Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, Tome 6
CHAPITRE XV.
Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée d'Espagne.—L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.—Je demande à l'accompagner.—Mes motifs.—Réponse de l'empereur.—M. de Cazes.—Reprise des hostilités.—Le général Jomini.
L'empereur envoya en toute hâte le maréchal Soult, qu'il avait près de lui, prendre le commandement des troupes qui revenaient avec le roi d'Espagne. À cette occasion, il chargea le duc de Feltre d'écrire à ce prince pour le prévenir de cette disposition, afin qu'il fît aucune difficulté de remettre le commandement de l'armée au maréchal contre lequel on le savait personnellement indisposé depuis l'occupation de l'Andalousie.
Le maréchal Soult arriva à Paris avec la rapidité d'un trait, ne s'y arrêta que quelques heures pour prendre connaissance des ressources que le ministre de la guerre pouvait mettre à sa disposition, et courut prendre le commandement de l'armée, qui était à peu près sous les murs de Bayonne, où elle vint s'établir presque aussitôt. Le mois de juillet était écoulé, et on ne voyait pas encore les conférences de Prague suivies de quelque résultat; on n'osait plus se flatter de voir finir la guerre, et on aurait pu dire avec justesse que l'impatience publique s'était fait un calus qui la rendait insensible au mal.
Les espérances de paix achevèrent de s'évanouir, lorsque l'on vit que l'empereur appelait l'impératrice à Mayence, au lieu d'annoncer qu'il allait lui-même revenir à Paris; elle partit effectivement pour cette ville, où elle ne resta que très peu de jours avec l'empereur, qui n'y fut accompagné que par le général Drouot.
J'avais saisi cette occasion de donner à l'empereur une marque de dévouement à sa personne, en lui demandant la permission d'aller le voir à Mayence. Je voulais l'entretenir de tout ce que je remarquais, et qui n'était pas de nature à faire la matière de rapports écrits; j'insistai vivement pour obtenir ce que je désirais, en lui observant que je regardais cela comme si nécessaire, que j'avais pris des mesures pour que mon administration n'en souffrît point, et que mes dispositions étaient faites pour être en chemin une heure après avoir reçu sa permission, que je le priais de me faire transmettre par le télégraphe.
Je n'avais pas d'autres projets que de l'entretenir de tous les dangers que je prévoyais, et du besoin que l'on avait de la paix; je ne voulais que lui parler de ce qu'il avait fait lui-même dans tant d'autres circonstances contre ces mêmes ennemis, en s'arrêtant à propos, et le supplier de ne pas leur fournir l'occasion de satisfaire tous leurs ressentiments à la fois. J'aurais été inépuisable dans toutes les raisons que j'aurais prises au dedans et au dehors pour faire conclure la paix, même à tout prix, parce que je sentais vivement le besoin que l'on en avait, et je ne me serais laissé rebuter par aucune considération, parce que je n'aurais été dirigé par aucun projet d'ambition; d'ailleurs je savais que l'empereur voulait la paix, il m'avait même fait l'honneur de me l'écrire; il n'y avait que sur les sacrifices qu'il était difficile, aussi n'était-ce que sur ce point que je m'attendais à le trouver déterminé à ne pas céder. Peu m'importaient ses répugnances, j'en aurais triomphé, parce que le besoin de la paix une fois reconnu, les sacrifices pour l'obtenir n'étaient rien; je lui aurais cité ses propres ennemis, qui recouvraient aujourd'hui tous ceux qu'ils avaient faits depuis quinze ans. L'habileté ne devait consister en ce moment qu'à céder, parce que la force physique que l'on pouvait perdre, n'était rien en comparaison de la puissance morale que l'on recouvrait en ramenant la tranquillité. Je n'aurais pas promené les regards de l'empereur sur un champ de bataille gagnée, mais j'eusse mis sans cesse devant ses yeux les détails et le tableau d'un revers, qui ne pouvait être que proportionné aux efforts qu'il ferait sans doute pour le prévenir. L'empereur me répondit qu'il m'aurait fait venir à Mayence, s'il avait eu un peu plus de temps à y rester; mais qu'il était trop tard, puisqu'il devait en partir le lendemain ou le surlendemain; il ajoutait des choses obligeantes à sa lettre, mais elles ne diminuèrent pas le chagrin que me fit éprouver la résolution que je ne voyais que trop que l'on avait prise.
M. de Cazes, instruit que l'empereur devait venir jusqu'à Mayence, s'était hâté de s'y rendre pour le solliciter en faveur d'un fonctionnaire dont il était parent, et qui se trouvait gravement compromis. Avant de quitter Paris, il s'était muni de deux lettres, l'une de l'archi-chancelier, l'autre de moi pour appuyer sa demande. L'empereur le reçut et lui donna sur sa cassette 250,000 francs pour arranger des affaires qui, quoique étrangères à M. de Cazes, l'avaient déterminé à aller jusqu'à Mayence. L'empereur, toujours bon et généreux, ne s'en tint pas là, il m'écrivit d'employer toute mon influence à faciliter à M. de Cazes la conclusion des affaires désagréables dans lesquelles il allait s'engager. Je lui permis en conséquence de s'établir dans un de mes bureaux, d'où il envoyait lui-même mes propres agents chercher les personnes avec lesquelles il avait à traiter. Il fit tant et si bien, que la somme que l'empereur lui avait donnée suffit à tout. Je ne fus pas étranger au succès qu'il obtint, et j'aime à penser qu'il en a conservé le souvenir.
L'impératrice revint à Paris à peu près en même temps que l'empereur rentrait à Dresde, et l'armistice fut rompu le 17 août, d'après les conditions sous lesquelles il avait été conclu, c'est-à-dire qu'il ne fut point renouvelé, et que les hostilités furent permises. La destinée n'avait pas voulu que l'on détournât les événements qui en peu de temps ont achevé notre destruction; la fin des grandes choses s'approchait, il n'y eut plus de moyens de conjurer l'orage qui était prêt à fondre sur nous.
Voilà donc l'armistice dénoncé, et en même temps la notification de l'Autriche envoyée à l'empereur, par laquelle elle déclarait que, dans l'intention de hâter la fin de la guerre, elle portait le poids de ses armes du côté des alliés, qui reçurent par cette réunion un surcroît de forces de plus de deux cent mille hommes, tandis que l'empereur n'en recevait pas un. Malgré cette prodigieuse disproportion de troupes entre lui et ses ennemis, on verra combien peu il s'en est fallu qu'il ne sortît victorieux de sa position, et que, si, au lieu d'avoir une armée composée de soldats aussi jeunes, il en avait eu une de l'espèce de ceux d'Austerlitz, il aurait étonné les siècles à venir par ce qu'on lui aurait vu exécuter de prodigieux. Mais déjà les officiers-généraux de l'armée étaient atteints d'un dégoût qui ne se laissait que trop apercevoir.
On a beaucoup comparé l'empereur à Louis XIV. Tous deux en effet ont eu leur temps de prospérité, tous deux ont eu leur temps de revers. Louis XIV n'a été trahi que par la fortune, et Napoléon l'a été par ceux sur lesquels il devait le plus compter.
On pourrait répondre avec avantage à ceux qui s'obstinent à vanter les temps passés aux dépens des temps modernes, et le règne de Napoléon a effacé le siècle de Louis XIV.
Si on parle d'hommes de lettres, de poètes, d'écrivains célèbres, sans doute que le règne de Louis XIV en a fourni en grand nombre; mais le règne de Napoléon a été remarquable par les progrès des sciences et des idées positives. C'est sous Napoléon que le savoir s'est répandu, que le peuple a connu sa dignité, et que les honneurs et la fortune ont été le prix du talent et des services rendus.
Napoléon, qu'on dit avoir été si despote, l'a-t-il jamais été autant que Louis XIV, et a-t-on vu à sa cour des maîtresses titrées ou des princes légitimés?
Je laisse à d'autres le soin de compléter le parallèle, je me borne à dire que dans mon opinion, et malgré les calomnies et les passions, Napoléon a surpassé Louis XIV et tous ceux qui pourraient lui être comparés.
Sans doute aucun des lieutenants de l'empereur n'a pu l'égaler, et aucun sans doute n'a eu la prétention qu'on le pensât; aussi n'est-ce pas avec lui qu'il faudrait les mettre en parallèle. Mais qu'on les compare aux hommes de guerre de l'histoire, Ney, Masséna, Soult, Lannes, Davout, Suchet, Macdonald, et tant d'autres généraux que je pourrais citer, soutiendront la comparaison avec avantage.
Pourquoi donc avec tant d'hommes habiles les revers se sont-ils succédé? ne s'était-il donc formé à la plus grande école de guerre qui fut jamais, aucun homme capable d'embrasser l'ensemble des opérations d'une armée dont les corps avaient à agir dans plusieurs directions? Néanmoins qu'on me permette de le dire, et en cela je ne crois point diminuer la juste renommée de nos généraux, mais avec l'empereur ils ont perdu leur éclat, comme ces diamants qui, loin de la lumière, ne jettent plus de feux.
Les troupes commencèrent à se réunir; le corps du maréchal Ney était à Liegnitz, et il commençait son mouvement de concentration, lorsque le général Jomini, qui était chef de l'état-major de ce corps d'armée, passa à l'armée ennemie. Il justifia par cette désertion tous les soupçons que l'on avait eus de ses rapports avec l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, rapports dont il a été question au commencement du volume précédent.
Il est à présumer que le général Jomini, qui était Suisse, et au service de France, avait jugé l'empereur comme devant succomber contre autant d'ennemis, et qu'alors se trouvant sans état, il avait préféré saisir l'occasion d'une nouvelle fortune, qui lui semblait aussi assurée que la première lui avait paru l'être, au moment où il s'y était attaché.
S'il a eu quelques motifs particuliers pour prendre ce parti, je ne les ai point connus.
Le corps du maréchal Oudinot, qui était dans la direction de Glogau, se concentra et prit sa direction par Cotbus, Enbenau et Cossen; il avait avec lui le corps saxon commandé par le général Reynier, et celui du général Bertrand; le tout faisait un total de plus de quatre-vingt mille hommes, qui devaient marcher sur Berlin, et attaquer le corps ennemi qui était commandé par Bernadotte, arrivé depuis peu avec ses Suédois; il avait avec lui le corps du général prussien Bulow, et beaucoup de milices de cette nation avec quelques troupes russes.
On évaluait ce corps à une centaine de mille hommes; il était posté à quelques lieues en avant de Potsdam.
Le corps du maréchal Macdonald se concentra dans les environs du Loewemberg en Silésie, sur le Bober; il avait avec lui le corps du général Lauriston.
Les corps des maréchaux Marmont et Mortier se concentrèrent dans les environs de Dresde, ainsi que le corps organisé avec des troupes nouvellement arrivées, et qui étaient commandées par le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, aussi nouvellement arrivé à l'armée.
Le maréchal Augereau avait été envoyé avec une seule division en Bavière pour soutenir le corps bavarois qui s'était organisé dans l'Inn-Firteld, après la déclaration de guerre des Autrichiens, à laquelle on s'était attendu [8].
[8: Je prie le lecteur de considérer que je ne parle sommairement des évènements militaires, que parce qu'ils font partie de l'époque dont j'écris l'histoire. N'ayant plus été à l'armée depuis 1809, je ne puis prononcer sans appel sur tout ce qui est mouvement d'armée; je renvoie mes lecteurs que cela peut intéresser aux auteurs militaires qui ont traité avec la plus scrupuleuse exactitude des mouvements de nos troupes en 1812, 1813, 1814 et 1815. Placé comme je l'étais alors, je n'ai pu en apercevoir que les conséquences sur l'opinion publique.]
Je ne me souviens pas où était le maréchal
Victor, je crois qu'il était sur la rive gauche de l'Elbe, dans la direction de Vittenberg ou de Torgau, mais il se réunit aussi à Dresde. Le général Vandamme commandait le corps du maréchal Davout, qui avait été envoyé à Hambourg comme gouverneur général, et où l'empereur avait de grands projets; le maréchal Davout avait avec lui les troupes danoises, et de nombreux détachements de conscrits venus de France, dont il fit un magnifique corps d'armée.
Depuis la nouvelle occupation de Hambourg par nos troupes, on avait mis cette portion de territoire hors du régime constitutionnel; on s'est beaucoup élevé contre cette mesure, mais l'on n'a pas considéré qu'elle ne fut prise que pour retenir les peuples de ces contrées dans l'obéissance, et arrêter des projets d'insurrection.
L'empereur avait le projet d'ouvrir les hostilités en pénétrant par la Silésie en Bohême, où les trois armées combinées étaient amoncelées, et formaient une multitude si considérable, qu'il fallait un grand talent et une grande habitude du mécanisme des masses pour être en état de déployer tous les moyens qu'offraient celles de cette armée.
Les militaires, de quelque nation qu'ils soient, qui ont fait la guerre d'Italie, ainsi que celles de 1805 et de 1807, doivent convenir que, si l'empereur avait eu en Saxe une armée composée de soldats aguerris et rompus à la marche, comme l'étaient ceux qui l'ont suivi dans ses immortelles campagnes, il eût dispersé toutes les armées autrichienne, russe et prussienne, en très peu de temps. Il les aurait obligées à manoeuvrer sans cesse, et à cette partie-là les Français auraient infailliblement été les plus forts; malheureusement il n'avait que des soldats peu exercés, et nullement formés à la marche, aussi la fortune l'abandonna-t-elle bien vite.
Il ne laissa sur la rive gauche de l'Elbe que le corps du maréchal Saint-Cyr, qui se plaça à Pirna pour couvrir Dresde, que l'on avait fortifié par six bonnes redoutes.
Pendant qu'il faisait marcher le corps du maréchal Oudinot sur Berlin, il se porta avec le reste de son armée, par Dresde et Bautzen, sur le Bober; mais à peine était-il arrivé à Loewemberg, qu'il eut connaissance du mouvement qu'avaient fait les armées ennemies, elles étaient passées de Silésie en Bohême, par Schweidnitz, et avaient pris la route de Teplitz et de Peterswald, pour se porter sur Dresde, par la rive gauche de l'Elbe. Le maréchal Saint-Cyr, qui était à Pirna, s'était retiré dans la ville, dont il garnissait l'enceinte. L'empereur ramena toute l'armée sur Dresde, à marches forcées, excepté le corps de Macdonald, qu'il laissa sur le Bober. Le 26 août, il parut à Dresde au moment même où les ennemis forçaient les redoutes dont il avait entouré la ville.
Il était temps que l'armée arrivât. Elle déboucha, attaqua sur-le-champ, reprit les redoutes qui avaient été emportées, et se déploya en avant de Dresde. Ce fut la jeune garde qui frappa ce coup de vigueur. L'armée se plaça le soir, ainsi que pendant la nuit du 26 au 27 août, de la manière suivante: son aile droite, où se trouvaient les corps des maréchaux Ney et Victor, était à la droite de Dresde, adossée à l'Elbe, et ayant en réserve toute la garde ainsi que la cavalerie. Dresde formait le centre de la position. L'aile gauche avait la route de Pirna en avant de son front, appuyant la droite à Dresde. Cette aile gauche était composée des corps de Vandamme et de Saint-Cyr, et, je crois, du maréchal Marmont.
L'armée ennemie formait la circonvallation parfaite; les Russes ainsi que les Prussiens composaient sa droite, la gauche était presque entièrement formée d'Autrichiens.
CHAPITRE XVI.
Bataille de Dresde.—Mort du général Moreau.—Retraite des alliés.—Échec du corps de Vandamme.—Ce général est fait prisonnier.—Revers.—L'empereur est forcé de changer ses premières combinaisons.—La fortune cesse de nous être favorable.
Le 27 août, l'empereur fit commencer l'attaque par son aile droite, où j'ai dit qu'était placée toute sa cavalerie. Il fit déborder l'extrême gauche des Autrichiens, et en suivant la ligne de circonvallation que formait cette immense armée ennemie, il combattit avec des forces supérieures chacune de ses parties, sans que les masses énormes par lesquelles elles auraient pu être secourues, se missent en mouvement. Le bonheur voulut encore que le temps, qui était couvert, amenât un orage qui versa des torrents de pluies, au point que le feu de la mousqueterie ne prenait pas. On profita de cette circonstance pour faire charger toutes les masses ennemies par notre cavalerie, qui n'était presque composée que de très jeunes gens. Elle les rompit et fit autant de prisonniers que l'on en avait fait dans nos plus brillantes batailles.
C'est dans cette journée que le général Moreau, qui suivait l'empereur Alexandre, eut les deux cuisses emportées d'un coup de canon. On a prétendu que cet accident lui était arrivé en portant un ordre de l'empereur de Russie, mais je n'ai pas entendu deux versions semblables à ce sujet.
Ce n'est pas la mort du général Moreau qui mit du désordre dans l'armée ennemie, elle ne contraria qu'une partie des projets de l'empereur de Russie, qui substitua bientôt une autre idée à celle qu'il avait eue en appelant le général Moreau près de lui.
Nous avions si bien profité du moment de l'orage pour nous étendre et prendre une position qui non seulement débordait la gauche des ennemis, mais qui de plus nous permettait de côtoyer toute leur ligne par derrière, qu'ils furent obligés de changer leur position; c'est alors que le désordre se mit parmi leurs innombrables colonnes. Elles prirent le mouvement qu'on leur faisait faire pour un mouvement de retraite qui, du reste, paraissait commandé par le revers qu'elles venaient d'essuyer.
Les chemins, naturellement mauvais dans ce pays, étaient devenus impraticables; la pluie avait surtout gâté les traverses. Les différentes colonnes ennemies étaient trop éloignées du défilé de Peterswald dont nous étions maîtres, et notre cavalerie les suivait de si près qu'elle ne leur laissa pour rentrer en Bohême que des défilés pénibles et jusqu'alors peu pratiqués. Les alliés perdirent un matériel énorme en voitures de toute espèce, et un personnel considérable, puisque nous comptâmes trente-deux ou trente-trois mille prisonniers de guerre. Jusque-là tout allait à merveille.
Lorsque l'armée ennemie fit son mouvement de retraite, les corps qui composaient sa droite étaient trop éloignés des défilés de la Bohême pour qu'ils pussent y arriver sans tomber dans les mains de notre cavalerie qui côtoyait déjà l'armée ennemie en la remontant derrière sa gauche; mais ils étaient assez près du défilé de Pirna pour qu'il ne fût pas déraisonnable, de la part du général ennemi, de leur ordonner de se retirer par ce point. Il n'y en eut que deux qui purent y arriver: le premier était composé de Russes sous les ordres du général Osterman-Tolstoi, qui tenait l'extrême droite de l'armée ennemie; le deuxième était composé de Prussiens sous les ordres du général Kleist, qui était à la gauche de celui du premier.
L'empereur, en voyant le mouvement rétrograde des armées ennemies, avait bien pensé qu'une bonne partie de leurs troupes, c'est-à-dire leur droite, ne pouvait rentrer en Bohême que par Peterswald. Il avait en conséquence ordonné le mouvement suivant. Son extrême gauche était, comme l'on sait, composée du corps de Vandamme. Il avait à sa droite le maréchal Saint-Cyr, et celui-ci à la sienne le maréchal Marmont, qui s'appuyait sur Dresde. Ces trois corps avaient l'Elbe derrière, et la route de Pirna à Dresde devant eux.
L'empereur ordonna à ces trois corps de marcher par leur gauche et de suivre la route de Pirna. Le général Vandamme se trouvait ainsi en tête; il était suivi par le maréchal Saint-Cyr, qui lui-même l'était par le maréchal Marmont.
La tête de cette colonne ne put arriver au défilé de Peterswald, que lorsque le corps russe du général Tolstoi l'eut passé; mais le général Vandamme, ne pouvant se persuader qu'il ne serait pas suivi, ne balança pas à pénétrer dans le défilé, et à suivre le corps du général russe. Malheureusement, en descendant ainsi en Bohême, il ne fit pas garder le défilé de Peterswald, qu'il laissait derrière lui; à la vérité, il comptait sur la marche du maréchal Saint-Cyr et du maréchal Marmont qu'il dit avoir prévenus du mouvement qu'il faisait en avant. Mais n'importe qui a failli dans cette occasion, le fait est que Vandamme ne fut pas soutenu, et que le défilé étant ainsi resté libre, le corps du général Kleist qui suivait celui du général Osterman, passa, sans se douter de cette circonstance [9], entre le corps du maréchal Saint-Cyr et celui du général Vandamme, qui se trouvait ainsi en avant de lui. On entendit bientôt le bruit du canon; c'était le général Vandamme qui était aux prises avec le général Osterman, et qui, pendant le plus fort de l'action, vit déboucher derrière lui des troupes qu'il prit d'abord pour celles du maréchal Saint-Cyr, mais par lesquelles il ne tarda pas à être attaqué. Ne pouvant s'expliquer comment cela avait pu arriver, il fit ses dispositions pour se défendre en avant et en arrière, ce qui l'affaiblit sur tous les points à la fois. Le moral de ses jeunes soldats n'était pas à la hauteur d'une position aussi difficile; il les forma vainement en carré; il fut enfoncé, perdit son artillerie avec sept ou huit mille prisonniers parmi lesquels il était lui-même. Le reste s'éparpilla, gagna les bords de l'Elbe à la faveur des bois, et rejoignit l'armée.
[9: Ce fait m'a été attesté par des officiers-généraux en 1822.]
On marcha tant que l'on put au bruit du canon du général Vandamme; mais on ne put pas arriver avant sa défaite, et voilà comment le corps prussien du général Kleist, qui aurait dû être pris, décida la dispersion de celui de Vandamme; chose qui ne serait pas arrivée, si, au lieu de descendre en Bohême, ce général était resté au défilé de Peterswald, où il aurait intercepté les Prussiens, ou si, lorsqu'il eut fait son mouvement, le maréchal Saint-Cyr fût venu le remplacer.
Lorsqu'on vint annoncer cet événement à l'empereur, il était à Dresde, tourmenté par des coliques violentes que lui avait occasionnées la pluie froide qu'il avait reçue sur le corps pendant toute la bataille du 27. Il en eut de l'humeur, mais le mal était sans remède; il ordonna à son aide-de-camp, le comte de Lobau, de prendre le commandement des débris du corps du général Vandamme. On rassembla quinze à vingt mille hommes; on les réarma, on les équipa, et en très peu, de temps, ce corps se trouva remis, au moral, de la perte qu'il avait éprouvée. Elle n'aurait eu qu'un bien faible effet sur le reste de la campagne sans deux événements qui la suivirent coup sur coup.
La bataille de Dresde avait eu des effets si surprenants, que l'empereur avait songé à leur donner toute la suite que rendait possible le vaste plan sur lequel les opérations des alliés paraissaient basées. Les masses énormes de leurs troupes rentraient en Bohême par des chemins déjà difficiles, et gâtés par le mauvais temps.
Elles ne pouvaient y arriver qu'en désordre, et, avant que toute cette multitude eût été ralliée et reformée d'après un nouveau plan, l'initiative des mouvements ne pouvait lui être contestée.
Avant le malheur arrivé à Vandamme, il voulait marcher lui-même par la route de Pirna avec le corps de ce général, ceux de Saint-Cyr et de Marmont, qu'il aurait fait suivre par la garde; de cette manière, il serait arrivé, avec la plus grande partie de l'armée, sur n'importe quel point de l'intérieur de la Bohême, longtemps avant la réunion des colonnes ennemies. De plus, il entrait en communication naturelle avec le corps du maréchal Macdonald, qui était resté sur le Bober. Si ce mouvement eût réussi, il aurait été bientôt suivi d'un événement de guerre qui aurait surpassé tout ce que l'empereur avait fait jusqu'alors, et ses ennemis eussent éprouvé une défaite d'autant plus grande, que leur nombre les rendait moins mobiles. Mais le temps qu'il fallut pour réorganiser le corps du général Vandamme fit perdre des moments précieux que les ennemis mirent à profit.
La fortune avait cessé de nous être favorable. Le maréchal Macdonald, qui avait reçu ordre de déboucher du Bober, et de passer cette rivière, éprouva un échec encore plus grave que celui de Vandamme; il fut obligé de se retirer en désordre, ayant perdu beaucoup de monde, ainsi qu'un matériel d'artillerie énorme.
Le maréchal Oudinot avait reçu ordre de se porter sur Berlin, qui était couvert par le corps du général Bulow, lequel venait d'être rejoint par les Suédois, commandés par Bernadotte.
Le maréchal Oudinot avait avec lui les corps du général Bertrand et du général Reynier, qui commandait les Saxons: il avait encore d'autres troupes; son corps dépassait quatre-vingt mille hommes; il marcha jusque près de Potsdam. Le général Reynier faisait tête de colonne; il rencontra les ennemis, et les attaqua, à ce que l'on dit, assez précipitamment, afin d'agir hors de l'influence de son général en chef, ce qui était devenu un peu trop ordinaire dans l'armée. Mais toujours est-il vrai que le maréchal Oudinot aurait pu et dû arriver plus tôt sur le champ de bataille. C'était à lui à empêcher le général Reynier de s'engager seul, ou à le faire soutenir par ses autres corps, une fois qu'il fut engagé. Au lieu de cela, il ne fit rien; Reynier combattit avec ses seuls Saxons contre tout le corps de Bulow. Ses troupes, voyant qu'elles étaient inhumainement sacrifiées sans qu'on s'occupât à les appuyer, plièrent bientôt, et prirent la fuite. On essaya de les rallier, on voulut faire donner les troupes du général Bertrand; mais le mouvement était imprimé, la confusion fut bientôt extrême. Le maréchal Oudinot éprouva des pertes considérables en tout genre, et fit à la hâte sa retraite sur l'Elbe, dans la direction de Torgau. Il vint jusque sous le canon de cette place.
Ce funeste événement, arrivé en même temps que celui qu'avait éprouvé le maréchal Macdonald, dérangea totalement les projets de l'empereur. Au lieu de chercher à profiter des succès de la journée du 27, il fallut songer à défendre la rive droite de l'Elbe.
L'empereur répara les pertes du maréchal Oudinot en le faisant joindre par des troupes que lui conduisit le maréchal Ney, qui était dans les environs de Wittemberg. Ce maréchal prit le commandement de tout ce corps, nouvellement réorganisé; il reporta en avant son armée, qui n'était pas encore remise du coup qu'elle avait essuyé: son mouvement coïncidait avec celui que l'empereur faisait lui-même sur le Bober, où il s'était porté avec la meilleure partie de l'armée pour réparer l'échec qu'y avait reçu le maréchal Macdonald.
Si ces deux mouvements avaient réussi, la conséquence raisonnable qui aurait pu en résulter aurait été d'obliger la majeure partie des forces des alliés qui étaient en Bohême, de repasser en Silésie pour venir s'opposer à l'empereur; mais la fortune en ordonna autrement.
Les choses allaient bien sur le Bober où l'empereur s'était porté de sa personne, lorsqu'un nouveau malheur, arrivé au maréchal Ney, vint encore lui faire abandonner ses premiers projets.
Le maréchal, ne consultant que son ardeur, marcha droit devant lui sur une très grande profondeur; il fut attaqué pendant son mouvement, tant en tête que par son flanc gauche, sur lequel Bulow donna avec ses Prussiens. Il rompit ainsi la ligne d'opérations du maréchal Ney, et y mit un tel désordre, que toute cette armée revint à la hâte sur l'Elbe, d'où elle était à peine partie; elle éprouva une perte encore plus grande que la première fois. Cet événement ramena l'empereur sur Dresde, et l'obligea d'abandonner toute espèce de plan d'opérations sur la rive droite de l'Elbe pour concentrer ses troupes sur la rive gauche. Il avait toujours les places situées sur le cours de ce fleuve et espérait former quelque combinaison nouvelle pour améliorer une situation de choses que cette suite d'accidents avait successivement aggravée. Il se trouvait dans la même position que Frédéric dans sa dernière campagne; mais il était moins heureux que ce grand roi, en ce que là où il n'était pas en personne, on n'éprouvait que des revers, tandis que Frédéric avait quelques généraux qui savaient gagner des batailles.
Le moral était rentré dans l'armée ennemie qui s'accroissait de tous les revers partiels de la nôtre. L'empereur n'avait plus de troupes à appeler à lui, et celles qu'il avait commençaient à souffrir des privations de vivres, qui devenaient plus rares à mesure que le cercle du terrain qu'elles occupaient se rétrécissait.
CHAPITRE XVII.
Marche du maréchal Augereau.—Défection de la Bavière.—Irruption des
alliés en Saxe.—Mouvement de l'empereur.—Bataille de
Leipzig.—Défection des Saxons.—Passage de l'Elster.—Mort du prince
Poniatowski.
Depuis la bataille du 27, l'empereur avait songé à appeler à lui le peu de troupes françaises qui, sous les ordres du maréchal Augereau, étaient réunies à l'armée bavaroise sur les bords de l'Inn. Ces troupes formaient deux petites divisions. Si les succès de la bataille gagnée à Dresde le 27 rendaient leur présence inutile sur l'Inn, les revers dont elle fut suivie rendaient impérieux l'appel de ces troupes à l'armée; sans ces revers, la réunion des deux divisions du maréchal Augereau à la grande armée eût été une imprévoyance, parce qu'indubitablement les ennemis auraient été obligés de se renforcer de tout le corps autrichien qui était commandé par le général Frimont dans les environs de Lintz et de Wels aux frontières de la Bavière. Alors l'armée française et bavaroise combinée sur l'Inn, devenait inutile. L'arrivée de cette petite armée fit beaucoup de bien, mais n'était pas, à beaucoup près, proportionnée au besoin que l'on éprouvait partout de voir paraître de quoi ranimer les espérances.
Son départ livra la Bavière aux intrigues qui l'agitaient. Le général de Wrede se trouva affranchi de toute contrainte, jeta l'effroi partout, et bientôt la nouvelle de nos désastres, qui y arriva promptement, détermina ce pays à suivre le parti que lui commandait notre mauvaise fortune. Je reviendrai sur ce point tout à l'heure.
L'empereur était avec toute son armée sur la rive gauche de l'Elbe, menaçant toujours de porter l'offensive sur la rive droite, lorsque toute la grande armée ennemie sortit une seconde fois de la Bohême, où on avait été obligé de la laisser se réorganiser, au lieu d'aller la disperser comme cela avait été le premier plan de l'empereur.
Elle entra en Saxe, et vint, par l'intérieur de ce pays, occuper toutes les communications que l'empereur pouvait avoir avec la Saale et Leipzig; elle s'étendait beaucoup par sa gauche pour donner la main au corps de Bernadotte, qui, après avoir battu le maréchal Ney, avait passé l'Elbe un peu au-dessus de Magdebourg. La grande armée ennemie exécuta cette marche en évitant toute espèce d'action entre elle et l'armée que commandait l'empereur. Si ce prince était resté sur les bords de l'Elbe, l'armée ennemie eût effectué son mouvement sans coup férir, et l'eût infailliblement affamé dans son camp, en le resserrant successivement, et en évitant les batailles, ce qu'elle pouvait faire, puisque ses derrières étaient libres.
L'empereur, pour déjouer ce projet, quitta les bords de l'Elbe et vint se placer en avant de Leipzig, ayant l'Elster à dos, et comme il ne cherchait qu'une bataille générale, à la suite de laquelle il voulait reprendre tous les projets qu'il avait après celle de Dresde, il laissa le corps du général Saint-Cyr à Dresde, ainsi que de bonnes garnisons dans Torgau et Wittemberg.
À la guerre, les plus vastes combinaisons sont taxées d'extravagances, lorsqu'elles ne sont pas couronnées par le succès; il faut réussir, c'est là la condition indispensable. Mais quelle que soit la sévérité du jugement de l'histoire sur les événements de cette époque, il est juste de dire que, si cette célèbre bataille de Leipzig avait été gagnée par l'empereur comme l'avait été celle de Dresde, rien ne s'opposait à ce qu'il remarchât vivement sur cette place, ou sur un des autres points qu'il occupait sur l'Elbe, selon la direction que l'armée ennemie aurait donnée à sa retraite. Placé par cette manoeuvre sur la corde de l'arc que les ennemis auraient eu à parcourir pour arriver à un appui qui ne pouvait se trouver qu'en Bohême, rien, dis-je, ne s'opposait à ce que l'empereur y arrivât avant eux, et ne réparât par un coup d'éclat tous les malheurs de cette campagne. Si cela était arrivé ainsi, on aurait manqué d'expressions pour le louer, et il n'y a nul doute qu'avec l'armée d'Austerlitz et l'espèce de troupes qu'il eut jusqu'au fatal hiver de 1812, il eût vu son audacieuse conception couronnée du succès qu'elle méritait. Quant à moi qui l'ai servi dans les glorieuses années de sa carrière, je ne me permets de blâmer son entreprise à Leipzig que parce qu'il jouait sa dernière ressource; je voyais bien ce qu'il pouvait gagner, mais je ne le trouvais pas proportionné à ce qu'il courait le risque de perdre, surtout ayant des troupes médiocres, et ayant déjà appris la guerre à ses ennemis. Néanmoins beaucoup de considérations, étaient en sa faveur.
En se retirant de Dresde à Leipzig, il avait emmené avec lui le roi de Saxe et sa famille. Les princes qui composaient la confédération du Rhin étaient ébranlés, mais aucun n'avait encore abandonné son alliance; il recevait au contraire de leur part des assurances d'un constant attachement dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune. En se retirant de la Saxe, il perdait d'abord l'armée de ce pays, et avec elle successivement les contingents de tous les autres, dont les armées alliées se seraient grossies, c'est-à-dire que le résultat de sa retraite eût égalé les pertes de la bataille sans en entraîner aucune pour l'ennemi.
Bien plus, s'il s'était retiré, tout ce qu'il avait laissé sur l'Elbe était perdu. Un malheur de la situation de l'empereur, c'est que, parmi tant de guerriers éprouvés sur les champs de bataille dans mille occasions difficiles, pas un ne se fût élevé jusqu'aux hautes conceptions à l'exécution desquelles ils ont si noblement concouru.
Pendant qu'après la perte de la bataille de Leipzig, l'empereur ramenait les débris de son armée vers le Rhin, il y avait dans Dresde trente mille hommes, dans Torgau et Wittemberg, vingt-cinq mille au moins, dix à douze mille dans Magdebourg, plus de trente mille dans Hambourg. Tout ce monde devint inutile, on n'en tira aucun parti.
Malgré toutes les considérations qui semblaient porter l'empereur à risquer encore le sort des armes dans une bataille rangée, l'on ne peut penser, lorsqu'on l'a connu particulièrement, qu'il ne l'eût pas évitée, s'il avait été informé, comme il devait l'être, que tout ce qu'il pouvait craindre, soit après l'avoir perdue, soit en se retirant sans la livrer, était déjà arrivé d'un côté, et se préparait de l'autre.
Assurément, s'il avait su qu'aussitôt le départ des divisions du maréchal Augereau des bords de l'Inn, l'armée bavaroise avait ouvert des communications avec l'armée autrichienne, et que, par suite des fâcheux effets que nos malheurs avaient produits sur les princes confédérés d'Allemagne, le gouvernement bavarois, oubliant tout ce qu'il devait à l'empereur, avait signé presque aussitôt un traité d'alliance avec l'Autriche; s'il avait su qu'en conséquence de ce traité, les trois divisions bavaroises, qui, quelques jours auparavant, étaient campées à côté de celles du maréchal Augereau, s'étaient aussitôt mises en mouvement avec l'armée autrichienne qui leur était opposée, pour venir à marches forcées lui couper la retraite par la rive gauche du Mein, qu'elles passèrent à Asschaffembourg, il eût sans doute regardé comme inutile de combattre pour prévenir ce qui était déjà effectué. Il fut on ne peut pas plus mal servi, sous ce rapport, pendant toute la campagne.
Il y avait encore dans l'armée même une division bavaroise, sur laquelle il n'était plus permis de compter.
Mais ce qui ne peut s'expliquer, c'est que ses agents diplomatiques lui aient laissé ignorer que toutes les cours des princes confédérés se communiquaient déjà leurs intentions réciproques, en sorte que le parti de chacune d'elles était pris; il ne leur fallait que l'occasion d'éclater sans trop se compromettre.
L'armée saxonne, qui était campée avec la nôtre, était travaillée sourdement, et montrait les dispositions les plus hostiles; il n'y avait que les Polonais qui fussent inébranlables. Ils restaient ce qu'ils avaient constamment été, toujours prêts à verser leur sang pour celui auquel ils s'étaient attachés.
Les fonctionnaires qui, par état, devaient avoir un oeil vigilant sur ces relations, sont bien à plaindre d'avoir été abusés, ou bien coupables de n'avoir pas tout bravé, pour découvrir ces pénibles vérités, et n'avoir pas averti du danger que l'on courait. On avait l'habitude de se retrancher derrière l'empereur, il était le remède et la consolation à tout; personne ne l'aidait, il fallait qu'il pensât, devinât et agît pour tous.
Il vit cependant, quelques jours avant la bataille, toutes les chances défavorables qu'il avait à la livrer. Mais il n'était plus possible de l'éviter; d'une part, l'armée ennemie s'était tellement avancée, qu'une marche de retraite eût été bien difficile, quoiqu'elle n'eût jamais été comparable à la défaite qui suivit la fatale journée de Leipzig: on ne dérange pas aisément le plan d'opérations d'une armée entière, pour la faire agir dans un sens diamétralement opposé à ce que l'on avait projeté: il eût fallu pouvoir disposer de quelques jours, pour tenter de retirer au moins ce que l'on avait laissé sur l'Elbe; et déjà les heures que la fortune se lassait de nous accorder étaient comptées. Je n'étais pas à l'armée, et n'ai su que sommairement les incidents et les résultats de la bataille de Leipzig, dont les suites ont été immenses. L'empereur avait pris position en avant de la place, avec le projet de prendre l'offensive dans l'attaque, aussitôt que les armées ennemies se seraient assez approchées pour lui faciliter l'exécution de ses vues, qui demandaient une grande rapidité de mouvements décisifs. Mais indépendamment de ce que les incidents dont je viens de parler apportèrent une grande différence entre ce qu'il voulait entreprendre et ce qu'il lui fut possible d'exécuter, il eut encore le désavantage d'être prévenu dans l'attaque.
La veille du jour décisif, il y eut un combat extrêmement meurtrier qui acheva la destruction du maréchal Ney. Les troupes y combattirent avec leur valeur accoutumée, mais elles épuisèrent cette dose de moral dont les courages les plus héroïques même ont toujours besoin. Enfin dans l'événement qui suivit, elles furent mises dans un état de décomposition complet. L'armée fit son devoir, mais elle fut écrasée par le nombre, et surtout par une quantité prodigieuse d'artillerie. Cette méthode avait été introduite dans les armées depuis la guerre de 1809, où l'espèce médiocre des troupes que nous avions avait obligé d'y suppléer par le nombre des pièces de canon. L'artillerie fut augmentée au point que, sur le champ de bataille de Wagram, nous eûmes jusqu'à sept cent cinquante-six bouches à feu, y comprenant les pièces de position qui avaient protégé le passage du Danube [10].
[10: Je tiens ce détail du général Lariboissière, qui commandait l'artillerie de l'armée en 1809.]
Les ennemis, qui, depuis plusieurs années, imitaient l'empereur en tout, avaient aussi accru leurs forces dans cette arme; comme lui, ils avaient pris l'habitude de réorganiser l'artillerie étrangère, et de la faire servir sur le champ de bataille, en sorte que celle que les trois puissances déployèrent à Leipzig surpasse l'imagination.
Le grand usage de cette arme terrible rend en général les batailles peu décisives; mais lorsqu'elle est appuyée par une forte cavalerie, comme l'était celle que les puissances alliées déployèrent, elle devient un moyen de victoire assuré, surtout lorsqu'il est question de combattre en force double une armée qui a une rivière à dos, comme l'avait l'année française à Leipzig.
Dans l'affaire qui avait eu lieu la veille ou l'avant-veille, on avait fait prisonnier le général autrichien Meerfeldt; l'empereur le reçut au bivouac, eut avec lui un long entretien, et le renvoya avec des propositions pacifiques. Il était trop tard, les ennemis avaient la conscience de leurs forces; ils voyaient que la fortune nous avait tout-à-fait abandonnés. Ils ne pouvaient plus craindre un revers, particulièrement les Russes, dans les bras desquels toutes les puissances d'Allemagne s'étaient jetées; une victoire leur livrait le monde, tandis qu'une bataille perdue n'entraînait que des résultats médiocres, attendu la disproportion du nombre qu'il y avait entre eux et nous.
Il n'y a nul doute que si l'empereur avait eu avec lui les corps qu'il avait laissés sur l'Elbe, il aurait abandonné l'Allemagne. Il a fallu qu'une suite d'incidents fâcheux le missent dans la nécessité de jouer le tout pour le tout, ce qu'il n'a jamais fait depuis les belles époques de sa gloire.
Les ennemis attaquèrent l'armée en avant de Leipzig, je crois, le 18 octobre; le feu fut meurtrier. On fit de part et d'autre des prodiges de valeur. Ils devaient surprendre davantage de la part des troupes françaises, dont les plus vieux corps étaient les cohortes de gardes nationaux, qui avaient été mobilisées et mises en campagne depuis le mois de mars. La cavalerie n'était non plus composée que de recrues; les hommes et les chevaux étaient aussi neufs les uns que les autres; il n'y avait que l'artillerie qui fût en bon état. Quel que fût néanmoins l'appui qu'elle tirait de cette arme, l'armée n'eût pas résisté quelques heures à une attaque aussi vigoureuse sans la présence de l'empereur, qui se reproduisait partout.
Les ennemis étaient si nombreux, qu'ils apercevaient à peine les pertes qu'ils essuyaient. Leurs masses nous pressaient dans tous les sens; la victoire ne pouvait leur échapper. Elle aurait cependant été plus indécise sans la défection des Saxons. Au milieu de la bataille, ces troupes s'ébranlèrent, marchèrent à l'ennemi, comme si elles eussent voulu l'attaquer, et, faisant tout à coup volte-face, elles ouvrirent un feu violent d'artillerie et de mousqueterie sur les colonnes à côté desquelles elles combattaient quelques instants auparavant. Je ne sais à quelle page de l'histoire il faudrait remonter pour trouver un semblable trait. Cet événement apporta tout à coup une grande différence dans nos affaires, qui déjà allaient mal. C'est ici le moment de rappeler qu'avant la bataille, l'empereur avait renvoyé la division bavaroise qui était avec lui; il parla aux officiers en des termes qui sortiront difficilement de leur mémoire. Il leur dit que «les lois de la guerre les rendaient ses prisonniers, puisque leur gouvernement avait pris parti contre lui, mais qu'il ne pouvait pas oublier les services qu'ils lui avaient rendus; qu'en conséquence ils étaient libres de retourner chez eux.» Ces troupes quittèrent l'armée, où on les aimait, et prirent la route de la Bavière.
Le passage des Saxons dans l'armée ennemie obligea l'empereur à des mouvements qu'il n'aurait pas faits, surtout au milieu d'une action aussi chaude. Ces mouvements jetèrent le désordre parmi les troupes, dans un moment où on ne pouvait désirer trop de calme et de ce silence froid qui peut remédier à tout quand une bataille se décide. Il fallut bientôt songer à la retraite, qui s'exécutait déjà par suite de l'épuisement des forces physiques et morales des troupes, qui combattaient depuis le matin avec un désavantage marqué.
Les ennemis s'en aperçurent bientôt. Leurs attaques n'en devinrent que plus vives; il n'y avait plus que par le pont de Leipzig que la retraite pouvait s'effectuer, et l'on ne conçoit pas que l'état-major de l'armée eût négligé de faire construire plusieurs ponts: la chose aurait été d'autant plus facile, qu'une ville comme Leipzig offrait plus de matériaux et d'ouvriers qu'il n'en fallait, si ceux de l'armée n'avaient pas été suffisants.
Le prince de Neufchâtel dit avoir donné des ordres; l'artillerie et le génie soutiennent n'en avoir pas reçu. Oubli ou négligence, les conséquences n'en furent pas moins désastreuses.
Presque toute la gauche et une partie du centre étaient déjà retirées, et avaient repassé l'Elster, lorsque l'empereur le repassa lui-même. Il recommanda à l'officier d'artillerie qui était de garde au pont, où l'on avait préparé des artifices pour le détruire, de ne pas s'absenter, et de ne mettre le feu que lorsque les dernières troupes seraient en sûreté.
Les corps s'écoulèrent d'abord sans incident fâcheux; mais le désordre était tel que personne ne pouvait dire si sa colonne était ou n'était pas la dernière. Les tirailleurs ennemis avançaient; on se pressait sur le pont, la confusion était au comble.
L'officier, ne sachant pas quel était l'état des choses sur la rive ennemie, court à un officier-général pour s'en assurer. La foule le porte au loin, il ne peut revenir sur ses pas; ses artilleurs, qui voient déboucher des Allemands, des cosaques, mettent le feu aux artifices; le pont s'écroule, et le corps de droite, qui contenait les masses ennemies, est coupé.
Le bruit de ce malheureux événement lui arriva bientôt. Il se mit à son tour en désordre, et vint chercher un passage à travers champs et marais. Ce fut là le comble du désastre: les troupes furent prises en entier, et avec elles les généraux Lauriston et Reynier. Le prince Joseph Poniatowski, qui venait d'être fait maréchal de France, gagnait en ce moment les bords de l'Elster; il était blessé, mais ne consultant que son courage, il se jeta à cheval dans la rivière, où il périt malheureusement. On n'était pas plus brave que ce prince; impétueux, magnanime, plein d'aménité, il fut aussi regretté du parti qu'il servait qu'estimé de celui qu'il avait combattu.
Ainsi finit cette fatale journée de Leipzig, qui fit perdre à la France une belle et nombreuse armée et tous ses alliés.
CHAPITRE XVIII.
Position du roi de Saxe.—Part que Bernadotte prend à la défection des Saxons.—État de l'opinion.—Mesures diverses.—Murat, ses intrigues et son départ.—Le général de Wrede.—Bataille de Hanau.—Irruption des cosaques à Cassel.—Arrivée de nos troupes à Mayence.—Déplorable état des choses et de l'opinion.
Le roi de Saxe était resté dans Leipzig; l'empereur alla lui dire adieu, et lui témoigna de sincères regrets de ce qu'il l'enveloppait dans sa mauvaise fortune. La position de ce prince était d'autant plus mauvaise, qu'il se trouvait exposé à tous les ressentiments des puissances qui avaient tenu une conduite moins estimable que la sienne. Son armée passa de nos rangs dans ceux des ennemis, mais ce ne fut ni par son ordre ni avec sa participation. On se servit cependant de son nom pour la séduire; on lui dit que le roi était entré dans l'alliance contre la France, et on l'enleva. Il n'y avait sorte de petits moyens de cette espèce que la Russie ne mît en jeu pour détruire l'influence de la France sur les armées des princes d'Allemagne. Mais celui de tous les coalisés qui abusa le plus de ces indignes moyens, fut Bernadotte. Il avait commandé les Saxons pendant qu'il combattait dans nos rangs, il se servit des relations que cette circonstance lui avait données parmi eux pour les égarer; correspondances, proclamations, séductions de toute espèce, rien ne fut épargné.
Après l'affaire de Leipzig, qui fut une véritable destruction, il ne restait pas d'autre parti à prendre à l'empereur que de regagner les bords du Rhin. L'armée prit la route d'Erfurth, Gotha, Fulde et Hanau; mais les subsistances manquaient partout. Cette fâcheuse circonstance acheva de mettre le désordre dans les troupes; je ne sais comment cela arriva, mais tous les frais qui avaient été faits pour remonter les équipages des vivres furent en pure perte. L'armée, ne trouvant pas de quoi vivre dans les villages situés sur la route qu'elle suivait, se répandit dans les terres, où elle croyait trouver de quoi satisfaire ses besoins. Il résulta de là qu'elle ne présentait plus d'organisation; c'était une multitude harcelée par les troupes légères ennemies, et qui se rapprochait presque par instinct de la frontière.
En passant à Erfurth, l'empereur laissa une garnison dans la place, afin de retarder la poursuite des ennemis, en les obligeant à aller prendre un détour pour venir rejoindre la route de Hanau, où se dirigeait notre armée.
L'on sut bientôt à Paris la nouvelle de l'état déplorable dans lequel étaient nos affaires: ce fut pour l'opinion publique un coup de massue qui acheva de détruire ses espérances de repos et de bonheur. On avait su la défection de la Bavière avant même que l'empereur en fût informé, et, qui plus est, on avait appris la marche de l'armée combinée de Bavarois et d'Autrichiens sous les ordres du général bavarois de Wrede, que l'empereur avait tant affectionné dans les campagnes précédentes. Il arriva à marches forcées à Hanau avant nos colonnes, et se préparait à donner le coup de grâce à l'armée française, qui avait si généreusement combattu pour l'indépendance de son pays, et qui en même temps avait fondé sa gloire et sa fortune particulière. Quand on est ingrat, on ne l'est jamais à demi. Il ne lui suffisait pas d'avoir soulevé son pays contre la France, il voulait donner le coup de mort à nos débris. Les Bavarois devinrent en un jour nos ennemis les plus implacables. Au lieu de combattre pour leur indépendance, ils oublièrent que, si l'empereur eût voulu les sacrifier à l'Autriche, il aurait éteint tous les ressentiments de cette puissance, et aurait, une bonne fois pour toutes, terminé avec elle.
Cette bataille de Leipzig augmentait prodigieusement la puissance morale des alliés; leurs forces physiques se grossirent encore des armées bavaroise, wurtembergeoise, enfin de tous les princes confédérés du Rhin.
Le ministre de la guerre servait encore l'empereur avec beaucoup de zèle; il jugea le danger que courait l'armée, et fit fort sagement marcher sur Francfort tout ce qu'il put rassembler de troupes à Mayence: en même temps, il proposa à l'impératrice, qui présidait le conseil des ministres, de lever et d'organiser promptement la garde nationale de la Lorraine, de l'Alsace, des bords du Rhin et de la Franche-Comté. Cette proposition fut adoptée, mais elle présentait mille difficultés dans son exécution, en ce que les arsenaux étaient dépourvus d'armes, qui avaient été envoyées en Pologne, avant le désastreux hiver de 1812, où elles tombèrent au pouvoir des ennemis.
On s'aperçut des embarras qu'on allait avoir pour subvenir aux besoins de l'armée. La position qu'avaient prise les Bavarois interceptait les communications de l'empereur avec la France, en sorte que l'on était livré aux conjectures; et lorsqu'une fois l'on pense en noir, l'imagination ne trouve plus de bornes qui l'arrêtent. La consternation était partout, on ne prévoyait plus que des malheurs, qui ne tardèrent pas à arriver.
C'est ici le moment de parler d'une anecdote qui mérite une place dans l'histoire.
Depuis quelque temps, la police de Rome avait rendu compte que, d'après des bruits publics, qui venaient de Naples, le gouvernement de ce pays avait prêté l'oreille aux propositions des Anglais, et se préparait à suivre le parti de la coalition. Quelque absurde que parût un semblable bruit, on le répandait avec tant de détails et de circonstances, qu'il était bien difficile de ne pas reconnaître qu'il y avait eu au moins quelques rapports entre le ministère napolitain et les agents du gouvernement britannique. Il fallait donc que le roi de Naples, qui était près de l'empereur à l'armée, où il commandait la cavalerie, eût donné des instructions particulières pour ouvrir ces négociations, ou qu'il ne se fût pas opposé à ce que la reine régente les ouvrît en son absence. De quelque manière que la chose se fût passée, le fait n'en était pas moins criminel, en ce qu'il donnait aux ennemis une idée de plus de l'état désespéré dans lequel étaient les affaires de l'empereur, que le roi de Naples lui-même abandonnait. On trouvait cela si coupable en France, que l'opinion en était soulevée; on se refusait à le croire, parce que le roi de Naples y avait la réputation d'un homme brave et loyal. Cependant rien n'était plus vrai, comme on va le voir.
Pendant que ces bruits s'établissaient à Rome, où ils ruinaient la confiance publique, l'on me rendait compte de Florence du passage par cette ville d'un personnage napolitain de haute considération, le duc de Rocca-Romana, grand écuyer de la cour de Naples, qui allait rejoindre son souverain à l'armée.
En comparant l'époque du passage de cet individu par les départements français au-delà des Alpes, avec la défection du gouvernement napolitain, on voit évidemment qu'il en était le messager, et qu'il n'avait pas d'autre mission que de prévenir le roi que tout était prêt, et qu'on n'attendait plus que lui.
Il passa par Lyon, gagna de là Strasbourg et Mayence, d'où il rejoignit l'armée au-delà de Hanau qu'il traversa avant qu'il fût occupé par les Bavarois. Il trouva le roi de Naples à Eisnach, où était son quartier-général; et, sur le rapport qu'il reçut, le prince partit précipitamment. Avait-il eu l'ordre de se porter en avant pour éclairer la marche de l'armée, dont la retraite était déjà menacée d'assez près pour que l'on ne pût plus en douter, ou bien se tenait-il loin de l'empereur pour pouvoir lui échapper, soit qu'il craignît qu'on fût informé de ses projets, ou que le moment de se dérober à ses regards fût arrivé? Je n'en sais rien, mais j'appris presque en même temps le passage par Mayence de M. de la Romana, et le départ du roi de Naples. Il traversa Mayence, Strasbourg, et les Alpes, qu'il franchit par le Simplon.
Il eut aussi le bonheur de passer par Hanau avant l'arrivée de l'avant-garde bavaroise, qui intercepta cette route presque aussitôt après, en sorte que l'empereur ne put lire tous les détails qu'on lui avait envoyés à ce sujet que lorsqu'il n'était plus temps.
Le passage subit du roi de Naples par la France surprit tout le monde. La première pensée qui se présenta fut que l'empereur l'envoyait en toute hâte en Italie pour réunir son armée et la joindre à celle du vice-roi, afin de préserver l'Italie d'une invasion dont elle paraissait menacée; cela semblait d'autant plus vraisemblable, qu'on savait les troupes anglaises de Sicile en mouvement. On n'attribuait pas le voyage du roi de Naples à un autre but; on était bien loin de la vérité.
Joachim passa par Turin, Florence et Rome, sans laisser échapper un mot qui trahît ses projets. Le prince Borghèse, qui gouvernait en Piémont, ni la princesse de Lucques, qui gouvernait la Toscane, n'en eurent le moindre soupçon. On s'en douta encore moins à Rome, où commandait le général Miolis. L'arrivée du roi de Naples fut bientôt suivie d'un nouveau danger pour l'Italie, où il ouvrit peu de temps après les hostilités contre les troupes françaises.
Ce fut dans le même temps qu'arriva la défection de la Westphalie. Les malheurs qu'avait éprouvés l'armée la rendait inévitable; mais, hâtée comme elle le fut par une irruption subite de cosaques, elle produisit en France une impression fâcheuse en ce qu'elle portait le cachet d'un abandon général de tous les alliés de l'empereur. On y était bien préparé, mais l'on avait de la peine à se persuader qu'une simple apparition de troupes légères pût le consommer. Voici comment cet événement eut lieu.
Pendant que l'armée de l'empereur était encore près de Leipzig, un corps de cosaques passa l'Elbe au-dessous de Magdebourg, marcha par le Hanovre, et vint avec une grande rapidité jusque près de Cassel, où le roi de Westphalie était encore.
La sécurité y était telle que l'officier-général russe qui commandait les cosaques arriva jusqu'aux lieux où l'artillerie westphalienne faisait l'exercice du tir du canon. Il y trouva quelques pièces avec leurs munitions qu'on avait crues suffisamment gardées par le voisinage de la capitale; il les emmena et poussa sur Cassel, que les cosaques traversèrent au galop.
Dans le premier moment, tout prit la fuite. Le roi fut obligé de se retirer, mais il fut fidèlement accompagné par les troupes de sa garde; il n'alla qu'à très peu de distance de sa capitale. Il apprit bientôt la force du corps qui l'attaquait.
L'infanterie qui était en garnison dans la ville s'était renfermée dans la citadelle. Les ennemis furent obligés de se retirer presque aussitôt qu'ils furent entrés; mais cela n'avança pas beaucoup les affaires du roi de Westphalie, qui fut obligé de suivre le mouvement de la grande armée et de venir derrière le Rhin, qu'il passa à Bonne ou Cologne. Ses gardes le suivirent jusque sur les bords du fleuve, où il les congédia; la plus grande partie retourna à Cassel, et les autres se retirèrent chez eux. Le roi vint à Paris ainsi que la reine, avec les personnes qui suivaient leurs destinées.
Il y avait déjà plusieurs jours que l'on était sans nouvelles de l'empereur. On n'en avait pas eu depuis que la communication était interceptée par la prise de Hanau. Ce prince était bien mécontent de la conduite du gouvernement bavarois, et cette mauvaise disposition de sa part était aigrie encore en reconnaissant combien il avait été mal servi sous le rapport des informations extérieures; il reçut presque en même temps l'avis de l'arrivée du corps du général de Wrede à Hanau, et un rapport de son ministre à Munich, qui lui rendait compte que la Bavière resterait dans son alliance, malgré les revers de sa fortune; et ce qui paraîtra plus extraordinaire encore, c'est que cette lettre du ministre de France à Munich était datée du jour même que fut signé le traité qui fut conclu à Ried [11], et d'après lequel les troupes bavaroises et autrichiennes réunies se mirent en marche pour les bords du Rhin.
[11: Ried est un village d'Autriche à quatre lieues au-delà de Brannau, sur la frontière d'Autriche et de Bavière.]
Il fallait ou que le ministre de France eût écrit bien précipitamment, ou qu'il eût été singulièrement trompé, car il était trop homme d'honneur pour être suspecté.
La tête de l'armée qui revenait de Leipzig déboucha enfin par la route de Fulde à Hanau, où elle trouva les Bavarois en position depuis plusieurs jours. On ne les marchanda pas, on les attaqua avec furie, et les soldats firent un traitement impitoyable à tous ceux qui leur tombèrent dans les mains. Ils ne revenaient pas de voir que des troupes pour lesquelles ils avaient combattu en 1805 et 1809 eussent tourné aussi perfidement leurs armes contre eux.
Le passage fut bientôt ouvert. L'armée bavaroise reprit la route du Mein, où on ne pouvait pas perdre à la poursuivre un temps trop précieux pour la retraite de la grande armée; on en hâta la marche autant qu'on le put, et on ramena enfin à Mayence cette grande multitude qui n'offrait que du désordre, et n'avait plus rien d'une armée. La dispersion des soldats des différends régiments était au comble, et pour surcroît de malheur, l'administration, accoutumée à compter sur des succès, n'avait aucun magasin à Mayence, ce qui obligea de disperser l'armée dans les villages, où on la fit vivre chez les habitants; cette mesure, qui aurait été bonne si les corps avaient été réorganises, devint désastreuse en ce qu'elle retarda la réunion des soldats épars. Les revers, les fatigues et la misère les avaient abattus au point qu'ils étaient devenus indifférents à tout. Ils s'arrêtaient dans les premiers lieux qu'ils rencontraient, et s'y établissaient. Combien l'on regretta de n'avoir pas fait des approvisionnements de tous genres à Mayence, où l'on aurait pu tenir l'armée réunie sur un terrain assez rétréci pour visiter souvent les troupes et les ravitailler! On serait alors indubitablement parvenu à les remettre en ordre, et à leur faire reprendre une attitude respectable. Au lieu de cela, leur dispersion rendit l'activité du chef presque inutile, les ordres restaient pour la plupart sans exécution, et l'état de l'armée, loin de s'améliorer, empira; les maladies contagieuses se mirent parmi les troupes et achevèrent de les ruiner. Jamais les armées françaises n'avaient offert un si triste tableau: on appelait la paix à grands cris, comme le seul remède qui pût donner le temps nécessaire pour réparer tant de maux; mais nous allons voir combien il était difficile de la faire.
L'empereur était arrivé à Mayence; il avait le coeur déchiré de cet état de choses, mais il n'adressait de reproches à personne: sa situation était affreuse. Il avait une avant-garde à Hocheim, sur la rive droite du Rhin; une garnison dans Dantzick, à l'embouchure de la Vistule; une dans chacune des places de Stettin, de Custrin, et, je crois, de Glogau, sur l'Oder, et une à Spandau près Berlin.
Sur l'Elbe, il avait, comme je l'ai déjà dit, trente mille hommes dans Dresde, environ dix-huit mille dans Torgau, cinq à six dans Wittemberg, environ dix mille dans Magdebourg, et trente mille dans Hambourg. Il en avait aussi laissé quatre ou cinq mille dans Erfurth en se retirant.
Toutes ces garnisons lui auraient donné une armée fraîche s'il avait gagné la bataille de Leipzig; il la perdit, et non seulement ces troupes lui devinrent inutiles, mais leur absence acheva de ruiner ses affaires. Le système de guerre avait changé depuis que les armées que l'on mettait en campagne étaient devenues aussi considérables. On ne faisait plus de sièges, on bloquait une place avec des troupes légères, et l'on attendait paisiblement que la garnison eût mangé son dernier boisseau de farine. Pendant ce temps les grandes armées agissaient offensivement l'une contre l'autre, et celle des deux qui gagnait la dernière bataille faisait Charlemagne.
CHAPITRE XIX.
Mesures de défense.—L'impératrice au sénat.—Ouvertures des alliés.—Artifices de Metternich.—Le maréchal Soult—Beau mouvement.—Comment il échoue.
Tels étaient les affligeants résultats de la bataille de Leipzig, dont les conséquences ne pouvaient jamais être pour les ennemis, s'ils l'avaient perdue, ce qu'elles devinrent pour nous.
J'ai déjà dit qu'avant de la livrer, l'empereur avait eu des pressentiments de ce qui pouvait arriver. Il avait même prévu que, s'il la gagnait, il ne lui resterait pas des moyens suffisants pour donner à son succès des suites capables de faire conclure la paix. C'est pourquoi il voulut faire déployer à la France de nouvelles forces, proportionnées à la masse énorme d'ennemis que l'adversité avait réunis contre nous. Dans ce but, il envoya ordre à l'impératrice régente de convoquer extraordinairement le sénat, et d'aller y faire elle-même l'exposition des malheurs dont la France était menacée par toutes les défections de ses alliés. Elle parla à cette assemblée d'un ton digne et élevé, qui donnait à sa jeunesse un lustre encore plus grand que l'éclat de son rang et de sa naissance; elle partageait vivement les malheurs d'un pays qu'elle avait adopté franchement; elle croyait que chaque Français en particulier était intéressé à ne point compter des sacrifices qui devaient empêcher la ruine de l'édifice national.
Elle fut attentivement écoutée et pénétra tout le monde du plus vif intérêt pour elle; elle sortit de la salle du sénat au milieu du plus respectueux enthousiasme de toute cette assemblée. M. Regnault de Saint-Jean-d'Angely, dont le zèle était infatigable comme le talent, développa les motifs de la démarche du gouvernement, qui demandait encore une levée d'hommes. Les dangers pressants ne permettaient aucune réflexion; elle fut approuvée, parce que l'on consulta moins l'impossibilité de l'effectuer, que la nécessité impérieuse où l'on était de ne rien refuser de tout ce qui pouvait préserver le territoire d'une invasion contre laquelle il se trouvait presque sans défense; il n'était d'ailleurs plus question de faire des conquêtes, mais d'empêcher d'être conquis à son tour.
Cette démarche de l'impératrice régente au sénat eut lieu avant l'arrivée de l'armée à Mayence, et par conséquent avant qu'elle eût éprouvé les pertes qui l'avaient rendue nécessaire, de sorte que la première réflexion que fit faire cette levée d'hommes, c'est qu'elle ne suffirait pas, et qu'infailliblement il en faudrait une seconde avant peu pour mettre l'armée au point où on avait voulu la porter avant de tenter le sort des armes à Leipzig. Cette idée navrait tous les coeurs, la confiance s'éclipsa, on n'apercevait plus de consolation dans l'avenir, et les esprits se livrèrent à toutes sortes de conjectures sur des changements que l'on prévoyait devoir arriver par l'impuissance où l'on était tombé de les empêcher.
Il n'y a nul doute que le voeu national ne demandait que la paix; telle qu'elle eût été, elle eût comblé tous les désirs, mais il n'était encore dans la pensée de personne de sacrifier celui dont l'amour et la reconnaissance nationale n'étaient pas complètement détachés.
Des incidents qui survinrent firent successivement changer ces dispositions: je vais en rendre compte en suivant l'ordre dans lequel ils sont arrivés. Aussitôt que je sus l'empereur arrivé à Mayence, je lui écrivis pour lui faire connaître tout ce que j'apercevais de sombre, et je le pressai de venir lui-même à Paris pour imprimer le mouvement national, sans quoi on ne se sauverait pas.
Le temps pressait, et la malveillance, jointe au découragement, aurait été plus puissante qu'une impulsion qui aurait été donnée de Mayence. L'empereur arriva à Paris dans les premiers jours de novembre, et fut suivi de tout ce qu'il avait emmené avec lui à l'armée.
Un incident qui survint presque aussitôt fit un instant trêve aux sombres idées qui remplissaient les esprits. Le ministre de France près du duc de Saxe-Weimar avait été enlevé par un détachement ennemi, qui viola la résidence de ce prince. Il fut envoyé à Toeplitz, rappelé au quartier-général des alliés, et mandé par M. de Metternich, avec lequel il eut une longue conversation, dont il rendit compte lui-même à son retour.
«Après avoir été, dit M. de Saint-Aignan dans son rapport, traité pendant deux jours comme prisonnier de guerre à Weimar, où se trouvait le quartier-général des empereurs d'Autriche et de Russie, je reçus l'ordre, le jour suivant, de partir pour la Bohême avec un convoi de prisonniers. Jusque-là je n'avais vu personne ni fait aucune réclamation, pensant que le titre dont j'étais revêtu était une réclamation suffisante. Outre cela, j'avais déjà protesté contre le traitement qu'on me faisait éprouver. Cependant je crus, dans ces circonstances, devoir écrire au prince de Schwartzenberg et au comte de Metternich, pour leur représenter l'inconvenance d'un pareil procédé. Le prince de Schwartzenberg m'envoya sur-le-champ le comte Paar, son premier aide-de-camp, pour excuser la méprise commise à mon égard, et m'inviter soit chez lui, soit chez le comte de Metternich. Je me rendis de suite chez ce dernier, parce que le prince de Schwartzenberg n'était pas chez lui. Le prince de Metternich me reçut avec des égards distingués; il me dit quelques mots sur ma position, dont il se chargea de me tirer, s'estimant heureux, me dit-il, de me rendre ce service, et de me témoigner, en même temps l'estime que l'empereur d'Autriche a pour le duc de Vicence. Ensuite il me parla du congrès, sans que je lui aie fourni matière à ce nouveau tour de conversation. «Nous désirons sincèrement la paix, me dit-il, et nous la conclurons. Il s'agit de saisir la chose ouvertement et sans détour. La coalition restera unie: les moyens indirects que l'empereur Napoléon pourrait employer pour parvenir à la paix ne peuvent plus avoir d'effet. Que toutes les parties s'expliquent clairement l'une envers l'autre, et la paix pourra être conclue.» Après cette conversation, le comte de Metternich me dit que je devais me rendre à Toeplitz, où j'aurais dans peu de ses nouvelles, et qu'il espérait me voir à mon retour. Je partis le 27 octobre pour Toeplitz, où j'arrivai le 30. Le 2 novembre, je reçus une lettre du comte de Metternich, d'après laquelle je quittai Toeplitz le 3, et me rendis au quartier-général de l'empereur d'Autriche, à Francfort, où j'arrivai le 8. Je fus le même jour chez le comte de Metternich. Il me parla de suite des succès des puissances alliées, de la révolution qui se passait en Allemagne, et de la nécessité de faire la paix. Il me dit que les alliés, longtemps avant la déclaration de l'Autriche, avaient salué l'empereur François du titre d'empereur d'Allemagne, mais qu'il n'avait point accepté ce titre insignifiant, et que l'Allemagne, de cette manière, lui appartenait plus qu'auparavant; qu'il désirait que l'empereur Napoléon se persuadât que la plus grande impartialité et la plus grande modération régnaient dans les conseils des alliés, mais qu'ils se sentaient d'autant plus forts qu'ils étaient plus modérés; que personne n'avait des projets contre la dynastie de l'empereur Napoléon; que l'Angleterre était bien plus modérée qu'on ne croyait; que jamais il n'y avait eu un moment plus favorable pour traiter avec cette puissance; que, si l'empereur Napoléon voulait réellement conclure une paix durable, il épargnerait de grands maux à l'humanité, et de grands dangers à la France, en ne retardant pas les négociations; qu'on était prêt à s'entendre; que les idées qu'on s'était formées de la paix étaient de nature à poser à l'Angleterre des bornes équitables, et assurer par mer à la France toutes les libertés auxquelles pouvaient prétendre les autres puissances de l'Europe; que l'Angleterre était prête à rendre à la Hollande, comme état indépendant, bien des choses qu'elle ne lui rendrait pas comme province de l'empire français; que ce que M. de Meerfeldt avait été chargé de dire de la part de l'empereur Napoléon pouvait donner lieu à plusieurs déclarations, qu'il me prierait de rapporter; qu'il ne demandait de moi que de les rendre exactement, sans y rien changer; que l'empereur Napoléon ne voulait pas concevoir l'idée d'un équilibre entre les puissances de l'Europe; que cet équilibre cependant était non seulement possible, mais nécessaire; que la proposition avait été faite à Dresde de prendre en compensation différends pays que l'empereur ne possédait plus, comme, par exemple, le duché de Varsovie, et que, dans le cas présent, on pouvait encore donner de semblables compensations. Le comte de Metternich me fit prier de me rendre chez lui le 9 au soir. Il venait du palais de l'empereur d'Autriche, et me remit la lettre de S. M. à l'impératrice. Le comte me dit que le comte de Nesselrode allait venir à l'instant chez lui, et qu'en sa présence il me chargerait de ce que je devais annoncer à l'empereur. Il me chargea de dire au duc de Vicence qu'il avait toujours pour lui les mêmes sentiments d'estime que lui avait en tout temps inspirés son caractère noble. Peu d'instants après, le comte de Nesselrode entra. Celui-ci me répéta en peu de mots ce que le comte de Metternich m'avait déjà dit sur la mission dont j'étais invité à me charger; il y ajouta qu'on pouvait considérer M. de Hardenberg comme présent et agréant tout ce qui avait été dit. Ici M. de Metternich développa les intentions des alliés, ainsi que je devais en rendre compte à l'empereur. Après que je l'eus entendu, je répliquai que, puisque mon rôle ici n'était que d'écouter sans parler, je n'avais rien à faire que de répéter mot à mot ses paroles, et que, pour en être plus sûr, je demandais la permission de les écrire, simplement pour mon usage, et de les lui mettre après sous les yeux. Le comte de Nesselrode proposa que j'écrivisse cette note sur-le-champ, et le comte de Metternich me conduisit seul dans un cabinet où j'écrivis la note qui suit [12]. Lorsque je l'eus terminée, je rentrai dans l'appartement. M. de Metternich dit: Vous voyez lord Aberdeen, l'ambassadeur anglais; nos intentions sont les mêmes, ainsi nous pouvons continuer à nous entretenir en sa présence. Alors il demanda que je lusse ce que j'avais écrit. Lorsque j'en vins à l'article concernant l'Angleterre, lord Aberdeen parut ne pas m'avoir bien compris; je le lus encore une fois, et alors il observa que les expressions liberté du commerce et droit de navigation étaient très vagues. Je répondis que j'avais écrit ce que M. de Metternich m'avait chargé de dire. M. de Metternich ajouta que ces expressions pouvaient en effet embrouiller la question, et qu'il serait mieux d'en mettre d'autres à la place. Il prit la plume, et écrivit: que l'Angleterre ferait les plus grands sacrifices pour une paix fondée sur ces bases (celles énoncées plus haut). Je fis l'observation que ces expressions étaient tout aussi vagues que celles qu'on avait retranchées. Lord Aberdeen fut de la même opinion, et dit qu'il serait mieux de rétablir ce que j'avais écrit d'abord: en même temps, il répéta l'assurance que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices; qu'elle possédait beaucoup et rendrait à pleines mains. Le reste de la note ayant été trouvé conforme à ce que j'avais entendu, la conversation tomba sur des objets indifférents. Alors entra le prince de Schwartzenberg: tout ce qui avait été traité fut répété. Le comte de Nesselrode, qui s'était éloigné un instant pendant la conversation, revint, et me chargea, de la part de l'empereur Alexandre, de dire au duc de Vicence qu'il ne changerait jamais d'opinion sur son caractère et sa loyauté, et que tout serait bientôt arrangé, s'il était chargé d'une négociation. Je devais partir le lendemain, 10 novembre, au matin; mais le prince de Schwartzenberg me fit prier d'attendre jusqu'au soir, n'ayant pas encore eu le temps d'écrire au prince de Neufchâtel. Dans la nuit, il m'envoya le comte Woyna, son aide-de-camp, qui me remit cette lettre, et me conduisit aux avant-postes. J'arrivai le 11 au matin à Mayence.»
[12: Note de M. de Saint-Aignan.
Le comte de Metternich me dit que la circonstance qui m'avait conduit au quartier-général pouvait être utilisée, en me chargeant de porter à S. M. l'empereur la réponse aux propositions qu'il avait fait faire par le comte de Meerfeldt. En conséquence, le comte de Metternich et le comte de Nesselrode m'ont invité d'annoncer à S. M. que les puissances alliées s'étaient unies par des liens indissolubles, par lesquels elles étaient puissantes, et auxquels elles ne renonceraient jamais. Que, d'après les engagements qu'elles avaient contractés, elles avaient pris la décision de ne point conclure d'autre paix qu'une paix générale. Qu'au temps du congrès de Prague, il était encore possible de penser à une paix continentale, parce que, d'après les circonstances, on n'avait pas encore eu le temps de s'entendre sur une autre négociation; mais que, depuis, les intentions des puissances et de l'Angleterre étaient connues, et qu'il serait en conséquence inutile de penser à un armistice ou à une négociation qui n'aurait pas pour but une paix générale. Que les souverains coalisés, sous le rapport de la puissance et de la prépondérance, sont unanimement d'accord que la France doit être conservée dans son intégrité et dans ses limites naturelles, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Que l'indépendance de l'Allemagne était une condition sine quâ non, et qu'en conséquence la France devait renoncer, non pas à l'influence que tout grand État a nécessairement sur un État moins puissant, mais à toute espèce de souveraineté sur l'Allemagne; que S. M. avait elle-même posé en principe que les grands États doivent être séparés par de plus faibles. Que du côté des Pyrénées, l'indépendance de l'Espagne et le rétablissement de l'ancienne dynastie étaient également une condition sine quâ non. Qu'en Italie, l'Autriche devait obtenir une frontière qui serait un des objets de la négociation, et que le Piémont, ainsi que l'État italien, offrait plusieurs lignes qui pourraient être un objet de négociation, pourvu que l'Italie, ainsi que l'Allemagne, fût gouvernée dans l'indépendance de la France et de toute autre grande puissance. Que de même l'État de la Hollande serait un objet de négociation, toujours en partant du principe qu'elle doit être libre. Que l'Angleterre était disposée à faire les plus grands sacrifices pour une paix établie sur ces bases, et à reconnaître la liberté du commerce et de la navigation, que la France à le droit de demander. Que si S. M. adopte ces bases d'une paix générale, on pourrait déclarer neutre une ville jugée convenable, sur la rive droite du Rhin, où les plénipotentiaires de toutes les puissances belligérantes se réuniraient, sans que le cours des événements de la guerre soit arrêté par ces négociations.]
Ainsi il fallait abandonner ce qui nous restait de nos conquêtes, sanctionner les conséquences que nos revers avaient entraînées, livrer l'Italie, évacuer la Hollande, et tout cela pour obtenir, non pas la paix, mais l'ouverture de négociations qui ne sauveraient pas la France des ravages dont elle était menacée. On ne pouvait faire de communications plus dures ni plus suspectes. On ne les repoussa pas néanmoins.
Elles avaient été transmises le 15 novembre, le 16, M. de Bassano répondit qu'une paix fondée sur l'indépendance de toutes les nations, tant sous le point de vue continental que sous celui des relations maritimes, avait toujours été l'objet des voeux de l'empereur; que ce prince acceptait la réunion d'un congrès à Manheim. Mais l'horizon politique avait changé; la réponse ne parut ni assez claire, ni assez précise; le cabinet des Tuileries n'admettait pas assez nettement les bases qu'on lui proposait. C'était jouer sur les mots, mais les circonstances étaient trop graves pour le remarquer. Le duc de Vicence, qui avait succédé au duc de Bassano, réitéra l'adhésion dans les termes qu'exigeait Metternich. Ce furent alors d'autres difficultés. Les souverains n'étaient pas tous à Francfort; les négociations ne pouvaient s'ouvrir qu'ils ne se fussent entendus.
L'empereur voyait la déception et la ressentait d'une manière cruelle. Mais tout se réunissait pour nous accabler. L'épidémie s'était mise parmi nos troupes. Les fatigues, les besoins, et, plus que tout cela, l'impression morale de nos désastres, avaient semé les maladies dans nos cantonnements. Les hôpitaux étaient encombrés, et nos soldats, habituellement si fiers devant l'ennemi, étaient sans force contre les dégoûts et les privations. Ils succombaient à leurs misères; chaque jour voyait affaiblir des rangs que le fer avait déjà tant éclaircis. Les affaires n'allaient pas mieux en Espagne. Le maréchal Soult avait été prendre le commandement de l'armée battue à Vittoria. Parvenu, à force de soins et de peine, à la réorganiser, il résolut de tenter un coup capable de rétablir les affaires au-delà des Pyrénées.
L'armée anglaise et espagnole, qui s'était avancée sur la Bidassoa, bloquait Pampelune avec une division, en même temps qu'avec le gros de ses forces elle pressait le siège de Saint-Sébastien. Le maréchal Soult saisit avec beaucoup de sagacité le parti qu'il pouvait tirer de cette circonstance pour la couper. Il marcha par la gauche, et arriva devant Pampelune, que Wellington était encore sous les murs de Saint-Sébastien. L'attaque commençait, le succès allait couronner cette belle combinaison, lorsqu'une averse affreuse, versant des torrents de pluie sur les montagnes, le força à rappeler ses colonnes. Les Anglais ne furent pas arrêtés par les mêmes obstacles. Ils n'avaient ni cols, ni ravins à franchir; ils arrivèrent à la course et se trouvèrent en ligne lorsque nous fûmes en mesure de reprendre notre opération. Un autre contre-temps encore: le maréchal avait ordonné au général Drouet, qui occupait une position intermédiaire de laquelle il contenait un corps anglais aux ordres du général Picton, de marcher pour venir le joindre en dérobant son mouvement; ce fut justement le contraire qui arriva: le corps anglais aux ordres du général Picton rejoignit celui du général Wellington, devant Pampelune, au moment où le maréchal Soult l'attaquait, et le général Drouet ne parut que lorsque tout était fini. Le corps qu'il devait contenir avait pénétré dans le flanc droit du maréchal, et l'avait obligé à se mettre en retraite après avoir essuyé une perte notable. Le mal était désormais irréparable, les troupes que Drouet amenait se mirent même en désordre; il n'y eut d'autre parti à prendre que celui d'une prompte retraite pendant laquelle le soldat éprouva toute sorte de privations.
L'armée anglaise une fois réunie sous les murs de Pampelune, il n'était plus possible d'intercepter sa ligne d'opérations; mais la concentration faite, le maréchal eût encore réussi à dégager la place, si le général Drouet était venu le joindre, ainsi qu'on devait l'espérer, au moins quand le corps du général Picton se présenta sur le champ de bataille. Cet effort n'ayant été suivi d'aucun succès, Pampelune capitula, et nous perdîmes la dernière place que nous occupassions sur cette partie du territoire espagnol.
Ce triste événement ne pouvait arriver dans une circonstance plus fâcheuse; il acheva de détruire les faibles espérances qu'on nourrissait encore de sortir de la cruelle position où tant de revers nous avaient placés. Une autre conséquence non moins grave, c'est qu'il contribua beaucoup à changer les dispositions que les alliés avaient manifestées par l'organe de M. de Saint-Aignan. On blâma beaucoup le duc de Bassano de n'avoir pas accepté dans toute leur étendue les bases qu'ils avaient posées. L'accusation était injuste. Le projet de la lettre qu'il écrivit le 16 novembre à M. de Metternich renfermait, conformément à l'intention manifestée d'abord par Napoléon, l'acceptation explicite des bases de Francfort. Cette partie fut supprimée, et en lisant la lettre [13] avec attention, on voit bien qu'elle a été tronquée. Elle le fut à dessein. Napoléon, qui avait reconnu à Prague le degré de confiance que méritaient les alliés lorsqu'ils parlaient de paix, jugeait qu'il leur serait très facile de désavouer ce qui aurait été dit dans un entretien confidentiel à une personne sans mission et sans caractère spécial, et qu'il serait plus habile de les amener à donner à leurs propositions une consistance officielle. Son ministre lui proposait, à cet effet, de renvoyer à Francfort M. de Saint-Aignan, avec autorisation de faire et de signer en son nom une déclaration d'acceptation des bases, en présence des ministres qui les avaient dictées. Cette déclaration, si elle n'avait pas été éludée, aurait nécessairement été reçue par une note écrite, et le terrain de la négociation se serait ainsi trouvé établi diplomatiquement; mais Napoléon préféra le moyen d'une lettre par laquelle les bases de la négociation seraient acceptées implicitement par la nomination d'un plénipotentiaire pour négocier. Il connaissait assez le comte de Metternich, et sa politique, qui le portait à saisir toutes les occasions de se donner un vernis de bonne foi, pour ne pas douter qu'il ne répondît par la demande de l'acceptation formelle des bases proposées, lesquelles recevraient de cette réponse le caractère officiel et irrévocable qui leur manquait. «J'en suis si convaincu, disait Napoléon à son ministre, que je dicterais sa lettre dès aujourd'hui.» Il ne cherchait pas, comme on le répandit alors, à gagner du temps, puisqu'il était convenu que les négociations n'arrêteraient pas le cours des opérations militaires. La lettre attendue [14] combla les espérances qu'on en avait conçues; car elle engageait les hautes puissances alliées de la manière la plus formelle: «Leurs Majestés, disait M. de Metternich, sont prêtes à entrer en négociation dès qu'elles auront la certitude que Sa Majesté l'empereur des Français admet les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans mon entretien avec le baron de Saint-Aignan.» Ce qui ne l'empêcha pas, lorsque cette certitude lui eut été donnée [15] de dire, dans une lettre tardive, que les puissances alliées n'étaient plus prêtes à négocier les bases générales, et qu'il fallait les consulter [16].
[13: Au comte de Metternich.
Paris, le __ novembre 1813.
Monsieur, le baron de Saint-Aignan est arrivé hier ici à midi, et il annonce que, d'après les communications faites par V. Exc., l'Angleterre accède à la proposition relative à l'ouverture d'un congrès pour la paix générale, et que les puissances sont portées à déclarer neutre une ville sur la rive droite du Rhin, pour la réunion des plénipotentiaires. S. M. désire que celle ville puisse être Manheim. Le duc de Vicence, qu'elle nomme son plénipotentiaire, s'y rendra aussitôt que V. Exc. me fera connaître le jour que les puissances fixent pour l'ouverture du congrès. Il paraît convenable, monsieur, et même conforme à l'usage, qu'il n'y ait point de troupes à Manheim, et que le service soit fait par la bourgeoisie, pendant que la police serait confiée à un employé du grand-duché de Baden. Si on jugeait convenable d'y avoir des piquets de cavalerie, leur force doit être égale de part et d'autre. À l'égard des communications du plénipotentiaire anglais avec son gouvernement, elles pourraient avoir lieu par la France et par Calais. Une paix fondée sur l'indépendance de toutes les nations, tant sous le point de vue du continent que sous celui du commerce maritime, a toujours été l'objet des voeux de l'empereur. S. M. conçoit un heureux présage du rapport que le baron de Saint-Aignan lui a fait sur les assurances du ministère anglais.
J'ai l'honneur, etc.
Le duc de BASSANO.]
[14: Au duc de Bassano.
Francfort-sur-le-Mein, 25 novembre 1813.
Monsieur le duc, le courrier que V. Exc. a expédié de Paris le 16 est arrivé ici hier. Je me suis empressé de mettre sous les yeux de LL. MM. II. et de S. M. le roi de Prusse la dépêche dont vous m'avez honoré. LL. MM. ont vu avec plaisir que l'entretien confidentiel avec M. de Saint-Aignan a été considéré par S. M. l'empereur des Français comme une preuve des intentions pacifiques des hautes puissances alliées. Animées des mêmes intentions, constantes dans leurs vues et inséparables dans leur alliance, elles sont prêtes à entrer en négociation, aussitôt qu'elles auront la certitude que S. M. l'empereur des Français reconnaît les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans ma conférence avec le baron de Saint-Aignan. Il n'est pas fait mention de ces bases dans la dépêche de V. Exc. Elle se borne à énoncer un principe auquel tous les gouvernements européens prennent part, et qui forme le premier objet de leurs voeux. Mais enfin ce principe, étant trop général, ne peut pas remplacer les bases énoncées. LL. MM. désirent donc que S. M. l'empereur Napoléon veuille se déclarer sur ces bases, afin d'empêcher que des difficultés insurmontables n'arrêtent les négociations dès leur ouverture. Les alliés n'ont aucune difficulté à admettre le choix de la ville de Manheim. Sa neutralisation, et les règles de la police, telles que V. Exc. les propose, sont parfaitement conformes à l'usage, et peuvent avoir lieu en tout cas.
Agréez, etc.
METTERNICH.]
[15: Au prince de Metternich.
Paris, le 2 décembre 1813.
Prince, j'ai mis sous les yeux de S. M. la lettre que V. Exc. a adressée au duc de Bassano. La France, en acceptant sans restriction comme bases de la paix, l'indépendance des nations, tant sous le point de vue du continent que sous celui des mers, a déjà reconnu en principe ce que les alliés paraissent encore trouver manquant; S. M. accédait par là à toutes les conséquences de ce principe, dont le résultat final doit être une paix basée sur l'équilibre de l'Europe, sur la reconnaissance de l'intégrité des nations dans leurs limites naturelles, et de l'indépendance totale des États, en sorte que personne ne puisse prétendre à une domination ou à une suprématie, sous quelque forme que ce soit, sur les autres. Cependant c'est avec la plus vive satisfaction que j'annonce à V. Exc. que je suis autorisé par l'empereur, mon auguste souverain, à déclarer que S. M. accepte les bases générales et sommaires qui ont été communiquées par M. de Saint-Aignan. Elles entraîneront de grands sacrifices du côté de la France; mais S. M. les fera sans peine, si après cela l'Angleterre fournit les moyens d'arriver à une paix générale et honorable pour chacun, qui, ainsi que V. Exc. l'assure, est le voeu non seulement des puissances coalisées, mais même de l'Angleterre.
Agréez, etc.
Le duc de VICENCE.]
[16: Au duc de Vicence.
Francfort-sur-le-Mein, 10 décembre 1813.
Monsieur le duc, la note officielle dont V. Exc. m'a honoré en date du 2 décembre, m'est arrivée de Cassel par nos avant-postes. Je n'ai pas tardé à la mettre sous les yeux de LL. MM. Elles y ont vu avec plaisir que S. M. l'empereur des Français a adopté les bases essentielles pour le rétablissement d'un état d'équilibre, et pour la tranquillité future de l'Europe. Elles ont décidé de communiquer sans délai cette pièce officielle à leurs coalisés. LL. MM. II. et RR. sont convaincues qu'aussitôt après la réception de leurs réponses, les négociations pourront être ouvertes. Nous nous hâterons alors d'en prévenir V. Exc, et de concerter avec vous les mesures qui paraîtront les plus propres à atteindre le but qu'on se propose.
Je vous prie, etc.
Le prince de METTERNICH.]
L'empereur ne s'était pas laissé abuser par les artifices des alliés: il avait poussé ses préparatifs avec vigueur. Si les propositions qu'on lui transmettait étaient sincères, l'attitude qu'il cherchait à prendre ne pouvait nuire aux négociations. En conséquence, il fit un appel à la nation pour la déterminer à prendre les armes; quoique cette mesure fût commandée par une impérieuse nécessité, elle devint le prétexte que les ennemis saisirent pour revenir sur les dispositions qu'ils avaient manifestées dans les ouvertures dont ils avaient rendu porteur M. de Saint-Aignan. Ils firent paraître une déclaration imprimée [17] qui fut répandue avec profusion. Cette pièce, rédigée avec beaucoup d'art, présentait l'empereur comme un éternel artisan de troubles, comme un furieux qui ne répondait à des ouvertures de paix que par des levées de conscription. On cherchait à l'isoler; on annonçait que c'était à lui, et non à la nation, qu'on faisait la guerre. On la flattait de l'espoir de ne perdre aucune de ses conquêtes. On caressait son orgueil, on lui disait qu'une nation ne perd pas ses droits à l'estime de ses rivales, qu'elle ne doit pas cesser d'être grande pour avoir à son tour éprouvé des malheurs.
[17: Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de trois cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment une provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la présente guerre, les principes qui font la base de leur conduite, leurs voeux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son empire.
La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage que LL. MM. II. et RR. ont fait de la victoire a été d'offrir la paix à S.M. l'empereur des Français. Une attitude renforcée par l'accession de tous les souverains et princes de l'Allemagne, n'a pas eu d'influence sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondées sur l'indépendance de l'empire français, comme sur l'indépendance des autres États de l'Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet, généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous, honorables pour chacun.
Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et heureuse, parce que la puissance grande et forte est une des bases fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être tranquille qu'autant qu'il est heureux. Les puissances confirment à l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la France sous ses rois, parce qu'une nation valeureuse ne déchoit pas pour avoir à son tour éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante, où elle a combattu avec son audace accoutumée.
Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles veulent un état de paix qui, par une sage répartition de forces, par un juste équilibre, préserve désormais leurs peuples des calamités sans nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.
Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de nouveau raffermi, avant que des principes immuables n'aient repris leurs droits sur de vaines prétentions, avant que la sainteté des traités n'ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.]
CHAPITRE XX.
Alexandre refuse de passer le Rhin.—Communication qui le décide.—Artifices des alliés.—Défaut de ressources.—Le corps législatif.—Disposition des esprits.—L'histoire jugera.—Insurrection de la Hollande.—Encore le roi de Naples.
Le ton de bonne foi qui était adroitement répandu dans cette pièce artificieuse ne pouvait pas manquer de faire bien des dupes dans un pays où l'on n'apercevait plus de portes de salut.
Cependant l'empereur de Russie refusait de passer outre. La France était humiliée, il avait atteint son but, il ne voulait pas courir de nouvelles chances qui ne devaient profiter qu'aux Anglais. Mais la conspiration de l'intérieur s'agitait déjà à Francfort. Un homme connu par les malheurs qu'il attira sur son pays, et l'inquiétude qu'il promena de Pétersbourg à Paris, la représentait dans cette place. Il avait inutilement usé un reste de crédit, et n'avait recueilli de ses instances que l'annonce bien positive qu'on ne passerait pas le Rhin. Mais un incident survint qui fit évanouir cette résolution. La Suisse correspondait avec un brouillon comme lui, qui, tout couvert des bienfaits de l'empereur, ne respirait que sa ruine. Celui-ci lui avait dépêché son secrétaire, il le conduisit chez Alexandre, livra son chiffre à ce prince avec les données que l'émissaire apportait. Elles étaient si détaillées, si précises, que l'autocrate n'hésita plus.
Nous étions au mois de décembre, on venait de convoquer le corps législatif, et pour surcroît de malheur, on ajourna successivement de plusieurs semaines l'ouverture de la session, ce qui donna à tous les députés de cette assemblée le temps de se gâter l'opinion par les lamentations dont retentissait la capitale. Elles se répandaient dans les départements, abattaient le peu d'énergie qu'ils conservaient encore, et revenaient dans la capitale où elles achevaient de tout perdre, de tout troubler; de sorte que l'on vivait dans une atmosphère d'inquiétudes et de mauvais bruits qui anéantissaient les restes de l'esprit public. La déclaration de Francfort parvint à Paris; elle y trouva des hommes crédules qui eurent la simplicité d'ajouter foi à ses promesses. On se flatte aisément de ce que l'on espère, on s'accoutuma à croire à la sincérité des alliés; on ne les regarda plus comme des ennemis de la nation, on alla même jusqu'à admirer leur magnanimité, et à vanter une modération dont on reprochait à nos généraux d'avoir manqué.
L'empereur luttait seul contre ce funeste aveuglement; il avait trop de connaissance des hommes pour être dupe de l'artifice: mais aussi on le croyait trop intéressé à le combattre, pour lui accorder la confiance qu'on n'aurait jamais dû cesser d'avoir en lui. Il s'en plaignait quelquefois dans son intérieur, et disait à ceux qui l'écoutaient: «Vous verrez, messieurs, ce qu'il en coûte pour croire à la foi punique,» et il citait la fable du traité des loups avec les brebis.
Son courage et le calme de son esprit étaient intacts. Il travaillait à toute heure du jour et de la nuit à se créer une armée avec laquelle il pût défendre le territoire; mais les tableaux de la conscription ne présentaient plus d'hommes disponibles; les états des arsenaux n'offraient que des ressources insignifiantes: tout avait été épuisé pour la campagne de 1812 et pour celle de Saxe. L'on avait très peu travaillé dès-lors; les fusils, entre autres choses, manquaient totalement. Depuis plusieurs années, on avait suggéré à l'empereur de retirer ceux que l'on avait donnés à la garde nationale: c'était à peu près tout ce que contenaient les arsenaux; mais ces armes étaient dans un si mauvais état, que l'on dût établir partout des ateliers pour les réparer. Cette situation était cruelle. Aussi l'empereur répétait-il fréquemment: «Mais pourquoi ne m'a-t-on pas dit tout cela? pourquoi m'a-t-on caché l'état des arsenaux?»
Les besoins de chevaux de toute espèce étaient immenses, et cette branche n'était pas moins épuisée que les autres. On se flattait d'y pourvoir avec de l'argent. L'empereur avait une forte épargne, fruit de ses économies. Il fit porter 30 millions au trésor; mais cette ressource était loin de suffire aux besoins. Le crédit du gouvernement était ébranlé, on ne pouvait sans argent comptant assurer aucun service; c'est ce qui fit recourir à la mesure de la vente des biens communaux. Cette ressource aurait été suffisante, mais quoiqu'elle fût exploitée de suite administrativement, elle n'en devint pas moins un des griefs dont le corps législatif se servit pour achever de priver le gouvernement du dernier appui qui lui restait.
Le corps législatif était depuis longtemps à Paris, et on n'ouvrait pas la session. Quelle responsabilité ne pèse pas sur ceux qui en détournaient l'empereur, pour servir de petits intérêts particuliers! Déjà la malveillance et les brouillons s'occupaient de machinations. Ils s'attachaient aux députés, qui étaient déjà mécontents de leur oisiveté, et surtout d'un état de choses qu'ils s'exagéraient encore, parce qu'on ne le leur exposait pas. Il s'éleva bientôt parmi eux toute sorte de réflexions, entre autres, que si la constitution était plus forte, et que si les ressources, tant de la population que des finances, n'étaient pas livrées à l'arbitraire du gouvernement, de pareils malheurs n'arriveraient pas, et ne pourraient pas arriver. À ces réflexions vinrent se mêler des ressentiments particuliers. Le corps législatif renfermait quelques anciens fonctionnaires publics qui imaginaient avoir à se plaindre à l'empereur, ceux surtout qui n'avaient obtenu ni faveur, ni distinction; ils crurent le moment favorable pour compter rigoureusement avec lui. Ils se laissèrent aller à leurs passions particulières, au lieu d'envisager le danger où se trouvait l'État. Tous avaient encensé le gouvernement de l'empereur pendant sa prospérité; ils s'étaient répandus en éloges sur tous les actes de son administration, lorsqu'il n'avait que faire de leur assentiment; ils lui avaient fait mille protestations de fidélité et de dévouement, lorsqu'il était le maître du monde; et dans la seule circonstance peut-être où il eût besoin de leur concours pour tirer l'État d'un péril qui devait les engloutir eux-mêmes, ils se montrèrent difficiles, et choisirent ce moment pour régler les limites d'un pouvoir qui ne pouvait être trop absolu dans la circonstance où l'on se trouvait, et dont ils auraient eux-mêmes reculé les bornes dans un temps où l'on pouvait véritablement en abuser.
Cette conduite du corps législatif mit le comble au mal, et il arrivera un jour où le temps, qui éclaire et analyse tout, donnera à l'histoire la force de reprocher à chacun de ces mauvais citoyens d'avoir prostitué le caractère dont la confiance de leurs compatriotes les avait investis, et d'avoir trahi le pays pour satisfaire des passions particulières.
Les mois de novembre et de décembre de cette année furent féconds en événements. Le premier qui arriva fut la capitulation du corps qui était resté dans Dresde pendant la bataille de Leipzig. Il avait obtenu de sortir avec les honneurs de la guerre pour rentrer en France avec armes et bagages, mais après quelques jours de marche on le désarma, au mépris des conventions stipulées.
Peu de temps après arriva l'insurrection de la Hollande; l'empereur avait été obligé d'en retirer les troupes pour les réunir à un corps d'armée qu'il organisait dans la Belgique. Le pays se trouvant sans autre défense que les garnisons du Helder et de Gorcum, un corps russe arriva des bords de l'Ems à ceux du Wall, passa ce fleuve, et vint offrir aux nombreux mécontents de la Hollande un appui dont ils profitèrent. L'insurrection éclata à Amsterdam et à Rotterdam presque en même temps; elle se fit, pour ainsi dire, sans effusion de sang; on mit en fuite les autorités françaises, et surtout les employés des douanes contre lesquels la haine était plus prononcée.
On cria partout vive Orange, et les anciennes couleurs du stathouder furent arborées. Jamais un pays ne rentra avec si peu d'effort sous la domination de ses anciens chefs; le corps russe qui protégeait ce mouvement s'avança jusqu'à la frontière du côté de Gorcum. Le prince d'Orange arriva d'Angleterre presque aussitôt, et tout fut fini pour la Hollande, c'est-à-dire que nous en fûmes complètement expulsés. Si le corps du général Davout, qui était dans Hambourg, avait eu ordre de quitter les bords de l'Elbe, lorsque l'armée revenait sur le Rhin, et qu'on l'eût fait passer en Hollande, bien certainement l'insurrection n'eût pas éclaté, et la guerre eût peut-être eu une tout autre issue.
La position de l'empereur était terrible, et cependant il ne faisait que préluder aux malheurs qui devaient l'accabler.
Depuis son retour, le roi de Naples avait rassemblé son armée, et s'était mis en communication immédiate avec les agents anglais. Comme il était trop faible pour faire respecter son indépendance, et que sa coopération changeait totalement la position des Autrichiens en Italie, il était bien évident que la première condition qui lui serait imposée pour mériter les bonnes grâces des alliés serait d'abord d'abandonner l'empereur, puis enfin de tourner ses armes contre lui; ce qu'il fit, comme on le verra tout à l'heure.
L'empereur, qui connaissait toute l'inconstance d'esprit de ce prince, prévit ce qu'il allait faire. Déjà l'armée autrichienne avait renforcé le corps qu'elle avait en Italie. Il était devenu si supérieur à celui que nous y avions, que la lutte ne pouvait être incertaine. Il pénétra d'abord en Illyrie, dont on se souvient que M. Fouché avait été nommé gouverneur pendant l'armistice de Neumarck.
Le pays s'insurgea à l'approche des Autrichiens, et M. Fouché fut obligé de se retirer. L'empereur le chargea de se rendre à Naples pour diriger le roi, dont la position devenait délicate; mais au lieu de s'occuper des intérêts de la France, M. Fouché s'occupa des siens. Il négocia, usa le temps pour obtenir le paiement de quelques réclamations qu'il avait sur le duché d'Otrante. Si on l'en croit, il fit pis encore, puisqu'il se vantait d'avoir fixé les irrésolutions de Murat, et de l'avoir décidé en faveur de la coalition.
Si, au lieu d'employer l'ascendant qu'il avait sur ce prince à vaincre la pudeur qui le retenait encore, il l'eût engagé à marcher contre ses ennemis et les nôtres, qui sait la tournure qu'eussent pris les affaires? Qui sait si les alliés eussent même osé franchir le Rhin? Cette détermination n'eût-elle d'ailleurs rien changé à la marche des affaires, ils eussent du moins fait l'un et l'autre ce qu'ils devaient faire, Murat surtout: car ce prince était du nombre de ceux auxquels leur position avait tellement tracé leur devoir, que toute conduite même équivoque était une lâche trahison.
On ne garde pas plus un trône après la perte de l'honneur, qu'on ne reste sur un trône déshonoré.
CHAPITRE XXI.
Considérations que je présente à l'empereur.—Elles paraissent faire impression.—M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au ministère.—Condition qu'y met l'empereur.—Wellington doit aspirer à la couronne d'Angleterre.—Il faut appuyer ses prétentions.—Réponse de l'empereur.—Changement de ministère.—Le duc de Vicence aux relations extérieures.
Je voyais de tous côtés le danger si pressant, et en même temps, je voyais faire si peu d'efforts pour en triompher, que je me décidai à en parler à l'empereur.
Il m'en fournit lui-même l'occasion après un lever à Saint-Cloud. Il me demanda mon opinion sur l'état des affaires; je lui répondis qu'elles ne pouvaient pas être plus mauvaises, et, qui plus est, que les intentions des alliés étaient visibles, qu'il n'y avait pas à s'y méprendre, que sa perte était résolue.—«Vous le croyez? me dit-il avec un regard animé.—Je le sais, sire, Votre Majesté est nécessaire au repos de l'Europe; mais les passions ne voient pas l'avenir, tout leur est bon; pourvu qu'elles se satisfassent, peu leur importe ce qui vient après. Assurément l'Autriche ne devrait pas tremper dans ces complots; mais Metternich sait à quelles conditions il a pactisé avec l'Angleterre, il sait que vous ne l'ignorez pas. C'est aussi son trône qu'il défend, pour son pouvoir qu'il combat; il poussera tout à l'extrême, si Votre Majesté ne se hâte de le prévenir.» L'empereur écoutait, avait l'air d'attendre les moyens que j'allais indiquer. J'ajoutai: «Il n'y en a qu'un, sire; ils sont là-bas un tripot de diplomates à traditions communes, il faut les mettre aux prises avec un des leurs.—M. de Talleyrand?—Oui, sire; mêmes antécédents, mêmes moeurs, même religion; vous ne pouvez mieux faire.—Mais le duc de Bassano?—Le duc de Bassano vous est tout dévoué, mais il appartient à une autre école.» Ici l'empereur m'interrompit pour faire l'éloge de toutes les bonnes qualités du duc. «Je sais, lui dis-je, tout ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire, et c'est parce que je le sais que je conseille à Votre Majesté le choix que je lai proposé.» Il me comprit alors, m'ordonna de partir pour Paris, et lui envoyer M. de Talleyrand. Je montai en voiture, je me rendis chez ce diplomate pour lui transmettre les ordres dont j'étais chargé, mais apparemment que ce que j'avais dit à l'empereur avait fait impression sur son esprit, car j'étais encore chez le prince de Bénévent, qu'un page lui apporta l'invitation de se rendre à Saint-Cloud.
J'étais persuadé que M. de Talleyrand allait rentrer au ministère; mais, retourné au château le soir, j'appris par l'empereur lui-même, qui eut la bonté de me le dire, comment les choses s'étaient passées. Il avait assez goûté tout ce que M. de Talleyrand lui avait dit, et lui proposa, après une longue conversation, de reprendre la direction des affaires étrangères, à la condition cependant qu'il donnerait sa démission de la charge de vice-grand-électeur. M. de Talleyrand accepta la direction des affaires, mais ne voulut pas donner la démission qu'on lui demandait. Il observa que c'était le priver d'un moyen de bien servir, que de diminuer sa considération en le portant à une place à laquelle on le rappelait dans un moment où elle était plus difficile à faire que jamais; il hésita, et l'empereur ne conclut rien.
La conversation continua; M. de Talleyrand, qui avait vu le but de toutes les coalitions précédentes, ne s'abusait point sur les vues de celle-ci. Il m'a rapporté avoir dit à l'empereur: «Voilà votre ouvrage détruit; vos alliés, en vous abandonnant successivement, ne vous ont laissé d'autre alternative que de traiter sans perdre de temps, de traiter à leurs dépens, et à tout prix. Une mauvaise paix ne pourra pas nous devenir aussi funeste que la suite d'une guerre qui ne peut plus nous être favorable; le temps et les moyens de ramener la fortune vous manquent, et vos ennemis ne vous laisseront pas respirer.
«Il y a parmi eux des intérêts différends qu'il faudrait faire parler: les ambitions particulières sont les moyens que l'on peut saisir pour préparer une diversion.»
Ici l'empereur le força de s'expliquer. M. de Talleyrand continua: «Voilà en Angleterre une famille qui acquiert une gloire favorable à tous les genres d'ambition; il est naturel de lui en supposer, ou du moins il est permis de penser qu'en lui montrant l'intention de la seconder, on ferait naître en elle le désir de s'élever, et qu'elle trouverait en Angleterre assez d'hommes aventureux pour courir les chances de sa fortune; en tout cas, cette proposition ne peut pas nous nuire. Bien plus, si elle est écoutée, elle peut amener des changements tels que nous n'ayons bientôt plus que peu de chose à réparer. Une autre considération: vos alliés vous ayant manqué, vous ne pourrez rien faire de solide qu'avec des hommes nouveaux, liés d'origine à la conservation de votre système.»
L'empereur écoutait M. de Talleyrand et lui disait encore de s'expliquer, en lui reprochant qu'il était toujours le même, qu'on ne pouvait pas le deviner. Ainsi pressé, Talleyrand nomma la famille Wellesley, en ajoutant: «Voilà un Wellington qui doit avoir quelque arrière-pensée. S'il se résigne à vivre sur sa réputation, il ne peut pas ignorer qu'il ne sera bientôt plus question de lui; il a plusieurs modèles devant les yeux, et un talent comme le sien ne s'arrêtera pas tant qu'il y aura quelque chose à convoiter.»
L'empereur n'adopta pas ces suggestions; il observa qu'avant de songer à favoriser l'ambition des autres, il fallait être en état de se faire respecter chez soi. Il ajouta même que, pour le moment, c'était la seule chose à laquelle il fallait penser. M. de Talleyrand me rapporta qu'il avait vu l'empereur fort pénétré de ce qu'il lui avait dit; il espérait qu'il lui en reparlerait.
On a blâmé M. de Talleyrand de ne s'être pas sacrifié dans une circonstance comme celle-là. On a prétendu que c'était un crime de faire des conditions, lorsqu'on avait besoin du concours de son talent. Le blâme est facile à répandre, mais dans ce cas-là il n'était pas mérité. M. Talleyrand connaissait sa position; il craignait que les haines qui le poursuivaient depuis longtemps ne parvinssent encore à le faire éloigner. Démis alors de sa place de vice-grand-électeur, il se serait trouvé sans appui et même sans argent, car il avait éprouvé une faillite énorme l'année précédente.
Il observait avec raison que, si l'empereur n'avait pas d'arrière-pensée en lui rendant sa confiance, il ne devait pas lui en refuser le témoignage, qu'il devait lui accorder tout ce qui pouvait lui donner de la sécurité.
Dans le cas contraire, il devait prendre garde à lui, afin d'éviter de se trouver en spectacle d'une manière trop fâcheuse. Il ne voulut pas se dessaisir du titre qui était sa sauvegarde, et le projet de lui rendre le portefeuille en resta là. Le choix tomba sur le duc de Vicence, à qui l'on attribuait une sorte d'ascendant sur la cour de Russie.
L'empereur retira aussi le ministère de la justice au duc de Massa (M.
Régnier), et celui de l'administration de la guerre au comte de Cessac.
Il n'était mécontent ni de l'un ni de l'autre; mais le premier était fort âgé, il avait déjà eu une attaque d'apoplexie sérieuse, et était menacé d'en avoir une seconde. L'empereur craignait qu'elle ne lui arrivât pendant qu'il serait absent; il le nomma président du corps législatif, et le fit remplacer dans son ministère par M. le comte Molé, qui était alors inspecteur-général des ponts-et-chaussées.
L'empereur aimait M. Molé. Il y avait longtemps qu'il cherchait à le rapprocher de lui, et quoiqu'il fût étranger à la connaissance des lois, il le mit à la tête de la magistrature, parce qu'il y a des places qui semblent faites pour les noms, comme il y a des noms qui semblent convenir aux places; c'était le cas de M. Molé. Sa nomination fut le sujet de quelques réflexions, car la place avait plusieurs prétendants; lorsque les malheurs arrivèrent, M. Molé justifia l'opinion que l'empereur avait conçue de lui.
L'empereur n'avait non plus aucun grief contre M. de Cessac; mais M. de Bassano était rentré à la secrétairerie d'État, il fallait pourvoir M. le comte Daru: il le fit ministre de l'administration de la guerre. M. Daru, qui s'était toute sa vie occupé d'administration militaire, était particulièrement propre à gérer ce ministère. Il avait suivi les armées, et connaissait parfaitement le mécanisme des troupes; il était d'ailleurs plus jeune que M. de Cessac, auquel l'empereur donna pour retraite le titre et les émoluments de ministre d'État.
Ces trois changements eurent lieu le même jour à la fin de novembre; ils ne soutinrent pas longtemps l'espérance du public, qui vit cependant avec plaisir le choix de M. le duc de Vicence, qu'on lui présentait comme l'homme de la paix. Celui-ci se mit, comme je l'ai, dit, aussitôt en communication avec M. de Metternich; il donna aux bases transmises par M. de Saint-Aignan une adhésion aussi explicite que ce ministre le désirait; mais la réponse se faisait attendre, le temps coulait, l'avenir se présentait chaque jour sous un aspect plus menaçant.
CHAPITRE XXII.
L'empereur ne désespère pas.—Activité avec laquelle il pousse ses préparatifs.—Manie de délations.—Les flatteurs.—L'empereur se décide à négocier avec Valencey.—Intrigues de ce château.—Passion subite de Ferdinand pour le cheval.—Comment je réussis à la calmer.
L'empereur, qui n'avait pas pris le change sur les vues des alliés, employait à assembler des moyens de défense le temps qu'on perdait à espérer autour de lui. Il s'occupait sans relâche à réunir une armée, à l'équiper et à la mettre en état de prendre la campagne. Il faisait approvisionner les places de l'ancienne frontière auxquelles on ne pensait plus depuis 1795; mais ses ordres, ses mesures de prévoyance même ne servaient qu'à faire sentir la pénurie de nos moyens.
Toute cette formidable ligne de forteresses qui faisaient une ceinture à la France était à peu près désarmée. L'artillerie dont elle était autrefois pourvue avait été transportée dans les places de la nouvelle frontière, et conduite de place en place jusqu'à l'embouchure de l'Elbe et de la Vistule. On se donna des peines incroyables pour créer ce qui n'existait pas, et pour porter ce que l'on avait sur les points où il était nécessaire. L'administration déploya une grande activité que la population seconda généralement de son mieux; mais son zèle se rebutait lorsque le tableau de nos dangers s'offrait à ses yeux. On demandait des armes d'un bout de la France à l'autre, et, au lieu d'en donner, l'on retirait des mains de la garde nationale le peu de fusils qu'elle avait encore, pour en faire un magasin, afin d'être en état de subvenir aux besoins de l'armée.
Le manque de chevaux de traits pour l'artillerie se fit sentir, et apporta de nouveaux embarras. On fut obligé d'avoir recours à l'emploi de toute sorte de moyens vexatoires pour accélérer des fournitures qui ne pouvaient être faites assez tôt en suivant les formes prescrites par les règlements. Les plaintes se firent entendre de tous côtés, et l'on opposa partout la force d'inertie.
L'empereur ne s'abusait pas sur les événements qui s'approchaient; je crois fermement que, dans ces instants pénibles, il jugea bien ces hommes qui, six mois auparavant, lui disaient en plein conseil «qu'ils le considéreraient comme déshonoré, s'il faisait la cession d'un seul village réuni à l'empire par un sénatus-consulte,» ainsi que ceux qui lui dissimulaient le véritable état des choses. Ces hommes savaient cependant dans quelle situation était la France. Si, au lieu d'écouter les inspirations d'un fol orgueil ou d'un zèle intéressé, ils eussent fait entendre les plaintes qui retentissaient à leurs oreilles, ils nous eussent épargné bien des maux.
Mais ils n'ont jamais ambitionné que la faveur exclusive de l'empereur: ils avaient la fièvre lorsqu'ils le voyaient parler deux fois de suite avec une personne qui avait la réputation de leur être supérieure en talents. Aussitôt ils prenaient leurs mesures pour écarter l'importun, ils n'avaient pas de repos qu'ils ne l'eussent éconduit. Cette funeste tactique porta bientôt son fruit, la vérité fit place à la flatterie, et l'empire succomba. Il n'y eut plus alors ni zèle ni dévouement. Nos malheurs n'étaient pas l'ouvrage de ceux qui les avaient causés, mais les résultats d'une opiniâtreté qu'ils n'avaient pu vaincre. Ils se targuent d'une rudesse qu'ils n'ont jamais eue; ils se donnent un vernis d'opposition qu'on ne leur connut jamais; ils auront beau faire, leurs noms sont inséparables des calamités publiques, nos neveux sauront par quelles mains a péri un édifice de gloire que nous comptions avec orgueil leur transmettre en héritage.
Ce sont toujours les hommes dont le métier n'est pas de se trouver sur le champ de bataille qui sont les plus avides de guerre; ils cherchent à s'attribuer les honneurs et la considération dont on récompense ceux qui courent les dangers.
Entendez-les, ils tranchent sur le mérite des généraux, pèsent leurs talents et leur courage; s'ils ne peuvent en faire des hommes médiocres ou lâches, ils en font des hommes immoraux ou des spoliateurs. Combien j'en ai vu accuser près de l'empereur, parce qu'on lui savait de l'estime pour eux! et lorsqu'on était parvenu à leur nuire, on cherchait à leur persuader qu'on leur était favorable, mais que l'empereur avait sur eux des rapports dont on n'avait pu triompher. J'ai vu souvent l'empereur obligé d'imposer silence à la malveillance, et se plaindre avec amertume du besoin que l'on avait de se nuire les uns aux autres; je l'ai vu quelquefois entrer en fureur en lisant des rapports faits par des officiers-généraux qui croyaient lui donner des preuves de dévouement en calomniant leurs camarades. J'ai connu une grande partie de toutes ces infâmes délations, et le seul reproche qu'on puisse faire à l'empereur, c'est d'avoir été bon jusqu'à la faiblesse pour des hommes qui ne recherchaient que la faveur. Ils l'obsédaient pour faire leur fortune particulière, mais ils étaient sans affection pour lui, ou du moins ils n'avaient rien de cette exaltation, de ce dévouement dont ils ne cessaient de se targuer.
J'ai dit que l'empereur, en voyant tant de difficultés, ne s'en faisait point accroire sur les résultats dont sa pénible situation pouvait être suivie; en voici la preuve.
Il n'avait aucune confiance dans les sentiments manifestés par les déclarations des alliés. Il avait dit depuis longtemps, en parlant d'eux: «Ils se sont donné rendez-vous sur ma tombe, mais aucun d'eux n'ose y arriver le premier.» Il ajoutait dans cette circonstance: «Le moment de leur rendez-vous est arrivé; ils regardent le lion comme mort, c'est à qui lui donnera le coup de pied de l'âne: si la France m'abandonne, je ne puis rien; mais l'on ne tardera pas à se repentir de ce que l'on aura fait.»
Il jugeait bien qu'il était impossible que les alliés ne sussent pas à peu près d'une manière exacte tous les embarras dans lesquels il était plongé. Il ne se dissimulait pas que cette circonstance, loin de leur donner des dispositions pacifiques, ne les rendrait que plus exigeants; mais au lieu de l'abattre, cette circonstance ne fit que redoubler son activité.
On vit, dans cette occasion, ce que peut un génie comme le sien. On jugera de ce qu'il aurait fait, s'il avait été secondé: il semblait que l'infortune, en l'accablant de ses rigueurs, les eût proportionnées à la force de son âme; rien ne l'étonnait ni ne l'ébranlait.
L'empereur résolut de terminer les affaires d'Espagne. S'il l'avait fait deux mois plus tôt, il n'y a nul doute qu'il était sauvé; car l'armée d'Espagne aurait pu se trouver en Bourgogne lorsque celle des alliés arrivait sur les frontières de Suisse. Il parla de ce projet à Cambacérès, qui l'approuva fortement. Le ministre des relations extérieures eut ordre de s'en occuper sur-le-champ. Celui-ci me demanda un permis d'entrée et de séjour à Valancey, tant que bon lui semblerait, pour M. de la Forest, qui était attaché aux relations extérieures, ainsi qu'un passeport pour le duc de San-Carlos, qui avait été séparé du prince des Asturies sous l'administration de M. Fouché, et résidait à Lons-le-Saulnier, en Franche-Comté.
Les princes d'Espagne vivaient dans un isolement absolu à Valencey. On n'ignorait cependant rien de ce qui se passait dans leur intérieur, et il ne faut qu'avoir connu les moeurs espagnoles pour croire que l'on était dispensé de recourir à des moyens vexatoires pour être informé de ce que l'on désirait savoir. Il y avait autant d'intrigues à cette petite cour qu'il y en a jamais eu à celle de Madrid. On s'y disputait la confiance du prince comme la vice-royauté du Mexique; celui qui avait le plus d'ambition était toujours prêt à sacrifier son rival, comme celui-ci était disposé à éloigner celui qu'il redoutait.
Les princes d'Espagne n'ont jamais été surveillés par moi que de cette manière, il suffisait d'ouvrir les yeux et de faire parler. J'ai toujours recommandé qu'on les laissât aller et venir. Je m'en suis bien trouvé, car cela m'a dispensé de recourir à l'emploi des moyens coercitifs, que l'embarras des affaires générales aurait peut-être excusé.
Je n'eus d'inquiétude que dans une occasion. Le prince des Asturies se prit tout à coup de belle passion pour le cheval, tandis qu'auparavant il ne sortait presque pas, ou s'il le faisait, c'était en calèche. J'étais un peu embarrassé, parce que je ne voulais ni être sa dupe ni lui manquer d'égards, en le privant avec violence d'un amusement qui paraissait lui plaire. Je pris mes mesures en conséquence: ses chevaux de selle se trouvèrent tout à coup détestables; chaque fois qu'il voulait les monter, ils étaient encloués ou boiteux. Comme il n'était pas très bon écuyer, on mettait sur son compte une foule de petits accidents qui étaient le fait d'un homme stationné sur les lieux pour tenir ses chevaux dans un état de clopection continuel. Je fis si bien, que l'envie de l'équitation lui passa. J'avoue que j'en fus fort aise.
Du reste, je ne laissais échapper aucune occasion de lui faire part de tout ce qui pouvait l'intéresser. Je veillais surtout à éloigner l'intrigue qui s'attache toujours au malheur, et qui aurait pu lui attirer quelques désagréments. L'empereur m'avait particulièrement recommandé d'agir, vis-à-vis de ce prince, avec beaucoup de respect et d'égards, en faisant cependant concorder le tout avec les devoirs qui m'étaient imposés.
CHAPITRE XXIII.
Conventions de Valencey.—Elles ne s'exécutent pas.—Parti qu'il eût fallu prendre au sujet du pont de Bâle.—Je propose que les fonctionnaires restent à leurs postes.—Mes motifs.—Envoi de commissaires extraordinaires.—État de l'opinion.—Artifices des alliés.—Ouverture du corps législatif.
On disputait à Valancey sur des misères, et on était d'accord sur le point principal. On avait bien eu la pensée de demander au prince des Asturies l'abandon de la Catalogne; mais on jugea sagement qu'abuser de sa situation pour exiger des sacrifices contraires à sa dignité, et qui décèleraient la contrainte, ce serait lui fournir, une fois rentré chez lui, un prétexte pour annuler tout ce qu'il aurait fait. En conséquence, il fut arrêté que les princes de la maison de Bourbon d'Espagne retourneraient en Espagne, et que le roi Joseph, frère de l'empereur, se désisterait de toutes les prétentions qu'il pouvait avoir sur le royaume, en vertu des actes antérieurs qui avaient été reconnus par toutes les puissances de l'Europe, hormis l'Angleterre. Le prince des Asturies s'engagea, de son côté, à maintenir la paix entre la nation espagnole et la France, et à retirer par conséquent toutes les troupes espagnoles qui se trouvaient à l'armée anglaise; enfin à ne pas donner passage par ses États aux troupes étrangères pour attaquer la frontière de France.
Cet arrangement fut signé, et l'on a toujours ignoré la bonne foi avec laquelle l'empereur le concluait: il ne faudrait, pour en être convaincu, qu'avoir connu ce qu'il lui en coûta de soins et d'instances près de son frère pour lui faire faire la pure et simple renonciation au trône d'Espagne. L'empereur, qui me fit l'honneur de me parler de cela, me disait que, dans une discussion pendant laquelle son frère lui résistait, il lui avait dit: «Mais en vérité, ne dirait-on pas que je vous enlève votre portion de l'héritage du feu roi notre père?» Il n'y avait que le maréchal Berthier qui connaissait tous ces détails, parce que c'était lui que l'empereur avait chargé de suivre les négociations avec Joseph. Ce que l'on ne peut pas comprendre, c'est que lorsque l'on fut d'accord sur tout, et qu'après avoir mis autant de chaleur à faire conclure un arrangement qui permettait de disposer de forces presque doubles de celles qu'avait l'empereur, on ait mis tout à coup de la lenteur dans son exécution, au point qu'il devint de nul effet dans nos affaires.
M. de San-Carlos était venu de Valancey rapporter le traité, et voilà en quel état les choses se trouvaient tombées depuis l'ouverture de ces négociations.
Jamais le temps ne fut aussi précieux qu'il l'était alors, ni le danger si pressant. Quelques mois auparavant, on n'avait pas craint de perdre la confédération du Rhin en retirant le corps du maréchal Augereau de la frontière de Bavière pour le réunir à l'armée; et dans cette occasion, où il y allait de la France, on négligea de faire faire le même mouvement à l'armée d'Espagne, qui pouvait encore arriver sur le théâtre des événements, où sa présence eût tout changé.
On ne saurait trop regretter que les ordres de l'empereur aient été mal exécutés, ou même éludés dans un intérêt particulier. Je dirai à ce sujet ce que j'ai appris par mes canaux d'informations, afin de rendre cette énigme claire ou au moins compréhensible; l'on verra que l'intrigue marchait toujours, et que l'on était occupé de toute autre chose que du salut de l'État.
L'empereur m'avait ordonné de ne rien négliger pour lui procurer des informations, certaines sur les projets des armées alliées. Je me trouvai avoir un moyen naturel de mettre une personne qui m'était attachée, en relation avec un de ses amis qui suivait le quartier-général de la coalition, et qui avait accès à la chancellerie du prince de Schwartzenberg. En conséquence, je l'envoyai par la Suisse jusqu'à l'armée ennemie, dont la réunion générale dans le Brisgaw décelait bien assez les projets.
Cette personne m'écrivit de Bâle d'employer toute mon influence pour faire, sans délai, détruire le pont que cette ville possède sur le Rhin, soit en l'achetant aux Suisses, soit de toute autre manière. Le temps était trop court pour faire de cette idée l'objet d'une négociation, d'autant plus qu'elle se serait ressentie de l'influence des ennemis, qui ne l'auraient pas vue avec indifférence. Il aurait fallu acheter le pont immédiatement après la défection de la Bavière, et le faire détruire sur-le-champ.
Cette même personne revint en poste à Paris m'apporter tout ce qu'elle avait appris à l'armée ennemie, qui commençait son mouvement offensif vers la frontière.
Je crus alors de mon devoir de me rendre importun, jusqu'à ce que l'empereur eût pris des mesures et donné des instructions sur ce qu'auraient à faire les autorités locales en cas d'une invasion que je regardais comme imminente. Je mis tant d'instances à cette affaire, qu'enfin je fus écouté; il y eut un conseil à ce sujet. Indépendamment des ministres qui avaient des départements, l'empereur y fit appeler les ministres d'État et les grands dignitaires.
Je rappelai le souvenir des dangers qu'avait courus le territoire aux premières époques de la révolution, et que ce n'était qu'aux mesures énergiques du gouvernement d'alors que l'on avait dû le déploiement des forces gigantesques qui avaient sauvé l'État.
Je m'étendis beaucoup sur le danger, qui ne pouvait être plus grand, ni, je crois, le temps plus court, et j'insistai pour l'emploi prompt de tout ce qui pouvait exciter un mouvement national, sans lequel il fallait s'attendre aux plus grands malheurs.
Je citai la conduite des Autrichiens, lorsque nous avions occupé leurs provinces; ils avaient eu la bonne politique de donner des instructions à tous leurs employés civils, et de les faire rester à leurs postes. Ceux-ci régularisaient tout; à la vérité, ils nous étaient utiles, mais ils préservaient le pays de plus grands maux, et surtout observaient leurs administrés, que leur présence et leur autorité contenaient dans le devoir.
Ici je fus interrompu par une observation que me fit un membre du conseil: il me dit que les Autrichiens ne nous avaient jamais rendu l'occupation de leur pays plus facile qu'en laissant chaque administrateur à sa place, qu'il fallait bien se garder de les imiter, qu'ils seraient obligés de tout désorganiser, et seraient ainsi embarrassés, à chaque pas lorsqu'ils trouveraient les administrations parties.
J'insistai, malgré cette observation, pour que les administrateurs restassent à leurs places et eussent des instructions pour faire de bonne grâce ce que l'on ne pouvait refuser de force. J'ajoutai que le pays y gagnerait, qu'il éviterait le pillage, et qu'en second lieu, si la fortune amenait une occasion favorable à un mouvement national, on pourrait le tenter, car on saurait à qui s'adresser. Aucun fonctionnaire n'oserait alors méconnaître l'autorité qui lui écrirait, quelle que fût la direction dans laquelle on voudrait le faire agir.
J'observai que la position dans laquelle nous nous trouvions était bien différente de celle dans laquelle s'était trouvée l'Autriche; il était bien vrai que, si le gouvernement de ce pays avait retiré ses employés civils à notre approche, il nous aurait embarrassés pour pourvoir à leur remplacement, parce que sa population offrait moins de gens lettrés que la nôtre, mais c'était précisément une raison pour ne pas imiter sa conduite. En retirant nos autorités, nous nous priverions de beaucoup de moyens d'informations et de leviers pour mettre la population en mouvement, si l'occasion s'en présentait, tandis que nous n'arrêterions pas les progrès des ennemis, parce que le premier conseiller de préfecture, ou même le premier employé de bureaux qui se trouverait sur les lieux, serait suffisant pour faire marcher la machine autant que les ennemis auraient besoin de la faire aller. J'ajoutai que ces fonctionnaires provisoires ne s'exposeraient pas à perdre la vie pour nous servir, d'autant plus qu'ils auraient toujours une excuse à donner pour se refuser à ce qu'on serait dans le cas de leur demander, en supposant même que l'on parvînt à les connaître. Enfin je conclus à ce que le moindre désavantage pour nous était de laisser les administrations à leur place. Cette partie de mon opinion ne prévalut pas: on persista à croire que leur éloignement, au moment de l'approche des ennemis, embarrasserait leur marche; on leur donna l'ordre d'évacuer successivement leur résidence à mesure que les alliés s'avanceraient. Je fus particulièrement très fâché de cette disposition, parce que je ne m'abusais pas sur les projets des souverains, et que je voyais que cette mesure leur était moins nuisible que favorable.
On résolut, dans le même conseil, d'envoyer un commissaire du gouvernement dans chaque division militaire, pour y exciter l'émulation et réchauffer, s'il était possible, l'ancienne énergie nationale, qui avait fait tant de prodiges. Ces commissaires trouvèrent partout de la bonne volonté, mais de l'espérance nulle part; or, sans elle, point d'enthousiasme: l'énergie était usée; on se résignait à ce que le sort déciderait. Il y eut cependant quelques parties de la France où l'on vit encore briller des étincelles du feu sacré; mais c'était le même cri d'un bout du territoire à l'autre: des armes! des armes! On entendait de tous côtés crier à la trahison; on accusait le ministre de la guerre, et il m'en coûta quelques soins pour lui rendre l'opinion de beaucoup de monde moins défavorable. À la vérité, les fabriques d'armes ne travaillaient pas, et tout le monde se demandait comment, dans un moment aussi pressant, on n'avait pas songé à faire monter une manufacture d'armes à Paris, ainsi que cela avait eu lieu dans la révolution; comment celles de Liège, de Charleville, de Maubeuge et d'Alsace n'avaient pas été dirigées sur Paris pour n'en faire qu'une générale. Si cette mesure avait été prise immédiatement après la perte de la bataille de Leipzig, la manufacture de Paris, aidée de la quantité d'ouvriers dont cette ville fourmille, aurait donné deux ou trois mille fusils par jour. Cela seul aurait sauvé la France; et puisque le ministre de la guerre s'était prononcé pour la continuation des hostilités, il devait au moins aviser au moyen de les pousser avec vigueur. Il faut dire cependant que le temps lui manquait plus que la besogne, et qu'il était difficile de prévoir que les événements marcheraient aussi vite. Je lui ai souvent entendu dire qu'il regardait comme une folie de ne pas faire la paix; il se repentait alors de l'avis qu'il avait ouvert au retour de la campagne de Russie.
Les commissaires du gouvernement ne purent pas tous se rendre à leur destination, quelques-uns rencontrèrent l'ennemi en chemin.
Quelque faibles qu'ils fussent, nos préparatifs n'avaient pas laissé de faire impression sur les alliés. Ils tremblaient que la nation ne prît fait et cause dans la querelle qui se débattait, et ne négligeaient aucun moyen de répandre partout la déception. Les mesures de défense qui avaient été prises furent taxées de projets de conquêtes. Ils affectaient de la modération, avec une armée sextuple de tout ce que l'empereur pouvait réunir; ils venaient au coeur de la France l'accuser d'ambition, et lui faire un crime d'avoir appelé les Français à la défense de leurs domiciles et de leurs familles.
La tête avait tourné à tout le monde. On crut aux paroles artificieuses des ennemis, et on repoussa les prévisions de l'empereur.
L'ouverture du corps législatif, qui avait été successivement ajournée, fut enfin fixée au 20 décembre; l'empereur voulait donner à cette assemblée une communication de la réponse des alliés; c'était un des motifs qui avaient tant retardé la session. Cette cérémonie eut lieu dans les formes accoutumées jusqu'alors; l'empereur prononça le discours d'usage. Je trouvai qu'il ne s'étendit pas assez sur les événements qui avaient amené la situation actuelle. On était trop occupé en France du passé et de l'avenir pour se contenter d'un exposé aussi simple que celui qui fut fait au corps législatif, et j'ai toujours pensé qu'il eût mieux valu ne lui en point faire du tout, que de lui cacher quelque chose, ou pour mieux dire de ne pas lui montrer une confiance entière; car le moindre des inconvénients qui pouvait résulter d'une telle réticence, c'était de s'en faire un ennemi qui saisirait la première occasion de restreindre un pouvoir qui lui portait ombrage, et de le soumettre à l'empire de l'opinion.
Les membres du corps législatif étaient depuis un mois à Paris, où ils étaient rassasiés de tous les mauvais bruits qui y étaient répandus. Ils s'attendaient à une communication qui redresserait leur opinion formée sur tout ce qu'ils avaient entendu; faute de cela, ils restèrent dans leurs préventions. Ils furent toutefois flattés qu'on leur eût communiqué l'état de la négociation, mais ils surent qu'on leur avait caché quelques pièces; la chose était peu importante, et cependant elle devint le prétexte qu'ils saisirent pour rester dans leur état de méfiance. Il faut convenir qu'il n'y avait rien d'aussi facile que d'influencer cette assemblée, parce qu'elle n'était pas encore indisposée personnellement contre l'empereur, et encore moins disposée à refuser ce qui serait en son pouvoir de faire pour sortir de la crise où l'on se trouvait. Je le répète, le corps législatif n'était point mauvais; il renfermait bien quelques mécontents, mais la plupart étaient flattés de se trouver dans une session qui promettait aux uns des occasions de faveur, et aux autres celles de montrer leur patriotisme, ou de faire remarquer leurs talents. Il ne fallait que de l'habileté pour démêler ces dispositions-là. Ceci a besoin d'être expliqué.
CHAPITRE XXIV.
Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps législatif.—Préventions qu'on inspire à l'empereur.—Communications diplomatiques.—L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la commission.—Inconvenance du rapport.—M. Lainé.—Conseil privé pour aviser aux moyens qu'exige la circonstance.—Avis divers.—Le corps législatif est ajourné.—Combien il eût été facile de tirer parti de cette assemblée.
L'empereur avait, comme je l'ai dit, nommé président du corps législatif M. le duc de Massa, auquel il avait depuis peu retiré le portefeuille de la justice.
Les sessions du corps législatif ont toujours été des circonstances de crédit pour les intrigants; ils ont soin de semer à l'avance de l'inquiétude parmi les membres qui le composent, et, après avoir récolté les fruits de ce qu'ils ont semé, ils viennent sonner l'alarme auprès des personnes qui approchent du gouvernement. Celles-ci, qui sont immédiatement intéressées au succès des affaires, ne manquent pas d'en faire un rapport confidentiel, dans lequel elles nomment leurs auteurs.
C'est une manière de faire parvenir au souverain une preuve du zèle dont on est animé pour son service, ou de se faire inscrire au bureau des grâces.
Le séjour qu'avaient fait à Paris les députés du corps législatif avait fourni un vaste champ aux intrigants; et comme l'ordinaire de ces hommes est d'être jaloux de tout le monde, cette année-là ils eurent encore soin de faire rejeter sur l'influence des individus qu'ils redoutaient, ou qu'ils voulaient perdre, toutes les mauvaises dispositions qu'ils croyaient apercevoir parmi quelques membres du corps législatif.
J'observais exactement la marche que prenaient les affaires sans chercher à donner une direction à qui que ce fût, parce qu'avant d'essayer de remettre les gens en bon chemin, il faut s'assurer qu'ils se trompent. Souvent, en voulant lui faire prendre une route, on rend méfiant celui que l'on prétend conduire; il en suit une autre par esprit d'opposition: c'est ce qui arriva dans la circonstance dont il s'agit. On avait peint à l'empereur le duc de Massa comme incapable de diriger l'assemblée dans une circonstance aussi difficile. On alléguait que les suites des deux attaques d'apoplexie dont il avait été frappé avaient affaibli ses facultés. S'il en avait été ainsi, on aurait au moins dû en faire l'observation avant sa nomination à la présidence; mais probablement on n'était pas prêt à saisir l'influence qu'on voulait avoir, ou bien on craignait qu'un autre président fût moins facile.
Ils réussirent, à l'aide de quelques rapports, à se faire charger par l'empereur de se mêler des agitations qu'ils lui disaient exister dans le corps législatif.
Ces messieurs avaient tellement pris la besogne à coeur, qu'ils redoutaient jusqu'à ce qui n'existait pas. Ils me firent donner l'ordre positif, qui me fut même exprimé sèchement, de m'abstenir de toute démarche vis-à-vis du corps législatif, dans lequel je n'avais aucune pratique que la surveillance ordinaire qu'il était dans mon devoir d'y exercer; et je dois dire à la louange de cette assemblée, que je n'y remarquais encore que des sentiments qu'il était bien facile de faire tourner à l'avantage du grand intérêt national.
Les premières démarches des hommes qui voulaient ainsi diriger le corps législatif se firent apercevoir dans la formation du bureau, dans la nomination des questeurs et autres charges dont la nomination est soumise à l'élection. L'assemblée vit de suite qu'on voulait la mener, et aux mouvements que se donnaient certains individus dont la livrée était connue, elle aperçut sous quelle influence on voulait la ranger.
Un mouvement naturel à l'homme est de repousser tout ce qui attaque sa dignité, et un corps principalement se trouve toujours blessé qu'on veuille le conduire dans un chemin qu'il connaît aussi bien que celui qui prétend être son mentor. Mais les hommes habitués au mouvement ont un besoin continuel d'être comme la mouche du coche, autrement ils n'auraient point de mérite, on ne leur tiendrait aucun compte d'efforts superflus, et pour lesquels ils se promettaient cependant de demander des récompenses. Ils auraient au moins dû ne pas se laisser apercevoir en se servant d'orateurs connus pour leur appartenir; leur maladresse gâta une assemblée qui pouvait faire tant de bien, et dont la dissolution combla les vues des alliés, qui cherchaient à séparer l'empereur de la nation.
L'assemblée céda à l'influence qui pesait sur elle, et nomma pour questeurs les individus qui avaient été désignés à son choix; mais elle reprit son caractère, repoussa nettement tout ce qui sentait l'officiel, et nomma M. Lainé son vice-président [18]. Dès ce moment, les intrigants furent aux abois. Par suite des communications que l'empereur fit faire au corps législatif sur l'état des affaires, celui-ci nomma une commission pour examiner les pièces du portefeuille des relations extérieures que l'on portait à sa connaissance, et prouva par les choix qu'il fit qu'il voulait rester indépendant. On ne pouvait pas le blâmer en cela; il ne fallait pas l'assembler, ou lui faire connaître franchement la position dans laquelle on était, parce que d'abord on le devait, et qu'ensuite il était lui-même intéressé à ce qu'on sortît d'embarras; aurait-il même demandé des concessions injustes, il fallait encore les lui accorder: il ne pouvait rien y avoir de déshonorant à céder à la nation. D'ailleurs cette assemblée ne demandait rien de déraisonnable; il y avait très peu de distance entre ce qu'elle réclamait, et ce que l'empereur a toujours été dans l'intention d'accorder. On pouvait donc s'entendre, il n'y avait même au fond qu'à faire prendre au discours une forme moins choquante, ce que les ressources de notre langue donnaient mille moyens de faire, et tout était aplani. Au lieu de cela, on peignit à l'empereur le rapport de cette commission du corps législatif comme une attaque personnelle dirigée contre lui, en même temps comme un coup de cloche qui allait faire surgir de tous côtés des assemblées populaires. On lui dit que de cette manière on ruinerait insensiblement son pouvoir, qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour se mettre en garde contre les suites de vues aussi hostiles. Je ne puis disconvenir qu'il y avait dans cette opinion quelque chose de vrai, mais ce n'était pas le moment de compter.
[18: M. Lainé, alors avocat de Bordeaux, était considéré comme républicain de bonne foi; c'est ce qui décida le choix qu'on fit de lui.]
L'empereur m'écrivit de me procurer le rapport de la commission du corps législatif, qui était imprimé et devait être distribué à la séance du lendemain.
Il m'avait défendu de m'immiscer en rien dans ce qui concernait cette assemblée, je me l'étais tenu pour dit. Je n'avais voulu ni m'exposer à lui déplaire, ni contrarier ce qu'il voulait faire faire par d'autres voies. Cependant ces messieurs, qu'animait tant de zèle, auraient bien pu se procurer le rapport avant de laisser aller les choses aussi loin; mais ils n'en faisaient pas d'autres dans toutes les occasions.
J'avais heureusement ce rapport; je l'envoyai à l'instant même aux Tuileries. Comme il devait paraître le lendemain, on convoqua le soir même un conseil privé extraordinaire auquel assistèrent le roi Joseph, les dignitaires de l'État, les ministres et les ministres d'état. Le président du corps législatif s'y trouva en cette dernière qualité.
Il y avait dans la composition de ce conseil tout ce que l'on pouvait désirer, soit comme réunion des lumières, soit comme dévouement à l'empereur.
M. de Bassano, en sa qualité de secrétaire d'État, donna lecture du rapport de la commission du corps législatif. Il est bon d'observer que les jours précédents, on avait mis toute sorte de moyens en oeuvre pour faire connaître à cette commission ce que l'on désirait qu'elle dît, tant dans son exposé que dans ses conclusions. On avait échoué, et son rapport était en ce moment l'objet de la délibération du conseil privé. Il faut convenir que cette pièce avait quelque chose de choquant pour le gouvernement, et pourtant ce n'était qu'une première attaque.
L'empereur laissa parler tout le monde; on lui donna de fortes raisons en faveur du corps législatif, particulièrement l'archi-chancelier; mais personne ne voulait s'engager à lui répondre qu'il n'y avait pas quelque arrière-pensée de raviver des principes dont la profession avait causé tant de désordres [19]. Lorsque, dans le discours, on arrivait à ce point, chacun faisait un pas en arrière et témoignait de l'inquiétude, en disant qu'il ne répondait pas de ce qui pouvait être la suite de telle ou telle chose, etc.
[19: On redoutait de la part du vice-président, M. Lainé, une direction révolutionnaire.]
L'empereur s'était plaint souvent que toutes les discussions des conseils qu'il assemblait finissaient par prendre cette tournure; mais dans le cas dont il s'agit, la chose fut pire encore. Il semblait que l'on prévoyait une catastrophe, et que chacun cherchât autant à n'y point attacher son nom, qu'à se garantir de ses effets.
L'empereur résuma la question, et demanda si, dans l'état des choses, la direction que prenait le corps législatif pouvait amener plus de mal que de bien. Il alla jusqu'à demander s'il pouvait être à craindre que, dans un cas de revers éprouvé à l'armée, ou de l'approche de la capitale par les ennemis, cette assemblée se déclarât permanente et s'emparât du gouvernement. Il demanda si on la croyait à l'abri d'une influence ennemie au dedans aussi bien qu'au dehors, et il ajouta ces paroles: «Parlez, messieurs, vous avez l'expérience de la révolution, vous avez vu où nous ont mené les bonnes intentions qu'avait l'Assemblée Constituante; celle-ci a-t-elle plus de moyens d'éviter de tomber dans des erreurs que n'en avait la première?»
Personne n'osa l'affirmer, mais tout le monde la défendit contre la possibilité qu'elle cédât à une influence venant du dehors; que quant à une influence intérieure, elle existerait toujours; les événements seuls détermineraient la direction qu'elle prendrait.
«Alors, repartit l'empereur, je n'ai aucun secours à en espérer, puisqu'elle-même attendra pour se décider que la fortune prononce.
Qu'ai-je besoin de cette assemblée, si, au lieu de me donner de la force, elle ne me présente que des difficultés? C'est bien le moment, lorsque l'existence nationale est menacée, de venir me parler de constitutions et de droits du peuple. Dans un cas semblable à celui où se trouve l'État, les anciens étendaient le pouvoir du gouvernement, au lieu de le restreindre: ici au contraire on va perdre son temps en puérilités, pendant que l'ennemi s'approche. Je ne voulais pas m'en rapporter à mon opinion, mais puisque je vous vois pour la plupart du même avis que moi, mon parti est pris, et je vais ajourner une assemblée qui se montre si peu disposée à me seconder.»
Il en signa le décret sur-le-champ, et me donna l'ordre de saisir tous les exemplaires du discours de la commission du corps législatif.
Cette mesure fut prise un vendredi soir, et le lendemain samedi il en fut donné connaissance à chaque membre du corps législatif.
D'après les ordres de l'empereur, je vis les membres de la commission. Ils vinrent sans doute chez moi avec de l'inquiétude, parce que l'on ne manqua sûrement pas de leur dire qu'ils allaient être victimes de quelques violences. J'avais un tout autre langage à leur tenir, et j'eus occasion de me convaincre que, si l'on en avait usé autrement qu'on avait fait, non seulement on aurait prévenu ce malheur, mais l'on aurait fait imprimer un grand mouvement à la nation au moyen d'un levier comme le corps législatif. On eût même découvert parmi ses membres beaucoup d'hommes à talents, dont l'administration publique commençait à éprouver le besoin, parce que la coterie qui disposait des places ne faisait de choix que dans le cercle de ses amis; ceux-ci amenaient les leurs, et ainsi de suite. J'étais déjà convaincu de cet abus depuis longtemps. Je fus particulièrement fort content des membres de la commission du corps législatif, il n'y avait pas de mauvaises intentions parmi eux. Il était bien déplorable qu'on eût manqué d'une aussi petite dose d'habileté que celle qu'il fallait pour rapprocher des idées, qui différaient si peu les unes des autres.
L'ajournement du corps législatif produisit dans Paris autant d'effets divers qu'il y avait de cercles. Cet événement aurait paru inouï même dans des circonstances ordinaires, il le parut bien plus dans celles-ci. On avait rattaché quelques espérances à cette assemblée, on les voyait s'évanouir; tout le monde fut navré. On cherchait ce qui avait pu donner lieu à cette mesure, et comme on ne communiquait aucun détail qui en expliquât les motifs, les imaginations divaguèrent, ainsi que cela arrive toujours. On se disait: Il faut donc qu'il y ait quelque chose que nous ne savons pas, et que l'empereur ait eu avis de quelques projets semblables à celui du 23 octobre; autrement il n'aurait pas renoncé à tous les avantages qu'il pouvait retirer de cette assemblée. Cette opinion fut la plus commune; elle contribua à terrorifier les esprits qui avaient conservé quelque espoir.
Le dimanche suivant, les membres du corps législatif vinrent prendre congé de l'empereur, dans les formes accoutumées, ainsi que cela était d'usage dans les cas ordinaires de session de clôtures.
Ils furent introduits dans la pièce ou se trouvait l'empereur par M. l'archi-chancelier; l'on venait d'entendre la messe.
L'empereur était descendu de l'estrade sur laquelle le trône était placé, pour s'approcher d'eux; il leur parla sans aigreur, et leur tint à peu près ce discours:
«Messieurs les députés, vous allez retourner dans vos départements. C'est avec beaucoup de regret que j'ai reconnu que l'esprit d'agitation qui s'est manifesté parmi vous ne pouvait qu'aggraver les maux de l'État, au lieu de me donner les moyens d'en triompher. Je vous avais assemblés avec confiance, et comptais sur votre concours pour illustrer cette époque de notre histoire. Vous pouviez faire un grand bien en ne vous séparant pas de moi, et en me donnant toute la force dont j'ai besoin, au lieu de vous occuper de me disputer le pouvoir, ou de vouloir me renfermer dans des bornes que vous viendriez vous-mêmes me prier de reculer, lorsque vous auriez reconnu les funestes effets de vos discordes.
«Le temps prouvera si les hommes qui vous ont poussés dans cette direction étaient mus par leur intérêt particulier ou par l'amour du bien général; je n'ai jamais été inaccessible à tout ce qui m'a été demandé en faveur de ce dernier, et si vous aviez des observations à me faire concernant les libertés publiques, ce n'était pas le moment d'en faire le sujet d'une question qui suspendait l'élan national dans une occasion où il était aussi essentiel de l'exciter.
«D'ailleurs, qui vous a donné le droit de borner l'action du gouvernement dans un moment comme celui-ci? Avez-vous reçu de vos commettants le droit de mettre la légitimité du pouvoir en question? Est-ce de vous que je tiens celui dont je suis investi? Je ne tiens mon autorité que de Dieu et du peuple. Avez-vous oublié comment je suis monté sur ce trône que vous attaquez? Il y avait à cette époque-là une assemblée comme la vôtre; et si j'avais cru son autorité et son élection suffisante, pensez-vous que je manquasse de moyens pour réunir ses suffrages? Je n'ai jamais pensé qu'un souverain pût être légitimement élu de cette manière; c'est pourquoi j'ai voulu que le voeu qui m'était généralement exprimé, de revêtir l'autorité suprême, fût soumis à un vote national, donné par chaque individu; c'est comme cela que j'ai voulu monter au trône. Ce droit-là est bien autre chose que celui que je pourrais tenir de vous; et dans aucun cas il ne peut vous être permis d'en mettre l'authenticité en délibération; vos pouvoirs me sont subordonnés lorsque vous tendez à outrepasser ceux que vous avez reçus. Les droits du trône sont hors de vos atteintes, parce que le trône est indépendant de vous. Croyez-vous que j'appelle le trône un morceau de velours étendu sur des tréteaux? Vous êtes dans l'erreur: le trône consiste dans le voeu unanime de la nation. Je suis, comme empereur, le garant de son intégrité; je veux le conserver tel que je l'ai reçu, autrement il cesserait de me convenir, et ne serait plus fait pour moi. Si jamais il doit cesser d'en être ainsi, vous vous gouvernerez comme vous l'entendrez. Jugez-vous, et voyez quelles circonstances vous choisissez pour me susciter des embarras. N'aurait-on pas le droit de penser que vous servez nos ennemis? La position dans laquelle nous nous trouvons est difficile. Vous eussiez pu m'être d'un grand secours en ne vous séparant pas de moi. J'espère cependant qu'avec l'aide de Dieu et l'armée je m'en tirerai, si l'on me reste fidèle. Si je succombe, vous aurez de grands reproches à vous faire, et l'on ne pourra attribuer qu'à vous les malheurs qui désoleront la patrie. Vous verrez ce qu'il en coûte pour se fier à la foi punique: vous pourrez alors rappeler les Bourbons, il n'y a qu'eux qui pourront vous gouverner; puisque vous renoncez à défendre votre indépendance, ils ne seront pas obligés de la faire respecter.»
Il y eut quelques députés qui répliquèrent à plusieurs parties du discours de l'empereur; il les écouta, mais ne reçut point leurs excuses, et persista dans ce qu'il leur avait dit.
Cette audience dura un grand quart d'heure: ce fut la dernière qu'il donna au corps législatif.
CHAPITRE XXV.
Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.—Ce que Fouché pensait des corps délibérants.—Violation du territoire helvétique.—Les armées alliées pénètrent en France.—Genève.—Marche générale de l'invasion.—Il manque deux mois à l'empereur.
L'empereur étant rentré dans ses appartements, fit appeler l'archi-chancelier, M. de Bassano et moi. Il n'était pas du tout animé contre le corps législatif; il se plaignait d'une manière générale que l'on ne pût parvenir à composer une assemblée qui marchât franchement dans le même sens que le gouvernement, qu'elle envisageait toujours comme ennemi, et il faisait remarquer que c'était en manifestant aussi les meilleures intentions au roi Louis XVI que petit à petit on l'avait conduit à l'échafaud. Il disait qu'il fallait que l'on eût perdu l'esprit, ou que l'on voulût amener les ennemis en France, pour se conduire ainsi; que, dans l'un comme dans l'autre cas, il était dangereux de laisser derrière soi un semblable état de choses, lorsqu'on était au moment de partir pour l'armée, où il y avait bien assez à faire sans se donner encore l'embarras de diriger une telle assemblée. Ayant demandé à l'archi-chancelier son avis, celui-ci lui répondit qu'il avait, depuis longtemps, manifesté son opinion sur les corps constitués, et qu'il persistait à croire qu'on aurait bien de la peine à s'en passer, mais qu'il n'approuvait pas l'opposition qu'avait montrée une partie du corps législatif; comme aussi il était d'avis que, si l'on s'y fût pris différemment, on aurait pu éviter une mésintelligence qui ne pouvait amener que des malheurs. Je n'avais pas la même expérience que M. l'archi-chancelier; l'empereur se souciait peu de mon opinion sur cette matière: aussi ne me la demanda-t-il point.
Il répondit à l'archi-chancelier: «Que vouliez vous que je fisse avec un corps qui n'attend que le moment favorable pour troubler l'État? Il ne me laissait aucun côté par lequel je pusse éclairer les opinions; il ne m'offrait que de la mauvaise volonté. D'ailleurs, ajoutait-il, je me rappelle que M. Fouché, qui était lié avec tout ce monde-là, en avait cette opinion. Il m'a longtemps parlé de la nécessité de supprimer le corps législatif; il me disait que ses membres ne venaient à Paris que pour obtenir quelques faveurs pour lesquelles ils importunaient les ministres du matin au soir, se plaignant de n'être pas servis sur-le-champ; que, quand on les invitait à dîner, ils crevaient de jalousie en voyant l'opulence des maisons dans lesquelles ils étaient reçus, et qu'à la suite de tout cela, ils s'en retournaient dans leurs départements, persuadés que le gouvernement volait tout pour enrichir des favoris; que c'était là le langage qu'ils tenaient dans leurs sociétés, où ils étaient regardés comme des oracles au moment de leur retour.»
L'empereur ajouta que M. Fouché ne pouvait pas être suspect lorsqu'il émettait une opinion comme celle-là, puisqu'il avait toujours professé des principes républicains. Néanmoins l'archi-chancelier persista dans son opinion.
Le corps législatif avait ouvert la session le 21 décembre, et ce fut, je crois, le 1er janvier que son ajournement fut prononcé. Pendant ce court laps de temps, on avait appris la violation de la neutralité de la Suisse, et l'entrée des troupes de nos ennemis sur son territoire pour venir envahir le nôtre; la nouvelle en arriva vite à Paris par des courriers du commerce de Bâle. C'est le moment de rapporter que, lors de l'accumulation des troupes alliées dans le Brisgaw, les cantons suisses, auxquels la France avait demandé une explication sur la conduite qu'ils se proposaient de tenir dans le cas où les ennemis demanderaient le passage à travers le territoire helvétique, avaient répondu qu'ils feraient respecter leur neutralité, et avaient envoyé une députation pour assurer l'empereur de la fidélité de la Suisse, et de la résolution où elle était de ne pas souffrir qu'on violât son territoire. Cette députation était encore à Paris lorsqu'on y apprit ce qui s'était passé à Bâle.
Les alliés avaient en effet donné au corps helvétique l'assurance qu'ils respecteraient ses frontières; mais l'intrigue était en mouvement là comme ailleurs. Elle tendit paisiblement ses réseaux; et, quand tout fut prêt, l'explosion eut lieu. La Suisse apprit tout à coup qu'elle n'était pas libre, mais que la coalition, jalouse de lui rendre son indépendance, allait la fouler avec un million de soldats [20]. Le général qui devait faire respecter le territoire des cantons, trouva que c'était peine superflue. «Les hautes puissances alliées avaient déclaré que la neutralité de la Suisse ne pouvait pas être reconnue dans les circonstances présentes, et que l'acte de médiation était annulé, avec toutes ses conséquences; des lors, l'objet par lequel l'armée fédérative avait été réunie n'existait plus. Il licencia ses troupes, et leur ordonna de rentrer dans leurs foyers.» L'acte était inouï, mais les contingents durent se retirer, et nous fûmes assaillis par la partie la plus vulnérable de nos frontières.
[20: Les soussignés ont reçu l'ordre de leurs cours, de remettre à S. Exc. le landammann de la Suisse la déclaration suivante:
La Suisse jouissait depuis plusieurs siècles d'une indépendance bienfaisante pour elle, utile à ses voisins, et nécessaire pour le maintien de l'équilibre politique. Le fléau de la révolution française, les guerres, qui depuis vingt ans ont détruit le bonheur de tous les états de l'Europe, n'ont pas épargné la Suisse. Ébranlée dans son intérieur, affaiblie par d'inutiles efforts pour s'opposer aux effets destructeurs du torrent, elle fut dépouillée par la France, qui se disait son amie, des plus importants boulevards de son indépendance. L'empereur Napoléon fonda enfin sur les ruines de la constitution fédérative helvétique, et sous un titre jusqu'alors inconnu, une puissance suprême formelle et permanente, incompatible avec la liberté de la confédération: avec cette antique liberté, respectée par toutes les puissances de l'Europe, le premier garant des relations amicales que la Suisse a entretenues jusqu'au jour de son oppression avec les autres puissances de l'Europe, la première condition d'une véritable neutralité. Les principes qui animent les souverains coalisés dans la guerre présente sont connus. Tout peuple qui n'a pas perdu le souvenir de son indépendance doit les reconnaître. Les souverains veulent que la Suisse participe de nouveau, avec l'Europe entière, à ce premier droit national, et obtienne, en recouvrant ses anciennes limites, le moyen de le soutenir. Mais ils ne peuvent reconnaître une neutralité qui, dans les relations actuelles de la Suisse, n'est que purement nominale. Les armées des puissances coalisées espèrent, en entrant sur le territoire suisse, ne rencontrer que des amis. LL. MM. s'engagent à ne pas poser les armes sans avoir assuré à la Suisse la restitution des pays arrachés par la France. Elles ne se mêleront pas de sa constitution intérieure, mais elles ne peuvent permettre qu'elle demeure soumise à une influence étrangère. Elles reconnaîtront sa liberté du jour où elle sera libre et indépendante; et elles attendent du patriotisme d'une nation respectable, que, fidèle aux principes qui, dans les siècles passés fondèrent sa gloire, elle ne refusera pas son accession aux nobles et généreuses entreprises, pour lesquelles les souverains et tous les peuples de l'Europe se sont réunis en cause commune. Les soussignés sont en même temps chargés de communiquer à S. Exc. le landammann, la proclamation et l'ordre du jour que le général commandant en chef la grande armée coalisée publiera, en entrant sur le territoire suisse. Ils se flattent que S. Exc. ne méconnaîtra pas, dans cette publication, les véritables intentions de LL. MM. II. envers la confédération helvétique.
Signé, LEBZELTERN, Capo d'ISTRIA.
20 décembre 1813.]
Le prince Schwartzenberg commandait en chef les armées alliées; il avait amené avec lui la plus grande partie des troupes des ci-devant princes confédérés du Rhin, afin d'en tirer un meilleur parti; cette nombreuse armée arriva des plaines de Friedling en face de Huningue, à la tête du pont de Bâle, le 20 ou 21 décembre au matin, dans le moment même où l'empereur se rendait au corps législatif à Paris. Les Suisses n'avaient pas détruit le pont de Bâle, ils en avaient seulement enlevé les madriers, mais sans faire tomber les poutres dans le courant, c'est-à-dire, qu'en deux heures on pouvait tout rétablir; c'est ce qui arriva.
Le prince Schwartzenberg se présenta lui-même à la tête du pont sur la rive droite, et demanda le passage au nom des souverains alliés.
Il somma les Suisses de rétablir leur pont sous peine de voir incendier leur ville; il fut obéi: on replaça les madriers, on livra passage, et, pendant huit jours consécutifs, Bâle vit traverser son territoire par cette innombrable quantité de troupes qui venaient dévaster la France, tout en proclamant des principes de modération et d'humanité.
Une partie de l'armée alliée, composée d'Autrichiens, traversa la Suisse pour venir déboucher par Genève; elle arriva devant cette place le jour même où le brave officier-général qui la commandait était attaqué d'apoplexie; la garnison n'était que de quinze cents hommes mal armés et la plupart vétérans. La population était nombreuse et une de celles qui accordaient le plus de confiance au langage des ennemis, en sorte qu'il fallait que la garnison contînt cette population, toute disposée à ouvrir ses portes.
Les malveillants de Genève voyaient bien son impuissance; ils ne restèrent pas inactifs, et mirent tout en oeuvre pour déterminer l'officier qui commandait la garnison, à la place du général, à accepter une capitulation qui lui permettait de sortir avec les honneurs de la guerre; les autorités civiles étaient déjà retirées, l'officier céda, et la frontière se trouva de ce côté reculée jusqu'au fort de l'Écluse.
L'empereur Alexandre, de son côté, établit d'abord son quartier-général à Bâle, et poussa un corps en Alsace; c'étaient les Bavarois qui nous témoignaient leur reconnaissance en venant rouvrir les blessures que nous avions reçues pour défendre leur indépendance.
Ce corps bavarois était commandé par le même général Wrede, celui des officiers de toute l'armée bavaroise que l'empereur avait le plus affectionné. Il lui avait donné une terre de trente mille livres de rentes, qui se trouvait à sa disposition par suite du traité de paix de 1809, et avait l'avantage d'être située dans la portion du territoire autrichien qu'acquit alors la Bavière.
Wrede était un des hommes dont le caractère avait particulièrement plu à l'empereur; il aimait à le voir et à lui faire du bien. Le corps bavarois vint sommer Huningue, qui ne voulut entendre à aucune proposition; les ennemis en firent le blocus, et poussèrent une reconnaissance jusque vers Colmar, pendant que leur armée principale pénétrait en France par Alkirck, Béfort et Vesoul. Il y avait une garnison très faible dans Béfort, mais, en revanche, la population était très martiale: cette petite place fit une belle et vigoureuse défense. L'armée ennemie se porta de Vesoul à Langres, et attendit dans cette position que l'armée prussienne, qui avait passé le Rhin au-dessus et au-dessous de Mayence, c'est-à-dire à Oppenheim, à Worms et Manheim, pour la partie au-dessus, et depuis Bingen jusqu'à Coblentz, pour la partie au-dessous, fût réunie et arrivée sur la Moselle, et la communication établie entre elles pour se porter en avant.
Cette armée prussienne, qui marchait sous les ordres du général Blucher, s'avança par Kaiserlautern, Saarbruck, Château-Salins, Saint-Avold; elle laissa Metz à sa droite, se porta par Vic sur Nancy, Pont-à-Mousson et Toul. Dans cette position, les armées ennemies étaient en ligne: elles n'auraient jamais osé faire un tel mouvement à travers tant de places, si l'empereur avait seulement eu le tiers de leurs forces, et que cette masse d'hommes eût été assez disponible pour qu'il pût de suite prendre l'offensive, en se jetant avec elle au milieu de ces mêmes places. Si la fortune lui avait laissé cette ressource, nous aurions vu bien des gloires anéanties, et ce triumvirat d'aigles qui venaient dévorer le nôtre, chassé par autant de routes qu'il était venu.
Il faut convenir que l'empereur pouvait avoir cette armée, si l'on avait donné aux négociations d'Espagne l'activité qu'exigeait le danger qui avait déterminé à les ouvrir. On avait encore le temps de conclure et faire arriver les troupes; pourquoi ne saisit-on pas cette dernière planche de salut? on le verra tout à l'heure.
L'empereur reçut la nouvelle de l'envahissement du territoire sur autant de points à la fois avec une fermeté imperturbable: «Il me manque deux mois, nous dit-il; si je les avais eus, ils ne l'auraient pas passé (le Rhin). Ceci peut devenir sérieux; mais je ne puis rien seul. Si l'on ne m'aide pas, je succomberai. L'on verra alors si c'est à moi que l'on en veut.»
L'activité était grande partout; on travaillait de tous côtés; mais rien n'était achevé nulle part. L'envahissement vint glacer tous les courages. Ce ne fut pas tout; outre l'effet moral qu'il produisit, il eut encore l'inconvénient de diminuer nos moyens de toutes les ressources qu'offrent les populations belliqueuses de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Lorraine. C'était là le plus grand mal, et celui qui fut le plus vivement senti.
La France entière était dans le plus grand calme; il n'y avait aucune étincelle d'agitation sur quelque point que ce fût: on souffrait, mais on était patient; on désirait la fin de tant de maux, sans que personne songeât aux désordres.
L'empereur était satisfait de cet état de choses au dedans; mais il ne voyait pas les bataillons se grossir, et les ennemis s'avançaient.
Il fit réunir sur Châlons-sur-Marne les troupes qui se retiraient par les deux routes de Metz et de Strasbourg, et en même temps il fit partir la garde impériale pour Arcis-sur-Aube.
Le théâtre des opérations ne présentait pas encore d'autres points intéressants, comme cela eut lieu dans le courant de février et de mars.
L'empereur était dans une position bien extraordinaire. Il avait de quoi former une bonne armée dans les places d'Allemagne qu'il occupait encore. Il avait des troupes dans quelques-unes de celles de la Hollande et de la Belgique, et depuis l'envahissement du territoire, on avait mis autant de garnisons que l'on avait pu dans les places de l'ancienne frontière. Indépendamment de huit mille hommes qui étaient dans Anvers, il y en avait dix mille dans Wesel, douze ou quinze dans Mayence. Il y avait en outre, en Italie, une armée qui était à peine assez forte pour se défendre; un petit corps occupait Rome, un autre défendait Florence; deux corps luttaient sur la frontière d'Espagne, l'un en Roussillon et l'autre sous Bayonne; enfin l'empereur, à la tête d'une petite armée, défendait Paris contre toute l'Europe, et faisait échec au roi presqu'à chacun de ses mouvements.
Il n'y a que les premières puissances de l'Europe qui aient sous les armes autant de troupes que l'empereur en avait encore, éparses sur tous les points que je viens de nommer; s'il avait pu prendre l'offensive plus tôt, il se serait successivement fait joindre par toutes les garnisons, hormis celles qui se trouvaient si éloignées, qu'elles étaient devenues étrangères à la guerre.
Il est triste qu'un héros qui luttait avec tant de force contre les revers n'ait pas été mieux secondé. J'ai déjà dit qu'on avait pris l'habitude de se reposer sur l'empereur du soin de tout faire et de penser à tout; il avait lui-même accoutumé tout le monde à cette manière de servir, de telle sorte que le plus souvent on agissait machinalement, parce qu'on ne faisait qu'exécuter à la lettre ce qu'il avait ordonné; cela plaisait d'autant plus que l'on était dispensé de travaux d'esprit et de combinaisons, et qu'il suffisait d'une prompte exactitude.
Si l'empereur avait été aidé par un esprit capable de s'élever jusqu'à ses conceptions, toutes les troupes qu'il avait dans les places au-delà du Rhin auraient été mises en mouvement dès le mois de décembre, lorsque l'armée alliée s'approchait de la Suisse. Elles l'eussent été par une conséquence du principe qui a établi que les garnisons des places fortes sont destinées à tenir l'armée ennemie en échec, à la suite d'une bataille perdue, ou à favoriser un mouvement de l'armée qui agit pour elles. Il était raisonnable de supposer que les garnisons de toutes ces places auraient été réunies. Si cela eût été fait, elles eussent présenté une masse qui eût été suffisante pour attirer l'attention de l'armée ennemie et la rendre circonspecte, puisqu'elle n'avait accordé aucune considération à ces places prises isolément, et qu'elle les avait laissées derrière elle.
Le ministre de la guerre n'ignorait pas que, depuis la perte de la bataille de Leipzig, il m'avait remis des lettres importantes pour les faire parvenir au maréchal Davout, à Hambourg, et que j'avais réussi en les faisant passer par l'Angleterre.
Il n'était pas besoin d'un grand génie pour juger de ce qu'il y avait à faire dans cette circonstance pour servir l'empereur et la France; il ne fallait que se rappeler que ce prince avait mis moins de deux mois, en 1806, pour se porter des bords du Mein sur l'Oder; qu'après avoir fait capituler en rase campagne l'armée prussienne entière, il était arrivé au-delà de la Vistule avant la fin du troisième mois de campagne, depuis son départ de Mayence.
Il n'était donc pas impossible à ceux qui se trouvaient sur l'Oder et l'Elbe d'arriver sur le Rhin pendant les mois de décembre, janvier et février; la liberté des communications n'avait pas été assez gênée pour l'empêcher. Pourquoi ne le fit-on pas? c'est à ceux qui dirigeaient à répondre; quant à moi, je sais qu'il était tellement dans l'intention de l'empereur de faire faire ce mouvement, qu'il crut l'avoir ordonné, et qu'au mois de mars il me fit l'honneur de m'écrire et de me mander qu'on ne lui obéissait plus. C'est après avoir reçu cette lettre que le ministre de la guerre, M. le duc de Feltre, m'envoya des petites boules de papier à faire passer à tous les commandants des garnisons enfermées dans ces places. Ces ordres étaient écrits sur des bandelettes si petites, que, roulées, elles n'étaient pas plus grosses qu'une fève; j'eus l'indiscrétion d'en ouvrir une, elle ne contenait que ces mots: «Monsieur le général, l'empereur trouve que vous n'occupez pas assez les ennemis.» Je l'avoue, j'eus un chagrin mortel qu'on ne mandât que de pareilles choses à des généraux dont on eût pu tirer d'autres services.
CHAPITRE XXVI.
Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.—Des plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.—Murat.—Opinion de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.—M. de La Vauguyon.—M. de Laharpe.—Conversation sur son élève.—Organisation de la garde nationale.
Malgré toutes ces imprévoyances, l'armée alliée, à la tête de laquelle étaient les trois souverains principaux, ne s'approchait qu'avec une extrême circonspection, tant elle craignait que quelque manoeuvre imprévue ne vînt tout à coup porter la désorganisation dans ses colonnes. L'empereur resta encore un mois à Paris, où certainement il serait arrivé en quinze jours s'il avait été à la place des chefs de la coalition. Pendant ce temps, il acheva de réunir tous les moyens sur l'emploi desquels il pouvait compter; en même temps il fit partir M. le duc de Vicence pour le quartier-général de l'empereur Alexandre, plutôt pour satisfaire l'impatience de ceux qui étaient dans l'opinion qu'il ne tenait qu'à lui de faire la paix, que dans l'espérance que le duc parviendrait à ouvrir des négociations. Il lui donna des instructions qui peignent à la fois le désir qu'il avait de mettre fin à une guerre malheureuse, et la résolution bien arrêtée de descendre du trône plutôt que de souscrire une paix honteuse: «Monsieur le duc de Vicence, lui disait-il, je pense qu'il est douteux que les alliés soient de bonne foi, et que l'Angleterre veuille la paix; moi je la veux, mais solide et honorable. La France sans ses limites naturelles, sans Ostende, sans Anvers, ne serait plus en rapport avec les autres états de l'Europe. L'Angleterre et toutes les puissances ont reconnu ces limites à Francfort. Les conquêtes au-delà du Rhin et des Alpes, ne peuvent compenser ce que l'Autriche, la Russie, la Prusse ont acquis en Pologne, en Finlande, ce que l'Angleterre a envahi en Asie. La politique de l'Angleterre, la haine de l'empereur de Russie, entraîneront l'Autriche. J'ai accepté les bases de Francfort, mais il est plus que probable que les alliés ont d'autres idées. Leurs propositions n'ont été qu'un masque. Les négociations une fois placées sous l'influence des événements militaires, on ne peut prévoir les conséquences d'un tel système. Il faut tout écouter, tout observer. Il n'est pas certain qu'on vous reçoive au quartier-général: les Russes et les Anglais voudront écarter d'avance tous les moyens de conciliation et d'explication avec l'empereur d'Autriche. Il faut tâcher de connaître les vues des alliés et me faire connaître jour par jour ce que vous apprendrez, afin de me mettre dans le cas de vous donner des instructions que je ne saurais sur quoi baser aujourd'hui. Veut-on réduire la France à ses anciennes limites? C'est l'avilir………
«On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire désirer à la nation une telle paix. Il n'est pas un coeur français qui n'en sentît l'opprobre au bout de six mois, et qui ne la reprochât au gouvernement assez lâche pour la signer. L'Italie est intacte, le vice-roi a une belle armée; avant huit jours j'aurai réuni de quoi livrer plusieurs batailles, même avant l'arrivée de mes troupes d'Espagne. Les dévastations des cosaques armeront les habitants et doubleront nos forces. Si la nation me seconde, l'ennemi marche à sa perte; si la fortune me trahit, mon parti est pris, je ne tiens pas au trône. Je n'avilirai ni la nation, ni moi, en souscrivant à des conditions honteuses. Il faut savoir ce que veut Metternich. Il n'est pas dans l'intérêt de l'Autriche de pousser les choses à bout; encore un pas, et le premier rôle lui échappera. Dans cet état de choses, je ne puis rien vous prescrire. Bornez-vous pour le moment à tout entendre et à me rendre compte. Je pars pour l'armée. Nous serons si près, que vos premiers rapports ne seront pas un retard pour les affaires. Envoyez-moi fréquemment des courriers. Sur ce, etc.
NAPOLÉON.»
«Paris, le 4 janvier 1814»
L'empereur avait deviné juste, les alliés ne voulaient qu'un simulacre de négociations. Le duc de Vicence ne put se faire admettre. Il s'arrêta à Lunéville, où étaient déjà les troupes ennemies, se mit en communication avec Metternich, et insista vainement pour obtenir d'aller plus loin. On allégua la marche que devaient suivre les affaires; on se retrancha sur la nécessité de s'entendre, de consulter, et on laissa le plénipotentiaire français se morfondre seize jours à Lunéville.
Cependant l'empereur d'Autriche continuait de correspondre avec Marie-Louise, il l'assurait toujours de toute sa tendresse, et protestait que quels que fussent les événement, il ne séparerait jamais la cause de sa fille et de son petit-fils, de celle de la France. Comme cela pouvait avoir trait à des projets conçus par d'autres puissances en faveur des Bourbons, l'empereur chargea le duc de Vicence de faire une démarche confidentielle auprès de Metternich, et lui exposa de nouveau les vues, les considérations qui devaient le guider dans la discussion des grands intérêts qui lui étaient confiés. «La France devait conserver ses limites naturelles. C'était une condition sine quâ non. Toutes les puissances, l'Angleterre, continuait-il, avaient reconnu ces bases à Francfort. La France, réduite à ses anciennes limites, n'aurait pas aujourd'hui les deux tiers de la puissance relative qu'elle avait il y a vingt ans; ce qu'elle a acquis du côté des Alpes et du Rhin ne compense pas ce que la Russie, l'Autriche et la Prusse ont acquis par le seul démembrement de la Pologne; tous ces états se sont agrandis. Vouloir ramener la France à son ancien état, ce serait la faire déchoir et l'avilir. La France sans les départements du Rhin, sans la Belgique, sans Ostende, sans Anvers, ne serait rien. Le système de ramener la France à ses anciennes limites est inséparable du rétablissement des Bourbons, parce qu'eux seuls pourraient offrir une garantie du maintien de ce système, et l'Angleterre le sentait bien. Avec tout autre, la paix sur une telle base serait impossible, et ne pourrait durer. Ni l'empereur, ni la république, si des bouleversements la faisaient renaître, ne souscriraient jamais à une telle condition. Pour ce qui est de S. M., sa résolution est bien prise; elle est immuable. Elle ne laisserait pas la France aussi grande qu'elle l'avait reçue. Si donc les alliés voulaient changer les bases acceptées et proposer les anciennes limites, elle ne voyait que trois partis: ou combattre et vaincre, ou combattre et mourir glorieusement; ou enfin, si la nation ne le soutenait pas, abdiquer. Elle ne tenait pas aux grandeurs, elle n'en achèterait jamais la conservation par l'avilissement. Les Anglais pouvaient désirer de lui ôter Anvers, mais ce n'était pas l'intérêt du continent, car la paix ainsi faite ne durerait pas trois ans. Elle sentait que les circonstances étaient critiques, mais elle n'accepterait jamais une paix honteuse. En acceptant les bases proposées, elle avait fait tous les sacrifices absolus qu'elle pouvait faire; s'il en fallait d'autres, ils ne pouvaient porter que sur l'Italie et la Hollande. Elle désirait sûrement exclure le stathouder, mais la France conservant ses limites naturelles, tout pourrait s'arranger, rien ne ferait un obstacle insurmontable.»
Les armées ennemies avaient continué leur mouvement, un tiers de la France était envahi, le duc de Vicence reçut du quartier-général ennemi l'autorisation de se rendre à Châtillon-sur-Seine, où s'acheminèrent aussi les ministres des souverains alliés, savoir: les lords Aberdeen, Cathcarsteward pour l'Angleterre, M. le comte Razoumowski pour la Russie, M. de Stadion pour l'Autriche, et M. de Humboldt pour la Prusse.
L'empereur, comme je l'ai dit, s'attendait à la difficulté qui avait été opposée à M. de Caulaincourt; il hasarda cependant une démarche, et fit proposer une suspension d'armes. La coalition refusa, il ne fallut dès lors rien attendre que de son courage. L'empereur se disposa à prendre l'offensive avec une armée d'à peu près 60,000 hommes, contre environ 4 à 500,000 qui agissaient sur le point où il se trouvait. Pour surcroît de malheur, le roi de Naples venait de jeter le masque. Cet événement fut accompagné de circonstances si pénibles qu'on ne peut se dispenser de les rapporter.
Depuis le retour subit du roi de Naples dans ses États, la correspondance de ce pays, comme celle de Rome, ne parlait que des intelligences du gouvernement napolitain avec les agents du gouvernement anglais. L'empereur avait-il demandé des éclaircissements sur ces bruits étranges? je l'ignore, mais je le crois. Quant à moi, je ne lui laissai pas ignorer la moindre des particularités qui me venaient de tous côtés à ce sujet. Il répugnait à y croire; il me fit même un jour l'honneur de me dire qu'il ne pouvait pas ajouter foi à tout ce qu'on me rapportait, car M. Fouché, qu'il avait envoyé près du roi de Naples, non-seulement ne parlait pas dans ce sens, mais rendait au contraire témoignage des bons sentiments du roi, qu'il y ajoutait foi, d'autant plus que le prince lui écrivait et lui protestait de sa constance et de sa fidélité.
L'empereur ajoutait: «Il n'a pas beaucoup d'esprit, mais il faudrait qu'il fût bien aveugle pour s'imaginer qu'il puisse rester là lorsque je ne serai plus, ou lorsqu'il m'aura manqué si je triomphe de tout ceci.»
Néanmoins les lettres de Rome ne tardèrent pas à apprendre le passage par cette ville de M. Fouché, qui se rendait de Naples en Toscane, près de la princesse Éliza: très peu de jours après, elles annoncèrent l'entrée des troupes napolitaines à Rome, ayant à leur tête le général Carascosa, et le général La Vauguyon, qui commandait la garde du roi de Naples.
Ce dernier signifia aux autorités françaises l'ordre de cesser leurs fonctions, qu'il prenait possession de la ville de Rome et de son territoire au nom du roi de Naples.
Les autorités civiles évacuèrent Rome, et se retirèrent sur Florence; le général Miollis, qui gouvernait la place, se renferma dans le château Saint-Ange, avec une partie des troupes qui occupaient les états romains: le reste prit la route de Toscane.
Le général La Vauguyon, qui figurait dans cette défection, est fils de l'ancien ambassadeur de France en Espagne sous Louis XVI.
Le roi d'Espagne donna l'hospitalité à cette famille, et la combla de biens pendant les orages révolutionnaires. Il avait placé ce général La Vauguyon, encore enfant, dans ses armées. En 1807 celui-ci quitta le service d'Espagne; il vint joindre l'armée française après la bataille d'Eylau, et demanda du service. On ne lui devait rien assurément; cependant l'empereur le fit placer comme aide-de-camp à la suite du roi de Naples, qui était alors grand-duc de Berg; il lui rendit une portion des biens de sa famille qui n'avaient pas été vendus, et, qui plus est, fit des avantages pécuniaires considérables à M. de Carignan, parce qu'il épousait une demoiselle de La Vauguyon. L'année suivante, M. de La Vauguyon suivit le grand-duc de Berg à Naples, et témoigna enfin à l'empereur sa reconnaissance en se mettant à la tête des troupes qui marchaient contre nous.
Le roi de Naples ne s'en tint pas à l'occupation de Rome; il poussa en Italie, joignit ses troupes à celles des Autrichiens qui attaquaient le prince Eugène, et n'eut pas honte de souiller, par cette conduite sacrilège, le territoire qui avait été le berceau de sa gloire.
Ce prince voulait passer pour un Bayard; il affectait la loyauté, courait après le danger, prodiguait sa vie, et cherchait à fixer l'attention jusque par son costume. Jamais acteur tragique n'eut de mise semblable: les habits à la Henri IV, à la Tancrède, ne lui suffisaient pas; il fallait chaque jour qu'il imaginât quelque accoutrement nouveau. Il était malheureux qu'une soeur de l'empereur, belle, spirituelle, qui savait se faire aimer, eût voulu, presque malgré sa famille, unir sa destinée à celle d'un homme dont le mérite ni la réputation, à l'époque où elle l'épousa, n'avaient rien de bien transcendant. Cette alliance l'avait élevé à la couronne, et cependant il n'était pas satisfait. Que lui fallait-il donc? qu'espérait-il en s'armant contre son bienfaiteur?
Les événements commençaient à se presser; l'empereur jugea qu'il ne pouvait plus longtemps rester à Paris. Avant son départ, j'eus à l'entretenir d'une demande de passeport qui m'avait été faite par M. de La Harpe, ancien instituteur de l'empereur Alexandre, puis membre du directoire de la république helvétique, qui désirait aller en Suisse. Je lui en rendis compte, et fus autorisé à le délivrer.
M. de La Harpe vint me voir; nous causâmes beaucoup de la Russie et de son élève. Je ne lui cachai point que j'étais persuadé qu'il le verrait en passant par Troyes, où il serait probablement lorsqu'il y arriverait lui-même. Je lui dis que la guerre semblait avoir réservé un beau rôle à l'empereur Alexandre, et lui avait ménagé une occasion d'offrir une paix aussi généreuse que celle qu'il avait reçue à Tilsit, lorsque la position de ses affaires était désespérée; qu'il ne pouvait pas ignorer que c'était le voeu du pays qu'il avait inondé de ses soldats, et qu'à moins d'être insensé on ne pouvait pas croire que l'empereur Napoléon ne désirât pas mettre fin à la guerre; sans doute, il ne se fiait pas beaucoup au langage dont les armées ennemies se faisaient précéder; mais que moi qui connaissais particulièrement la sincérité de ses voeux pour la paix, je ne pouvais concevoir que le plus mauvais augure du peu de grâce avec laquelle on avait accueilli M. le duc de Vicence, lorsque l'Europe se souvenait encore de la manière dont l'empereur avait agi avec Alexandre, lorsque celui-ci, après avoir repassé le Niémen, à la suite de la bataille de Friedland, crut n'avoir eu rien de mieux à faire qu'à demander la paix.
Je dis entre autres choses à M. de La Harpe que je souhaitais me tromper, mais que je ne pouvais me défendre de la pensée que l'empereur Alexandre avait banni de son coeur tout sentiment de générosité, qu'il avait épousé de nouveau tous les projets qu'il avait formés en 1805, lorsqu'il s'était fait le moteur de l'agression dont nous avions failli être les victimes, et que, quoi qu'il m'eût paru les avoir franchement abandonnés après Tilsit, il était à croire qu'il les avait repris. J'ajoutai qu'avant de faire la guerre de 1812, l'empereur Napoléon n'avait pas cessé de témoigner à l'empereur Alexandre son désir de ne pas rompre une harmonie qui avait été heureusement rétablie, et qu'assurément, dans la situation où les événements l'avaient jeté, ce ne serait pas lui qui apporterait des obstacles à la paix.
M. de La Harpe défendait l'empereur Alexandre d'un soupçon aussi injurieux; il en disait sa manière de penser franchement, et a dû bien réfléchir à notre entretien depuis que les événements ont justifié mes conjectures.
Avant de quitter la capitale, l'empereur voulut terminer l'organisation de la garde nationale de Paris, qu'il s'était décidé à appeler aux armes. Cette question était le sujet de fréquentes discussions et de beaucoup d'objections, en ce que tout le monde observait que la garde nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont les agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la révolution, et qu'il était dangereux de le leur remettre de nouveau entre les mains. À la vérité la situation n'était pas la même; de plus on se flattait que les temps étaient changés. Sous ce dernier rapport on était dans une trop grande sécurité; mais la nécessité où l'on était d'avoir recours à la population pour la défense de la capitale, faisait que l'on s'abusait sur quelques vérités dont au fond l'on était convaincu; d'ailleurs on était moins opposé à la levée de la garde nationale de Paris, qu'embarrassé de la composer d'hommes qui ne laissassent rien à craindre en cas d'agitation, et qui fussent disposés à la fois à défendre leurs murailles et à faire respecter leurs domiciles.
Ces deux qualités étaient à peu près impossibles à réunir, parce que l'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la ville, était celle qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts et son sang; c'est la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre, et chez laquelle l'honneur national parle toujours haut; mais on la considérait comme dangereuse pour la classe opulente et les propriétaires, et on était d'avis de l'éloigner de la formation des cadres.
Les opinions étaient tellement partagées là-dessus que l'empereur ne voulut ni renoncer à l'emploi d'un moyen dont il avait besoin, ni le mettre en usage sans avoir entendu d'avance tous les avis et jugé lui-même les différences qu'il y avait entre toutes les opinions. Il réunit à ce sujet un conseil privé qui était composé comme ceux dont j'ai déjà eu occasion de parler; il était d'environ dix-huit ou vingt personnes [21]. L'empereur y posa la question de la nécessité de lever la garde nationale de Paris, et laissa un libre cours à toutes les observations qui furent développées sur les inconvénients qui pourraient résulter du réarmement de cette partie de la population. On parla beaucoup sur ce point; on rappela tout ce que la garde nationale de Paris avait fait aux époques marquantes de la révolution, et l'on était généralement de l'avis de ne la point armer, à quoi l'empereur répondait qu'il y avait nécessité absolue, que conséquemment les observations ne devaient porter que sur le choix à mettre dans sa composition, mais que sa réunion était urgente.
[21: Les princes de la famille, les trois dignitaires, les ministres, les ministres d'État, les présidents des sections du conseil d'État, le président du sénat, le grand-maître de l'université, le premier inspecteur de la gendarmerie.]
Il laissa encore parler une bonne heure, puis il mit la proposition aux voix; une chose remarquable, c'est que tous les membres du conseil, qui avaient acquis de la célébrité dans la révolution, furent d'abord d'avis de ne point lever la garde nationale de Paris, et qu'ensuite, obligés de se rendre sur ce point, ils conseillèrent de ne point mettre de choix dans la composition des cadres. Les autres membres du conseil opinèrent pour la levée de la garde nationale, en surveillant la nomination des chefs qui devaient commander cette milice urbaine. L'empereur adopta cet avis; il ordonna en conséquence la mise en activité de la garde nationale de Paris: je n'eus plus qu'à exécuter des dispositions qui avaient été prises à l'avance. Il était trois heures du matin lorsque le conseil se sépara.