Mémoires du maréchal Berthier ... Campagne d'Égypte, première partie
CONCLUSION.
«1o. Nous sortirons de l'Égypte aussitôt que le nombre de bâtimens nécessaires à notre transport, et approvisionnés de subsistances, aura été fourni.
«2o. Les bâtimens français et autres, restés dans le port d'Alexandrie, seront armés en guerre et employés de préférence à l'embarquement des troupes.
«3o. Nous aurons, ainsi qu'il est déjà convenu, tous les honneurs de la guerre, et nous emporterons armes et bagages, sans qu'aucun bâtiment puisse être visité, sous quelque prétexte que ce soit.
«4o. Jusqu'au moment de la réunion des bâtimens turcs dans les ports de l'Égypte, les armées resteront dans leurs positions actuelles; la Haute-Égypte seulement sera de suite et successivement évacuée jusqu'au Caire; toute l'armée partira en même temps des ports de l'Égypte pour faire route ensemble, ce qui ne pourra être qu'après l'équinoxe du printemps.
«5o. Les détails relatifs à la marine seront arrêtés entre le reis-effendi et l'ordonnateur de la marine Leroy, qui se rendra à cet effet au lieu indiqué.
«6o. L'armée française percevra les revenus de l'Égypte jusqu'au moment de son évacuation; et il sera consenti jusqu'à cette époque, une trève bien entendue et garantie réciproquement par des otages.
«Vous donnerez à toutes ces clauses et arrangemens toute l'étendue et les modifications nécessaires pour leur exécution, et toujours de la manière la plus honorable pour l'armée française; enfin, vous ne romprez en aucun cas les conférences, à moins que le traité ne soit définitivement conclu.
«Signé Kléber.»
Les ordres étaient précis; il fallait signer l'évacuation pure et simple, et se garder de rompre les conférences avant que le traité fût conclu. Les plénipotentiaires néanmoins hésitaient encore. Poussielgue se plaignait que nous étions plus pressés que les Turcs. Desaix, reculant à la vue des articles qu'il était chargé de consentir, demandait de nouveaux ordres; et le visir, que ces répugnances fatiguaient, mandait à Kléber que ses délégués rendaient difficile la réussite de cette si bonne affaire de l'évacuation. La responsabilité revenait de tous côtés au général en chef; il résolut de la faire partager à ses lieutenans. Il les assembla à Salêhiëh, et supposant encore intacte une question que ses dépêches avaient depuis long-temps résolue, il leur fit un tableau animé, rapide, de la pénible situation où étaient les affaires. Il leur montra les hordes ottomanes prêtes à s'échapper du désert, et la population inquiète, mécontente, n'attendant pour s'insurger que l'apparition du visir. Qu'opposer à ces essaims de fanatiques? Qu'attendre, que se promettre au milieu d'un peuple en révolte? Nos caisses étaient vides, nos magasins épuisés; et, pour comble de maux, nos troupes rebutées n'aspiraient qu'à repasser en France. Fussent-elles d'ailleurs aussi dévouées qu'elles l'étaient peu, que faire avec une armée qui ne comptait pas quinze mille combattans, qui avait cent lieues de côtes à défendre, et tous les fellâhs disséminés des bouches du Nil aux cataractes, à comprimer! Était-ce avec les huit mille hommes au plus qu'elle pouvait mettre en ligne qu'elle garderait les vastes débouchés du désert, qu'elle veillerait sur les passes, qu'elle intercepterait les puits? Pouvait-elle, réduite comme elle était, faire face aux ennemis qui la menaçaient du dehors et à ceux qui l'attaquaient au-dedans? Pouvait-elle à la fois battre le visir, disperser les mameloucks, et contenir les naturels, que tout poussait à l'insurrection? Si, du moins, elle n'eût eu à triompher que de la disproportion du nombre! Mais une bataille gagnée ne changeait pas sa position. Bien plus, elle était perdue si elle ne recevait des secours avant la saison des débarquemens; car, à cette époque, il faudrait garnir les côtes, porter des troupes à Alexandrie, à Aboukir, à Damiette, à Lesbëh, à Souez; disperser au moins cinq mille hommes sur la vaste plage que baigne la Méditerranée. Que resterait-il alors pour défendre un pays que ne protégeait aucune place forte, qu'attaquait une armée formidable qui parlait, agissait, combattait au nom de Mahomet? Et si la fortune trahissait leur courage, que devenaient les troupes? Les hordes barbares auxquelles nous avions affaire ne connaissent que le meurtre et le pillage. On ne traite avec elles que les armes à la main. Vaincus, nous étions sans retraite, sans point de ralliement; il fallait se résoudre à voir égorger jusqu'au dernier de nos soldats. Fallait-il courir ces chances? Convenait-il, dans une situation aussi cruelle, de souscrire une évacuation pure et simple, ou valait-il mieux braver les hasards d'une résistance désespérée?
L'alternative parut gratuite à plusieurs membres du conseil; Davoust la combattit vivement, et démontra combien elle était peu fondée. Mais Kléber l'interrompit avec aigreur, lui prodigua les expressions les plus dures, et s'oublia au point d'attaquer son courage. Cette scène outrageante termina la discussion. Le parti du général en chef était pris, l'opposition inutile, chacun adhéra à une résolution qu'il ne pouvait empêcher. Desaix reçut en conséquence l'ordre qu'il demandait, et l'évacuation fut consentie. Sidney, dont la médiation avait eu une influence si fatale sur les négociations, délivra, en sa qualité de ministre plénipotentiaire près la Sublime Porte, les passe-ports nécessaires à la sécurité du retour qu'avait garanti le visir. Tout était dès-lors consommé. Il ne s'agissait plus que de procéder à la remise graduelle des forts, des provinces, qu'on avait stipulée, et d'attendre, pour évacuer le Caire, que les moyens de transport convenus fussent rassemblés.
Mais l'improbation qui s'était manifestée au conseil n'avait pas tardé à retentir au-dehors. Ceux même qui s'étaient montrés les plus impatiens de revoir la France, repoussaient la transaction qui leur ouvrait la mer. Ils la trouvaient honteuse, et lui assignaient des motifs plus honteux encore. Ils accusaient le général en chef d'avoir perdu le fruit de leurs travaux; ils le blâmaient d'avoir cédé, d'un trait de plume, une colonie dont la possession leur avait coûté tant de sang. Bientôt même la troupe ne s'en tint pas à ces plaintes. La douleur la rendit injuste; elle ne craignit pas de parler de trafic, de spéculations, et reprocha durement à Kléber les hommes auxquels il s'était livré. Pour comble d'ennuis, le général, qui savait déjà l'arrivée de Bonaparte en France, et l'enthousiasme avec lequel il avait été accueilli, n'avait pas signé la cession de l'Égypte, qu'il apprit la promotion au consulat. Placé dès-lors entre les justes griefs d'un chef qu'il avait cruellement offensé, et les murmures d'une armée qui voulait bien se plaindre, mais non pas être blessée dans sa gloire, il reprit tristement le chemin du Caire. Inquiet, soucieux, il faisait de cruels réflexions sur l'inconstance des hommes, accusait Lanusse, qui avait éludé la part de responsabilité qu'il voulait lui imposer; et, s'adressant à Dugua, qui avait franchement persisté dans l'opinion qu'il avait d'abord émise, il lui mandait «que si la raison, la justice présidaient au jugement que l'on porterait de sa conduite, il ne pouvait s'attendre qu'à être approuvé. Si, au contraire, c'était l'animosité, la sottise, la vengeance, quelque chose qu'il eût faite, quelque parti qu'il eût pris, il n'en aurait pas moins été blâmé. Dans cette alternative, il aimait mieux l'être en sauvant les débris d'une armée, qu'en les abandonnant à une perte infaillible quelques instans plus tard. Au reste, il s'était aperçu qu'il n'avait contre lui que des hommes faibles et lâches, ou des esprits biscornus, qui eussent tremblé à la vue du danger.» Il ne soupçonnait pas, en tenant ce langage, que lui-même en ferait justice quelques mois plus tard. Il était loin de prévoir avec quel éclat il laverait sur le champ de bataille les fautes du cabinet.
Pendant, en effet, qu'il mettait une sorte d'ostentation à remplir les conditions qu'il avait souscrites, les Anglais ne songeaient qu'à violer le traité conclu sous leur médiation. Ils avaient intercepté la dépêche que Kléber avait adressée au Directoire après le départ de Bonaparte, et avaient adopté toutes les notions qu'elle renfermait. Ils avaient aussi reçu d'ailleurs une foule de documens sur l'Égypte, et s'étaient persuadés que l'armée était hors d'état de résister à une attaque. Quelques rapports, partis du Tigre, paraissent également n'avoir pas peu contribué à accréditer cette opinion. Quoi qu'il en soit, les Anglais, dont Smith avait déclaré que la politique était de sacrifier invariablement à l'équité, jugèrent que, si l'armée d'Orient était hors d'état de faire valoir le traité, le traité était nul, et qu'elle-même devait être prisonnière. Deux frégates, chargées de cette étrange résolution, arrivèrent d'Europe devant Alexandrie, le 19 février 1800. Des demi-mots, échappés aux commandans, mirent Lanusse sur la voie. Il expédia un courrier au Général en chef qui pressait l'évacuation du Caire, et avait déjà rendu Salêhiëh, Damiette, Lesbëh, Mansoura, et désarmé la plupart des forts. Tout fut aussitôt suspendu; on arrêta les convois qui descendaient le Nil; on rappela les corps; on prit toutes les mesures que suggérait la prudence. Pendant que Kléber réparait ainsi les fautes auxquelles sa bonne foi l'avait entraîné, les frégates faisaient voile pour l'île de Chypre, où se trouvait Sidney. À en juger par la date, le commodore ne perdit pas de temps. Il mit aussitôt la plume à la main, et adressa au Général en chef la dépêche qui suit:
Le commodore Sidney Smith au général en chef Kléber.
À bord du Tigre, à Chypre, 21 février 1800.
Monsieur le Général,
«Je reçois à l'instant la lettre ci-incluse à votre adresse. Elle est accompagnée d'ordres qui m'auraient empêché d'acquiescer à la conclusion d'une convention entre Son Altesse le grand-visir et vous, autrement que sous les conditions y énoncées, si je les avais reçus à temps. Maintenant que cette convention a eu lieu d'un commun accord, selon notre traité d'alliance avec la Porte, pendant que nous ignorions cette restriction, je ne conçois pas la possibilité de son infraction. En même temps je dois vous avouer que la chose ne me paraît pas assez claire pour que je puisse vous la garantir autrement que par ma détermination de soutenir ce qui a été fait, en tant que cela dépend de moi. Je suis au désespoir que ces lettres aient été tellement retardées en route. Si vous n'aviez rien évacué, il n'y aurait pas de mal que les choses restassent comme elles étaient au commencement des conférences, jusqu'à l'arrivée des instructions conformes aux circonstances. Il est à observer que ces dépêches sont d'ancienne date (1er janvier), écrites d'après des ordres venus de Londres au vice-amiral lord Keith, en date du 15 au 17 décembre, évidemment dictées par l'idée que vous traitiez séparément avec les Turcs, et pour empêcher l'exécution de toute mesure contraire à notre traité d'alliance. Mais maintenant qu'on est mieux instruit, et que la convention est réellement ratifiée, je ne doute pas que la restriction ne soit levée avant l'arrivée des transports. Je juge de votre embarras, monsieur le Général, par le mien; peut-être avec la bonne foi qui vous caractérise, pourrions-nous aplanir des difficultés insurmontables. Je m'empresse de me rendre devant Alexandrie pour y rencontrer votre réponse. Vous voyez, monsieur le Général, que je m'en rapporte encore une fois à votre libéralité sur cette question vraiment difficile, certain qu'en tout cas vous me ferez la justice de croire à la loyauté de mes intentions.
«J'ai l'honneur d'être, avec une considération distinguée et une parfaite estime,
«Votre très humble serviteur,
«Signé Sidney Smith.»
Cette lettre était assez curieuse; car enfin, si ces ordres étaient précis, la bonne foi, ni les conférences ne pouvaient les éluder. Que voulait donc Sidney? Quel but secret se proposait-il? Du reste, Kléber était toujours sous le charme. Il se plaignait de la faiblesse du commodore, mais ne doutait pas de sa loyauté. Lanusse était moins confiant. «Pour faible, à la bonne heure, répondait-il au général en chef: de bonne foi! je n'en suis pas sûr.» Poussielgue n'augurait pas mieux; néanmoins, des représentations étaient bonnes à faire; il résolut de les hasarder. Sidney, tout en regrettant que la convention n'eût pas la sanction de l'amirauté, ne se refusa pas à développer les motifs qu'elle avait de ne la pas donner. L'armée d'Orient ne comptait que des hommes éprouvés; la dépêche de Kléber avait dévoilé sa détresse, le gouvernement pouvait l'avoir à discrétion; il n'était pas assez simple pour remettre dans les mains de Bonaparte ses troupes par excellence. La résolution était avouée, les motifs parfaitement déduits; c'était désormais à la fortune à décider.
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
(No 1.)
À bord du Tigre, 14 nivôse an VIII (4 janvier 1800).
Le Général de division Desaix, et le citoyen Poussielgue, contrôleur des dépenses de l'armée, et administrateur des finances, au général en chef Kléber.
Citoyen Général,
Nous vous envoyons copie de la note que nous avons remise à M. le commodore Sidney Smith, le 8 de ce mois, et des pièces par lesquelles il a répondu.
Vous remarquerez que les quatre articles de notre note renferment implicitement le fond des instructions que vous nous avez données, puisque le développement de chacun de ces articles reçoit les diverses applications qui doivent conduire à votre but.
Nous voulions voir comment cette ouverture serait reçue, avant de hasarder une explication plus positive, qui pouvait entraîner une rupture. M. Smith n'a pas manqué de nous demander quelques éclaircissemens, et nous les lui avons promis, en lui observant généralement que nous donnerions successivement à nos articles tous les développemens dont ils auraient besoin.
D'après sa réponse, nous avons aujourd'hui abordé franchement la question avant qu'il pût communiquer au grand-visir des espérances qu'il faudrait ensuite démentir. Déjà, dans nos fréquens entretiens, nous avons mis M. Smith à portée de mesurer l'étendue de nos prétentions, et il doit être préparé à les entendre sans aigreur. Vous trouverez ci-joint notre dernière note.
Vous serez étonné que notre mission soit aussi peu avancée; mais sur les quatorze jours, nous n'en avons pas passé deux sans avoir du gros temps qui nous rendait tous malades et hors d'état de nous occuper convenablement d'affaires sérieuses.
Salut et respect,
Desaix, Poussielgue.
(No 2.)
15 nivôse an VIII (5 janvier 1800).
La note remise hier par messieurs les commissaires français contenant des propositions d'une étendue qui exigerait une discussion entre les ministres plénipotentiaires de tous les gouvernemens respectifs avant de pouvoir les admettre; de plus, la ratification avant de pouvoir exécuter les conditions, et monsieur l'agent de Russie, au camp impérial ottoman, n'étant pas muni de pleins pouvoirs de son gouvernement, non plus que messieurs les commissaires français du leur: le soussigné ne voit pas la possibilité de faire un arrangement définitif sur cette base dans le camp ottoman. Il s'empressera cependant de mettre les papiers de messieurs les commissaires français sous les yeux de son altesse le suprême visir. Quant au soussigné, il ne peut donner d'autre conseil à Son Altesse que celui qu'il a développé dans le projet qui leur a été communiqué, et il manquerait à la franchise qu'il a promise au général en chef Kléber, et à messieurs les commissaires, s'il leur cachait que son devoir le portera à avertir Son Altesse du danger qui doit nécessairement résulter pour l'empire ottoman, si un intérêt local et immédiat l'inclinait à écouter favorablement une proposition tendant directement à rompre les engagemens contractés pour se préserver, soit des armes, soit de l'influence de la France dans l'état actuel des choses, essentiellement différent de celui où elles se trouvaient avant la paix de Jassy, auquel le raisonnement de messieurs les commissaires serait applicable.
À l'égard de la Grande-Bretagne elle-même, le soussigné n'hésite pas de répondre, en termes précis, qu'elle restera fidèle à ses engagemens; et les circonstances qui ont donné lieu au traité de la triple alliance existant toujours, sa confiance dans la sagesse, l'énergie et la bonne foi des alliés, la porte à croire que les liens récemment formés entre les trois puissances, ne peuvent qu'être resserrés par tous les efforts qui tendront à la rompre.
À bord du Tigre, devant Ghazah, 5 janvier 1800.
Signé Sidney Smith.
(No 3.)
De la plaine d'El-A'rych, le 16 de Chaban 1214
(13 janvier 1800).
Le Grand-Visir au général en chef Kléber.
Le Tartare Moussa m'a apporté votre réponse. Jusqu'à présent toutes les lettres que vous avez écrites, tant à moi qu'à Moustapha-Pacha, témoignaient de votre part l'intention d'évacuer l'Égypte, pour éviter l'effusion du sang, et renouer les nœuds d'amitié qui unissaient autrefois la France avec la Porte. Vous nous aviez dit que vous nous enverriez bientôt des commissaires pour conférer avec nous au sujet de l'évacuation, et que la manière dont les commissaires s'occuperaient de ménager les intérêts de la Porte, prouveraient combien vous désiriez sincèrement la paix et le bien des deux nations.
Mais dans la lettre que je viens de recevoir, vous mettez à l'évacuation la condition que la Porte se détachera des puissances qui lui sont alliées, et qu'elle rompra avec elles. Cette clause ne s'accorde nullement avec les intentions amicales et pacifiques que vous prétendez avoir. Si vous voulez vous-même y réfléchir, vous sentirez que la Porte ne peut accepter une condition si contraire au traité d'alliance qu'elle a contracté avec les puissances ses amies.
Quoique vos commissaires ne soient point encore venus, j'espère qu'ils arriveront sous peu de jours. Aussitôt qu'ils seront ici, ils s'aboucheront avec les plénipotentiaires de la Porte et le commandant anglais Smith. S'ils proposent la clause susdite, ou tout autre semblable qui blesserait les intérêts de la Porte ou de ses alliés, nous ne l'accepterons point, et vous renouvellerez ainsi l'effusion du sang; mais s'ils sont véritablement animés du désir de terminer les choses à l'amiable, ils consentiront avant tout à une prompte évacuation de l'Égypte, qui est l'article 1er et fondamental de la pacification souhaitée.
Nous apporterons les meilleurs intentions à ces entretiens: si vos commissaires y mettent aussi de la bonne volonté, il suffira d'une ou deux conférences pour terminer la négociation.
Faites-moi savoir en définitif quel est le parti auquel vous vous arrêtez.
Signé Joussef-Pacha.
Au camp ottoman de Ghazah, 9 janvier 1800.
Le Commodore Sidney Smith aux citoyens Desaix et Poussielgue.
Messieurs,
Son altesse le suprême visir se trouvant à El-A'rych, je vais m'y rendre pour arrêter l'effusion du sang, pendant que nous sommes en négociation. Les Turcs ne ne voulant pas absolument entendre parler d'une trêve qui les forcerait à rester dans l'inaction sur la lisière du désert, je pars sur un dromadaire pour aller plus vite. Le bâtiment que j'ai expédié, avec le développement des motifs qui me faisaient engager le suprême visir à tel armistice que la saine raison et l'usage commandaient, n'a pu s'approcher de la côte à cause du mauvais temps, et le parlementaire qu'a envoyé le général en chef Kléber, à ce même sujet, n'est arrivé que le lendemain de l'événement fâcheux du massacre d'une partie de la garnison d'El-A'rych. Les hommes composant cette garnison, n'ayant pas voulu écouter les sommations qui leur étaient faites avant l'approche d'une troupe effrénée qui devait les attaquer, sont entrés en pourparler, quand il était trop tard. Mais, pendant qu'on capitulait à la grande porte du fossé, ils y ont pénétré, et ont fait comme à leur ordinaire, de la manière la plus horrible. Le colonel Douglas accouru pour tâcher de contenir cette horde de furieux, a manqué vingt fois d'avoir la tête coupée, de même qu'un garde marine, qu'un mouvement naturel d'humanité et d'indignation avait engagé à suivre le colonel qui a été renversé, et le couteau déjà sur le cou, quand il a été délivré par les janissaires. Le visir n'a pas pu arrêter la troupe ni l'empêcher d'entrer dans le château. Cependant, le colonel Douglas, aidé par Rajeb-Pacha, a arrêté le torrent dans le fort, tant qu'il a pu, et a réussi à sauver le commandant et près de la moitié de la garnison.
M. Keith va se concerter avec vous sur votre réunion; la trève m'ayant été annoncée par l'agent de Russie qui est venu du camp.
J'ai l'honneur d'être, avec estime et considération,
Votre serviteur très humble,
Smith,
(No 5.)
Au quartier-général du Caire, le 17 nivôse an VIII
de la République française (17 janvier 1800).
Kléber, général en chef, au Grand-Visir.
Votre dernière lettre m'a été remise hier soir par le Tartare Moussa; ce même jour, j'avais expédié, vers le quartier-général de Votre Excellence, un homme de confiance du très honoré Moustapha-Pacha, portant des dépêches à mes plénipotentiaires que je croyais arrivés à Ghazah, et je vous ai fait connaître, par cette même occasion et par ledit Moustapha-Pacha, mon opinion sur l'événement d'El-A'rych, ainsi que les voies de rapprochement que j'ai à vous proposer, pour arriver à un accommodement également désirable pour les deux partis. Ce que j'ai dit hier, je vous le répéterai ici, afin que le gouvernement français ne puisse un jour m'accuser de n'avoir pas employé tous les moyens pour arrêter l'effusion du sang entre deux nations qui, plus que jamais, ont le plus grand intérêt de se réunir étroitement, et, pour qu'en cas que mes propositions ne soient point écoutées, Votre Excellence demeure seule comptable, non seulement envers son souverain Sélim II, mais encore envers l'Europe entière, de celui qui pourrait couler encore; qu'elle demeure comptable envers la Sublime Porte, d'avoir donné au hasard d'une bataille ce qu'elle aurait pu obtenir avec certitude de la manière la plus conforme aux intérêts de l'empire ottoman: je parle de l'évacuation de l'Égypte, et je m'explique.
Votre Excellence m'a proposé, dans ses lettres précédentes, 1o. notre libre sortie de l'Égypte avec armes, bagages et toutes autres propriétés; 2o qu'il serait fourni à cet effet à l'armée, de la part de la Sublime Porte, tous les bâtimens nécessaires, et pourvus de vivres pour son retour en France. J'accepte ces deux propositions à la simple condition qui suit; savoir, qu'aussitôt que les Français auront évacué l'Égypte, la Sublime Porte se retirera de la triple alliance, dans laquelle elle ne s'est et n'a pu s'engager, que pour maintenir l'intégrité de son empire, qui alors, et au moyen de cette évacuation, serait rétablie.
D'accord sur ces points capitaux, rien ne sera plus aisé que de s'entendre sur les différens détails d'exécution, et je propose pour cela trois moyens: Le premier serait d'abandonner ce travail aux plénipotentiaires actuellement à bord du Tigre, ou à Ghazah; le second, infiniment plus simple et plus prompt, serait d'envoyer votre reis-effendi, accompagné d'un autre grand de votre armée, à Cathiëh ou à Salêhiëh, où j'enverrai de mon côté un officier général chargé de mes pouvoirs, si, lorsque Votre Excellence recevra cette lettre, mes envoyés n'avaient pas encore paru à son quartier-général; le troisième enfin serait d'autoriser et de donner pleins pouvoirs pour cet objet, au très honoré Moustapha-Pacha actuellement au Caire: en six heures de temps tout pourrait être terminé. Je demande à Votre Excellence une réponse catégorique, en lui observant que de toutes les manières une suspension d'armes, garantie par des otages, est aussi indispensable que conforme aux droits de la guerre; sans cette suspension, nos négociations ne deviendraient que le prétexte d'un affreux brigandage et de lâches assassinats. Je dois aussi vous prévenir que j'ai reçu la nouvelle officielle que déjà le 3 de ce mois, répondant au 26 du mois de Rageb, il a été conclu, à bord du Tigre, entre sir Sidney Smith et mes plénipotentiaires, un armistice d'un mois, sauf prolongation s'il y a lieu. J'y ai souscrit, et il me semble qu'il est obligatoire que Votre Excellence y consente; on ne s'est jamais joué de choses aussi sacrées et aussi importantes.
Je prie Votre Excellence de croire à la haute considération que j'ai pour elle.
Signé Kléber.
Pour copie conforme,
Le général de division, chef de l'état-major général de l'armée,
Signé Damas.
À bord du Tigre devant Jaffa, le 8 janvier 1800.
Le général de division Desaix, et le citoyen Poussielge, contrôleur des défenses de l'armée, et administrateur des finances, au général, en chef Kléber.
Nous vous envoyons, citoyen Général, copie de la réponse de M. Smith, à notre dernière note: elle promet peu; mais, dans l'entretien dont elle a été suivie, nous avons observé que s'il était impossible aux alliés de consentir 1o. à la dissolution de l'alliance; 2o. à la restitution des îles, parce qu'elles sont occupées par les Russes; 3o. à une garantie jusqu'à la paix de nos possessions dans la Méditerranée, toutes propositions pour lesquelles il pourrait être nécessaire d'avoir des ordres des gouvernemens respectifs, il serait également impossible que vous consentissiez à l'évacuation pure et simple, comme on le proposait, sans y être autorisé par le Gouvernement français; que, dans ce cas, il y avait un moyen simple pour terminer tous les débats, c'est d'envoyer chacun de notre côté un courrier à nos Gouvernemens respectifs pour les informer du résultat des conférences, et attendre leurs ordres, que jusque-là et pour un temps déterminé, on suspendrait toute hostilité, si on pouvait y faire consentir le grand-visir, ou que s'il s'y refusait, on continuerait à se battre, sans que cela empêchât l'envoi des courriers.
C'est dans ces dispositions que nous nous sommes rendus devant Ghazah. M. Smith s'est rendu au camp; il y a appris que El-A'rych s'est rendu le 8 nivôse, que le grand-visir y était, qu'il s'était commis, dans la prise de cette place, des atrocités qui lui ôtaient la confiance de nous engager d'aller joindre le grand-visir, quoique le grand-visir fût dans les meilleures dispositions, et que son autorité et celles du pacha eussent été méconnues dans cette occasion. D'après ces considérations, plus détaillées dans la lettre de M. Smith ci-jointe, et dans les instructions à son secrétaire dont nous vous envoyons l'extrait, nous nous sommes décidés à attendre à Jaffa des nouvelles de M. Smith, en l'engageant à s'y rendre avec le reis-effendi. Nous le prions aussi de vous faire connaître directement la réponse qu'il aura à nous faire sur notre dernière note, en sorte que vous pourriez nous faire connaître vos intentions ultérieures.
Les conférences ont été poussées aussi avant qu'il était possible; tous les intérêts respectifs, tant de l'Europe que de l'Égypte, ont été repassés et débattus. Il paraît que nous nous entendons parfaitement sur tous les points, et, qu'en définitif, il faudra en venir à un courrier parlementaire, à moins que le grand-visir ne persiste à se battre pendant l'intervalle, et qu'alors vous changiez de détermination.
Bonaparte est arrivé à Paris le 24 vendémiaire; il y a été reçu avec enthousiasme, et comme vous le verrez par les gazettes que nous vous envoyons, et qui vont jusqu'au 25 octobre, il est probable qu'il va déterminer une crise, et qu'il nous fera envoyer promptement des secours ou des ordres. Ces gazettes vous donneront une idée assez exacte de la situation de l'Europe, des armées et de notre gouvernement à cette époque, pour que vous puissiez prévoir à peu près quelles mesures en seront la suite, en ce qui concerne l'Égypte.
Nous sommes extrêmement embarrassés pour correspondre avec vous, les occasions sont difficiles à trouver. Nous vous prions de donner ordre à un des avisos qui sont au bogaz de Damiette, ou à un de ceux qui sont à Alexandrie de venir nous joindre, et de rester à nos ordres, pour que nous puissions vous l'expédier toutes les fois qu'il sera nécessaire, et vous donner souvent des nouvelles, sans dépendre pour cela des convenances de M. Smith, quoiqu'il y mette beaucoup d'honnêteté et de bonne volonté.
Cet aviso peut venir en parlementaire à Jaffa; si nous n'y sommes plus quand il y arrivera, on lui indiquera le lieu où nous pourrons être.
Salut et respect,
Signé Desaix et Poussielgue.
(No 7.)
Au camp impérial ottoman, à El-A'rych,
le 15 janvier 1800.
Le commodore Sidney Smith au général en chef Kléber.
Monsieur le Général,
Messieurs vos envoyés s'étant un peu formalisés de la franchise de ma dernière note officielle, je ne suis pas sans appréhension que mon langage ait pu vous faire une impression différente de celle que je désirais produire, et je serais fâché de voir naître un sentiment d'éloignement, quand mon objet n'était que de découvrir jusqu'à leur base, les barrières qui nous séparent, afin de les ôter plus facilement.
Je ne vois pas pourquoi des militaires français, qui ont été les premiers à faire justice du système spoliateur et révolutionnaire, peuvent vouloir s'identifier avec les hommes exagérés qui ont fait le malheur de la France en gâtant une belle cause; ou supposé qu'on ait voulu leur faire une pareille injure, le règne de la démagogue expirait à son foyer, il est de l'intérêt de tout le monde qu'elle ne renaisse pas ailleurs. Ce dont nous nous plaignons, et contre lequel nous nous défendons, c'est la continuation de cette manie de faire des Républiques bon gré malgré, partout où un soi-disant patriote peut trouver un exil honorable par une place qui le met à même d'achever, ou pour mieux dire, continuer ses expériences politiques sur le pauvre genre humain. Si tous les hommes de marque, attachés au Gouvernement français, avaient des vues aussi droites et des projets aussi raisonnables que M. Poussielgue et le général Desaix, cette méfiance cesserait bientôt.
J'ai l'honneur d'être, avec une parfaite estime et une considération des plus distinguées,
Votre très humble serviteur,
Signé Sidney Smith.
Quartier-général de Salêhiëh, le 29 nivôse an VIII
de la République française (19 janv. 1800).
Le général en chef Kléber au commodore Sidney Smith.
J'ai reçu votre billet du 18 janvier; comme son contenu n'est nullement relatif à l'objet qui nous a réunis, et sur lequel nous traitons, vous trouverez bon que je me borne à vous en accuser la réception Je profiterai toutefois de cette occasion pour avoir l'honneur de vous prévenir que, quoique j'aie donné pleins pouvoirs à mes plénipotentiaires de traiter en définitive de l'évacuation pure et simple de l'Égypte, je leur envoie néanmoins, par mon aide-de-camp Damas, l'ordre exprès de rompre les conférences, dès-lors qu'ils trouveraient, de la part du visir ou de la vôtre, trop de résistance à obtenir les conditions accessoires, et qui seraient relatives à l'honneur, la gloire et la sûreté de l'armée que je commande, parce que je crois avoir des moyens plus que suffisans pour arrêter l'ardeur, et réprimer l'orgueil de l'armée qui m'est opposée. Je m'en réfère, à cet égard, à votre propre jugement. La chose du monde qui me serait la plus pénible, monsieur le Général, serait d'être obligé de revenir le moindrement de la haute opinion que j'avais conçue de votre loyauté; mais je n'ose le croire, et les circonstances vous mettent bien à même de m'y confirmer davantage, pour peu que cela vous tienne à cœur.
Signé Kléber.
Au quartier-général de Salêhiëh, le 28 nivôse an VIII
(18 janvier 1800).
Au Grand-Visir.
J'ai reçu à Salêhiëh la dernière lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser par le Tartare Moussa, resté à Cathiëh par malentendu.
Actuellement que mes plénipotentiaires sont arrêtés au quartier-général de Votre Excellence, et que j'ai rapproché le mien de manière à rendre nos communications aussi promptes que suivies, j'ai tout lieu d'espérer que nous nous entendrons mieux, et que nos négociations obtiendront bientôt le résultat heureux que Votre Excellence paraît désirer autant que moi. J'envoie à mes plénipotentiaires des instructions en conséquence. Ils ne rejetteront à l'avenir que ce qui pourrait être contraire à la gloire et à la sûreté de l'armée, dont le commandement m'est confié.
Je prie Votre Excellence de croire à la haute considération que j'ai pour elle.
Signé Kléber.
Le Grand-visir au général en chef Kléber.
(No 9.)
Du quartier-général à El-A'rych (sans date).
Au Modèle des Princes de la nation du Messie, au Soutien des Grands de la secte de Jésus, à l'honoré et estimé général français Kléber, dont la fin puisse être heureuse; Salut.
J'ai reçu, et j'ai compris le contenu de la lettre que vous m'avez dernièrement adressée. Vous m'écrivez que vous vous êtes mis ces jours-ci en marche, accompagné d'une légère escorte, pour être à portée de donner les réponses nécessaires aux conditions que je vous proposerai, relativement à l'heureuse affaire de l'évacuation de l'Égypte que vous désirez, ou bien à la bataille; et que vous vous êtes acheminé vers Belbéis et Salêhiëh, pour y attendre les réponses à vos dernières dépêches. Vous me dites aussi que si vos délégués n'étaient pas encore arrivés à mon quartier-général, il serait convenable de vous envoyer deux grands de la Porte, pour conférer sur l'affaire en question, et la terminer le plus tôt possible.
Votre loyauté ne croit pas convenable de verser le sang, et comme vous désirez l'heureuse réussite de la bonne affaire concernant l'évacuation de l'Égypte, et qui est un prélude à la paix, et que vous avez marché dans le chemin de la justice, ainsi que vous me l'avez écrit par le passé, il est clair que, d'après mon zèle et ma loyauté, je ne consentirai pas non plus à l'effusion du sang. Il est évident aussi que votre départ du Caire, et votre marche vers ces contrées, n'a pour but que de faire croire à votre justice et votre loyauté, et d'accélérer, d'une manière avantageuse pour la Sublime Porte, le terme de l'heureuse affaire de l'évacuation de l'Égypte, qui doit être le prélude de la paix et de la tranquillité.
Je dois vous prévenir que vos délégués, qui sont arrivés ces jours-ci à mon quartier-général, ont déjà ouvert les conférences, et que malgré votre assurance concernant le plein succès de l'affaire dont il s'agit, conformément à la loyauté et au zèle qui vous font aimer, ils rendent difficile la réussite de cette si bonne affaire de l'évacuation.
La Sublime Porte est depuis trois siècles amie de la France; mais ayant été destiné par mon souverain à m'emparer et à délivrer par la voie des armes, ou sans me battre, l'Égypte, dont les Français se sont emparés à l'imprévu, il est certain qu'avec le secours du Très-Haut, je dois faire mon possible pour y parvenir. Votre désir étant réellement d'évacuer l'Égypte, sans vous battre, loin de vouloir l'effusion du sang, mon désir est conforme au vôtre.
Je vous ai écrit cette lettre pour vous dire qu'il dépend de votre volonté de vous comporter d'après la préférence que vous aurez donnée à l'un des deux partis, de vous battre ou de ne point vous battre.
Quand vous aurez reçu la présente, et que vous en aurez compris le contenu, j'espère que vous vous conduirez toujours suivant votre loyauté et votre franchise.
Traduit par moi secrétaire interprète
du général en chef Kléber,
Signé Damielk Bracevisch.
Quartier-général de Salêhiëh, le 26 nivôse an VIII
(16 janvier 1800)
Kléber, général en chef, au général de division Desaix et au citoyen Poussielgue, Plénipotentiaires près le Grand-Visir.
Quatre heures après que je vous ai eu expédié ma dernière dépêche, est arrivé l'aide-de-camp Savary, m'apportant vos lettres des 23 et 24. Je n'ai, de mon côté, autre chose à ajouter à ce que je vous ai écrit, si ce n'est que je vous donne des pouvoirs illimités pour traiter et consentir l'évacuation de l'Égypte pure et simple, et de la manière la plus honorable pour l'armée française; mais il me semble qu'il est de l'intérêt même des Turcs de n'entrer en Égypte que lorsque nous l'aurons évacuée, du moins en partie; car, comment éviter sans cela un carnage, qui peut-être rendra tous les traités illusoires. Ainsi, un mois de trève me paraît presque indispensable; l'évacuation de l'Égypte supérieure est surtout très difficile sans cela. Je remets, au reste, le tout à votre prudence et à votre sagacité.
Kléber, général en chef de l'armée d'Égypte,
Autorise et donne pleins pouvoirs à ses plénipotentiaires, le général de division Desaix et le citoyen Poussielgue, de traiter définitivement, et sans qu'il soit nécessaire de demander des instructions ultérieures de l'évacuation de l'Égypte, avec les plénipotentiaires du Grand-Visir, aux conditions les plus honorables pour l'armée française, et ainsi que peuvent le permettre les circonstances.
Signé Kléber.
Au camp de Salêhiëh, 30 janvier 1800.
Le commissaire ordonnateur en chef Daure au citoyen Ministre de la guerre, a Paris.
Citoyen Ministre,
Je vous fais passer ci-joint copie du traité passé entre le général en chef Kléber et les envoyés du grand-visir, à la suite des conférences qui ont eu lieu à El-A'rych. Vous verrez par ce traité que l'armée évacue l'Égypte, qu'elle doit en sortir dans trois mois, et qu'elle arrivera en France dans le courant de prairial ou de messidor. Je pense qu'elle débarquera à Toulon ou à Marseille.
Je dois vous prévenir que sa force est d'environ vingt-cinq mille hommes de toutes armes, dont deux mille de cavalerie, trois d'artillerie, mille des troupes du génie, dix-huit mille d'infanterie, et le reste d'administration, et autres individus employés à la suite de l'armée. J'ai cru devoir vous faire connaître de suite ce traité. J'ai profité du départ du citoyen Damas, aide-de-camp du général en chef Kléber, qui se rend à Paris, porteur des dépêches du Général en chef au Gouvernement. Je vous envoie le commissaire des guerres Miot, qui pourra vous donner tous les renseignemens nécessaires sur l'administration de l'armée. Il est à même plus que personne de le faire.
L'armée, à son arrivée, aura besoin d'un habillement complet. Celui qu'elle a reçu cette année ne peut lui être suffisant. La différence des uniformes, la mauvaise qualité des draps, sont des motifs pressans de lui en donner un autre. Le général Desaix devant partir sous peu de temps, je profiterai de cette occasion pour vous faire connaître les besoins de l'armée en tout genre.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Signé Daure.
(No 12.)
Au quartier général du Caire, 30 janvier 1800.
Baudot, aide-de-camp, au général en chef Kléber.
Mon Général,
Le citoyen Hamelin part à l'instant pour se rendre à votre quartier-général, avec l'aide-de-camp du général Dugua, qui vous porte des dépêches: c'est, sans doute, pour presser la conclusion de la spéculation commerciale qu'il vous a proposée, ce qui m'a engagé à vous prévenir qu'il n'y a au Caire qu'un cri général contre un pareil marché: on vous y donne comme intéressé, et on tient là-dessus des propos fort infâmes. Le citoyen Hamelin veut, dit-on, gagner Poussielgue pour vous parler en faveur du marché. Il doit même lui avoir offert une prime en cas de réussite. J'étais ce matin chez le général Dugua, lorsque le citoyen Hamelin y est entré. Le Général lui a donné lecture de la lettre que la commission vous écrit à ce sujet. Vous voyez vous-même qu'elle a composé avec sa façon de penser, et qu'elle a profité de l'absence du citoyen Leroy pour ne point donner d'avis, et vous laisser la responsabilité. Mon intention est de dire à ceux qui pourront m'en parler, et je ne crois pas être blâmé de vous, que l'objet proposé, intéressant l'armée, vous aviez voulu, pour prouver combien ses intérêts vous sont chers, et ne pouvoir être accusé par les malveillans de la moindre négligence, soumettre même ceci à une commission, quoique votre opinion, fortement prononcée, fût que vous ne vouliez pas que l'esprit le plus méchant pût vouloir faire regarder l'évacuation de l'Égypte comme une spéculation mercantile. Que je vous verrais avec plaisir débarrassé d'une armée où il se trouve des hommes aussi scélérats, qui, ne vous connaissant pas, ou feignant de ne pas connaître votre cœur désintéressé, croient, d'après leur propre cœur, que l'or est la seule idole que l'on doit encenser! Ils n'ont jamais travaillé pour la gloire.
Je compte, mon Général, partir demain, ou après, pour vous rejoindre à Salêhiëh. Rapp arrive à l'instant; Damas compte partir demain. Il est inutile, je crois, en général, de vous assurer de mon respect et de mon dévoûment.
Signé A. Baudot.
P. S. Je crois devoir vous dire que tout ce qui se fait au camp et à El-A'rych, même de plus secret, est aussitôt su au Caire.
(No 13.)
Alexandrie, le 30 pluviôse an VIII
(19 février 1800).
Lanusse, général de division, au Général en chef.
Par sa lettre du 21 de ce mois, le général Damas me prévient que vous avez sursis au départ des blessés, et à celui de la Commission des Arts jusqu'à nouvel ordre. Leur armement est prêt, ils partiront quand vous voudrez. Cependant les Anglais pourraient encore leur occasionner quelque retard. Trois voiles étaient avant-hier devant Alexandrie; les citoyens Tallien, Livron et Damas, votre aide-de-camp, croyant y reconnaître le Thésée, se mirent dans une chaloupe et furent à bord de la plus près. C'était une corvette venant en droiture d'Angleterre, sortie de Plymouth depuis six semaines. Le capitaine ne voulut point leur donner de nouvelles; il leur dit seulement qu'il apportait des dépêches très pressées au commodore Smith. Votre aide-de-camp le prévint qu'il allait partir incessamment pour la France avec un passe-port du commodore. Il lui répondit qu'il avait, pour ne laisser sortir personne, des ordres que ceux de Sydney Smith ne pouvaient annuler. Le commandant d'un brick, qui se trouvait là dans le même moment, dit également à votre aide-de-camp que, malgré qu'il sût d'une manière positive qu'il était muni d'un passe-port de Smith, il ne le laisserait pas non plus passer, s'il pouvait faire autrement. Cela a donné matière à beaucoup de conjectures. La plus vraisemblable, suivant moi, est le rappel de Smith. Il est aussi possible qu'il se passe de grands événemens en Europe. Le Thésée est dans ce moment en Chypre; il ne tardera pas à reparaître. Je m'empresserai de vous informer de ce qu'il nous apprendra d'intéressant à son arrivée.
Les travaux de l'armement sont en activité. Nos bâtimens seront prêts pour l'époque fixée pour l'embarquement, si l'argent ne nous manque point.
Salut et respect,
Lanusse.
CONVENTION
POUR L'ÉVACUATION DE L'ÉGYPTE,
passée entre les citoyens Desaix, général de division, et Poussielgue, administrateur général des finances;
et leurs excellences Moustapha-Raschid, effendi tefterdar, et Moustapha-Razycheh, effendi reis el-kettab, ministres plénipotentiaires de son altesse le suprême Visir.
L'armée française en Égypte, voulant donner une preuve de ses désirs d'arrêter l'effusion du sang, et de voir cesser les malheureuses querelles survenues entre la République Française et la Sublime Porte, consent à évacuer l'Égypte, d'après les dispositions de la présente convention, espérant que cette concession pourra être un acheminement à la pacification générale de l'Europe.
Art. 1er. L'armée française se retirera avec armes, bagages et effets, sur Alexandrie, Rosette et Aboukir, pour y être embarquée et transportée en France, tant sur ses bâtimens que sur ceux qu'il sera nécessaire que la Sublime Porte lui fournisse; et pour que lesdits bâtimens puissent être plus promptement préparés, il est convenu qu'un mois après la ratification de la présente, il sera envoyé au château d'Alexandrie un commissaire avec cinquante personnes de la part de la Sublime Porte.
Art. 2. Il y aura un armistice de trois mois en Égypte, à compter du jour de la signature de la présente convention; et cependant, dans le cas où la trêve expirerait avant que lesdits bâtimens à fournir par la Sublime Porte fussent prêts, ladite trêve sera prolongée jusqu'à ce que l'embarquement puisse être complètement effectué; bien entendu que de part et d'autre on emploiera tous les moyens possibles pour que la tranquillité des armées et des habitans, dont la trêve est l'objet, ne soit point troublée.
Art. 3. Le transport des armées françaises aura lieu, d'après le règlement des commissaires nommés, à cet effet, par la Sublime Porte, et par le général en chef Kléber; et si, lors de l'embarquement il survenait quelque discussion entre lesdits commissaires, sur cet objet, il en sera nommé un par M. le commodore Sidney Smith, qui décidera les différends, d'après les réglemens maritimes de l'Angleterre.
Art. 4. Les places de Cathiëh et de Salêhiëh seront évacuées par les troupes françaises, le huitième jour, ou au plus tard, le dixième jour après la ratification de la présente convention. La ville de Mansoura sera évacuée le quinzième jour; Suez sera évacuée six jours avant le Caire; les autres places, situées sur la rive orientale du Nil, seront évacuées le dixième jour; le Delta sera évacué quinze jours après l'évacuation du Caire. La rive occidentale du Nil, et ses dépendances, resteront entre les mains des Français jusqu'à l'évacuation du Caire; et cependant, comme elles doivent être occupées par l'armée française jusqu'à ce que toutes les troupes soient évacuées de la Haute-Égypte, ladite rive occidentale et ses dépendances pourront n'être évacuées qu'à l'expiration de la trève, s'il est impossible de les évacuer plus tôt. Les places évacuées par l'armée seront remises à la Sublime Porte dans l'état où elles se trouvent actuellement.
Art. 5. La ville du Caire sera évacuée dans le délai de quarante jours, si cela est possible, ou au plus tard dans quarante-cinq jours, à compter du jour de la ratification de la présente.
Art. 6. Il est expressément convenu que la Sublime Porte apportera tous ses soins pour que les troupes françaises des diverses places de la rive occidentale du Nil, qui se replieront avec armes et bagages vers le quartier-général, ne soient, pendant leur route, inquiétées dans leurs personnes, biens et honneurs, soit de la part des habitans de l'Égypte, soit par les troupes de l'armée impériale ottomane.
Art. 7. En conséquence de l'article ci-dessus, et pour prévenir toutes discussions et hostilités, il sera pris des mesures pour que les troupes turques soient toujours suffisamment éloignées des troupes françaises.
Art. 8. Aussitôt après la ratification de la présente convention, tous les Turcs et autres nations sans distinction, sujets de la Sublime Porte, détenus ou retenus en France, seront mis en liberté, et réciproquement tous les Français détenus ou retenus dans toutes les villes et Échelles de l'empire ottoman, ainsi que toutes les personnes de quelque nation qu'elles soient, attachées aux légations et consulats français, seront également mises en liberté.
Art. 9. La restitution des biens et des propriétés des habitans et des sujets de part et d'autre, ou le remboursement de leur valeur aux propriétaires, commencera immédiatement après l'évacuation de l'Égypte, et sera réglé à Constantinople par des commissaires nommés respectivement pour cet objet.
Art. 10. Aucun habitant de l'Égypte, de quelque religion qu'il soit, ne sera inquiété, ni dans sa personne, ni dans ses biens, pour les liaisons qu'il pourra avoir eues avec les Français pendant leur occupation de l'Égypte.
Art. 11. Il sera délivré à l'armée française, tant de la part de la Sublime Porte que de la Grande-Bretagne, les passe-ports, saufs-conduits, et convois nécessaires pour assurer son retour en France.
Art. 12. Lorsque l'armée française d'Égypte sera embarquée, la Sublime Porte, ainsi que ses alliés, promettent que, jusqu'à son retour sur le continent de la France, elle ne sera nullement inquiétée; comme de son côté, le général en chef Kléber, et l'armée française en Égypte, promettent de ne commettre, pendant ledit temps, aucune hostilité, ni contre les flottes, ni contre le pays de la Sublime Porte et de ses alliés, et que les bâtimens qui transporteront ladite armée ne s'arrêteront à aucune autre côte qu'à celle de France, à moins de nécessité absolue.
Art. 13. En conséquence de la trêve de trois mois, stipulée ci-dessus avec l'armée française pour l'évacuation de l'Égypte, les parties contractantes conviennent que si, dans l'intervalle de ladite trêve, quelques bâtimens de France, à l'insu des commandans des flottes alliées, entraient dans le port d'Alexandrie, ils en partiraient après avoir pris l'eau et les vivres nécessaires, et retourneraient en France munis de passe-ports des cours alliées, et dans le cas où quelques uns desdits bâtimens auraient besoin de réparations, ceux-là seuls pourraient rester, jusqu'à ce que lesdites réparations fussent achevées, et partiraient aussitôt après pour France, comme les précédens, par le premier vent favorable.
Art. 14. Le général en chef Kléber pourra envoyer sur-le-champ en France un aviso, auquel il sera donné les sauf-conduit nécessaires pour que ledit aviso puisse prévenir le Gouvernement français de l'évacuation de l'Égypte.
Art. 15. Étant reconnu que l'armée française a besoin de subsistances journalières pendant les trois mois dans lesquels elle doit évacuer l'Égypte, et pour trois autres mois à compter du jour où elle sera embarquée, il est convenu qu'il lui sera fourni les quantités nécessaires de blé, viande, riz, orge et paille, suivant l'état qui en est présentement remis par les plénipotentiaires français, tant pour le séjour que pour le voyage; celles desdites quantités que l'armée aura retirées de ses magasins après la ratification de la présente, seront déduites de celles à fournir par la Sublime Porte.
Art. 16. À compter du jour de la ratification de la présente convention, l'armée française ne prélèvera aucune contribution quelconque en Égypte; mais, au contraire, elle abandonnera à la Sublime Porte les contributions ordinaires exigibles, qui lui resteraient à lever jusqu'à son départ, ainsi que les chameaux, dromadaires, munitions, canons, et autres objets lui appartenant, qu'elle ne jugera pas à propos d'emporter, de même que les magasins de grains provenant des contributions déjà levées; et enfin, les magasins des vivres. Ces objets seront examinés et évalués par des commissaires envoyés en Égypte, à cet effet, par la Sublime Porte, et par le commandant des forces britanniques, conjointement avec les préposés du général en chef Kléber, et remis par les premiers au taux de l'évaluation ainsi faite, jusqu'à la concurrence de la somme de 3000 bourses[1] qui sera nécessaire à l'armée française pour accélérer ses mouvemens et son embarquement; et si les objets désignés ne produisaient pas cette somme, le déficit sera avancé par la Sublime Porte, à titre de prêt, qui sera remboursé par le Gouvernement français sur les billets des commissaires préposés par le général en chef Kléber, pour recevoir ladite somme.
Art. 17. L'armée française ayant des frais à faire pour évacuer l'Égypte, elle recevra après la ratification de la présente convention, la somme stipulée dans l'ordre suivant,
SAVOIR:
| Le quinzième jour | 500 | bourses. |
| Le trentième jour | 500 | |
| Le quarantième jour | 300 | |
| Le cinquantième jour | 300 | |
| Le soixantième jour | 300 | |
| Le quatre-vingtième jour | 300 | |
| Et enfin, le quatre-vingt-dixième jour | 500 | autres bourses. |
Toutes lesdites bourses de 500 piastres turques chacune, lesquelles seront reçues en prêt des personnes commises à cet effet par la Sublime Porte; et pour faciliter l'exécution desdites dispositions, la Sublime Porte enverra, immédiatement après l'échange des ratifications, des commissaires dans la ville du Caire, et dans les autres villes occupées par l'armée.
Art. 18. Les contributions que les Français pourraient avoir perçues après la date de la ratification, et avant la notification de la présente convention, dans les divers points de l'Égypte, seront déduites sur le montant des 3000 bourses ci-dessus stipulées.
Art. 19. Pour accélérer et faciliter l'évacuation des places, la navigation des bâtimens français de transports qui se trouveront dans les ports français de l'Égypte, sera libre pendant les trois mois de trêve, depuis Damiette et Rosette jusqu'à Alexandrie, et d'Alexandrie à Rosette et Damiette.
Art. 20. La sûreté de l'Europe exigeant les plus grandes précautions pour empêcher que la contagion de la peste n'y soit transportée, aucune personne malade, ou soupçonnée d'être atteinte d'une maladie, ne sera embarquée; mais les malades pour cause de peste, ou pour toute autre maladie qui ne permettrait pas leur transport dans le délai convenu pour l'évacuation, demeureront dans les hôpitaux où ils se trouveront, sous la sauve-garde de son altesse le suprême Visir, et seront soignés par des officiers de santé français, qui resteront auprès d'eux jusqu'à ce que leur guérison leur permette de partir, ce qui aura lieu le plus tôt possible. Les articles 11 et 12 de cette convention leur seront appliqués comme au reste de l'armée, et le commandant en chef de l'armée française s'engage à donner les ordres les plus stricts aux différens officiers commandant les troupes embarquées, de ne pas permettre que les bâtimens les débarquent dans d'autres ports que ceux qui seront indiqués par les officiers de santé, comme offrant les plus grandes facilités pour faire la quarantaine utile, usitée et nécessaire.
Art. 21. Toutes les difficultés qui pourraient s'élever, et qui ne seraient pas prévues par la présente convention, seront terminées à l'amiable entre les commissaires délégués, à cet effet, par son altesse le suprême Visir, et par le général en chef Kléber, de manière à en faciliter l'exécution.
Art. 22. Le présent ne sera valable qu'après les ratifications respectives, lesquelles devront être échangées dans le délai de huit jours; ensuite de laquelle ratification la présente convention sera religieusement observée de part et d'autre.
Fait et scellé de nos sceaux respectifs, au camp des conférences près d'El-A'rych, le 4 pluviôse an VIII de la République française, 24 janvier 1800, et le 28 de la lune de chaban, l'an de l'hégire 1214.
Signé le général de division Desaix, le citoyen Étienne Poussielgue, plénipotentiaires du général Kléber;
Et leurs excellences Moustapha-Raschid, effendi tefterdar, et Moustapha-Rasycheh, effendi reis el-kettad, plénipotentiaires de son altesse le suprême Visir.
Pour copie conforme à l'expédition française, remise aux ministres turcs en échange de leur expédition en turc.
Signé Poussielgue, Desaix.
Le général Kléber renvoya l'exemplaire turc au Grand-Visir, avec sa ratification au bas, ainsi conçu:
«Je soussigné général en chef, commandant l'armée française en Égypte, approuve et ratifie les conditions du traité ci-dessus, pour avoir leur exécution en leur forme et teneur, devant croire que les vingt-deux articles y relatés sont entièrement conformes à la traduction française, signée par les plénipotentiaires du grand-visir, et ratifiée par son altesse, traduction dont le sens sera exactement suivi, chaque fois qu'à cet égard, et pour raison de quelques variantes, il pourrait s'élever des difficultés.»
Au quartier-général de Salêhiëh, le 8 pluviôse (28 janvier 1800).
Signé Kléber.
LES ANGLAIS REFUSENT D'EXÉCUTER LA CONVENTION D'EL-A'RYCH.
BATAILLE D'HÉLIOPOLIS.
La lettre de Sidney donna une nouvelle impulsion aux mesures de défense que le général en chef avait arrêtées. Il pressa le retour du matériel qui se trouvait déjà à Rosette, et fit remonter en toute hâte des munitions qu'on avait transportées à Alexandrie. Il accéléra la marche des corps qui stationnaient à Rahmaniëh, expédia des courriers dromadaires à ceux qui étaient encore disséminés dans la Haute-Égypte, et se vit bientôt entouré de l'armée entière, avec laquelle il prit position vers la Koubbé. Il lui adressa une proclamation pour la préparer aux suites d'une rupture; en même temps il chargea le secrétaire de Sidney qui lui avait rendu la dépêche du commodore d'aller sur-le-champ donner communication de cette pièce au visir. Il appela auprès de lui Moustapha-Pacha, commissaire de la Porte, lui déclara qu'il différait l'évacuation du Caire, et qu'il regarderait comme un acte d'hostilité le moindre mouvement que ferait l'armée ottomane au-delà de Belbéis. Joussef se trouvait dans cette place lorsque la dépêche lui fut rendue. Son camp était déjà levé et lui-même prêt à monter à cheval. Il témoigna son étonnement de l'opposition que montraient les Anglais à l'exécution d'un traité qu'ils avaient mis tant d'insistance à conclure, et adressa à Sidney les représentations qui suivent:
Le Grand-Visir au commodore Sidney Smith.
«Il est superflu de vous faire savoir qu'il a été convenu, dans les conférences qui ont eu lieu à El-A'rych, entre mes plénipotentiaires et ceux de l'honoré général Kléber, que les escadres de la Sublime Porte, celles de l'Angleterre et de la Russie n'auraient pas inquiété les bâtimens sur lesquels doivent s'embarquer les Français qui évacueront l'Égypte. Ces conventions vous ont été connues, et elles ont été stipulées d'après votre avis, en vertu de votre qualité de ministre plénipotentiaire; vous étiez convenu en même temps que la Porte aurait fourni des firmans de route, et que vous auriez donné des passe-ports aux Français qui seraient sortis de l'Égypte en toute sûreté avec armes et bagages, et remis lesdits passe-ports au lord Nelson, qui se serait chargé de les faire arriver sains et saufs dans les ports de France.
«D'après cela, il est évident qu'il est de toute nécessité que cette convention soit complétement exécutée, sans qu'il puisse y être mis aucune opposition. Cependant le général en chef Kléber vient de m'envoyer copie d'une lettre que vous lui écrivez, et dont l'original a été vu par votre secrétaire Keith, dans laquelle vous lui faites part des ordres de lord Keith, mon honoré ami, amiral de l'escadre de Sa Majesté britannique dans la Méditerranée, qui sont contraires à l'exécution de la convention. Quoique vous n'ayez pas encore reçu la lettre du lord Keith qui contient les susdits ordres, votre lettre ayant singulièrement affecté le général Kléber, son excellence Moustapha-Pacha a fait savoir, par des dépêches réitérées, qu'il se refusait à évacuer le Caire. Comme vous mandez à ce général, en lui faisant part des ordres du lord Keith, qu'il serait nécessaire d'ouvrir de nouvelles conférences pour prendre des arrangemens en conséquence, il a élevé des doutes sur la libre sortie des Français de l'Égypte, et a déclaré qu'il n'évacuerait le Caire que lorsqu'il serait pleinement rassuré. Cependant l'époque où le Caire aurait dû être évacué, conformément à la convention, étant arrivée, et cette infraction au traité mettant dans le cas de recommencer les hostilités; mais étant convaincu que le général Kléber ne s'est point conformé au traité à cet égard, que parce qu'il a eu connaissance et a été très affecté des difficultés opposées par le lord Keith, et qu'il désirait, avant d'en venir à cette mesure, être rassuré de ce côté, on s'est borné à lui faire donner l'assurance que l'Angleterre ne mettrait aucun obstacle à l'arrivée de l'armée française dans les ports de France.
«Il est inutile de vous dire qu'il est certain que le lord Keith n'était point instruit de l'évacuation de l'Égypte, lorsqu'il a expédié ses dépêches, et que vous auriez dû lui en donner connaissance avant d'écrire au général français des lettres qui devaient nécessairement lui donner de l'inquiétude; vous devez donc montrer le plus grand zèle pour faire exécuter complétement tous les articles de cette convention, passée entre la Sublime Porte et les Français qui sont en Égypte, et à laquelle vous avez participé comme plénipotentiaire de votre cour; vous y êtes d'autant plus obligé que, conformément à l'alliance que la Sublime Porte a contractée avec l'Angleterre, et par laquelle cette puissance garantit l'intégrité de l'empire ottoman, vous devez mettre tout en œuvre afin que l'Égypte soit remise le plus tôt possible sous sa domination.
«L'ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté britannique près la Sublime Porte, le lord Elgin, notre ami, lui a présenté plusieurs mémoires dans lesquels il dit que son roi n'apportera aucune difficulté dans les conventions qu'elle voudra passer pour l'évacuation de l'Égypte; que sa volonté, à cet égard, sera toujours exécutée, et que Sa Majesté Britannique se conformera toujours aux articles du traité d'alliance qui unit les deux puissances; d'après cela, il est de votre devoir de faire cesser promptement les difficultés que votre lettre a apportées à l'entière exécution de la convention passée pour l'évacuation de l'Égypte.
«Je vous ai écrit la présente, afin que, mettant tous vos soins à ce que rien n'arrive de contraire à notre alliance et à la convention stipulée, vous m'expédiez le plus tôt possible une dépêche tendante à rassurer le général Kléber, par la certitude que vous me donnerez que les bâtimens sur lesquels seront embarqués les Français ne seront nullement inquiétés par les bâtimens anglais, et que ceux-ci, au contraire, les feront parvenir sains et saufs dans leur patrie; et que, conformément à notre alliance, vous et tous les préposés de votre cour emploierez tous vos moyens afin que les articles de la convention soient pleinement exécutés. Quand la présente vous sera parvenue, j'espère que vous ferez tout ce qui tendra à resserrer notre alliance, et surtout à faire exécuter la convention, et que vous vous empresserez de m'envoyer la lettre que je vous demande.
«Signé Joussef-Pacha.
Pour copie conforme,
Le général de division, chef de l'état-major,
«Signé Damas.»
Après ces observations, qui étaient en effet péremptoires, le visir se persuada que tout allait s'aplanir; il reprit son mouvement, se rendit auprès d'El-Hanka avec son armée, et portant son avant-garde à Matarié, à deux heures de chemin du Caire, il plaça dans la plaine de la Koubbé ses avant-postes au milieu des nôtres.
Sur ces entrefaites, le lieutenant Wright arriva au quartier-général, porteur d'une lettre adressée par le lord Keith, commandant de la flotte anglaise dans la Méditerranée, au général en chef de l'armée française en Égypte. Elle était datée de Minorque, le 8 janvier 1800, écrite en anglais, et ainsi conçue:
«Monsieur,
Ayant reçu des ordres positifs de Sa Majesté de ne consentir à aucune capitulation avec l'armée française que vous commandez en Égypte ou en Syrie, excepté dans le cas où elle mettrait bas les armes, se rendrait prisonnière de guerre, et abandonnerait tous les vaisseaux et toutes les munitions des ports et ville d'Alexandrie aux puissances alliées, et dans le cas où une capitulation aurait lieu, de ne permettre à aucune troupe de retourner en France, qu'elle ne soit échangée, je pense nécessaire de vous informer que tous les vaisseaux ayant des troupes françaises à bord, et faisant voile de ce pays avec des passe-ports signés par d'autres que par ceux qui ont le droit d'en accorder, seront forcés par les officiers des vaisseaux que je commande de rentrer à Alexandrie; et que ceux qui seront rencontrés retournant en Europe, d'après des passe-ports accordés en conséquence d'une capitulation particulière avec une des puissances alliées, seront regardés comme prises, et tous les individus à bord considérés comme prisonniers de guerre.
Signé Keith.»
Kléber prit à l'instant la résolution de livrer bataille, certain que l'armée partagerait ses sentimens, aussitôt qu'elle connaîtrait cette lettre odieuse; elle fut imprimée pendant la nuit, et servit de proclamation. «Soldats! ajouta le général, on ne répond à de telles insolences que par des victoires: préparez-vous à combattre.» Jamais outrage ne fut plus vivement senti. L'injure était commune, chacun brûlait de la venger. Tous les Français se reconnurent à cette généreuse indignation; l'on eût dit que l'armée poussait dans ce moment un cri de guerre unanime.
Le visir avait rejeté toutes les propositions qui lui avaient été adressées. Il ne voyait dans notre modération que le témoignage de notre faiblesse. Convaincu que les Français ne pouvaient s'opposer à la marche de son armée, il exigea, au terme convenu, l'évacuation du Caire, de tous les forts et du Delta. Dans les conférences qui se tinrent à la Koubbé, le reis-effendi et le teftedar, feignirent de regarder cette opposition des Anglais comme un événement peu considérable, qui, n'étant point émané de Constantinople, ne devait pas arrêter l'évacuation. Tout délai de notre part était, selon eux, une infraction au traité, et c'était offenser la Porte que d'exiger une autre garantie que ses firmans.
La communication de la lettre du lord Keith n'avait rien changé aux dispositions du visir. Sidney-Smith voulut, à son ordinaire, s'interposer entre les Turcs et nous, et conseilla inutilement de tout suspendre de part et d'autre. Le visir, qui n'appréciait pas les suites d'une rupture, repoussa le conseil donné par la prévoyance, persista dans ses prétentions, et consentit seulement à promettre des otages et des subsides.
Pendant que duraient les conférences, le visir faisait venir de nouvelle artillerie d'El-A'rych, il augmentait ses forces déjà très considérables, armait les habitans des villages. Il répandait dans les provinces des firmans, où les Français étaient représentés comme des infidèles, ennemis de l'Islamisme, infracteurs des traités. Il écrivait dans le même sens aux tribus d'Arabes, établissait des chefs de sédition dans toutes les villes, et notamment au Caire, à Méhallet-el-Kebis et à Taula, où elles ne tardèrent pas à éclater. Il ordonna aux odjakis qui composaient l'ancienne milice du Grand-Seigneur de se rendre à son camp, avec leurs chevaux et leurs armes; enfin, il enjoignit à tous, sous peine d'être traités comme rebelles, de se réunir, au nom de la religion et du souverain, pour exterminer les Français que leur petit nombre et la terreur de ses armes avaient glacés d'effroi.
Cependant les troupes françaises arrivèrent de la Basse-Égypte et du Saïd. Il n'y avait pas un instant à perdre, la position des deux armées suffisait pour amener des hostilités. Nos forces ne pouvaient augmenter, celles de l'ennemi allaient toujours croissant. Kléber fit cesser les conférences, et s'adressant à Moustapha-Pacha:
«Il faut, lui dit-il, que votre excellence sache que les desseins du visir me sont connus. Il me parle de concorde et forme des séditions dans toutes les villes. C'est vous-même qu'il a chargé de préparer la révolte du Caire. Le temps de la confiance est passé. Le visir m'attaque puisqu'il est sorti de Belbéis; il faut que demain il retourne dans cette place, qu'il soit le jour suivant à Salêhiëh, et qu'il se retire ainsi jusqu'aux frontières de la Syrie, autrement je l'y contraindrai. L'armée française n'a pas besoin de vos firmans, elle trouvera l'honneur et la sûreté dans ses forces; informez Son Altesse de mes intentions.»
Le même jour il convoqua les officiers généraux en conseil de guerre; il leur présenta la lettre de lord Keith, le plan de bataille, et leur dit:
Citoyens généraux,
«Vous avez lu cette lettre, elle vous dicte votre devoir et le mien. Voici notre situation: les Anglais nous refusent le passage après que leurs plénipotentiaires en sont convenus, et les Ottomans, auxquels nous avons livré le pays, veulent que nous achevions de l'évacuer conformément aux traités; il faut vaincre ces derniers, les seuls que nous puissions atteindre; je compte sur votre zèle, votre sang-froid et la confiance que vous inspirez aux troupes. Voici mon plan de bataille.»
Cette exposition ne fut suivie d'aucune délibération, chacun était animé d'un égal désir de soutenir la gloire de nos armes.
Ne voulant point attaquer le visir sans une déclaration expresse d'hostilités, Kléber lui adressa la lettre suivante:
Au quartier-général de l'armée française,
le 28 ventôse an VIII.
«L'armée dont le commandement m'est confié, ne trouve point, dans les propositions qui m'ont été faites de la part de Votre Altesse, une garantie suffisante contre les prétentions injurieuses, et contre l'opposition du gouvernement anglais à l'exécution de notre traité. En conséquence, il a été résolu ce matin, au conseil de guerre, que ces propositions seraient rejetées, et que la ville du Caire ainsi que ses forts, demeureraient occupés par les troupes françaises, jusqu'à ce que j'aie reçu du commandant en chef de la flotte anglaise dans la Méditerranée, une lettre directement contraire à celle qu'il m'a adressée le 8 janvier, et que j'aie entre les mains les passe-ports signés par ceux qui ont le droit d'en accorder.
«D'après cela, toutes conférences ultérieures entre nos commissaires deviennent inutiles, et les deux armées doivent dès cet instant être considérées comme en état de guerre.
«La loyauté que j'ai apportée dans l'exécution ponctuelle de nos conventions donnera à Votre Altesse la mesure des regrets que me fait éprouver une rupture aussi extraordinaire dans ces circonstances, que contraire aux avantages communs de la République française et de la Sublime Porte. J'ai assez prouvé combien j'étais animé du désir de faire renaître les liaisons d'intérêt et d'amitié qui unissaient depuis long-temps les deux puissances. J'ai tout fait pour rendre manifeste la pureté de mes intentions. Toutes les nations y applaudiront, et Dieu soutiendra par la victoire la justice de ma cause. Le sang que nous sommes prêts à répandre rejaillira sur les auteurs de cette nouvelle dissension.
«Je préviens aussi Votre Altesse que je garde comme otage à mon quartier-général, son excellence Moustapha-Pacha, jusqu'à ce que le général Galbo, retenu à Damiette, soit arrivé à Alexandrie, avec sa famille et sa suite, et qu'il ait pu me rendre compte du traitement qu'il a éprouvé des officiers de l'armée ottomane, sur lesquels on me fait des rapports très extraordinaires.
«La sagesse accoutumée de Votre Altesse, lui fera distinguer aisément de quelle part viennent les nuages qui s'élèvent; mais rien ne pourra altérer la grande considération et l'amitié bien sincère que j'ai pour elle.
«Signé Kléber.»
Pendant que Kléber faisait connaître ces nouvelles dispositions au visir, on ordonnait au Caire les préparatifs du combat.
Au milieu de la nuit suivante le général se rendit, avec les guides de l'armée et son état-major, dans la plaine de la Koubbé, où se trouvait déjà une partie des troupes. Les autres arrivèrent successivement et se rangèrent en bataille. La clarté du ciel, toujours serein dans ces climats, suffisait pour que les mouvemens s'exécutassent avec ordre; mais elle était trop faible pour que l'ennemi pût les apercevoir. Kléber parcourut les rangs et remarqua la confiance et la gaîté de nos soldats, présages ordinaires de la victoire.
La ligne de bataille était composée de quatre carrés; ceux de droite obéissaient au général Friant, ceux de gauche au général Reynier; l'artillerie légère occupait les intervalles d'un carré à l'autre, et la cavalerie en colonnes, dans l'intervalle du centre, était commandée par le général Leclerc: ses pièces marchaient sur ses flancs et étaient soutenues par deux divisions du régiment des dromadaires.
Derrière la gauche, en seconde ligne, était un petit carré de deux bataillons. L'artillerie de réserve, placée au centre, était couverte par quelques compagnies de grenadiers, et les sapeurs, armés de fusils; d'autres pièces marchaient sur les deux côtés du rectangle, soutenues et flanquées par des tirailleurs. Enfin, des compagnies de grenadiers doublaient les angles de chaque carré, et pouvaient être employés pour l'attaque des postes. La 1re brigade de la division Friant était commandée par le général Belliard, et formée de la 21e légère et de la 88e de bataille; les 61e et 75e de bataille formaient la 2e brigade, aux ordres du général Donzelot.
Le général Robin commandait la 1re brigade de la division Reynier, composée de la 22e légère et de la 9e de bataille. Le général Lagrange avait sous ses ordres la 13e et la 85e de bataille, formant la 2e brigade de cette division. Le général Songis commandait l'artillerie, et le général Samson le génie.
Nassif-Pacha, à la tête de l'avant-garde ennemie, avait deux autres pachas sous ses ordres. Le village de Matarié, qu'il occupait avec cinq ou six mille janissaires d'élite, et un corps d'artillerie, avait été retranché et armé de seize pièces d'artillerie. Les avant-postes se prolongeaient sur la droite jusqu'au Nil, et sur la gauche jusqu'à la mosquée de Sibil-Yalem; le camp du visir était situé entre El-Hanka et le village de Abouzabal. C'est dans cet endroit que son armée était rassemblée, elle y occupait un espace considérable; on ne peut décrire son ordre de bataille; les Turcs n'en observent aucun. Presque tous les rapports qui nous sont parvenus portaient cette armée à quatre-vingt mille hommes, quelques uns cependant ne l'évaluaient qu'à soixante mille.
On se mit en marche vers les trois heures du matin. L'aile droite arriva au point du jour près de la Mosquée (Sibil-Yalem), où l'ennemi avait une grand'garde de cinq ou six cents chevaux; quelques coups de canon les déterminèrent à se replier. Les deux carrés de gauche arrivèrent devant le village de Matarié. Ils s'y arrêtèrent hors de portée de canon, et donnèrent le temps à la division de droite de venir se placer entre Héliopolis et le village d'El-Mark, afin de s'opposer à la retraite des troupes ennemies, et à l'arrivée des renforts que le visir pouvait envoyer.
Tandis que ce mouvement s'exécutait, on aperçut un corps de cavalerie et d'infanterie turque réuni à une forte troupe de mameloucks, qui, après avoir fait un grand détour dans les terres cultivées, se dirigeait vers le Caire. Les guides eurent ordre de les charger; ceux-ci acceptèrent la charge, et renforcés successivement par de nouvelles troupes, enveloppèrent les nôtres. L'issue de cette mêlée eût été funeste, si le 22e régiment de chasseurs et le 14e de dragons ne fussent accourus. Le combat néanmoins fut long et opiniâtre; à la fin l'ennemi prit la fuite et s'éloigna à perte de vue dans les terres, continuant toujours de se diriger sur le Caire.
Le général Reynier commença l'attaque de Matarié; des compagnies de grenadiers mises en réserve pour cet objet, reçurent l'ordre d'emporter les retranchemens, et l'exécutèrent avec une bravoure digne des plus grands éloges; tandis qu'elles bravaient le feu de l'artillerie ennemie et s'avançaient au pas de charge, les janissaires sortirent de leurs retranchemens et fondirent à l'arme blanche sur la colonne de gauche; mais accueillis de front par une fusillade meurtrière, pris en flanc par les troupes de droite, ils sont accablés, défaits, tous reçoivent la mort. Leurs cadavres comblent les fossés dont ils s'étaient couverts, on s'élance sur leurs membres palpitans, on franchit tous les obstacles, le camp est emporté; drapeaux, pièces d'artillerie, queues de pachas, effets de campemens tombent dans nos mains. L'infanterie se jette en vain dans les maisons et cherche à s'y défendre, on la suit, on la force; tout ce qui oppose de la résistance est égorgé ou livré aux flammes. Pressées par le fer et le feu, quelques colonnes essaient de déboucher dans la plaine; mais elles tombent sous le feu de la division Friant. Le reste est tué ou dispersé par une charge de cavalerie.
L'ennemi avait abandonné ses tentes et ses bagages; mais l'armée sentait la nécessité de ne pas laisser reprendre haleine au visir, et de le poursuivre jusqu'aux limites du désert. Elle abandonna le butin aux Arabes, et continua le mouvement.
Nassif-Pacha désirait parlementer et demandait un officier de marque. Le chef de brigade Baudot, aide-de-camp du général en chef, fut chargé d'aller recevoir ses ouvertures; mais il ne fut pas plus tôt aperçu des troupes turques, qu'il se vit assailli de toutes parts. Blessé à la tête et à la main, il allait être mis en pièces, lorsque deux mameloucks du pacha qui l'accompagnaient réussirent à l'arracher à cette multitude sauvage. Ils le conduisirent au visir qui le fit arrêter.
Cependant le général Reynier avait rassemblé sa division auprès de l'obélisque d'Héliopolis. Tout à coup des nuages de poussière s'élèvent à l'horizon; l'armée turque s'avance, conduite par le visir en personne, et prend position sur les hauteurs qui séparent les villages de Syriacous et d'El-Mark. Son chef s'établit derrière le bois de palmiers qui entoure le dernier de ces villages.
Nous marchons à sa rencontre; Friant se porte sur la gauche, Reynier sur la droite, toute l'armée s'avance et prend insensiblement son premier ordre de bataille. Les tirailleurs ennemis sont repoussés, chassés du bois qui les protége. Le groupe de cavalerie qui forme le quartier-général du visir est couvert d'obus et de mitraille. Les Ottomans ripostent, le feu s'échauffe, la canonnade devient terrible. Mais les boulets de l'ennemi se perdent au-dessus de nos carrés, et ses pièces, accablées de projectiles lancés avec justesse et précision, sont bientôt démontées. Il réunit ses drapeaux épars sur toute la ligne, c'est le signal ordinaire d'une charge générale; nous nous y préparons. Le général Friant laisse approcher les Osmanlis, démasque ses pièces et les couvre de mitraille. Cette terrible réception les ébranle; ils hésitent, flottent et prennent enfin la fuite. L'infanterie n'avait voulu tirer qu'à bout portant; elle ne brûla pas une amorce.
Le terrain était coupé, sillonné de profondes gerçures; cette circonstance avait ralenti l'impétuosité de la cavalerie ennemie, et ne permit pas à la nôtre d'accabler les fuyards.
Le visir était exposé au feu de nos pièces, dans le village d'El-Mark. Il fait ses dispositions pour nous éloigner. Son armée s'ébranle, se divise et nous entoure de toutes parts. Ainsi placés au milieu d'un carré de cavalerie qui avait plus d'une demi-lieue de côté, nous tuâmes, nous fusillâmes, pas une de nos balles n'était perdue. Enfin, les Turcs désespérant de vaincre, s'éloignent à toute bride et gagnent El-Hanka.
Quoique battu, le visir était encore redoutable. Il avait des troupes nombreuses, et sa présence suffisait pour armer la population contre les Français: aussi Kléber était-il déterminé à le suivre au Caire, dans le désert, à travers les terres cultivées, partout où il porterait ses pas. Il se mettait sur ses traces, lorsqu'il vit venir à lui l'interprète qui avait accompagné son aide-de-camp. Le visir l'avait chargé de proposer à Kléber de faire cesser les hostilités, et d'évacuer le Caire, conformément au traité qu'ils avaient conclu. «Retournez à son camp, répondit le général, et dites-lui que je marche sur El-Hanka.» L'armée était en mouvement et fut bientôt à la hauteur du village. Une cavalerie nombreuse le défendait; mais elle n'aperçut pas plus tôt nos troupes, qu'elle se replia confusément, et prit la fuite. De ceux qui étaient sur les flancs et les derrières, les uns revinrent sur leurs pas, les autres se dispersèrent. Quant à Mourâd-Bey, dès que l'attaque avait commencé, il s'était éloigné à perte de vue dans le désert, pour ne pas prendre part à l'action.
L'armée ottomane ne nous attendit pas à El-Hanka; elle s'éloignait, fuyait, abandonnait tout ce qui pouvait retarder son mouvement. Nous espérions la joindre dans son camp; nous forçâmes de marche; nous y fûmes rendus avant le coucher du soleil. Elle n'avait fait que passer; nous trouvâmes ses effets de campement, ses équipages, des objets précieux, une grande quantité de cottes de maille, de casques de fer. Nous étions accablés de fatigue, nous rencontrions des tentes qui nous invitaient à réparer nos forces; nous cédâmes. La nuit tendit ses voiles, tout fut bientôt calme, assoupi; on put distinctement entendre le bruit du canon qu'on tirait au Caire. Kléber avait laissé dans cette ville la 32e de bataille, et des détachemens de différens corps qui faisaient ensemble environ deux mille hommes, auxquels il avait ordonné, si quelque émeute générale venait à éclater, de se retirer dans les forts. Le général Verdier, qui en avait le commandement, devait se borner à maintenir la communication entre la ferme d'Ibrahim Bey, la Citadelle et le fort Camin. Le général Zayoncheck commandait à Gisëh. Ces dispositions suffisaient pour donner au général en chef le temps de repousser le visir; mais le corps de mameloucks et d'Osmanlis qui s'était détaché pendant la bataille, s'était sans doute joint aux séditieux; il était nécessaire de marcher au secours. Le général Lagrange reçut, en conséquence, l'ordre de s'y porter avec quatre bataillons, deux de la 25e, un de la 61e et un de la 75e. Il partit vers minuit, et bientôt après l'armée s'achemina vers Belbéis. La route était couverte de pièces de canon, de litières sculptées, de voitures à ressorts, et de bagages abandonnés. À chaque pas, c'était des débris, des traces d'une déroute, telle qu'on n'en vit jamais. Nous arrivâmes sur le déclin du jour. L'infanterie occupait les forts, la cavalerie en défendait les avenues.
La division Reynier fit halte devant la ville. Le général Priant obliqua sur la gauche, et l'artillerie ouvrit le feu; mais les escadrons ennemis n'ont pas plus tôt aperçu qu'on cherche à les tourner qu'ils tournent bride et s'éloignent. La division Friant continue son mouvement, le général Belliard pénètre dans l'enceinte, chasse successivement les Turcs des points les plus avantageux, et les refoule dans l'un des forts, où ils se défendent le reste du jour. On emploie la nuit à faire les dispositions d'attaque; mais les Turcs proposent de rendre la place, à condition qu'ils seront libres de rejoindre le visir, et d'emporter leurs armes. Cette dernière clause est rejetée. L'action s'engage et devient terrible; mais les pertes qu'ils essuient, le manque d'eau qui les accable, ne leur permettent pas de prolonger une défense meurtrière. Ils se rendent à discrétion; ils supplient le général en chef de leur permettre de se rallier au visir, et de laisser à quelques uns d'entre eux les armes nécessaires pour se défendre contre les Arabes. Il y consentit, et la place nous fut remise. Pendant qu'on s'occupait à les désarmer, un d'entre eux, animé par le désespoir et le fanatisme, s'écrie qu'il préfère la mort; et comme s'il eût été indigné de ne pas la recevoir, il s'avance contre le chef de brigade Latour, et lui tire un coup de fusil à bout portant. Tous ceux qui ont des armes les jettent aussitôt: Nous ne méritons pas de les conserver, disent-ils à nos soldats; notre vie est à vous. Le coupable fut sur-le-champ puni de mort par nos grenadiers. On ne laissa des armes qu'aux chefs, et on fit prendre à la colonne la route de Salêhiëh.
Nous trouvâmes dix pièces de canon dans la ville et dans les environs, indépendamment de celles que nous avions laissées lors de l'évacuation. Parmi les premières, étaient deux pièces anglaises semblables à celles qu'on enleva à Aboukir, et qui portaient la devise: Honni soit qui mal y pense. Pendant que cela se passait, la cavalerie du général Leclerc battait l'estrade sur la route de Salêhiëh et dans l'intérieur des terres. Le 7e régiment de hussards ramena, le 1er au matin, quarante-cinq chameaux avec leurs conducteurs. L'escorte était composée de mameloucks et d'Osmanlis, qui déclarèrent qu'ils étaient chargés de porter au Caire, à Nassif-Pacha et à Ibrahim-Bey, une partie de leurs bagages. Kléber ne douta plus que le visir n'eût chargé ces deux chefs de se mettre à la tête de la révolte. L'armée ottomane était considérablement diminuée par la perte qu'elle avait essuyée dans la bataille et la séparation des corps qui occupaient le Caire. Il ordonna en conséquence au général Friant de marcher sur cette ville avec le général Donzelot et cinq bataillons, dont deux de la 61e, deux de la 75e, un de la 25e, quelques pièces d'artillerie légère, et un détachement de cavalerie. Il le chargea de maintenir les communications entre tous les forts jusqu'à son retour, et lui recommanda d'éviter des attaques qui pouvaient nous causer des pertes trop considérables.
Cependant le général Reynier marchait sur Salêhiëh avec sa division, le 23e régiment de chasseurs et le 14e de dragons. Kléber suivait avec la brigade du général Belliard, les guides et le 7e régiment de hussards. À peine était-il en marche, qu'un Arabe, escorté par un détachement de notre cavalerie, lui remit une lettre, par laquelle le visir proposait d'arrêter la marche des deux armées, d'établir des conférences à Belbéis (il croyait l'armée française à El-Hanka) pour l'exécution du traité. Il faisait, après la bataille, les propositions qu'il avait rejetées avant qu'elle fût engagée. Le général renvoya la réponse au lendemain, et s'arrêta au village de Seneka, où il passa la nuit. Il se remettait en marche à la pointe du jour pour gagner Koraïm, où était Reynier, lorsqu'une vive canonnade se fit entendre en avant de ce village. Il crut ce général fortement engagé, ordonna au général Belliard de presser sa marche, et se porta en avant pour prendre part à l'action. Il n'avait avec lui que les guides et le 7e régiment de hussards. Arrivé sur les hauteurs de sable qui sont à quelque distance du village, il découvrit la division Reynier occupée à repousser, avec son artillerie, trois ou quatre mille cavaliers qui l'entouraient; mais à peine est-il aperçu, que le corps ennemi fait un mouvement subit et fond sur son escorte. Il fallait franchir l'intervalle qui le séparait du carré du général Reynier, ou recevoir la charge. Elle fut si impétueuse, que l'artillerie des guides n'eut pas le temps de se mettre en batterie. Les conducteurs sont taillés en pièces; la mêlée devient affreuse, chacun s'occupe de sa défense personnelle. Les habitans de Koraïm voyant cette petite troupe enveloppée, la croient perdue. Ils s'arment de lances et de fourches, et se joignent aux assaillans. Le danger est extrême; la position désespérée. Tout à coup le 24e de dragons paraît; le général reprend l'offensive, charge, culbute l'ennemi, qui laisse trois cents des siens sur la place. Il joignit alors le carré du général Reynier, auquel se réunit bientôt celui du général Belliard. Kléber, encore tout échauffé de ce terrible combat, fit venir l'Arabe qui lui avait apporté le message du visir, et lui remit sa réponse aux propositions du musulman: elle était courte et sévère. «Tenez-vous prêt à combattre, je marche sur Salêhiëh.»
La cavalerie ennemie s'était reformée sur ces entrefaites, et semblait vouloir de nouveau tenter la charge. Leclerc fit ses dispositions et marcha à sa rencontre; mais elle n'osa l'attendre: elle se mit en fuite et disparut. L'armée reprit son mouvement, et s'avança sur Salêhiëh. Le soleil était ardent, le kamsin impétueux; on ne respirait pas; on suffoquait de chaleur, de soif et de poussière. Un grand nombre de bêtes de somme succombèrent dans cet affreux trajet. Les troupes étaient moins abattues: elles se flattaient de joindre les Ottomans; c'était une nouvelle occasion de gloire; l'espérance les soutenait. Le général lui-même partageait cette illusion; il pensait que le visir rallierait toutes ses forces, courrait toutes les chances plutôt que de se laisser rejeter dans le désert. Il se disposait, en conséquence, à livrer bataille le lendemain au point du jour, et fit halte à deux lieues de Salêhiëh. L'armée, qu'avaient rafraîchie quelques heures de repos, se remettait en marche pleine d'espérance et de joie, lorsque les habitans, accourus à sa rencontre, lui apprirent que la veille, à l'heure de l'aw (environ trois heures après midi), le visir était monté à cheval, et s'était perdu dans le désert avec une escorte d'environ cinq cents hommes, seules forces qu'il eût pu réunir. Il avait abandonné, dans sa frayeur, son artillerie et ses bagages. Jamais déroute n'avait été accompagnée de tant d'épouvante et de confusion. L'occasion de vaincre était perdue; mais l'ennemi avait vidé l'Égypte; le but était atteint. Les troupes continuèrent le mouvement, furent bientôt à Salêhiëh, et se répandirent dans le camp que l'ennemi nous avait cédé. C'était une enceinte d'environ trois quarts de lieue que couvraient des tentes placées sans ordre ou renversées. Ici était un coffre brisé; là, des caisses encore pleines de vêtemens, d'encens et d'aloès; plus loin, des pièces d'artillerie, des munitions, des selles, des harnais, et des outres qu'on n'avait pas eu le temps de remplir. Des amas de fer gisaient à côté des litières sculptées; des outres à demi pleines, posaient sur des ameublemens de prix; tout était confondu pêle-mêle; c'était un désordre, une confusion, qu'on ne vit jamais que dans le camp des Turcs. Mais ce n'était déjà plus que les débris de l'immense proie que les Osmanlis avaient abandonnée aux Arabes. Ceux-ci, suivant l'usage, étaient accourus au bruit du combat, prêts à se jeter sur celle des deux armées qui serait défaite. Une partie s'était mise sur les traces du visir; l'autre pillait son camp: ils s'éloignèrent à notre approche.
L'armée était exténuée; le visir avait fui. On fit halte; la cavalerie seule eut ordre de suivre les fuyards. Elle s'enfonça aussitôt dans les sables; mais la route était couverte de débris, l'arrière-garde aux prises avec les Arabes. L'affaire était en bonnes mains, elle revint au camp.
L'armée étrangère était défaite, il ne s'agissait plus que de pacifier l'intérieur. Damiette était au pouvoir des Turcs, le Saïd obéissait à Dervich-Pacha, et presque tous les habitans de la Basse-Égypte étaient soulevés contre nous.
Le général Rampon, qui commandait à Menouf, se porta sur la première de ces places; Belliard s'avança sur Lesbëh, Lanusse parcourut le Delta inférieur, Reynier s'établit à Salêhiëh, pour prévenir le retour des troupes qui avaient été refoulées dans le désert, et dissiper celles qui s'étaient jetées dans la Charkié. Ces dispositions prises, Kléber se rendit au Caire avec la 88e demi-brigade, deux compagnies de grenadiers de la 61e, le 7e régiment de hussards, et les 3e et 14e dragons. Il fit jeter quelques obus dans Boulac, et entra par les jardins dans son quartier-général, qui était assiégé. Il apprit alors ce qui s'était passé dans la capitale.
La bataille d'Héliopolis n'était pas engagée, que l'insurrection éclatait à Boulac. Excités par quelques Osmanlis, les habitans arborent quelques drapeaux blancs, s'arment de fusils, de sabres qu'ils avaient tenus cachés, et se portent avec fureur contre le fort Camin, qui n'a que dix hommes de garnison. Le commandant tire à mitraille et les ébranle; mais ils se remettent, reviennent à la charge. Le quartier-général est obligé d'accourir au secours. Trois cents des leurs sont couchés dans la poussière; ils se retirent, se barricadent, et font feu sur les troupes françaises de quelque part qu'elles se présentent pour entrer dans la ville. Le peuple du Caire avait été moins impétueux. Dès que les premiers coups se firent entendre, il se porta hors de l'enceinte et attendit pour se décider quelle serait l'issue de la bataille. Il vit arriver successivement des corps de mameloucks et d'Osmanlis qui nous étaient échappés et assuraient que notre défaite était inévitable. Bientôt après Nassif-Pacha se présenta à la porte des Victoires. Il était accompagné d'Osman-Effendi, kyaya-bey, l'un des personnages les plus considérables de l'empire; d'Ibrahim-Bey, de Mehemet-Bey-El-Elfy, d'Hassan-Bey-Jeddaoui; en un mot, de tous les chefs de l'ancien gouvernement, excepté Mourâd. Ils annonçaient que nous avions été taillés en pièces, qu'ils venaient prendre possession de la capitale au nom du sultan Sélim, et y célébrer le triomphe de ses armes sur les infidèles. Ils étaient accompagnés d'environ dix mille cavaliers turcs, de deux mille mameloucks, et de huit à dix mille habitans des villages qui s'étaient armés. Personne ne douta plus de la victoire, chacun s'efforça de faire éclater sa joie. Les uns étaient charmés de voir triompher le Prophète, les autres avaient à faire oublier les liaisons qu'ils avaient eues avec les infidèles.
Nassif-Pacha profite de cet élan de la multitude, et se rend de suite au quartier des Francs. Il en fait ouvrir les portes, et pendant que deux négociants tombent à ses pieds en lui montrant la sauve garde du visir, la foule se jette dans l'enceinte. Elle force les maisons, pénètre dans les magasins, les comptoirs; pille, massacre, incendie. En quelques instans tout est détruit, égorgé; et ce quartier, tout à l'heure si florissant, n'est plus qu'un monceau de cendres.
Le pacha profite de l'exaltation publique et pousse la multitude sur nos soldats. Il en inonde la place, les avenues qui conduisent au quartier-général, et s'avance à la tête de ses troupes pour la soutenir. L'adjudant-général Duranteau n'avait pas deux cents hommes à opposer à ces flots d'ennemis; néanmoins, il tente une sortie, et les repousse. Déconcerté par cette résistance inattendue, Nassif fait occuper les maisons et appelle le peuple aux armes. On arbore des drapeaux blancs; on prêche; on remue toutes les passions: dans un instant la population entière est sur pied. On attaque les Cophtes; on massacre les Grecs, les Syriens; partout le sang ruisselle. On se porte à la police; on saisit Moustapha-Aga et on l'empale. La populace regarde le supplice de ce magistrat comme le gage de l'impunité; elle applaudit, et se livre avec fureur à la sédition et au pillage. Sept soldats français se trouvaient auprès de Moustapha, lorsqu'il fut arrêté. Les séditieux se promettaient de les tailler en pièces, et réussirent à en mettre trois hors de combat; mais, percés eux-mêmes à coups de baïonnette, ils n'osèrent faire tête à ces braves, qui, attaquant, se défendant, emportant leurs blessés, arrivèrent enfin à la citadelle, après s'être débattus pendant une lieue, au milieu des flots qui les pressaient.
L'insurrection durait depuis deux jours, et les forces réunies des mameloucks, des Osmanlis et des séditieux, n'avaient pu triompher de la résistance de deux cents Français. Nassif-Pacha préparait une nouvelle attaque, lorsqu'il aperçut la colonne du général Lagrange qui arrivait d'El-Hanka. Il retire aussitôt ses troupes, rassemble quatre mille chevaux, et court à sa rencontre. Le général forme ses carrés, et ouvre la fusillade. Les assaillans se dispersent; il continue son mouvement, et entre au quartier-général. Il apporta un secours aussi nécessaire qu'inattendu, et la première nouvelle de la victoire.
Le poste fut bientôt inexpugnable; la citadelle et le fort Dupuy continuèrent à tirer sur la ville, qu'ils bombardaient dès les premiers instans de la révolte.
Nous fûmes cependant obligés d'abandonner successivement les maisons que nous occupions sur la place. Les insurgés s'avançaient aussi sur notre gauche, dans le quartier cophte. Ils prenaient les positions les plus propres à intercepter nos communications et à conserver celles qu'ils avaient au-dehors. Le général Friant arriva sur ces entrefaites avec cinq bataillons. Il repoussa l'ennemi sur tous les points; mais les succès même qu'il obtint, lui firent sentir combien il était difficile de pénétrer dans l'intérieur de la ville, de quelque part qu'on se présentât. On trouva dans toutes les rues, et pour ainsi dire à chaque pas, des barricades de douze pieds en maçonnerie et à double rang de créneaux. Les appartemens et les terrasses des maisons voisines étaient occupés par les Osmanlis qui s'y défendaient avec le plus grand courage.
On mettait tout en œuvre pour entretenir l'erreur du peuple sur la défaite des Français. Ceux qui paraissaient en douter étaient livrés aux tortures ou emprisonnés. Les insurgés déployèrent une activité que la religion peut seule donner dans ce pays; ils déterrèrent des pièces de canon qui étaient enfouies depuis long-temps. Ils établirent des fabriques de poudre, parvinrent à forger des boulets avec le fer des mosquées, les marteaux et les outils des artisans. Ils formèrent des magasins de subsistances des provisions des particuliers, qui sont toujours très fortes; ceux qui portaient les armes ou qui travaillaient aux retranchemens, avaient seuls part aux distributions; les autres étaient oubliés. Le peuple ramassait nos bombes et nos boulets à dessein de nous les renvoyer; et comme ils ne se trouvaient pas du calibre de leurs pièces, ils entreprirent de fondre des mortiers, des canons, industrie extraordinaire dans ce pays, et ils y réussirent.
Le général Friant arrêta les progrès de l'ennemi, en faisant mettre le feu à la file des maisons qui ferment la place Esbekié, à la droite du quartier-général. Une partie du quartier cophte fut aussi incendié, soit par nous, soit par les insurgés.
Telle était la position du Caire lorsque Kléber s'y rendit. Nous n'avions qu'une très petite quantité de fer coulé à notre disposition; nous manquions surtout de bombes et d'obus. Toute entreprise partielle lui parut dangereuse; il se détermina à attendre le retour de nos munitions, celui des troupes du général Belliard, qui devait remonter au Caire aussitôt qu'il aurait occupé Damiette, et celui de la division Reynier, qu'il rappela; en même temps, il fit achever les retranchemens, établir une batterie et préparer des combustibles; il travailla aussi à diviser les insurgés, à les intimider, à répandre la défaite du visir. Il fit parvenir des lettres aux cheiks et aux principaux habitans du pays. Moustapha-Pacha, qu'il avait retenu, écrivit par son ordre à Nassif-Pacha et à Osman-Effendi. Les mameloucks, le peuple du Caire et les Osmanlis, dont les intérêts sont tout-à-fait opposés, ne restèrent pas long-temps unis. Nassif-Pacha, Othman-Kayaya et Ibrahim-Bey, effrayés de ces dispositions, qu'ils ne pouvaient contenir, firent des ouvertures, et la capitulation fut arrêtée.
Elle leur était avantageuse sous bien des rapports, cependant elle ne fut pas exécutée. Ceux des habitans qui avaient excité et entretenu la sédition craignirent de rester exposés à notre vengeance, qu'ils jugeaient devoir être terrible comme elle l'est toujours dans l'Orient. Ils soulevèrent de nouveau la populace, firent distribuer de l'argent, des subsistances, et ordonnèrent des prières publiques; les femmes et les enfans arrêtaient les janissaires, les mameloucks; les conjuraient de ne pas les abandonner, et leur reprochaient leur désertion. D'un autre côté, les notables de la ville parvinrent à rapprocher plusieurs chefs de mameloucks et d'Osmanlis, parmi lesquels le général Kléber avait semé la dissension; les janissaires refusèrent de livrer les portes, et les hostilités recommencèrent sur tous les points.
Les circonstances étaient difficiles; nous n'avions pu assembler les ressources dont nous disposions, et nous étions obligés de ménager la place. Il fallait la réduire, mais par des moyens qui ne compromissent ni l'armée ni la population. Le Caire nous était indispensable, sa ruine eût fait dans l'Orient une impression fâcheuse; Kléber résolut de tout tenter avant de recourir à une attaque de vive force pour le soumettre. Mourâd-Bey jouissait d'une haute estime parmi les siens: le courage, la constance, le génie de ressources qu'il avait déployés dans cette lutte inégale, avaient encore accru la réputation que lui avait faite ses anciennes victoires. Les intelligences qu'il entretenait avec les Français devaient exercer une haute influence sur l'opinion; c'était un aveu d'impuissance, de lassitude, dont l'effet moral pouvait calmer l'exaltation populaire; le général en chef s'en prévalut avec habileté: il laissa percer le secret des négociations, et fit répandre les rapports, les communications qu'il avait depuis long-temps avec Mourâd.
Surpris à Sédiman par Zayoncheck, qui lui enleva sa tente, ses bagages; poursuivi par le général Belliard, qui le poussa à toute outrance au milieu du désert, ce bey s'était décidé à traiter. Il avait obtenu une trêve, et s'était retiré à Benesëh, où il se remettait de ses fatigues, lorsque le visir l'appela dans son camp. Il connaissait la perfidie des Turcs; il délibéra long-temps s'il devait s'y rendre; une autre considération le retenait encore. Il s'était rapproché des Français, leur loyauté ne l'avait pas moins charmé que leur bravoure; il sentait que sa vie, sa puissance, couraient moins de risques avec eux qu'avec les Osmanlis: il ne voulut pas joindre les pachas sans consulter le général Kléber. Mais aucune rupture n'avait encore éclaté, celui-ci ne crut pas devoir gêner ses déterminations; il lui répondit que sous les tentes du visir comme sous les siennes, il ne voyait jusqu'à présent que des amis; qu'il pouvait, s'il le jugeait convenable, réunir ses troupes à celles que commandait Youssef.
Les hostilités ne tardèrent pas à devenir inévitables. La face des choses était changée, Kléber résolut de s'assurer des dispositions de Mourâd-Bey. Il chargea le président de l'Institut, Fourier, de faire les ouvertures; elles furent accueillies. Setty-Fatmé, qui avait passé des bras d'Aly-Bey dans ceux de Mourâd, et dont la maison était depuis trente ans le seul asile qui fût ouvert aux malheureux, se chargea de les transmettre au bey. Elle ne dissimula pas combien il était disposé à traiter; mais elle craignait qu'on eût trop attendu, que Mourâd, qui était dans la matinée à quatre lieues du Caire, ne s'en fût éloigné. Il était encore sur les bords du Nil; l'émissaire de Fatmé le joignit et ne tarda pas à rapporter sa réponse. Elle était précise: «Si les Français consentent à livrer bataille au visir, j'abandonne les Turcs pour me joindre à eux; mais tant que la rupture sera incertaine je ne puis m'engager à rien.» Kléber, charmé de sa franchise, se borna à lui demander de ne prendre aucune part à l'action. Il y consentit, rassembla ses mameloucks, au moment où l'on se disposait à en venir aux mains, et gagna la rive droite du Nil. Ibrahim le sollicita vainement de se joindre à lui pour se jeter dans le Caire; il fut sourd à ses instances, et alla s'établir à Tourah Les négociations en étaient à ce point, lorsque Nassif-Pacha et Ibrahim-Bey refusèrent d'exécuter la capitulation qu'ils avaient consentie. Osman-Bey-Bardisy fut chargé de les suivre. «Vous déclarerez aux Français, lui dit Mourâd, que je m'unis à eux, parce qu'ils m'ont mis dans l'impossibilité de continuer la guerre. Je demande à m'établir dans une partie de l'Égypte, afin que s'ils la quittent, je m'empare, avec les secours qu'ils me fourniront, d'un pays qui m'appartient et qu'eux seuls peuvent m'enlever.» C'est à cela que se réduisaient ses instructions. Kléber lui répondit avec la même franchise; il lui garantit qu'il ne serait plus inquiété par nos troupes, et qu'après les intérêts de l'armée qui lui était confiée, il n'aurait rien de plus cher que ceux des mameloucks. Ces conditions furent agréées, des conférences s'établirent au quartier-général, et furent souvent interrompues par le bruit des pièces qui tonnaient sur le Caire: enfin, le traité fut conclu. Mourâd-Bey, suivant son expression, devint sultan français, et alla prendre possession des provinces qui s'étendent des cataractes à Kenëh. Il nous expédia aussitôt des convois de subsistances, désarma les Osmanlis qui s'étaient rassemblés dans son camp, et ne cessa d'entretenir des intelligences qui préparèrent la capitulation. Peu satisfait néanmoins de la lenteur avec laquelle elles opéraient, il proposa à Kléber d'incendier la place, et lui envoya même des barques chargées de roseaux. Son intervention fut plus prompte et plus efficace sur les peuplades de la Haute-Égypte. Derwich-Pacha, qui, en vertu de la convention d'El-A'rych, était allé prendre le commandement des provinces qu'elles habitent, les avaient soulevées à la nouvelle de la rupture, et s'avançait sur le Caire à la tête d'un rassemblement nombreux. Mourâd expédia des ordres aux villages; les fellâhs furent rappelés. Le bey reçut sur ces entrefaites l'ordre de dissiper les bandes qu'avait insurgées le pacha; la chose était faite, il se borna à répondre à Kléber que ses intentions avaient été prévenues, que Derwich avait déjà perdu les deux tiers de ses gens: «Au reste, ajouta-t-il, faites-moi savoir si vous demandez sa tête ou si vous exigez seulement qu'il quitte l'Égypte.» C'était en effet tout ce que voulait le général en chef; il ne tarda pas à être satisfait, Derwich repassa en Syrie.
Les Turcs n'étaient pas plus heureux dans le Delta. Douze à quinze mille d'entre eux s'étaient jetés à Damiette, et en occupaient les forts, les arsenaux. Le général Belliard, chargé de les suivre à la tête de douze cents hommes, les joint, les culbute, leur enlève quatorze pièces de canon et les disperse. Les habitans, stupéfaits de sa victoire, accoururent au-devant de lui et implorèrent sa clémence; mais ils s'étaient portés à mille excès; ils avaient pris les armes, outragé les Français, brûlé le général en chef en effigie; il les renvoya à Kléber, qui leur imposa une contribution de 200,000 francs; correction bien légère en comparaison de celle qu'ils attendaient.
Maître de cette place importante, le général Belliard s'avança sur Menouf, calmant, pacifiant cette population farouche que le fanatisme avait soulevée. L'adjudant-général Valentin obtenait le même, résultat devant Méhallé-el-Kebiré, et marchait sur Senrenhoud, dont les habitans, plus opiniâtres, refusaient de se soumettre au vainqueur. Il somme la place de rendre les armes; on lui répond que c'est par ordre du visir qu'on les a prises, qu'on ne reconnaît d'autres firmans que ceux du grand-seigneur. Il fait ses dispositions; l'ennemi croit qu'il se retire, et fond sur lui par toutes les issues; mais tourné, accablé, rompu, il est obligé de demander grâce, et se rend à discrétion. Tantah éprouve le même sort. Nos colonnes vont, viennent, parcourent le Delta et font tout rentrer dans l'ordre. Cependant le siége du Caire se poussait avec vigueur. Reynier était arrivé avec une partie de ses troupes; on avait reçu quelques munitions, la place était resserrée de tous côtés. Le général Almeiras reçut ordre d'attaquer le quartier cophte: il s'y porta à l'entrée de la nuit, força les maisons, enfonça les barricades qui abritaient l'ennemi, pénétra fort avant, et s'établit la gauche au mur du rempart et la droite à la hauteur de nos postes sur la place Esbekié. Les Turcs revinrent à la charge; mais enfoncés, battus sur tous les points, ils se retirèrent en nous laissant quatre drapeaux dans les mains. Nos communications furent dès-lors plus promptes et plus rapides; elles s'étendaient directement d'une extrémité de la ligne à l'autre. Elles devinrent encore plus faciles par le succès qu'obtint le général Reynier. Les insurgés avaient retranché près du fort Sulkowski un santon qui nous incommodait beaucoup. Il l'enleva; et profitant de l'effroi qu'il avait jeté parmi les Turcs, il attaqua, força les maisons qu'ils défendaient, et livra aux flammes toutes celles qui n'étaient pas nécessaires à la sûreté du poste qu'il avait emporté.
À la droite, les travaux ne se poussaient pas avec moins d'activité. On voulait se mettre en mesure de faire une attaque combinée qui commencerait par les ailes et se propagerait jusqu'au centre, en avant de notre position. En conséquence, un détachement du régiment de dromadaires que soutenait une compagnie de grenadiers, se porte brusquement sur la droite de la place Esbekié, attaque la maison qu'avait occupée la direction du génie s'en empare, et s'y retranche sous une grêle de balles.
Le feu continuel que la citadelle et les forts étaient obligés de faire, pour seconder des attaques si vives et si multipliées, eut bientôt épuisé nos munitions. L'ennemi s'en aperçut, et profita de cette circonstance pour échauffer le peuple, dont l'ignorance et le fanatisme se prêtaient à toutes les séductions que les chefs imaginaient. Nous étions aux dernières extrémités, nous manquions de poudre, de subsistances; nous allions être à la merci des croyans. C'était des prédications, des chants, tout ce qui pouvait exalter la multitude. Mais nous avions reçu des munitions, le général Belliard nous avait joints; nous nous soucions peu des secours qu'ils attendaient du ciel. Ils s'imaginaient que nous n'osions attaquer Boulac, que nous étions trop faibles pour le réduire, que nous ne pourrions arriver à eux. L'idée qu'ils avaient de nos forces était de nature à prolonger la défense, Friant fut chargé de les détromper. Il cerna, investit Boulac, et le somma d'ouvrir ses portes. Malheureusement, il offrit de tout oublier, de ne rechercher personne; on le crut hors d'état de sévir, on refusa de se soumettre. Le général Belliard, qui conduisait l'attaque résolut, de faire encore une tentative. Les Orientaux n'obéissaient qu'à la force: il la déploya, ouvrit un grand feu d'artillerie et essaya une dernière sommation. Elle fut aussi vaine que les premières. Les insurgés voyant qu'on parlemente encore, reviennent de l'effroi que leur a causé ce déluge inattendu de projectiles. Ils se retranchent, se barricadent, occupent tous les créneaux qu'ils ont ouverts, et répondent par une fusillade meurtrière. Le général, outré de cette obstination, ne les ménage plus; la charge bat, les soldats s'ébranlent; les retranchemens, les redoutes, tout est emporté. En vain l'ennemi se jette dans les maisons; les flammes, la baïonnette, courent sur sa trace; il est brûlé, mis en pièces: ce n'est partout que sanglots, que désespoir. Le général accourt au milieu de cet affreux désordre; il veut sauver cette aveugle population, il lui offre la vie, l'oubli du passé; elle lui répond par des cris de fureur. Le carnage recommence alors, le sang coule à flots, et cette cité populeuse n'est bientôt qu'un monceau de cadavres et de cendres. Tout est dissipé, tout est vaincu; il n'y a plus de résistance possible; les chefs des corporations accourent auprès du général et se mettent à sa disposition. Aussitôt le carnage cesse, les hostilités s'arrêtent et l'armistice est proclamé.
Boulac était réduit, le Caire détrompé, Kléber résolut de mettre à profit l'impression qu'avait dû produire cette exécution sanglante; mais la pluie survint, nous fûmes obligés d'ajourner nos apprêts. Le temps néanmoins ne tarda pas à se remettre au sec. Les bois, les toitures, perdirent l'eau dont ils s'étaient chargés; nos moyens d'incendie avaient repris toute leur force, nous fîmes nos dispositions. Les Turcs s'étaient retranchés dans les maisons qui avoisinent la place Esbekié. Ils avaient placé de l'artillerie dans les unes, établi des postes dans les autres, et crénelé avec soin le palais Setty-Fatmé, où s'appuyait leur gauche. C'était là que s'organisaient les sorties, là que se formaient les colonnes qui venaient chaque jour assaillir le quartier-général. Ce fut aussi là qu'on résolut de commencer l'attaque. Tentée de front, elle eût été meurtrière, on recourut à l'art; on découvrit, on mina l'édifice, hommes et bâtimens tout eut bientôt disparu. Les troupes s'ébranlent aussitôt; l'action s'engage, devient générale; partout on lutte avec fureur. Culbutés à la droite par le général Donzelot, les Osmanlis sont rompus au centre par le général Belliard, qui les cerne, les replie, les pousse de rue en rue, lorsqu'une balle l'atteint et le met hors de combat: cet accident rend la poursuite moins ardente. Les insurgés se forment de nouveau et menacent de revenir à la charge. Mais le général Reynier a forcé la porte Bab-el-Charyëh, l'incendie et la mort courent sur ses pas. Toute espérance est désormais perdue. Nassif-Pacha s'éloigne; il cherche à sauver sa cavalerie, suit les détours, s'engage, pousse à travers les décombres, et se croit hors de danger, lorsqu'il trouve au débouché d'une rue, une compagnie de carabiniers qui le reçoit à bout portant. Il essaie de se faire jour, mais ses efforts sont inutiles; il n'échappe à la mort qu'en abandonnant son cheval pour se jeter dans les maisons voisines, d'où il gagne les quartiers qu'occupent encore les siens. Une partie des Turcs était couchée dans la poussière, le reste avait fui; il n'y avait plus qu'une batterie qui continuât le feu. Les carabiniers, qui marchaient contre elle lorsqu'ils s'étaient trouvés en présence du pacha, reprennent leur mouvement, escaladent les mosquées, franchissent les terrasses, arrivent à la tour où sont les pièces et les enclouent.
Les Osmanlis étaient accablés; ils n'avaient pu défendre leurs retranchemens ni leurs murailles; l'élite de leurs troupes avait succombé, la ville était en feu; ils ne s'abandonnaient plus aux vaines espérances dont ils s'étaient bercés. D'un autre côté, les cheiks, qui n'avaient cessé d'être en relation avec le général en chef, insistaient auprès des pachas sur les dangers d'une plus longue résistance. Ils leur représentaient qu'inutile au visir, cette lutte pesait au peuple, dont elle compromettait la vie et la fortune. Osman-Bey-Bardisy, que Mourâd avait dépêché à Ibrahim, joignit ses instances à celles des cheiks. Il offrit la médiation de son chef aux insurgés, et les pressa vivement de rendre la place. Ils y consentirent, mais à des conditions telles que le bey ne voulut pas les transmettre au général Kléber, et se contenta de lui adresser les deux officiers qui en étaient porteurs. Le général les reçut en présence de son état-major, écouta patiemment les propositions qu'ils étaient chargés de lui faire, et les conduisant à l'embrasure d'une croisée, il leur montra l'incendie du Caire et les ruines de Boulac. Ce fut toute sa réponse. Il prit ensuite à part l'envoyé d'Ibrahim, et lui donna connaissance du traité qu'il avait conclu avec Mourâd. Le bey fut stupéfait. On put juger à son étonnement de l'effet que cette transaction produirait dans la place dès qu'elle y serait connue.
Les deux envoyés se retirèrent, et ne tardèrent pas à reparaître avec des propositions moins incompatibles avec l'état des choses. Ils sollicitèrent une suspension d'armes; le général refusa. Ils insistèrent, et demandèrent que du moins on ne fît pas d'attaque aussi vive que l'avait été la dernière. Ils déploraient ces actions sanglantes, et prétendaient qu'à la veille de s'entendre, comme on l'était, sur l'évacuation du Caire, elles n'avaient plus d'objet. Kléber examina, modifia le projet de capitulation qu'ils lui présentaient, et leur permit de visiter ceux de leurs compatriotes que le général Belliard avait faits prisonniers à Damiette. Ils apprirent de leur bouche les défaites qu'ils avaient essuyées, le désastre du visir, et la reprise de toutes les places de la Basse-Égypte. Cette entrevue les rendit plus humbles; ils allèrent porter au Caire la consternation dont ils étaient frappés. On résolut de l'augmenter encore; on marcha aux retranchemens dès que la nuit fut close; on les força, on culbuta ceux qui les défendaient, on ne s'arrêta que lorsque tout fut débusqué. L'attaque ne tarda pas à se rallumer; mais le jour commençait à poindre, Osman-Aga accourut avec la capitulation revêtue de la signature de Nassif-Pacha. Les hostilités cessèrent, les otages furent échangés, et nos postes établis sur le canal, depuis la Prise d'eau, jusqu'à la porte Bal-el-Charyëh.
Les Turcs se mirent aussitôt en mesure d'évacuer la place, et se retirèrent enfin emmenant avec eux les principaux chefs de l'insurrection. Trois à quatre mille habitans les suivirent aussi, et se dispersèrent dans les villages pour se soustraire à la vengeance des Français, dont ils se faisaient une idée monstrueuse.
Le général avait cependant promis de n'en exercer aucune; il avait même garanti paix et protection à tous ceux qui retourneraient tranquillement à leurs travaux. Il se réservait une satisfaction mieux entendue; c'était d'imposer le commerce, de faire contribuer les riches, et d'en tirer les moyens de faire face aux besoins de l'armée.
Le général Reynier, chargé d'escorter les Turcs jusqu'à Salêhiëh, retira ses troupes de la porte des Victoires, afin d'éviter de leur donner ombrage. Il ne prit avec lui qu'un régiment de cavalerie, se rendit à la Koubbé, où l'attendaient les Osmanlis; il se mit en route avec cette escorte, suivi à une assez longue distance par toute sa division. L'ennemi ne cacha pas la frayeur que lui causait ce redoutable voisinage; mais il éprouva bientôt que nos soldats ne sont pas moins généreux après la victoire, que terribles au milieu du feu, et cessa de s'abandonner aux alarmes qu'ils lui causaient. Nassif-Pacha surtout ne revenait pas de l'ordre, des égards qui présidaient à la marche. Ibrahim-Bey n'était pas moins étonné; ils ne pouvaient concevoir cette subordination qui fait la force des armées européennes, et témoignaient à l'envi l'admiration, la reconnaissance qu'elle leur inspirait.
Ibrahim, fatigué des revers d'une guerre qui ne lui offrait ni espérances ni compensations, s'était laissé ébranler par l'exemple de Mourâd; il avait témoigné au général Kléber le désir d'obtenir les conditions qu'avait acceptées son rival, et devait se séparer des Turcs dès qu'il aurait atteint la lisière du désert. Il était muni d'un passe-port du général en chef, qui l'autorisait à gagner la Haute-Égypte. Mais, soit crainte, soit répugnance, il ne se sépara pas de Nassif-Pacha, comme il s'était engagé à le faire, dès qu'il serait parvenu à Belbéis ou à Salêhiëh, et repassa en Syrie.
Pendant que nous étions aux prises avec les Turcs, les Anglais avaient débarqué à Souez, où ils s'étaient établis avec des troupes, de l'artillerie. Informé de cette occupation par Mourâd, Kléber résolut de jeter les insulaires à la mer, et fit marcher contre eux, dès qu'il eut emporté Boulac. Le chef de brigade Lambert et l'adjudant-général Mac-Sheedy allèrent les chercher à la tête d'un détachement de la 21e légère, d'une compagnie de grenadiers de la 32e de ligne, de cent dromadaires, d'un détachement de dragons, de quelques sapeurs, et de trois pièces d'artillerie légère.
Mac-Sheedy, qui avait déjà commandé Souez, avait ordre de reprendre le commandement de la place, et Lambert de ramener les troupes qui ne seraient pas nécessaires pour la conserver. Cette colonne cheminait à travers les sables, et était près d'atteindre le fort d'Adgeroud, lorsqu'elle rencontra Osman-Bey-Hassan avec plusieurs kiachefs, des mameloucks et des Arabes, au nombre d'environ deux cents. Le bey venait de Ghazah; il avait passé par Souez pour s'entendre avec les Anglais, et les engager à l'accompagner au Caire, où il allait rejoindre Ibrahim-Bey, pour l'aider, disait-il, à exterminer les Français qui souillaient encore cette capitale. La fusillade s'engagea; mais la nuit était épaisse; les mameloucks perdirent quinze à vingt hommes, et échappèrent à la faveur des ténèbres qui ne permettaient pas de les poursuivre. Nous continuâmes; nous espérions joindre les Anglais qui occupaient Souez avec cinq cents nationaux, et sept à huit cents Mekkins; mais Smith avait déjà donné l'éveil à l'officier qui les commandait. L'artillerie avait été embarquée, les troupes européennes étaient à bord et n'avaient laissé sur le rivage que des postes insignifians. Tel était l'état des choses, lorsque quatre mameloucks, échappés à la rencontre d'Adgeroud, vinrent annoncer que nous approchions. Toujours prodigue de déceptions, l'Anglais blâme la frayeur qui les emporte; il proteste que l'armée française est détruite, que le détachement est un ramassis de fuyards qu'il livre au glaive des Mekkins, et regagne son vaisseau.
Cependant, la colonne arrive devant Souez. Les dromadaires se portent sur la montagne de Kalyoumëh, les grenadiers de la 32e tournent la place, interceptent la mer, et empêchent les bâtimens marchands de sortir du port. Ces dispositions faites, on marche à l'ennemi; on l'attaque, on l'enfonce, on entre pêle-mêle avec lui dans la ville, on s'empare de tous les forts. Cette journée mit le complément aux succès qui nous assuraient de nouveau la possession de l'Égypte.
Les Anglais essayèrent d'empêcher les bâtimens de commerce de rentrer dans le port, d'où le combat les avait éloignés. Ils en incendièrent même un qui avait échoué hors de portée de canon et en détruisirent huit autres qui cherchaient à regagner la place. Cette conduite atroce envers des hommes qui, la veille, se battaient pour eux, nous rallia les habitans. Tout étonnés de la bienveillance que nous leur témoignions, ils ne savaient ce qu'ils devaient admirer le plus, de la générosité de leurs vainqueurs, ou de la perfidie de leurs alliés.
L'expédition terminée, le chef de brigade Lambert ramena une partie des troupes au Caire, que les Osmanlis venaient d'évacuer. Les palissades, les fortifications dont ils l'avaient coupée, furent aussitôt détruites, et l'armée se réunit dans la plaine de la Koubbé. Elle reçut les éloges de Kléber, exécuta diverses manœuvres, qui firent l'admiration des beys Osman-El-Bardisy et Othman-El-Achâr; elle défila ensuite, et fit une entrée triomphante, au bruit répété des décharges de l'artillerie des régimens et des forts, qui célébraient à l'envi les succès que nous avions obtenus. La population ne resta pas étrangère au spectacle qui était étalé sous ses yeux; elle s'était répandue dans la plaine, elle couvrait les terrasses, les avenues, et suivait avec émotion les ploiemens et les déploiemens qui lui avaient été si funestes.
L'Égypte était pacifiée, les pachas avaient repassé le désert; Kléber put se livrer tout entier à sa solitude administrative. Le Caire et Boulac attendaient avec anxiété les châtimens qu'il réservait à leur révolte. Cette disposition se prêtait aux mesures qu'il méditait; il frappa le commerce, fit contribuer les riches, et imposa ces deux places à 12 millions. Elles s'attendaient à beaucoup plus; elles acquittèrent avec joie une contribution que, dans leurs mœurs orientales, elles regardaient comme une vengeance bien légère pour le mal qu'elles nous avaient fait. Elle suffit néanmoins pour solder l'arriéré, aligner la solde, et mettre le général à même d'attendre la saison du recouvrement; mais ce n'était pas assez d'être au pair; il fallait s'assurer, se créer des ressources, se faire un fonds de réserve, élever, en un mot, la recette au-dessus de la dépense. Ce fut là que tendirent les efforts de Kléber. Il prit connaissance de toutes les sources du revenu public; il s'adressa à tous ceux qui en avaient fait une étude spéciale, demanda, recueillit partout des lumières, et acquit bientôt la preuve qu'une partie des contributions nous échappait. Il mit fin à cet abus, fit rentrer dans les caisses de la colonie tout ce que la perception en détournait, et se trouva bientôt dans la situation la plus prospère. Il pourvut alors à ce qu'exigeait la défense du pays qu'il occupait; il répara, étendit les fortifications qui existaient déjà, et en éleva de nouvelles dans les lieux où le besoin s'en était fait sentir: les places, comme la capitale, les côtes, comme le désert, se couvrirent également d'ouvrages. Les chances de l'agression extérieure étaient diminuées, et celles de l'attaque intérieure n'existaient plus. Nous avions formé, avec le seul parti qui pût la tenter, une alliance d'autant plus durable, qu'elle était utile à l'un et nécessaire à l'autre; elle était nécessaire aux mameloucks, parce qu'elle seule pouvait leur assurer une existence tranquille, et les faire jouir d'un repos dont deux ans de guerre continue leur avaient révélé tout le prix; elle nous était utile par l'effet moral qu'elle produisait sur les indigènes. Nous avions battu le visir; Mourâd s'honorait du titre de sultan français. Le peuple, qui voyait notre prise de possession sanctionnée par la victoire et par celui qui l'avait si long-temps combattue, la jugeait irrévocable, et s'accoutumait à regarder l'Égypte comme nous étant bien acquise. Ces dispositions avaient encore un autre avantage; elles nous donnaient le moyen de faire des recrues parmi les naturels, de réparer les pertes que nous éprouvions. Déjà la légion grecque, qui, au départ de Bonaparte, était encore peu nombreuse, comptait deux mille hommes dans ses rangs. Elle avait ses grenadiers, ses canonniers, son artillerie de campagne, et avait fait preuve de bravoure pendant le siége du Caire. Une nouvelle compagnie de Syriens s'était formée; on avait aussi organisé des mameloucks de la même nation, et appelé les Cophtes sous les drapeaux. Tous les corps s'organisaient, se disciplinaient, et promettaient de rivaliser avec les demi-brigades, dont ils admiraient la bravoure. L'armée, la colonie, tout prenait une face nouvelle, lorsque Kléber tomba sous les coups d'un assassin.
FIN DES MÉMOIRES DU MARÉCHAL BERTHIER
SUR LA CAMPAGNE D'ÉGYPTE.