrez dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela; vous m'en direz votre sentiment.» C'étoit la tragédie de Tancrède, qu'il venoit d'achever. Je la lus, et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu'il n'avoit rien fait de plus intéressant. «À qui donneriez-vous, me demanda-t-il, le rôle d'Aménaïde?—À Clairon, lui répondis-je, à la sublime Clairon, et je vous réponds d'un succès égal au moins à celui de Zaïre.—Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu'il m'importe le plus de savoir; mais, dans la marche de l'action, rien ne vous a-t-il arrêté?—Je n'y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s'en occuper au théâtre.» Heureusement il ne me parla point du style; j'aurois été obligé de dissimuler ma pensée, car il s'en falloit bien qu'à mon avis Tancrède fût écrit comme ses belles tragédies. Dans Rome sauvée et dans l'Orphelin de la Chine, j'avois encore trouvé la belle versification de Zaïre, de Mérope et de la Mort de César; mais dans Tancrède je croyois voir la décadence de son style, des vers lâches, diffus, chargés de ces mots redondans qui déguisent le manque de force et de vigueur, en un mot la vieillesse du poète: car en lui, comme dans Corneille, la poésie de style fut la première qui vieillit; et après Tancrède, où ce feu du génie jetoit encore des étincelles, il fut absolument éteint.

Affligé de nous voir partir, il voulut bien ne nous dérober aucun moment de ce dernier jour. Le désir de me voir reçu à l'Académie françoise, l'éloge de mes Contes, qui faisoient, disoit-il, leurs plus agréables lectures, enfin mon analyse de la Lettre, de Rousseau, à d'Alembert sur les spectacles, réfutation qu'il croyoit sans réplique, et dont il me sembloit faire beaucoup de cas, furent, durant la promenade, les sujets de son entretien. Je lui demandai si Genève avoit pris le change sur le vrai motif de cette lettre de Rousseau. «Rousseau, me dit-il, est connu à Genève mieux qu'à Paris. On n'y est dupe ni de son faux zèle, ni de sa fausse éloquence. C'est à moi qu'il en veut, et cela saute aux yeux. Possédé d'un orgueil outré, il voudroit que, dans sa patrie, on ne parlât que de lui seul. Mon existence l'y offusque, il m'envie l'air que j'y respire, et surtout il ne peut souffrir qu'en amusant quelquefois Genève, je lui dérobe à lui les momens où l'on pense à moi.»

Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes, avec Mme Denis et MM. Huber et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et inutilement le pressâmes-nous d'aller se coucher; plus éveillé que nous, il nous lut encore quelques chants du poème de Jeanne. Cette lecture avoit pour moi un charme inexprimable: car, si Voltaire, en récitant les vers héroïques, affectoit, selon moi, une emphase trop monotone, une cadence trop marquée, personne ne disoit les vers familiers et comiques avec autant de naturel, de finesse et de grâce; ses yeux et son sourire avoient une expression que je n'ai vue qu'à lui. Hélas! c'étoit pour moi le chant du cygne, et je ne devois plus le revoir qu'expirant.

Nos adieux mutuels furent attendris jusqu'aux larmes, mais beaucoup plus de mon côté que du sien: cela devoit être, car, indépendamment de ma reconnoissance et de tous les motifs que j'avois de l'aimer, je le laissois dans l'exil.

À Lyon, nous donnâmes un jour à la famille de Fleurieu[70], qui m'attendoit à La Tourette, sa maison de campagne. Les deux jours suivans furent employés à voir la ville; et, depuis la filature de l'or avec la soie jusqu'à la perfection des plus riches tissus, nous suivîmes rapidement toutes les opérations de l'art qui faisoit la richesse de cette ville florissante. Les ateliers, l'Hôtel de ville, le bel hôpital de la Charité, la bibliothèque des Jésuites, le couvent des Chartreux, la salle de spectacle, partagèrent notre attention.

Ici, je me rappelle qu'à mon passage pour aller à Genève, la demoiselle Destouches[71], directrice du spectacle, m'avoit fait demander laquelle de mes tragédies je voulois que l'on donnât à mon retour. Je fus sensible à cette honnêteté, mais je me bornai à lui en rendre grâces; et je lui demandai, pour mon retour, celle des tragédies de Voltaire que ses acteurs jouoient le mieux. Ils donnèrent Alzire.

Tandis que ma philosophie épicurienne s'égayoit en province, la haine de mes ennemis ne s'endormoit pas à Paris. J'appris, en y arrivant, que d'Argental et sa femme faisoient courir le bruit que j'étois perdu dans l'esprit du roi, et que l'Académie auroit beau m'élire, Sa Majesté refuseroit son agrément à mon élection. Je trouvai mes amis frappés de cette opinion; et, si j'avois eu autant d'impatience qu'ils en avoient eux-mêmes de me voir à l'Académie, j'aurois été bien malheureux. Mais, en les assurant qu'en dépit de l'intrigue j'obtiendrois cette place d'où l'on vouloit m'exclure, je leur déclarai qu'au surplus je serois encore assez fier si je la méritois même sans l'obtenir. Je m'appliquai donc à finir ma traduction de la Pharsale et ma Poétique françoise; je mis l'Épître aux poètes au concours de l'Académie, et, à mesure que les éditions de mes Contes se succédoient, j'en faisois de nouveaux.

Le succès de l'Épître aux poètes fut tel que Voltaire l'avoit prédit; mais ce ne fut pas sans difficulté qu'elle l'emporta sur deux ouvrages estimables qui lui disputoient le prix: l'un étoit l'Épître au peuple, de Thomas; l'autre l'Épître, de l'abbé Delille, sur les avantages de la retraite pour les gens de lettres. Cette circonstance de ma vie fut assez remarquable pour nous occuper un moment.

À peine avois-je mis mon épître au concours, lorsque Thomas, selon sa coutume, vint me communiquer celle qu'il y alloit envoyer. Je la trouvai belle, et d'un ton si noble et si ferme que je crus au moins très possible qu'elle l'emportât sur la mienne. «Mon ami, lui dis-je après l'avoir entendue et fort applaudie, j'ai de mon côté une confidence à vous faire; mais j'y mets deux conditions: l'une, que vous me garderez le secret le plus absolu; l'autre, qu'après avoir appris ce que je vais vous confier, vous n'en ferez aucun usage, c'est-à-dire que vous vous conduirez comme si je ne vous avois rien dit. J'en exige votre parole.» Il me la donna. «À présent, poursuivis-je, apprenez que j'ai mis moi-même un ouvrage au concours.—En ce cas, me dit-il, je retire le mien.—C'est là ce que je ne veux point, répliquai-je, et pour deux raisons: l'une, parce qu'il est très possible que l'on rejette mon ouvrage comme hérétique, et qu'on lui refuse le prix: vous en allez juger vous-même; l'autre, parce qu'il n'est pas décidé que mon ouvrage vaille mieux que le vôtre, et que je ne veux pas vous voler un prix qui peut-être vous appartient. Je m'en tiens donc à la parole que vous m'avez donnée. Écoutez mon épître.» Il l'entendit, et il convint qu'il y avoit des endroits hardis et périlleux. Nous voilà donc rivaux confidens l'un de l'autre, et concurrens de l'abbé Delille.

Or un jour, lorsque l'Académie examinoit, pour adjuger le prix, les pièces mises au concours, je rencontrai Duclos à l'Opéra, et lui en demandai des nouvelles. «Ne m'en parlez pas, me dit-il; je crois que ce concours mettra le feu à l'Académie. Trois pièces, comme on n'en voit guère, se disputent le prix. Il y en a deux dont le mérite n'est pas douteux, tout le monde en convient; mais la troisième nous tourne la tête. C'est l'ouvrage d'un jeune fou, plein de verve et d'audace, qui ne ménage rien, qui brave tous les préjugés littéraires, qui parle des poètes en poète et qui les peint tous de leur propre couleur, avec une pleine franchise; ose louer Lucain et censurer Virgile, venger le Tasse des mépris de Boileau, apprécier Boileau lui-même et le réduire à sa juste valeur. D'Olivet en est furieux; il dit que l'Académie se déshonore si elle couronne cet insolent ouvrage, et je crois cependant qu'il sera couronné.» Il le fut; mais, lorsque je me présentai pour recevoir le prix, d'Olivet jura qu'il ne me le pardonneroit de sa vie.

Ce fut, je crois, dans ce temps-là que je publiai ma traduction de la Pharsale: dès lors, la rhétorique et la poétique se partagèrent mes études; et mes Contes, par intervalles, leur dérobèrent quelques momens.

C'étoit surtout à la campagne que cette manière de rêver m'étoit favorable, et quelquefois l'occasion m'y faisoit rencontrer d'assez heureux sujets. Par exemple un soir, à Bezons, où M. de Saint-Florentin avoit une maison de campagne, étant à souper avec lui, comme on me parloit de mes Contes: «Il est arrivé, me dit-il, dans ce village, une aventure dont vous feriez peut-être quelque chose d'intéressant.» Et, en peu de mots, il me raconta qu'un jeune paysan et une jeune paysanne, cousins germains, faisant l'amour ensemble, la fille s'étoit trouvée grosse; que, ni le curé ni l'official ne voulant leur permettre de se marier, ils avoient eu recours à lui, et qu'il avoit été obligé de leur faire venir la dispense de Rome. Je convins qu'en effet ce sujet, mis en oeuvre, pouvoit avoir son intérêt. La nuit, quand je fus seul, il me revint dans la pensée, et s'empara de mes esprits, si bien que, dans une heure, tous les tableaux, toutes les scènes et les personnages eux-mêmes, tels que je les ai peints, en furent dessinés et comme présens à mes yeux. Dans ce temps-là le style de ce genre d'écrits ne me coûtoit aucune peine; il couloit de source, et, dès que le conte étoit bien conçu dans ma tête, il étoit écrit. Au lieu de dormir, je rêvai toute la nuit à celui-ci. Je voyois, j'entendois parler Annette et Lubin aussi distinctement que si cette fiction eût été le souvenir tout frais encore de ce que j'aurois vu la veille. En me levant, au point du jour, je n'eus donc qu'à répandre rapidement sur le papier ce que j'avois rêvé; et mon conte fut fait tel qu'il est imprimé.

L'après-dînée, avant la promenade, on me demanda, comme on faisoit souvent à la campagne, si je n'avois pas quelque chose à lire, et je lus Annette et Lubin. Je ne puis exprimer quelle fut la surprise de toute la société, et singulièrement la joie de M. de Saint-Florentin, de voir comme en si peu de temps j'avois peint le tableau dont il m'avoit donné l'esquisse. Il vouloit faire venir l'Annette et le Lubin véritables. Je le priai de me dispenser de les voir en réalité. Cependant, lorsqu'on fit un opéra-comique de ce conte, le Lubin et l'Annette de Bezons furent invités à venir se voir sur la scène. Ils assistèrent à ce spectacle dans une loge qu'on leur donna, et ils furent fort applaudis.

Mon imagination tournée à ce genre de fiction étoit pour moi, à la campagne, une espèce d'enchanteresse, qui, dès que j'étois seul, m'environnoit de ses prestiges; tantôt à la Malmaison, au bord de ce ruisseau qui, par une pente rapide, roule du haut de la colline, et, sous des berceaux de verdure, va par de longs détours sillonner des gazons fleuris; tantôt à Croix-Fontaine, sur ces bords que la Seine arrose, en décrivant un demi-cercle immense, comme pour le plaisir des yeux; tantôt dans ces belles allées de Sainte-Assise ou sur cette longue terrasse qui domine la Seine, et d'où l'oeil en mesure au loin le lit majestueux et le tranquille cours.

Dans ces campagnes on avoit la bonté de paroître me désirer, de m'y recevoir avec joie, de ne pas plus compter que moi les heureux jours que j'y passois, de ne jamais me voir m'en aller sans me dire qu'on en avoit quelque regret. Pour moi, j'aurois voulu pouvoir réunir toutes mes sociétés ensemble, ou me multiplier pour n'en quitter aucune. Elles ne se ressembloient pas; mais chacune d'elles avoit pour moi ses délices et ses attraits.

La Malmaison appartenoit alors à M. Desfourniels; c'étoit la société de Mme Harenc; et j'ai dit assez de quels étroits liens d'amitié, de reconnoissance, mon coeur y étoit enveloppé. La femme qui m'a le plus chéri après ma mère, c'étoit Mme Harenc. Elle sembloit avoir inspiré à tous ses amis le tendre intérêt qu'elle prenoit à moi. Aimer et être aimé dans cette société intime étoit ma vie habituelle.

À Sainte-Assise, chez Mme de Montullé, l'amitié n'étoit pas sans réserve et sans défiance; j'étois jeune, et de jeunes femmes croyoient devoir s'observer avec moi. De mon côté, je n'avois avec elles qu'une liberté mesurée et respectueusement timide; mais, dans cette contrainte même, il y avoit je ne sais quoi de délicat et de piquant. D'ailleurs, la vie régulière et agréablement appliquée que l'on menoit à Sainte-Assise étoit de mon goût. Un père et une mère continuellement occupés à rendre l'instruction facile et attrayante pour leurs enfans; l'un faisant pour eux de sa main ce curieux extrait des Mémoires de l'Académie des sciences, dont je conserve une copie; l'autre abrégeant et réduisant l'Histoire naturelle de Buffon à ce qui, sans danger et avec bienséance, pouvoit en être lu par eux; une institutrice attachée aux deux filles, leur enseignant l'histoire, la géographie, l'arithmétique, l'italien, et plus soigneusement encore les règles de la langue françoise, en les exerçant tous les jours à l'écrire correctement; l'après-dînée, les pinceaux dans les mains de Mme de Montullé, les crayons dans les mains de ses filles et de leur gouvernante, et cette occupation, égayée par de rians propos ou par d'agréables lectures, leur servant de récréation; à la promenade, M. de Montullé[72] excitant la curiosité de ses enfans pour la connoissance des arbres et des plantes, dont il leur faisoit faire une espèce d'herbier où étoient expliqués la nature, les propriétés, l'usage de ces végétaux; enfin, dans nos jeux mêmes, d'ingénieuses ruses et des défis continuels pour piquer leur émulation, et rendre l'agréable utile en insinuant l'instruction jusque dans les amusemens: tel étoit pour moi le tableau de cette école domestique, où l'étude n'avoit jamais l'air de la gêne, ni l'enseignement l'air de la sévérité.

Vous pensez bien qu'un père et une mère qui instruisoient si bien leurs enfans étoient très cultivés eux-mêmes. M. de Montullé ne se piquoit pas d'être aimable, et se donnoit peu de soin pour cela; mais Mme de Montullé avoit dans l'esprit et dans le caractère ce grain d'honnête coquetterie qui, mêlé avec la décence, donne aux agrémens d'une femme plus de vivacité, de brillant et d'attrait. Elle m'appeloit philosophe, bien persuadée que je ne l'étois guère; et se jouer de ma philosophie étoit l'un de ses passe-temps. Je m'en apercevois; mais je lui en laissois le plaisir.

Avec plus de cordialité, la bonne et toute simple Mme de Chalut m'attiroit à Saint-Cloud; et, pour m'y retenir, elle avoit un charme irrésistible, celui d'une amitié qui, du fond de son coeur, versoit dans le mien, sans réserve, ce qu'elle avoit de plus caché, ses sentimens les plus intimes et ses intérêts les plus chers. Elle n'étoit pas nécessaire à mon bonheur, il faut que je l'avoue; mais j'étois nécessaire au sien. Son âme avoit besoin de l'appui de la mienne; elle s'y reposoit; elle s'y soulageoit du poids de ses peines, de ses chagrins. Elle en eut un dont l'horreur est inexprimable: ce fut de voir ses anciens maîtres, ses bienfaiteurs, ses amis, le Dauphin, la Dauphine, frappés en même temps comme d'une invisible main, et, consumés de ce qu'elle appeloit un poison lent, se flétrir, sécher et s'éteindre[73]. Ce fut moi qui reçus ses regrets sur cette mort lente. Elle y mêloit des confidences qu'elle n'a faites qu'à moi seul, et dont le secret me suivra dans le silence du tombeau.

Mais des campagnes où je passois successivement les belles saisons de l'année, Maisons et Croix-Fontaine étoient celles qui avoient pour moi le plus d'attraits. À Croix-Fontaine, ce n'étoient que des voyages; mais toutes les voluptés du luxe, tous les raffinemens de la galanterie la plus ingénieuse et la plus délicate, y étoient réunis par l'enchanteur Bouret. Il étoit reconnu pour le plus obligeant des hommes et le plus magnifique. On ne parloit que de la grâce qu'il savoit mettre dans sa manière d'obliger. Hélas! vous allez bientôt voir dans quel abîme de malheurs l'entraîna ce penchant aimable et funeste. Cependant, comme il réunissoit deux grandes places de finance, celle de fermier général et celle de fermier des postes; comme il avoit d'ailleurs, par ses relations et par la voie des courriers, toute facilité de se procurer, pour sa table, ce qu'il y avoit de plus exquis et de plus rare dans le royaume; qu'il recevoit de tous côtés des présens de ses protégés, dont il avoit fait la fortune, ses amis ne voyoient dans ses profusions que les effets de son crédit et l'usage de ses richesses.

Mais Mme Gaulard, qui, vraisemblablement, voyoit mieux et plus loin que nous dans les affaires de son ami, et qui s'affligeoit des dépenses où se répandoit sa fortune, ne voulant plus en être ni l'occasion ni le prétexte, avoit pris à Maisons, sur la route de Croix-Fontaine, une maison simple et modeste, où elle vivoit habituellement solitaire, avec une nièce d'un naturel aimable et d'une gaieté de quinze ans. J'ai peint le caractère de Mme Gaulard dans l'un des contes de la Veillée, où, sous le nom d'Ariste, je me suis mis en scène. Ce caractère uni, simple, doux, naturel, et d'une égalité paisible, s'étoit si aisément accommodé du mien qu'à peine m'eut-elle connu à Paris et à Croix-Fontaine, elle me désira pour société intime dans sa retraite de Maisons; et insensiblement je m'y trouvai si bien moi-même que je finis par y passer non seulement le temps de la belle saison, mais les hivers entiers, lorsqu'au tumulte et au bruit de la ville elle préféra le silence et le repos de la campagne. Quel charme avoit pour moi cette solitude, on s'en doute, et je le dirois sans mystère, car rien n'étoit plus légitime que mes intentions et mes vues; mais, comme le succès n'y répondit pas, ce n'est là que l'un de ces songes dont le souvenir n'a rien d'intéressant que pour celui qui les a faits. Il suffit de savoir que cette retraite tranquille étoit celle où mes jours couloient avec le plus de calme et de rapidité.

Tandis que j'oubliois ainsi et le monde et l'Académie, et que je m'oubliois moi-même, mes amis, qui croyoient les honneurs littéraires usurpés par tous ceux qui les obtenoient avant moi, s'impatientoient de voir dans une seule année quatre nouveaux académiciens me passer sur le corps sans que j'en fusse ému; tandis qu'à chaque élection nouvelle mes ennemis, assiégeant les portes de l'Académie, redoubloient de manoeuvres et d'efforts pour m'en écarter.

En parlant de la parodie de Cinna, j'ai oublié de dire qu'il y avoit un mot piquant pour le comte de Choiseul-Praslin, alors ambassadeur à Vienne. On sait qu'Auguste dit à Cinna et à Maxime:

Vous qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène.

Ce vers étoit ainsi parodié:

Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme.

Or, ce nom de le Merle étoit un sobriquet donné au comte de Praslin.
C'est pourquoi, lorsqu'il avoit pris pour maîtresse la Dangeville,
Grandval, qui l'avoit eue, et qu'elle vouloit conserver pour suppléant,
lui répondit:

     Le merle a trop souillé la cage,
     Le moineau n'y veut plus rentrer.

On m'avoit donc fait un crime auprès du duc de Choiseul de ce vers de la parodie:

Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme.

Et, dans l'une de nos conférences, il me le cita comme insulte faite à son cousin. J'eus la foiblesse de répondre que ce vers n'étoit pas de ceux que j'avois sus. «Et comment donc étoit le vers que vous saviez? demanda-t-il en me pressant.» Je répondis pour sortir d'embarras:

«Vous qui me tenez lieu de ma défunte femme.

—Fi donc, s'écria-t-il, ce vers est plat; l'autre est bien meilleur! il n'y a pas de comparaison.» Praslin n'étoit pas homme à prendre aussi gaiement la plaisanterie. Il avoit l'âme basse et triste; et, dans les hommes de ce caractère, l'orgueil blessé est inexorable.

De retour de son ambassade, il fut fait ministre d'État pour les affaires étrangères. Alors, en profond politique, il tint conseil avec d'Argental et sa femme sur les moyens de m'interdire, au moins pour quelque temps encore, l'entrée de l'Académie.

Thomas y remportoit les prix d'éloquence avec une grande supériorité de talent sur tous ses rivaux. On résolut de me l'opposer; et, pour cela, le comte de Praslin commença par se l'attacher en le prenant pour secrétaire, et en lui faisant accorder la place de secrétaire-interprète auprès des Ligues suisses. C'étoit se donner à soi-même l'honorable apparence de protéger un homme de mérite. Ainsi se décoroit et croyoit s'ennoblir la petitesse de la vengeance que l'on exerçoit contre moi, et l'on n'attendoit que le moment de mettre Thomas en avant pour me barrer le chemin de l'Académie.

Cependant mes amis et moi, en nous réjouissant du bien qui arrivoit à Thomas, nous ne pensions qu'à lever l'obstacle qui, dans l'opinion des académiciens, s'opposoit à mon élection. «Tant que l'on croira, me disoit d'Alembert, que le roi vous refuseroit, on n'osera pas vous élire. D'Argental, Praslin, le duc d'Aumont, assurent que nous essuierons ce refus. Il faut absolument détruire ce bruit-là.»

Rentré en grâce auprès de Mme de Pompadour, je lui communiquai ma peine, la suppliant de savoir du roi s'il me seroit favorable. Elle eut la bonté de le lui demander, et sa réponse fut que, si j'étois élu, il agréeroit mon élection. «Je puis donc, Madame, lui dis-je, en assurer l'Académie?—Non, me dit-elle, non, vous me compromettriez; il faut seulement dire que vous avez lieu d'espérer l'agrément du roi.—Mais, Madame, insistai-je, si le roi vous a dit formellement…—Je sais ce que le roi m'a dit, reprit-elle avec vivacité, mais sais-je ce que là-haut on lui fera dire?» Ces mots me fermèrent la bouche, et je revins contrister d'Alembert en lui rendant compte de mon voyage.

Quand il eut bien pesté contre les âmes foibles, il fut décidé entre nous de m'en tenir à annoncer des espérances, mais d'un ton à laisser entendre qu'elles étoient fondées; et, en effet, la mort de Marivaux, en 1763, laissa une place vacante; je fis les visites d'usage de l'air d'un homme qui n'avoit rien à craindre du côté de la cour. Cependant cette inquiétude de Mme de Pompadour sur ce qu'on feroit dire au roi me tracassoit; je cherchois dans ma tête quelque moyen de m'assurer de lui; je crus en trouver un; mais dans ce moment-là je ne pouvois en faire usage. Ma Poétique s'imprimoit: il me falloit encore quelques mois pour la mettre au jour, et c'étoit l'instrument du dessein que j'avois formé. Heureusement l'abbé de Radonvilliers, ci-devant sous-précepteur des enfans de France, se présenta en même temps que moi pour la place vacante, et c'étoit faire une chose agréable à M. le Dauphin, peut-être au roi lui-même, que de lui céder cette place. J'allai donc à Versailles déclarer à mon concurrent que je me retirois. J'y avois peu de mérite, il l'auroit emporté sur moi, et telle étoit sa modestie qu'il fut sensible à cette déférence, comme s'il n'avoit dû qu'à moi tous les suffrages qu'il réunit en sa faveur.

Une circonstance bien remarquable de cette élection fut l'artifice qu'employèrent mes ennemis et ceux de d'Alembert et de Duclos pour nous rendre odieux à la cour du Dauphin. Ils avoient commencé par répandre le bruit que mon parti seroit contraire à l'abbé de Radonvilliers, et que si, dans le premier scrutin, il obtenoit la pluralité, au moins dans le second n'échapperoit-il pas à l'injure des boules noires. Cette prédiction faite, il ne s'agissoit plus que de la vérifier, et voici comment ils s'y prirent. Il y avoit à l'Académie quatre hommes désignés sous le nom de philosophes, étiquette odieuse dans ce temps-là. Ces académiciens notés étoient Duclos, d'Alembert, Saurin et Watelet. Les dignes chefs du parti contraire, d'Olivet, Batteux, et vraisemblablement Paulmy et Séguier, complotèrent de donner eux-mêmes des boules noires qu'on ne manqueroit pas d'attribuer aux philosophes; et en effet quatre boules noires se trouvèrent dans le scrutin.

Grand étonnement, grand murmure de la part de ceux qui les avoient données; et, les yeux fixés sur les quatre auxquels s'attachoit le soupçon, les fourbes disoient hautement qu'il étoit bien étrange qu'un homme aussi irrépréhensible et aussi estimable que M. l'abbé de Radonvilliers essuyât l'affront de quatre boules noires. L'abbé d'Olivet s'indignoit d'un scandale aussi honteux, aussi criant; les quatre philosophes avoient l'air confondu. Mais la chance tourna bien vite à leur avantage, et à la honte de leurs ennemis. Voici par quel coup de baguette. L'usage de l'Académie, en allant au scrutin des boules, étoit de distribuer à chacun des électeurs deux boules, une blanche et une noire. La boîte dans laquelle on les faisoit tomber avoit aussi deux capsules, et au-dessus deux gobelets, l'un noir et l'autre blanc. Lorsqu'on vouloit être favorable au candidat, on mettoit la boule blanche dans le gobelet blanc, la noire dans le noir; et, lorsqu'on lui étoit contraire, on mettoit la boule blanche dans le gobelet noir, la noire dans le blanc. Ainsi, lorsqu'on vérifioit le scrutin, il falloit retrouver le nombre des boules, et en trouver autant de blanches dans la capsule noire qu'il y en avoit de noires dans la capsule blanche.

Or, par une espèce de divination, l'un des philosophes, Duclos, ayant prévu le tour qu'on vouloit leur jouer, avoit dit à ses camarades: «Gardons dans nos mains nos boules noires, afin que, si ces coquins-là ont la malice d'en donner, nous ayons à produire la preuve que ces boules ne viennent pas de nous.» Après avoir donc bien laissé d'Olivet et les autres fourbes éclater en murmures contre les malveillans: «Ce n'est pas moi, dit Duclos en ouvrant la main, qui ai donné une boule noire, car j'ai heureusement gardé la mienne, et la voilà.—Ce n'est pas moi non plus, dit d'Alembert, voici la mienne.» Watelet et Saurin dirent la même chose en montrant les leurs. À ce coup de théâtre, la confusion retomba sur les auteurs de l'artifice. D'Olivet eut la naïveté de trouver mauvais qu'on eût paré le coup en retenant ses boules noires, alléguant les lois de l'Académie sur le secret inviolable du scrutin. «Monsieur l'abbé, lui dit d'Alembert, la première des lois est celle de la défense personnelle, et nous n'avions que ce moyen d'éloigner de nous le soupçon dont on a voulu nous charger.»

Ce trait de prévoyance de la part de Duclos fut connu dans le monde, et les d'Olivet, pris à leur piège, furent la fable de la cour.

Enfin, l'impression de ma Poétique étant achevée, je priai Mme de Pompadour d'obtenir du roi qu'un ouvrage qui manquoit à notre littérature lui fût présenté. «C'est, lui dis-je, une grâce qui ne coûtera rien au roi ni à l'État, et qui prouvera que je suis bien voulu et bien reçu du roi.» Je dois ce témoignage à la mémoire de cette femme bienfaisante, qu'à ce moyen facile et simple de décider publiquement le roi en ma faveur, son beau visage fut rayonnant de joie. «Volontiers, me dit-elle, je demanderai pour vous au roi cette grâce, et je l'obtiendrai.» Elle l'obtint sans peine, et, en me l'annonçant: «Il faut, me dit-elle, donner à cette présentation toute la solennité possible, et que le même jour toute la famille royale et tous les ministres reçoivent votre ouvrage de votre main.»

Je ne confiai mon secret qu'à mes amis intimes; et, mes exemplaires étant bien magnifiquement reliés (car je n'y épargnai rien), je me rendis un samedi au soir à Versailles avec mes paquets. En arrivant, je fis prier, par Quesnay, Mme de Pompadour de disposer le roi à me bien recevoir.

Le lendemain je fus introduit par le duc de Duras. Le roi étoit à son lever. Jamais je ne l'ai vu si beau. Il reçut mon hommage avec un regard enchanteur. J'aurois été au comble de la joie s'il m'eût dit trois paroles, mais ses yeux parlèrent pour lui. Le Dauphin, que l'abbé de Radonvilliers avoit favorablement prévenu, voulut bien me parler. «J'ai ouï dire beaucoup de bien de cet ouvrage, me dit-il; j'en pense beaucoup de l'auteur.» En me disant ces mots, il me navra le coeur de tristesse, car je lui vis la mort sur le visage et dans les yeux.

Dans toute cette cérémonie le bon duc de Duras fut mon conducteur, et je ne puis dire avec quel intérêt il s'empressa à me faire bien accueillir.

Lorsque je descendis chez Mme de Pompadour, à qui j'avois déjà présenté mon ouvrage: «Allez-vous-en, me dit-elle, chez M. de Choiseul lui offrir son exemplaire, il vous recevra bien, et laissez-moi celui de M. de Praslin, je le lui offrirai moi-même.»

Après mon expédition, j'allai bien vite annoncer à d'Alembert et à Duclos le succès que je venois d'avoir, et le lendemain je fis présent de mon livre à l'Académie. J'en distribuai des exemplaires à ceux des académiciens que je savois bien disposés pour moi. Mairan disoit que cet ouvrage étoit un pétard que j'avois mis sous la porte de l'Académie pour la faire sauter, si on me la fermoit; mais toutes les difficultés n'étoient pas encore aplanies.

Duclos et d'Alembert avoient eu je ne sais quelle altercation, en pleine Académie, au sujet du roi de Prusse et du cardinal de Bernis; ils étoient brouillés tellement qu'ils ne se parloient point; et, au moment où j'allois avoir besoin de leur accord et de leur bonne intelligence, je les trouvois ennemis l'un de l'autre. Duclos, le plus brusque des deux, mais le moins vif, étoit aussi le moins piqué. L'inimitié d'un homme tel que d'Alembert lui étoit pénible; il ne demandoit qu'à se réconcilier avec lui; mais il vouloit obtenir par moi que d'Alembert fît les avances.

«Je suis indigné, me dit-il, de l'oppression sous laquelle vous avez gémi, et de la persécution sourde et lâche que vous éprouvez encore. Il est temps que cela finisse. Bougainville est mourant; il faut que vous ayez sa place. Dites à d'Alembert que je ne demande pas mieux que de vous l'assurer; qu'il m'en parle à l'Académie, nous arrangerons votre affaire pour la prochaine élection.»

D'Alembert bondit de colère quand je lui proposai de parler à Duclos. «Qu'il aille au diable, me dit-il, avec son abbé de Bernis: je ne veux pas plus avoir affaire à l'un qu'à l'autre.—En ce cas-là, je renonce à l'Académie; mon seul regret, lui dis-je, est d'y avoir pensé.—Pourquoi donc? reprit-il avec chaleur; est-ce que pour en être vous avez besoin de Duclos?—Et de qui n'aurois-je pas besoin, lorsque mes amis m'abandonnent, et que mes ennemis sont plus ardens à me nuire et plus agissans que jamais? Ah! ceux-là parleroient au diable pour m'ôter une seule voix; mais ce que j'ai dit autrefois en vers, je l'éprouve moi-même:

     L'amitié se rebute, et le malheur la glace;
     La haine est implacable, et jamais ne se lasse.

—Vous serez de l'Académie malgré vos ennemis, reprit-il.—Non, Monsieur, non, je n'en serai point, et je ne veux point en être. Je serois ballotté, supplanté, insulté par un parti déjà trop nombreux et trop fort. J'aime mieux vivre obscur; pour cela, grâce au Ciel, je n'aurai besoin de personne.—Mais, Marmontel, vous vous fâchez, je ne sais pas pourquoi…—Ah! je le sais bien, moi: l'ami de mon coeur, l'homme sur qui je comptois le plus au monde, n'a que deux mots à dire pour me tirer de l'oppression…—Eh bien! morbleu! je les dirai; mais rien ne m'a tant coûté en ma vie.—Duclos a donc des torts bien graves envers vous?—Comment! vous ne savez donc pas avec quelle insolence, en pleine Académie, il a parlé du roi de Prusse?—Du roi de Prusse! et que fait à ce roi une insolence de Duclos? Ah! d'Alembert, ayez besoin de mon ennemi le plus cruel, et que, pour vous servir, il ne s'agisse que de lui pardonner, je vais l'embrasser tout à l'heure.—Allons, dit-il, ce soir je me réconcilie avec Duclos; mais qu'il vous serve bien, car ce n'est qu'à ce prix et pour l'amour de vous…—Il me servira bien», lui dis-je. Et, en effet, Duclos, ravi de voir d'Alembert revenir à lui, agit en ma faveur aussi vivement que lui-même.

Mais à la mort de Bougainville, et au moment où je me flattois de lui succéder sans obstacle, d'Alembert m'envoya chercher. «Savez-vous, me dit-il, ce qui se trame contre vous? On vous oppose un concurrent en faveur duquel Praslin, d'Argental et sa femme, briguent les voix à la ville, à la cour. Ils se vantent d'en réunir un très grand nombre, et je le crains, car ce concurrent, c'est Thomas.—Je ne crois pas, lui dis-je, que Thomas se prête à cette manoeuvre.—Mais, me dit-il, Thomas y est fort embarrassé. Vous savez qu'ils l'ont empêtré de bienfaits, de reconnoissance; ensuite ils l'ont engagé de loin à penser à l'Académie; et, sur ce qu'il leur a fait observer que sa qualité de secrétaire personnel du ministre feroit obstacle à son élection, Praslin lui a obtenu du roi un brevet qui ennoblit sa place. À présent que l'obstacle est levé, on exige qu'il se présente et on lui répond de la grande pluralité des voix. Il est à Fontainebleau en présence de son ministre, et obsédé par d'Argental; je vous conseille de l'aller voir.»

Je partis, et, en arrivant, j'écrivis à Thomas pour lui demander un rendez-vous. Il répondit qu'il se trouveroit sur les cinq heures au bord du grand bassin. Je l'y attendis; et, en l'abordant: «Vous vous doutez bien, mon ami, lui dis-je, du sujet qui m'amène. Je viens savoir de vous si ce que l'on m'assure est vrai.» Et je lui répétai ce que m'avoit dit d'Alembert.

«Tout cela est vrai, me répondit Thomas; et il est vrai encore que M. d'Argental m'a signifié ce matin que M. de Praslin veut que je me présente; qu'il exige de moi cette marque d'attachement; que telle a été la condition du brevet qu'il m'a fait avoir; qu'en l'acceptant j'ai dû entendre pourquoi il m'étoit accordé, et que, si je manque à mon bienfaiteur par égard pour un homme qui l'a offensé, je perds ma place et ma fortune. Voilà ma position. À présent, dites-moi ce que vous feriez à ma place.—Est-ce bien sérieusement, lui dis-je, que vous me consultez?—Oui, me dit-il en souriant, et de l'air d'un homme qui avoit pris son parti.—Eh bien! lui dis-je, à votre place, je ferois ce que vous ferez.—Non, sans détour, que feriez-vous?—Je ne sais pas, lui dis-je, me donner pour exemple; mais ne suis-je pas votre ami? n'êtes-vous pas le mien?—Oui, me dit-il, je ne m'en cache pas.

Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.

—Eh bien! repris-je, si j'avois un fils, et s'il avoit le malheur de servir contre son ami la haine d'un Gusman, je lui…—N'achevez pas, me dit Thomas, en me serrant la main; ma réponse est faite, et bien faite.—Eh! mon ami, lui dis-je, croyez-vous que j'en aie douté?—Vous êtes cependant venu vous en assurer, me dit-il avec un doux reproche.—Non, certes, répondis-je, ce n'est pas pour moi que j'en ai voulu l'assurance, mais pour des gens qui ne connoissent pas votre âme aussi bien que je la connois.—Dites-leur, reprit-il, que, si jamais j'entre à l'Académie, ce sera par la belle porte. Et, à l'égard de la fortune, j'en ai si peu joui, et m'en suis passé si longtemps, que j'espère bien n'avoir pas désappris à m'en passer encore. «À ces mots, je fus si ému que je lui aurois cédé la place, s'il avoit voulu l'accepter, et s'il l'avoit pu décemment; mais la haine de son ministre contre moi étoit si déclarée que nous aurions passé, lui pour l'avoir servie, moi pour y avoir succombé. Nous nous en tînmes donc à la conduite libre et franche qui nous convenoit à tous deux. Il ne se mit point sur les rangs, et il perdit sa place de secrétaire du ministre. On n'eut pourtant pas l'impudence de lui ôter celle de secrétaire-interprète des Suisses. Il fut reçu de l'Académie immédiatement après moi; il le fut par acclamation, mais à une longue distance: car, de 1763 jusqu'en 1766, il n'y eut point de place vacante, quoique, année commune, le nombre des morts, à l'Académie, fût de trois en deux ans.

Je dois dire, à la honte du comte de Praslin et à la gloire de Thomas, que celui-ci, après s'être refusé à un acte de servitude et de bassesse, crut devoir ne se retirer de chez un homme qui lui avoit fait du bien que lorsqu'il seroit renvoyé. Il resta près de lui un mois encore, se trouvant, comme de coutume, tous les matins à son lever, sans que cet homme dur et vain lui dît une parole, ni qu'il daignât le regarder. Dans une âme naturellement noble et fière comme étoit celle de Thomas, jugez combien cette humble épreuve devoit être pénible! Enfin, après avoir donné à la reconnoissance au delà de ce qu'il devoit, voyant combien le vil orgueil de ce ministre étoit irréconciliable avec l'honnêteté modeste et patiente, il lui fit dire qu'il se voyoit forcé de prendre son silence pour un congé, et il se retira. Cette conduite acheva de faire connoître son caractère; et, du côté même de la fortune, il ne perdit rien à s'être conduit en honnête homme. Le roi lui en sut gré, et non seulement il obtint dans la suite une pension de deux mille livres sur le trésor royal, mais un beau logement au Louvre, que lui fit donner le comte d'Angiviller, son ami et le mien.

Vous venez de voir, mes enfans, à travers combien de difficultés j'étois arrivé à l'Académie; mais je ne vous ai pas dit quelles épines la vanité du bel esprit avoit semées sur mon chemin.

Durant les contrariétés que j'éprouvois, Mme Geoffrin étoit mal à son aise; elle m'en parloit quelquefois du bout de ses lèvres pincées; et, à chaque nouvelle élection qui reculoit la mienne, je voyois qu'elle en avoit du dépit. «Eh bien! me disoit-elle, il est donc décidé que vous n'en serez point?» Moi qui ne voulois pas qu'elle en fût tracassée, je répondois négligemment que «c'étoit le moindre de mes soucis; que l'auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, n'avoit été de l'Académie qu'à cinquante ans passés; que je n'en avois pas quarante; que j'en serois peut-être quelque jour; mais qu'au surplus, d'honnêtes gens, et d'un mérite bien distingué, se consoloient de n'en pas être, et que je m'en passerois comme eux». Je la suppliois de ne pas s'en inquiéter plus que moi. Elle ne s'en inquiétoit pas moins, et de temps en temps, à sa manière, et par de petits mots, elle tâtoit les dispositions des académiciens.

Un jour elle me demanda: «Que vous a fait M. de Marivaux, pour vous moquer de lui et le tourner en ridicule?—Moi, Madame?—Oui, vous-même, qui lui riez au nez et faites rire à ses dépens…—En vérité, Madame, je ne sais ce que vous voulez me dire.—Je veux vous dire ce qu'il m'a dit; Marivaux est un honnête homme qui ne m'en a pas imposé.—Il m'expliquera donc lui-même ce que je n'entends pas, car de ma vie il n'a été, ni présent, ni absent, l'objet de mes plaisanteries.—Eh bien! voyez-le donc, et tâchez, me dit-elle, de le dissuader: car, même dans ses plaintes, il ne dit que du bien de vous.» En traversant le jardin du Palais-Royal, sur lequel il logeoit, je le vis, et je l'abordai.

Il eut d'abord quelque répugnance à s'expliquer, et il me répétoit qu'il n'en seroit pas moins juste à mon égard lorsqu'il s'agiroit de l'Académie. «Monsieur, lui dis-je enfin avec un peu d'impatience, laissons l'Académie, elle n'est pour rien dans la démarche que je fais auprès de vous; ce n'est point votre voix que je sollicite, c'est votre estime que je réclame, et dont je suis jaloux.—Vous l'avez entière, me dit-il.—Si je l'ai, veuillez donc me dire en quoi j'ai donné lieu aux plaintes que vous faites de moi.—Quoi! me dit-il, avez-vous oublié que chez Mme Du Bocage, un soir, étant assis auprès de Mme de Villaumont, vous ne cessâtes l'un et l'autre de me regarder et de rire en vous parlant à l'oreille? Assurément c'étoit de moi que vous riiez, et je ne sais pourquoi, car ce jour-là je n'étois pas plus ridicule que de coutume.

—Heureusement, lui dis-je, ce que vous rappelez m'est très présent, voici le fait: Mme de Villaumont vous voyoit pour la première fois, et, comme on faisoit cercle autour de vous, elle me demanda qui vous étiez. Je vous nommai. Elle, qui connoissoit dans les gardes-françoises un officier de votre nom, me soutint que vous n'étiez pas M. de Marivaux. Son obstination me divertit; la mienne lui parut plaisante; et, en me décrivant la figure du Marivaux qu'elle connoissoit, elle vous regardoit: voilà tout le mystère.—Oui, me dit-il ironiquement, la méprise étoit fort risible! cependant vous aviez tous deux un certain air malin et moqueur que je connois bien, et qui n'est pas celui d'un badinage simple.—Très simple étoit pourtant le nôtre, et très innocent, je vous le jure. Au surplus, ajoutai-je, c'est la vérité toute nue. J'ai cru vous la devoir, m'en voilà quitte; et, si vous ne m'en croyez pas, ce sera moi, Monsieur, qui aurai à me plaindre de vous.» Il m'assura qu'il m'en croyoit; et il ne laissa pas de dire à Mme Geoffrin qu'il n'avoit pris cette explication que pour une manière adroite de m'excuser auprès de lui. La mort m'enleva son suffrage; mais, s'il me l'avoit accordé, il se seroit cru généreux.

La dame de Villaumont, dont je vous ai parlé, étoit fille de Mme Gaulard, et la rivale de Mme de Brionne en beauté; plus vive même et plus piquante.

Mme Du Bocage, chez qui nous soupions quelquefois, étoit une femme de lettres d'un caractère estimable, mais sans relief et sans couleur. Elle avoit, comme Mme Geoffrin, une société littéraire, mais infiniment moins agréable, et analogue à son humeur douce, froide, polie et triste. J'en avois été quelque temps; mais le sérieux m'en étouffoit, et j'en fus chassé par l'ennui. Dans cette femme, un moment célèbre, ce qui étoit vraiment admirable, c'étoit sa modestie. Elle voyoit gravé au bas de son portrait: Forma Venus, arte Minerva; et jamais on ne surprit en elle un mouvement de vanité. Revenons aux plaintes que faisoient de moi des gens d'un autre caractère.

Parmi les académiciens dont les voix ne m'étoient point assurées, nous comptions le président Hénault et Moncrif. Mme Geoffrin leur parla et revint à moi courroucée. «Est-il possible, me dit-elle, que vous passiez votre vie à vous faire des ennemis! voilà Moncrif qui est furieux contre vous, et le président Hénault qui n'est guère moins irrité.—De quoi, Madame? et que leur ai-je fait?—Ce que vous avez fait! votre livre de la Poétique, car vous avez toujours la rage de faire des livres.—Et dans ce livre, qu'est-ce qui les irrite?—Pour Moncrif, je le sais, dit-elle, il ne s'en cache point, il le dit hautement. Vous citez de lui une chanson, et vous l'estropiez; elle avoit cinq couplets, vous n'en citez que trois.—Hélas! Madame, j'ai cité les meilleurs, et je n'ai retranché que ceux qui répétoient la même idée.

—Vraiment! c'est de quoi il se plaint, que vous ayez voulu corriger son ouvrage. Il ne vous le pardonnera ni à la vie ni à la mort.—Qu'il vive donc, Madame, et qu'il meure mon ennemi pour ses deux couplets de chanson; je supporterai ma disgrâce. Et le bon président, quelle est envers lui mon offense?—Il ne me l'a point dit; mais c'est encore, je crois, de votre livre qu'il se plaint. Je le saurai.» Elle le sut. Mais, quand il fallut me le dire et que je l'en pressai, ce fut une scène comique dont l'abbé Raynal fut témoin.

«Eh bien! Madame, vous avez vu le président Hénault; vous a-t-il dit enfin quel est mon tort?

—Oui, je le sais; mais il vous le pardonne, il veut bien l'oublier; n'en parlons plus.—Au moins, Madame, dois-je savoir quel est ce crime involontaire qu'il a la bonté d'oublier.—Le savoir, à quoi bon? cela est inutile. Vous aurez sa voix, c'est assez.—Non, ce n'est pas assez, et je ne suis pas fait pour essuyer des plaintes sans savoir quel en est l'objet.—Madame, dit l'abbé Raynal, je trouve que M. Marmontel a raison.

—Ne voyez-vous pas, reprit-elle, qu'il ne veut le savoir que pour en plaisanter et pour en faire un conte?—Non, Madame, je vous promets d'en garder le silence dès que j'aurai su ce que c'est.—Ce que c'est! toujours votre livre et votre fureur de citer. Ne l'ai-je point là, votre livre?—Oui, Madame, il est là.—Voyons cette chanson du président que vous avez citée à propos des chansons à boire. La voici:

Venge-moi d'une ingrate maîtresse, etc.

De qui la tenez-vous, cette chanson?—De Jélyotte.—Eh bien! Jélyotte ne vous l'a pas donnée telle qu'elle est, puisqu'il faut vous le dire. Il y a un Ô que vous avez retranché.—Un Ô, Madame!—Eh! oui, un Ô. N'y a-t-il pas un vers qui dit: Que d'attraits?—Oui, Madame.

Que d'attraits! dieux! qu'elle étoit belle!

—Justement, c'est là qu'est la faute. Il falloit dire: Ô dieux! qu'elle étoit belle!—Eh! Madame, le sens est le même.—Oui, Monsieur; mais, lorsque l'on cite, il faut citer fidèlement. Chacun est jaloux de ce qu'il a fait; cela est naturel. Le président ne vous a pas prié de citer sa chanson.—Je l'ai citée avec éloge.—Il n'y falloit donc rien changer. Puisqu'il y avoit mis Ô dieux! cela lui plaisoit davantage. Que vous avoit-il fait, pour lui ôter son Ô? Du reste, il m'a bien assuré que cela n'empêcheroit point qu'il ne rendît justice à vos talens.»

L'abbé Raynal mouroit d'envie de rire et moi aussi. Mais nous nous retînmes, car Mme Geoffrin étoit déjà assez confuse, et, lorsqu'elle avoit tort, il n'y avoit point à badiner.

En nous en allant, je contai à l'abbé mon aventure avec Marivaux et ma querelle avec Moncrif. «Ah! me dit-il, cela nous prouve que, lorsqu'on dit d'un homme qu'il a des ennemis, il faut, avant de le juger, bien regarder s'il a mérité d'en avoir.»

Lorsque ce détroit fut passé, ma vie reprit son cours libre et tranquille. D'abord elle se partagea entre la ville et la campagne, et l'une et l'autre me rendoient heureux. De mes sociétés à la ville, la seule dont je n'étois plus étoit celle des Menus-Plaisirs. Cury, qui en avoit été l'âme, étoit infirme et ruiné. Il mourut peu de temps après.

Lorsque son secret a été connu (et il ne l'a été qu'après sa mort), j'ai quelquefois entendu dire dans le monde qu'il auroit dû se déclarer pour auteur de la parodie. J'ai toujours soutenu qu'il ne le devoit pas; et malheur à moi s'il l'eût fait! car c'auroit été lui qu'on auroit opprimé, et j'en serois mort de chagrin. Ma faute étoit à moi, et il eût été souverainement injuste qu'un autre en eût porté la peine. Au reste, la parodie, telle qu'on l'avoit vue, pleine de grossières injures, n'étoit pas celle qu'il avoit faite. Il auroit donc fallu qu'en s'accusant de l'une il eût été reçu à désavouer l'autre; et, quand il auroit fait cette distinction, auroit-on voulu l'écouter? Il eût été perdu, et j'en aurois été la cause. Il fit, en gardant le silence, ce qu'il y avoit de plus juste et de meilleur à faire pour moi comme pour lui, et je lui devois les douceurs de la vie que je menois depuis que ma bienheureuse disgrâce m'avoit rendu à moi-même et à mes amis.

Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l'assemblée qui se tenoit les soirs chez Mlle de Lespinasse: car, à l'exception de quelques amis de d'Alembert, comme le chevalier de Chastellux, l'abbé Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle étoit formé de gens qui n'étoient point liés ensemble. Elle les avoit pris çà et là dans le monde, mais si bien assortis que, lorsqu'ils étoient là, ils s'y trouvoient en harmonie comme les cordes d'un instrument monté par une habile main. En suivant la comparaison, je pourrois dire qu'elle jouoit de cet instrument avec un art qui tenoit du génie; elle sembloit savoir quel son rendroit la corde qu'elle alloit toucher; je veux dire que nos esprits et nos caractères lui étoient si bien connus, que, pour les mettre en jeu, elle n'avoit qu'un mot à dire. Nulle part la conversation n'étoit plus vive, ni plus brillante, ni mieux réglée que chez elle. C'étoit un rare phénomène que ce degré de chaleur tempérée et toujours égale où elle savoit l'entretenir, soit en la modérant, soit en l'animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se communiquoit à nos esprits, mais avec mesure; son imagination en étoit le mobile, sa raison le régulateur. Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuoit à son gré n'étoient ni foibles ni légères; les Condillac et les Turgot étoient du nombre; d'Alembert étoit auprès d'elle comme un simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée et de la donner à débattre à des hommes de cette classe; son talent de la discuter elle-même, et, comme eux, avec précision, quelquefois avec éloquence; son talent d'amener de nouvelles idées et de varier l'entretien, toujours avec l'aisance et la facilité d'une fée qui, d'un coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantemens; ce talent, dis-je, n'étoit pas celui d'une femme vulgaire. Ce n'étoit pas avec les niaiseries de la mode et de la vanité que, tous les jours, durant quatre heures de conversation, sans langueur et sans vide, elle savoit se rendre intéressante pour un cercle de bons esprits. Il est vrai que l'un de ses charmes étoit ce naturel brûlant qui passionnoit son langage, et qui communiquoit à ses opinions la chaleur, l'intérêt, l'éloquence du sentiment. Souvent aussi chez elle, et très souvent, la raison s'égayoit; une douce philosophie s'y permettoit un léger badinage; d'Alembert en donnoit le ton; et qui jamais sut mieux que lui

Mêler le grave au doux, le plaisant au sévère?

L'histoire d'une personne aussi singulièrement douée que l'étoit Mlle de Lespinasse doit être pour vous, mes enfans, assez curieuse à savoir. Le récit n'en sera pas long.

Il y avoit à Paris une marquise du Deffand, femme pleine d'esprit, d'humeur et de malice. Galante et assez belle dans sa jeunesse, mais vieille dans le temps dont je vais parler, presque aveugle et rongée de vapeurs et d'ennui, retirée dans un couvent avec une étroite fortune, elle ne laissoit pas de voir encore le grand monde où elle avoit vécu. Elle avoit connu d'Alembert chez son ancien amant, le président Hénault, qu'elle tyrannisoit encore, et qui, naturellement très timide, étoit resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l'être de l'amour. Mme du Deffand, charmée de l'esprit et de la gaieté de d'Alembert, l'avoit attiré chez elle, et si bien captivé qu'il en étoit inséparable. Il logeoit loin d'elle, et il ne passoit pas un jour sans l'aller voir.

Cependant, pour remplir les vides de sa solitude, Mme du Deffand cherchoit une jeune personne bien élevée et sans fortune qui voulût être sa compagne et à titre d'amie, c'est-à-dire de complaisante, vivre avec elle dans son couvent; elle rencontra celle-ci; elle en fut enchantée, comme vous croyez bien. D'Alembert ne fut pas moins charmé de trouver chez sa vieille amie un tiers aussi intéressant.

Entre cette jeune personne et lui, l'infortune avoit mis un rapport qui devoit rapprocher leurs âmes. Ils étoient tous les deux ce qu'on appelle enfans de l'amour. Je vis leur amitié naissante, lorsque Mme du Deffand les menoit avec elle souper chez mon amie Mme Harenc; et c'est de ce temps-là que datoit notre connoissance. Il ne falloit pas moins qu'un ami tel que d'Alembert pour adoucir et rendre supportables à Mlle de Lespinasse la tristesse et la dureté de sa condition, car c'étoit peu d'être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d'une femme aveugle et vaporeuse; il falloit, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour la nuit et de la nuit le jour, veiller à côté de son lit, et l'endormir en faisant la lecture; travail qui fut mortel à cette jeune fille, naturellement délicate, et dont jamais depuis sa poitrine épuisée n'a pu se rétablir. Elle y résistoit cependant, lorsque arriva l'incident qui rompit sa chaîne.

Mme du Deffand, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez Mme de Luxembourg, qui veilloit comme elle, donnoit tout le jour au sommeil, et n'étoit visible que vers les six heures du soir. Mlle de Lespinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent, ne se levoit guère qu'une heure avant sa dame; mais cette heure si précieuse, dérobée à son esclavage, étoit employée à recevoir chez elle ses amis personnels, d'Alembert, Chastellux, Turgot, et moi de temps en temps. Or, ces messieurs étoient aussi la compagnie habituelle de Mme du Deffand; mais ils s'oublioient quelquefois chez Mlle de Lespinasse, et c'étoient des momens qui lui étoient dérobés; aussi ce rendez-vous particulier étoit-il pour elle un mystère, car on prévoyoit bien qu'elle en seroit jalouse. Elle le découvrit: ce ne fut, à l'entendre, rien de moins qu'une trahison. Elle en fit les hauts cris, accusant cette pauvre fille de lui soustraire ses amis, et déclarant qu'elle ne vouloit plus nourrir ce serpent dans son sein.

Leur séparation fut brusque; mais Mlle de Lespinasse ne resta point abandonnée. Tous les amis de Mme du Deffand étoient devenus les siens. Il lui fut facile de leur persuader que la colère de cette femme étoit injuste. Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d'un meuble complet à Mlle de Lespinasse, dans le logement qu'elle prit. Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une gratification annuelle qui la mettoit au-dessus du besoin, et les sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la posséder.

D'Alembert, à qui Mme du Deffand proposa impérieusement l'alternative de rompre avec Mlle de Lespinasse ou avec elle, n'hésita point, et se livra tout entier à sa jeune amie. Ils demeuroient loin l'un de l'autre; et, quoique dans le mauvais temps il fût pénible pour d'Alembert de retourner le soir de la rue de Bellechasse à la rue Michel-le-Comte, où logeoit sa nourrice, il ne pensoit point à quitter celle-ci. Mais chez elle il tomba malade, et assez dangereusement pour inquiéter Bouvart, son médecin. Sa maladie étoit une de ces fièvres putrides dont le premier remède est un air libre et pur. Or, son logement chez sa vitrière étoit une petite chambre mal éclairée, mal aérée, avec un lit à tombeau très étroit. Bouvart nous déclara que l'incommodité de ce logement pouvoit lui être très funeste. Watelet lui en offrit un dans son hôtel, voisin du boulevard du Temple: il y fut transporté; Mlle de Lespinasse, quoi qu'on en pût penser et dire, s'établit sa garde-malade. Personne n'en pensa et n'en dit que du bien.

D'Alembert revint à la vie, et dès lors, consacrant ses jours à celle qui en avoit pris soin, il désira de loger auprès d'elle. Rien de plus innocent que leur intimité; aussi fut-elle respectée; la malignité même ne l'attaqua jamais; et la considération dont jouissoit Mlle de Lespinasse, loin d'en souffrir aucune atteinte, n'en fut que plus honorablement et plus hautement établie. Mais cette liaison si pure, et du côté de d'Alembert toujours tendre et inaltérable, ne fut pas pour lui aussi douce, aussi heureuse qu'elle auroit dû l'être.

L'âme ardente et l'imagination romantique de Mlle de Lespinasse lui firent concevoir le projet de sortir de l'étroite médiocrité où elle craignoit de vieillir. Avec tous les moyens qu'elle avoit de séduire et de plaire, même sans être belle, il lui parut possible que, dans le nombre de ses amis, et même des plus distingués, quelqu'un fût assez épris d'elle pour vouloir l'épouser. Cette ambitieuse espérance, plus d'une fois trompée, ne se rebutoit point; elle changeoit d'objet, toujours plus exaltée et si vive qu'on l'auroit prise pour l'enivrement de l'amour. Par exemple, elle fut un temps si éperdument éprise de ce qu'elle appeloit l'héroïsme et le génie de Guibert que, dans l'art militaire et le talent d'écrire, elle ne voyoit rien de comparable à lui. Celui-là cependant lui échappa comme les autres. Alors ce fut à la conquête du marquis de Mora, jeune Espagnol d'une haute naissance, qu'elle crut pouvoir aspirer; et en effet, soit amour, soit enthousiasme, ce jeune homme avoit pris pour elle un sentiment passionné. Nous le vîmes plus d'une fois en adoration devant elle, et l'impression qu'elle avoit faite sur cette âme espagnole prenoit un caractère si sérieux que la famille du marquis se hâta de le rappeler. Mlle de Lespinasse, contrariée dans ses désirs, n'étoit plus la même avec d'Alembert; et non seulement il en essuyoit des froideurs, mais souvent des humeurs chagrines pleines d'aigreur et d'amertume. Il dévoroit ses peines et n'en gémissoit qu'avec moi. Le malheureux! tels étoient pour elle son dévouement et son obéissance qu'en l'absence de M. de Mora c'étoit lui qui, dès le matin, alloit quérir ses lettres à la poste et les lui apportoit à son réveil. Enfin, le jeune Espagnol étant tombé malade dans sa patrie, et sa famille n'attendant que sa convalescence pour le marier convenablement, Mlle de Lespinasse imagina de faire prononcer par un médecin de Paris que le climat de l'Espagne lui seroit mortel; que, si on vouloit lui sauver la vie, il falloit qu'on le renvoyât respirer l'air de la France; et cette consultation, dictée par Mlle de Lespinasse, ce fut d'Alembert qui l'obtint de Lorry, son ami intime, et l'un des plus célèbres médecins de Paris. L'autorité de Lorry, appuyée par le malade, eut en Espagne tout son effet. On laissa partir le jeune homme; il mourut en chemin, et le chagrin profond qu'en ressentit Mlle de Lespinasse, achevant de détruire cette frêle machine que son âme avoit ruinée, la précipita dans le tombeau.

D'Alembert fut inconsolable de sa perte. Ce fut alors qu'il vint comme s'ensevelir dans le logement qu'il avoit au Louvre. J'ai dit ailleurs comme il y passa le reste de sa vie[74]. Il se plaignoit souvent à moi de la funeste solitude où il croyoit être tombé. Inutilement je lui rappelois ce qu'il m'avoit tant dit lui-même du changement de son amie. «Oui, me répondoit-il, elle étoit changée, mais je ne l'étois pas; elle ne vivoit plus pour moi, mais je vivois toujours pour elle. Depuis qu'elle n'est plus, je ne sais plus pourquoi je vis. Ah! que n'ai-je à souffrir encore ces momens d'amertume qu'elle savoit si bien adoucir et faire oublier! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions ensemble. À présent, que me reste-t-il? Au lieu d'elle, en rentrant chez moi, je ne vais plus retrouver que son ombre. Ce logement du Louvre est lui-même un tombeau où je n'entre qu'avec effroi.»

Je résume ici en substance les conversations que nous avions ensemble en nous promenant seuls le soir aux Tuileries; et je demande si c'est là le langage d'un homme à qui la nature auroit refusé la sensibilité du coeur.

Bien plus heureux que lui, je vivois au milieu des femmes les plus séduisantes, sans tenir à aucune par les liens de l'esclavage. Ni la jolie et piquante Filleul, ni l'ingénue et belle Séran, ni l'éblouissante Villaumont, ni aucune de celles avec qui je me plaisois le plus, ne troubloit mon repos. Comme je savois bien qu'elles ne pensoient pas à moi, je n'avois ni la simplicité ni la fatuité de penser à elles. J'aurois pu dire comme Atys, et avec plus de sincérité:

     J'aime les roses nouvelles,
     J'aime à les voir s'embellir:
     Sans leurs épines cruelles,
     J'aimerois à les cueillir.

Ce qui me ravissoit en elles, c'étoient les grâces de leur esprit, la mobilité de leur imagination, le tour facile et naturel de leurs idées et de leur langage, et une certaine délicatesse de pensée et de sentiment qui, comme celle de leur physionomie, semble réservée à leur sexe. Leurs entretiens étoient une école pour moi non moins utile qu'agréable; et, autant qu'il m'étoit possible, je profitois de leurs leçons. Celui qui ne veut écrire qu'avec précision, énergie et vigueur, peut ne vivre qu'avec des hommes; mais celui qui veut, dans son style, avoir de la souplesse, de l'aménité, du liant, et ce je ne sais quoi qu'on appelle du charme, fera très bien, je crois, de vivre avec des femmes. Lorsque je lis que Périclès sacrifioit tous les matins aux Grâces, ce que j'entends par là, c'est que tous les jours Périclès déjeunoit avec Aspasie.

Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l'esprit, la société de ces femmes aimables, elle ne me faisoit pas négliger d'aller fortifier mon âme, élever, étendre, agrandir ma pensée, et la féconder dans une société d'hommes dont l'esprit pénétroit le mien et de chaleur et de lumière. La maison du baron d'Holbach, et, depuis quelque temps, celle d'Helvétius, étoient le rendez-vous de cette société, composée en partie de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avoit trouvées trop hardies et trop hasardeuses pour être admises à ses dîners. Elle estimoit le baron d'Holbach, elle aimoit Diderot, mais à la sourdine, et sans se commettre pour eux. Il est vrai qu'elle avoit admis et comme adopté Helvétius, mais jeune encore, avant qu'il eût fait des folies.

Je n'ai jamais bien su pourquoi d'Alembert se tint éloigné de la société dont je parle. Lui et Diderot, associés de travaux et de gloire dans l'entreprise de l'Encyclopédie, avoient été d'abord cordialement unis, mais ils ne l'étoient plus; ils parloient l'un de l'autre avec beaucoup d'estime, mais ils ne vivoient point ensemble et ne se voyoient presque plus. Je n'ai jamais osé leur en demander la raison.

Jean-Jacques Rousseau et Buffon furent d'abord quelque temps de cette société philosophique; mais l'un rompit ouvertement; l'autre, avec plus de ménagement et d'adresse, se retira et se tint à l'écart. Pour ceux-ci, je crois bien savoir quel fut le système de leur conduite.

Buffon, avec le Cabinet du roi et son Histoire naturelle, se sentoit assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyoit que l'école encyclopédique étoit en défaveur à la cour et dans l'esprit du roi; il craignit d'être enveloppé dans le commun naufrage, et, pour voguer à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. On ne lui en sut pas mauvais gré. Mais sa retraite avoit encore une autre cause.

Buffon, environné chez lui de complaisans et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, étoit quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyois s'en aller mécontent des contrariétés qu'il avoit essuyées. Avec un mérite incontestable, il avoit un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite. Gâté par l'adulation, et placé par la multitude dans la classe de nos grands hommes, il avoit le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes, ne lui accordoient qu'un rang très inférieur parmi eux; que les naturalistes eux-mêmes étoient peu disposés à le mettre à leur tête, et que, parmi les gens de lettres, il n'obtenoit que le mince éloge d'écrivain élégant et de grand coloriste. Quelques-uns même lui reprochoient d'avoir fastueusement écrit dans un genre qui ne vouloit qu'un style simple et naturel. Je me souviens qu'une de ses amies m'ayant demandé comment je parlerois de lui, s'il m'arrivoit d'avoir à faire son éloge funèbre à l'Académie françoise, je répondis que je lui donnerois une place distinguée parmi les poètes du genre descriptif; façon de le louer dont elle ne fut pas contente.

Buffon, mal à son aise avec ses pairs, s'enferma donc chez lui avec des commensaux ignorans et serviles, n'allant plus ni à l'une ni à l'autre Académie, et travaillant à part sa fortune chez les ministres, et sa réputation dans les cours étrangères, d'où, en échange de ses ouvrages, il recevoit de beaux présens; mais du moins son paisible orgueil ne faisoit du mal à personne. Il n'en fut pas de même de celui de Rousseau.

Après le succès qu'avoient eu dans de jeunes têtes ses deux ouvrages couronnés à Dijon, Rousseau, prévoyant qu'avec des paradoxes colorés de son style, animés de son éloquence, il lui seroit facile d'entraîner après lui une foule d'enthousiastes, conçut l'ambition de faire secte; et, au lieu d'être simple associé à l'école philosophique, il voulut être chef et professeur unique d'une école qui fût à lui; mais, en se retirant de notre société, comme Buffon, sans querelle et sans bruit, il n'eût pas rempli son objet. Il avoit essayé, pour attirer la foule, de se donner un air de philosophe antique: d'abord en vieille redingote, puis en habit d'Arménien, il se montroit à l'Opéra, dans les cafés, aux promenades; mais ni sa petite perruque sale et son bâton de Diogène, ni son bonnet fourré, n'arrêtoient les passans. Il lui falloit un coup d'éclat pour avertir les ennemis des gens de lettres, et singulièrement de ceux qui étoient notés du nom de philosophes, que J.-J. Rousseau avoit fait divorce avec eux. Cette rupture lui attireroit une foule de partisans; et il avoit bien calculé que les prêtres seroient du nombre. Ce fut donc peu pour lui de se séparer de Diderot et de ses amis: il leur dit des injures, et, par un trait de calomnie lancé contre Diderot, il donna le signal de la guerre qu'il leur déclaroit en partant.

Cependant leur société, consolée de cette perte, et peu sensible à l'ingratitude dont Rousseau faisoit profession, trouvoit en elle-même les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée et le commerce des esprits. Nous n'étions plus menés et retenus à la lisière, comme chez Mme Geoffrin; mais cette liberté n'étoit pas la licence, et il est des objets révérés et inviolables qui jamais n'y étoient soumis aux débats des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois de la morale naturelle, n'y furent jamais mis en doute, du moins en ma présence: c'est ce que je puis attester. La carrière ne laissoit pas d'être encore assez vaste; et, à l'essor qu'y prenoient les esprits, je croyois quelquefois entendre les disciples de Pythagore ou de Platon. C'étoit là que Galiani étoit quelquefois étonnant par l'originalité de ses idées, et par le tour adroit, singulier, imprévu, dont il en amenoit le développement; c'étoit là que le chimiste Roux nous révéloit, en homme de génie, les mystères de la nature; c'étoit là que le baron d'Holbach, qui avoit tout lu et n'avoit jamais rien oublié d'intéressant, versoit abondamment les richesses de sa mémoire; c'étoit là surtout qu'avec sa douce et persuasive éloquence, et son visage étincelant du feu de l'inspiration, Diderot répandoit sa lumière dans tous les esprits, sa chaleur dans toutes les âmes. Qui n'a connu Diderot que dans ses écrits ne l'a point connu. Ses systèmes sur l'art d'écrire altéroient son beau naturel. Lorsqu'en parlant il s'animoit, et que, laissant couler de source l'abondance de ses pensées, il oublioit ses théories et se laissoit aller à l'impulsion du moment, c'étoit alors qu'il étoit ravissant. Dans ses écrits, il ne sut jamais former un tout ensemble: cette première opération, qui ordonne et met tout à sa place, étoit pour lui trop lente et trop pénible. Il écrivoit de verve avant d'avoir rien médité: aussi a-t-il écrit de belles pages, comme il disoit lui-même, mais il n'a jamais fait un livre. Or, ce défaut d'ensemble disparoissoit dans le cours libre et varié de la conversation.

L'un des beaux momens de Diderot, c'étoit lorsqu'un auteur le consultoit sur son ouvrage. Si le sujet en valoit la peine, il falloit le voir s'en saisir, le pénétrer, et, d'un coup d'oeil, découvrir de quelles richesses et de quelles beautés il étoit susceptible. S'il s'apercevoit que l'auteur remplît mal son objet, au lieu d'écouter la lecture, il faisoit dans sa tête ce que l'auteur avoit manqué. Étoit-ce une pièce de théâtre, il y jetoit des scènes, des incidens nouveaux, des traits de caractère; et, croyant avoir entendu ce qu'il avoit rêvé, il nous vantoit l'ouvrage qu'on venoit de lui lire, et dans lequel, lorsqu'il voyoit le jour, nous ne retrouvions presque rien de ce qu'il en avoit cité. En général, et dans toutes les branches des connoissances humaines, tout lui étoit si familier et si présent qu'il sembloit toujours préparé à ce qu'on avoit à lui dire, et ses aperçus les plus soudains étoient comme les résultats d'une étude récente ou d'une longue méditation.

Cet homme, l'un des plus éclairés du siècle, étoit encore l'un des plus aimables; et, sur ce qui touchoit à la bonté morale, lorsqu'il en parloit d'abondance, je ne puis exprimer quel charme avoit en lui l'éloquence du sentiment. Toute son âme étoit dans ses yeux, sur ses lèvres. Jamais physionomie n'a mieux peint la bonté du coeur.

Je ne vous parle point de ceux de nos amis que vous venez de voir sous l'oeil de Mme Geoffrin, et soumis à sa discipline. Chez le baron d'Holbach et chez Helvétius ils étoient à leur aise, et d'autant plus aimables: car l'esprit, dans ses mouvemens, ne peut bien déployer et sa force et sa grâce que lorsqu'il n'a rien qui le gêne; et là il ressembloit au coursier de Virgile:

     Qualis ubi abruptis fugit præsepia vinclis
     Tandem liber equus, campoque potitus aperto…
     Emicat, arrectisque fremit cervicibus alte,
     Luxurians.

Vous devez comprendre combien il étoit doux pour moi de faire, deux ou trois fois la semaine, d'excellens dîners en aussi bonne compagnie: nous nous en trouvions tous si bien que, lorsque venoient les beaux jours, nous entremêlions ces dîners de promenades philosophiques en pique-nique dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine: car le régal de ces jours-là étoit une ample matelote, et nous parcourions tour à tour les endroits renommés pour être les mieux pourvus en beau poisson. C'étoit le plus souvent Saint-Cloud: nous y descendions le matin en bateau, respirant l'air de la rivière, et nous en revenions le soir à travers le bois de Boulogne. Vous croyez bien que, dans ces promenades, la conversation languissoit rarement.

Une fois, m'étant trouvé seul quelques minutes avec Diderot, à propos de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, je lui témoignai mon indignation de la note que Rousseau avoit mise à la préface de cette lettre: c'étoit comme un coup de stylet dont il avoit frappé Diderot. Voici le texte de la lettre:

J'avois un Aristarque sévère et judicieux; je ne l'ai plus, je n'en veux plus; et il manque bien plus encore à mon coeur qu'à mes écrits.

Voici la note qu'il avoit attachée au texte:

Si vous avez tiré l'épée contre votre ami, n'en désespérez pas, car il y a moyen de revenir vers votre ami. Si vous l'avez attristé par vos paroles, ne craignez rien. Il est possible encore de vous réconcilier avec lui; mais, pour l'outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son coeur en trahison, point de grâce à ses yeux: il s'éloignera sans retour. (Ecclés., XXII, 26, 27.)

Tout le monde savoit que c'étoit à Diderot que s'adressoit cette note infamante, et bien des gens croyoient qu'il l'avoit méritée, puisqu'il ne la réfutoit pas.

«Jamais, lui dis-je, entre vous et Rousseau mon opinion ne sera en balance: je vous connois, et je crois le connoître; mais dites-moi par quelle rage et sur quel prétexte il vous a si cruellement outragé.—Retirons-nous, me dit-il, dans cette allée solitaire: là, je vous confierai ce que je ne dépose que dans le sein de mes amis.»

LIVRE VIII

Lorsque Diderot se vit seul avec moi, et assez loin de la compagnie pour n'en être pas entendu, il commença son récit en ces mots: «Si vous ne saviez pas une partie de ce que j'ai à vous dire, je garderais avec vous le silence, comme je le garde avec le public, sur l'origine et le motif de l'injure que m'a faite un homme que j'aimois et que je plains encore, car je le crois bien malheureux. Il est cruel d'être calomnié, de l'être avec noirceur, de l'être sur le ton perfide de l'amitié trahie, et de ne pouvoir se défendre; mais telle est ma position. Vous allez voir que ma réputation n'est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l'on ne peut défendre son honneur qu'aux dépens de l'honneur d'autrui, il faut se taire, et je me tais. Rousseau m'outrage sans s'expliquer; mais moi, pour lui répondre, il faut que je m'explique; il faut que je divulgue ce qu'il a passé sous silence; et il a bien prévu que je n'en ferois rien. Il étoit bien sûr que je le laisserois jouir de son outrage plutôt que de mettre le public dans la confidence d'un secret qui n'est pas le mien; et, en cela, Rousseau est un agresseur malhonnête: il frappe un homme désarmé.

«Vous connoissez la passion malheureuse qu'avoit prise Rousseau pour Mme d'Houdetot[75]. Il eut un jour la témérité de la lui déclarer d'une manière qui devoit la blesser. Peu de temps après Rousseau vint me trouver à Paris. «Je suis un fou, je suis un homme perdu, me dit-il: voici ce qui m'est arrivé.» Et il me conta son aventure. «Eh bien! lui dis-je, où est le malheur?—Comment! où est le malheur? reprit-il; ne voyez-vous pas qu'elle va écrire à Saint-Lambert que j'ai voulu la séduire, la lui enlever? et doutez-vous qu'il ne m'accuse d'insolence et de perfidie? C'est pour la vie un ennemi mortel que je me suis fait.—Point du tout, lui dis-je froidement: Saint-Lambert est un homme juste; il vous connoît; il sait bien que vous n'êtes ni un Cyrus, ni un Scipion. Après tout, de quoi s'agit-il? d'un moment de délire, d'égarement. Il faut vous-même, sans différer, lui écrire, lui tout avouer; et, en vous donnant pour excuse une ivresse qu'il doit connoître, le prier de vous pardonner ce moment de trouble et d'erreur. Je vous promets qu'il ne s'en souviendra que pour vous aimer davantage.»

«Rousseau, transporté, m'embrassa. «Vous me rendez la vie, me dit-il, et le conseil que vous me donnez me réconcilie avec moi-même: dès ce soir je m'en vais écrire.» Depuis, je le vis plus tranquille, et je ne doutai pas qu'il n'eût fait ce dont nous étions convenus.

«Mais, quelque temps après, Saint-Lambert arriva; et, m'étant venu voir, il me parut, sans s'expliquer, si profondément indigné contre Rousseau que ma première idée fut que Rousseau ne lui avoit point écrit. «N'avez-vous pas reçu de lui une lettre? lui demandai-je.—Oui, me dit-il, une lettre qui mériteroit le plus sévère châtiment.

«—Ah! Monsieur, lui dis-je, est-ce à vous de concevoir tant de colère d'un moment de folie dont il vous fait l'aveu, dont il vous demande pardon? Si cette lettre vous offense, c'est moi qu'il en faut accuser, car c'est moi qui lui ai conseillé de vous l'écrire.—Et savez-vous, me dit-il, ce qu'elle contient, cette lettre?—Je sais qu'elle contient un aveu, des excuses, et un pardon qu'il vous demande.—Rien moins que tout cela. C'est un tissu de fourberie et d'insolence, c'est un chef-d'oeuvre d'artifice pour rejeter sur Mme d'Houdetot le tort dont il veut se laver.—Vous m'étonnez, lui dis-je, et ce n'étoit point là ce qu'il m'avoit promis.» Alors, pour l'apaiser, je lui racontai simplement la douleur et le repentir où j'avois vu Rousseau d'avoir pu l'offenser, et la résolution où il avoit été de lui en demander grâce; par là, je l'amenai sans peine au point de le voir en pitié.

«C'est à cet éclaircissement que Rousseau a donné le nom de perfidie. Dès qu'il apprit que j'avois fait pour lui un aveu qu'il n'avoit pas fait, il jeta feu et flamme, m'accusant de l'avoir trahi. Je l'appris, j'allai le trouver. «Que venez-vous faire ici? me demanda-t-il.—Je viens savoir, lui dis-je, si vous êtes fou ou méchant.—Ni l'un ni l'autre, me dit-il; mais j'ai le coeur blessé, ulcéré contre vous. Je ne veux plus vous voir.—Qu'ai-je donc fait? lui demandai-je.—Vous avez fouillé, me dit-il, dans les replis de mon âme, vous en avez arraché mon secret, vous l'avez trahi. Vous m'avez livré au mépris, à la haine d'un homme qui ne me pardonnera jamais.» Je laissai son feu s'exhaler, et, quand il se fut épuisé en reproches: «Nous sommes seuls, lui dis-je, et, entre nous, votre éloquence est inutile. Nos juges sont, ici, la raison, la vérité, votre conscience et la mienne. Voulez-vous les interroger?» Sans me répondre, il se jeta dans son fauteuil, les deux mains sur les jeux, et je pris la parole.

«Le jour, lui dis-je, où nous convînmes que vous seriez sincère dans votre lettre à Saint-Lambert, vous étiez, disiez-vous, réconcilié avec vous-même; qui vous fit donc changer de résolution? Vous ne répondez point; je vais me répondre pour vous. Quand il vous fallut prendre la plume, et faire l'humble aveu d'une malheureuse folie, aveu qui cependant vous auroit honoré, votre diable d'orgueil se souleva (oui, votre orgueil: vous m'avez accusé de perfidie, et je l'ai souffert; souffrez, à votre tour, que je vous accuse d'orgueil, car, sans cela, votre conduite ne seroit que de la bassesse). L'orgueil donc vint vous faire entendre qu'il étoit indigne de votre caractère de vous humilier devant un homme, et de demander grâce à un rival heureux; que ce n'étoit pas vous qu'il falloit accuser, mais celle dont la séduction, la coquetterie attrayante, les flatteuses douceurs, vous avoient engagé. Et vous, avec votre art, colorant cette belle excuse, vous ne vous êtes pas aperçu qu'en attribuant le manège d'une coquette à une femme délicate et sensible, aux yeux d'un homme qui l'estime et qui l'aime, vous blessiez deux coeurs à la fois.—Eh bien! s'écria-t-il, que j'aie été injuste, imprudent, insensé, qu'en inférez-vous qui vous justifie à mes yeux d'avoir trahi ma confiance, et d'avoir révélé le secret de mon coeur?—J'en infère, lui dis-je, que c'est vous qui m'avez trompé; que c'est vous qui m'avez induit à vous défendre comme j'ai fait. Que ne me disiez-vous que vous aviez changé d'avis? Je n'aurois point parlé de votre repentir; je n'aurois pas cru répéter les propres termes de votre lettre. Vous vous êtes caché de moi pour faire ce que vous saviez bien que je n'aurois point approuvé; et, lorsque ce coup de votre tête a l'effet qu'il devoit avoir, vous m'en faites un crime à moi! Allez, puisque dans l'amitié la plus sincère et la plus tendre vous cherchez des sujets de haine, votre coeur ne sait que haïr.

«—Courage! barbare, me dit-il; achevez d'accabler un homme foible et misérable. Il ne me restoit au monde, pour consolation, que ma propre estime, et vous venez me l'arracher.» Alors Rousseau fut plus éloquent et plus touchant dans sa douleur qu'il ne l'a été de sa vie. Pénétré de l'état où je le voyois, mes yeux se remplirent de larmes; en me voyant pleurer, lui-même il s'attendrit, et il me reçut dans ses bras.

«Nous voilà donc réconciliés; lui continuant de me lire sa Nouvelle Héloïse, qu'il avoit achevée, et moi allant à pied, deux ou trois fois la semaine, de Paris à son Ermitage, pour en entendre la lecture, et répondre en ami à la confiance de mon ami. C'étoit dans les bois de Montmorency qu'étoit le rendez-vous; j'y arrivois baigné de sueur, et il ne laissoit pas de se plaindre lorsque je m'étois fait attendre. Ce fut dans ce temps-là que parut la Lettre sur les spectacles, avec ce beau passage de Salomon par lequel il m'accuse de l'avoir outragé et de l'avoir trahi.

—Quoi! m'écriai-je, en pleine paix! après votre réconciliation! cela n'est point croyable.—Non, cela ne l'est point, et cela n'en est pas moins vrai. Rousseau vouloit rompre avec moi et avec mes amis; il en avoit manqué l'occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet que de m'attribuer des torts dont je ne pouvois me laver? Fâché d'avoir perdu cet avantage, il le reprit, en se persuadant que, de ma part, notre réconciliation n'avoit été qu'une scène jouée, où je lui en avois imposé.

—Quel homme! m'écriai-je encore; et il croit être bon!» Diderot me répondit: «Il seroit bon, car il est né sensible, et, dans l'éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui l'approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu'ils sont tous envieux de lui; qu'ils ne lui font du bien que pour l'humilier, qu'ils ne le flattent que pour lui nuire, et que ceux même qui font semblant de l'aimer sont de ce complot. C'est là sa maladie. Intéressant par son infortune, par ses talens, par un fonds de bonté, de droiture qu'il a dans l'âme, il auroit des amis, s'il croyoit aux amis. Il n'en aura jamais, ou ils l'aimeront seuls, car il s'en méfiera toujours.»

Cette méfiance funeste, cette facilité si légère et si prompte non seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu'il y avoit de plus noir, de plus lâche, de plus infâme; à leur attribuer des bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d'une imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troubloient sa malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissoit et empoisonnoit ses plus douces affections; ce délire enfin d'un esprit ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée.

On en voyoit tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont il rompoit avec les gens qui lui étoient les plus dévoués, les accusant tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour l'épier, le trahir et le vendre à ses ennemis. J'en sais des détails incroyables; mais le plus étonnant de tous fut la monstrueuse ingratitude dont il paya l'amitié tendre, officieuse, active, de ce vertueux David Hume, et la malignité profonde avec laquelle, en le calomniant, il joignit l'insulte à l'outrage. Vous trouverez dans le recueil même des Oeuvres de Rousseau ce monument de sa honte. Vous y verrez avec quel artifice il a ourdi sa calomnie; vous y verrez de quelles fausses lueurs il a cru tirer, contre son ami le plus vrai, contre le plus honnête et le meilleur des hommes, une conviction de mauvaise foi, de duplicité, de noirceur; vous ne lirez pas sans indignation, dans le récit qu'il fait de sa conduite envers son bienfaiteur, cette tournure de raillerie qui est le sublime de l'insolence:

     Premier soufflet sur la joue de mon patron.
     Second soufflet sur la joue de mon patron.
     Troisième soufflet sur la joue de mon patron.

Je crois l'opinion universelle bien décidée sur le compte de ces deux hommes; mais si, à l'idée qu'on a du caractère de David Hume, il manquoit encore quelque preuve, voici des faits dont j'ai été témoin.

Lorsqu'à la recommandation de mylord Maréchal et de la comtesse de Boufflers, Hume offrit à Rousseau de lui procurer en Angleterre une retraite libre et tranquille, et que, Rousseau ayant accepté cette offre généreuse, ils furent sur le point de partir, Hume, qui voyoit le baron d'Holbach, lui apprit qu'il emmenoit Rousseau dans sa patrie. «Monsieur, dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein; je vous en avertis, vous en sentirez la morsure.»

Le baron avoit lui-même accueilli et choyé Rousseau; sa maison étoit le rendez-vous de ce qu'on appeloit alors les philosophes; et, dans la pleine sécurité qu'inspire à des âmes honnêtes la sainteté inviolable de l'asile qui les rassemble, d'Holbach et ses amis avoient admis Rousseau dans leur commerce le plus intime. Or, on peut voir dans son Émile comment il les avoit notés. Certes, quand l'étiquette d'athéisme qu'il avoit attachée à leur société n'auroit été qu'une révélation, elle auroit été odieuse. Mais, à l'égard du plus grand nombre, c'étoit une délation calomnieuse, et il le savoit bien; il savoit bien que le théisme de son vicaire avoit ses prosélytes et ses zélateurs parmi eux. Le baron avoit donc appris à ses dépens à le connoître; mais le bon David Hume croyoit voir plus de passion que de vérité dans l'avis que le baron lui donnoit. Il ne laissa donc pas d'emmener Rousseau avec lui, et de lui rendre dans sa patrie tous les bons offices de l'amitié. Il croyoit, et il devoit croire avoir rendu heureux le plus sensible et le meilleur des hommes; il s'en félicitoit dans toutes les lettres qu'il écrivoit au baron d'Holbach, et il ne cessoit de combattre la mauvaise opinion que le baron avoit de Rousseau. Il lui faisoit l'éloge de la bonté, de la candeur, de l'ingénuité de son ami. «Il m'est pénible, lui disoit-il, de penser que vous soyez injuste à son égard. Croyez-moi, Rousseau n'est rien moins qu'un méchant homme. Plus je le vois, plus je l'estime et je l'aime.» Tous les courriers, les lettres de Hume à d'Holbach répétoient les mêmes louanges, et celui-ci, en nous les lisant, disoit toujours: Il ne le connoît pas encore; patience, il le connoîtra. En effet, peu de temps après, il reçoit une lettre dans laquelle Hume débute ainsi: Vous aviez bien raison, Monsieur le baron; Rousseau est un monstre. «Ah! nous dit le baron, froidement et sans s'étonner, il le connoît enfin

Comment un changement si brusque et si soudain étoit-il arrivé dans l'opinion de l'un et dans la conduite de l'autre? Vous le verrez dans l'exposé des faits publiés par les deux parties. Ici, ce que j'ai dû consigner, attester, c'est que, dans le temps même que Rousseau accusoit Hume de le tromper, de le trahir, de le déshonorer à Londres, ce même Hume, plein de candeur, de zèle et d'amitié pour lui, s'efforçoit de détruire à Paris les impressions funestes qu'il y avoit laissées, et de le rétablir dans l'estime et la bienveillance de ceux qui avoient pour lui le plus d'aversion et de mépris.

Quel ravage un excès d'orgueil n'avoit-il pas fait dans une âme naturellement douce et tendre! Avec tant de lumières et de talens, que de foiblesse, de petitesse et de misère dans cette vanité inquiète, ombrageuse, irascible et vindicative, qu'irritoit la seule pensée que l'on eût voulu la blesser; qui le supposoit même sans aucune apparence, et ne le pardonnoit jamais! Grande leçon pour les esprits enclins à ce vice de l'amour-propre! Sans cela personne n'eût été plus chéri, plus considéré que Rousseau; ce fut le poison de sa vie: il lui rendit les bienfaits odieux, les bienfaiteurs insupportables, la reconnoissance importune; il lui fit outrager, rebuter l'amitié; il l'a fait vivre malheureux, et mourir presque abandonné. Passons à des objets plus doux et qui me touchent de plus près.

Ni la vie agréable que je menois à Paris, ni celle plus agréable encore que je menois à la campagne, ne déroboient à mon cher Odde et à ma soeur la délicieuse quinzaine qui, tous les ans, leur étoit réservée, et que j'allois passer avec eux à Saumur. C'étoit là véritablement que toute la sensibilité de mon âme étoit employée à jouir. Entre ces deux époux qui s'aimoient l'un l'autre plus qu'ils n'aimoient la lumière et la vie, je me voyois chéri et révéré moi-même comme la source de leur bonheur. Je ne me rassasiois point de l'inexprimable douceur de considérer mon ouvrage dans ce bonheur de deux âmes pures, dont tous les voeux appeloient sur moi les bénédictions du Ciel. Leur tendresse me pénétroit, leur piété me ravissoit l'âme. Leurs moeurs étoient, pour ainsi dire, le naturel de la vertu dans toute sa simplicité. À cette jouissance continuelle et de tous les momens se joignoit celle de les voir chéris, honorés dans leur ville: Mme Odde y étoit citée pour le modèle des femmes; le nom de M. Odde étoit comme un synonyme de justice et de vérité. La commission de la cour des Aides établie à Saumur et la compagnie des fermiers généraux avoient-elles ensemble quelque contestation, Odde étoit leur arbitre et leur conciliateur. J'étois témoin de cette confiance acquise à un autre moi-même. J'étois témoin de l'amour du peuple pour un homme exerçant un emploi de rigueur, sans que jamais une seule plainte se fît entendre contre lui, tant son humanité savoit tout adoucir! Moi-même je participois au respect qu'on avoit pour eux. On ne savoit quelle fête me faire; et tous les jours que nous passions ensemble étoient des jours de réjouissance. Vous ne seriez pas nés, mes enfans, si ma bonne soeur eût vécu: c'eût été auprès d'elle que je serois allé vieillir; mais elle portoit dans son sein le germe de la maladie funeste à toute ma famille; et bientôt cet espoir dont je m'étois flatté me fut cruellement ravi.

Dans l'un de ces heureux voyages que je faisois à Saumur, je profitai du voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d'Argenson, l'ancien ministre de la guerre, que le roi y avoit exilé. Je n'avois pas oublié les bontés qu'il m'avoit témoignées dans le temps de sa gloire. Jeune encore, lorsque j'avois fait un petit poème sur l'établissement de l'École militaire[76], dont il avoit le principal honneur, il s'étoit plu à faire valoir ce témoignage de mon zèle. Chez lui, à table, il m'avoit présenté à la noblesse militaire comme un jeune homme qui avoit des droits à sa reconnoissance et à sa protection. Il me reçut dans son exil avec une extrême sensibilité. Ô mes enfans! quelle maladie incurable que celle de l'ambition! quelle tristesse que celle de la vie d'un ministre disgracié! Déjà usé par le travail, le chagrin achevoit de ruiner sa santé. Son corps étoit rongé de goutte, son âme l'étoit bien plus cruellement de souvenirs et de regrets; et, à travers l'aimable accueil qu'il voulut bien me faire, je ne laissai pas de voir en lui une victime de tous les genres de douleurs.

En me promenant avec lui dans ses jardins, j'aperçus de loin une statue de marbre; je lui demandai ce que c'étoit. «C'est, me dit-il, ce que je n'ai plus le courage de regarder[77]»; et, en nous détournant: «Ah! Marmontel, si vous saviez avec quel zèle je l'ai servi! si vous saviez combien de fois il m'avoit assuré que nous passerions notre vie ensemble, et que je n'avois pas au monde un meilleur ami que lui! Voilà les promesses des rois, voilà leur amitié!» Et, en disant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes.

Le soir, pendant que l'on soupoit, nous restions seuls dans le salon. Ce salon étoit tapissé de tableaux qui représentoient les batailles où le roi s'étoit trouvé en personne avec lui. Il me montroit l'endroit où ils étoient placés durant l'action; il me répétoit ce que le roi lui avoit dit; il n'en avoit pas oublié une parole. «Ici, me dit-il en parlant de l'une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils étoit mort. Le roi eut la bonté de paroître sensible à ma douleur. Combien il est changé! Rien de moi ne le touche plus..» Ces idées le poursuivoient; et, pour peu qu'il fût livré à lui-même, il tomboit comme abîmé dans sa douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, alloit bien vite s'asseoir auprès de lui, le pressoit dans ses bras, le caressoit; et lui, comme un enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa consolatrice, les baignoit de ses larmes, et ne s'en cachoit point.

Le malheureux, qui ne vivoit que de poisson à l'eau, à cause de sa goutte, étoit encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût été sensible, car il étoit gourmand. Mais le régime le plus austère ne procuroit pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus m'empêcher de lui paroître vivement touché de ses peines. «Vous y ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque cela m'eût été si facile.» Peu de temps après il obtint la permission d'être transporté à Paris. Je l'y vis arriver mourant, et j'y reçus ses derniers adieux.

Je vous dirai quelque jour, mes enfans, des détails assez curieux sur la cause de sa disgrâce et de celle de son antagoniste, M. de Machault, arrivée le même jour. Un motif de délicatesse m'empêche d'insérer ces particularités dans des Mémoires qu'un accident peut faire échapper de vos mains. Mais, à la place de cette anecdote sérieuse, en voici une assez comique, car il faut bien parfois égayer un peu mes récits.

Mon ami Vaudesir avoit, près d'Angers, une terre dont son malheureux fils Saint-James a porté le nom[78]. Comme il savoit que tous les ans j'allois voir ma soeur à Saumur (route d'Angers), il m'offrit une fois de m'y mener dans sa chaise de poste, à condition que, sur le temps de mon voyage, il y auroit trois jours pour Saint-James, où il se rendoit. Je pris volontiers cet engagement, et je vis à Saint-James la fleur des beaux esprits de l'Académie angevine, entre autres un abbé qui ressembloit beaucoup à l'abbé Beau-Génie du Mercure galant[79]. Il venoit de se signaler par un trait de sottise si singulier, si rare, que je ne pouvois pas le croire. «Le croirez-vous, me dit Vaudesir, s'il vous le répète lui-même? Aidez-moi seulement à l'y engager: vous allez voir.» Vers la fin du dîner, je mis l'abbé en scène en lui parlant de son Académie, et Vaudesir, prenant la parole, en fit un éloge pompeux. «C'est, me dit-il, après l'Académie françoise le corps littéraire le plus illustre et le mieux composé. Tout récemment M. de Contades le fils vient d'y être reçu. C'est monsieur l'abbé qui a parlé au nom de l'Académie, et avec le plus grand succès.—À l'éloge du fils, repris-je, monsieur l'abbé n'a pas manqué d'ajouter l'éloge du père?—Non, assurément, dit l'abbé, je n'ai eu garde d'y manquer, et j'ai payé à monsieur le maréchal un juste tribut de louanges.—Le champ, lui dis-je, étoit riche et vaste. Cependant il y avoit un pas difficile à passer.—Oui, me dit-il en souriant, l'affaire de Minden; vraiment, c'étoit l'endroit critique; mais je m'en suis tiré assez heureusement. D'abord, j'ai parlé des actions qui avoient mérité à M. le maréchal de Contades le commandement des armées; j'ai rappelé tout ce qu'il avoit fait de plus glorieux jusque-là; et, lorsque je suis arrivé à la bataille de Minden, je n'ai dit que deux mots: Contades paroît, Contades est vaincu; et puis j'ai parlé d'autre chose.» Comme le rire m'étouffoit, j'y voulus faire diversion. «Ces mots, lui dis-je, rappellent ceux de César, après la défaite du fils de Mithridate: Je suis venu, j'ai vu, et j'ai vaincu.—Il est vrai, dit l'abbé; l'on a même trouvé ma phrase un peu plus laconique.» L'air d'emphase et de gravité dont il avoit prononcé sa sottise étoit si plaisant que Vaudesir et moi, pour n'en pas éclater de rire, nous n'osions nous regarder l'un l'autre; encore eûmes-nous de la peine à garder notre sérieux.

Ces voyages et ces absences déplaisoient à Mme Geoffrin. De toute la belle saison je n'assistois à l'Académie. On lui en faisoit des plaintes; elle s'imaginoit que je me donnois un tort grave en cédant mes jetons aux académiciens assidus (ce qui, à l'égard des d'Olivet, étoit assurément une crainte bien mal fondée), et j'essuyois souvent de vives réprimandes sur ce qu'elle appeloit l'inconséquence de ma conduite. «Quoi de plus ridicule, en effet, disoit-elle, que d'avoir désiré d'être de l'Académie, et de ne pas y assister après y avoir été reçu?» J'avois pour excuse l'exemple du plus grand nombre, encore moins assidu que moi; mais elle prétendoit, avec raison, que j'étois de ceux dont les fonctions académiques exigeoient l'assiduité. Elle avoit bien aussi son petit intérêt personnel dans ses remontrances, car elle passoit les étés à Paris; et, dans ce temps-là, elle ne vouloit point que sa société littéraire fût dispersée.

J'écoutois ses avis avec une modestie respectueuse, et, le lendemain, je m'échappois comme si elle ne m'avoit rien dit. Il étoit assez naturel que ses bontés pour moi en fussent refroidies, mais un dîner où j'étois aimable me réconcilioit avec elle; et, dans les occasions sérieuses, elle se reprenoit d'affection pour moi. Je l'éprouvai dans deux maladies dont je fus attaqué chez elle. L'une avoit été cette même fièvre qui m'a repris cinq fois en ma vie, et qui finira par m'enlever: elle me vint dans le temps qu'on imprimoit ma Poétique. J'y voulois encore ajouter quelques articles; et ce travail, dont j'avois la tête remplie, rendoit, dans les redoublemens de ma fièvre, le délire plus fatigant. Mes amis n'étoient pas tranquilles sur mon état, Mme Geoffrin en étoit inquiète. Le petit médecin de ses laquais, Gevigland[80], m'en tira très bien.

Mon autre maladie fut un rhume d'une qualité singulière: c'étoit une humeur visqueuse qui obstruoit l'organe de la respiration, et qu'avec tout l'effort d'une toux violente je ne pouvois expectorer. Vous concevez qu'après avoir vu périr toute ma famille du mal de poitrine, j'avois quelque raison de croire que c'étoit mon tour. Je le crus en effet; et, privé du sommeil, maigrissant à vue d'oeil, enfin me sentant dépérir, et ne doutant pas que le dernier période de la maladie ne s'annonçât bientôt par le symptôme accoutumé, je pris ma résolution, et ne songeai plus qu'à trouver quelque sujet d'ouvrage qui préoccupât ma pensée, et qui, après avoir rempli mes derniers momens, pût laisser de moi traces d'homme.

On m'avoit fait présent d'une estampe de Bélisaire, d'après le tableau de Van Dyck[81]; elle attiroit souvent mes regards, et je m'étonnois que les poètes n'eussent rien tiré d'un sujet si moral, si intéressant. Il me prit envie de le traiter moi-même en prose; et, dès que cette idée se fut emparée de ma tête, mon mal fut suspendu comme par un charme soudain. Ô pouvoir merveilleux de l'imagination! Le plaisir d'inventer ma fable, le soin de l'arranger, de la développer, l'impression d'intérêt que faisoit sur moi-même le premier aperçu des situations et des scènes que je préméditois, tout cela me saisit et me détacha de moi-même, au point de me rendre croyable tout ce que l'on raconte des ravissemens extatiques. Ma poitrine étoit oppressée, je respirois péniblement, j'avois des quintes d'une toux convulsive; je m'en apercevois à peine. On venoit me voir, on me parloit de mon mal; je répondois en homme occupé d'autre chose: c'étoit à Bélisaire que je pensois. L'insomnie, qui jusqu'alors avoit été si pénible pour moi, n'avoit plus cet ennui, ce tourment de l'inquiétude. Mes nuits, comme mes jours, se passoient à rêver aux aventures de mon héros. Je ne m'en épuisois pas moins; et ce travail continuel auroit achevé de m'éteindre si l'on n'eût pas trouvé quelque remède à mon mal. Ce fut Gatti, médecin de Florence, célèbre promoteur de l'inoculation, habile dans son art, et, de plus, homme très aimable, ce fut lui qui, m'étant venu voir, me sauva. «Il s'agit, me dit-il, de diviser cette humeur épaisse et glutineuse qui vous empâte le poumon; et le remède en est agréable: il faut vous mettre à la boisson de l'oxymel.» Je ne fis donc que délayer au feu d'excellent miel dans d'excellent vinaigre, et du sirop formé de ce mélange l'usage salutaire me guérit en très peu de temps. Il y avoit alors plus de trois mois que je croyois périr; mais, dans ces trois mois, j'avois avancé mon ouvrage. Les chapitres qui demandoient des études étoient les seuls qui me restoient à composer. Tout le travail de l'imagination étoit fini; c'étoit le plus intéressant.

Si cet ouvrage est d'un caractère plus grave que mes autres écrits, c'est qu'en le composant je croyois proférer mes dernières paroles, novissima verba, comme disoient les anciens. Le premier essai que je fis de cette lecture, ce fut sur l'âme de Diderot; le second, sur l'âme du prince héréditaire de Brunswick, aujourd'hui régnant[82].

Diderot fut très content de la partie morale; il trouva la partie politique trop rétrécie, et il m'engagea à l'étendre. Le prince de Brunswick, qui voyageoit en France, après avoir fait contre nous la guerre avec une loyauté chevaleresque et une valeur héroïque, jouissoit, à Paris, de cette haute estime que lui méritoient ses vertus; hommage plus flatteur que ces respects d'usage que l'on marque aux personnes de sa naissance et de son rang. Il désira d'assister à une séance particulière de l'Académie françoise, honneur jusque-là réservé aux têtes couronnées. Dans cette séance je lus un ample extrait de Bélisaire, et j'eus le plaisir de voir le visage du jeune héros s'enflammer aux images que je lui présentois, et ses yeux se remplir de larmes.

Il se plaisoit singulièrement au commerce des gens de lettres, et vous verrez bientôt le cas qu'il en faisoit. Helvétius lui donna à dîner avec nous, et il convint que, de sa vie, il n'avoit fait un dîner pareil. Je n'étois pas fait pour y être remarqué; je le fus cependant. Helvétius ayant dit au prince qu'il lui trouvoit de la ressemblance avec le prétendant, et le prince lui ayant répondu qu'en effet bien des personnes avoient déjà fait cette remarque, je dis à demi-voix:

«Avec quelques traits de plus de cette ressemblance, le prince Édouard auroit été roi d'Angleterre.» Ce mot fut entendu; le prince y fut sensible, et je l'en vis rougir de modestie et de pudeur.

Autant la lecture de Bélisaire avoit réussi à l'Académie, autant j'étois certain qu'il réussiroit mal en Sorbonne. Mais ce n'étoit point là ce qui m'inquiétoit; et, pourvu que la cour et le Parlement ne se mêlassent point de la querelle, je voulois bien me voir aux prises avec la Faculté de théologie. Je pris donc mes précautions pour n'avoir qu'elle à redouter.

L'abbé Terray n'étoit pas encore dans le ministère; mais au Parlement, dont il étoit membre, il avoit le plus grand crédit. J'allai avec Mme Gaulard, son amie, passer quelque temps à sa terre de la Motte, et là je lui lus Bélisaire. Quoique naturellement peu sensible, il le fut à cette lecture. Après l'avoir intéressé, je lui confiai que j'appréhendois quelque hostilité de la part de la Sorbonne, et je lui demandai s'il croyoit que le Parlement condamnât mon livre, dans le cas qu'il fût censuré. Il m'assura que le Parlement ne se mêleroit point de cette affaire, et me promit d'être mon défenseur, si quelqu'un m'y attaquoit.

Ce n'étoit pas tout. Il me falloit un privilège, et il me falloit l'assurance qu'il ne seroit point révoqué. Je n'avois aucun crédit personnel auprès du vieux Maupeou, alors garde des sceaux; mais la femme de mon libraire, Mme Merlin, en étoit connue et protégée. Je le fis pressentir par elle, et il nous promit toute faveur.

Il me restoit à prendre mes sûretés du côté de la cour; et, ici, l'endroit périlleux de mon livre n'étoit pas la théologie. Je redoutois les allusions, les applications malignes, et l'accusation d'avoir pensé à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi foible et trompé. Il n'y avoit, malheureusement, que trop d'analogie d'un règne à l'autre; le roi de Prusse le sentit si bien que, lorsqu'il eut reçu mon livre, il m'écrivit, de sa main, au bas d'une lettre de son secrétaire Lecat: «Je viens de lire le début de votre Bélisaire; vous êtes bien hardi!» D'autres pouvoient le dire; et, si les ennemis que j'avois encore m'attaquoient de ce côté-là, j'étois perdu.

Cependant il n'y avoit pas moyen de prendre à cet égard des précautions directes. La moindre inquiétude que j'aurois témoignée auroit donné l'éveil, et m'auroit dénoncé. Personne n'auroit pris sur soi ni de me rassurer, ni de me promettre assistance; et le premier conseil que l'on m'auroit donné auroit été de jeter au feu mon ouvrage, ou d'en effacer tout ce qui pouvoit être susceptible d'allusion: et que n'auroit-il pas fallu en effacer?

Je pris la contenance toute contraire à celle de l'inquiétude. J'écrivis au ministre de la maison du roi, le comte de Saint-Florentin, que j'étois sur le point de mettre au jour un ouvrage dont le sujet me sembloit digne d'intéresser le coeur du roi; que je souhaitois vivement que Sa Majesté me permît de le lui dédier, et qu'en le lui donnant à examiner (à lui, ministre) j'irois le supplier de solliciter pour moi cette faveur. Pour cela je lui demandois un moment d'audience, et il me l'accorda.

En lui confiant mon manuscrit, je lui avouai en confidence qu'il y avoit un chapitre dont les théologiens fanatiques pourroient bien n'être pas contens. «Il est donc bien intéressant pour moi, lui dis-je, que le secret n'en soit pas éventé; et je vous supplie, Monsieur le comte, de ne pas laisser sortir mon manuscrit de votre cabinet.» Comme il avoit de l'amitié pour moi, il me le promit, et il me tint parole; mais, quelques jours après, en me rendant mon ouvrage, qu'il avoit lu, ou qu'il avoit fait lire, il me dit que la religion de Bélisaire ne seroit pas du goût des théologiens; que vraisemblablement mon livre seroit censuré, et que, pour cela seul, il n'osoit proposer au roi d'en accepter la dédicace. Sur quoi je le priai de vouloir bien me garder le silence, et je me retirai content.

Que voulois-je en effet? Avoir à la cour un témoin de l'intention où j'avois été de dédier mon ouvrage au roi, et par conséquent une preuve que rien n'avoit été plus éloigné de ma pensée que de faire la satire de son règne; ce qui étoit la vérité même. Avec ce moyen de défense je fus tranquille encore de ce côté. Mais il me falloit passer sous les yeux d'un censeur; et, au lieu d'un, l'on m'en donna deux, le censeur littéraire n'ayant osé prendre sur lui d'approuver ce qui touchoit à la théologie.

Voilà donc Bélisaire soumis à l'examen d'un docteur de Sorbonne: il s'appeloit Chevrier.

Huit jours après que je lui eus livré mon ouvrage, j'allai le voir. En me le rendant, il m'en fit de grands éloges; mais, lorsque je jetai les yeux sur le dernier feuillet, je n'y vis point son approbation. «Ayez donc la bonté, lui dis-je, d'écrire là deux mots.» Sa réponse fut un sourire. «Quoi! Monsieur, insistai-je, ne l'approuvez-vous pas?—Non, Monsieur, Dieu m'en garde, me répondit-il doucement.—Et puis-je, au moins, savoir ce que vous y trouvez de répréhensible?—Peu de chose en détail, mais beaucoup dans le tout ensemble; et l'auteur sait trop bien dans quel esprit il a écrit son livre pour exiger de moi d'y mettre mon approbation.» Je voulus le presser de s'expliquer. «Non, Monsieur, me dit-il, vous m'entendez très bien; je vous entends de même; ne perdons pas le temps à nous en dire davantage, et cherchez un autre censeur.» Heureusement j'en trouvai un moins difficile, et Bélisaire fut imprimé.

Aussitôt qu'il parut, la Sorbonne fut en rumeur; et il fut résolu, par les sages docteurs, que l'on en feroit la censure. Pour bien des gens, cette censure étoit encore une chose effrayante; et de ce nombre étoient plusieurs de mes amis. L'alarme se mit parmi eux. Ceux-là me conseilloient d'apaiser, s'il étoit possible, la furie de ces docteurs; d'autres amis, plus fermes, plus jaloux de mon honneur philosophique, m'exhortoient à ne pas mollir. Je rassurai les uns et les autres, ne dis mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public.

Mon livre étoit enlevé; la première édition en étoit épuisée; je pressai la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avoit neuf mille exemplaires de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu'elle y devoit censurer; et, grâce au bruit qu'elle faisoit sur le quinzième chapitre, on ne parloit que de celui-là; c'étoit pour moi comme la queue du chien d'Alcibiade. Je me réjouissois de voir comme les docteurs me servoient en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi étoit de ne paroître ni foible ni mutin, et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se répandre dans l'Europe des éditions de mon livre. Je me tenois donc en défense, sans avoir l'air de craindre la Sorbonne, sans avoir l'air de la braver, lorsqu'un abbé, qui depuis a eu lui-même de puissans ennemis à combattre, l'abbé Georgel[83], vint m'inviter à prendre pour médiateur l'archevêque[84], en m'assurant que, si je l'allois voir, j'en serois bien reçu, et qu'il le savoit disposé à me négocier avec la Faculté un accommodement pacifique. Rien ne convenoit mieux à mon plan que les voies de conciliation. J'allai voir le prélat: il me reçut d'un air paterne, en m'appelant toujours mon cher monsieur Marmontel. Je fus touché de la bonté que sembloient exprimer des paroles si douces. J'ai su depuis que c'étoit le protocole de monseigneur en parlant aux petites gens.

Je l'assurai de ma bonne foi, de mon respect pour la religion, du désir que j'avois de ne laisser aucun nuage sur ma doctrine et celle de mon livre, et je ne lui demandai pour grâce que d'être admis à m'expliquer devant lui avec ses docteurs sur tous les points qui, dans ce livre, leur paroissoient répréhensibles. Ce personnage de médiateur, de conciliateur, parut lui plaire. Il me promit d'agir, et, de mon côté, il me dit d'aller voir le syndic de la Faculté, le docteur Riballier, et de m'expliquer avec lui.

J'allai voir Riballier: nos entretiens et ma correspondance avec lui sont imprimés; je vous y renvoie.

Les autres docteurs qu'assembla l'archevêque à sa maison de Conflans, où je me rendois pour y conférer avec eux, furent un peu moins malhonnêtes que Riballier; mais, dans nos conférences, ils portoient aussi l'habitude de falsifier les passages pour en dénaturer le sens. Armé de patience et de modération, je rectifiois le texte qu'ils avoient altéré, et leur expliquois ma pensée, en leur offrant d'insérer en notes ces explications dans mon livre, et l'archevêque étoit assez content de moi; mais ces messieurs ne l'étoient pas. «Tout ce que vous nous dites là est inutile, conclut enfin l'abbé Le Fèvre (vieil ergoteur que dans l'école on n'appeloit que la_ Grande Cateau_); il faut absolument faire disparoître de votre livre le quinzième chapitre: c'est là qu'est le venin.

—Si ce que vous me demandez étoit possible, lui répondis-je, peut-être le ferois-je pour l'amour de la paix; mais, à l'heure qu'il est, il y a quarante mille exemplaires de mon livre répandus dans l'Europe; et, dans toutes les éditions qu'on en a faites et qu'on en fera, le quinzième chapitre est imprimé et le sera toujours. Que serviroit donc aujourd'hui d'en faire une édition où il ne seroit pas? Personne ne l'achèteroit, cette édition mutilée; ce seroit de l'argent perdu pour moi-même, ou pour mon libraire.—Eh bien! me dit-il, votre livre sera censuré sans pitié.—Oui, sans pitié, lui dis-je, Monsieur l'abbé, je m'y attends, si c'est vous qui en rédigez la censure; mais monseigneur me sera témoin que j'aurai fait, pour vous adoucir, tout ce que raisonnablement vous pouviez exiger de moi.

—Oui, mon cher monsieur Marmontel, me dit l'archevêque, sur bien des points j'ai été content de votre bonne foi et de votre docilité; mais il y a un article sur lequel j'exige de vous une rétractation authentique et formelle: c'est celui de la tolérance.—Si Monseigneur veut bien, lui dis-je, jeter les yeux sur quelques lignes que j'ai écrites ce matin, il y verra nettement expliquée quelle est, à ce sujet, mon opinion personnelle, et quels en sont les motifs.» Je lui présentai cette note, que vous trouverez imprimée à la suite de Bélisaire. Il la lut en silence, et la fit passer aux docteurs. «Bon! dirent-ils, des lieux communs, rebattus mille fois, mille fois réfutés, qui sont le rebut des écoles.—Vous traitez, leur dis-je, avec bien du mépris l'autorité des Pères de l'Église et celle de saint Paul, dont mes motifs sont appuyés.» Ils me répondirent que «les écrits des Pères de l'Église étoient un arsenal où tous les partis trouvoient des armes, et que le passage de saint Paul que j'alléguois ne prouvoit rien.

—Eh bien! leur demandai-je, puisque votre autorité seule doit faire loi, que me demandez-vous?

—Le droit du glaive, me dirent-ils, pour exterminer l'hérésie, l'irréligion, l'impiété, et tout soumettre au joug de la foi.»

C'étoit là que je les attendois, pour me retirer en bon ordre et me tenir retranché dans un poste où l'on ne pourroit m'attaquer. Præmunitum, atque ex omni parte causæ septum (de Or., I, 3). Je leur répondis donc que le glaive étoit l'une de ces armes charnelles que saint Paul avoit réprouvées lorsqu'il avoit dit: Arma militiæ nostræ non carnalia sunt; et, à ces mots, j'allois sortir. Le prélat me retint, et, me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce. «Non, Monseigneur, lui dis-je; si je l'avois signé, je croirois avoir trempé ma plume dans le sang; je croirois avoir approuvé toutes les cruautés commises au nom de la religion.

—Vous attachez donc, me dit Le Fèvre avec son insolence doctorale, une grande importance et une grande autorité à votre opinion?—Je sais, lui dis-je, Monsieur l'abbé, que mon autorité n'est rien; mais ma conscience est quelque chose, et c'est elle qui, au nom de l'humanité, au nom de la religion même, me défend d'approuver les persécutions. Defendenda religio est, non occidendo, sed moriendo; non sævitia, sed patientia… Si sanguine, si tormentis, si malo religionem defendere velis, jam non defendetur, sed polluetur atque violabitur. C'est le sentiment de Lactance, c'est aussi celui de Tertullien et celui de saint Paul, et vous me permettrez de croire que ces gens-là vous valoient bien.

—Allons, dit-il à ses confrères, il n'en faut plus parler. Monsieur veut être censuré; il le sera.» Ainsi finirent nos conférences. Ce qui m'en étoit précieux, c'étoit le résultat que j'en avois tiré. Ce n'étoit plus ici de petites chicanes théologiques où j'aurois été exposé aux arguties de l'École, c'étoit un point de controverse réduit aux termes les plus simples, les plus frappans, les plus tranchans. «Ils ont voulu, pouvois-je dire, me faire reconnoître le droit de forcer la croyance, d'y employer le glaive, les tortures, les échafauds et les bûchers; ils ont voulu me faire approuver qu'on prêchât l'Évangile le poignard à la main, et j'ai refusé de signer cette doctrine abominable. Voilà pourquoi l'abbé Le Fèvre m'a déclaré que je serois censuré sans pitié.» Ce résumé, que je fis répandre à la ville, à la cour, au Parlement, dans les conseils, rendit la Sorbonne odieuse; en même temps mes amis travaillèrent à la rendre ridicule, et je m'en reposai sur eux.

La première opération de la Faculté de théologie avoit été d'extraire de mon livre les propositions condamnables. C'étoit à qui auroit la gloire d'y en découvrir un plus grand nombre. Ils les trioient curieusement comme des perles, que chacun à l'envi apportoit dans le magasin. Après en avoir recueilli trente-sept, trouvant ce nombre suffisant, ils en firent imprimer la liste sous le titre d'Indiculus. Voltaire y ajouta l'épithète de ridiculus. Jamais l'adjectif et le substantif ne s'accordèrent mieux ensemble; Indiculus ridiculus sembloient faits l'un pour l'autre; ils restèrent inséparables. M. Turgot se joua d'une autre manière de la sottise des docteurs. Comme il étoit bon théologien lui-même, et encore meilleur logicien, il établit d'abord ce principe évident et universellement reconnu, que de deux propositions contradictoires, si l'une est fausse, l'autre est nécessairement vraie. Il mit ensuite en opposition, sur deux colonnes parallèles, les trente-sept propositions réprouvées par la Sorbonne, et les trente-sept contradictoires, bien exactement énoncées[85]. Point de milieu; en condamnant les unes il falloit que la Faculté adoptât, professât les autres. Or, parmi celles-ci, il n'y en avoit pas une seule qui ne fût révoltante d'horreur ou ridicule d'absurdité. Ce coup de lumière, jeté sur la doctrine de la Sorbonne, fut foudroyant pour elle. Inutilement voulut-elle retirer son Indiculus; il n'étoit plus temps, le coup étoit porté.

Voltaire se chargea de traîner dans la boue le syndic Riballier et son scribe Cogé, professeur à ce même collège Mazarin dont Riballier étoit principal, et qui, sous sa dictée, avoit écrit contre Bélisaire et contre moi un libelle calomnieux. En même temps, avec cette arme du ridicule qu'il manioit si bien, Voltaire tomba à bras raccourci sur la Sorbonne entière; et ses petites feuilles, qui arrivoient de Genève et qui voltigeoient dans Paris, amusoient le public aux dépens de la Faculté. Quelques autres de mes amis, bons raisonneurs et bons railleurs, eurent aussi la charité de prendre ma défense; si bien que le décret du tribunal théologique étoit déjà honni et bafoué avant d'avoir paru.

Tandis que la Sorbonne, plus furieuse encore de se voir harcelée, travailloit de toutes ses forces à rendre Bélisaire hérétique, déiste, impie, ennemi du trône et de l'autel (car c'étoient là ses deux grands chevaux de bataille), les lettres des souverains de l'Europe et celles des hommes les plus éclairés et les plus sages m'arrivoient de tous les côtés, pleines d'éloges pour mon livre, qu'ils disoient être le bréviaire des rois. L'impératrice de Russie l'avoit traduit en langue russe, et en avoit dédié la traduction à un archevêque de son pays. L'impératrice, reine de Hongrie, en dépit de l'archevêque de Vienne, en avoit ordonné l'impression dans ses États, elle qui étoit si sévère à l'égard des écrits qui attaquoient la religion. Je ne négligeai pas, comme vous pensez bien, de donner connoissance à la cour et au Parlement de ce succès universel[86]; et ni l'une ni l'autre n'eurent envie de partager le ridicule de la Sorbonne.

Les choses étant ainsi disposées, et ma présence n'étant plus nécessaire à Paris, j'employai le temps que mirent les docteurs à fabriquer leur censure, je l'employai, dis-je, à remplir les saints devoirs de l'amitié.

Mme Filleul se mouroit d'une fièvre lente qui avoit pour cause une humeur âcre dans le sang, et pour laquelle le plus habile de nos médecins, Bouvart, lui avoit ordonné les eaux et les bains d'Aix-la-Chapelle. La jeune comtesse de Séran l'y accompagnoit; mais, dans l'état où étoit la malade, l'assistance d'un homme leur étoit nécessaire. Leur ami Bouret me pria de les accompagner. Je m'en fis un devoir; et, dès qu'elles apprirent ma réponse, Mme de Séran m'écrivit ce billet:

Est-il bien vrai que vous venez avec nous aux eaux? Non; je ne puis le croire. C'étoit l'objet de tous mes désirs; mais je n'osois en faire l'objet de mes espérances. Vos occupations, vos affaires, vos plaisirs, tout combat ma confiance. Assurez-m'en vous-même, si vous voulez que je me le persuade; et, si vous m'en assurez, croyez que je mettrai cette marque d'amitié au-dessus de toutes celles qui ont été données dans la vie. Mme Filleul n'ose pas plus se flatter que moi; mais vous seriez peut-être décidé par le désir qu'elle en montre, et la reconnaissance qu'elle en témoigne.

Je partis avec elles. Mme Filleul étoit si mal, et Mme de Séran croyoit si bien voir mourir son amie en chemin, qu'elle m'avertit de me pourvoir d'un habit de deuil.

Arrivés à Aix-la-Chapelle avec cette femme courageuse qui, n'ayant plus qu'un souffle de vie, ne laissoit pas de sourire encore à la gaieté que nous affections, le médecin des eaux fut appelé; il la trouva trop affoiblie pour soutenir le bain, et commença par lui faire essayer tout doucement les eaux. L'effet de leur vertu fut tel que, l'éruption de l'humeur ayant rendu la vie à la malade, dans peu de jours elle reprit des forces et fut en état de soutenir le bain. Alors s'opéra, comme par un miracle, un changement prodigieux. L'éruption fut complète sur tout le corps, et la malade, se sentant ranimée, alloit seule, se promenoit, et nous faisoit admirer les progrès de sa guérison, de son appétit, de ses forces. Hélas! malgré nos remontrances et nos prières, elle abusa de cette prompte convalescence en ne voulant plus observer le doux régime qui lui étoit prescrit; encore, malgré son intempérance, eût-elle été sauvée, sans la fatale imprudence qu'elle commit, à notre insu, au terme de sa guérison.

M. de Marigny, dont la soeur étoit morte, et qui, voulant se marier à son gré et pour son bonheur, avoit épousé la fille aînée de Mme Filleul, notre idole à tous, la belle, la spirituelle, la charmante Julie, cédant au désir qu'avoit sa femme de venir voir sa mère, nous l'amena, et, tout d'un temps, fit, avec le célèbre dessinateur Cochin, un voyage en Hollande et dans le Brabant, pour y voir les tableaux des deux Écoles hollandaise et flamande.

Je vous ai peint le caractère de cet homme estimable, intéressant et malheureux. Tout ce qu'on peut désirer de charmes dans une jeune personne, soit du côté de la figure, soit du côté de l'esprit et du caractère, douceur, ingénuité, bonté, gaieté ingénieuse, raison même, et raison très saine, tout cela, cultivé avec le plus grand soin, se trouvoit réuni dans sa jeune femme. Mais, tourmenté comme il l'étoit par un amour-propre ombrageux, à peine l'eut-il épousée qu'il s'avisa d'être jaloux de la tendresse qu'elle avoit pour sa mère, et de l'amitié dont elle étoit liée dès l'enfance avec Mme de Séran. Il fut témoin de leur sensibilité mutuelle en se revoyant; mais il dissimula le dépit qu'il en ressentoit, et le peu de temps qu'il passa avec nous ne fut obscurci par aucun nuage. Il témoigna même à Mme Filleul des sentimens assez affectueux. «Je vous laisse, lui dit-il, notre chère Julie. Il est bien juste qu'elle donne des soins à la santé de sa mère. Dans quelque temps je viendrai la reprendre, et j'espère trouver alors parfaitement rétablie cette santé qui nous est si précieuse à tous.» Il dit aussi des choses aimables à la comtesse de Séran, et il nous laissa tous persuadés qu'il s'en alloit tranquille; mais en lui le plus petit grain d'humeur étoit comme un levain qui fermentoit bien vite, et dont l'aigreur se communiquoit à toute la masse de ses pensées. Dès qu'il fut seul et livré à lui-même, il se représenta sa femme l'oubliant auprès de sa mère, et, plus en liberté, se réjouissant avec nous de son éloignement. «Elle ne l'aimoit point, elle ne vivoit point pour lui, et il s'en falloit bien qu'il fût ce qu'elle avoit de plus cher au monde.» Telles étoient les réflexions qu'il rouloit dans sa malheureuse tête. Il m'en avoit fait plus d'une fois la triste confidence. Ses lettres cependant furent assez aimables durant tout son voyage, et, jusqu'à son retour, nous n'aperçûmes rien de ce qui se passoit en lui. Laissons-le voyager, et parlons un peu de la vie qu'on menoit à Aix-la-Chapelle.

Quoique Mme Filleul, naturellement vive, volontaire et gourmande, fît, malgré nous, tout ce qu'il falloit pour retarder sa guérison, la vertu des eaux et des bains ne laissoit pas de chasser encore les nouveaux principes d'acrimonie qu'elle faisoit passer tous les jours dans son sang, avec des jus très épicés et des ragoûts dont l'assaisonnement étoit un vrai poison pour elle. Comme elle se vantoit d'être guérie, sans en être aussi persuadés qu'elle nous le croyions assez pour nous en réjouir.

Ainsi nos dames se donnoient tous les amusemens des eaux. Je les partageois avec elles. L'après-dînée c'étoient des promenades, le soir c'étoit la danse à l'assemblée du Ridotto, où l'on jouoit gros jeu; mais aucun de nous ne jouoit. Les danses étoient toutes angloises, et très jolies, et très bien dansées. C'étoit pour moi un curieux spectacle que ces chaînes d'hommes et de femmes de toutes les nations du Nord, Russes, Polonois, Allemands, Anglois surtout, réunis et mêlés par l'attrait commun du plaisir. Je n'ai pas besoin de vous dire que deux Françoises d'une rare beauté, dont la plus vieille avoit vingt ans, n'eurent qu'à se montrer pour s'attirer des soins et des hommages. Lors donc que le matin, à la promenade des eaux, ou quelquefois chez elles, on leur faisoit la cour, j'avois des heures solitaires; je les employois au travail: je faisois les Incas.

Dans ce temps-là, deux de nos évêques françois vinrent aux eaux, et se trouvèrent logés dans notre voisinage. L'un, Broglie[87], évêque de Noyon, étoit malade; l'autre l'accompagnoit; c'étoit Marbeuf, évêque d'Autun, qui depuis a été ministre de la feuille[88]. L'auteur du livre que la Sorbonne censuroit dans ce moment-là fut pour eux un objet de curiosité. Ils vinrent me voir, et m'invitèrent à faire ensemble des promenades. Je compris bien que ces prélats vouloient peloter avec moi; et, comme le jeu me plaisoit assez, je fis volontiers leur partie.

Ils commencèrent, comme vous pensez bien, par me parler de Bélisaire. Ils s'attendoient à me trouver fort effrayé du décret que la Sorbonne alloit fulminer contre moi, et ils furent assez surpris de me voir si tranquille sous l'anathème. «Bélisaire, leur dis-je, est un vieux militaire, honnête homme et chrétien dans l'âme, aimant sa religion de bon coeur et de bonne foi; il en croit tout ce qui lui en est enseigné dans l'Évangile, et ne rejette que ce qui n'en est pas. C'est aux noirs fantômes de la superstition, c'est aux monstrueuses horreurs du fanatisme que Bélisaire refuse sa croyance. J'ai proposé à la Sorbonne de rendre cette distinction évidente dans des notes explicatives que j'ajouterois à mon livre. Elle a refusé ce moyen de conciliation; elle a voulu que le quinzième chapitre fût retranché d'un livre dont quarante mille exemplaires sont déjà répandus: demande puérile, car l'édition tronquée et mise au rebut n'auroit fait que me ruiner. Enfin, elle s'est obstinée à vouloir que je reconnusse le dogme de l'intolérance civile, le droit du glaive, le droit des proscriptions, des exils, des cachots, des poignards, des tortures et des bûchers, pour forcer à croire à la religion de l'agneau; et, dans l'agneau de l'Évangile, je n'ai pas voulu reconnoître le tigre de l'inquisition. Je m'en suis tenu à la doctrine de Lactance, de Tertullien, de saint Paul, et à l'esprit de l'Évangile. Voilà pourquoi la Sorbonne est actuellement occupée à fabriquer une censure où elle foudroiera Bélisaire, Lactance, Tertullien, saint Paul, et quiconque pense comme eux. Prenez garde à vous, Messeigneurs, car vous pourriez bien être du nombre.

—Mais de quoi se mêlent les philosophes, me dit l'évêque d'Autun, de parler de théologie?—De quoi se mêlent les théologiens, lui répliquai-je, de tyranniser les esprits, et d'exciter les princes à employer la force pour violenter la croyance? Les princes sont-ils juges sur l'article de la doctrine et sur les objets de la foi?—Non, certes, me dit-il, les princes n'en sont pas les juges.—Et vous en faites les bourreaux!—Je ne sais pas, reprit-il, pourquoi on accuse aujourd'hui les théologiens d'un genre de persécution qui ne s'exerce plus. Jamais l'Église n'a mis tant de modération dans l'usage de sa puissance.—Il est vrai, Monseigneur, lui dis-je, qu'elle en use plus sobrement; et, pour la conserver, elle l'a tempérée.—Pourquoi donc prendre, insista-t-il, ce temps-là même pour l'attaquer?—Parce qu'on n'écrit pas seulement, répondis-je, pour le moment où l'on écrit; qu'il est à craindre que l'avenir ne ressemble au passé, et qu'on prend le moment où les eaux sont basses pour travailler aux digues.—Ah! les digues! ce sont, dit-il, les prétendus philosophes qui les renversent; et ils ne tendent pas à moins qu'à détruire la religion.—Qu'on lui laisse son caractère, à cette religion charitable, bienfaisante et paisible, j'ose assurer, lui répliquai-je, que l'incrédule même n'osera l'attaquer, et que l'impie se taira devant elle. Ce ne sont ni ses dogmes purs, ni sa morale, ni même ses mystères, qui lui suscitent des ennemis. Ce sont les opinions violentes et fanatiques dont une théologie atrabilaire a mêlé sa doctrine, c'est là ce qui soulève une foule de bons esprits. Qu'on la dégage de ce mélange, qu'on la ramène à sa sainteté primitive; alors ceux qui l'attaqueront seront les ennemis publics des malheureux qu'elle console, des opprimés qu'elle relève, et des foibles qu'elle soutient.

—Vous avez beau dire, reprit l'évêque, sa doctrine est constante, l'édifice en est cimenté, et nous ne souffrirons jamais qu'une seule pierre en soit détachée.» Je lui fis observer que l'art des mines étoit porté fort loin; qu'avec un peu de poudre on renversoit de fond en comble des tours, bien hautes, bien solides, et que l'on brisoit même les rochers les plus durs. «Me préserve le Ciel, ajoutai-je, de souhaiter que ce présage s'accomplisse! j'aime sincèrement, je révère du fond du coeur cette religion consolante; mais, si jamais elle meurt parmi nous, le fanatisme théologique en sera seul la cause; ce sera lui qui, de sa main, lui aura porté le coup mortel.»

Alors s'éloignant un peu de moi, et parlant à voix basse à l'évêque de Noyon, je crus entendre qu'il lui disoit: Cela durera plus que nous. Il se trompoit. Ensuite, revenant vers moi: «Si vous aimez la religion, insista-t-il, pourquoi vous joignez-vous à ceux qui méditent de la détruire?—Je ne me joins, lui répondis-je, qu'à ceux qui l'aiment comme moi, et qui désirent qu'elle se montre telle qu'elle est venue du ciel, pure, sans mélange et sans tache, sicut aurora consurgens, pulchra ut luna, electa ut sol. (Il ajouta, en souriant, terribilis ut castrorum acies ordinata.) Oui, répliquai-je, terrible aux méchans, aux fanatiques, aux impies; mais terrible dans l'avenir avec les armes qui lui sont propres, et qui ne sont ni le fer ni le feu.» Telle fut à peu près notre première conversation.

Une autre fois, comme il revenoit sans cesse à dire que les philosophes se donnoient trop de libertés: «Il est vrai, Monseigneur, lui dis-je, que parfois ils s'avisent d'être vos suppléans dans des fonctions assez belles; mais ce n'est qu'autant que vous-mêmes vous ne daignez pas les remplir.—Quelles fonctions? demanda-t-il.—Celles de prêcher sur les toits des vérités qu'on dit trop rarement aux souverains, à leurs ministres, aux flatteurs qui les environnent. Depuis l'exil de Fénelon, ou, si vous voulez, depuis ce petit cours de morale touchante que Massillon fit faire à Louis XV enfant, leçons prématurées, et par là inutiles, les vices, les crimes publics, ont-ils trouvé dans le sacerdoce un seul agresseur courageux? En chaire, on ose bien tancer de petites foiblesses et des fragilités communes; mais les passions désastreuses, les fléaux politiques, en un mot les sources morales des malheurs de l'humanité, qui ose les attaquer? qui ose demander compte à l'orgueil, à l'ambition, à la vaine gloire, au faux zèle, à la fureur de dominer et d'envahir, qui ose leur demander compte devant Dieu et devant les hommes des larmes et du sang de leurs innombrables victimes?» Alors je supposai un Chrysostome en chaire; et, en exposant les sujets qui invoqueroient son éloquence, je fus peut-être moi-même éloquent dans ce moment-là.

Quoi qu'il en soit, mes deux prélats, après m'avoir tâté le pouls deux ou trois fois, trouvèrent mon mal incurable; et, lorsqu'un jour, en leur montrant sur ma table le manuscrit des Incas, je leur dis: «Voilà un ouvrage qui réduira vos docteurs à l'alternative de brûler l'Évangile ou de respecter dans Las Casas, cet apôtre des Indes, les mêmes sentimens et la même doctrine qu'ils condamnent dans Bélisaire», ils virent qu'il n'y avait plus rien à espérer de moi; ainsi leur zèle découragé, ou plutôt leur curiosité satisfaite, me laissa disposer d'un temps que nous perdions ensemble, eux à vouloir faire de moi un philosophe théologien, et moi à vouloir faire d'eux des théologiens philosophes.

Le travail que demandoit encore mon livre des Incas fut interrompu quelque temps pour faire place à celui d'un mémoire où j'ai plaidé la cause des paysans du Nord, et qui est imprimé dans la collection de mes oeuvres[89].

Je venois de lire dans les gazettes qu'à la Société économique de Pétersbourg un anonyme proposoit un prix de mille ducats pour le meilleur ouvrage sur cette question: Est-il avantageux pour un État que le paysan possède en propre du terrain, ou qu'il ait seulement des biens meubles? et jusqu'où le droit du paysan sur cette propriété devroit-il s'étendre pour l'avantage de l'État?

Je ne doutai pas que l'anonyme ne fût l'impératrice de Russie elle-même; et, puisque sur ce grand objet elle vouloit que la vérité fût connue dans ses États, je résolus de la montrer tout entière. L'un des ministres de Russie, M. de Saldern, étoit venu prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle. Je le voyois souvent, et il me parloit des affaires du Nord avec autant d'ouverture de coeur qu'il est permis à un ministre sage. Ce fut par lui que mon mémoire parvint à sa destination. Il n'obtint pas le prix, et je l'avois prévu; mais il fit son impression, et j'en reçus des témoignages.

Ainsi mes heures solitaires étoient remplies et utilement occupées. Mais un objet non moins intéressant pour moi que mon travail, et, à vrai dire, plus attrayant encore, c'étoit la conversation de mes trois femmes, toutes les trois de caractères différens, mais si analogues que leurs couleurs se marioient et se fondoient ensemble comme celles de l'arc-en-ciel. Or, c'est de ce mélange harmonieux de sentimens et de pensées que résulte le charme de la conversation. Un assentiment unanime commence par être agréable et finit par être ennuyeux. Aussi Mme Filleul disoit-elle qu'elle aimoit la contrariété; qu'il n'y avoit que cela de naturel et de sincère; que la nature n'avoit rien fait de pareil, ni deux oeufs, ni deux feuilles d'arbre, ni deux esprits et deux caractères, et que, partout où l'on croyoit voir une ressemblance constante de sentimens et d'opinions, il y avoit dissimulation et complaisance de part ou d'autre, souvent même des deux côtés.

L'une des trois, Mme de Séran, m'avoit mis dans sa confidence, et cette confidence étoit de nature à donner lieu à d'intéressans tête-à-tête. Il s'agissoit pour elle de succéder, si elle l'avoit voulu, à Mme de Pompadour. Elle étoit en relation continuelle avec le roi; il lui écrivoit par tous les courriers; et ces lettres et les réponses me passoient toutes sous les yeux. Voici comment s'étoit noué le fil de ce petit roman.

Mme de Séran étoit fille d'un M. de Bullioud, bon gentilhomme sans fortune, ci-devant gouverneur des pages du duc d'Orléans. Par une fatalité des plus étranges, et que je ne puis expliquer, cette jeune personne, dès l'âge de quinze ans, avoit été l'objet de l'humeur violente et sombre de son père et de l'aversion de sa mère. Belle comme l'Amour, et encore plus intéressante par le charme de sa bonté et de sa naïve innocence que par l'éclat de sa beauté, elle pleuroit et gémissoit dans cette situation si triste et si cruelle, lorsque son père prit tout à coup la résolution de la marier, en lui donnant pour dot sa place de gouverneur des pages qu'il cédoit à son gendre. Cet époux qu'il lui présenta étoit aussi un gentilhomme d'ancienne race, mais n'ayant pour tout bien qu'une petite terre en Normandie. C'étoit peu d'être pauvre, M. de Séran étoit laid, et d'une laideur rebutante: roux, mal fait, borgne, et un dragon[90] dans l'oeil; d'ailleurs, le plus honnête et le meilleur des hommes. Lorsqu'il fut présenté à notre belle Adélaïde, elle en pâlit d'effroi, et le coeur lui bondit de dégoût et de répugnance. La présence de ses parens lui fit dissimuler, tant qu'il lui fut possible, cette première impression; mais M. de Séran s'en aperçut. Il demanda qu'il lui fût permis d'être quelques momens tête à tête avec elle; et, lorsqu'ils furent seuls: «Mademoiselle, lui dit-il, vous me trouvez bien laid, et ma laideur vous épouvante; je le vois; vous pouvez l'avouer sans détour. Si vous croyez que cette répugnance soit invincible, parlez-moi comme à votre ami: le secret vous sera gardé; je prendrai sur moi la rupture, vos père et mère ne sauront rien de l'aveu que vous m'aurez fait. Cependant, s'il étoit possible de vous rendre supportables dans un mari ces disgrâces de la nature, et s'il ne falloit pour cela que les soins et les complaisances d'une bonne et tendre amitié, vous pourriez les attendre du coeur d'un honnête homme qui vous sauroit gré toute la vie de ne l'avoir point rebuté. Consultez-vous, et répondez-moi; vous êtes parfaitement libre.»

Adélaïde étoit si malheureuse, elle voyoit dans cet honnête homme un désir si sincère de lui procurer un sort plus doux, qu'elle espéra se donner le courage de l'accepter. «Monsieur, lui dit-elle, ce que je viens d'entendre, le caractère de bonté, de probité, que ce langage annonce, me prévient en votre faveur de l'estime la plus sincère. Donnez-moi vingt-quatre heures pour faire mes réflexions, et venez me revoir demain.»

Il ne fallut pas moins que les conseils les plus pressans de la raison et du malheur pour la déterminer; mais enfin, l'estime que M. de Séran lui avoit inspirée triompha de tous ses dégoûts. «Monsieur, lui dit-elle en le revoyant, je suis persuadée que la laideur, ainsi que la beauté, s'oublie, et que les seules qualités dont l'habitude n'affoiblit point l'impression, et dont tous les jours, au contraire, elle fait mieux sentir le prix, ce sont les qualités de l'âme; je les trouve en vous, c'est assez; et je me fie à votre honnêteté du soin de mon bonheur. Je désire faire le vôtre.»

Ainsi se maria Mlle de Bullioud avant ses quinze ans accomplis; et M. de Séran fut pour elle tout ce qu'il avoit promis d'être. Je ne dis pas que cette union eût les charmes de l'amour, mais elle avoit les douceurs de la paix, de l'amitié, de la plus tendre estime. Le mari, sans inquiétude, voyoit sa femme environnée d'adorateurs; et la femme, par sa conduite raisonnable et décente, honoroit aux yeux du public la confiance de son mari.

Cependant, comme il étoit impossible de la voir, de l'entendre, surtout de la connoître, sans désirer pour elle un meilleur sort, ses amis s'occupèrent du soin de sa fortune; et, au mariage du duc de Chartres, ils songèrent à la placer honorablement auprès de la jeune princesse. Mais pour cela il ne suffisoit pas d'une noblesse ancienne et pure, il falloit encore être du nombre des femmes présentées au roi: telle étoit l'étiquette de la cour d'Orléans. Cet honneur étoit réservé à quatre cents ans de noblesse, et, à ce titre, elle avoit le droit d'y prétendre. Il lui fut accordé. Mais le roi, après avoir écouté plus attentivement l'éloge de sa beauté que les témoignages sur sa noblesse, mit pour condition à son consentement qu'après sa présentation elle iroit l'en remercier; article secret pour M. de Séran, et auquel sa femme elle-même ne s'étoit pas attendue: car, de bien bonne foi, elle n'aspiroit qu'à la place qui lui étoit promise dans la cour du duc d'Orléans; et, lorsqu'au rendez-vous que lui donna le roi dans ses petits cabinets, il fallut aller seule le remercier tête à tête, j'ai su qu'elle en étoit tremblante. Cependant elle s'y rendit, et j'arrivai chez Mme Filleul comme on y attendoit son retour. Ce fut là que j'appris ce que je viens de raconter; et je vis bien que, pour ses amis, la place à la cour d'Orléans n'avoit été qu'un spécieux prétexte, et que le rendez-vous actuel étoit leur objet important.

J'eus le plaisir de voir les châteaux en Espagne de l'ambition s'élever; la jeune comtesse toute-puissante, le roi et la cour à ses pieds, tous ses amis comblés de grâces, de faveurs; moi-même honoré de la confiance de la maîtresse, et par elle inspirant et faisant faire au roi tout le bien que j'aurois voulu; il n'y avoit rien de si beau. On attendoit la jeune souveraine, on comptoit les minutes, on mouroit d'impatience de la voir arriver; et cependant on étoit bien aise qu'elle n'arrivât point encore.

Elle arrive enfin, et nous raconte son voyage. Un garçon de la chambre l'attendoit à la grille de la chapelle; il étoit nuit close; elle étoit montée par un escalier dérobé dans les petits appartemens. Le roi ne s'étoit pas fait attendre. Il l'avoit abordée d'un air aimable, lui avoit pris les mains, les lui avoit baisées respectueusement; et, la voyant craintive, il l'avoit rassurée par de douces paroles et un regard plein de bonté. Ensuite il l'avoit fait asseoir vis-à-vis de lui, l'avoit félicitée sur le succès de sa présentation, en lui disant que rien de si beau n'avoit paru dans sa cour, et que tout le monde en étoit d'accord. «Il est donc bien vrai, Sire, lui ai-je répondu, nous dit-elle, que le bonheur nous embellit, et, si cela est, je dois être encore plus belle en ce moment.—Aussi l'êtes-vous», m'a-t-il dit en me prenant les mains et en les serrant doucement dans les siennes, qui étoient tremblantes. Après un moment de silence où ses regards seuls me parloient, il m'a demandé quelle seroit la place que j'ambitionnerois à sa cour. Je lui ai répondu: «La place de la princesse d'Armagnac[91] (c'étoit une vieille amie du roi qui venoit de mourir).—Ah! vous êtes bien jeune, m'a-t-il dit, pour remplacer une amie qui m'a vu naître, qui m'a tenu sur ses genoux, et que j'ai chérie dès le berceau. Il faut du temps, Madame, pour obtenir ma confiance: j'ai tant de fois été trompé!—Oh! je ne vous tromperai pas, lui ai-je dit; et, pour mériter le beau titre de votre amie, s'il ne faut que du temps, j'en ai à vous donner.» Ce langage, avec mes vingt ans, l'a surpris, mais ne lui a pas déplu. En changeant de propos, il m'a demandé si je trouvois ses petits appartemens meublés d'assez bon goût. «Non, lui ai-je dit, je les voudrois en bleu.» Comme le bleu est sa couleur, cette réponse l'a flatté. J'ai ajouté qu'à cela près je les trouvois charmans. «Si vous vous y plaisez, m'a-t-il dit, j'espère que vous voudrez bien y venir quelquefois, par exemple tous les dimanches, à la même heure qu'aujourd'hui.» Je l'ai assuré que je saisirois tous les momens de lui faire ma cour. Sur quoi il m'a quittée pour aller souper avec ses enfans. Il m'a donné rendez-vous à la huitaine, à la même heure. Je vous annonce donc à tous que je serai l'amie du roi, et que je ne serai rien de plus.»

Comme cette résolution étoit non seulement dans sa tête, mais dans son coeur, elle y tint, et j'en eus la preuve. Au second rendez-vous, elle trouva le salon meublé en bleu comme elle l'avoit désiré, attention assez délicate. Elle s'y rendoit tous les dimanches, et, par Janel, l'intendant des postes, elle recevoit fréquemment, dans l'intervalle des rendez-vous, des lettres de la main du roi; mais, dans ces lettres, que j'ai vues, il ne sortoit jamais des bornes d'une galanterie respectueuse, et les réponses qu'elle y faisoit, pleines d'esprit, de grâce et de délicatesse, flattoient son amour-propre sans jamais flatter son amour. Mme de Séran avoit infiniment de cet esprit naturel et facile, dont l'agrément naïf et simple enchante ceux qui en ont le plus, et plaît à ceux qui en ont le moins. La vanité du roi, difficile à apprivoiser, avoit été bientôt à son aise avec elle. Dès leur second rendez-vous, les momens qui précédoient le souper du roi au grand couvert lui avoient paru si courts qu'il la pria de vouloir bien l'attendre, et d'agréer qu'on lui servît à elle un petit souper, promettant d'abréger le sien autant qu'il lui seroit possible, afin d'être avec elle quelques momens de plus. Comme il avoit dans ses cabinets une petite bibliothèque, un soir elle lui demanda quelque livre agréable pour s'occuper en son absence; et, le roi lui en laissant le choix, elle eut pour moi l'attention et la bonté de nommer Bélisaire. «Je ne l'ai point, répondit le roi; c'est le seul de ses ouvrages que Marmontel ne m'ait point donné.—Choisissez donc vous-même, Sire, lui dit-elle, un livre qui m'amuse ou qui m'intéresse.—J'espère, lui dit-il, que celui-ci vous intéressera»; et il lui donna un recueil de vers faits au sujet de sa convalescence. Ce fut pour elle, après le souper, un ample et riche fonds d'éloges d'autant plus flatteurs que l'esprit y laissoit parler le sentiment.

Si le roi avoit été jeune, et animé de ce feu qui donne de l'audace et qui la fait pardonner, je n'aurois pas juré que la jeune et sage comtesse eût toujours passé sans péril le pas glissant du tête-à-tête; mais un désir foible, timide, mal assuré, tel qu'il étoit dans un homme vieilli par les plaisirs plus que par les années, avoit besoin d'être encouragé, et un air de décence, de réserve et de modestie, n'étoit pas ce qu'il lui falloit. La jeune femme le sentoit bien. «Aussi, nous disoit-elle, il n'osera jamais être que mon ami, j'en suis sûre; et je m'en tiens là.»

Elle lui parla cependant un jour de ses maîtresses, et lui demanda s'il avoit jamais été véritablement amoureux. Il répondit qu'il l'avoit été de Mme de Châteauroux. «Et de Mme de Pompadour?—Non, dit-il, je n'ai jamais eu de l'amour pour elle.—Vous l'avez cependant gardée aussi longtemps qu'elle a vécu.—Oui, parce que la renvoyer, c'eût été lui donner la mort.» Cette naïveté n'étoit pas séduisante; aussi Mme de Séran ne fut-elle jamais tentée de succéder à une femme que le roi n'avoit gardée que par pitié.

Elle en étoit à ces termes avec lui lorsqu'elle et moi nous quittâmes tout pour accompagner aux eaux notre amie malade et mourante.

Mme de Séran recevoit régulièrement, tous les courriers, une lettre du roi, par l'entremise de Janel; j'en étois confident; je l'étois aussi des réponses; je l'ai été depuis, tant qu'a duré leur correspondance, et je suis témoin oculaire de l'honnêteté de cette liaison. Les lettres du roi étoient remplies d'expressions qui ne laissoient rien d'équivoque. «Vous n'êtes que trop respectable!… Permettez-moi de vous baiser les mains; permettez au moins, dans l'éloignement, que je vous embrasse.» Il lui parloit de la mort du Dauphin, qu'il appeloit notre saint héros, et lui disoit qu'elle manquoit aux consolations dont il avoit besoin sur une perte aussi cruelle. Tel étoit son langage, et il n'auroit pas eu la complaisance de déguiser ainsi le style d'un amant heureux. J'aurai lieu de parler encore de ces lettres du roi, et de l'impression qu'elles firent sur un esprit moins facile à persuader que le mien. En attendant, j'observe ici que le roi, à son âge, n'étoit pas fâché de trouver à goûter les charmes d'une liaison de sentiment d'autant plus piquante et flatteuse qu'elle lui étoit nouvelle, et que, sans compromettre son amour-propre, elle le touchoit par l'endroit le plus délicat.

Quoique le bruit que faisoit Bélisaire et la célébrité que les Contes moraux avoient dans le nord de l'Europe m'eussent déjà rendu assez remarquable parmi cette foule au milieu de laquelle je vivois, une aventure assez honorable pour moi m'attira de nouvelles attentions. Un matin, en passant devant la grande auberge où se tenoit le Ridotto, je m'entendis appeler par mon nom. Je lève la tête, et je vois à la fenêtre d'où venoit la voix un homme qui s'écrie: C'est lui-même, et qui disparoît. Je ne l'avois pas reconnu; mais dans l'instant je le vois sortir de l'auberge, courir à moi et m'embrasser en disant: «L'heureuse rencontre!» C'étoit le prince de Brunswick. «Venez, ajouta-t-il, que je vous présente à ma femme; elle va être bien contente.» Et, en entrant chez elle: «Madame, lui dit-il, vous désiriez tant de connoître l'auteur de Bélisaire et des Contes moraux! le voici, je vous le présente.» Son Altesse Royale, soeur du roi d'Angleterre, me reçut avec la même joie et la même cordialité dont le prince me présentoit. Dans ce moment, les magistrats de la ville les attendoient à la fontaine, pour la faire ouvrir devant eux et leur montrer la concrétion de soufre pur qui se formoit en stalactite sous la pierre du réservoir; espèce d'honneur qu'on ne rendoit qu'à des personnes principales. «Allez-y sans moi, dit le prince à sa femme; je passerai plus agréablement ces momens avec Marmontel.» Je voulus me refuser à cette faveur; mais il fallut rester avec lui au moins un quart d'heure, enfermés tête à tête; et il l'employa à me parler avec enthousiasme des gens de lettres qu'il avoit vus à Paris, et des heureux momens qu'il avoit passés avec eux. Ce fut là qu'il me dit que l'idée affligeante qui lui étoit restée de notre commerce étoit qu'il falloit renoncer à l'espérance de nous attirer hors de notre patrie, et qu'aucun souverain de l'Europe n'étoit assez riche, assez puissant, pour nous dédommager du bonheur de vivre entre nous.

Enfin, pour l'engager à se rendre à la fontaine, je fus obligé de lui marquer le désir d'en voir moi-même l'ouverture, et j'eus l'honneur de l'y accompagner.

Comme ils devoient partir le lendemain, la princesse eut la bonté de m'inviter à aller passer la soirée avec eux au Ridotto. Elle dansoit dans le moment que j'y arrivai; et aussitôt elle quitta la danse, qu'elle aimoit passionnément, pour venir causer avec moi. Jusqu'à une heure après minuit, elle, sa dame de compagnie (Mlle Stuart) et moi, nous nous tînmes dans notre coin à nous entretenir de tout ce que voulut savoir de moi cette aimable princesse. Il est possible que sa bonté me fît illusion; mais, dans son naturel, je lui trouvai beaucoup d'esprit et d'agrément. «Comment donc, lui disois-je, vous a-t-on élevée pour avoir dans le caractère cette adorable simplicité? Que vous ressemblez peu à ce que j'ai pu voir de personnes de votre rang!—C'est, me répondit Mlle Stuart, qu'à votre cour on enseigne aux princes à dominer, et qu'à la nôtre on leur enseigne à plaire.»

La princesse, avant de me quitter, eut la bonté de vouloir que je lui promisse de faire un voyage en Angleterre, lorsqu'elle y seroit elle-même. «Je vous en ferai les honneurs, me dit-elle (ce sont ses termes), et ce sera moi qui vous présenterai au roi mon frère.» Je lui promis qu'à moins de quelque obstacle insurmontable j'irois lui faire ma cour à Londres; et je pris congé d'elle et de son digne époux, véritablement pénétré des marques de bonté que j'en avois reçues. Je n'en fus pas plus fier; mais, dans le cercle du Ridotto, je crus m'apercevoir que j'étois plus considéré. Il semble, mes enfans, qu'il y ait de la vanité à vous raconter ces détails; mais il faut bien que je vous apprenne qu'avec quelque talent et une conduite honnête et simple on se fait estimer partout.

Quoique Mme de Séran et Mme de Marigny ne fussent point malades, elles ne laissoient pas de se donner fréquemment le plaisir du bain; et je les entendois parler de leur jeune baigneuse comme d'un modèle, que les sculpteurs auroient été trop heureux d'avoir pour la statue d'Atalante, ou de Diane, ou même de Vénus. Comme j'avois le goût des arts, je fus curieux de connoître ce modèle qu'on louoit tant. J'allai voir la jeune baigneuse; je la trouvai belle, en effet, et presque aussi sage que belle. Nous fîmes connoissance. Une de ses amies, qui fut bientôt la mienne, voulut bien nous permettre d'aller quelquefois avec elle goûter dans son petit jardin. Cette société populaire, en me rapprochant de la simple nature, me rendoit assez de philosophie pour conserver mon âme en paix auprès de mes deux jeunes dames; situation qui, sans cela, n'eût pas laissé d'être pénible. Au reste, ces goûters n'étoient pas ruineux pour moi: de bons petits gâteaux avec une bouteille de vin de Moselle en faisoient les frais; et Mme Filleul, que j'avois mise dans ma confidence, me glissoit en secret de petits flacons de vin de Malaga que sa baigneuse et moi buvions à sa santé.

Hélas! cette santé qui, malgré toutes ses intempérances, ne laissoit pas de se rétablir par la vertu merveilleuse des bains, éprouva bientôt une révolution funeste.

M. de Marigny revint de son voyage de Hollande: il croyoit ramener avec lui sa femme à Paris; mais, Mme Filleul lui ayant témoigné qu'il lui feroit plaisir de lui laisser sa fille jusqu'à la fin de la saison des eaux, temps qui n'étoit pas éloigné, il parut céder volontiers à ce désir d'une mère malade; et, comme il vouloit voir Spa en s'en allant, nos jeunes dames résolurent de l'y accompagner; ils m'engagèrent tous à faire ce petit voyage. Je ne sais quel pressentiment me faisoit insister à tenir compagnie à Mme Filleul; mais elle-même, s'obstinant à vouloir qu'on la laissât seule, me força de partir. Ce malheureux voyage s'annonça mal. Deux Polonois de la société de nos jeunes dames, MM. Regewski, trouvèrent qu'il seroit du bon air de les accompagner à cheval. M. de Marigny ne les vit pas plus tôt caracoler à la portière du carrosse qu'il tomba dans une humeur sombre; et, dès ce moment, le nuage qui s'éleva dans sa tête ne fit que se grossir et devenir plus orageux.

En arrivant à Spa, il vint cependant avec nous à l'assemblée du Ridotto; mais, plus il la trouva brillante, et plus il fut frappé de l'espèce d'émotion qu'avoient causée nos jeunes dames en s'y montrant, et plus son chagrin se noircit. Il ne voulut pourtant pas avoir l'humiliation de se montrer jaloux. Il prit un prétexte plus vague.

À souper, comme il étoit sombre et taciturne, Mme de Séran et sa femme l'ayant pressé de dire quelle étoit la cause de sa tristesse, il répondit enfin qu'il voyoit trop bien que sa présence étoit importune; qu'après tout ce qu'il avoit fait pour être aimé, il ne l'étoit point; qu'il étoit haï, qu'il étoit détesté; que la demande que lui avoit faite Mme Filleul étoit préméditée; que l'on n'avoit voulu que se débarrasser de lui; qu'on ne l'avoit accompagné à Spa que pour s'y amuser; qu'il n'étoit point dupe de ces belles manières, et qu'il savoit très bien qu'il tardoit à sa femme qu'il fût parti. Elle prit la parole en lui disant qu'il étoit injuste; que, s'il eût témoigné la plus légère peine de la laisser près de sa mère, ni l'une ni l'autre n'auroient voulu abuser de sa complaisance; qu'au surplus, quoique l'on eût laissé ses malles à Aix-la-Chapelle, elle étoit résolue à partir avec lui. «Non, Madame, dit-il, restez; il n'est plus temps, je ne veux point de sacrifices.—Assurément, répliqua-t-elle, c'en est un que de quitter ma mère dans l'état où elle est, mais il n'en est aucun que je ne sois prête à vous faire.—Je n'en veux point», répéta-t-il en se levant de table. Mme de Séran voulut tâcher de l'adoucir. «Pour vous, Madame, lui dit-il, je ne vous parle point. J'aurois trop à vous dire; seulement, je vous prie de ne pas vous mêler de ce qui se passe entre madame et moi.» Il sortit brusquement, et nous laissa tous trois consternés.

Après avoir tenu conseil un moment, nous fûmes d'avis que sa femme allât le trouver. Elle étoit pâle et tout en larmes. Dans cet état, elle eût attendri le coeur d'un tigre; mais lui, de peur de s'adoucir, il avoit défendu de la laisser entrer, et avoit ordonné que des chevaux de poste fussent mis à sa chaise au petit point du jour.

C'étoit de tous les maîtres le plus ponctuellement obéi. Son valet de chambre représenta que, s'il laissoit entrer madame, il seroit chassé sur-le-champ, et que monsieur, dans sa colère, seroit capable de se porter aux plus extrêmes violences. Nous espérâmes que le sommeil le calmeroit un peu, et je demandai seulement que l'on vînt m'avertir dès le moment de son réveil.

Je n'avois point dormi, je n'étois pas même déshabillé, lorsqu'on vint me dire qu'il se levoit. J'entrai chez lui, et, dans les termes les plus touchans, je lui représentai l'état où il laissoit sa femme. «C'est un jeu, me dit-il, vous ne connoissez point les femmes; je les connois, pour mon malheur.» La présence de ses valets me força au silence; et, lorsqu'il fut près de partir: «Adieu, mon ami, me dit-il en me serrant la main, plaignez le plus malheureux des hommes. Adieu.» Et, de l'air dont il seroit monté à l'échafaud, il monta en voiture et partit.

Alors, la douleur de Mme de Marigny se changeant en indignation: «Il me rebute, nous dit-elle; il veut me révolter, il y réussira. J'étois disposée à l'aimer, le Ciel m'en est témoin; j'aurois fait mon bonheur, ma gloire de le rendre heureux; mais il ne veut pas l'être; il a juré de me forcer à le haïr.»

Nous passâmes trois jours à Spa, les jeunes femmes à dissiper la tristesse dont elles avoient l'âme atteinte, et moi à réfléchir sur les suites fâcheuses que ce voyage pouvoit avoir. Je ne prévoyois pas encore le chagrin plus cruel qu'il alloit nous causer.

À mesure que le sang se dépuroit dans les veines de notre malade, il se formoit successivement, sur sa peau et par tout son corps, une gale qui, d'elle-même, séchoit et tomboit en poussière. C'étoit là son salut; et, du moment que cette écume du sang avoit commencé à se répandre au dehors, le médecin l'avoit regardée comme rappelée à la vie. Mais elle, à qui cette gale inspiroit du dégoût, et qui en trouvoit la guérison trop lente, voulut l'accélérer; et, prenant pour cela le temps de notre absence, elle s'étoit enduit tout le corps de cérat. Aussitôt la transpiration de cette humeur avoit cessé, la gale étoit rentrée, et nous trouvâmes la malade dans un état plus désespéré que jamais. Elle voulut retourner à Paris; nous la ramenâmes à peine, et elle ne fit plus que languir.

Pour la laisser reposer en chemin, nous venions à petites journées. À Liège, où nous avions couché, je vis entrer chez moi, le matin, un bourgeois d'assez bonne mine, et qui me dit: «Monsieur, j'ai appris hier au soir que vous étiez ici; je vous ai de grandes obligations, je viens vous en remercier. Mon nom est Bassompierre[92]; je suis imprimeur-libraire dans cette ville; j'imprime vos ouvrages, dont j'ai un grand débit dans toute l'Allemagne. J'ai déjà fait quatre éditions copieuses de vos Contes moraux; je suis à la troisième édition de Bélisaire.—Quoi! Monsieur, lui dis-je en l'interrompant, vous me volez le fruit de mon travail, et vous venez vous en vanter à moi!—Bon! reprit-il, vos privilèges ne s'étendent point jusqu'ici: Liège est un pays de franchise. Nous avons droit d'imprimer tout ce qu'il y a de bon; c'est là notre commerce. Qu'on ne vous vole point en France, où vous êtes privilégié, vous serez encore assez riche. Faites-moi donc la grâce de venir déjeuner chez moi; vous verrez une des belles imprimeries de l'Europe, et vous serez content de la manière dont vos ouvrages y sont exécutés.» Pour voir cette exécution, je me rendis chez Bassompierre. Le déjeuner qui m'y attendoit étoit un ambigu de viandes froides et de poissons. Les Liégeois me firent fête. J'étois à table entre les deux demoiselles Bassompierre, qui, en me versant du vin du Rhin, me disoient: «Monsieur Marmontel, qu'allez-vous faire à Paris, où l'on vous persécute? Restez ici, logez chez mon papa; nous avons une belle chambre à vous donner. Nous aurons soin de vous; vous composerez tout à votre aise, et ce que vous aurez écrit la veille sera imprimé le lendemain.» Je fus presque tenté d'accepter la proposition. Bassompierre, pour me dédommager de ses larcins, me fit présent de la petite édition de Molière que vous lisez; elle me coûte dix mille écus.

À Bruxelles, on me donna la curiosité de voir un riche cabinet de tableaux. L'amateur qui l'avoit formé étoit, je crois, un chevalier Verhulst[93], homme mélancolique et vaporeux, qui, persuadé qu'un souffle d'air lui seroit mortel, se tenoit renfermé chez lui comme dans une boîte. Son cabinet n'étoit ouvert qu'à des personnes considérables ou à de fameux connoisseurs. Je n'étois rien de tout cela; mais, après avoir pris une idée de son caractère, j'espérai l'amener à me bien recevoir. Je me fis présenter à lui. «Ne vous étonnez pas, lui dis-je, Monsieur le chevalier, qu'un homme de lettres qui fréquente à Paris les artistes les plus célèbres et les amateurs des beaux-arts veuille pouvoir leur dire des nouvelles d'un homme pour lequel ils ont tous l'estime la plus distinguée. Ils sauront que j'ai passé à Bruxelles, et ils ne me pardonneraient pas d'y avoir passé sans vous avoir vu, et sans m'être informé de l'état de votre santé.—Ah! Monsieur, me dit-il, ma santé est bien misérable»; et il entra dans des détails de ses maux de nerfs, de ses vapeurs, de la foiblesse extrême de ses organes. Je l'écoutai; et, après lui avoir bien recommandé de se ménager, je voulus prendre congé de lui. «Eh quoi! Monsieur, me dit-il, vous en irez-vous sans jeter un coup d'oeil sur mes tableaux?—Je ne m'y connois pas, lui dis-je, et je ne vaux pas la peine que vous prendriez de me les montrer.» Cependant je me laissai conduire, et le premier tableau qu'il me fit remarquer fut un très beau paysage de Berghem. «Ah! j'ai pris d'abord, m'écriai-je, ce tableau pour une fenêtre par laquelle je voyois la campagne et ces beaux troupeaux.—Voilà, me dit-il avec ravissement, le plus bel éloge que l'on ait fait de ce tableau.» Je témoignai la même surprise et la même illusion en approchant d'un cabinet de glace où étoit enfermé un tableau de Rubens qui représentoit ses trois femmes, peintes de grandeur naturelle; et, ainsi successivement, je parus recevoir de ses tableaux les plus remarquables l'impression de la vérité. Il ne se lassoit point de renouveler mes surprises: je l'en laissai jouir tant qu'il voulut, si bien qu'il finit par me dire que mon instinct jugeoit mieux ses tableaux que les lumières de bien d'autres qui se donnoient pour connoisseurs, et qui examinoient tout, mais qui ne sentoient rien.

À Valenciennes, une curiosité d'un autre genre manqua de me porter malheur. Comme nous étions arrivés de bonne heure dans cette place, je crus pouvoir employer le reste de la soirée à me promener sur le rempart, pour voir les fortifications. Tandis que je les parcourois, un officier de garde, à la tête de sa troupe, vint à moi et me dit brusquement: «Que faites-vous là?—Je me promène, et je regarde ces belles fortifications.—Vous ne savez donc pas qu'il est défendu de se promener sur ces remparts, et d'examiner ces ouvrages?—Assurément je l'ignorois.—D'où êtes-vous?—De Paris.—Qui êtes-vous?—Un homme de lettres qui, n'ayant jamais vu de place de guerre que dans des livres, étoit curieux d'en voir une en réalité.—Où logez-vous?» Je nommai l'auberge et les trois dames que j'accompagnois: je dis aussi mon nom. «Vous avez l'air d'être de bonne foi, dit-il enfin, retirez-vous.» Je ne me le fis pas répéter.

Comme je racontois mon aventure à nos dames, nous vîmes arriver le major de la place, qui, se trouvant heureusement un ancien protégé de Mme de Pompadour, venoit rendre ses devoirs à la belle-soeur de sa bienfaitrice. Je le trouvai instruit de ce qui venoit de m'arriver. Il me dit que j'étois encore bien heureux qu'on ne m'eût pas mis en prison; mais il m'offrit de me mener lui-même, le lendemain matin, voir tous les dehors de la place. J'acceptai son offre avec reconnoissance, et j'eus le plaisir de parcourir l'enceinte de la ville tout à loisir et sans danger.

Peu de temps après notre arrivée à Paris, nous eûmes la douleur de perdre Mme Filleul. Jamais mort n'a été plus courageuse et plus tranquille. C'étoit une femme d'un caractère très singulier, pleine d'esprit, et d'un esprit dont la pénétration, la vivacité, la finesse, ressembloient au coup d'oeil du lynx; elle n'avoit rien qui sentît ni la ruse ni l'artifice. Je ne lui ai jamais vu ni les illusions ni les vanités de son sexe: elle en avoit les goûts, mais simples, naturels, sans fantaisie et sans caprice. Son âme étoit vive, mais calme, sensible assez pour être aimante et bienfaisante, mais pas assez pour être le jouet de ses passions. Ses inclinations étoient douces, paisibles et constantes; elle s'y livroit sans foiblesse, et ne s'y abandonnoit jamais; elle voyoit les choses de la vie et du monde comme un jeu qu'elle s'amusoit à voir jouer, et auquel il falloit dans l'occasion savoir jouer soi-même, disoit-elle, sans y être ni fripon ni dupe: c'étoit ainsi qu'elle s'y conduisoit, avec peu d'attention pour ses intérêts propres, avec plus d'application pour les intérêts de ses amis. Quant aux événemens, aucun ne l'étonnoit, et dans toutes les situations elle avoit l'avantage du sang-froid et de la prudence. Je ne doute pas que ce ne fût elle qui eût mis Mme de Séran sur le chemin de la fortune; mais elle ne fit que sourire à l'ingénuité de cette jeune femme lorsqu'elle lui entendit dire que, même dans un roi, fût-il le roi du monde, elle ne vouloit point d'un amant qu'elle n'aimeroit pas. «On t'en fera, lui disoit-elle, des rois dont tu sois amoureuse! on te donnera des fortunes où l'on n'ait que la peine de prendre du plaisir!—Vraiment, disoit la jeune femme, vous voudriez bien tous que je fusse toute-puissante, pour n'avoir qu'à me demander tout ce qui vous feroit envie; mais, pendant que vous vous amuseriez ici, je m'ennuierois là-haut, et j'y mourrois de chagrin, comme Mme de Pompadour.—Allons, mon enfant, soyons pauvres, lui disoit Mme Filleul; je serois à ta place aussi bête que toi.» Et le soir nous mangions gaiement le gigot dur, en nous moquant des grandeurs humaines. Ainsi, sans s'émouvoir de la vue et des approches de la mort, elle sourit à son amie en lui disant adieu, et son trépas ne fut qu'une dernière défaillance.

À mon retour d'Aix-la-Chapelle, j'avois trouvé la censure de la Sorbonne affichée à la porte de l'Académie et à celle de Mme Geoffrin. Mais les suisses du Louvre sembloient s'être entendus pour essuyer leurs balais à cette pancarte. La censure et le mandement de l'archevêque étoient lus en chaire dans les paroisses de Paris, et ils étoient conspués dans le monde. Ni la cour ni le Parlement ne s'étoient mêlés de cette affaire: on me fit dire seulement de garder le silence; et_ Bélisaire_ continua de s'imprimer et de se vendre avec privilège du roi. Mais un événement, plus affligeant pour moi que les décrets de la Sorbonne, m'attendoit à Maisons, et ce fut là qu'en arrivant j'eus besoin de tout mon courage.

J'ai parlé d'une jeune nièce de Mme Gaulard, et de la douce habitude que j'avois prise de passer avec elles deux les belles saisons de l'année, quelquefois même les hivers. Cette habitude entre la nièce et moi s'étoit changée en inclination. Nous n'étions riches ni l'un ni l'autre; mais, avec le crédit de notre ami Bouret, rien n'étoit plus facile que de me procurer, ou à Paris ou en province, une assez bonne place pour nous mettre à notre aise. Nous n'avions fait confidence à personne de nos désirs et de nos espérances; mais, à la liberté qu'on nous laissoit ensemble, à la confiance tranquille avec laquelle Mme Gaulard elle-même regardoit notre intimité, nous ne doutions pas qu'elle ne nous fût favorable. Bouret, surtout, sembloit si bien se complaire à nous voir de bonne intelligence que je me croyois sûr de lui, et, dès que je lui aurois ramené son intime amie en bonne santé, comme je l'espérois, je comptois l'engager à s'occuper de ma fortune et de mon mariage.

Mais Mme Gaulard avoit un cousin qu'elle aimoit tendrement, et dont la fortune étoit faite. Ce cousin, qui étoit aussi celui de la jeune nièce, en devint amoureux, la demanda en mon absence, et l'obtint sans difficulté. Elle, trop jeune, trop timide pour déclarer une autre inclination, s'engagea si avant que je n'arrivai plus que pour assister à la noce. On attendoit la dispense de Rome pour aller à l'autel; et moi, en qualité d'ami intime de la maison, j'allois être témoin et confident de tout. Ma situation étoit pénible, celle de la jeune personne ne l'étoit guère moins; et, quelque bonne contenance que nous eussions résolu de faire, j'ai peine à concevoir comment notre tristesse ne nous trahissoit pas aux yeux de la tante et du futur époux. Heureusement la liberté de la campagne nous permit de nous dire quelques mots consolans, et de nous inspirer mutuellement le courage dont nous avions tant de besoin. En pareil cas, l'amour désespéré se sauve entre les bras de l'amitié; ce fut notre recours. Nous nous promîmes donc, au moins, d'être amis toute notre vie, et, tant qu'on laissa nos deux coeurs se soulager ainsi l'un l'autre, nous ne fûmes pas malheureux; mais, en attendant la fatale dispense de Rome, il étoit bon que je fisse une absence; l'occasion s'en présenta.

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