Mémoires du maréchal Berthier ... Campagne d'Égypte, première partie
Cette apostille peint l'état d'agitation du général Kléber. Il avait servi huit ans comme officier dans un régiment autrichien; il avait fait les campagnes de Joseph II, qui s'était laissé battre par les Ottomans; il avait conservé une opinion fort exagérée de ceux-ci. Sidney Smith, qui avait déjà fait perdre à la Porte l'armée de Mustapha, pacha de Romélie, qu'il avait débarquée à Aboukir, vint mouiller à Damiette, avec soixante transports sur lesquels étaient embarqués sept mille janissaires, de très bonnes troupes: c'était l'arrière-garde de l'armée de Moustapha-Pacha. Au 1er novembre, il les débarqua sur la plage de Damiette: l'intrépide général Verdier marcha à eux, avec mille hommes, les prit, les tua, ou les jeta dans la mer. Six pièces de canon furent ses trophées.
Le capitan-pacha n'était point à Jaffa; l'armée du visir n'était point entrée en Syrie; il n'y avait donc pas trente mille hommes à Ghazah. Les armées russe et anglaise ne songeaient point à attaquer l'Égypte.
Cette lettre est donc pleine de fausses assertions. On croyait que Napoléon n'arriverait point en France; on s'était décidé à évacuer le pays; on voulut justifier cette évacuation, car cette lettre arriva à Paris le 12 janvier. Le général Berthier la mit sous les yeux du premier consul; elle était accompagnée du rapport et des comptes de l'ordonnateur Daure, du payeur Estève, et de vingt-huit rapports de colonels et de chefs de corps d'artillerie, infanterie, cavalerie, dromadaires, etc.; tous ces états, que fit dépouiller le ministre de la guerre, présentaient des rapports qui contredisaient le général en chef. Mais heureusement pour l'Égypte qu'un duplicata de cette lettre tomba entre les mains de l'amiral Keith, qui l'envoya aussitôt à Londres. Le ministre anglais écrivit sur-le-champ, pour qu'on ne reconnût aucune capitulation qui aurait pour but de ramener l'armée d'Égypte en France; et que, si déjà elle était en mer, il fallait la prendre et la conduire dans la Tamise.
Par un second bonheur, le colonel Latour-Maubourg, parti de France à la fin de janvier avec la nouvelle de l'arrivée de Napoléon en France, celle du 18 brumaire, la constitution de l'an VIII, et la lettre du ministre de la guerre, du 12 janvier, en réponse à celle de Kléber, ci-dessus, arriva au Caire le 4 mai, dix jours avant le terme fixé pour la remise de cette capitale au grand-visir. Kléber comprit qu'il fallait vaincre ou mourir; il n'eut qu'à marcher.
Ce ramassis de canaille, qui se disait l'armée du grand-visir, fut rejeté au-delà du désert, sans faire aucune résistance. L'armée française n'eut pas cent hommes tués ou blessés, en tua quinze mille, leur prit leurs tentes, leurs bagages et leur équipage de campagne.
Kléber changea alors entièrement; il s'appliqua sérieusement à améliorer le sort de l'année et du pays; mais, le 14 juin 1800, il périt sous le poignard d'un misérable fanatique.
S'il eût vécu lorsque, la campagne suivante, l'armée anglaise débarqua à Aboukir, elle eût été perdue: peu d'Anglais se fussent rembarqués, et l'Égypte eût été à la France.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
FRAGMENS DE LA CORRESPONDANCE DE L ÉTAT-MAJOR.
(No 1.)
Au quartier-général d'Alexandrie, le 1er thermidor an VI
(19 juillet 1798).
Au général Bonaparte.
Il y a deux ou trois jours, citoyen général, qu'un employé de l'armée fit courir le bruit et répandit partout qu'il y avait eu un mouvement à Paris dans le sens contraire du 18 fructidor; que Lamarque, Sieyès et plusieurs autres avaient été déportés; que Talleyrand-Périgord était ambassadeur à Vienne; Bernadotte ministre de la guerre; enfin que vous étiez rappelé.
Comme cette dernière assertion a fait une grande sensation, j'ai fait arrêter le nouvelliste pour être interrogé. Ce qui pourtant m'a fait penser qu'il pouvait y avoir du vrai dans tout ceci, c'est le courrier qui nous vint de Toulon, il y a quelques jours, et qui prit un air mystérieux. Veuillez me faire connaître ce qu'il en est. J'ai résolu, mon général, de vous suivre partout; je vous suivrai également en France. Je n'obéirai pas à d'autre qu'à vous, et je ne commanderai pas, parce que je ne veux pas être en contact immédiat avec le gouvernement. Je n'ai jamais été si avide de nouvelles et sur Paris et sur les événemens du Caire.
Kléber.
Rosette, 25 août 1799.
Le général de division Kléber, au général de division Menou, à Alexandrie.
Je reçois le 5 au soir, mon cher général, une lettre du général en chef, dont voici l'extrait: «Vous recevrez cette lettre le 3 ou le 4: partez, je vous prie, sur-le-champ, pour vous rendre, de votre personne, à Rosette, si vous ne voyez aucun inconvénient à vous absenter de Damiette: sans quoi, envoyez-moi un de vos aides-de-camp. Je désirerais qu'il pût arriver à Rosette dans la journée du 7. J'ai à conférer avec vous sur des affaires extrêmement importantes. Je traverse en deux jours le désert et le lac Bourlos, j'arrive à Rosette le 7 à dix heures du soir, mais l'oiseau était déniché et n'avait pas même passé par ici. Je m'en retourne à Damiette où j'attendrai tranquillement les ordres de celui qui commande l'armée. Vous avez déjà sans doute appris, mon cher général, que la flotte qui avait paru devant Damiette était repartie de ce mouillage faisant route vers la Syrie ou vers Chypre. Le bataillon de la 25e a rejoint, et j'ai reçu dans cet intervalle votre aimable lettre, dans laquelle vous me donnez des détails intéressans du siége d'Aboukir. Veuillez bien me tenir au courant de ce qui se passera dans l'étendue de votre commandement, j'en userai de même. Rien ne pourra m'être plus agréable que de recevoir souvent de vos lettres; et pour la première, j'espère que vous aurez la complaisance de me donner des détails sur le départ de notre héros et de ses dignes compagnons. Je vous embrasse de cœur et d'âme.
Kléber.
Quartier-général d'Alexandrie, le 17 août 1799.
Le général de division Menou, au général en chef Kléber.
Mon cher général,
Vous êtes nommé au commandement général de l'armée d'Égypte. Le général Bonaparte est parti avant-hier dans la nuit pour la France, avec les généraux Berthier, Andréossy, Marmont, Lannes et Murat. Je n'entre point ici dans le détail des motifs qui ont déterminé le général Bonaparte. Cette explication ne peut avoir lieu que verbalement. Je me bornerai à vous dire que j'ai trouvé ces motifs justes, et que cette mesure est la seule qui puisse être de quelque utilité à l'armée.
Le général Bonaparte m'a remis tous les papiers et lettres relatifs à votre nomination: j'en ai chargé le citoyen Eysotier, chef de brigade de la 69e; il a ordre de ne les remettre qu'à vous-même. Le général Bonaparte m'a dit vous avoir donné rendez-vous à Rosette, et d'après son calcul, vous devez y arriver aujourd'hui ou demain. Mais, en supposant que votre voyage ait rencontré quelque obstacle, je donne ordre à l'adjudant-général Valentin, commandant à Rosette, de faire partir sur-le-champ un exprès qui vous portera ma lettre à Damiette, mais non celle du général en chef, qui restera constamment entre les mains du chef de brigade de la 69e, jusqu'à ce qu'il puisse vous la remettre à vous-même, ou que vous lui ayez donné des ordres pour vous la faire passer, ou pour vous la porter. Il attendra donc à Rosette, si vous n'y êtes pas rendu, que vous lui ayez dicté ce qu'il doit faire. Le général en chef m'a nommé au commandement du deuxième arrondissement, qui comprend Alexandrie, Rosette et le Bahirëh; mais je n'ai accepté que provisoirement, pour plusieurs raisons; la première, c'est que cela doit être à votre disposition: la deuxième, c'est que je désire, mon cher général, avant de prendre ce commandement, si votre intention est de me le donner, avoir une conversation avec vous. J'attendrai à cet égard ce que vous me prescrirez sur le lieu et le temps de la conversation; je désirerais que cela fût le plus promptement possible.
Le général Bonaparte m'avait donné, avant son départ, ordre de mettre un embargo sur tous les bâtimens du port d'Alexandrie, jusqu'à trente-six heures après son départ. L'embargo est levé depuis ce matin, mais seulement pour les djermes qu'on peut expédier soit à Aboukir, soit à Rosette; car pour les bâtimens destinés à se rendre en Europe, d'après les mêmes ordres, il n'en partira tout au plus que dans vingt-cinq jours. Le citoyen Guieux, capitaine de vaisseau, est nommé commandant du port d'Alexandrie, qui ne devra plus être considéré que comme port de deuxième classe. Le capitaine de frégate Rouvier continuera de remplir ces mêmes fonctions à Boulac, et aura inspection sur toute la navigation en activité. Le capitaine de frégate Guichard commandera tous les bâtimens armés du fleuve. La ville d'Alexandrie est tranquille, mais il n'y a pas le premier sou dans les caisses. J'ai eu ordre d'envoyer des lettres au général Dugua et au divan du Caire.
Vous devez croire, mon général, que je suis extrêmement satisfait, d'être sous vos ordres: soyez assuré qu'en tout et partout, vous ne trouverez personne de plus empressé que moi à exécuter ce que vous me prescrirez. Je vous ai voué depuis long-temps estime et amitié franche; je compte sur les mêmes sentimens de votre part. J'ai ordre de faire abattre ici les armes de l'Empereur, du grand-duc de Toscane et du roi de Naples, avec lesquels nous sommes en guerre. Les consuls de ces différentes nations doivent cesser leurs fonctions. J'ai aussi, relativement à des draps pour l'habillement de l'armée, des ordres, qui frappent les négocians étrangers. La djerme la Boulonnaise est à Rahmaniëh. J'envoie à Rosette les chevaux des guides que Bonaparte a emmenés avec lui en France: ils sont destinés à remonter les guides restés au Caire.
Salut et respect,
Abdalla Menou.
(No 4.)
Rosette, 3 fructidor (25 août 1799).
J'ai reçu le paquet que vous m'avez fait passer par le chef de brigade de la 69e, mon cher général. J'aurais bien désiré que vous vous fussiez rendu vous-même ici. Ma présence me semble très nécessaire au Caire; cependant je vous attendrai jusqu'au 10, neuf heures du matin. Hâtez-vous donc d'arriver, afin que nous puissions amplement conférer ensemble. Non seulement je vous maintiendrai dans le commandement du deuxième arrondissement, qui n'aurait jamais dû vous être ôté, mais je ferai encore et toujours tout ce qui pourra contribuer à votre satisfaction, persuadé que vous mettrez toujours en première ligne le bien de la chose, qui est notre bien commun, et d'où seulement peut découler le bien public. Si j'approuve le motif du départ de Bonaparte, du moins me reste-t-il quelque chose à dire sur la forme.
Adieu, ou plutôt au plaisir de vous voir bientôt.
À vous et tout à vous,
Kléber.
Menouf, 14 fructidor (31 août 1799).
Lanusse, général de brigade, au général en chef.
Votre lettre vient de me parvenir, citoyen général; j'ai appris sans étonnement, sans doute parce que j'étais préparé depuis quelques jours à recevoir cette nouvelle, que le général Bonaparte s'est embarqué pour retourner en Europe. Je ne sais si c'est par la même raison que ce départ n'a pas produit le moindre effet sur l'esprit du soldat ni sur celui de l'habitant du pays, mais, ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'ai jamais vu le premier plus content et le second plus tranquille. Pour moi, espérant beaucoup du général qui est parti, mais comptant davantage sur la capacité de celui qui le remplace, je ne doute point que l'issue de l'expédition d'Égypte ne soit aussi belle qu'on se l'était promis. Vous pouvez au moins compter, citoyen général, que vous trouverez des officiers qui seconderont de tout leur pouvoir les efforts que vous serez à même de faire pour parvenir à ce but.
Salut et respect,
Lanusse.
(No 6.)
Siout, 18 fructidor (4 septembre).
Le général de brigade Friant au général en chef.
Je vous accuse réception de deux paquets adressés aux généraux Belliard et Desaix, que j'ai fait passer de suite à Kéné où ces deux généraux sont en ce moment. J'ai donné connaissance, par un ordre du jour, de votre circulaire à mon adresse, aux troupes que je commande, et le leur ai lu moi-même. Je puis vous dire qu'officiers et soldats ne sont point mécontens du départ du général en chef, étant persuadés que le bien de l'armée exigeait ce voyage en Europe. Vous pouvez aussi compter, mon général, sur l'ancien attachement que ces militaires vous portent: ce sont vos anciens soldats de l'armée de Sambre-et-Meuse. De mon côté, je ferai tous mes efforts pour mériter votre estime.
Friant.
(No 7.)
Damiette, 18 fructidor (4 septembre).
Verdier, général de brigade, au général en chef Kléber.
Hier seulement, mon général, j'ai reçu une de vos lettres du 9, de Rosette. Oui, mon général, je conçois que les motifs qui ont déterminé le départ du général Bonaparte avec tant de précipitation et de secret, doivent être puissans. Je les respecte, ces motifs, et me borne à espérer dans la certitude qu'étant aussi dignement remplacé, l'armée n'a qu'à gagner dans les événemens. L'amour de mon devoir, l'estime dont vous m'honorez, sont d'assez puissans motifs pour vous donner la certitude que toutes mes facultés seront employées à justifier les premiers et mériter de plus en plus la seconde. Le vide que laisse, dans l'opinion, Bonaparte, est grand, tant dans le militaire que dans les habitans du pays; mais les uns et les autres connaissent combien vous pouvez le remplacer, et tous regardent comme heureux cet événement, dont ils attendent de grands résultats. Voilà ce que pense la division que vous m'avez provisoirement laissée, et de laquelle vous avez tout à espérer. Confiance entière en son nouveau chef, discipline, bravoure, voilà ce que je crois pouvoir vous offrir, en vous assurant de nouveau de tout mon respect.
Verdier.
(No 8.)
Kéné, 21 fructidor (7 septembre).
Belliard, au général en chef.
J'ai reçu, mon général, la lettre dans laquelle vous m'annoncez le départ du général en chef Bonaparte pour la France. Quels que soient les événemens, mon général, ils ne peuvent rien changer à mes principes et à mon amour pour ma patrie, qui est et sera toujours le mobile de toutes mes actions.
Salut et respect,
Belliard.
(No 9.)
Au Caire, 21 fructidor (7 septembre).
Poussielgue, etc., au général de division Menou.
Je reçois, mon cher général, votre lettre du 13 de ce mois. Je suis persuadé que Bonaparte avait de bonnes raisons pour partir; mais je ne lui pardonnerai jamais d'en avoir fait un mystère à des hommes à qui il devait beaucoup, qui avaient toujours justifié sa confiance, et qu'il laissait chargés du fardeau du gouvernement. Le général Dugua et moi nous avons beaucoup à nous en plaindre; il nous a joués.
Son successeur a des talens moins brillans, mais il a des qualités solides, et malgré mon attachement personnel pour Bonaparte, je suis convaincu que l'on sera beaucoup plus content du gouvernement du général Kléber, Français et Turcs. Il jouit d'une grande célébrité, et il a l'estime de tout le monde au plus haut degré. Réunissons-nous tous à lui, aidons-le à mener notre vaisseau au port, et à le sauver, en attendant, des tempêtes. Quant à de nouveaux systèmes de finances, j'avais, il est vrai, des vues et des projets tout prêts à éclore; mais il n'est plus temps. Il faut que notre établissement soit consolidé par un traité de paix, pour qu'on puisse innover avec succès. Un bon plan ne réussirait pas en ce moment, et alors il serait perdu pour toujours. Soyez tranquille sur vos besoins dans votre arrondissement, non pas que je vous promette qu'ils seront tous satisfaits, mais vous pouvez compter qu'ils le seront dans une proportion égale au reste de l'armée. C'est un principe que le général Kléber m'a annoncé vouloir maintenir contre toute section de l'armée qui pourrait être tentée de s'en écarter, et déjà il l'a annoncé dans un ordre du jour. Au reste, vous serez le premier à recueillir les revenus de 1214, c'est-à-dire le saïfi de la province de Rosette pour 1213; il sera exigible à la fin de brumaire. J'ai conseillé à vos aides-de-camp de loger quelques personnes dans votre maison, c'est l'unique moyen de vous la conserver.
Poussielgue.
Toulon, 18 mai 1798.
Au général Moreau.
Je ne pourrai vous écrire un peu au long, mon cher Moreau, que lorsque nous serons au large, et que je serai dégagé du détail et de l'embarras de l'embarquement. Je n'ai pas encore un moment de libre, et je change souvent quatre fois de linge par jour. Le vent, qui était favorable il y a quelques jours, a changé tout à coup, et on a profité de cette contrariété pour faire aussi quelques changemens dans la répartition des troupes. Tout cela occupe et demande des sollicitudes. Enfin, le vent paraît se remettre, et s'il continue ainsi, dans trois jours nous serons au large. Vous devez être au fait du secret de notre expédition; j'ai ouï dire que vous la désapprouviez, j'en ai été fâché; j'aurais désiré que tous eussiez à cet égard moins de précipitation. Quand on fait la chose unique qui est à faire, l'opération est bonne, par cela même qu'on ne pourrait pas faire mieux; mais lorsqu'il y a au bout de tout cela de grands résultats à espérer, il faut, ce me semble, approuver. Je m'expliquerai mieux dans ma première, et comme je suis un peu paresseux pour écrire, Baudot sera celui qui vous transmettra mes idées et tout ce que je pourrais avoir à vous dire.
Je renvoie Gaillard à Paris près de sa femme; je vous prie de lui remettre la somme provenue de la vente du cheval, qui, jointe à celle qu'il tirera de ma voiture, le mettra à l'aise jusqu'à ce que je puisse donner de mes nouvelles d'au-delà les mers. Prenez, au reste, avec lui, les arrangemens de détail que vous croirez les plus convenables. Si j'ai besoin de quelque chose, je vous écrirai. Adieu, mon cher Moreau, j'espère que le gouvernement, plus juste, aura bientôt le bon esprit de vous tirer d'une retraite pour laquelle vous n'êtes pas fait, en utilisant vos talens. Comptez à jamais sur mon attachement et ma bien sincère amitié.
Kléber.
(No 11.)
Au quartier-général du Caire,21 septembre 1799
(an VII de la République française).
Kléber, général en chef, au Grand-Visir, généralissime des armées ottomanes,
Illustre parmi les gens éclairés et sages, que Dieu lui donne une longue vie, pleine de gloire et de bonheur; Salut.
Le général en chef Bonaparte a écrit à Votre Excellence, il y a trente jours; comme il y a lieu de craindre que cette dépêche n'ait été interceptée par les bâtimens qui croisent dans la Méditerranée, je crois devoir en envoyer un duplicata à Votre Excellence: il est joint à la présente lettre.
Vous y trouverez sans doute tout ce que vous pensez vous-même, car la nécessité d'une parfaite union entre la Sublime Porte et la France, n'a jamais été un problème pour aucun politique; et il n'est pas un Ottoman, comme il n'est pas un seul Français qui n'ait la conviction intime de ce qui convient aux intérêts des deux nations.
Les Français, en venant en Égypte, n'avaient d'autre but que de faire trembler les Anglais pour leurs possessions et leur commerce de l'Inde, et les forcer à la paix.
En même temps, les Français se vengeaient des outrages multipliés qu'ils avaient reçus des mameloucks; ils délivraient l'Égypte de leur domination, et rendaient au Grand-Seigneur la jouissance entière de ce beau pays, que depuis un siècle il ne pouvait plus compter réellement au nombre de ses provinces, puisqu'il n'en retirait aucun fruit.
La conduite des Français a été conséquente à ces principes. Arrivés en Égypte, les caravelles et le pavillon du Grand-Seigneur ont été respectés et honorés. Il a été fait une guerre à outrance aux mameloucks; leurs propriétés ont été séquestrées, et, au contraire, les sujets du Grand-Seigneur ont été maintenus dans leurs propriétés; ils ont été rappelés dans leurs habitations. Les odjaklis et les ministres du Grand-Seigneur ont été conservés dans leurs droits et dans leur jouissance. Les kadis ont été confirmés, et les lois turques suivies.
L'administration civile du pays a été confiée aux ulémas et aux grands du Caire. La charge si importante de prince de la caravane de la Mecque a été donnée à un Osmanli-kiaya du pacha, et s'il n'avait pas trahi ses devoirs, cette caravane serait partie suivant l'usage. Enfin la religion musulmane a été protégée et honorée.
Malgré la déclaration de guerre de la Sublime Porte, les Français n'ont pas cessé de tenir cette conduite franche et loyale; ils ont été contraints, malgré leurs vœux, malgré leurs intérêts, à se battre en Syrie et à Aboukir, contre les armées qui venaient les attaquer; et au milieu de leurs victoires et au milieu de la guerre, ils n'ont rien diminué des égards et des sentimens d'affection qu'ils avaient témoignés aux Osmanlis, tant ils sentaient l'absurdité de cette guerre, et tant ils étaient persuadés qu'il fallait arriver à une prompte réconciliation.
Que l'expédition d'Égypte ait été faite sans la participation formelle de la Sublime Porte, c'est ce que j'ignore; mais il est évident que cette expédition, pour réussir par rapport aux Anglais, exigeait la plus grande activité, et surtout le plus grand secret.
La France, sûre des sentimens d'amitié de la Sublime Porte, sûre qu'elle ne pourrait blâmer une expédition dont elle retirerait le principal avantage, puisqu'il en résulterait l'affranchissement d'une de ses plus belles provinces, devait croire qu'elle serait toujours à temps de justifier l'entreprise à ses yeux, surtout en appuyant ces motifs de sa conduite, même en Égypte.
Mais après le malheureux combat naval d'Aboukir, le général Bonaparte se trouva privé de faire connaître toutes ces vérités à la Sublime Porte, et nos ennemis communs y virent l'occasion d'un double triomphe contre nous et contre vous. Ils n'eurent pas de peine à persuader ce qu'ils voulurent, et à donner à notre entreprise les couleurs les plus odieuses, quand ils eurent le grand avantage d'être entendus seuls, et d'avoir pour eux les apparences résultant d'une invasion réelle.
Ils excitèrent un ressentiment facile à enflammer, et ils hâtèrent d'autant plus la détermination de la Sublime Porte, que la moindre explication avec les Français lui eût découvert le piége dans lequel on voulait l'entraîner, et l'aurait infailliblement ramenée à ses véritables intérêts.
Il faut que Votre Excellence ait la gloire de faire la paix; c'est le plus grand service qu'elle puisse rendre à son pays.
Les Français ne craignent ni leurs ennemis ni leur nombre; ils ne craignent pas non plus la guerre: depuis dix ans ils en donnent des preuves. Mais en faisant la guerre à leur ancienne amie la Sublime Porte, c'est comme s'ils la faisaient à eux-mêmes. Nous devons pleurer, même nos victoires, puisqu'elles affaiblissent vos armées, auxquelles bientôt il faudra nous réunir pour combattre leurs véritables ennemis.
La négociation de cette paix est simple et facile, il n'existe point d'intérêts compliqués entre les deux nations: il ne s'agit que de l'Égypte, et l'Égypte est toujours à vous, elle y est plus que jamais puisque les mameloucks n'y règnent et n'y régneront plus.
Vous serez obligés de garder des ménagemens, parce que vous aurez introduit au milieu de vous, et comme alliés, vos plus cruels ennemis, et qu'avec raison vous devez craindre qu'ils n'éclatent, aussitôt qu'ils en auront une occasion qu'ils attendent avec impatience. Mais c'est un motif de plus pour hâter les négociations, et ne pas épuiser en efforts vains et impolitiques contre nous, des armes, des hommes et des richesses que réclament des dangers plus réels.
En un mot, et en laissant de côté toute considération étrangère, la guerre entre nous ne peut avoir aucun but.
Vous pourrez recevoir plusieurs duplicata de cette lettre. Son importance est telle que je ne saurais trop multiplier les moyens pour m'assurer qu'elle vous parviendra.
Si elle vous détermine à m'envoyer une personne de votre confiance, elle sera bien accueillie, et nous nous serons bientôt entendus.
Le général en chef Bonaparte est parti pour aller travailler lui-même à une paix si nécessaire. Je le remplace, et je suis comme lui animé du désir de voir terminer notre malheureuse querelle.
J'ai l'honneur d'assurer Votre Excellence des sentimens d'estime et de la considération distinguée que j'ai pour elle.
Kléber.
KLÉBER HASARDE UNE NOUVELLE TENTATIVE AUPRÈS DU VISIR.
L'évaluation du général Kléber était évidemment trop faible, car enfin aucune action n'avait eu lieu depuis la bataille d'Aboukir, où assurément Bonaparte avait mis plus de cinq mille hommes en ligne, et où cependant les troupes de la Haute-Égypte ni celles de la Charkiëh, de Damiette, de Mansoura, n'avaient combattu. Celle des forces que nous avions en tête n'était pas plus juste: les Anglais n'avaient pas augmenté leurs croisières, les Russes n'avaient pas paru, et les mameloucks, dont on se faisait une si terrible image, fuyaient devant quelques centaines de fantassins perchés sur des dromadaires. La population devait inspirer des craintes moins sérieuses encore: aucune émeute n'avait éclaté; aucun acte, aucun symptôme ne décelait des sentimens hostiles; loin de là, les naturels se montraient calmes, résignés, et faisaient peu de cas des préparatifs du visir. Le général Reynier, qui leur rendait ce témoignage, ne partageait pas non plus les prévisions de Kléber, au sujet du voltigeur de la 25e; cet incident pouvait bien indiquer le désir d'un rapprochement, mais ne prouvait pas une haute confiance. L'idée d'enlever un prisonnier pour en faire un messager d'effroi trahissait son origine: elle ne pouvait avoir germé dans une tête turque, c'était une suggestion de quelque Européen. La conjecture était probable; Kléber résolut de l'éclaircir, et de savoir au juste à qui, des Musulmans ou des Anglais, il avait affaire. La flotte croisait à l'entrée du Boghaz; il chargea l'adjudant-général Morand de s'assurer des vues, des forces qu'elle pouvait avoir. Cet officier se rendit à Lesbëh, se jeta dans une chaloupe et se dirigea sur l'escadre que commandait Petrona-Bey. Il passa la première ligne, pénétra dans la seconde; personne ne prenait garde à lui: il demanda l'amiral. Il fut accueilli, traité avec égards, et put observer la surprise du Turc à la suscription des lettres qu'il lui avait rendues. «Kléber! s'écria l'Ottoman; et Bonaparte?—Il est parti.—D'où?—D'Alexandrie.—Il y a long-temps?—Le 23 août.—Sur un bâtiment de guerre?—Avec deux frégates.—Il emmène des généraux?—Plusieurs.» Il s'adressa alors à ses Turcs, échangea avec eux quelques phrases, et reprit: «Quel motif l'a déterminé à quitter l'Égypte?—L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance. Il est parti comme eût fait un pacha rappelé par Sa Hautesse.» Petrona-Bey fit servir le café, présenta une pipe à l'adjudant-général, et continuant la conversation: «Avez-vous beaucoup de riz au Caire?—À profusion.—Les vivres ne vous manquent pas?—Les blés surabondent.—N'importe; les Anglais, les Russes, les Osmanlis, ont replacé sur le trône un frère du fils du dernier de vos rois. Son envoyé, M. Boyle, est déjà accrédité auprès du Sultan. Il faudra bien de force ou de gré que vous évacuiez l'Égypte.»
Cette singulière conversation indiquait la couleur que la guerre allait prendre. Morand en rendit compte à son chef, et lui fit part du peu de troupes que la flotte avait à bord. L'effendi que Bonaparte avait envoyé en Syrie rentra sur ces entrefaites, et ne fit pas un rapport plus alarmant. L'armée turque était peu nombreuse, Djezzar ne voulait ni marcher ni permettre qu'on pénétrât dans ses places. L'entrée d'Acre, celle de Jaffa même était interdite aux Ottomans. Les subsistances devenaient chaque jour plus rares, les mameloucks manquaient de tout, et le généralissime, mécontent des exigences des Anglais, montrait les vues les plus pacifiques. Ce rapport rendait plus frappant le contraste que présentaient les intentions personnelles du visir avec celles de sa chancellerie. La réponse officielle qu'avait rendue l'effendi avait toutes les grâces, toute l'aménité que l'Angleterre sait répandre dans ses manifestes: elle était ainsi conçue:
Du quartier-général de Damas (sans date).
Youssef-Pacha, grand-visir et généralissime de l'armée de la sublime porte,
Au modèle des Princes de la nation du Messie, au Soutien des Grands de la secte de Jésus, l'estimé et affectionné Bonaparte (dont la fin soit heureuse), l'un des généraux de la République française, Salut et amitié.
«J'ai reçu votre lettre par la voie de Mahmed-Koushdy, effendi, et j'en ai compris le contenu. Tout le monde connaît l'ancienne amitié de la Sublime Porte pour la France gouvernée par ses rois, et sa grande bienveillance envers la République française, mais personne n'ignore non plus que les Français, excités et poussés par des malintentionnés, portés à semer partout le trouble et la discorde, ont entrepris de faire des choses que jamais on n'avait ouïes, et qu'aucune nation, ni ancienne ni moderne, n'a jamais faites. C'est ainsi qu'ils ont attaqué l'Égypte à l'improviste, et se sont emparés de ce pays, quoiqu'il fût sous la domination directe de la Sublime Porte.
«Il est étonnant qu'après une semblable démarche, vous ayez pu écrire dans votre lettre que la République française est notre amie, et que les ennemis de la Sublime Porte sont ceux que la Sublime Porte regarde comme ses véritables et loyaux amis.
«Sont-ce les Anglais, les Russes ou les Allemands, dont vous parlez ainsi, qui ont engagé les Français à surprendre l'Égypte et à s'en rendre maîtres?
«Lequel de ces trois gouvernemens a fait en temps de paix la moindre chose qui soit contraire aux droits des nations?
«Vous m'écrivez que l'intention de la République française n'a été que de détruire les mameloucks, et qu'elle a toujours désiré de vivre en paix et en bonne amitié avec la Sublime Porte. Mais les mameloucks étant dans la dépendance de la Sublime Porte, c'est à elle à les diriger; d'ailleurs, une pareille intention était-elle conforme aux lois des nations, même des plus petites?
«Les témoignages de l'affection et de l'amitié de la République française envers la Sublime Porte ne peuvent que paraître bien étranges, dans le temps que, malgré la bienveillance et l'amitié que la Sublime Porte a toujours témoignée à votre gouvernement, les Français ont rompu avec elle la bonne harmonie, d'une manière tout-à-fait contraire aux droits des nations, et ont commis par là une action blâmable.
«C'est une idée bien extraordinaire que celle que vous avez de vouloir instruire la Sublime Porte de la véritable situation de l'Arabie et de l'Égypte, qui lui appartiennent. Sachez qu'après que les Français ont eu de vive force attaqué l'Égypte, et que la Sublime Porte leur a déclaré, conformément à la loi et aux droits des nations, une guerre qui a pour elle tous les augures de la victoire, on n'a pas différé un moment à préparer tout ce qui est nécessaire pour combattre, et à lever, dans tout l'empire ottoman, des troupes aussi nombreuses que les étoiles des cieux, pour les faire marcher par bataillons vers la Syrie et l'Égypte. Il était nécessaire que l'hiver finît, qu'on entrât dans la belle saison, et que moi-même, plénipotentiaire absolu et généralissime de l'armée de la Sublime Porte, je me rendisse en Égypte par la Syrie, conformément aux ordres, auxquels obéit l'univers, du très puissant, très magnifique, très grand, très fort, mon protecteur, mon seigneur, mon souverain, qui est aussi grand que le grand Alexandre, roi des rois, asile de la justice.
«Après avoir complété le nombre des canonniers, celui des bombes, des canons et de tous les instrumens de guerre, je suis entré à Damas.
«D'un côté, j'envoie devant moi par terre des troupes toujours fatales à leurs ennemis, me tenant à l'arrière-garde, prêt à marcher avec mon quartier-général. D'un autre côté, les Français, pour avoir rompu la paix d'une manière inouïe, ont été dispersés et détruits à Corfou et en Italie; ce qui devait nécessairement être le résultat de leur démarche peu réfléchie. Les escadres de la Sublime Porte et des deux glorieuses nations, nos alliées, les Anglais et les Russes, qui se trouvaient dans ces parages, après avoir été devant Alexandrie, sont employées en Chypre à l'embarquement d'un grand nombre de nouvelles troupes; et l'escadre anglaise, jointe à l'escadre de la Sublime Porte, doivent attaquer de concert Alexandrie et ces parages. Ce sera alors, comme vous pouvez le juger vous-même, que les Français connaîtront bien la véritable situation de l'Arabie, et tu verras, quand la poussière sera dissipée, si tu es sur un cheval ou sur un âne. (Verset arabe.)
«Mais comme dans votre lettre vous manifestez le penchant que vous avez à renouer une amitié pure et sincère, et qu'ainsi il paraît que vous demandez sûreté et sauf-conduit, expliquez-moi si vous désirez seulement sauver votre vie, parce que, dans ce cas là, en vertu de la loi de Mahomet, qui ne permet pas d'étendre le sabre sur ceux qui demandent grâce et pardon, je vous ferai embarquer avec tous les Français qui se trouvent en Égypte, et je vous ferai parvenir sains et saufs dans les ports de France. Que si vous ne vous fiez pas à ce que je vous propose, et que vous soupçonniez quelque mauvais dessein, apprenez que si l'on manquait à un pareil engagement, ce serait violer ce que la loi nous prescrit, et agir d'une manière tout-à-fait opposée aux droits des nations; tandis que l'on est bien loin de se croire permis de se détourner, à votre exemple, du chemin droit, pour suivre un sentier qui n'est pas conforme aux principes et aux réglemens des nations.
«Quoique la paix soit dans tous les temps préférable à la guerre, cette paix ne peut d'aucune manière être conclue en Égypte; mais si vous partez, en vous embarquant sur les bâtimens de la Sublime Porte, vous n'aurez rien à craindre pendant la traversée, ni de la part des Russes, ni de celle des Anglais, nos alliés; et vous épargnerez l'effusion du sang humain, et la destruction inutile de tant de malheureux qui seraient foulés aux pieds des chevaux des Musulmans.
«Que si, à votre arrivée à Paris, le vœu de la République est de rétablir la paix, et si l'on fait part de ces dispositions à la Sublime Porte, par la médiation de notre ambassadeur ou de tout autre, je ferai de mon côté tout ce qui dépend de moi, pour le succès d'une affaire si utile.
«Dans le cas où vous n'adhéreriez pas à des propositions si convenables, j'espère qu'à mon arrivée dans ces contrées, je finirai, comme je le dois, tout ce qui vous concerne, et je mettrai un terme à la route que fait la République française, route qui ne peut la conduire qu'à sa perte. Le Créateur de la lumière et du monde n'approuve pas les massacres que les Français ont fait des Français, d'une manière contraire aux lois et aux réglemens; c'est la cause pour laquelle ils ont commencé à être malheureux et dispersés de tous côtés.
«Indépendamment de cent mille Français environ qui ont été tués dans les départemens de l'Italie, dans les villes d'Ancône et de Naples et dans les environs, votre escadre qui était sortie pour venir au secours de l'armée d'Égypte, a été brûlée et coulée à fond par les escadres des Anglais, des Russes et de la Sublime Porte. Vous pouvez conclure de tous ces événemens que le vent du malheur et du désordre commence à souffler contre les Français, et qu'ils sont devenus désormais l'objet de la colère du Très-Haut.
«Vous qui êtes renommé par votre intelligence, et par la sagesse de la direction que vous avez imprimée aux affaires de la République française; vous aussi, vous n'avez considéré le lendemain que d'aujourd'hui.
«Le Grand-Seigneur, souverain de la terre, roi des rois, asile de la justice, ayant destiné une armée formidable contre l'Égypte, vous connaîtrez bientôt, s'il plaît à Dieu, la grandeur, la dignité, le zèle et la force de la Sublime Porte.
«Quoique d'après les fausses démarches des Français, et leur conduite contraire aux droits des nations, il ne fut pas nécessaire de répondre à ce que vous m'avez écrit; sans m'arrêter à ces considérations, et parce que le refus d'une réponse serait contraire aux usages et à la bienveillance, je vous ai écrit cette lettre amicale, et je vous l'ai envoyée par ledit effendi. Après que vous l'aurez reçue, ce sera à vous à choisir celui des deux partis que vous devez prendre.»
Signé en chiffre Youssef, ainsi que dans le sceau apposé à la lettre.
Cette réponse outrageante rendit Kléber à toute son énergie; il repoussa des bases qu'il ne pouvait accepter sans déshonneur, et ne songea plus qu'à combattre; il porta des troupes à Souez, réunit des bâtimens à Castel-Messara, fit passer des renforts au général Verdier, et lui manda que si l'ennemi débarquait sur la plage étroite qui sépare la mer du lac Menzalëh, il l'attaquât avec ses dragons et ses chaloupes; que dans une position aussi resserrée, trois cents de nos braves ne devaient pas craindre d'aborder trois mille Turcs. Il ordonna en même temps qu'on doublât tous les postes qui protégeaient les terres cultivées, et voulut qu'au lieu d'être réduit à la simple défensive, El-A'rych fût en état de donner de l'inquiétude à l'ennemi, de tenter une sortie, d'arrêter les Osmanlis et de les livrer à toutes les privations du désert. Il connaissait, par les rapports, la disette qu'éprouvait l'armée du visir, et prit des mesures pour l'accroître; il savait qu'elle était alimentée par les Arabes, et qu'elle n'avait, pour ainsi dire, de subsistances que celles qu'elle recevait des caravanes. Il défendit l'exportation, abandonna aux troupes les prises qu'elles pourraient faire, et punit de mort ceux qui se livreraient à ce coupable trafic. Menou, toujours prêt à trancher de l'économiste, voulut s'élever contre des arrêtés qu'il jugeait trop sévères, et se prévalut de l'autorité de l'ancien commandant de Mansoura; mais Kléber resta inébranlable, et répondit au malencontreux dissertateur que la première loi à la guerre était de mettre l'ennemi dans la détresse; qu'il persistait dans ses décisions.
Les mouvemens n'étaient pas moins actifs dans la Haute-Égypte. Mourâd-Bey, après sa défaite, s'était réfugié dans le désert, d'où il s'échappait de temps à autre, lorsque le besoin de prendre du repos ou de faire des vivres le pressait trop vivement. Desaix, que ces incursions fatiguaient, résolut d'y mettre fin; il réunit quelques troupes à cheval, des pièces, de l'infanterie montée à dromadaire; forma deux colonnes mobiles; se mit à la tête de l'une, et confia l'autre à l'adjudant-général Boyer. Le général battit vainement le désert; mais son lieutenant fut plus heureux. Parti de Siout dans les premiers jours d'octobre, il suivit le désert jusqu'à la hauteur de Benezëh, où Mourâd était établi avec quatre tribus arabes. Le bey ne l'eut pas plus tôt aperçu qu'il leva son camp; il se dirigea sur Heslé, s'enfonça dans les sables, prit la route du palais Caron, alla, revint, et chercha par mille détours à dérober sa trace. Il ne put y réussir, et se trouva le 9, au point du jour, en face des troupes qu'il voulait éviter. Il prend aussitôt son parti; il accepte la charge, et se flatte de venger sur cette cavalerie de nouvelle espèce les échecs qu'il a essuyés; mais les Arabes ne sont pas à portée, que déjà elle est à terre et ouvre sur eux un feu meurtrier. Ils se reforment, bravent les balles et les baïonnettes, sont repoussés, reviennent, ne sont pas plus heureux, et rendus furieux par les pertes qu'ils ont faites, s'élancent en aveugles sur le carré, où se brisent leurs efforts. Ils ne peuvent ni l'abandonner ni le rompre, et se dispersent, pour mieux l'inquiéter, sur les mamelons voisins: mais ils sont abattus par les coups pressés d'une nuée de tirailleurs, qui marchent à eux, et se perdent dans les sables. Notre infanterie se jette aussitôt sur ses chameaux, et les pousse à Rauyanné, à l'oasis, et les force de se dissoudre. Mourâd, harcelé, traqué d'un bout du Saïd à l'autre, prend le parti de se jeter dans le Delta. Il franchit le Nil à la hauteur d'Attfiély, évite les troupes du général Rampon, s'enfonce dans la vallée de l'Égarement, change de résolution, revient sur ses pas, échappe aux colonnes qui le poursuivent, et regagne la Haute-Égypte. Ses tentatives auprès de la population sont moins heureuses. En vain il sème les proclamations, prodigue les firmans; les villages restent sourds à ses appels, aucun ne répond à ses cris d'insurrection.
Tout était à la guerre: les troupes se dirigeaient sur le désert, on approvisionnait, on armait les forts qui couvrent les terres cultivées, personne ne pensait plus qu'à punir un ennemi présomptueux. Sidney sentit la faute qui avait été faite, et avisa aux moyens de renouer des communications auxquelles on ne songeait plus. Il mit son secrétaire en avant; celui-ci, qui avait été accueilli par Marmont, feignant d'ignorer que ce général avait quitté Alexandrie, lui écrivit sous prétexte de demander une réponse que réclamait le commodore, et lui communiqua les nouvelles qu'il jugeait les plus propres à ébranler la résolution que manifestait l'armée de se maintenir en Égypte: les Directeurs avaient été renouvelés; Barras seul était resté au pouvoir, et avait vu ses collègues chargés d'un acte d'accusation. Un des principaux griefs qu'on alléguait contre eux était d'avoir relégué dans les déserts la plus belle armée de la République. Le secrétaire signalait ensuite, comme une nouvelle de mer que son correspondant connaissait déjà, la perte de l'escadre que commandait le contre-amiral Perée, et joignait à son insidieux message une collection de journaux qui exagéraient encore l'état fâcheux où se trouvait la France. Les flottes combinées avaient repassé le détroit, toute espérance de secours était évanouie.
Cette lettre produisit l'effet que Smith s'en était promis. Retenue par l'état-major d'Alexandrie, elle fut acheminée sur le Caire, et rendit Kléber à toutes ses perplexités; il retomba sous l'inspiration des hommes dont il avait secoué la funeste influence; et lui, qui s'était soulevé contre les insolens propos que le visir adressait à Bonaparte, qui avait déclaré qu'on ne pouvait les entendre sans se couvrir d'infamie, ne trouva plus ni indignation ni colère contre la plus outrageante correspondance qui fut jamais. Il avait proposé de mettre fin aux différends qui divisaient la France et la Sublime Porte, et de renouer les relations d'amitié qui les avaient si long-temps unies. Le Turc ne répondit à ces ouvertures que par des offres de pitié, des maximes de commisération, et des doutes offensans sur l'aptitude du général à traiter les hautes questions qu'il soulevait. Ce ne fut pas tout. Il avait outragé Kléber, il voulut insulter la nation. Il délégua ses pouvoirs à Moustapha-Pacha auquel il adressa l'instruction qui suit:
le Grand-Visir, à Moustapha-Pacha, prisonnier.
Mon très honoré, heureux et chéri collègue,
«J'ai reçu la lettre que vous m'avez envoyée par votre trésorier, et j'en ai compris le contenu. Dans la crainte que la lettre que Bonaparte m'avait envoyée par Mahmed-Kouschdy, effendi, n'eût été prise par les bâtimens qui croisent dans la Méditerranée, on m'en a envoyé une double copie, jointe à la lettre du général Kléber qui m'apprend que Bonaparte est parti, qu'il l'a remplacé, et dans laquelle il me témoigne le désir de rétablir la paix entre les deux puissances.
«Quoique je sois persuadé que ma réponse à la lettre de Bonaparte, envoyée par Mahmed-Kouschdy, effendi, est arrivée au général Kléber, j'ai cru devoir aussi lui répondre. Je lui ai observé qu'avant de commencer des négociations de paix entre la République française et la Sublime Porte, il fallait faire connaître les pouvoirs donnés par la République française à ses plénipotentiaires, désigner le lieu où ils pourront se réunir avec ceux de la Sublime Porte et des autres puissances étrangères, et qu'on discuterait ensuite tout ce qui serait relatif au rétablissement de la paix, d'une manière qu'elles pourraient approuver. Je l'ai assuré ensuite que s'il devait seulement entamer des négociations afin de pouvoir retourner avec sûreté en France, je lui procurerais protection pour y arriver, lui et tous les Français qui sont en Égypte, avec leurs armes, conformément à ce que prescrit la loi du Prophète. Je leur garantis leur retour, en France, sur leurs vaisseaux et sur ceux de la Sublime Porte; vous pouvez traiter vous-même cette affaire avec le général Kléber et tous les délégués de la nation française, en les assurant qu'ils n'auront rien à craindre pendant la traversée. S'ils osent dire qu'ils sont venus en Égypte avec le consentement de la Sublime Porte, qu'ils avancent d'autres faussetés, comme ils y sont habitués, et qu'ils veuillent établir sur ces bases fausses des négociations, comme ils ont coutume de le faire, d'assurer comme des vérités des mensonges qui ne peuvent être crus de personne, cette conduite ne serait pas capable d'arrêter un seul instant une marche victorieuse. Si les Français désirent rétablir une paix durable, ils ne peuvent espérer la traiter en Égypte. S'ils ont seulement l'intention de chercher leur sûreté, ils doivent être persuadés que je la leur garantirai comme je l'ai dit auparavant. Qu'ils se gardent bien de croire qu'il leur serait avantageux de temporiser en parlant du secours qu'ils attendent de Bonaparte, qui peut bien en effet leur en avoir promis. Mais le vrai motif de son départ est l'approche de l'armée innombrable et victorieuse de la Sublime Porte, qu'il a vue munie de toute l'artillerie et des provisions nécessaires à la guerre. Voilà ce qui l'a fait fuir, avec le désespoir dans l'âme, et tremblant que son armée ne s'aperçoive du précipice dans lequel il l'a entraînée. Toutes les routes sont fermées pour empêcher l'arrivée d'aucun secours qui leur serait apporté par leur escadre; et si Bonaparte est assez heureux pour arriver à Paris, il ne pensera plus à revenir en Égypte; mais quand il le voudrait, les escadres anglaise et russe et celle de la Sublime Porte, envoyées au commerce de Constantinople, et qui doivent être arrivées dans les parages d'Alexandrie, nous assurent que non seulement Bonaparte, mais pas même un seul oiseau ne pourrait passer sans être vu et arrêté. Je suis d'ailleurs prêt à marcher sur l'Égypte avec mon armée redoutable. Dans le cas où les Français voudraient retourner sains et saufs dans leur pays, ils doivent compter sur mes promesses, que vous pouvez leur garantir vous-même encore. Le but de la présente est de vous engager à faire tout ce qui dépendra de vous pour sauver de la mort ces malheureux Français que le général Bonaparte a si cruellement trompés. J'espère que lorsque vous aurez reçu et compris ma lettre, vous agirez en conséquence de ce que je vous dis.»
P. S. de la main du grand-visir.
Mon honoré, heureux et chéri collègue,
«Le général Kléber, que je regarde comme mon ami, est porté à vouloir la paix: toutes les nations de l'univers la préfèrent à l'effusion du sang humain. Il faut cependant être persuadé que, quoi qu'il s'agisse de traiter de la paix, nous mettrons la plus grande activité pour accélérer notre marche vers l'Égypte, en nous confiant toujours dans la toute-puissance du Très-Haut. Vous n'ignorez pas que les Français ont employé, depuis quelque temps, toutes sortes de ruses pour tromper toutes les nations de l'univers. Si, dans cette circonstance, ils ont encore la même intention, ils ne réussiront pas. Il arrive souvent que ceux qui trompent sont eux-mêmes trompés. Au reste, s'ils désirent sincèrement négocier avec la Sublime Porte, et nous donner des témoignages d'amitié en commençant des conférences de paix, qu'ils le prouvent en retirant leurs troupes d'El-A'rych, Catiëh et Salêhiëh; qu'ils commencent par là à vous donner à vous-même la confiance qu'ils veulent que nous prenions: on pourra alors entamer des négociations et travailler à leur sûreté. J'espère que vous mettrez le plus grand zèle à agir en conséquence».
Suivre ces ouvertures était en accepter la base. La négociation se trouvait close avant d'être ouverte; l'évacuation était consentie, il n'y avait plus qu'à régler quelques accessoires insignifians. Kléber envisagea la chose sous un autre point de vue. Il pensa que ces propositions n'étaient qu'un premier mot, que la question se relèverait d'elle-même, qu'il s'agissait moins de la poser que de la débattre. Une autre considération contribua encore à l'égarer. Il savait quel était le grand visir; bon, intègre, généreux, excellent comptable, mais vieilli dans l'administration des mines de la Haute-Asie, et porté tout à coup des modestes fonctions de collecteur au faîte du pouvoir. Ses idées étaient aussi étroites que sa fortune avait été obscure; il se berça de l'espérance de le primer dans la discussion, et qu'au lieu d'en être le préliminaire, l'Égypte serait le gage de la paix. C'était mal connaître la fixité des Turcs.
La tentative, néanmoins, ne laissa pas d'alarmer Sidney; il écrivit à Kléber, lui donna connaissance du traité qui liait la Porte à l'Angleterre, et demanda à intervenir dans les négociations. Sa mésaventure d'Alexandrie lui tenait à l'âme, il tremblait qu'elle ne se répétât. Toujours insidieux, toujours philanthrope, ce qu'il désirait le plus lui était indifférent. S'il revenait sur des offres qu'on n'avait pas craint de flétrir du nom d'embauchage, c'est qu'il répugnait à l'effusion du sang, qu'il souffrait de voir se consumer dans l'exil d'aussi généreux soldats. Que pouvaient en effet leurs efforts contre l'Angleterre? Isolés comme ils étaient, sans flotte, sans communication, qu'avait à en redouter le commerce britannique? Qu'avait à en craindre l'Indostan? Indifférent au fond sur la possession de l'Égypte, son gouvernement n'insistait sur l'évacuation que parce qu'il était lié par les traités, qu'il avait garanti l'intégrité de l'empire ottoman. Ses moyens d'ailleurs égalaient sa bonne foi; l'Angleterre était en mesure de prouver sur le Nil, comme elle l'avait fait sur l'Adige, qu'elle savait venger un outrage, et ne partageait pas les principes envahisseurs du Directoire, qu'on osait lui attribuer. La politique exigeait peut-être qu'elle retirât une offre trop généreuse; mais l'humanité l'avait faite et la politique anglaise était de tenir sa parole sans jamais sacrifier à l'intérêt du jour. Qu'on se hâtât donc, qu'on ne se berçât plus de la vaine espérance de repasser en Europe, sans l'agrément de l'amirauté, ni de parvenir à la paix avant d'avoir restitué l'Égypte. L'un était aussi impossible que l'autre. Les injustes provocations du Directoire lui avaient aliéné tous les peuples, et l'évacuation était un préliminaire dont on était résolu de ne pas se départir. Cette résolution, d'ailleurs, ne fût-elle pas immuable comme elle l'était, ce n'était pas dans un lieu aussi éloigné du siége des gouvernemens respectifs que pouvait se traiter une affaire de la nature et de l'importance de celle dont il s'agissait.
Cette lettre, espèce de duplicata de la dépêche du visir, ne pouvait manquer son effet sur un homme du caractère de celui auquel elle s'adressait. Kléber avait l'âme haute, la répartie heureuse, belle; il connaissait ses avantages et aimait à les déployer. Il ne passerait pas à un Anglais ce qu'il avait toléré de la part d'un Turc; il s'emporterait, s'engagerait dans une vaine discussion, répondrait avec chaleur à ce qui aurait été combiné avec astuce, et finirait par donner prise. C'est ce qui arriva. La réponse du général, d'ailleurs pleine de noblesse et de dignité, était ainsi conçue:
Au quartier-général du Caire, an VIII
de la République (30 octobre 1799).
Kléber, général en chef, à monsieur Sidney-Smith,
Commandant l'escadre anglaise dans les mers
du Levant.
Monsieur le Général,
«Je reçois votre lettre au sujet de celles que le général Bonaparte et moi avons écrites au grand-visir, les 30 thermidor et 1er jour complémentaire derniers.
«Je n'ignorais pas l'alliance contractée entre la Grande-Bretagne et l'empire ottoman: mais je crois inutile de vous exposer les motifs d'après lesquels je me suis expliqué directement avec le grand-visir. Vous sentez comme moi que la République française ne doit à aucune des puissances avec lesquelles elle était en guerre, quand nous sommes venus en Égypte, compte des motifs qui nous y ont amenés.
«Au reste, dans les dernières conférences que j'ai eues avec Mahmed-Kouschdy, effendi, j'ai demandé moi-même votre intervention dans ces négociations, persuadé, comme je le suis, qu'elles peuvent devenir les préliminaires d'une paix générale, que vous désirez sans doute autant que moi.
«Je ne m'arrête pas à tout ce qui, dans votre lettre, est étranger à cet objet; vous n'avez jamais pensé sérieusement, monsieur le Général, qu'une armée française, et chacun des individus qui la composent, pussent écouter des propositions incompatibles avec la gloire et l'honneur. Partout où l'on sert son pays, l'on est bien. Et certes! l'Égypte, le pays le plus fertile de la terre, n'est pas plus un exil que les mers orageuses que vous êtes contraints d'habiter.
«Les Français n'ont jamais demandé à quitter l'Égypte, uniquement pour retourner dans leur patrie; ils le demanderaient encore moins aujourd'hui qu'ils ont vaincu tous les obstacles intérieurs, et multiplié leurs moyens de défense à l'extérieur; mais ils la quitteraient avec autant de plaisir que d'empressement, si cette évacuation pouvait devenir le prix de la paix générale.
«Les événemens de l'Europe et des Indes n'ont rien de commun avec ma position en Égypte. Que les armées françaises aient éprouvé des revers au-delà des Alpes, c'est une bataille perdue qui nous a ôté l'Italie, une bataille gagnée nous la rendra; et l'Europe a déjà vu que la République française sait se relever avec éclat de ses revers.
«Les forces que je commande peuvent me suffire encore long-temps, et quelque actives que soient les croisières ennemies dans la Méditerranée, elles n'empêcheront pas plus un secours d'arriver, qu'elles n'ont empêché l'escadre française de passer de Brest à Toulon, et de sortir ensuite de Toulon pour se réunir à l'escadre espagnole.
«Le moindre secours que je recevrais, me rendrait pour toujours inexpugnable. Avant deux mois, je n'ai rien à craindre du grand-visir. Avec deux cents hommes, je garde les défilés inondés des pays cultivés; et si cette armée est retenue dans les déserts, elle est forcée d'y périr de misère.
«J'ai une cavalerie et une artillerie nombreuse, pour garder les forts, qui, dans deux mois, et lorsqu'il serait possible de faire une attaque combinée, seront inabordables. En attendant, la Nubie et l'Abyssinie me fournissent des recrues nombreuses. Une poudrière, une fonderie et des manufactures d'armes sont en activité, et me mettent insensiblement en état de me passer des secours de l'Europe. Il est donc indifférent à la sûreté de l'armée que vous soyez les maîtres des deux mers avec lesquelles nous communiquons.
«Mais comme le but auquel en définitif il faut atteindre, est la paix; qu'on peut, en s'entendant, la faire dès à présent comme on la ferait plus tard; qu'on épargnerait ainsi l'effusion de beaucoup de sang; qu'enfin je ne connais pas de gloire au-dessus de celle que l'histoire reconnaissante distribuera aux précurseurs d'un si grand bienfait, j'ai fait les avances convenables pour commencer cet ouvrage; et la place honorable que vous occupez dans la carrière politique, m'assure, monsieur le Général, que votre âme ne peut concevoir d'ambition plus noble que celle de concourir à l'achever.
«L'intégrité de l'empire ottoman, qui est la base de l'alliance de l'Angleterre avec la Sublime Porte, est aussi l'objet des sollicitudes de la République française. Je l'ai écrit au grand-visir et je vous le répète, l'Égypte, que nous n'avons cessé de considérer comme lui appartenant, sera restituée à cette puissance aussitôt qu'une paix solide entre la France, l'Angleterre et la Sublime Porte, assurera cette intégrité même de l'empire ottoman.
«Je sens parfaitement comme vous, monsieur le Général, que la paix générale ne peut avoir eu lieu avant l'évacuation de l'Égypte, et qu'elle pourrait être accélérée par l'évacuation préliminaire. Mais ce préliminaire ne peut en être un aux négociations, il doit simplement en être une suite; et s'il est vrai que ce n'est pas dans un endroit aussi éloigné du siége des gouvernemens respectifs que la paix générale peut être conclue, je ne pense pas qu'il en soit de même pour établir les négociations.
«J'ajouterai, à l'égard de l'Angleterre, que les circonstances me paraissent avoir apporté de grands changemens dans ses intérêts politiques; changemens qui doivent rendre très facile la fin de nos malheureux débats.
«Il est temps que deux nations qui peuvent ne pas s'aimer, mais qui s'estiment, deux nations les plus civilisées de l'Europe cessent de se battre.
«Je me féliciterais, monsieur le Général, d'avoir avec vous l'avantage d'arriver à ces heureux résultats. J'en trouve un augure favorable dans le désir qui nous est commun de baser nos communications officielles sur la franchise du caractère militaire; il me sera naturel d'écarter tout sentiment étranger à la plus parfaite estime.
«J'ai écrit au grand-visir d'envoyer deux personnes de marque pour entamer les conférences dans un lieu qu'il indiquera; de mon côté, j'enverrai le général de division Desaix et l'administrateur général des finances Poussielgue. Si vous désirez que ces conférences se tiennent à bord de votre vaisseau, j'y consentirai volontiers.
«J'ai l'honneur d'être avec une haute considération,
«Signé Kléber.»
Sidney ne demandait pas mieux; mais, accoutumé à la marche réservée de Bonaparte, il ne s'attendait pas à trouver tant d'abandon dans son successeur, et cherchait dans le développement, les moyens de faire admettre son intervention. Les derniers bâtimens de la flotte qui arrivait de Constantinople l'avaient joint: il commandait des troupes aguerries, il avait reconnu les passes, fait sonder la côte; il savait que Lesbëh n'était défendu que par un millier d'hommes, il résolut de l'attaquer. Il forma ses chaloupes canonnières, le feu s'ouvrit; en un instant la plage fut couverte de projectiles. Ils firent assez peu d'effet, jusqu'à ce qu'enfin, se concentrant sur une tour que nous occupions à un quart de lieue en mer, ils nous forcèrent à l'évacuer. Le commodore s'y établit, déploya de nouveau ses embarcations, et fit redoubler le feu.
Prévenu de ce petit échec, Kléber fit aussitôt ses dispositions pour recevoir l'attaque qui se préparait. Desaix venait d'arriver au Caire; il lui donna cent cinquante dragons, deux bataillons d'infanterie, et le fit partir pour Damiette, dont il le chargea de diriger la défense. Ce secours fut inutile, tout était terminé lorsqu'il arriva. L'ennemi avait continué son feu, et s'était enfin décidé à prendre terre après quatre jours d'une canonnade non interrompue. Il avait choisi, pour point de débarquement, la zone étroite qui sépare la mer du lac Menzalëh et que sillonnaient dans toute son étendue les batteries de ses vaisseaux. Le 1er novembre, ses chaloupes se mirent en mouvement dès que le jour commença à paraître, et jetèrent du premier transport quatre mille hommes à la côte. Tous aussitôt se mettent à défoncer, à remuer la terre et dessinent une espèce de tranchée, pendant que les embarcations courent chercher un nouveau convoi. Le général Verdier, qui était campé à quelque distance, ne leur laisse pas le temps d'achever. Il marche sans délibérer, brave le feu des chaloupes, arrive aux retranchemens, joint les Turcs et engage une mêlée furieuse. Pas un cri, pas un coup de feu! On se choque, on donne, on reçoit la mort sans proférer un mot; le cliquetis des armes est le seul bruit qui se fasse entendre au milieu de cette vaste scène de carnage. Enfin les Osmanlis sont rompus; trois mille d'entre eux sont couchés dans la poussière, le reste cherche à regagner les chaloupes qui l'ont jeté sur la plage, ou implore la clémence du vainqueur. Telle fut la fin de cette expédition qui devait nous arracher l'Égypte. L'armée avait succombé sous les murs d'Aboukir, l'arrière-garde vint expirer sous ceux de Damiette: ainsi l'avait voulu la destinée.
L'escadre était battue; les vents la portaient au large, elle ne pouvait désormais rien tenter en faveur du visir. Sa défaite devait relever la négociation, et la placer sur ses justes bases. Kléber le sentait, le mandait à Desaix; mais rendu bientôt à son irrésolution première, il ne voyait, ne rêvait que le visir. En vain le général Verdier lui annonçait qu'il avait soigneusement interrogé les prisonniers qu'il avait faits; que tous étaient d'accord, qu'ils arrivaient de Constantinople et n'avaient aucune communication avec Joussef, dont ils ignoraient la force et estimaient peu l'activité. Kléber n'en voulait rien croire; il s'obstinait à ne voir dans l'attaque de Damiette qu'une diversion partie de Ghazah, et ordonnait à Desaix de ne rien négliger pour se mettre en rapport avec Sidney. Mais celui-ci avait gagné la haute mer; Morand, qui lui portait la dépêche du général en chef n'avait pu l'atteindre, et avait été obligé de pousser jusqu'à Jaffa. Loin de chercher à ouvrir des communications, dont les fruits étaient déjà si déplorables, le général résolut de profiter de l'éloignement du commodore pour les rompre tout-à-fait. Il écrivit à Kléber, lui peignit l'exaltation des troupes, les difficultés que présentait la côte couverte de forts et de boue. Il lui représenta qu'il suffisait de quelques réparations pour mettre Lesbëh hors d'insulte, et qu'avec une place de cette force que protégeait un bon fossé, que défendait une immense étendue de vase, il n'avait rien à craindre d'un débarquement. Au surplus, l'expédition qui s'était présentée à l'embouchure du Nil arrivait directement de Constantinople, et n'avait rien de commun avec l'armée du visir. Sidney, qui l'avait si bien fait battre, était accouru se disculper auprès du généralissime. «Je n'ai pas besoin, poursuivait-il, de le porter à la paix. Il n'a qu'un but, qu'un désir, qu'une volonté, celle de négocier pour nous prouver qu'il faut que nous nous en allions bien vite. La gloire qui lui en reviendrait dans son pays, chez les Russes et chez les Turcs, lui fait tourner la tête. Il paraît qu'il a peur de la voir échapper, car il a l'air inquiet. Les revers que ses soldats éprouvent, c'est-à-dire les Osmanlis, paraissent le faire peu aimer d'eux. Encore quelques revers, ces bonnes gens, je crois, s'accommoderont. Battez le grand-visir, ils feront tout ce que vous voudrez. La saine politique ne leur entrera dans la tête qu'après bien des corrections; encore une bonne, et tout ira bien, du moins je le présume. Smith s'impatientait de n'avoir pas de vos nouvelles; il frappait du pied, il s'écriait: «Le général Kléber devrait me répondre; ce que je lui ai dit est honnête; je le croyais plus raisonnable que le général Bonaparte.» Vous voyez d'après cela, mon général, qu'il ne demande pas mieux que de négocier. Tout ce qu'il veut, c'est que nous partions le plus tôt possible. Quand un ennemi demande quelque chose avec instance, c'est que cela lui tient à cœur ou lui fait bien du mal: c'est, je pense, une raison de ne pas l'accorder légèrement.
«Menou conseillait la même réserve Les prévenances des Anglais lui étaient suspectes. Milord et messieurs étaient inquiets, soucieux; ils méditaient sûrement quelque complot, tramaient quelque surprise, mais tout était en éveil, depuis Damiette au Marabou. S'ils arrivaient comme le vent, ils tomberaient comme la grêle; on pouvait s'en rapporter à lui. Le général en chef n'avait besoin que de prudence, de sang-froid, pour rendre un service signalé à la République, et ajouter à sa réputation militaire celle d'un très habile et très heureux négociateur.
Kléber avait naturellement l'âme ouverte à toutes les inspirations nobles et généreuses. Ses lieutenans s'adressaient à son courage; ils lui parlaient de dangers, de gloire, ils ne pouvaient manquer de faire impression sur lui. Il sentit, en effet, qu'il avait été emporté loin du but. Il chercha à revenir sur lui-même; il se fit rendre compte de la situation des corps, voulut connaître les mouvemens qu'ils avaient faits, les vues, les espérances des généraux qui les avaient conduits. La correspondance de tous ceux qui avaient commandé fut analysée avec soin. Ce travail, loin de justifier les bases qu'on s'était laissé imposer, ne présentait que des motifs de sécurité. Les croisières étaient faibles, les mameloucks dispersés, les Osmanlis aux prises avec la faim: nos troupes, électrisées par la victoire et le butin qu'elles avaient fait, étaient assurées de vaincre, et ne demandaient que nouvelle fête, comme l'écrivait Desaix. Ces bonnes dispositions furent inutiles. Un Tartare, expédié de Jaffa, fit évanouir toute la résolution que Kléber avait montrée. L'énergie du soldat plia devant la responsabilité du général; il craignit de courir les chances d'une action, et résolut de s'en remettre encore aux subtilités de la diplomatie. Peut-être un peu de présomption se mêlait à ce dessein. Il se confiait à la supériorité européenne, et ne désespérait pas de dessiller les yeux au pauvre grand-visir. Menou était désigné pour opérer ce prodige, mais le rusé Abdalla n'eut garde d'accepter la mission. Il éluda, se perdit en considérations sur l'état où se trouvaient les Ottomans. Il représenta que la Turquie était à bout, qu'elle exécrait les Russes et ne pouvait marcher qu'avec défiance contre un ennemi qu'ils combattaient. Kléber n'en voulut pas davantage. Ces aperçus le touchaient peu; ne croyait pas à la sagesse des gouvernemens, et perdait patience quand il l'entendait invoquer. «Leur sagesse! répétait-il avec amertume, mais le divan a ouvert les Dardanelles aux Moscovites, le Directoire nous a mis aux prises avec les Turcs. Qu'attendre? que se promettre désormais? comment, dans cette vaste confusion de choses et d'intérêts, prévoir ce qui arrivera, pressentir ce qui n'aura pas lieu? Au reste, je négocierai, je combattrai, je ferai tout pour gagner du temps. Chacun en agira de même, et la fortune décidera.» Ces brusques allocutions ne satisfaisaient pas Menou. Il voulut revenir sur les rapports qu'ont entre eux les États; mais Kléber refusa de se prêter à ses dissertations. Il lui défendit de l'entretenir de politique, et ordonna à Desaix de négocier.
Ce général ne savait trop avec qui, Sidney avait disparu, le visir n'arrivait pas; il commençait à croire qu'il en serait quitte pour battre ce qui restait d'Ottomans sur la côte, lorsqu'il apprit que leur chef avait enfin planté ses tentes à Jaffa. Il voulut essayer si une nouvelle tentative ne rendrait pas Kléber à son élan. Il lui écrivit, et faisant légèrement allusion au long effroi qu'on lui avait donné du visir; il lui exposa l'insolence des Turcs, les prétentions des Anglais, et l'impossibilité de rien arrêter de raisonnable avec eux avant de les avoir défaits. «Vous m'annoncez, lui mandait-il l'arrivée du visir à Jaffa. Il était temps qu'il vînt, car en voilà beaucoup qu'il est en marche. Je suis bien convaincu qu'il ne fera pas de paix qu'il n'ait été battu. Les Turcs sont trop insolens et ont la tête trop dure pour entendre si facilement raison. Il faut les étriller souvent pour leur faire comprendre quelque chose. Smith sera plus traitable; mais il voudra que vous partiez de suite. Si la fortune vous faisait battre le visir, ils seraient tous plus raisonnables.» Il lui exposait ensuite combien les armées qui menaçaient l'Égypte étaient peu redoutables, et les chances qu'il avait pour lui. Elles n'avaient plus de flotte pour les appuyer: elles marchaient sans ordre. Les corps s'attendaient, se devançaient, agissaient sans concert; un tel assemblage était hors d'état d'obtenir des succès décisifs sur des troupes aguerries.
Ces considérations étaient vraies; mais peu de jours avaient suffi pour compliquer la position du général en chef. Bonaparte avait, de prime abord, pénétré Sidney et interdit toute communication avec son escadre. Kléber, plus confiant, tint une conduite opposée; il laissa imprudemment affluer les Anglais sur la côte: l'inquiétude, la séduction courut aussitôt nos rangs. «Quelle folie de s'obstiner à garder l'Égypte, de défendre des principes que la victoire avait proscrits. Les généraux étaient las de guerre, d'anarchie; ils étaient résolus de mettre un terme aux maux qui les consumaient. Ils allaient arborer les couleurs royales; ils attendaient le prince de Condé, et se disposaient à rentrer en France les armes à la main.» Les souvenirs qu'on s'appliquait à réveiller, les desseins qu'on attribuait à leurs chefs ébranlèrent les soldats. Ils devinrent impatiens, mutins, et ne se prêtèrent plus qu'avec répugnance à éloigner l'époque d'une évacuation qu'ils croyaient arrêtée. Encouragée par ces succès, la malveillance redoubla d'efforts. Argent, proclamations, écrits anonymes, tout fut répandu à pleines mains. Partout on excitait les troupes à la révolte, partout on leur prêchait l'insubordination. Lanusse cherchait à intercepter ces écrits; Menou jurait qu'il ne survivrait pas à la République. Mais ni ces soins ni cette résolution ne remédiaient au désordre. L'anxiété de Kléber était au comble. Les rapports qui arrivaient de toutes parts vinrent encore l'augmenter. On enrôlait ouvertement pour les mameloucks au Caire, on sortait furtivement des armes d'Alexandrie. Les caravanes partaient en plein jour de Mansoura, le parlementage, comme l'écrivait Dugua, portait son fruit. Bientôt même il eut des conséquences qu'on n'eût osé prévoir. Les troupes, égarées par des suggestions qui pourtant avaient été signalées bien des fois, demandèrent impérieusement leur solde et refusèrent de marcher. En vain Verdier, qui venait si glorieusement de triompher à la tête de celles qui occupaient Damiette, essaya de les ramener: les prières furent aussi inutiles que les menaces; il ne put les apaiser qu'en avisant aux moyens de les satisfaire. Lanusse fut plus heureux quelques jours plus tard, et parvint à contenir les siennes; mais toutes étaient agitées, mécontentes, prêtes à éclater. Kléber, stupéfait, ne savait que résoudre. Il était humilié, consterné de ce soulèvement inattendu, et cherchait à l'apaiser lorsque le persiflage du reis-effendi vint lui faire encore mieux sentir le danger qu'il y a à trop étendre ses communications. Cette lettre, qui répondait à la dépêche transmise par Moustapha, était ainsi conçue:
Le Reis-Effendi, ministre des relations extérieures de la Sublime Porte, à Moustapha-Pacha.
28 de gemaizcoulaher, l'an de l'hégire 1214;
savoir, 28 brum. an VIII
(19 nov. 1799).
Mon Magnifique, Puissant, Généreux, Clément Seigneur et Maître.
«Le contenu de toutes les lettres qui sont parvenues de la part du général en chef français l'honoré général Kléber, à mon puissant, miséricordieux bienfaiteur et maître le grand-visir, généralissime des armées ottomanes, a été bien compris par sa hautesse et par moi votre serviteur, qui occupe actuellement la place du reis-effendi. Quoique le général votre ami m'ait paru sous différens rapports être un homme sage, prévoyant et intelligent, je ne puis approuver ni comprendre sa manière d'écrire, où l'on trouve quelques phrases qu'on ne peut saisir, et qui peuvent être expliquées de différentes manières. Il dit, d'un côté, que la nation française, ancienne amie de la Sublime Porte, n'avait pas le moindre avis de l'occupation de l'Égypte par l'armée française, opérée par l'instigation d'une bande séditieuse; que le conseil ayant discuté sur une affaire si mauvaise et sinistre, était sincèrement porté à faire la paix avec la Sublime Porte: il dit de plus d'être notre ami, et il conteste de l'être. De l'autre côté, il dit être prêt à tout, même à se battre contre les armées de la Sublime Porte. Tantôt il veut évacuer l'Égypte; tantôt il fait voir qu'il voudrait faire cette évacuation d'une manière à n'avoir rien à craindre. D'un côté, il fait changer la face des affaires en n'expliquant pas clairement qu'il ne se propose pas d'évacuer l'Égypte; de l'autre côté, après avoir allégué l'opinion de la nation française relativement à l'invasion de l'Égypte, il dit que pour n'être pas réprimandé par cette même nation et par le Directoire exécutif, pour avoir quitté l'Égypte, il veut être muni d'un titre qui est impossible. Le moyen de comprendre comment un homme intelligent peut écrire des phrases qui se croisent les unes avec les autres, de sorte que ce qu'il paraît vouloir dans un endroit s'oppose et fait changer de face à ce qu'il demande dans un autre? Il est certain que si le général mettait sous ses propres yeux et examinait attentivement ses écrits et la signification véritable qui doit y être donnée par ceux à qui ils sont adressés, il ne pourrait que s'apercevoir de l'opposition des phrases qui s'y trouvent, et du jugement que l'on doit en porter. Si le général croit que ceux à qui il envoie ses écrits ne se pénètrent pas de leur véritable signification, il se trompe; il se trompe encore s'il croit qu'il n'y a pas des personnes capables d'approfondir le véritable sens des choses: des hommes intelligens et sages, dont le but est de concilier et d'arranger les affaires, ne doivent pas d'ailleurs avoir de pareilles fantaisies. Le général votre ami doit être convaincu le premier que des formes pareilles de traiter peuvent être comparées à des bâtisses transparentes, dont tous les contours ont toujours été connus la Sublime Porte, qui découvrit les choses les plus cachées, et qui développe les affaires les plus embarrassées et les plus compliquées. Puisque le général votre ami désire empêcher l'effusion du sang humain, pourquoi ne pas diriger ses paroles et ses actions vers le véritable but? pourquoi ne pas faire en sorte que ses intentions soient toujours pures et constantes, que toutes ses expressions soient sincères et loyales, que toutes ses phrases soient conformes les unes aux autres? Voilà la conduite qui doit être tenue par tous ceux qui agissent légalement en hommes, sans dissimulation, et qui ont pris leur parti.
«Quoique ni Votre Excellence, ni moi votre serviteur n'ayons aucune destination spéciale dans cette affaire, tous les hommes qui aiment le bien doivent contribuer à ce qu'elle prenne une bonne tournure et qu'elle ait un heureux succès. J'ai pensé en conséquence que je devais expliquer tout ce qui pourrait rencontrer quelque difficulté, d'une manière toujours digne et conforme à l'état et au mérite des deux parties.
«Si l'on finit par traiter d'une manière conforme à celle que j'ai annoncée, que les paroles et les faits soient toujours conformes les uns aux autres, tout ira bien, et tout sera bientôt arrangé; et comme il est très clair et évident que l'on ne pourrait que faire naître des difficultés à la réussite de l'affaire que l'on traite, par des paroles et par des faits qui se croiseraient les uns les autres, l'on espère que dorénavant, avec la grâce du Très-Haut, tout sera énoncé d'une manière claire et évidente, et que la sincérité des intentions des deux parties sera exprimée de sorte qu'il n'y aura pas le moindre doute ni équivoque. Je vous prie de croire digne de votre attention ce que j'ai eu l'honneur de vous exposer, mon magnifique, puissant, généreux, clément seigneur et maître.
«Signé Moustapha-Rasikh.»
Morand arriva quelques jours après la dépêche du reis-effendi. Il avait joint le commodore à Jaffa; les propositions dont il était porteur avaient été discutées, accueillies en plein conseil; et Smith, toujours prompt à attester l'honneur, la bonne foi, n'avait pas manqué d'assurer Kléber de la délicatesse qu'il apporterait dans la négociation.
Le visir fut moins poli. Il distribua en général quelques maximes sur l'accord qu'il doit y avoir entre les paroles et les actions; il le prévint ensuite que ses dépêches avaient été soumises au commodore, et au conseiller russe qui suivait le quartier-général ottoman; que le conseil avait agréé ses propositions et chargé le commandant Smith de négocier l'affaire relative à l'évacuation. Le commodore se trouvait ainsi accrédité par la Porte et la Russie. Le grand-visir signifiait les pouvoirs dont il était revêtu; il devenait inutile de vérifier le titre de plénipotentiaire de la Grande-Bretagne qu'il avait pris; il n'y avait plus qu'à se réunir. Kléber avait désigné pour ses plénipotentiaires le général Desaix et l'administrateur Poussielgue. Il les envoya attendre à Damiette l'apparition du commodore, et leur remit les instructions qui suivent:
INSTRUCTIONS
Données par le général en chef Kléber, au général de division Desaix, et à l'administrateur général des finances Poussielgue, pour les conférences relatives à l'occupation et à l'évacuation de l'Égypte.
1o. Les envoyés proposeront, à l'ouverture des conférences, d'arrêter une suspension d'armes pour tout le temps qu'elles dureront, sous la condition, en cas de rupture, de n'en agir offensivement de part et d'autre, que quinze jours après la notification de ladite rupture. Si cette proposition est agréée, même avec quelques modifications que les envoyés trouveront convenables, ils sont autorisés à signer ledit armistice.
2o. La triple alliance entre la Porte, les Anglais et les Russes, ayant eu pour objet apparent l'intégrité du territoire de l'empire ottoman; une des premières conditions à exiger pour consentir à l'évacuation de l'Égypte, est la dissolution de cette triple alliance contre la France, et une nouvelle garantie du gouvernement anglais de cette même intégrité de l'empire ottoman.
3o. Depuis l'envahissement de l'Égypte par les Français, la Porte, en usant de représailles, s'est emparée des îles de Corfou, Zante et Céphalonie. Les envoyés demanderont, de la manière la plus expresse, que ces îles, et ce qui en dépend, soient restituées à la France, à qui elles seront garanties par la Porte et par le gouvernement anglais, tout le temps que durera la guerre.
4o. Ainsi, dès que l'évacuation de l'Égypte aura été arrêtée, ces îles et les places qu'elles renferment ou qui en dépendent, seront abandonnées par les troupes de la Porte, et par celles de ses alliés. Le générai en chef Kléber sera le maître d'y envoyer de suite, et directement de l'Égypte, telles garnisons, munitions de guerre et de bouche qu'il jugera convenables. Il est entendu, du reste, que les ports et places de ces îles seront restitués dans le même état où ils se trouvaient lorsque les troupes ottomanes s'en sont emparées.
5o. Le gouvernement anglais tirant le plus grand avantage de l'évacuation de l'Égypte, il lui sera demandé formellement, ainsi qu'à la Porte, une garantie sur la possession, durant la guerre, des îles de Malte et de Goze, de leurs forteresses et dépendances. Le général en chef aura pareillement la faculté de ravitailler la forteresse de Malte et ses dépendances, tant en troupes qu'en munitions de guerre et de bouche, qui seront envoyées directement de l'Égypte avec les passe-ports et sauf-conduit nécessaires. Le général en chef pense que cet article devra souffrir d'autant moins de difficultés que, si la Sublime Porte et le gouvernement anglais avaient à opter sur l'occupation de ces îles par les Français ou par les Russes, ils devraient, en bonne politique, solliciter les premiers pour y rester et s'y maintenir plutôt que de les voir possédées par les derniers.
6o. Dans le cas où, par l'acceptation des articles ci-dessus, l'évacuation de l'Égypte serait consentie par les plénipotentiaires français, ils traiteront des détails sur la manière dont cette évacuation aura son exécution, et stipuleront, nominativement les places et forts qui seront successivement remis aux commissaires de la Porte.
7o. Aussitôt que le général en chef sera instruit de l'acceptation des articles ci-dessus, il enverra au lieu où se tiendront les conférences l'ordonnateur de la marine, pour régler et déterminer le nombre de bâtimens qui devra être fourni par la Porte à l'armée française, pour elle, ses bagages, munitions de guerre et de bouche.
8o. La forme des sauf-conduit pour le passage de l'armée sera stipulée particulièrement: ils devront être conçus de la manière la plus honorable, et tels qu'il ne puisse être apporté aucune entrave à ce qui aura été convenu de part et d'autre.
9o. Les délégués français exigeront la garantie de la vie et des biens de ceux des habitans de l'Égypte qui ont servi les Français avec la soumission que l'on doit à tout gouvernement établi.
10o. Toutes choses devant être rétablies entre la France et la Sublime Porte comme par le passé, les négocians français résidans en Égypte, ou ceux qui voudraient s'y fixer par la suite, jouiront de la même liberté, des mêmes priviléges et franchises qu'avant l'occupation de ce pays par l'armée française.
11o. Tous les prisonniers faits de part et d'autre, à Corfou, Zante, Céphalonie, en Syrie, ou en Barbarie, ou sur quelque autre point de l'empire ottoman, soit par les Français, la Porte, les Anglais ou les Russes, seront mis en liberté sans rançon, et renvoyés dans leur patrie respective, avec les secours et passe-ports nécessaires.
12o. Toute hostilité entre la France et la Sublime Porte, ainsi qu'entre les puissances barbaresques, cessera aussitôt après l'évacuation de l'Égypte, en attendant la conclusion définitive de la paix entre lesdites puissances.
13o. Les plénipotentiaires français sont autorisés à stipuler et consentir toutes les autres conditions qu'ils jugeront convenables ou conformes aux intérêts de la nation, mais en tant seulement qu'elles ne seront pas diamétralement contraires, ni atténuantes de celles portées dans les présentes instructions.
14o. Si cependant notre situation en Europe était telle que nos frontières fussent déjà envahies, nos places principales prises ou attaquées, ce que les plénipotentiaires connaîtront facilement par les papiers publics qu'on ne manquera pas de leur communiquer; comme alors probablement les plénipotentiaires adverses n'acquiesceront pas aux conditions ci-dessus, et qu'ils insisteront au contraire sur l'évacuation pure et simple de l'Égypte, les plénipotentiaires français déclareront, dans ce cas, que jamais général français ne consentira à une semblable évacuation que sur les ordres par écrit de son gouvernement: ils demanderont un sauf-conduit pour expédier un courrier extraordinaire au Directoire exécutif, et une suspension d'hostilités, jusqu'à son retour, qui sera fixé à quatre mois.
15o. Le même arrangement pourra avoir lieu dans le cas où les plénipotentiaires ennemis auraient à consulter leurs cours sur les différentes conditions proposées, aux fins d'avoir leur consentement.
16o. Les plénipotentiaires ne correspondront officiellement que par écrit.
Fait au quartier-général du Caire, le 16 frimaire an VIII de la République française,
Signé Kléber.
Pour copie conforme,
Signé Kléber.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Réponse du Grand-Visir, à la Lettre qui lui a été écrite par le général en chef Kléber, le 5e complémentaire an VIII,
Apportée le 1er brumaire an VIII par le trésorier de Moustapha-Pacha, prisonnier au Caire.
(No 1.)
Au quartier-général de Damas (sans date).
Au Modèle des Princes de la nation du Messie, au Soutien des Grands de la secte de Jésus, à l'honoré et estimé Kléber, dont la fin puisse être heureuse, un des Généraux de France, Salut et Amitié.
J'ai reçu la lettre que vous m'avez envoyée par le trésorier de Moustapha-Pacha, et j'en ai compris le contenu, qui me fait voir que vous êtes disposé à rétablir la paix entre la Sublime Porte et la République française, et que vous cherchez à excuser ce qui s'est passé. Vous m'avez annoncé en même temps que Bonaparte était parti du Caire, et que vous l'aviez remplacé. J'ai reçu, jointe à cette lettre, la double copie de celle que m'avait écrite Bonaparte, qui me fut remise par Mahmed-Kouschdy effendi, et que vous me dites m'avoir envoyée dans la crainte que la première n'ait été prise par quelqu'un des bâtimens qui croisent dans la Méditerranée. Je pense que vous avez reçu ma réponse à la lettre de Bonaparte, que j'ai envoyée par le même, effendi qui était porteur de la sienne, et que vous avez parfaitement compris le sens de ce que je lui écrivais.
Il me semble par votre lettre, ainsi que je vous l'ai déjà dit, que vous désirez la paix, que les hommes sensés ont toujours préférée à la guerre. Quel est celui qui n'aime pas mieux la tranquillité publique que l'effusion du sang humain!
Je dois vous observer, d'après le désir que vous montrez de rétablir la paix entre la Sublime Porte et la République française, qu'il faut commencer par faire connaître les pouvoirs donnés par les cinq Directeurs de France, désigner ensuite les plénipotentiaires et le lieu des conférences, où l'on pourra discuter tout ce qui peut renouer cette paix entre les deux puissances, et que nécessairement ces préliminaires prendront beaucoup de temps.
Si, en me proposant la paix, vous n'avez d'autre intention que de retourner en sûreté d'où vous êtes venu, et entamer des négociations pour cet objet; quoique je sois en route pour marcher au Caire, suivi d'une armée innombrable et pleine de confiance dans la puissance du Très-Haut, la loi de Mahomet prescrivant formellement à tous les musulmans de favoriser tous ceux qui demandent protection et salut, ainsi que je l'ai dit dans ma réponse à Bonaparte, je vous ferai avoir toute sûreté de la part de la Sublime Porte, pour qu'il n'arrive le moindre dommage, de la part des Anglais ou de tout autre, à vous, ni à aucun des Français qui sont en Égypte, et qui pourront en partir avec leurs armes. Je garantirai votre retour en France sur les bâtimens français qui sont en Égypte, et s'ils ne suffisent pas, sur ceux de la Sublime Porte.
Lorsque vous serez arrivés dans votre pays, si votre république témoigne le désir de rétablir la paix avec la Sublime Porte, vous savez qu'il doit être ouvert à cet effet des négociations entre des envoyés de part et d'autre, conformément aux anciens usages établis.
Si vous désirez donc assurer votre retour dans votre pays, cet arrangement pourra avoir lieu conformément à ce que je viens de vous dire; et si vous avez quelque autre moyen qui vous paraisse plus convenable pour votre sûreté, ne tardez pas à m'en instruire. C'est pour cet objet que je vous ai écrit la présente; quand vous l'aurez reçue, et que vous en aurez compris le contenu, réfléchissez beaucoup à sa fin, en saisissant bien ce que je vous propose.
Signé en chiffre JOUSSEF, ainsi que dans le sceau apposé à la lettre.
Traduit par le citoyen Brascevich, interprète du général en chef.
Signé Damien Brascevich.
Pour copie conforme,
Signé Kléber.
Au quartier-général du Caire, 27 octobre 1799.
Kléber, général en chef, au Grand-visir.
J'ai reçu une lettre que Votre Excellence m'a fait passer par le trésorier du très considéré Moustapha-Pacha, et après en avoir compris le contenu, j'en ai conféré avec ce dernier, en le chargeant de vous faire connaître mes intentions ultérieures. Il ne me reste donc ici qu'à prier Votre Excellence d'apporter à ce que ce pacha, notre prisonnier et pourtant notre très honoré ami, pourra vous écrire. Il s'agit moins, ce me semble, en ce moment, de diriger nos regards sur le passé que sur l'avenir, et j'ose inviter Votre Excellence de considérer surtout que de quelque côté que puisse se ranger la victoire dans le combat que nous sommes prêts à nous livrer, elle ne saurait être qu'infiniment préjudiciable aux grands intérêts des deux puissances pour lesquelles nous agissons.
Je prie Votre Excellence de croire à la très haute considération que j'ai pour elle.
Kléber.
(No 3.)
Au quartier-général du Caire, 11 octobre 1799.
Kléber, général en chef, au général de division Menou.
Le grand-visir a renvoyé l'effendi qui était porteur de la lettre de Bonaparte, avec une réponse écrite dans le délire de l'orgueil, et marquée au coin de la plus haute insolence. Il faut, d'après cela, renoncer entièrement à traiter avec les ministres de la Sublime Porte, ou se couvrir et s'envelopper d'infamie; ce à quoi aucun individu de l'armée ne consentirait sûrement pas.
Cette circonstance ne doit pourtant pas vous empêcher d'entrer en pourparlers avec les bâtimens européens qui pourraient se présenter devant vous. Je serais fort aise d'avoir ici un parlementaire russe ou anglais. J'inspirerais par là aux Turcs une jalousie, ou plutôt une défiance qui pourrait les rendre plus traitables, et mon objet principal, celui de gagner du temps, se trouverait toujours rempli.
Kléber.
(No 4.)
Belbéis 2 octobre.
Le général Reynier au général en chef Kléber.
Je vous envoie, citoyen Général, une lettre de l'adjudant-général Martinet, qui m'écrit les renseignemens qu'il a reçus d'un volontaire de la 25e demi-brigade, pris le 18 fructidor, conduit à Damas, et renvoyé par le visir. L'idée de faire un prisonnier et de nous le renvoyer afin d'effrayer sur les préparatifs ne peut avoir été suggérée que par des Européens, et annonce en même temps peu de confiance dans ses forces, ou le désir de négocier. L'adjudant-général Martinet doit vous écrire les mêmes renseignemens qu'il me donne.
Je n'ai appris ici aucune nouvelle de Syrie. L'esprit des habitans est toujours fort bon; ils font peu d'opinion des préparatifs des pachas.
(No 5.)
Tigre, le 16 octobre 1799.
Au général Marmont.
Votre départ subit de nos parages, il y a deux mois, me priva du plaisir de vous revoir, comme je l'avais espéré, et de prendre votre réponse à la dernière lettre du commodore, qui l'attend encore.
Votre ex-général en chef trouvera bien du changement en France, s'il y arrive. Tout le Directoire, à l'exception de Barras, est en état d'accusation. On leur impute formellement, entre autre choses, d'avoir exilé et relégué la plus belle armée de la République dans les déserts de l'Arabie; et Rewbell en appelle au général Bonaparte, pour justifier son projet, comme vous verrez par les feuilles ci-incluses. J'espère que nous serons bientôt devant Alexandrie, et que j'aurai l'honneur de vous y voir dans le courant du mois. Je vous ferai part alors de tout ce verbiage de l'Europe. Il n'y en eut jamais autant que dans ce moment-ci.
Vous avez sûrement appris la capture de l'escadre de l'amiral Perée, de trois frégates et deux bricks, par nos vaisseaux le Centaure et la Bellone; le dernier commandé par le chevalier Thompson, ci-devant capitaine du Leander, et qui fut si maltraité par le commandant du Généreux. Nos officiers et matelots qui sont revenus se louent beaucoup de M. Trullet, peu de M. Barré, mais se plaignent de la dureté et de la grossièreté de l'amiral Perée à leur égard.
Je prends la liberté de vous prier de vouloir bien acheminer la lettre ci-incluse à son adresse. Elle est de notre consulesse à Acre, a rapport, à ce que l'écrivain m'a dit, à des affaires de famille, etc., etc. Je suis honteux d'user si librement de votre complaisance; si jamais il était en mon pouvoir de vous être utile à vous ou à vos amis, j'en serais bien charmé, et vous prie de disposer de mes services sans réserve.
John Keit.
Damiette, le 18 brumaire an VIII (9 nov. 1799).
Le général Desaix au général en chef.
Je crois, mon Général, que ma présence est ici très peu nécessaire. Le général Verdier est jeune, actif, intelligent. Le succès qu'il vient d'avoir, et qui lui fait vraiment bien de l'honneur, lui a électrisé la tête. Les troupes sont enchantées d'avoir si promptement et si rapidement détruit les Turcs; elles sont sûres de vaincre, ont fait bien du butin, et ne demandent que tous les jours nouvelle fête pareille. Il y a ici assez de moyens pour vaincre tout ce qui se présenterait; il y a trop de cavalerie, à ce que trouve le général Verdier; mais sur les plages entre le lac Burlos et ici, elle peut être utile: si vous pouviez retirer tous ces détachemens épars et les faire remplacer par un régiment entier, cette partie-ci serait à l'abri de tout événement. Il y a plus qu'il ne faut de moyens, puisqu'il y a six pièces mobiles, plus de quatre cents chevaux. J'ai vu Lesbëh; il a un grand défaut, un immense développement. Avec quatre à cinq cents prisonniers turcs très poussés, on pourra faire bien de l'ouvrage. Je pense qu'en creusant tout autour un fossé, quand il n'aurait que trois pieds d'eau (c'est déjà un très grand obstacle), l'ennemi ne pourrait plus escalader les remparts, ne pouvant s'avancer qu'avec infiniment de peine dans ces boues jusqu'aux jarrets. Vous seriez bien à l'abri de tout événement avec une bonne place ainsi construite à l'embouchure du Nil. Sous très peu de jours, la place sera entièrement fermée sur tous les points. Le général Verdier fait faire des redoutes fermées en avant de son camp, pour battre la mer et éloigner les bâtimens ennemis. Les redoutes fermées sont très dangereuses; elles ne sont jamais assez fortes pour n'être pas prises de vive force. Les Turcs les défendent si bien qu'entre leurs mains elles sont excessivement dangereuses. J'engage le général Verdier à les laisser comme vous les avez faites, c'est-à-dire ouvertes à la gorge. Il paraît bien clair que l'expédition de Damiette avait été cherchée par Smith lui-même à Constantinople; qu'elle était indépendante de celle du visir; il paraît aussi que nous avons des agens qui négocient à Constantinople. Vous me disiez de voir, si je pouvais, cet officier anglais. Vous savez qu'il est parti, et que Morand a couru après lui à Jaffa. Je crois qu'il va presser le visir à agir, et se disculper du malheur qu'il a éprouvé. Je présume que je n'ai pas besoin de porter Smith à la paix, comme vous le désiriez: il n'a qu'un but, qu'un désir, qu'une volonté, c'est de négocier avec nous, pour nous prouver qu'il faut que nous nous en allions bien vite. La gloire qui lui en reviendrait dans son pays, chez les Russes et chez les Turcs, lui fait tourner la tête. Il paraît qu'il a peur de la voir échapper, car il a l'air inquiet. Les revers que ses soldats éprouvent, c'est-à-dire les Osmanlis, paraissent le faire peu aimer d'eux. Je crois qu'encore quelques revers, les bonnes gens s'accommoderont. Battez le grand-visir, et ils feront alors tout ce que vous voudrez. La bonne politique ne leur entrera dans la tête que par bien des corrections; encore une bonne, et tout ira, je le présume. Smith tremblait de n'avoir pas de vos nouvelles; il frappait du pied, il s'écriait: Le général Kléber devrait me répondre; ce que je lui ai dit est honnête; je le croyais plus raisonnable que le général Bonaparte. Ainsi, d'après tout cela, vous voyez, mon Général, qu'il veut bien négocier; mais tout ce qu'il veut, c'est de vous faire partir d'ici le plus tôt possible; quand un ennemi demande instamment quelque chose, c'est que cela lui fait bien du mal, et il ne faut pas, je pense, le lui accorder légèrement. J'espère qu'avant qu'il soit deux mois nous aurons des nouvelles bien intéressantes. Je voudrais savoir ce que vous voulez que je fasse; je suis inutile ici. J'irai visiter le lac Menzalëh, les côtes vers le lac Burlos, si vous ne me faites pas passer d'autres ordres; j'irai ensuite au Caire pour me rendre de là au point où vous me destinerez. Avant que de faire ces voyages, j'aurais été bien aise d'aller chercher des effets qui me manquent. J'attends de vos nouvelles.
Desaix.
(No 7.)
Quartier-général du Caire, 18 brumaire an VIII
(9 novembre).
Au général Desaix.
Le grand-visir est enfin arrivé à Jaffa, d'où il m'a expédié un courrier à dromadaire avec une lettre fort polie par laquelle il déclare, comme toujours, que tant que nous serons en Égypte, il n'y aura pas moyen de conclure ni paix ni trêve, et si je ne me résous pas à accepter les offres qu'il me fait, le sort des armes en décidera. Depuis, il aura appris l'affaire à Damiette, et je pense que cela le rendra un peu plus traitable, ce qu'il faudra voir et attendre, ainsi que la réponse de M. Sidney Smith. Je suis fâché du contre-temps du départ de ce dernier, et du voyage que sera obligé de faire Morand; mais ce malheur sera peut-être bon à quelque chose.
Il me tarde de recevoir de vos nouvelles. Le général Verdier s'attend à une autre descente, et je partage bien son opinion; c'est pourquoi je vous prie de ne pas vous presser de revenir ici, et de prendre le commandement des troupes à Lesbëh. Mourâd-Bey a définitivement passé en Syrie avec une cinquantaine de mameloucks, évitant fort adroitement la rencontre de nos troupes.
J'attends le 20e de dragons; dès qu'il sera arrivé je vous l'enverrai, et alors il faudra de suite renvoyer au Caire le 3e régiment de cette arme, et les chasseurs du 22e à Rosette.
Je ne désespère pas de renouer les conférences, et vous serez toujours un des conférendaires.
Kléber.
(No 8.)
10 novembre.
Kléber, au général de division Menou.
J'envoie le général Lanusse à Alexandrie pour prendre le commandement provisoire du cinquième arrondissement. Donnez-lui, mon cher Général, les instructions et les renseignemens nécessaires, et vous rendez, dans le plus court délai possible, au Caire. Si vous y arrivez à temps, c'est-à-dire d'ici à huit jours, je vous emploierai comme un de mes chargés de pouvoirs dans une négociation où il s'agit de dessiller les yeux au pauvre grand-visir et lui faire entendre raison.
Je vous salue,
Kléber.
Quartier-général du Caire, 8 novembre 1799.
Kléber, général en chef, a S. Ex. le Grand-Visir, généralissime des armées de la Sublime Porte.
Illustre parmi les Grands éclairés et sages, que Dieu lui donne une longue vie, pleine de gloire et de bonheur; Salut et amitié.
J'envoie à Votre Excellence copie d'une lettre que j'ai reçue de M. le commodore Sidney Smith, et de la réponse que je lui ai faite. Par les articles du traité du 5 janvier dernier, relatés dans la lettre de ce ministre plénipotentiaire, il est clair que la Sublime Porte n'a contracté les alliances avec la Russie et l'Angleterre que pour garantir l'intégrité de son empire, et surtout pour obtenir la restitution de l'Égypte.
Il est, d'après cela, et d'après tout ce que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Excellence, difficile de comprendre comment nos malheureux débats ne sont pas encore terminés. C'est pour arriver plus tôt à leur fin que je vous ai fait proposer dernièrement par Moustapha-Pacha, notre très honoré ami, d'envoyer dans un lieu que vous indiquerez, deux personnes de marque, revêtues de vos pouvoirs, et que je vous ai demandé en même temps de m'envoyer trois sauf-conduit pour le général de division Desaix, l'administrateur général des finances Poussielgue, et le citoyen Brascevich, secrétaire interprète. Je suis à attendre la réponse de Votre Excellence.
Si cette conférence pouvait avoir lieu, tout s'expliquerait et s'arrangerait facilement. Je me flatte même d'avance d'avoir une réponse victorieuse à opposer à toutes les objections que feraient ceux qui, ne désirant pas sincèrement la fin de cette querelle, ne manqueraient pas d'employer tous les moyens de la faire prolonger.
Signé Kléber.
(No 10.)
Au camp de S. A. le suprême Grand-Visir, à Jaffa,
le 8 nov. 1799.
Le commodore Sidney Smith, au général en chef Kléber.
Monsieur le Général,
La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 8 brumaire, m'a été remise hier à mon bord, en rade de Jaffa, par M. l'adjudant-général Morand.
Le trésorier de son excellence Moustapha-Pacha, m'a accompagné au camp de son altesse le Suprême Visir, et il a eu occasion de présenter, pendant ma première audience, les lettres dont il était porteur.
Le tout fut lu et discuté de suite, l'agent de Russie y ayant assisté; et comme vous proposez d'envoyer deux personnes de marque pour tenir des conférences, il a été décidé que je dois accepter votre offre à cet égard, et écouter les propositions qu'elles pourront faire en votre nom et celui de l'armée française, pourvu toutefois que ces ouvertures n'aient rien de contraire à la dignité, la loyauté et la bonne foi des cours alliées. Et puisque vous voulez bien consentir que ces conférences aient lieu à mon bord, je me rendrai à cet effet devant Alexandrie. De mon côté, monsieur le Général, je ne saurais jamais faire une proposition déshonorante pour l'armée française, dont la bravoure m'est si bien connue, considérant que celui qui n'est pas délicat sur ce point se déshonore lui-même. L'estime que vous voulez bien me témoigner m'est d'autant plus agréable que je n'ambitionne que celle des hommes estimables.
«La réputation du général Desaix m'est un garant que nos conférences seront basées sur les qualités qui le distinguent. Le choix que vous faites de l'administrateur Poussielgue pour l'accompagner, ne peut que m'être agréable; et je regarde comme un compliment très flatteur pour moi, que vous ayez cru que le caractère de l'adjudant-général Morand le rendait propre à commencer le degré de rapprochement qui existe si heureusement entre nous.»
J'ai l'honneur d'être, monsieur le Général, avec la plus parfaite estime et la plus haute considération,
Sidney Smith.
Le Grand-Visir au général en chef Kléber.
Apporté par un Arabe arrivé le 7 frimaire an VIII (28 novembre).
Je désire autant que vous que l'évacuation de l'Égypte se fasse sans effusion de sang, et la Sublime Porte incline également à adopter un pareil accommodement, pourvu que les conditions proposées par les Français soient également conformes à sa dignité, aux traités faits entre elle et ses alliés, et à ses justes prétentions sur l'Égypte. Telle est la réponse à la lettre que vous m'avez envoyée par le trésorier du très honoré Moustapha-Pacha.
L'honoré et estimé commandant plénipotentiaire anglais Smith était venu à mon quartier-général; tout a été discuté avec lui et en présence du conseiller interprète russe, l'honoré Frankini. On a cru ensuite convenable de charger le commandant Smith de négocier l'affaire relative à l'évacuation de l'Égypte de la manière la plus avantageuse et la plus honorable, et de désigner le lieu où les délégués français devront se rendre.
Si Mustapha-Pacha s'est immiscé sans ordre et de son propre mouvement dans cette affaire, ce ne doit être d'aucune conséquence, car la Sublime Porte, vu sa situation, ne lui avait délégué ni ouvertement ni secrètement aucun pouvoir pour traiter des affaires.
Il est des principes consacrés par toute espèce de religion, tels, par exemple que les faits doivent répondre aux promesses, et qu'il ne faut point répandre le sang inutilement. C'est pour vous faire connaître tout cela, et pour faire savoir que la Sublime Porte se prête toujours avec empressement à de pareils accommodemens que la présente vous a été expédiée.
Écrit le 12 du mois de la lune Guemad-El-Aktar l'an de l'hégire 1214 (21 brumaire an VIII).
Signé en chiffres Joussef.
Le Commodore Sidney Smith, au général en chef Kléber,
À bord du vaisseau de Sa Majesté, le Tigre, devant Damiette,
le 26 octobre 1799 (4 brumaire an VIII).
Monsieur le Général,
La lettre que le général Bonaparte a écrite à Son Excellence le suprême Visir, en date du 17 août (30 thermidor), ainsi que celle que vous lui avez adressée en date du 17 septembre (1er jour complémentaire), demandent une réponse; et comme la Grande-Bretagne n'est pas auxiliaire, mais bien puissance principale dans les questions auxquelles ces lettres ont rapport, depuis que les cours alliées ont stipulé entre elles de faire cause commune dans cette guerre, je puis y répondre sans hésitation, dans les termes du traité d'alliance, signé le 5 janvier dernier.
«Par l'article 1er, Sa Majesté Britannique, déjà liée à Sa Majesté l'Empereur de Russie par les liens de la plus stricte alliance, accède, par le présent traité, à l'alliance défensive qui vient d'être conclue entre Sa Majesté l'empereur ottoman et celui de Russie.... Les deux parties contractantes promettent de s'entendre franchement dans toutes les affaires qui intéresseront leur sûreté et leur tranquillité réciproque, et de prendre, d'un commun accord, les mesures nécessaires pour s'opposer à tous les projets hostiles contre elles-mêmes, et pour effectuer la tranquillité générale.... Par l'article 2, elles se garantissent mutuellement leurs possessions, sans exception.... Sa Majesté Britannique garantit toutes les possessions de l'empire ottoman, sans exception, telles qu'elles étaient avant l'invasion des Français en Égypte, et réciproquement.... Par l'article 5, une des parties ne fera ni paix ni trêve durable sans y comprendre l'autre et sans pourvoir à sa sûreté. Et en cas d'attaque contre l'une des deux parties, en haine des stipulations de ce traité ou d'exécution fidèle, l'autre partie viendra à son secours, de la manière la plus utile, la plus efficace et la plus conforme à l'intérêt commun, suivant l'exigence du cas....»
«Par les articles 8 et 9, les deux hautes parties contractantes se trouvant actuellement en guerre avec l'ennemi commun, elles sont convenues de faire cause commune, et de ne faire ni paix ni trêve que d'un commun accord.....promettant de se faire part l'une à l'autre de leurs intentions relativement à la durée de la guerre et aux conditions de la paix, et de s'entendre à cet égard entre elles, etc....»
D'après cet arrangement, monsieur le Général, vous pouvez croire que le gouvernement ottoman, célèbre de tout temps pour sa bonne foi, ne manquera pas d'agir de concert avec la puissance que j'ai l'honneur de représenter.
L'offre faite de laisser le chemin libre à l'armée française pour l'évacuation de l'Égypte a été méconnue jusqu'ici, et on a traité d'embauchage cette mesure proposée à une armée en masse; mesure qui n'avait d'autre but que d'épargner l'effusion du sang, et de plus longues souffrances à des hommes exilés, du propre aveu de ceux mêmes qui les ont relégués dans ces contrées lointaines.
Cette proclamation vient de m'être confirmée par Son Excellence le Reis-Effendi, par le nouvel envoi d'un paquet qu'il m'a fait, signé de sa main et du premier drogman de la Porte, comme vous le verrez par quelques exemplaires que vous trouverez ci-inclus. On est encore à temps de profiter de cette offre généreuse; mais que l'on n'oublie pas que si cette évacuation de l'empire ottoman n'était pas permise par l'Angleterre, le retour des Français dans leur patrie serait impossible. Comment peut-on espérer de trouver les moyens de transporter une armée dont la flotte est détruite, sans le secours et le consentement des alliés, et cela dans le temps où les insultes et les imprécations multipliées du gouvernement français laissent à peine une puissance neutre en Europe.
J'ai engagé le général Bonaparte, en lui laissant le passage libre, d'aller prendre le commandement de l'armée d'Italie, qui n'existait déjà plus. Son arrivée, sans un passe-port de moi, sera une de ces chances heureuses que la fortune pourra bien lui refuser. Il a dédaigné de ramener avec lui les intrépides instrumens de son ambition dans leur patrie; il est donc réservé à un autre de faire cet acte d'humanité auquel on trouvera la Sublime Porte prête à acquiescer. Mais que l'on n'infère pas de là que je sollicite l'armée française d'accepter un bienfait.
Le commerce britannique aux Indes, comme partout ailleurs, est à l'abri de toutes tentatives funestes de la part de la république française; et la mort de Tipoo sultan, qui a eu le malheur de céder aux insinuations du Directoire et de ses émissaires, a été le terme de ses cruautés et de son empire. L'armée d'Orient reste donc sur le point de communication entre les deux mers dont nous sommes les maîtres.
Notre seule raison de désirer l'évacuation de l'Égypte par les Français, est que nous sommes garans de l'intégrité de l'empire ottoman; car si les forces employées aujourd'hui ne suffisaient pas pour exécuter cet article du traité, les puissances alliées ont promis d'employer des moyens suffisans. On leur prête gratuitement les principes envahisseurs du Directoire; mais elles prouveront aux Français en Égypte, comme elles l'ont appris à ceux de l'Italie, que leur bonne foi et leurs moyens vont de pair quand il s'agit de se venger mutuellement lorsqu'elles sont outragées.
L'armée française ne peut tirer aucun parti de l'Égypte sans commerce; son séjour ne fera qu'aggraver ses propres maux, prolonger les souffrances des nombreuses familles françaises réparties dans les diverses échelles du Levant; tandis que, d'un autre côté, l'état de guerre avec la Porte ottomane répand le discrédit et la misère sur tout le midi de la France.
L'humanité seule dicte cette offre renouvelée aujourd'hui. La politique actuelle semblerait peut-être exiger sa rétractation; mais la politique des Anglais est de tenir leur parole, quand même cette ténacité pourrait nuire à leurs intérêts du jour. La paix générale ne peut jamais avoir lieu avant l'évacuation de l'Égypte; elle pourrait être accélérée par la prompte exécution de ce préliminaire à toute négociation. Mais vous devez sentir, monsieur le Général, que ce n'est pas dans un endroit aussi éloigné du siége des gouvernemens respectifs, qu'une affaire de cette nature et de cette importance peut être même entamée.
Je me félicite, monsieur le Général, de ce que cette occasion me met à même de vous témoigner l'estime que j'ai pour un officier aussi distingué que vous, et de me flatter que vos communications officielles, basées sur la franchise du caractère militaire, n'auront rien de cette aigreur ni de ce ton de dépit qui ne devrait pas entrer dans des rapprochemens de ce genre.
J'ai l'honneur d'être, avec une haute considération,
Monsieur le Général,
Votre très humble
et très obéissant serviteur,
Signé Sidney Smith,
Ministre plénipotentiaire de S. M. Britannique
près la Porte Ottomane, commandant son
escadre dans les mers du Levant.
(No 99.)
Quartier-général du Caire, le 10 novembre 1799.
Kléber, général en chef, à S. Ex. le Grand-Visir, généralissime des armées de la Sublime Porte,
Illustre parmi les Grands éclairés et sages, que Dieu lui donne une longue vie pleine de gloire et de bonheur; Salut et amitié.
Je reçois la lettre que Votre Excellence m'a expédiée par un Tartare, au sujet des notes dont Mohamed-Effendi était porteur.
Si le gouvernement français m'avait chargé de m'emparer de l'Égypte et de la défendre à outrance contre quiconque voudrait me forcer à l'abandonner, j'aurais obéi; et au lieu de faire des démarches toujours honorables, quand il s'agit de terminer une guerre impolitique et sans objet, j'aurais suivi dans les combats, la gloire, compagne fidèle à l'armée que je commande, jusqu'à ce que j'eusse reçu de nouveaux ordres.
Mais, comme je l'ai fait connaître à Votre Excellence, il a toujours été constant pour moi que jamais la République française n'avait voulu faire la guerre à la Sublime Porte. Les changemens qui ont eu lieu dernièrement dans le gouvernement français, les causes qui les ont amenés, les opinions qui ont été manifestées sur l'expédition d'Égypte, annoncent un désir unanime de rétablir la paix avec l'empire ottoman.
C'est à ce désir que j'ai cédé, en faisant auprès de Votre Excellence toutes les avances convenables.
J'ai offert d'évacuer l'Égypte; je ne crois pas que la guerre que nous nous faisons puisse avoir un autre objet. Cette évacuation doit donc être le prix de la paix, au moins entre les deux puissances, si elle ne peut l'être pour toute l'Europe.
Qu'elle ne puisse ni se traiter, ni se conclure en Égypte, j'en demeurerai d'accord; mais que Votre Excellence considère l'évacuation de l'Égypte comme un préliminaire absolu à toute espèce de négociation, c'est un principe sur lequel il lui sera facile de revenir, quand elle aura réfléchi de nouveau aux véritables intérêts de la Sublime Porte. Elle sentirait quelle sera sa responsabilité personnelle, si elle attendait du sort incertain des combats, un succès qu'elle peut obtenir sur-le-champ, sans courir aucune chance funeste.
Mais enfin, quels que soient les désirs de Votre Excellence, et quand même il ne s'agirait que de l'évacuation pure et simple de l'Égypte, il est indispensable de s'entendre; et j'insiste d'autant plus pour établir des conférences à cet effet, que je donnerai à mes délégués des instructions telles qu'ils ne se sépareront pas des vôtres sans avoir terminé à la satisfaction de la Sublime Porte et à celle de Votre Excellence.
Je l'engage de nouveau à m'envoyer trois ou quatre sauf-conduit en blanc, et à me désigner le lieu où devront se rendre mes délégués.
Si, contre mon espérance, je fais en vain pour la paix tout ce que les intérêts de mon pays et ceux de l'humanité me commandent, je serai au moins justifié de tout le sang qui va encore se répandre, et la postérité saura en faire rejaillir le blâme sur ceux qui l'auront mérité.
Je prie Votre Excellence de croire à la haute considération que j'ai pour elle.
Signé Kléber.
ARTIFICES DE SIDNEY.
INSURRECTION.—PRISE D'EL-A'RYCH
Le bénéfice du temps était désormais tout au profit des Turcs; Sidney ne se pressa pas de venir recevoir les plénipotentiaires à bord. Il prétexta les vents, tint la haute mer, courut la côte et ménagea aux Ottomans tout le loisir dont ils avaient besoin pour prendre sur nous quelque avantage. Ils étaient impatiens de franchir le désert. Nous paraissions peu disposés à rendre les places qui couvraient les terres cultivées; il ne s'agissait que d'irriter l'ardeur des uns, de prolonger l'indécision des autres, pour obtenir d'un coup de main ce que ne donnerait peut-être pas la négociation. Ce fut sur ces données que se régla le commodore. D'une part il évitait soigneusement le Boghaz, gardait le large; de l'autre il poussait les Osmanlis à la guerre, et nous accusait de chercher à gagner du temps. Cette tactique produisit son effet. L'armée turque porta son quartier-général à Ghazah: des reconnaissances s'avancèrent sur El-A'rych, le fort fut sommé, et les postes chargés de le couvrir tombèrent sous le damas des Tobargis. Kléber, à qui ces lenteurs étaient encore plus insupportables, se plaignit des conséquences qu'elles avaient eues. Le visir, toujours abusé, lui répondit qu'une aile de son armée se trouvait déjà devant nos postes, et commençait à détruire les Français qu'elle avait en face; qu'il ne pouvait arrêter sa marche ni prendre des mesures conciliatoires, si l'on ne profitait pas mieux du temps; qu'il restait cependant un moyen de s'entendre et d'échapper aux orages qui retenaient Sidney, c'était d'expédier ses délégués par le désert, que dès qu'ils seraient rendus à Ghazah, toute hostilité cesserait de part et d'autre. La proposition fut acceptée: les plénipotentiaires allaient se mettre en route lorsque Smith, jugeant sans doute que tout a des bornes, se présenta devant Lesbëh. Poussielgue et Desaix, qui avaient perdu quatorze jours à l'attendre se jetèrent aussitôt dans une chaloupe et ne tardèrent pas à être à bord. Le commodore était muni des pouvoirs du visir: ils se flattaient que les conférences commenceraient sans délai. Ce n'était pas ce que se proposait le négociateur auquel ils avaient affaire. Il les écouta cependant; et se prévalant des bases irréfléchies que Kléber avait admises, il leur proposa, comme mesure préliminaire, la remise des places qui bordent la lisière du désert; c'était la condition indispensable de l'armistice. Quant à l'armée, elle serait reçue à composition, et ne pourrait reprendre les armes qu'au bout d'un temps donné. Ces conditions, tolérables au plus après une défaite, étaient inconvenantes dans l'état où se trouvaient les choses. Elles le devenaient encore davantage par le caractère de l'homme auquel elles s'adressaient. Desaix, dévoué à Bonaparte par sentiment et par admiration, voyait avec douleur la perte d'une conquête à laquelle il avait pris une part si glorieuse. Il connaissait toute l'importance de l'Égypte, et se prêtait avec répugnance à une négociation que rien ne justifiait. Une autre circonstance le blessait encore: Kléber avait mis de la perfidie dans sa nomination; il ne l'avait choisi que parce qu'il le voyait fidèle aux premiers sentimens qu'il avait manifestés pour son ancien chef, et qu'il voulait le rendre solidaire d'une transaction qu'il condamnait. Aussi Desaix releva-t-il vivement Sidney; et sans tenir compte des injurieuses prétentions qu'il venait d'émettre, il rédigea la note suivante qui fut immédiatement passée au commodore:
«L'occupation de l'Égypte par l'armée française paraissant avoir été le principal motif qui a rallumé la guerre dans toute l'Europe, le général en chef Kléber a pensé que l'évacuation de cette province pourrait être un acheminement à cette paix générale si fortement désirée de tout les peuples; et malgré les avantages de sa position en Égypte, il s'est déterminé d'autant plus volontiers à faire les premières démarches pour cet objet, qu'il ne peut douter que l'intention du gouvernement français n'ait toujours été de rendre l'Égypte à la Sublime Porte.
«Le général Kléber a vu avec plaisir que M. le commodore Smith était investi de la confiance des parties pour traiter cette importante affaire. Ses lumières personnelles le mettent en état d'en apprécier tous les rapports.
«La guerre actuelle, poussée plus long-temps, ne peut qu'être funeste aux intérêts politiques et au système commun de la plupart des parties belligérantes, de quelque côté que soient les succès. Sous ce point de vue, l'Angleterre court les mêmes chances que la République française.
«L'évacuation de l'Égypte, effectuée aujourd'hui plutôt que dans deux ans, satisfait pleinement aux intérêts de l'empire ottoman; elle procure en même temps un très grand avantage à l'Angleterre, qu'elle délivre de toute inquiétude sur les Indes. Enfin elle écarte de part et d'autre toute idée qui pourrait faire admettre par la France un nouveau système politique dangereux pour elle-même, dont le résultat serait aussi la ruine de l'empire ottoman et successivement pour les Anglais de leurs colonies dans l'Inde, comme de leur commerce dans l'empire ottoman et avec la Russie.
«Mais en offrant l'évacuation de l'Égypte, seulement parce que des intérêts généraux la rendent beaucoup plus convenable en ce moment que plus tard, et parce qu'il vaut mieux qu'elle accélère la paix générale, que d'en être le prix, après une guerre encore longue et sanglante, l'armée française, forte de ses victoires et de sa position, a le droit d'exiger une compensation honorable, proportionnée aux avantages auxquels elle renonce. En conséquence, les soussignés, en vertu de leurs pleins pouvoirs, offrent l'évacuation de l'Égypte aux conditions:
«1o. Que la Sublime Porte restituera à la France les possessions qu'elle peut avoir acquises sur elle pendant la guerre actuelle;
«2o. Que les relations entre l'empire ottoman et la République française seront rétablies sur le même pied qu'avant la guerre;
«3o. Que l'Angleterre signera une nouvelle garantie du territoire de l'empire ottoman;
«4o. Que l'armée évacuera avec armes et bagages sur tous les ports dont il sera convenu, aussitôt que les moyens d'évacuation lui auront été procurés.
«À bord du Tigre, 8 nivôse an VIII (29 décembre 1799).
«Signé Desaix, Poussielgue.»
Sidney était loin de s'attendre à des propositions de cette espèce. Il croyait prendre la négociation au point où Kléber l'avait conduite, et voilà qu'il se trouvait vis-à-vis d'un homme, d'un projet tout nouveau. Poussielgue lui-même se montrait moins impatient de revoir l'Europe. La présence de l'étranger lui avait rendu son énergie; il insistait avec force sur les conditions que renfermait la note. Le commodore n'eut garde de les refuser; toujours doucereux, toujours philanthrope, il recourut à ses artifices ordinaires, et continua de jouer son jeu. Sa qualité d'homme, de chrétien, lui faisait un devoir de prévenir l'effusion du sang; mais le visir était un Turc obstiné, farouche; on mettait en avant des considérations qui n'avaient été ni délibérées ni prévues: il allait consulter Sa Hautesse, s'interposer entre elle et les Français. Il fit voile, en effet; mais au lieu de se diriger sur Jaffa, il courut la haute mer, chassa de Tyr à Candie, de Candie au Carmel, et mit dix-huit jours à faire un trajet qui n'en exigeait pas deux. Les plénipotentiaires sentaient bien qu'il les jouait; mais il ne répondait à leurs plaintes qu'en maudissant les courans, les orages: force leur fut de se résigner.
Pendant qu'il les tenait au large, ses officiers mettaient leur absence à profit. Ils excitaient, poussaient les Turcs, et ne cessaient, avant que l'armistice fût conclu, de les engager à tenter un coup de main sur El-A'rych. Ce ramassis de sauvages souffrait impatiemment les privations du désert; ils n'eurent pas de peine à l'obtenir. Leurs dispositions répondirent au but; elles furent calculées avec une profonde astuce.
Les mameloucks nous avaient fait quelques prisonniers qui gémissaient dans les cachots. Ils se rendirent auprès d'eux, les plaignirent, et, passant à l'officier qui les commandait lorsqu'ils avaient été pris, ils lui annoncèrent que ses fers allaient tomber, que des ordres étaient donnés pour qu'il fût traité avec distinction. Ils l'engagèrent à ne pas méconnaître la bienveillance du chef de l'armée turque qui les brisait. Le Français était encore à chercher où tendaient ces insinuations, lorsqu'il voit entrer l'interprète du visir, qui lui représente que la privation des effets qu'ils avaient au fort rendait sa position, celle de ses soldats, pénible, et l'invite, au nom de son maître, à les réclamer. Il y consentit: cet acte de docilité parut de bon augure; on l'envoya chercher, au nom du visir. On le conduisit dans une tente magnifique, où se trouvaient les officiers anglais avec les généraux musulmans. On lui adresse d'abord une foule de questions: on veut savoir les ouvrages qui couvrent El-A'rych, les troupes qui les défendent; on n'omet, en un mot, rien de ce qui peut l'embarrasser, le compromettre; et, quand on juge que son trouble est au point où on se propose de le porter, on lui présente à signer la lettre qu'il doit écrire. Heureusement il n'était pas homme à se laisser imposer. Il lit, parcourt, reste muet d'étonnement, en voyant qu'au lieu d'une réclamation d'effets, c'est une invitation de livrer le fort, de se rallier au visir, qui comblera de biens, et fera passer en France ceux qui trahiront leurs sermens. Il se plaignit de l'indigne piége qu'on lui avait tendu, refusa d'apposer sa signature à cette pièce infâme, resta sourd aux prières comme aux menaces, et fut reconduit dans sa prison. L'interprète ne tarda pas à le suivre. Il lui fit une peinture animée de la colère du visir, lui montra les ennuis, les mauvais traitemens qu'il se préparait, et lui présenta un nouveau projet de lettre. Le malheureux était trop ému pour en démêler la perfidie, et signa. Une fois munis de cette pièce, les officiers anglais menèrent rapidement à fin la trame qu'ils avaient ourdie. Ils avaient parmi eux un émigré qui avait autrefois servi dans le régiment de Limousin, d'où sortait presque en entier la garnison du fort. Il était délié, adroit, capable d'organiser la révolte; il fut chargé de la semer parmi ses anciens soldats. Cette mission exigeait le concours d'un intermédiaire; mais il avait les prisonniers sous la main, il trouva sans peine l'homme qu'il lui fallait. Il choisit un vieux caporal de sapeurs; il lui prodigua l'eau-de-vie, l'argent, les caresses, et eut bientôt triomphé des scrupules que ce malheureux lui opposait. Quand il le vit bien libre, bien dégagé de toute affection nationale, il l'emmena avec lui sous les murs d'El-A'rych. Il fit halte dès qu'il fut à la vue des postes, donna ses dernières instructions à son émissaire, et se fit annoncer. Le commandant lui envoya une tente, des rafraîchissemens, et ne tarda pas à arriver lui-même. L'émigré lui remit des lettres, où le colonel Douglas, tout aussi philanthrope que son chef, ne parlait que d'honneur, que de la nécessité de prévenir l'effusion du sang; et lui demandait la remise de la place par pure humanité, car ses troupes étaient si nombreuses, les motifs si péremptoires, que ce serait folie de résister.
Cette sommation était étrange, et les insinuations qui l'accompagnaient, encore plus. Le commandant le fit sentir à l'émigré, qui s'excusa, parla des forces, de la férocité des Turcs, et ouvrit une discussion verbale, dont son émissaire profita pour se glisser parmi nos postes. La curiosité, le désir d'avoir des nouvelles de leurs camarades, les avait groupés autour de lui; il répandait la séduction à pleines mains: il montrait les pièces d'argent qu'il avait reçues, vantait les bons traitemens que tous éprouvaient, et se félicitait du bonheur qui lui était garanti de repasser incessamment en France. Quelques uns de ses auditeurs témoignaient des doutes; vous ne m'en croyez pas, leur dit-il; à la bonne heure: «mais vous en croirez peut-être le lieutenant. Tenez, voilà la lettre qu'il écrit aux officiers de la 9e.» Elle n'était pas cachetée; elle fut aussitôt ouverte, transmise de main en main, et causa une sorte de rumeur qui appela l'attention du commandant. Il vit l'imprudence; mais le mal était fait; et puis, comment imaginer qu'un homme d'honneur, qu'un Français se fît l'agent d'une si odieuse machination. Il fit retirer le prisonnier, consigna la troupe, et répondit au colonel Douglas qu'il ne revenait pas de sa surprise de recevoir une sommation au moment où un armistice, offert par son chef, avait suspendu les hostilités. Les relations fussent-elles d'ailleurs tout hostiles, les généraux ne fussent-ils pas en pleine négociation pour la paix, rien ne l'autorisait à sommer une place devant laquelle ses troupes n'avaient pas encore paru.
L'émigré avait jeté de coupables espérances dans la troupe, et réveillé des souvenirs que la circonstance rendait fâcheux; il se retira. Ces germes de désordre étaient lents à se développer. Les Anglais recoururent à une autre ruse. El-A'rych, placé à quatre journées de marche dans le désert, n'était soutenu que par le poste de Cathiëh. Ses communications étaient longues, pénibles, exigeaient des escortes assez nombreuses. Les officiers de Sidney imaginèrent de mettre cette circonstance à profit. Ils multiplièrent les messagers du visir, expédièrent des Tartares, qui, effrayés, tremblaient au seul nom de Bédouins, refusaient de continuer leur route, s'ils n'étaient protégés par trente à quarante hommes. Le commandant, qui avait pénétré l'artifice, se montrait peu disposé à se prêter à ces frayeurs; mais ils insistaient, se retranchaient sur l'importance de leurs dépêches, et finissaient toujours par enlever quelques soldats à la garnison. Enfin, le Tartare de confiance du généralissime se présenta, et déclara net qu'il ne courrait pas les risques de la traversée, si on ne lui donnait une escorte capable de contenir les tribus. Le commandant Cazal disputait sur le nombre, et était bien résolu à ne pas céder, quelque spécieuses que fussent les allégations, lorsqu'un détachement de dromadaires chargé de lui remettre trois effendis que Kléber envoyait au visir, se présenta. Cette troupe allait reprendre le chemin de Cathiëh; le Tartare fut sans prétexte, et le fort ne se dessaisit d'aucun de ses défenseurs. Sa position, néanmoins, n'en devint pas meilleure. Les dromadaires s'étaient mêlés à la garnison, et avaient imprudemment répandu parmi elle qu'ils avaient ordre de se replier sur Salêhiëh dès qu'ils verraient El-A'rych investi. Cette nouvelle ébranla sa constance: elle se crut sacrifiée, perdue, et ne montra plus qu'indécision.
Enfin, l'armée ottomane déboucha; elle s'établit sur le torrent qui couvre le fort, occupa le bois de palmiers qui l'avoisine, s'étendit au pied des dunes, porta un corps de mameloucks au puits de Mecondia, et poussa un gros de cavalerie à la gorge du désert. Ces dispositions achevées, elle envoya sommer la place. Son parlementaire se présenta avec un de nos prisonniers, et menaça la garnison, si elle ne rendait immédiatement le fort de ne lui faire aucun quartier. Le commandant ne voulut rien entendre; on s'adressa à ses soldats. Ils étaient encore tout étourdis d'une attaque bruyante qui venait d'avoir lieu; ils eurent la faiblesse de prêter l'oreille à de coupables espérances, et une insurrection terrible ne tarda pas à éclater. Le feu s'était ranimé; les Turcs s'élançaient de la première parallèle, et, plantant leur drapeau dans les sables, travaillaient des pieds et des mains à s'établir sur une ligne plus rapprochée du fort. Ils avaient d'abord obtenu quelque succès; mais nos projectiles tombaient si juste que les hommes, les guidons, quoique aussitôt remplacés qu'abattus, furent à la fin obligés de disparaître.
Le début était heureux, le moral des troupes pouvait se remonter, on redoubla de séductions. On enivra de nouveau les soldats de l'espoir de revoir la France; on leur exagéra les forces du visir. On fit valoir l'habile distribution des corps qui cernaient la place; on insista sur l'impossibilité où ils étaient d'être secourus. Abandonnés, perdus au milieu du désert, que pouvaient-ils contre les hordes sauvages que l'Asie poussait sur eux? Pouvaient-ils se flatter de les vaincre? Pouvaient-ils même se promettre de les arrêter? Pourquoi se dévouer à d'inutiles tortures? Pourquoi s'exposer aux outrages dont ces barbares accablent les vaincus? N'était-il pas plus sage d'assurer, au prix de quelques masures qu'on ne pouvait défendre, la vie de tant de braves, qui, résignés à verser leur sang pour la France, voulaient du moins que leur mort lui profitât. Résister n'offrait aucune chance de salut; traiter les présentait toutes: il fallait traiter.
La garnison ébranlée hésitait encore sur ce qu'elle avait à faire; mais la force vint seconder l'artifice, les attaques se développèrent pour appuyer la séduction. Les Turcs débouchent tout à coup du vallon des Citernes. Ils culbutent, replient nos avant-postes, et s'établissent dans des ruines, d'où on essaie en vain de les débusquer. Cette brusque irruption achève ce que la perfidie a commencé. Les troupes désespèrent d'elles-mêmes; elles s'agitent, s'inquiètent, et, se révoltant à la vue des vains dangers auxquels on les expose, elles demandent impérieusement que les hostilités cessent, et que le fort soit rendu. Le commandant essaie de ranimer leur courage. Il les rassemble, leur expose leur situation, leurs ressources, l'importance du poste qui leur est confié, les espérances que l'armée fonde sur leur bravoure; tous ses efforts sont inutiles. Ses conseils sont accueillis par des murmures, ses observations couvertes de cris séditieux; on l'interrompt; on refuse de l'entendre; on ne veut plus lui obéir. Il ne se rebute pas néanmoins. Il interpelle ses soldats; il leur reproche durement de prêter l'oreille à des suggestions perfides, de s'abandonner à de coupables espérances, et leur montrant le camp des ennemis: Eh bien! leur dit-il, puisque vous n'osez affronter les Turcs, courez, j'y consens, mendier leurs outrages. Les braves qui n'ont pas abjuré les sentimens français suffiront à défendre le fort; les portes sont ouvertes, allez.
Les ponts-levis s'étaient, en effet, abattus; mais la résolution du commandant avait imposé. La troupe était subjuguée, confondue; elle manifestait l'intention de se défendre, Cazal la renvoya à ses positions. La nuit ramena les intrigues; tout était de nouveau changé quand l'attaque recommença. Les Turcs s'échappèrent en tumulte de leurs tranchées, se répandirent sur les glacis, bravèrent le feu des détachemens qu'ils n'avaient pu ni intimider ni séduire; et, se portant tout à coup sur leur droite, ils se jetèrent dans le bastion, et l'occupèrent sans brûler une amorce. Ils suivirent les troupes qui avaient si honteusement rendu les postes qu'elles devaient défendre. Ils pénétrèrent dans les retranchemens, se couvrirent de tout ce qui leur tomba sous la main, et parvinrent à se maintenir malgré la mousqueterie qui partait des tours, des parapets voisins.
L'ennemi était au pied des ouvrages, une partie des troupes annonçait les dispositions les plus fâcheuses; tout était dans le désordre et la confusion. Les uns, inspirés par la frayeur, s'écriaient que les murailles allaient sauter, que les Turcs avaient attaché la mine; les autres, poussés par la malveillance, déploraient l'obstination du commandant, et soutenaient que la garnison était perdue si elle ne se hâtait de capituler. Cazal essaya de calmer ces frayeurs. Il fit jeter quelques obus sur les points menacés, et ordonna de déplacer toutes les poudres, tous les projectiles qui pourraient aggraver l'explosion. Le feu s'était peu à peu ralenti pendant qu'on se livrait à ces soins; les terreurs semblaient dissipées, les imaginations mieux assises; il résolut de hasarder une sortie. Chargé de balayer les retranchemens qu'occupent les Osmanlis, le capitaine Ferey réunit ses grenadiers, ouvre la barrière, commande, part, et n'est suivi par personne. Il revient, prie, exhorte, commande encore, et n'est pas mieux obéi. Le commandant accourt, rappelle aux mutins tout ce que le devoir, l'honneur inspirent, sans être plus heureux. Trois fois il leur ordonne de le suivre à l'ennemi; trois fois ils lui répondent qu'ils ne marcheront pas, qu'ils ne veulent plus se battre. La rébellion se propage comme un trait; au-dedans, au-dehors, les troupes ne connaissent plus de frein. L'un se plaint qu'on les sacrifie; l'autre jure qu'il ne brûlera pas une amorce; tous prétendent que le fort va sauter, et demandent à grands cris qu'il soit rendu. Cazal, pour toute réponse, leur montre l'ennemi qui chemine. Il les presse, les engage à continuer le feu; mais loin de les ramener, sa constance les irrite: ils jettent, brisent leurs armes, ou, montant sur le parapet, ils les agitent la crosse en l'air, et font signe aux assiégeans qu'ils sont prêts à se rendre. Quelques uns même se portent au drapeau; ils l'abattent, le précipitent dans la lunette, et ne s'aperçoivent pas plus tôt qu'il est de nouveau arboré, qu'ils accourent pour le renverser encore et lui substituer un drapeau blanc. Quelques braves accourent à la défense des couleurs nationales. Le capitaine Guillermain fond sur ceux qui les attaquent; le sergent Codicé se joint à lui: ils se groupent autour du signe qu'ils ont juré de conserver intact; ils bravent, ils menacent, et réussissent à éloigner les furieux qui, plus d'une fois, les couchent en joue.
Cependant, les Turcs voyant que le fort ne tirait plus, accourent en foule, et des lignes et du camp; ils couvrent les glacis, inondent les fossés. Bientôt une multitude sauvage, qu'on n'a aucun moyen d'éloigner, se presse au pied des retranchemens, et demande à grands cris d'être reçue dans la place. Elle s'essaie à escalader les bastions, entasse des matériaux qui n'ont pas encore été mis en œuvre; et tel est l'aveuglement de nos soldats, qu'ils lui jettent des cordages, qu'ils l'aident à franchir les remparts. Les prisonniers, qui, jusque-là étaient restés paisibles, se soulèvent à la vue de leurs camarades hissés sur les murs. Ils renversent les pierres qui, interceptent la communication du fort au bastion; ils ouvrent la poterne, introduisent tout ce qui se présente, et fondent sur les Français. Ceux-ci sentent alors la faute qu'ils ont commise; ils se rassemblent, se pelotonnent, rompent, écrasent les Turcs; mais, accablés bientôt par une soldatesque sauvage, dont les flots vont toujours croissant, ils tombent sous le damas auquel ils se sont imprudemment livrés. Ce n'est plus un combat, c'est une boucherie où quelques hommes rares se débattent au milieu d'une troupe d'égorgeurs. Cazal parvient cependant à se faire jour, à la tête de quelques uns des siens. Il gagne la porte du fort, s'y établit, s'y barricade, et oppose, à la foule qui le presse, une résistance dont elle ne peut triompher. Douglas, qu'attire la chaleur du combat, le somme, le supplie de se soumettre au sort. Il s'y refuse, et proteste qu'il est résolu de s'ensevelir sous les décombres s'il n'obtient une capitulation. Rajeb-Pacha, l'aga des janissaires, surviennent au même instant; ils ont fait briser les palissades, renverser les barrières; la porte est le seul obstacle qui leur reste à franchir pour pénétrer dans le fort. Ils s'irritent, demandent qu'elle soit ouverte, et consentent cependant à la proposition de Cazal, que leur transmet Douglas. On écrit aussitôt; on rédige une convention ainsi conçue:
ART. 1er.
La garnison du fort sortira avec les honneurs de la guerre, et emportera ses bagages. Les officiers conserveront leurs armes et leurs effets.
ART. 2.
Les malades et les blessés sont recommandés à la générosité de l'armée ottomane.
Fait au fort d'El-A'rych, le 8 nivôse an VIII.
Le colonel Douglas signa cette pièce, en expliqua le contenu aux pachas, impatiens, qui y apposèrent leur sceau, et la repassa au commandant, qui la garda.
On se mit aussitôt à déblayer les barricades, et le porte fut ouverte. Semblables à un torrent qui a rompu ses digues, les Turcs se précipitent alors dans la forteresse, et portent partout le ravage et la mort. Les uns se répandent dans l'hôpital, égorgent les malades et les blessés dans leurs lits; les autres convertissent les forges en ateliers d'assassinats. Ici, ils décapitent sur l'enclume les malheureux qu'ils immolent; là, ils les mutilent à coups de pelle et de pioche sur la culasse des canons. Plus loin ils les précipitent par-dessus le rempart, ou les descendent avec des cordes, pour les livrer à d'autres tigres impatiens de les égorger. Tel fut le résultat des manœuvres philanthropiques des officiers de Sidney; l'humanité, l'honneur, tout avait été foulé aux pieds pour arriver à cette horrible hécatombe.
Si du moins elle n'eût pas été inutile! mais Kléber avait déjà modifié ses instructions. Le temps, la situation des affaires en Europe avaient ébranlé sa constance. Il était revenu sur les conditions dont il avait d'abord déclaré ne pouvoir se désister que sur des ordres écrits, et offrait d'inspiration ce que venait de lui arracher la perfidie. Il était rebuté, impatient d'évacuer un pays qu'il désespérait de conserver. Il ne demandait pour le rendre que la neutralité de la Porte, et la libre sortie des troupes qu'il commandait. Si ces conditions étaient admises, il donnait ordre à ses plénipotentiaires de conclure, et les autorisait même à stipuler la remise d'El-A'rych, comme garantie du traité. Mais ses dépêches n'avaient pas franchi le Bogaz, que déjà la nouvelle du désastre lui était parvenue. Il s'aperçut alors du piége que lui avait tendu Sidney. Il se plaignit de la déloyauté du commodore, qui retenait ses plénipotentiaires au large, pour laisser au visir le temps d'agir; et, s'élevant au-dessus des circonstances, il donna au général Reynier, qui le pressait de livrer bataille, l'ordre de marcher aux Turcs. «Vous avez, lui manda-t-il, quatorze bataillons, neuf régimens de cavalerie, une belle artillerie; je ne crois pas qu'avec cela vous puissiez douter d'un brillant succès.» Rampon devait prendre part au mouvement. Verdier était chargé de l'appuyer, et Friant avait ordre d'accourir de la Haute-Égypte, de couvrir le Caire, pendant que le général en chef s'avançait sur Belbéis avec la 61e, la cavalerie et l'artillerie de la réserve. La réflexion vint bientôt calmer cet élan. Tout était le 4 à la guerre; le 5, tout se trouva à la modération, à la longanimité. Kléber, qui la veille écrivait, pressait, ne voulait pas qu'on perdît une heure, timide, réservé maintenant, se bornait à demander qu'au moins l'armistice proposé par sir Sidney Smith et par le grand-visir fût désormais respecté, et, s'il se pouvait, garanti par des otages; il ne voulait pas même que les plénipotentiaires insistassent sur la restitution du fort. Il ne s'en tint pas là. Cédant tout à coup à l'impatience, à l'impétuosité de son caractère, il voulut, suivant son expression, trancher les difficultés d'un seul coup. Il ouvrit une négociation directe avec le grand-visir, et se désista de trois des quatre articles dont les plénipotentiaires avaient ordre de ne pas se départir.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
Damiette, 16 décembre 1799.
Le général de division Desaix, et le citoyen Poussielgue, administrateur des finances, au général en chef Kléber.
Citoyen Général,
Smith n'a pas encore paru; aussitôt qu'on l'apercevra, nous lui enverrons demander le lieu où nous pourrons le joindre, et les personnes que nous pourrons amener avec nous, pour ne causer aucun embarras.
Un officier venu d'El-A'rych rapporte que le grand-visir a envoyé des Turcs, que le commissaire anglais Douglas, a fait accompagner par deux frégates anglaises, pour sommer le commandant de cette place de se rendre. Les détails de cette sommation vous seront envoyés par le général Verdier; elle a eu lieu le 18 de ce mois. Les envoyés du grand-visir ont annoncé qu'il était avec son armée à Ghazah.
Cette conduite a-t-elle pour objet de presser les conférences, d'en influencer le résultat, ou le grand-visir ne veut-il pas les attendre? Il a au moins voulu avoir un prétexte pour tenter une reconnaissance de la place.
Il nous tarde à présent d'être auprès du commodore anglais, pour que la suspension d'armes soit convenue jusqu'à la fin des conférences, ou que nous retournions auprès de vous, si nous nous apercevons qu'il n'y a rien à faire auprès de lui.
Vous avez oublié de nous remettre le sauf-conduit du grand-visir pour le commandant de l'escadre turque; nous vous prions de l'envoyer à Damiette auprès du général Verdier, pour nous le remettre, ou pour nous le faire passer. Salut et respect.
Desaix, Poussielgue.
(No 2.)
Damiette, 22 décembre 1799.
Le général de division Desaix, l'administrateur général des finances Poussielgue, au général en chef Kléber.
Citoyen Général,
Les citoyens Savary et Pérusse sont revenus ce matin; ils ont passé la nuit à bord du Tigre, et nous ont rapporté les lettres et pièces dont vous trouverez ci-joint copie.
Vous y remarquerez principalement la proposition d'une trêve par terre, à condition de remettre les postes d'El-A'rych et de Catiëh entre les mains de l'armée ottomane.
Sans nous arrêter à cette proposition ridicule, nous saisirons l'ouverture qui est faite pour obtenir une trêve, en laissant les choses de part et d'autre in statu quo, ou en les modifiant à avantages égaux de part et d'autre.
Voici les nouvelles que Smith nous a données. Le Guillaume Tell est à Malte, les Anglais sont à Goze et continuent à bloquer Malte; le Généreux est rentré à Toulon; le Leander a été repris à Corfou. Il y a vingt mille Espagnols qui bloquent Gibraltar par terre; les Russes bloquent Gênes par mer; nos escadres sont bloquées à Brest par une escadre anglaise de même force. Smith assure que l'escadre hollandaise s'est rendue sans combat, comme on l'a débité, et que l'armée combinée en Hollande a été battue par les coalisés. Au reste, ces nouvelles sont anciennes. Il n'en est pas arrivé, depuis le départ de l'adjudant-général Morand, de plus fraîches que celles dont il a eu connaissance.
Vous verrez la déclaration de guerre de la Russie à l'Espagne.
Vous verrez aussi la déclaration de la Porte, qui renvoie le chargé d'affaires d'Espagne à Constantinople, à cause de l'intérêt qu'il prenait aux affaires de France. Cette déclaration n'annonce pourtant pas une rupture.
Enfin Smith dit qu'on parle beaucoup des belles manœuvres de notre amiral Bruix, et qu'elles lui ont fait infiniment d'honneur.
Nous irons coucher aujourd'hui à Lesbëh, et demain matin nous serons à bord du Tigre.
Smith a paru sensible aux provisions que nous lui avons fait remettre de votre part. Il vous envoie en échange des liqueurs d'Angleterre.
Salut et respect.
Desaix, Poussielgue.
Le général de division Desaix, l'administrateur général des finances Poussielgue, au général en chef Kléber.
À bord du Tigre, 25 décembre 1799.
Citoyen Général,
Nous recevons votre lettre du 29 frimaire avec le sauf-conduit du grand-visir.
Le citoyen Damas est parti hier soir avec les réponses de M. Smith à vos lettres. Nous en sommes encore au même point, c'est-à-dire que nous n'avons pas entamé la question principale. Les premiers mots échappés à M. Smith sont si loin de ce que nous avons à demander, et même de ce que nous espérions obtenir, qu'avant d'entrer en matière nous avons jugé qu'il fallait bien préparer les esprits, et les disposer à écouter sans étonnement nos propositions. Il ne s'agirait de rien moins, suivant M. Smith, si nous l'avons bien deviné, que de traiter l'armée comme prisonnière de guerre, c'est-à-dire qu'en rentrant en France elle ne pourrait porter les armes. Qu'on mettrait en liberté tous les Français non militaires, arrêtés dans l'étendue de l'empire ottoman, mais que la paix avec cet empire n'aurait lieu qu'à la paix générale.
Nous vous répétons, citoyen Général, que nous avons deviné ces propositions plutôt que nous ne les avons entendues, et que nous avons éludé une explication plus claire, afin de reprendre du terrain avant de combattre.
Nous comptons entamer aujourd'hui plus sérieusement cette affaire, et établir nos bases.
Vous recevrez sans doute, par la voie d'Alexandrie, les premières lettres que nous vous écrirons.
Salut et respect.
Desaix, Poussielgue.
(No 4.)
Au quartier-général du Caire, 29 septembre 1799.
Kléber, Général en chef, au Grand-Visir.
J'apprends que les escarmouches continuent devant El-A'rych, et en conséquence je déclare à Votre Excellence que tant qu'elle n'aura pas fait retirer ses troupes à une bonne marche de ce fort, aucune trêve, aucun arrangement ne saurait avoir lieu. Si les intérêts même confiés à Votre Excellence ne lui prescrivaient pas la plus grande loyauté, dans les circonstances actuelles, elle aurait dû y être déterminée par la franchise avec laquelle j'ai parlé et agi depuis nos relations.
J'ai aussi à me plaindre de la non-exécution du cartel d'échange arrêté entre le général français Marmont et Petrona-Bey devant Aboukir. D'après ce cartel, qui doit avoir obtenu l'approbation de Votre Excellence, puisque sir Sidney Smith le rappelle souvent dans ses écrits, il lui serait sans doute difficile de justifier l'arrestation des Français tombés en son pouvoir, lorsqu'il lui est connu que j'ai cinquante fois plus d'Osmanlis peut-être à offrir en échange. Je prie Votre Excellence de vouloir bien également s'expliquer à ce sujet, et de croire à la haute considération que j'ai pour elle.
Signé Kléber.
Quartier-général de Ghazah (sans date).
Reçue par un Tartare, arrivé au Caire le 22 décembre 1799.
Au modèle des Princes de la nation du Messie, etc.
J'ai reçu et j'ai compris le contenu de la lettre que vous m'avez directement envoyée par Mousa, Tartare, en réponse à celles que je vous ai précédemment écrites. Je pense que les dépêches que j'ai fait remettre à l'officier que vous aviez envoyé à bord du vaisseau du commandant anglais Smith mon honoré ami, vous sont parvenues.
Vous m'avez écrit que vous voulez évacuer l'Égypte, et que les arrangemens qui seront proposés et pris pour effectuer cette évacuation seraient conformes à la dignité et à l'équité de la Sublime Porte, ainsi qu'aux devoirs de l'alliance qu'elle a contractée, et au droit des gens, afin d'épargner, par ce moyen, l'effusion du sang. Vous m'avez fait savoir plusieurs fois que vous désiriez ouvrir des conférences pour traiter de l'évacuation de l'Égypte, et que si, malgré ces avances, la Sublime Porte ne secondait pas de pareilles dispositions, vous n'étiez plus responsable devant Dieu ni devant les hommes du sang qui serait répandu; préférant alors moi-même de traiter avec vous sur des propositions aussi raisonnables, j'ai consenti à l'ouverture des conférences.
Le Commandant Smith, mon ami, vient de m'écrire qu'il s'était tout récemment rendu avec son vaisseau devant Damiette, et qu'il n'avait pas trouvé les délégués que vous avez consenti à envoyer à son bord; mais que les mauvais temps l'ont forcé de quitter les parages de Damiette, et d'aller jusqu'à Jaffa, d'où il se rendrait de nouveau devant Damiette, avec l'espérance de trouver vos délégués, et que s'ils n'y sont pas encore arrivés, il se portera vers Alexandrie. Cependant une aile de mon armée se trouve déjà devant El-A'rych, et les troupes musulmanes commençant à détruire par des escarmouches les Français qui s'y trouvent, il est impossible qu'il n'y ait pas du sang répandu. Les circonstances ne me permettant pas de retarder la marche de mon armée, nous ne pourrions, en conséquence, prendre des arrangemens conciliatoires, si nous ne profitions pas du temps qui s'écoule. Si donc vous êtes toujours dans les dispositions que vous avez manifestées, il importe que vous vous hâtiez de faire arriver vos plénipotentiaires à bord du vaisseau de mon ami Smith. Mais, comme les vents contraires et les mauvais temps, ont été les motifs du retard qui a eu lieu jusqu'à présent, j'ai écrit au commandant Smith, que, dans le cas où vos délégués seraient à son bord, il les conduisît à son quartier-général de Ghazah, où ils seront à l'abri de pareils accidens et des orages. Mais si vous n'avez pas encore envoyé vos délégués à bord du commandant Smith, et que vous soyez toujours disposé à terminer l'affaire de l'évacuation de l'Égypte sans effusion de sang, je vous engage à envoyer par terre vos délégués à Ghazah. Dès qu'ils y seront rendus, il n'y aura plus d'hostilités de part ni d'autre. Dès que vos envoyés seront à Ghazah, j'inviterai le commandant Smith à s'y rendre, et l'on s'occupera d'arranger et de consolider l'affaire de l'évacuation de l'Égypte, dans l'endroit qui sera désigné à cet effet, sur le rivage de cette ville.
Comme vous me mandez, dans toutes vos dépêches, que votre volonté n'est point de répandre du sang, et que le succès de l'affaire dont il s'agit serait un moyen de rétablir l'ancienne amitié entre la Sublime Porte et les Français, je vous fais savoir par la présente, dont Mousa, Tartare, est porteur, que de pareilles dispositions ne peuvent jamais être rejetées par la Sublime Porte, parce qu'une semblable conduite serait contraire à notre équité et à notre loi.
J'espère que, lorsque vous aurez reçu cette lettre, et que vous en aurez compris le contenu, vous agirez, ainsi que vous l'annoncez dans vos lettres précédentes, et d'une manière conforme à votre intelligence et à la connaissance supérieure que vous avez des affaires.
Signé Joussef.
Note du commodore Sidney Smith.
(No 6.)
À bord du Tigre, devant le cap Carmel, le 30 déc. 1799.
Le soussigné a beaucoup réfléchi sur la note de messieurs les commissaires français, datée d'hier; et considérant qu'elle renferme des considérations d'une extension au-delà de ce qui fut prévu et convenu entre son altesse le suprême visir et lui, il se réserve d'y répondre d'une manière définitive après la conférence qu'il se propose d'avoir avec son altesse, lors de son arrivée au camp impérial à Ghazah, vers lequel il dirige sa route en ce moment. Il croit ne pouvoir mieux répondre à la franchise que messieurs les commissaires lui ont témoignée, que de leur communiquer le projet de la réponse qu'il se propose de soumettre à la considération de son altesse, avant de la leur présenter en due forme, et cela afin qu'ils suggèrent telles modifications ou tels changemens qu'ils pourront juger convenables, le soussigné se sentant disposé à les écouter favorablement pour faciliter un arrangement définitif, et autant que cela ne sera pas contraire aux obligations contractées par le traité du 5 janvier. Le général en chef Kléber a insisté avec beaucoup de raison sur ce que rien ne fût proposé à l'armée française contre son honneur et celui de sa nation, et le soussigné, en reconnaissant ce principe, a le droit de s'attendre à la réciprocité; et comme rien n'est plus contraire à l'honneur que de ne pas remplir strictement les obligations contractées par un engagement formel, il croit devoir mettre messieurs les commissaires français à même de juger de l'étendue de ses liaisons, par la communication de l'article du traité dont il est fait mention dans le projet.
Signé Sidney Smith.
(No 7.)
Au quartier-général du Caire, le 13 nivôse au VIII
(3 janvier 1800).
Le général en chef Kléber, au général Desaix et au citoyen Poussielgue, plénipotentiaires près du Grand-Visir,
J'ai reçu, citoyens, les lettres que vous m'avez adressées du bord le Tigre, et je vous présume actuellement sur la plage de Ghazah.
J'ai aussi reçu les journaux de Francfort jusqu'au 10 octobre; ils ont particulièrement fixé mon attention.
Si jamais le douzième paragraphe de la lettre du général Bonaparte doit être applicable à une circonstance, c'est bien à celle-ci: l'Italie perdue, l'armée navale sortie de la Méditerranée, et bloquée dans le port de Brest; la flotte hollandaise au pouvoir des ennemis; les Anglais et les Russes dans la Hollande; Muller battu sur le Rhin; les frontières de l'Alsace livrées à la défense de ses habitans; la Vendée ressuscitée de ses cendres, et Mayence en feu. Enfin, le Corps Législatif proposant de déclarer la patrie en danger, et rejetant cette proposition, non pas parce que le danger n'existe pas réellement, mais parce que le décret qui pourrait le constater n'y apporterait aucun remède. Quoi de plus alarmant!
D'après cela, et la situation plus que pénible dans laquelle je me trouve, et qui devient de jour en jour plus difficile, je crois, comme général et comme citoyen, devoir me relâcher de mes premières prétentions, et tâcher de sortir d'un pays que sous plus d'un rapport je ne puis conserver, duquel on ne paraît pas même s'occuper en France, si ce n'est pour improuver sa conquête. L'espoir d'un renfort prompt et suffisant devait nous engager à gagner du temps; cette espérance détruite, le temps que nous passons ici est perdu pour la patrie; hâtons-nous de lui porter un secours qu'elle est hors d'état de nous faire parvenir.
En conséquence, dès que l'on vous proposera la simple neutralité de la Porte ottomane pendant la guerre, et la libre sortie de l'Égypte, avec armes, bagages et munitions, avec la faculté de servir partout et contre tous à notre retour en France, vous devez conclure le traité sans hésiter, et je m'empresserai de le confirmer. Je remettrai de suite, pour garantie du traité, le fort d'El-A'rych; mais les autres places et forts, tant de la Haute-Égypte que de la Basse, ne seront évacués ni cédés que lorsque tous les bâtimens nécessaires à notre traversée seront rendus devant Damiette et Alexandrie, munis de vivres. Le nombre de ces bâtimens sera calculé sur vingt-cinq mille hommes. Les commissaires turcs qui pourraient être envoyés au Caire, devront être accompagnés d'officiers anglais qui serviront d'otages; j'en fournirai de mon côté à sir Sidney Smith à nombre et grades égaux; mais, dans tous les cas, vous ne romprez pas vos négociations, sans que vous m'ayez fait connaître au préalable le dernier mot du grand-visir.
Vous trouverez ci-joint copie de la lettre que j'écris à sir Sidney Smith, et duplicata de celle que je vous écrivis il y a quelques jours, et qui, peut-être, ne vous sera pas parvenue; enfin, copie de mes deux dernières au grand-visir, relativement au blocus d'El-A'rych et à l'armistice. Ces pièces sont suffisantes pour vous dicter la conduite que vous avez à tenir relativement aux objets qu'elles contiennent, me rapportant sans cesse autant à votre prudence qu'à votre zèle et à votre sagacité.
Je vous salue,
Signé Kléber.
(No 8.)
Quartier-général du Caire, le 12 nivôse au VIII
(4 janvier 1800).
Au général Reynier.
J'ai reçu votre lettre il y a deux heures; l'événement d'El-A'rych est un de ceux auxquels on ne devait jamais s'attendre. Il est affligeant, mais ne doit pas nous décourager; une bataille gagnée peut nous donner encore le temps de nous reconnaître.
Je donne ordre au général Rampon de se rendre à Salêhiëh avec les bataillons de la 75e qui lui restent, et son artillerie. Vous ferez bien de lui confier ce poste important, et de lui laisser les trois bataillons de cette demi-brigade. Vous rassemblerez alors toute votre division à Catiëh pour recevoir la bataille de l'avant-garde ennemie, si elle vient vous l'offrir, ou l'aller chercher à la première citerne, si vous êtes instruit à temps de son arrivée. Vous avez quatorze bataillons, un régiment de cavalerie, une belle artillerie; je ne crois pas qu'avec cela vous puissiez douter d'un brillant succès. Au reste, je donne encore l'ordre au général Verdier de vous envoyer deux bataillons de Damiette.
Quant à moi, je resterai avec la 61e demi-brigade, la cavalerie et l'artillerie de réserve à Belbéis, pour couvrir le Caire contre tout ce qui pourrait venir par l'Ouadi, et pour communiquer avec Souez, fortement en l'air depuis la perte d'El-A'rych. Tout cela va s'exécuter sur-le-champ. Ne différez pas non plus d'un seul instant votre mouvement. J'ai envoyé aujourd'hui Baudot vers Desaix par Damiette et Jaffa. J'écris aussi par terre au grand-visir. Lorsque le messager passera dans votre camp, faites le plus d'étalage que vous pourrez. Enfin, je vais écrire au général Friant de se rendre près de moi, ou au moins de se rapprocher du Caire le plus possible. C'est dans cette attitude que nous attendrons les événemens ultérieurs. Marcher sur El-A'rych sans attaquer le fort est folie, ils fuiraient devant vous, et reviendraient sur leurs pas, lorsque vous auriez disparu; attaquer le fort serait pis encore. Écrivez au général Verdier pour avoir force vivres. Je vous ferai passer l'habillement de la 85e et des autres.
Kléber.
Au quartier-général du Caire, 17 nivôse an VIII
(7 janvier 1800).
Au général Reynier.
Vous devez vous attendre à être attaqué au premier jour, car il paraît que sir Sidney Smith, sous prétexte de mauvais temps, tient mes plénipotentiaires au large pour laisser au grand-visir le temps d'agir. Je pars demain pour aller à Belbéis; de là je pourrais fort bien vous aller joindre avec quelque renfort. À l'avenir, il faudra retenir à Cathiëh tous les messagers qui pourraient m'être envoyés par le grand-visir, et m'envoyer leurs paquets; pendant le temps qu'ils auront à séjourner pour attendre ma réponse, il faudra, tout en les traitant bien, les tenir à l'étroit, afin qu'ils ne puissent voir que ce qu'on voudra bien leur faire connaître. J'excepte des dispositions ci-dessus l'homme de Moustapha-Pacha que j'ai envoyé au visir en dernier lieu, et qui pourra revenir au Caire.
Signé Kléber.
(No 10.)
Au quartier-général du Caire, le 15 nivôse an VIII
(5 janvier 1800).
Kléber, général en chef, au général Desaix et au citoyen Poussielgue, plénipotentiaires près le Grand-visir.
Hier à dix heures du soir, citoyen, c'est-à-dire long-temps après le départ du citoyen Baudot, j'ai reçu une lettre qui m'annonce que l'ennemi, ayant profité du caractère sacré d'un parlementaire, a surpris le 9 El-A'rych, et après un grand carnage essuyé de part et d'autre, a réussi dans son entreprise. Vous devez naturellement être mieux que moi instruits de cet événement et de ses détails, et vous avez déjà pu faire vos réclamations à cet égard; si cependant vos négociations prennent la tournure que j'en espère, il serait inutile d'insister sur la restitution du fort; mais qu'au moins l'armistice proposé par sir Sidney Smith et par le grand-visir, et qui doit être connu maintenant de toute l'armée ottomane, soit à l'avenir respecté et garanti, si faire se peut, par des otages. J'aime d'ailleurs à croire que, ni le grand-visir ni sir Sidney Smith, ne sont en rien et pour rien dans une entreprise aussi contraire au droit des gens. C'est à vous à m'en instruire. Je pars demain avec toute l'armée pour occuper toute la lisière du désert, et en même temps prêt à tout événement.
Ne voulant point écrire au grand-visir lui-même ni à Sir Sidney Smith, sur cet objet, j'en fais dire un mot au premier, par Moustapha-Pacha.
Je vous salue,
Kléber.
NÉGOCIATIONS DE SALÊHIËH.
LES FRANÇAIS CONSENTENT À ÉVACUER L'ÉGYPTE.
Pendant qu'El-A'rych tombait sous les coups des Turcs, et que le général Kléber s'abandonnait si imprudemment dans les relations qu'il entretenait avec le grand-visir, les négociations continuaient à bord du Tigre. Smith insistait sur l'évacuation pure et simple; les plénipotentiaires demandaient que la Porte se retirât de la coalition. Le commodore leur observait qu'ils n'étaient pas munis de pleins pouvoirs, qu'ils ne pouvaient, par conséquent, résoudre les questions qu'ils soulevaient. Ils convenaient qu'à la rigueur ils n'étaient pas aptes à les traiter, mais ils répliquaient avec raison que l'évacuation était la condition onéreuse du traité; qu'il y avait mauvaise grâce à prétendre qu'ils pouvaient la souscrire sans pouvoir stipuler des compensations. Ils trouvaient déraisonnable de poser en principe que le gouvernement français acceptant la transaction pour une évacuation pure et simple, la repousserait parce qu'elle lui présenterait des avantages. La restitution des Sept Îles, que nous avaient enlevées les Turcs, ne devait pas faire obstacle; car si la Porte n'avait, comme le soutenait Smith, aucune prétention sur Corfou, Zante, Céphalonie, en quelles mains pouvait-elle les voir avec moins de danger pour elle que dans celles des Français? La croix grecque serait bien plus redoutable; aucune des puissances qui naviguent dans la Méditerranée ne devait souffrir qu'elle les occupât. Le commodore en convenait, mais il se retranchait sur les traités, le manque de pouvoirs, et évitait de rien conclure. Les plénipotentiaires résolurent de couper court à ses allégations. Ils lui proposèrent de soumettre le résultat des conférences aux gouvernemens respectifs, et de suspendre les hostilités en attendant leurs ordres, ou, si le visir se refusait à l'armistice, de continuer à se battre.
Les choses en étaient à ce point; tous les intérêts avaient été discutés, débattus; on paraissait s'entendre lorsqu'on prit terre à Jaffa. Sidney y fut informé de la catastrophe d'El-A'rych; l'Égypte était ouverte, tout fut changé. Il se rendit au camp du visir, prit communication de la correspondance du général en chef, et appela les plénipotentiaires sur les ruines du fort, où était plantée la tente de Joussef. Toutes les dispositions étaient faites pour les recevoir, les garantir des insultes d'une soldatesque sauvage; les négociateurs ottomans étaient désignés; il semblait qu'il n'y avait plus qu'à mettre la dernière main à une transaction dont la plupart des articles avaient été si longuement débattus. Desaix et Poussielgue quittèrent Jaffa avec la confiance qu'ils allaient traiter sur les bases jetées à bord du Tigre. Leur erreur ne fut pas longue. Ils étaient à peine à El-A'rych qu'ils reçurent une lettre de Sidney qui les prévenait que Kléber avait retiré trois des quatre propositions qu'ils avaient si vivement défendues pendant la traversée. Ils furent étrangement surpris d'un tel abandon, et ne se dissimulèrent pas le parti que le commodore en allait tirer. Ils résolurent néanmoins de faire tête à l'orage. Ils se rendirent aux conférences, demandèrent et obtinrent sur-le-champ la cessation des hostilités. Ils abordèrent ensuite la question qui les avait conduits à El-A'rych. Ils essayèrent de se prévaloir des concessions qui avaient été faites à bord du Tigre, des aperçus que le commodore lui-même avait jetés; mais la situation des choses était bien changée. L'armée turque était en possession du désert, Kléber avait donné la mesure de son impatience, Sidney crut n'avoir plus de mesures à garder. Il s'emporta contre l'insistance des négociateurs, et enveloppant dans sa colère la France et la révolution, il nous reprocha la turbulence du Directoire, la manie que nous avions d'intervenir partout, de faire, bon gré malgré, des républiques dans tous les pays où un soi-disant patriote pouvait trouver une place qui le mît à même d'achever ou mieux de continuer ses expériences politiques sur le pauvre genre humain. Indigné de ces indécentes sorties, et plus encore des prétentions auxquelles elles étaient mêlées, Desaix releva vivement Smith. Il était décidé à rompre les conférences; mais le commodore, qui n'y intervenait plus que comme le conseil, le modérateur du visir, s'excusa, protesta qu'il n'avait voulu que découvrir jusqu'à leur base les barrières qui nous séparaient, et s'épuisa en regrets de voir que l'impression qu'il avait faite fût si différente de celle qu'il cherchait à produire. Le général ne fut pas dupe de ces protestations, mais au point où en étaient les choses, il y avait peut-être plus de danger à rompre qu'à négocier, il se calma: il reprocha vivement sa perfidie au commodore, et adressant à Kléber le résumé de la conférence qu'ils avaient eue Poussielgue et lui avec les plénipotentiaires du visir, il se plaignit avec amertume de la position où ses imprudentes communications les avaient mis. La correspondance retrace parfaitement la marche et les incidens de la négociation, je me borne à citer.
Au camp d'El-A'rych, le 23 nivôse an VIII de la
République française (13 janvier 1800).
Le général de division Desaix, et le citoyen Poussielgue, contrôleur des dépenses de l'armée et administrateur général des finances de l'Égypte, au général en chef Kléber.
Citoyen Général,
«Nous avons reçu aujourd'hui votre dépêche du 17 nivôse, et copie de celle que vous adressez le même jour au grand-visir.
«Nous avons infiniment à regretter les contrariétés qui nous ont mis dans l'impossibilité de vous faire parvenir nos dépêches assez à temps pour prévenir cette dernière démarche, qui, nous le prévoyons, va multiplier les obstacles aux négociations dont vous nous avez chargés, et nous privera, selon toutes les apparences, des avantages que nous avions lieu d'en attendre, pour rendre plus honorable et plus utile l'évacuation de l'Égypte.
«À notre arrivée ici, nous avons trouvé la réponse de M. Smith à notre dernière, note dont nous vous avons envoyé copie; il nous écrit qu'il vous l'a fait passer directement comme nous l'en avions prié. Vous verrez par le ton indécent et même insolent qui y règne, comparé à celui des premières notes, combien la prise d'El-A'rych, et sans doute votre lettre du 17, ont relevé ses prétentions; car, quoique cette réponse soit datée du 9 janvier, nous avons lieu de croire qu'elle n'a été écrite que le 12.
«Nous nous sommes vus très froidement ce soir: cela était impossible autrement, en rapprochant une conduite aussi perfide avec nos entretiens précédens, remplis de confiance et de loyauté.
«Il nous a annoncé que puisque, dans votre lettre au grand-visir, vous aviez renoncé vous-même à trois articles de nos demandes, il ne restait plus qu'à s'expliquer sur le quatrième, c'est-à-dire sur la dissolution de la triple alliance, et que demain le reis-effendi nous ferait sa réponse sur cet objet.
«Nous prévoyons que sa réponse sera négative, et que même nous n'obtiendrons pas que les troupes turques n'entrent en Égypte que quand nous en serons sortis; et, en effet, l'armée turque est en majeure partie à El-A'rych; avec la confiance qu'elle a dans ses forces, surtout après son petit succès, il ne sera pas possible de l'engager à rétrograder; si la Porte craint qu'en dissolvant son alliance, ce soit un prétexte à la Russie pour lui déclarer la guerre, certainement elle n'osera pas consentir à cette dissolution; et l'Angleterre, qui a intérêt à nous conserver le plus d'ennemis possible, fera tous ses efforts pour qu'elle n'ait pas lieu avant la paix générale. Si les Turcs connaissaient mieux les intérêts de l'Angleterre, ils ne seraient pas arrêtés par ces menaces; ils seraient bien convaincus qu'elle a autant d'intérêt que la Sublime Porte à empêcher les Russes de lui déclarer la guerre.
«Au reste, nous devons vous faire remarquer que l'alliance avec les Turcs n'est que défensive, et que dans le traité aucun contingent n'est exigé; en stipulant donc une simple trêve avec l'empire ottoman jusqu'à la paix générale, sous la condition de mettre en liberté tous les Français et étrangers au service de France actuellement détenus dans cet empire, et la restitution des propriétés et établissemens séquestrés, cette condition serait honorable pour l'armée, et nous pensons qu'on ne pourrait avoir aucune raison tant soit peu fondée pour la refuser.
«Quant aux moyens d'évacuation, nous ne savons pas encore ce qu'on nous proposera; mais il nous semble qu'une fois l'évacuation convenue, on pourrait proposer au grand-visir la condition mise en avant dans les conférences avec Kouschild-Effendi, de mettre un pacha au Caire, qui le gouvernerait, qui enverrait garder tous les postes à mesure que nous les évacuerions. Nous attendrons vos ordres sur cet objet; nous vous enverrons, d'ailleurs, un nouvel exprès immédiatement après la première conférence que nous allons avoir. M. Smith sort d'auprès de nous; nous lui avons témoigné vivement l'indignation que nous avions ressentie à la lecture de sa note; nous allons bientôt juger si c'est à sa politique et à sa mauvaise foi qu'il faut attribuer ses sottises, ou si ce n'est qu'une suite du dérangement de son moral, dans tout ce qui concerne notre révolution, dérangement causé par son emprisonnement au Temple.
«Le citoyen Savary, que nous vous envoyons, vous expliquera comment nous sommes campés; nous voulions d'abord que le camp et les conférences se tinssent entre les avant-postes, mais il y aurait eu beaucoup d'inconvéniens, beaucoup de défiance et peu de sûreté. Nous nous décidons à rester ici; nous enverrons chercher nos chevaux et des chameaux à Catiëh aussitôt que nous en aurons besoin. Il paraît que les Arabes servent toujours le grand-visir; nous n'en avons pas aperçu un seul depuis Jaffa jusqu'ici; une grande partie de l'armée du grand-visir est ici, le reste est campé à Ghazah; tous les jours il arrive de nouvelles troupes qui viennent du fond de l'Asie, mais tout cela n'est pas bien terrible. Nous pensons, citoyen Général, que jusqu'à ce que toutes les conditions soient convenues et signées, il est bien important de vous tenir sur vos gardes et de ne pas vous fier à l'armistice; nous désirerions aussi que vous vous rapprochassiez de vos avant-postes, afin que nos communications fussent plus rapides.
«Salut et respect.
Signé Desaix et Poussielgue.»
P. S. Du 24, à onze heures du matin.
C'est aujourd'hui à midi que nous aurons notre première conférence avec le reis-effendi. Nous avons refusé d'admettre l'envoyé russe.»
Au camp devant El-A'rych, le 24 nivôse an VIII
(14 janvier 1800).
Le général de division Desaix, et le citoyen Poussielgue, contrôleur des défenses de l'armée, et administrateur des finances de l'Égypte, au général en chef.
«Citoyen Général,
«Nous avons eu ce matin la conférence dont nous vous avons prévenu par notre lettre d'hier; nous n'en avons rien obtenu. Il a été impossible de faire entendre la moindre raison au reis-effendi et au defterdar, plénipotentiaires du grand-visir. Ils nous ont demandé si nous avions des pleins pouvoirs pour consentir l'évacuation de l'Égypte: ils nous ont dit que ce n'était qu'autant que cela aurait lieu, que la Sublime Porte consentirait aux conditions qui formaient votre ultimatum, que cet ultimatum leur était connu par la lettre que vous avez écrite au grand-visir, le 17 de ce mois, et qu'il fallait que nous consentissions à signer sur-le-champ l'évacuation de l'Égypte, d'après les bases posées dans cette lettre. Ils ont refusé de nous écouter davantage, prétendant que si nous ne pouvions pas consentir l'évacuation pure et simple, c'était une preuve que nous n'avions pas de pouvoirs, qu'ainsi nous ne pouvions pas traiter. Nous avons demandé le temps de vous expédier un courrier pour avoir votre dernière décision. M. le Commodore Smith lui-même s'est réuni à nous pour faire sentir que rien n'était plus juste, ni plus conforme aux usages que ce que nous demandions; rien n'a pu les persuader. Cependant, voyant qu'ils nous avaient donné des raisons plausibles pour se défendre de consentir à rétablir la paix avec la France, en observant qu'ils étaient liés par des traités auxquels ils voulaient absolument tenir, nous avons demandé qu'il y eût au moins trêve jusqu'à la paix générale, proposition que nous avions prise sur nous, la regardant comme un équivalent de la paix: ils ont répondu par le même refus, en nous communiquant l'article de leur traité qui s'oppose également à ce qu'ils consentent cette trêve sans le consentement des puissances alliés: nous avons alors demandé qu'au moins, en évacuant l'Égypte, tous les Français détenus dans l'empire ottoman fussent mis en liberté, et que leurs biens fussent restitués. De notre côté, nous leurs offrions d'en faire autant à l'égard des Turcs; cette proposition, que nous avons annoncée n'être pas dans nos pouvoirs comme condition principale de l'évacuation, a d'abord souffert des difficultés; cependant, M. Smith nous ayant fortement appuyés, le reis-effendi a fini par y consentir.
«Alors, il a demandé que les points déjà convenus, tels que l'évacuation de l'Égypte et la mise en liberté des prisonniers, fussent mis par écrit, et signés de part et d'autre. Nous nous y sommes refusés, en observant que nos pouvoirs ne s'étendaient pas jusqu'à abandonner la principale condition qu'ils rejetaient, celle de la paix ou d'une trève illimitée.
«Nous avons demandé de nouveau de vous envoyer un courrier, ils ont répondu que nous voulions gagner du temps, que nous les amusions, et que nous ne voulions pas l'évacuation que vous désiriez; qu'ils ne pouvaient pas attendre davantage; et qu'enfin, si nous n'avions pas de pouvoirs, ils ne pouvaient traiter avec nous.
«Nous avons observé qu'il existait une trève qui ne devait expirer que quinze jours après la rupture des négociations; qu'ainsi, il était évident que nous ne voulions pas les amuser, et qu'il y avait le temps nécessaire pour recevoir votre réponse, avant l'expiration de la trève; nous avons été très étonnés d'une discussion assez longue qui s'est élevée à ce sujet pour leur faire comprendre ce que c'était qu'une trève; on n'en est pas venu à bout, ils font partir les quinze jours de grâce de la dernière lettre que le grand-visir vous a écrite avant hier, en sorte que de demain en douze jours vous serez attaqué, si cette affaire n'est pas terminée.
«Nous avons voulu entamer les autres articles de la lettre que vous nous avez écrite le 17, surtout celui où vous ne voulez pas que l'armée turque entre en Égypte avant que l'armée française en soit totalement sortie; ils n'ont pas voulu nous entendre; ils ont répété, pour la trentième fois, que si nous ne voulions signer l'évacuation pure et simple, ils ne pouvaient nous écouter; là-dessus, ils nous ont quittés, en annonçant que demain ils viendraient prendre notre dernière réponse.
«Vous nous avez circonscrits, citoyen Général, dans les bornes d'une instruction; nous n'avons pas dû les passer, quoiqu'il soit fâcheux, de part et d'autre, qu'il faille encore éprouver des retards, puisqu'il peut en résulter des événemens funestes.
«Il est de fait que la Sublime Porte, ayant en ce moment un grand intérêt à tenir à son traité avec ses alliés pour ne pas s'exposer tout de suite à une guerre plus dangereuse que celle que nous lui faisons, il lui est impossible de faire paix ou trève indéfinie sans se compromettre; que, quand même elle le pourrait, vous-même ne pourriez la stipuler au nom de la République, puisque vous n'avez de pouvoirs que pour ce qui concerne l'Égypte.
«Nous obtiendrons probablement une trève qui se prolongera jusqu'à trois mois après l'évacuation; mais nous ne pouvons obtenir que les Turcs attendent notre sortie pour entrer en Égypte; ils voudront y mener une force suffisante aussitôt que le traité sera signé.
«L'armée est ici; il lui arrive tous les jours des renforts; les soldats sont impatiens d'avancer, parce qu'ils sont très mal; il sera impossible de les retenir encore quelques jours. Nous espérons tout au plus que nous aurons le temps de recevoir dans cinq jours votre réponse: encore la disposition est telle, que si votre réponse tardait, ou si elle était pour une rupture, nous ne serions pas du tout en sûreté. L'autorité du visir, celle de M. Smith, ne pourraient rien, et nous serions fort embarrassés pour vous rejoindre. Enfin, citoyen Général, les choses sont si avancées, que votre réponse doit contenir l'ordre de nous retirer sur-le-champ, ou un plein pouvoir pour traiter définitivement de tous les articles de l'évacuation sans aucune restriction, et de la manière la plus avantageuse que nous pourrons obtenir, sans qu'il ne soit plus nécessaire de vous demander de nouveaux ordres, sauf à vous rendre compte, jour par jour, de nos opérations.
«Il vient d'arriver une lettre de vous, du 21 de ce mois, écrite de Belbéis. Nous sommes fort aises de vous savoir si près, et nous espérons que vous recevrez cette lettre à Salêhiëh: votre approche semble faire plaisir au grand-visir, en ce qu'il y voit l'espoir d'une très prompte décision.
«Salut et respect.
«Signé Desaix et Poussielgue.»
Au camp du grand-visir, près El-A'rych,
le 26 nivôse an VIII
(16 janvier 1800), huit heures du soir.
Le général de division Desaix et Poussielgue, au général en chef Kléber.
«Citoyen Général,
«Nous vous avons envoyé avant-hier le citoyen Savary avec deux lettres, dont copies sont ci-jointes:
«Hier, nous avons remis aux plénipotentiaires du grand-visir la note dont nous vous envoyons copie également. M. Smith s'est rendu au camp, et y a délibéré sur plusieurs questions que nous n'avions pu faire entendre au reis-effendi; il n'a pas été plus heureux.
«Cependant ce matin, le reis-effendi et le defterdar nous ont donné une seconde séance; nous avons long-temps insisté pour qu'ils consentissent à la proposition contenue dans la lettre que vous avez écrite de Belbéis, le 21 de ce mois, au grand-visir, consistant en ce qu'il vous envoyât deux grands pour traiter directement avec vous; nous demandions à les accompagner, et M. Smith, qui appuyait notre demande, offrait d'y venir avec nous. Il nous a été impossible de leur faire goûter cette proposition, non plus que celle d'employer Moustapha-Pacha, ou même le commodore Smith tout seul; ils ont prétendu que vous leur aviez laissé le choix des trois moyens, qu'ils avaient préféré le premier, c'est-à-dire de traiter avec vos envoyés, et qu'ils voulaient s'y tenir.
«En vain nous avons objecté que cela abrégerait infiniment de temps et de difficultés; que, dans le cas contraire, et l'armistice devant expirer d'ici à onze jours, notre sûreté se trouverait compromise; que d'ailleurs vous deviez être irrité du ton des dernières lettres et notes du grand-visir et de M. Smith, ce qui pourrait vous déterminer à rompre toute négociation, tandis qu'il était peut-être encore possible de s'entendre, puisque si la Sublime Porte ne voulait consentir ni à une paix, ni à une trève jusqu'à la paix, ce n'était pas qu'elle n'en eût le désir, mais seulement parce qu'elle ne le pouvait, sans le consentement de ses alliés, conformément à ses traités et à ses intérêts actuels. Toutes ces raisons n'ont produit aucun effet; ils ont insisté pour que nous attendissions votre réponse à notre dernière lettre, et que jusque-là nous commençassions à discuter les dispositions relatives à l'évacuation, dans le cas où vous consentiriez l'évacuation de l'Égypte, sans la condition de la paix, ni de la trève jusqu'à la paix, ou de toute autre condition avantageuse à l'armée, en annonçant toujours que de son côté le grand-visir n'entendait parler que de l'évacuation pure et simple.
Alors, ils nous ont présenté, par M. Smith, un projet de dispositions d'évacuation qu'ils avaient concerté ensemble hier, et dont ils paraissent convenir; nous y avons fait tous les changemens et additions que nous avons jugés convenables et nécessaires, toujours dans la supposition que vous ne teniez pas à d'autres conditions de compensation, auquel cas toute négociation serait rompue sans retour.
«Ils liront notre projet, et nous saurons dans la prochaine conférence, s'ils l'adoptent en totalité ou quels sont les articles qu'ils voudront rejeter ou modifier. Le dix-septième nous paraît le plus difficile à obtenir; celui qui concerne l'évacuation du Caire, dans six semaines, ne passera pas non plus sans doute, à moins qu'ils n'obtiennent de pouvoir d'y envoyer de suite une autorité quelconque en leur nom, telle qu'un pacha et une garde.
«Cependant, nous ne voulons pas attendre cette réponse pour vous rendre compte de l'état des choses; nous voyons le projet qu'ils nous ont présenté, et celui que nous leur avons remis ce soir: votre réponse, citoyen Général, sera un ultimatum absolu; il faudra que vous nous donniez des ordres positifs, celui de conclure l'évacuation sans compensation, en nous laissant la faculté de stipuler toutes les dispositions pour l'effectuer, ou celui de nous retirer sur-le-champ pour que la question soit décidée par le canon. À cet égard, vous seul, citoyen Général, êtes en état de juger ce qu'il convient de faire, puisque vous seul connaissez bien tous vos moyens.
«Nous vous prions de nous renvoyer sur-le-champ votre réponse; vous ne pouvez vous former une idée de l'esprit des hommes avec qui nous traitons. Ils ne viennent jamais qu'avec une seule idée à laquelle ils ont bien pensé pendant quarante-huit heures; ils n'en sortent pas, et ce qu'on peut leur dire, quelque clair que cela soit, est absolument perdu; ils n'entendent pas.
«Ils nous proposaient aujourd'hui, quand nous leur demandions de nous en aller ou qu'on prolongeât la trève, de l'augmenter de deux jours.
«Nous vous enverrons la réponse du grand-visir à notre projet aussitôt qu'elle aura été faite.
«Salut et respect.
«Signé Desaix et Poussielgue.»
La réponse de Kléber ne se fit pas attendre. Elle était ainsi conçue:
Au quartier-général de Salêhiëh, le 25 nivôse
de la République française (15 janvier 1800).
Le général en chef Kléber au général de division Desaix et au citoyen Poussielgue, plénipotentiaires près du Grand-Visir.
«Je reçois ensemble aujourd'hui à Salêhiëh, où je suis arrivé le 23, vos différentes lettres et notes des 14, 18 et 21 nivôse. Celle dont mon aide-de-camp Baudot était porteur, relatait en peu de mots la situation de la France, jusqu'au commencement d'octobre dernier, et j'en inférais que, se livrer à l'espoir d'un renfort dans de semblables conjonctures, ce serait s'abandonner à une idée entièrement chimérique; qu'en conséquence, il fallait songer à porter à notre patrie les secours qu'elle ne pouvait nous envoyer, ni même nous promettre, puisque dans les papiers qui nous sont parvenus jusqu'à présent, il n'a jamais été question de l'expédition d'Égypte que pour en blâmer la conquête: ceci, joint à l'extrême pénurie d'argent dans laquelle je me trouve, et qui rend ma position plus pénible encore que la présence de l'ennemi, me portait à vous prescrire de consentir à l'évacuation de ce pays, à la simple condition que la Porte ottomane se retirerait aussitôt de la triple alliance. Depuis cette époque, le fort d'El-A'rych a été pris; et, malgré tous mes efforts, je ne puis réunir, tant ici qu'à Belbéis et Catiëh, plus de six mille hommes pour m'opposer à l'armée ennemie qui s'avance. Que cela suffise pour nous assurer la victoire; je le veux. Mais quel avantage en tirerais-je? Celui d'être obligé de me livrer pieds et poings liés, à la première sommation menaçante qui succéderait à mon triomphe momentané; et, si je perdais cette bataille, qui me pardonnerait jamais d'avoir osé l'accepter.
«Ces considérations, et d'autres encore que je m'abstiendrai d'exposer, me déterminent à persister dans ma résolution pour ce qui concerne l'évacuation de l'Égypte; mais si le grand-visir, trop fortement lié par le traité du 5 janvier 1799, et plus encore par les circonstances présentes, ne peut consentir à reprendre la neutralité que je lui ai proposée, et qu'au fond de son cœur il désire plus que nous, je vous autorise à passer outre, et à traiter de l'évacuation pure et simple, en évitant seulement de donner à cette reddition la formule d'une capitulation, en vous appliquant, au contraire, à lui imprimer le caractère d'un traité basé sur la note du plénipotentiaire sir Sidney Smith en date du 30 décembre dernier.